Emergence Des Risques

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AVIS DEXPERTS

LMERGENCE DES RISQUES (au travail)Sous la direction de Jean-Marie Mur

Avec la complicit de collgues de lINRS J.C. Andr, M. Berthet, F. Grardin, N. Guillemy, M. Hry, M. Mongalvy, N. Massin et lassistance de C. Cericola Avec la participation de C. Amoudru, D. Atlan, J. Bellaguet, M. Goldberg, F. Gurin, S. Gurin, M.A. Hermitte, P. Papon, P.A. Rosental

17, avenue du Hoggar Parc dActivits de Courtabuf, BP 112 91944 Les Ulis Cedex A, France

Conception de la couverture : ric Sault Mise en page : Arts Graphiques Drouais (28100 Dreux)

Imprim en France

ISBN : 978-2-7598-0073-5

Tous droits de traduction, dadaptation et de reproduction par tous procds, rservs pour tous pays. La loi du 11 mars 1957 nautorisant, aux termes des alinas 2 et 3 de larticle 41, dune part, que les copies ou reproductions strictement rserves lusage priv du copiste et non destines une utilisation collective , et dautre part, que les analyses et les courtes citations dans un but dexemple et dillustration, toute reprsentation intgrale, ou partielle, faite sans le consentement de lauteur ou de ses ayants droit ou ayants cause est illicite (alina 1er de larticle 40). Cette reprsentation ou reproduction, par quelque procd que ce soit, constituerait donc une contrefaon sanctionne par les articles 425 et suivants du code pnal.

EDP Sciences 2008

Prambule

Dans la post-modernit qui nous gouverne, la socit au travail explore de nouveaux paradigmes en modiant les normes, en particulier sociales. En accord avec Beck (2001), nous passons dune socit industrielle pour laquelle lobjectif central tait une certaine forme de rpartition des richesses une autre forme de rpartition htrogne galement, celle des risques, qui deviennent des lments constitutifs de la socit actuelle. Ce changement important pour le corps social au travail na pas t totalement peru et matris, ce qui entrane des rednitions des dynamiques sociales et politiques, sappuyant sur lvolution et la rpartition nouvelles des risques, souvent diffus, au travail. Sur ces bases, les effets se caractrisent par de nouveaux risques de plus en plus multifactoriels traduisant la complexit des situations qui, titre dexemples, peuvent tre caractrises par le dveloppement sans prcdent dobservatoires des risques soit locaux, soit europens, soit thmatiques et par lintrusion dans le vocabulaire commun du concept du risque mergent servant souvent occulter de relles difcults pour parvenir une prvention effective dans le cadre du travail. De plus, sappuyant sur son origine fonde pour lessentiel sur la prvention des accidents du travail, la recherche en sant et scurit au travail a, depuis longtemps, investi avec succs la monodisciplinarit ou la recherche de relations causes-effets, ce qui pendant longtemps et cela reste encore vrai a fait faire dimmenses progrs en termes de prvention des risques professionnels.

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Cest bien partir de modes de pense et dactions reposant sur cette culture que nombre dapproches sur les risques mergents sont menes. De fait, dans le domaine des risques, nos savoir-faire peuvent facilement dpasser les savoirs de lHomme, perturbs et/ou non perus par la dynamique des changements. Cela signie quil y a sans doute besoin de recontextualiser lactivit scientique, dans le champ dune socit la fois mieux et plus mal informe, soucieuse dun futur incertain, marque par des questions de risques au travail, voire requestionnant la notion mme de travail. Ces rexions correspondent de fait une analyse experte immense et complexe qui est encore trs largement mener, si possible dans un cadre de srnit permettant dviter un fonctionnement risque sous pression temporelle forte, voire dans des situations de crises, susceptibles de conduire des pertes de conance de la part du monde du travail impliqu dans des expositions des risques considrs comme inacceptables et nayant pas t sufsamment anticips. Pour tenter de rduire la complexit de systmes nouveaux, J.L. Mari, Directeur gnral de lINRS, a propos notre conseil dadministration dexaminer un lment signicatif du dossier, celui de lmergence des risques (au travail) pour tenter de trouver des lments de rexion les plus robustes possibles pour viter autant que faire se peut des crises. Il est clair que, malgr la haute qualit des experts retenus, le sujet ne peut tre, dans cet ouvrage, couvert totalement. Cela signie, comme dailleurs notre conseil lavait souhait au moment o nous avons dmarr cette collection avis dexperts , que chaque expert donne son point de vue mais nengage pas lINRS. Nanmoins, certains aspects des propositions pourront tre exploits en vue dune rexion prospective permettant une nouvelle approche de prvention dans un monde dynamique exponentielle de changement. En tout tat de cause, merci aux diffrents contributeurs davoir tent de nous faire rchir. J.-C. Andr Directeur scientique de lINRS

BibliographieBeck U. (2001). La socit du risque : sur la voie dune autre modernit. Aubier d., Paris.

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Table des matires

Prambule Les auteurs Introduction : Newton et lexpansion de lunivers des risques (J.C. Andr) Chapitre 1. La notion de risques professionnels Le systme actuel et exemples 1. La tragdie de lamiante a-t-elle modi le rgime de reconnaissance des maladies professionnelles ? Fondements historiques des perspectives dvolution contemporaines (P.A. Rosental) 1.1. Pertinence et ncessit dune mise en perspective historique 1.2. La difcile reconnaissance des maladies professionnelles : rcurrences et structures 1.2.1. Dynamiques de la lutte pour la reconnaissance : une saisie dhistoire longue 1.2.2. La difcile publicisation des maladies professionnelles 1.3. Les faiblesses du systme franais de reconnaissance des maladies professionnelles en perspective historique compare Conclusion Bibliographie 2. Exemples

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2.1. Pneumoconioses. Lexemple des Houillres du Nord-Pas-de Calais (1944-1990) (C. Amoudru) 2.1.1. Le dossier 2.1.2. Un autre regard 2.1.3. pilogue 2.2. Des recettes pour empcher un risque dmerger : le cas de lamiante (M. Hry) Introduction 2.2.1. La mort de Nellie Kershaw et ses consquences 2.2.2. Une rglementation et son application 2.2.3. Un petit dtour par la silicose avant den venir lasbestose 2.2.4. De la silicose lamiantose (asbestose) 2.2.5. La grve des mineurs 2.2.6. La question du cancer 2.2.7. Un retour dans lhexagone 2.2.8. Et si les lanceurs dalerte les plus efcaces avaient t, en dnitive, les compagnies dassurance ? Conclusion : les suites de lamiante : lespoir ? Bibliographie 2.3. Attention ! Lmergence dun risque peut en cacher une autre : le cas des chloramines dans les piscines et dans lindustrie agro-alimentaire (M. Hry, F. Grardin, N. Massin) 2.3.1. Du concept lexemple 2.3.2. Quelques signalements convergents qui conduisent la dcision de lancer une tude propose de troubles irritatifs ressentis dans les atmosphres de piscines 2.3.3. Quelques indications limites sur la chimie du chlore dans les eaux de baignade 2.3.4. La ncessit dentreprendre des tudes spciques pour mieux comprendre et mieux objectiver les plaintes enregistres 2.3.5. De lmergence des risques la mise en place de solutions techniques 2.3.6. Le nec plus ultra : faire merger des risques en srie 2.3.7. Des risques au travail mdiatiss de faon peu habituelle 2.3.8. Faut-il interdire les piscines aux jeunes enfants ? 2.3.9. Plus fort que le lanceur dalerte : le traqueur en srie de risques mergents 2.3.10. La dsinfection des matriels et des surfaces dans lindustrie agro-alimentaire Conclusion6

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Bibliographie 2.4. Les AT dans le BTP : un compromis collectif socialement invisible (J. Bellaguet) 2.4.1. Dun manque vers une prise de conscience 2.4.2. Les causes dinscurit 2.4.3. Pistes de rexion Conclusion Chapitre 2. Risques professionnels : vers des limites du modle 1. Des risques mergents lmergence des risques (J.C. Andr) 1.1. Le cadre traditionnel 1.2. Le cadre dvolution 1.3. Et les risques mergents ? 1.3.1. Les tendances lourdes 1.3.2. Et les risques mergents ? 1.4. Des risques mergents lmergence des risques 1.5. La place du scientique dans lmergence des risques 1.5.1. Alerte, conformit scientique 1.5.2. Invisibilits 1.6. Et pour que a merge ? Une conclusion provisoire Bibliographie 2. Quand tout semble aller de plus en plus mal (F. Gurin) Introduction 2.1. La monte de linscurit de lemploi et du travail 2.2. De linscurit la exicurit 2.3. Le travail, une valeur forte, mais un sentiment dinsatisfaction 2.4. Un contexte qui contribue changer fondamentalement le fonctionnement des entreprises ainsi que le travail, et le point de vue des travailleurs 2.5. Des volutions contradictoires, et le sentiment dune plus grande pnibilit du travail 2.6. Une intensication croissante 2.7. Le travail change, mais la population aussi 2.8. Matriser le changement pour amliorer la situation des travailleurs et la performance des organisations Conclusion : lmergence de nouveaux risques de nature organisationnelle implique un renouvellement de lapproche de la prvention Bibliographie

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3. Innovation, volution technologique : quelles ruptures lhorizon 2030 ? (P. Papon) Introduction 3.1. Science et innovation technologique 3.2. Possibilits et limites de la prospective de la science et de la technologie 3.3. Rtrospective de la prospective : les leons de lhistoire 3.4. Les grands paradigmes du dbut du XXIe sicle 3.5. Des ruptures sont-elles possibles avec de nouveaux paradigmes ? 3.6. Des perces la frontire de la science et de la technologie ? Quels risques ? Conclusion : ruptures scientiques et technologies et socit Bibliographie Chapitre 3. Lmergence des risques : de nouvelles attentes sociales ? 1. Les entreprises socialement responsables, un paysage complexe (D. Atlan) En guise dintroduction : un peu dhistoire 1.1. Milton Friedmann et la responsabilit sociale de lentreprise 1.2. Deux priodes de dveloppement de la RSE 1.3. Un enchevtrement doutils, dacteurs et dactions 1.4. Comment se reprer dans ce paysage ? 1.5. Des ralits relatives 1.6. Une leon tire de laventure Enron 1.7. Les entreprises, les investisseurs, les analystes nanciers 1.8. Les agences de notation 1.9. Une tude plus cible Conclusion Bibliographie 2. Lintervention de nouveaux acteurs 2.1. Experts et militants : les nouveaux acteurs de la sant au travail (M. Goldberg) Avant propos : les limites de ce chapitre et de son auteur 2.1.1. Les nouveaux acteurs 2.1.2. Les collectifs 2.1.3. Les agences de ltat 2.1.4. Les nouveaux acteurs ont-ils contribu modier le paysage de la sant au travail ? 2.1.5. Les relations entre nouveaux acteurs et acteurs traditionnels 2.1.6. Relations du DST avec ltat

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Table des matires

2.1.7. Relations du DST avec les partenaires sociaux 2.1.8. Relations avec les collectifs Conclusion : la sant au travail, un systme en devenir 2. Lintervention de nouveaux acteurs 2.2. Aspects juridiques de la protection du lanceur dalerte (M.A. Hermitte) Introduction 2.2.1. Le contexte politique et juridique de lapparition du lanceur dalerte Prcaution, vigilances, alertes Une mance gnralise lgard des informations ofcielles Alertes et renouvellement des modes de fonctionnement de la dmocratie 2.2.2. La reventication dun statut juridique pour le lanceur dalerte Les difcults du droit franais Lapport du droit compar Conclusion Bibliographie 2.3. Le rle des mdias (S. Gurin) Introduction 2.3.1. Effets des mdias 2.3.2. Rles des mdias dans lmergence des risques Conclusion Bibliographie Chapitre 4. Conclusion : Peut-on proposer une mthodologie applicable lmergence des risques au travail ? (J.C. Andr) Introduction 1. Les acteurs en prsence 1.1. Lentreprise 1.2. Le salari 1.3. La validation des effets 1.4. Ltat 2. La dynamique des liens entre acteurs 2.1. Les crises leurs natures 2.2. Pour que les risques avrs mergent 3. Mise lpreuve des faits : lamiante 3.1. Perte de conance 3.2. Connaissance du problme 3.3. Analyse cot / bnce

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3.4. Fonctionnement en silo 3.5. Tendances conservatrices 3.6. Intrt linaction 3.7. Le socialement correct Conclusion : que faire ? Bibliographie

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Les auteurs

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n Paul-Andr Rosental Directeur dtudes lEHESS et chercheur associ lINED. Il a cr et dirige lquipe Esopp, consacre lhistoire des populations, des politiques sociales et de la sant (http://esopp.ehess.fr/). Co-auteur dun Repres sur La Sant au travail (18802006), La Dcouverte, 2006, il dirige actuellement un programme de recherche sur lhistoire transnationale de la silicose. n Claude Amoudru Docteur en mdecine, il a accompli lessentiel de sa carrire en milieu minier, dabord partir de 1946 dans des fonctions diverses dans le bassin du Nord et du Pas-de-Calais (NPdC), puis de 1970 1986 comme mdecin chef Charbonnages de France (Paris). Il a connu de prs les conditions de travail des lendemains de la guerre, a t le tmoin de lhistoire sociale des charbonnages et a acquis une connaissance personnelle directe des diffrents aspects du drame de la pneumoconiose du houilleur. Il est membre du Conseil suprieur de la prvention des risques professionnels. Son rapport document est centr essentiellement sur le NPdC, bassin le plus touch, les donnes objectives pidmiologiques et techniques, comme le contexte sociopolitique ayant t souvent sensiblement diffrents dans les autres bassins.

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n Michel Hry Ingnieur chimiste lINRS, il est charg de mission la direction scientique de lInstitut. Il a travaill pour lessentiel sur les valuations dexposition aux polluants chimiques aux postes de travail, dans des secteurs extrmement varis (industrie agroalimentaire, industries de process, etc.), et sur des thmatiques lies la prvention des risques professionnels (sous-traitance, risque amiante, efcacit sur le terrain des appareils de protection respiratoire, cancer professionnel, etc.) n Jacky Bellaguet Ancien directeur qualit scurit environnement et formation de lentreprise Vinci construction France (Groupe Vinci), Prsident dhonneur de lASEBTP, administrateur de lINRS, de lAPST-BTP (service de sant au travail), membre du CTN-B, Prsident du collge employeur de la CRAMIF. Aprs des tudes modestes dans leur dure, son savoir sest forg sur le terrain au contact des compagnons et sest enrichi par lchange avec les scientiques soucieux de faire progresser les conditions de travail dans le monde du BTP. Sans vouloir tre un donneur de leons de plus, il est prt partager avec ceux qui le souhaitent, pour les aider modestement mais srement grandir dans le domaine de la prvention o les rsultats demeurent difciles obtenir et restent fragiles quand enn nous les avons obtenus n Jean-Claude Andr Directeur de recherches au CNRS, il est en dtachement lINRS o il agit comme Directeur scientique. n Franois Gurin Actuellement consultant chez ITG Consultants. Aprs avoir t enseignant chercheur en ergonomie au Conservatoire national des arts et mtiers, il a t responsable du dpartement Conception des systmes de travail puis Directeur gnral adjoint de lAgence nationale pour lamlioration des conditions de travail. Il a accompagn des projets de conception dusines et des processus de changement concert du travail dans les transports, lagro-alimentaire, la plasturgie, llectromnager, limprimerie. Ces actions ont t ralises dans la double perspective de dveloppement des comptences et de maintien dans lemploi des salaris quels que soient lge et le genre, et de lefcacit des organisations. Il est co-auteur de Comprendre le travail pour le transformer aux ditions de lANACT. n Pierre Papon Physicien et spcialiste de la thermodynamique des matriaux, professeur mrite lcole suprieure de physique et chimie industrielles de Paris (ESPCI). Il prside

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Les auteurs

depuis 2007 le Forum Engelberg qui runit en Suisse et dans dautres pays, depuis 1990, des confrences sur les questions de science, de technologie, dconomie et dthique. Il a t Directeur gnral du CNRS, Prsident directeur gnral de lInstitut franais de recherche pour lexploitation de la mer (IFREMER), Prsident de lObservatoire des sciences et des techniques. n Daniel Atlan Manager ressources humaines de Arcelor-Mittal, physicien du solide de formation, a enseign les mathmatiques et les sciences. n Marcel Goldberg Docteur en mdecine et docteur en biologie humaine. Professeur dpidmiologie la Facult de mdecine Paris le de France Ouest, il a dirig lUnit 88 de lINSERM de 1985 2004 o il continue dexercer ses activits de recherche ; il est galement conseiller scientique du Dpartement sant travail de lInstitut de veille sanitaire. n Marie-Angle Hermitte Directeur de recherche au CNRS. Directeur dtudes lEHESS. n Serge Gurin Professeur en sciences de la communication Lyon II, Cofondateur de la revue Mdias, il intervient galement comme conseiller en communication et en ressources humaines.

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IntroductionJ.-C. Andr

Newton et lexpansion de lUnivers des risquesLa mthode rationnelle a model le monde scientique et technique, a fait faire des progrs innombrables traduits par une esprance de vie impensable il y a un sicle, des biens matriels non anticipables il y a vingt ans. Mais en mme temps, pour diffrentes raisons, ce succs se trouve compromis. Est-ce comme lcrit Forti (1996) le fruit de larrogante intelligence newtonienne ? . De fait, il y a toujours promotion vis--vis de la socit de la ncessit du progrs issu de la science, celui-ci devenant invitable, sans quon sache avec prcision quels sont les aspects bnques ou menaants des innovations qui, jour aprs jour, modient notre environnement. Or, on devrait savoir depuis le mythe platonicien de la caverne que nous sommes esclaves des apparences, que nous navons accs qu un ple reet de la ralit (Tristani-Potteaux, 1997). Tant que la conance et lattractivit du nouveau se maintiennent, il y a sans doute possibilit de grer des risques dans un cadre acceptable Cependant, depuis plusieurs annes, des crises sont venues transformer le contexte, quil sagisse des risques sanitaires effectifs : vache folle, amiante, sang contamin, ou dinquitudes (fondes ou non) : tlphones portables, nanotechnologies Dans ce cadre, les individus ne disposent pas toujours de linformation, et quand elle existe, au moins en partie, elle est analyse en fonction des sentiments de menaces et/ou dimpuissance qui en dcoulent. Ce sentiment engendre celui de la peur et transforme

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Introduction

linformation neutre sur tel ou tel vnement en vnement extraordinaire (Orfali, 2005). Daucuns iront sans doute jusqu penser quon souhaite cacher des choses, le procs dintention nest pas loin De plus, le monde bouge de plus en plus vite et le nombre de chercheurs investis dans des travaux relis aux risques, en particulier au travail, naugmente pas au mme rythme. Comment alors satisfaire le besoin de connaissances valides dans ce cadre ? Comment disposer de nancements pour des tudes visant des intrts collectifs susceptibles de freiner voire de menacer ceux qui sont lorigine des processus dinnovation (Pestre, 2003) ? Comment, dans un systme scientique gouvern par Auguste Comte, engag dans lexcellence mono-disciplinaire, favoriser lhybridation disciplinaire (UE, 2000) ? Comment faire pour que les chercheurs considrent plus les travailleurs comme des ns et non comme des moyens (Worthy, 1959) ? Comment disposer dune expertise non conictuelle entre scientiques dans lanalyse des risques (Barke et Jenkins-Smith, 1993) ? Ces nombreuses interrogations, prsentes en vrac , de manire non exhaustive, posent la question de la place de la science dans lapport dune information claire et raisonne dans un monde vou une dynamique sans n (du moins, pour linstant). Or, si une augmentation des travaux de recherche peut tre lorigine dune ventuelle dcroissance de la conscience dun risque peru, comment faire pour que le monde du travail puisse tre inform (Frewer et al., 1996) ? Quels seront les traducteurs crdibles qui sauront combiner laugmentation de la pression temporelle, de la complexit des systmes de production pour lever les barrires dincomprhension du corps social au travail ? Qui sauront sparer risques pris volontairement des risques subis ? ou de leurs interdpendances ? Par ailleurs, pour diffrentes raisons : passage de la production la Socit de la connaissance , automatisation, rglementation de plus en plus contraignante, procds plus propres les effets nfastes du travail apparaissent, en moyenne, avec des carts levs entre la priode dexposition une nuisance et leffet sur la sant. Estil possible facilement danticiper sur des risques potentiels alors que la connaissance scientique est lacunaire, voire absente ? Il [nous] faut donc accepter que la science ne soit plus lorigine dune connaissance incontestable (Merz et Maasen, 2006). Que doit-on faire ? Dans ce dcor fragile, les mdias jouent un rle ambigu, ne serait-ce que par lamplication cre autour doprations jouant sur la sensibilit des lecteurs, par des effets de mode (rels ou supposs). De fait, ils manipulent indirectement le public et donc le monde du travail en faisant croire que le monde des affaires est uniquement peupl descrocs (Laudier, 2006).

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Ce cadre de conance dcroissante dans la socit au travail est reli selon Setbon (2006) la place grandissante, non taye scientiquement, de la perception du risque, de son acceptabilit. Linquitude associe, reposant sur une valuation subjective ne peut tre facilement calme par des connaissances insufsantes, par une expertise mene sur des bases incompltes et dans lurgence (Duval, 1990). Cette acceptabilit est sans doute lie au contexte social, ce qui tait acceptable hier ne lest plus aujourdhui parce que lexigence dune vie au travail saine est taye par la qute permanente des prventeurs, par les contraintes rglementaires, etc. Elle lest aussi par les changements technologiques et sociaux qui, sans que cela soit leur but, dtruisent systmatiquement les repres, les normes Il en dcoule que la complexit des individus et des rapports sociaux ne peut se satisfaire dexplications simples et de conclusions dnitives ou aises (Heiderich, 2003). En effet, toute connaissance nouvelle induit des ruptures avec la tradition, elle est en ce sens perturbante, et peut faire que limaginaire de masse peut transformer un fait divers en vnement (Nora, 2005). Celui-ci peut prendre des dimensions de crise quand la communication des diffrentes parties prenantes est inadapte (Pajot, 2005). De fait, dans ce dcor o tout bouge, o la complexit gagne, o le court terme est privilgi, de nombreux Instituts et/ou Agences se proccupent de risques mergents, en particulier au travail. lexprience, pour des raisons doprationnalisation, on fait appel aux scientiques dun domaine pour quils saccordent sur des axes mergents dans leur spcialit. Cest sans doute efcace pour produire des rapports justiant une recherche perptue dans sa discipline mais, dans la complexit du contexte, il est difcile de cibler srieusement des risques mergents effectifs. Se pose alors la place du lanceur dalerte qui doit attirer lattention sans panique (!) (Chateauraynaud et Thorny, 1999). Homme-miracle pour les uns, idologue militant pour dautres, sappuyant sur une connaissance fragile et impliquant des intrts parfois divergents, on imagine bien que, dans un cadre consensuel, son rle soit la fois dlicat et difcilement crdible. Tous les acteurs des risques au travail sont maintenant en place, les pouvoirs (les parties prenantes), les chercheurs, les experts, les salaris, les citoyens Dans ce dcor mobile, il a paru important dvoquer la dynamique des liens entre ces diffrents partenaires pour tenter danalyser comment les risques mergent. Dans les diffrents chapitres, crits sous la responsabilit de chaque auteur, seront voqus des aspects rtrospectifs, des analyses des situations actuelles, des propositions pour demain. La volont de Jean-Marie Mur, responsable de cet avis dexperts, que tous les auteurs, experts dans leur domaine, donnent leur avis, est de signier que les propos mis, faisant lobjet du prsent ouvrage, nont pour mission que de favoriser la rexion du lecteur. Dans ce domaine, rien nest encore stabilis si ce nest, de

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Introduction

manire gnrale, la ncessit de renforcer la dynamique des liens entre tous les acteurs concerns. Pour tenter de clore cette introduction, il me faut revenir Newton ! Cest grce ses travaux scientiques que lingnieur a pu faire progresser les savoirs techniques. Loptimisation des paramtres principaux dun systme a permis le progrs. Cependant, comme le signale Wagensberg (1985), toute connaissance est le rsultat de la combinaison de : la connaissance scientique, fonde sur un impratif, le respect, au plus haut degr possible, de trois principes, difciles respecter : objectivit, intelligibilit, dialectique exprimentale ; la connaissance artistique, fonde sur un principe unique et droutant : certaines complexits innies et pas forcment intelligibles sont transmises par le biais dune reprsentation nie ; la connaissance rvle, fonde sur deux principes efcaces : il existe un tre possdant la connaissance de toute ralit [] ; cest la religion, linspiration passagre, la superstition . Si lon ne veut pas que la superstition gagne, il nous faut rchir lexploration dun nouveau paradigme pour la science, illustrant une post-modernit des sciences de la rduction. O seront Newton (et ses successeurs) dans ce monde qui doit tre orient vers un progrs pour lHomme ? Si nos terreurs, ordinaires aujourdhui, tiennent moins du risque, dont lide suppose une matrise insufsante, qu cette non-nalit des nouveaux artefacts, nous pouvons relativiser ces angoisses lide que les cultures passes ne matrisaient pas mieux les pseudo-nalits des anciens. Change la taille, non limprvu (Serres, 2004).

BibliographieBarke R.P., Jenkins-Smith H.C. (1993). Politics and Scientic expertise : scientists, risk perception and nuclear waste policy. Risk Analysis, 13, 425-439. Chateauraynaud F., Thorny D. (1999). Les sombres prcurseurs. ditions de lEHESS, Paris. Duval R. (1990). Temps et vigilance. Vrin Ed., Paris. Forti A. (1996). La mort de Newton 13 20 in La mort de Newton Maisonneuve et Larose d., Paris. Frewer L.J., Howard C., Hedderley D., Shepherd G. (1996). What determines trust in information about food-related risks ? Underlying psychosocial constrainsts. Risk Analysis, 10, 473-486.

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Heiderich D. (2003). La tyrannie du statu quo. www.communication-sensible.com 3, 10-11. Laudier H. (2006). Divorce la franaise : comment les Franais jugent les entreprises. Dunod Ed., Paris. Merz M., Maasen S. (1996). TA goes STS : lvaluation des choix technologiques change dorientation. in Le Resche J.P., Benninghoff M., Crettaz Von Roten F., Merz M. Ed., La fabrique des Sciences, Presses Polytechniques et Universitaires de Lausanne, Suisse, 219236. Nora P. (2005) cit par Orfali B. Orfali B. (2005). La Socit face aux vnements extraordinaires. Zagros Ed., Paris. Pajot A. (2005). Comment ne pas communiquer en situation sensible ?. Le magazine de la communication de crise et sensible, 10, 9-10. Pestre D. (2003). Science, argent et politique. INRA Ed., Paris. Serres M. (2004). Rameaux. Le Pommier Ed., Paris. Setbon M. (2006). Dcision et sant environnement : vers quel modle de rgulation des risques ?. Environnement, Risques et Sant, 5, 357-358. Tristani-Potteaux F. (1997). Les journalistes scientiques mdiateurs des savoirs. Economica, Paris. Union europenne (16-17 octobre 2000). Confrence Science and governance in a knowledge society : the challenge for Europe. Bruxelles, Belgique. Wagensberg J. (1985). Ideas sobre la complijidad del mundo. Tuquets Ed., Barcelone, Espagne. Worthy J.C. (1959). Big business and free Man. Harper & Row Ed., New York, USA.

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La notion de risques professionnels Systme actuel et exemples

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1. La tragdie de lamiante a-t-elle modi le regime de reconnaissance des maladies professionnelles ? Fondements historiques des perspectives dvolution contemporainesP.A. RosentalLa judiciarisation et la mdiatisation du drame de lamiante donnent le sentiment quil sest produit un tournant dcisif dans la reconnaissance et la rparation des maladies professionnelles en France (Henry, 2003 et 2004). Au premier rang des nouveauts quelles font apparatre gure la sensibilisation de lopinion publique. Jusque-l, son indiffrence la question de la sant au travail contrastait de manire criante avec le succs du thme de la souffrance au travail (Dejours, 1998 ; Fassin, 2004). Dun ct, la large diffusion dans le corps social dune culture psychologique, certes trs vulgarise, jointe la rmergence dune forte sensibilit anti-librale dans les annes 1990 ; de lautre, une spcialit, la mdecine du travail, ayant limage dsute dun corps de professionnels vieillissants, la fonction et lutilit de plus en plus incertaines : tous les facteurs se conjuguaient pour faire basculer les risques du travail dans la sphre mentale.19

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La monte en puissance du drame de lamiante na pas seulement permis de contrebalancer ce relatif effacement des questions de sant au travail. Elle a aussi marqu lavnement du rgne du judiciaire, l o dominait jusquici une approche politicoadministrative : la lutte pour la reconnaissance des maladies professionnelles, lun des enjeux-cls de lhistoire de la mdecine du travail, se jouait plutt jusquici dans des forums circonscrits (commission spcialise en matire de maladies professionnelles du Conseil suprieur de la prvention des risques professionnels) rassemblant reprsentants de ltat, partenaires sociaux et experts, mdecins ou pidmiologistes. Par contraste, la multiplication des procs place au premier plan non seulement les individus isols qui prsentent leur cas devant les tribunaux, ou les syndicats entendus comme dfenseurs naturels du droit du travail, mais surtout les associations de victimes. La cause de lamiante sextirpe du domaine exclusif du travail pour devenir une croisade de sant publique, aide en cela par ses retombes dans la sphre prive (obligation lgale de recherche damiante pralable toute transaction immobilire par exemple). Les rsonances et similarits avec lhistoire du Sida une dcennie plus tt (Dodier, 2003) ne peuvent quaider cette promotion, en faisant de la lutte pour la reconnaissance de lamiante un emblme de la lutte de la socit civile et de ses reprsentants, les associations, considres comme tant la pointe du combat contre lutilitarisme des entreprises et contre lindiffrence ou la complicit de ltat. Au-del de ces dimensions qui sont aussi les plus spectaculaires, la mobilisation contre les mfaits de lamiante laisse transparatre limportance croissante de lUnion europenne : lopinion a pu apprendre cette occasion quelle avait impos la France des seuils plus exigeants dexposition des salaris lamiante, et lavait rgulirement sanctionne nancirement, depuis les annes 1980, pour la violation de ces mesures de prcaution minimales. Lide dune re radicalement nouvelle semble simposer, dans laquelle, comme pour beaucoup dautres domaines, la sant au travail une expression qui, elle-mme, doit beaucoup lEurope est de moins en moins le fait de la France et de plus en plus celui de Bruxelles. Une autre novation enn, la plus subtile et la plus discrte pour lopinion sans doute, est la modication du rgime dexpertise en matire de reconnaissance des maladies professionnelles. Comme sen explique le sociologue Emmanuel Henry (2004), la tragdie de lamiante illustrerait et accentuerait la fois une transformation radicale du recours aux spcialistes. Jusquici, ils taient convis une sorte de dialogue de sourds en tant que porte-parole plus ou moins explicites des diffrents camps en prsence, patronat et syndicats de salaris, et leurs argumentaires servaient surtout lgitimer ex post des dcisions administratives retant des rapports de force prexistants. Par contraste, la tragdie de lamiante aurait men lavnement dun nouvelle intelligence sanitaire, mobilisant des instances neutres par vocation commencer par les instituts de recherche publics. Cette mutation sinscrirait dans une volution plus large de lactivit20

La notion de risques professionnels Systme actuel et exemples 1

dexpertise, marque notamment par la reconnaissance de lincertitude dans une socit de plus en plus hante par le principe de prcaution (Lascoumes, 1996 et 2002).

1.1 Pertinence et ncessit dune mise en perspective historique particulaire globalePour peu quon lexamine de plus prs pourtant, ce schma, quelque peu naliste, dune marche irrpressible vers une prise de conscience socitale des dangers sanitaires du travail apparat exagrment lisse. Considrons ainsi laffection professionnelle qui est de nos jours la plus rpandue ofciellement, savoir les troubles musculo-squelettiques (TMS). Lexplosion des dclarations la concernant plonge ses racines relativement loin dans le pass, trois dcennies au moins selon Nicolas Hatzfeld (2006a). Il est encore trs difcile de dterminer dans quelle proportion elle doit tre impute, respectivement, aux formes multiples dintensication du travail dans les secteurs secondaire et tertiaire, ou une sensibilit nouvelle la douleur et au corps. Outre son caractre statistiquement massif, le cas des TMS est dautant plus stratgique que son tiologie pose des questions relativement neuves pour la sant au travail : pour la premire fois, ce nest pas une pathologie dintoxication ou dempoisonnement, comme dans la loi fondatrice de 1919 sur les maladies professionnelles, ni une pathologie de lempoussirage comme la silicose (reconnue en 1945), qui affecte des dizaines de milliers de salaris, mais bel et bien un trouble li lorganisation du travail (Hatzfeld, 2006b). Le dossier des TMS peut tre ainsi considr comme validant, dans le domaine circonscrit de la sant au travail, le modle (trop ?) gnral dUlrich Beck (2003) : selon ses termes, la socit contemporaine a pour spcicit dtre proprement devenue la principale productrice de ses risques majeurs, ceux qui sont les plus universellement rpandus et les plus vritablement incontrlables. On ne peut, du mme coup, se rallier sans plus de rexion un scnario plus ou moins crit davance, dans lequel le drame de lamiante provoquerait, lui seul, une prise de conscience irrversible, levant la ccit collective sur les risques de sant au travail, et empchant la rdition de nouvelles tragdies. Rien de plus social , et donc politique et institutionnel, que le modle de Beck, et ds lors, rien de plus imprvisible : comment, en effet, postuler que la sensibilit des consciences et le rapport des forces (employeurs, salaris, tat, experts) iront dans le sens des slogans incantatoires du plus jamais a ou du plus rien jamais ne sera comme avant ? Ce rappel du caractre perptuellement ngoci des problmes de sant au travail et de leur rsolution ne va pas, pour autant, sans poser problme. Tel quel, il ne peut que rendre douteux, pour les sciences sociales, la possibilit didentier des scnarios possibles dvolution. Par contraste, pour peu quil ne se cantonne pas un savoir antiquaire ou un inventaire de curiosits, le recours lhistoire permet de concilier deux exigences a priori contradictoires :21

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la mise en vidence de rcurrences structurales ordonnant les polmiques relatives aux maladies professionnelles ; la prise en compte de la multiplicit des acteurs concerns par la question, et surtout de la variabilit de leurs atouts et faiblesses relatifs. Sil peut, sans dterminisme, aborder lavenir, cest que lhistorien, non pas par principe mais par sa familiarit des processus temporels, est souvent amen constater que les novations apparentes ne font que rejouer, sous une apparence indite, des partitions anciennes. De fait, pour peu que lon prenne un peu de recul, le drame de lamiante sinscrit dans une longue squence chronologique qui, depuis la n du XIXe sicle, semble cycliquement rejouer le mme scnario : un produit ou un matriau haut risque, des affections incurables, des squelles ravageuses ou une mort de masse, une mobilisation ponctuelle ou durable. Quils dsignent des matriaux ou des pathologies, la cruse, le phosphore blanc, la silicose, lamiante, les TMS, mais aussi les thers de glycol et les cancers professionnels, avec leurs chos sinistres dans la mmoire ou la conscience contemporaines, donnent le rythme lhistoire de la sant au travail en France, aux luttes qui lont marque et ses rats sanitaires successifs. Encore faut-il sentendre sur les causes, la porte et les limites de ces recommencements. Lhistoire, tout dabord, dispose, par son matriau mme, dun rservoir dexpriences qui permet dinventorier les solutions que des acteurs ont cherch donner un problme. Il est ainsi loisible de chercher ordonner, de manire presque structurale, les remdes que les mdecins du travail et les salaris ont tent dapporter dans la lutte contre les maladies professionnelles : depuis la n du XIXe sicle, o elle sest impose comme une cause collective (Bonneff, 1905 ; Devinck, 2002 ; Rebrioux, 1989), on peut suivre les voies et moyens quils ont explors pour faire reconnatre les dgradations de ltat de sant lies au travail. En second lieu, dans une perspective gnrative cette fois plutt que structurale, lhistoire exhume les fondements des dynamiques contemporaines en reconstituant leur mise en place progressive au cours du temps, et en valuant leur prennit relative. Dominent ici les dispositions institutionnelles et lgales bien sr, mais aussi, de manire moins immdiate, lidentication des forces sociales engages autour dun problme collectif, ainsi que de leur inuence respective. Lapproche historique est dautant plus explicative que ces piliers , tant ofciels quinformels, conservent durablement leur position. Or, la sant au travail en France suit prcisment un tel modle dhistoire longue. Depuis son institution dans les annes 19401, la mdecine du travail se meut dans un cadre lgal plus ou moins prenne. Le rapport de forces qui en dcoule est, lui aussi, relativement stable au cours du temps. Tendanciellement dfavorable aux revendications1. La loi de 1946, qui xe toujours le cadre global dexercice de la mdecine du travail, reprend en fait trs largement les termes dune loi de Vichy de 1942, qui elle-mme relaie les dispositions dune recommandation ofciellement formule, le 1er juin 1940, par la IIIe Rpublique agonisante.

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des mdecins du travail, il les cantonne lvaluation de laptitude (Omns et Bruno, 2004), en les empchant, depuis lorigine, dvoluer vers le rle plus global et plus prventif auquel ils aspirent, vers une fonction dexpertise et daction sur les conditions sanitaires dexercice de lactivit professionnelle (Buzzi, Devinck et Rosental, 2006). lexplication de ces blocages simposent une srie de paradoxes qui ne cessent de se rejouer au cours du temps. Le premier, constitutif, est lhritage de la mdecine dusine du premier XXe sicle : salaris de lemployeur, souponns de rechercher avant tout la productivit de lentreprise et de sentir les conomies (Ranc, 1944), voire dtre susceptibles de trahir lobligation de secret, les mdecins du travail nont pu imposer pleinement leur lgitimit, en retournant le soupon des salaris leur encontre pour se poser comme mdiateurs de lintrt collectif. une chelle plus large, qui concerne cette fois la place de leurs professions dans le corps social, la mdecine du travail sest retrouve coince : les employeurs voient en elle qui, une charge nancire dutilit douteuse, qui, un simple outil de gestion du personnel et damlioration de la productivit ; les syndicats tendent encore souvent transformer le constat de conditions de travail insalubres en critre de revendication salariale, ou minimiser des problmes susceptibles de nuire lemploi ; lopinion publique lui est gnralement indiffrente ; ltat entrine, plus quil narbitre, le rapport de forces entre partenaires sociaux en rabattant au besoin vers lassurance maladie une partie du cot des maladies professionnelles. Spcialit mdicale domine face un Conseil de lOrdre toujours potentiellement soucieux de la concurrence de la mdecine sociale, la mdecine du travail a toujours pein sexprimer, sauf par des voix condamnes verser dans le radicalisme. Le constat que nous dressons ici est sans doute trop global pour tre entirement transpos la question de la reconnaissance et de la rparation des affections lies au travail, telles quelles se jouent au quotidien dans la Commission des maladies professionnelles ou dans les Caisses rgionales dassurance maladie. Mais il fournit, en arrire-plan, un clairage indispensable en dtaillant demble les rapports de force effectifs. Si les observateurs peuvent de nos jours prouver une impression de changement, cest que lun de ces paramtres, lindiffrence de lopinion publique, se transforme, non sans lien avec la pression exerce sur la France par lUnion europenne. Dans une perspective courte, cette mutation peut donner le sentiment quelle transforme lensemble du systme franais de protection de la sant au travail, mais un diagnostic plus assur suppose de la situer dans une temporalit longue. Sans prtendre dboucher sur des prdictions, lapproche historique peut ici sefforcer de mettre en vidence les aspects structuraux de ce systme, les pivots sur lesquels il repose, et du mme coup aider identier ses tendances la prennisation ou, au contraire, ses potentiels de transformation durable. cet effet, nous recourrons23

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simultanment aux deux types de lectures, exprimentale dune part (au sens de rservoir dexpriences), causale dautre part, quautorise le recul temporel. Nous les mettrons en uvre en nous appuyant sur nos propres travaux, tant sur lhistoire de la mdecine du travail en gnral que sur celle de la silicose, qui constitue ce jour la plus grande cause de mortalit au travail, et qui, de plus, a largement servi de matrice la tragdie de lamiante. Nous ferons bien entendu rfrence galement aux travaux historiographiques dans leur ensemble, qui ont tendu se multiplier depuis quelques annes dans un domaine de recherche en pleine expansion.

1.2. La difcile reconnaissance des maladies professionnelles : rcurrences et structures1.2.1. Dynamiques de la lutte pour la reconnaissance : une saisie dhistoire longueLa reconnaissance des maladies professionnelles est, par excellence, le terrain dopposition entre deux des principales forces intresses par les problmes de sant au travail : les syndicats et les employeurs. Cette proposition ne sapplique pas seulement aux vritables guerres dusure qui se droulent de nos jours dans le cadre de la Commission des maladies professionnelles. Elle remonte, la n du XIXe sicle, lirruption du mouvement ouvrier dans un domaine qui, jusque-l, tait plutt lapanage des mdecins hyginistes (Moriceau, 2002 ; Bourdelais, 2001 ; Murard et Zylberman, 1996). Ce combat syndical, particulirement vigoureux jusqu la Deuxime Guerre mondiale alors que lon avait longtemps tendu le ngliger (Devinck 2002 ; Rebrioux 1989), ne peut pas tre compris dans le seul cadre de la France ni dans celui de la seule sant au travail. Il sinsre dans une srie de causes qui visent, ni plus ni moins, crer un droit du travail et sont portes, partir de la dernire dcennie du XIXe sicle, par une srie dassociations internationales vocation, soit gnraliste (telle lAssociation internationale pour la protection lgale des travailleurs), soit spcialise (Commission internationale permanente pour ltude des maladies professionnelles), et dont les arnes de prdilection sont les congrs internationaux, en matire dhygine notamment (Bouill, 1992 ; Rasmussen, 2001). On peut, dans une large mesure, considrer que le Bureau international du travail (BIT), cr en 1919, ne fait que prolonger et ofcialiser laction de cette nbuleuse rformatrice internationale (Topalov, 1999 ; Rosental, 2006). Son intrt pour les conditions sanitaires au travail est patent (Weindling, 1995) : cest ainsi le BIT qui, pour rattraper selon ses propres termes le retard franais , est linitiative du Congrs de Lyon de 1929, congrs marquant la naissance de la mdecine du travail en tant que notion et24

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en tant quinstitution (Buzzi et al., 2006). Mutatis mutandis, et sans disposer de lespace ncessaire pour nuancer cette comparaison, on peut considrer que limportance croissante prise par lUnion europenne depuis une vingtaine dannes ne fait que rejouer, via des dispositions institutionnelles et politiques propres, limportance du cadre transnational en matire de sant au travail. Soutenus par le BIT, et eux-mmes trs organiss sur le plan international, les syndicats se sont engags dans le combat pour la reconnaissance des maladies professionnelles avec la dnition la plus extensive possible : toute maladie contracte dans le cadre de lactivit professionnelle est une maladie du travail. En face, le patronat a dfendu lattitude inverse. De manire parfaitement rcurrente depuis les annes 1920, ses experts tendent nier lorigine professionnelle des maladies, au nom dune espce de bnce du doute objectiv par un raisonnement probabiliste : nul ne peut afrmer avec certitude que les rgularits statistiques observes entre exposition un produit et dclenchement dune affection sufsent tablir un lien causal systmatique lorsque lon descend lchelle de la personne. La mobilisation dun argument pistmologique constitutif de tout dbat sur lexplication en mdecine (Vineis, 1999 ; Dodier, 1993), videmment fonde par des considrations nancires, se rpte en somme lidentique depuis lentre-deux-guerres. Seules ses modalits diffrent, en adoptant chaque fois les termes de la science mdicale de son poque, jusques et y compris dans lavnement de lpidmiologie contemporaine. Une mme constance argumentative se retrouve dans les motifs invoqus pour dgager la responsabilit de lemployeur et la rejeter sur les salaris. Rcemment encore, lide quil existe des prdispositions personnelles, en particulier de nature hrditaire, contracter une maladie professionnelle, a fait lobjet, on le sait, dune intense polmique au moment de la promulgation du dcret du 1er fvrier 20011. lheure o stend la possibilit deffectuer des tests gntiques en entreprise (Douay, 2003), les mdecins du travail qui, appuys par le Conseil de lOrdre, staient mobiliss contre une disposition lgale juge dinspiration eugnique, nimaginaient sans doute pas quils reprenaient un combat qui dure depuis lpoque moderne, et dont les historiens sont en train de faire remonter les racines la pense scolastique mdivale (Van der Lugt, 2007). De la mme manire, lattribution de troubles professionnels des comportements nocifs hors travail (alcoolisme, malpropret) ou des mauvaises conditions de vie (logement insalubre), tout en tant perptuellement remise au got du jour des nouvelles dcouvertes scientiques, traverse non seulement le XIXe sicle (Barrire, 2006 ; Cottereau, 1978), mais aussi tout lAncien Rgime (Farge, 1977). Elle peut du reste se temprer

1. Il dispose qu un travailleur ne peut tre affect des travaux lexposant un agent cancrogne, mutagne ou toxique pour la reproduction que sil a fait lobjet dun examen pralable par le mdecin du travail, et si la che daptitude atteste quil ne prsente pas de contre-indication mdicale ces travaux .

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de proccupations sociales, lorsque le mauvais tat de sant des ouvriers est imput, par exemple, une mauvaise nutrition, sous leffet de salaires insufsants. ces considrations mdicales sajoutent volontiers des raisonnements faisant rfrence lorganisation du travail : au XIXe sicle comme aujourdhui, dans les secteurs dactivit et les pays les plus divers, le turnover ouvrier est invoqu pour dgager la responsabilit de lemployeur. Largument peut dabord porter sur la mobilit interne ltablissement, entre postes de travail plus ou moins dangereux : que ce soit dans les fabriques de cruse lilloises au XIXe sicle (Barrire, 2006), ou dans les usines de polissage de galets cent ans plus tard (Thbaud-Mony, 1991), la rotation du personnel sur les postes les plus exposs est la fois une faon de prvenir moindre cot les maladies professionnelles et de compliquer les demandes ventuelles de rparation nancire. La trajectoire professionnelle antrieure est galement oppose volontiers aux salaris, particulirement dans le cas des maladies dclenchement diffr dans le temps. La pitre qualit de lenregistrement statistique, qui rend trs difcile le suivi de carrires et la reconstitution de lexposition au risque, se prte particulirement mal la mesure directe de ce que lon appelle parfois, propos des maladies non imputables au dernier employeur, le risque ancien . Ces problmes atteignent leur acuit la plus vive dans le cas des travailleurs migrants. En France comme dans la plupart des pays industrialiss, il existe un lien vritablement organique entre immigration et sant au travail, au sens o, dans bien des secteurs, les postes de travail les plus exposs sur le plan de la sant et des risques daccidents sont en priorit affects aux travailleurs trangers. Avec sans doute une forme de complicit objective dune partie des syndicats complicit bien difcile documenter pour lhistorien , la main-duvre immigrante forme une population de choix pour tirer parti des failles lgales dans la reconnaissance et la rparation nancire des maladies professionnelles. Cette dynamique est cumulative : en permettant de minimiser les cots de prvention, elle prennise les conditions de travail difciles, rduit lattractivit des emplois pour les travailleurs nationaux et invite les employeurs faire se succder les ux dtrangers mobiliss dans leurs tablissements. Ce mcanisme contribue aussi cantonner les migrants dans les secteurs les plus prcaires (intrim, secteur informel ), dont les contrats de travail, en droit ou en pratique, limitent les formes de protection lgale contre les risques du travail. Parmi bien dautres branches industrielles, les houillres, en France, ont ainsi mobilis successivement mineurs polonais, italiens puis marocains. Les premiers ont eu les plus grandes difcults faire valoir leurs droits la rparation nancire de la silicose, aprs les vagues de retour dans leur pays dans les annes 1930 et la Libration : un tardif accord franco-polonais de 1959 na gure t dcisif sur ce point. Embauchs dans la phase de fermeture progressive des mines, les mineurs marocains se sont vu imposer des contrats prcaires26

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dans les annes 1960 et 1970, rendant plus difciles encore la reconnaissance de leurs droits, surtout en cas de retour au pays (Devinck et Rosental, 2007a). Hormis durant la priode militante du dbut des annes 1970, avec ses mouvements sociaux dOS immigrs dnonant, entre autres, leurs conditions sanitaires de travail, la France na gure prot, en contrepartie, du rle quont parfois jou, avec laide de leur pays dorigine, les travailleurs trangers dans lvolution du droit du travail (Douki, 2006). Elle ne sintgre pas, par exemple, dans lhistoire comparative de ce que lon pourrait appeler la silicose de retour dont la matrice est fournie, au dbut du XXe sicle, par les mineurs gallois rentrs au Royaume-Uni aprs avoir travaill dans les mines du Transvaal : cest en grande partie leur propos que, pression britannique aidant, lAfrique du Sud se mobilise sur les questions de silicose et devient pionnire en matire de recherche mdicale et de rgime de ddommagement. Un demi-sicle plus tard, le pays europen le plus retardataire dans la reconnaissance de la silicose, la Belgique, voit son arrangement de 1937, qui basculait la charge de la maladie lassurance invalidit, voler en clat sous la pression des mineurs italiens. Organiss en associations, soutenus par le PCI, ils nissent par recevoir lappui de leur gouvernement, qui se rclame notamment des accords bilatraux et des conventions internationales de lOIT. Cette pression, rvlatrice de limportance des traits internationaux dans le dveloppement de ltat-Providence, contraint nalement le royaume, en 1963, reconnatre la silicose comme une maladie professionnelle (Rinauro, 2004 ; Geerkens, 2007). Au total, au-del de ltat scientique du savoir mdical une poque donne, il existe en somme une structure cognitive plurisculaire qui, en enjoignant le travailleur de se justier de son hrdit, de ses murs, de son parcours, le place en position dfensive et paradoxale. Il doit la fois argumenter sur le plan personnel, en se dgageant dune longue liste de soupons, et sur le plan collectif, o il ne peut au mieux avancer, la demande de preuve absolue, que des corrlations globales. Cette conguration de longue dure claire la signication, lapport et les limites de la loi de 1919, qui demeure le texte fondateur de la lgislation actuelle : en dispensant les salaris dapporter la charge de la preuve dans cette catgorie lgale daffections que sont les maladies professionnelles reconnues, cette lgislation supprime sans doute des discussions interminables propos de tel ou tel cas mais elle conduit considrer lgalement comme professionnelles des maladies qui ne le sont peut-tre pas et en rejeter dautres qui le sont probablement [car] en prsence dun individu malade, ltiologie professionnelle sera parfois certaine, parfois seulement retenue comme possible sans que lon puisse rien afrmer ni dans un sens, ni dans un autre . Elle provoque aussi, ce que laisse deviner par dfaut cette prudente formulation dun pre fondateur de la mdecine du travail (Desoille, 1979), lantagonisme frontal, dj27

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voqu, la Commission des maladies professionnelles, autour de la reconnaissance des maladies professionnelles. Les dynamiques en sont incroyablement stables depuis la loi de 1946 : nous avons recueilli, auprs de Henri de Frmont, le tmoignage dun grand acteur de la spcialit dans les annes 1950, qui au Conseil suprieur de la mdecine du travail ressentait cette opposition front contre front, spatialement objective, entre un bord de la table de runion occup par les employeurs et leurs experts, face aux reprsentants des syndicats, avec au milieu les mdecins hyginistes (voir aussi de Frmont, 1964). Comme lcrit Dplaude (2003), de nos jours encore, et contrairement aux jeux dalliance qui se produisent dans les autres branches de la Scurit sociale, la Commission des maladies professionnelles ne voit jamais se dsunir les syndicats face au bloc patronal. Ce dualisme, au sein duquel les mdecins du travail nont jamais pu imposer la vocation darbitres laquelle ils aspirent depuis lentre-deux-guerres, ne fait que rejouer, sa manire, les oppositions qui sexprimaient au sein de la Commission dhygine industrielle (CHI). Cre en 1900 par Millerand, cantonne un rle consultatif, elle est organise en 1931 selon une base paritaire et simpose comme un organisme dintermdiation entre syndicats, employeurs, experts mdicaux, tat. Contrairement ce que suggrent certains sociologues et politistes, lusage de lexpertise quelle met en uvre nest pas radicalement diffrent de celui qui prvaut aujourdhui. Elle aussi fait appel aux travaux dexperts indpendants , dont beaucoup possdent des positions au sein dorganismes publics. La diffrence avec aujourdhui rside moins dans le processus lui-mme, que dans le cadre institutionnel proprement dit. Certes, les instituts de recherche publics nexistent pas au sens o on les entend de nos jours avec lINSERM par exemple : ils ne eurissent vritablement qu compter de la priode dtatisation intensive qui couvre la n de la IIIe Rpublique, Vichy et la Libration. Mais dautres institutions offrent leurs membres une indpendance sufsante pour mettre en uvre des travaux dexpertise pouvant prtendre la lgitimit scientique : au CNAM, avec Frdric-Louis Heim De Balsac, lInstitut dhygine industrielle, fond en 1908, avec Balthazard, ofcient des spcialistes inscrits dans la longue tradition de lhygine industrielle (Viet, 1994). La cration dinstituts universitaires spcialiss dans lenseignement de la mdecine du travail ne fait quen largir les rangs dans les annes 1930. En arrire-plan, les institutions o se droule le dbat scientique sont innombrables. Prenons le cas du combat pour la reconnaissance de la silicose, qui devient la principale bataille en matire de maladies professionnelles dans les annes 1930. Lexpertise y joue un rle majeur, selon un modle dintelligence articulant directement recherche mdicale de pointe et savoir appliqu (Rosental, 2003 ; Buton, 2006). Tous les projets de rforme lgale achoppent au Parlement par manque denqutes et de28

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donnes1, selon des dynamiques trs proches de celles daujourdhui : cest pour une part le fait dune obstruction des parlementaires sensibles au lobbying patronal, mais aussi dune incertitude relle face une pathologie dont lexistence mme divise en deux le corps mdical. Le conit dexpertises qui sengage suit lui aussi des lignes qui seront familires aux lecteurs de ce dbut de XXIe sicle. Au dpart, un franc-tireur, Jean Magnin, proche des syndicats chrtiens, sensibilis la question par le Congrs de Lyon de 1929 dj cit, propose avec Conrozier les premiers clichs en France de poumons silicoss et entreprend une longue croisade pour la reconnaissance de la maladie. Surtout, la France, vue comme un pays retardataire, est soumise la pression du BIT : luttant pour la reconnaissance mdicale de la maladie, il sengage bientt dans la prparation dune convention internationale sur la silicose qui sera conclue en 1934. Le responsable de son service dhygine, Luigi Carozzi, fait de la silicose sa cause de prdilection et sappuie sur les pays les plus avancs qui, tels lAfrique du Sud ou le Royaume-Uni, souhaitent imposer aux producteurs miniers des pays concurrents les mmes charges nancires qu leurs propres houillres. Dans ce secteur comme dans tant dautres, telle la mtallurgie2, laction du BIT est structurante du dbat franais. Pour la contrer, les houillres sont conduites ds 1930 appointer quatre grands mandarins mdicaux chargs de dvelopper un argumentaire niant lexistence de la maladie ou du moins son occurrence en France : Albert Policard (1881-1972), professeur dhistologie la Facult de mdecine de Lyon ; les deux grands phtisiologues Serge Doubrow (1893-1963) et surtout douard Rist (18711956) ; et Jules Leclercq. Professeur de mdecine lgale lUniversit de Lille, pionnier de la mdecine du travail, ce dernier mne pour le compte des houillres du Nord Pas-de-Calais une grande enqute radiographique dont les rsultats imputent lessentiel des pathologies des mineurs la tuberculose. Dans ce contexte gnral, et jusqu la reconnaissance de 1945, les enceintes o se jouent le combat sont, comme aujourdhui, la fois un ensemble de lieux savants et les grandes instances politico-administratives (Parlement, du moins dans les annes 1930, ministres, institutions reprsentant les intrts des employeurs comme le Conseil gnral des Mines). Pour ce qui concerne lexpertise, une poque o la recherche publique et lorganisation en laboratoires sont peu dveloppes en tant que telles (Picard, 1990), les lieux1. En France, les premires radiographies de silicoss, ralises par Conrozier et Magnin, datent de 1929. cette date, lAfrique du Sud dispose dj de milliers de clichs et sest dote dinstituts de recherche spcialiss. 2. Fraboulet (2004) montre qu la mme priode, lUnion des industries et mtiers de la mtallurgie (UIMM) concentre son effort de collecte dinformations sur les maladies professionnelles auxquelles le BIT prte le plus dattention, et a fortiori sur celles qui font lobjet de la convention internationale C18 de 1925.

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pertinents sont lAcadmie de mdecine et les socits savantes concernes par les divers aspects des problmes de pneumoconioses : Socit dtudes scientiques sur la tuberculose, Socit de mdecine lgale de France, Socit franaise de radiologie. Dans cette lutte, la CHI joue un rle majeur en commanditant des recherches, dont les rapporteurs se voient ainsi doter dun statut quasi ofciel. Comme en France aujourdhui, ou comme dans les organismes internationaux, cest du coup sur le choix des experts que portent les batailles lintrieur de la commission. Dans le cas de la silicose, lissue peut tre estime favorable aux tenants de la reconnaissance de la maladie lorsque Maurice Duvoir, en 1938, est mandat pour fournir un rapport sur le sujet. Publi nalement sous Vichy, en 1941, aprs une longue enqute, dnonciateur des rsultats obtenus dix ans plus tt par Jules Leclercq, ce rapport joue un rle dterminant dans la conversion des mdecins qui restaient hsitants : on peut estimer qu partir de cette publication, il ny a pratiquement plus de ngateurs de la silicose, alors quils reprsentaient une bonne partie, peut-tre majoritaire, du corps mdical dix ans plus tt.

1.2.2. La difcile publicisation des maladies professionnellesPlus dlicate en revanche est la question de la publicisation de ce type de croisade . Les premires grandes luttes pour la reconnaissance des maladies professionnelles ou labolition des produits toxiques (cruse, phosphore blanc) ont reu un grand cho de la presse, autour de 1900. La lutte des ouvrires des manufactures dallumettes, en particulier, est amplement relaye par les journalistes (Gordon, 1993). Il est difcile de trouver un tel engouement par la suite. Que ce soit avant ou aprs sa reconnaissance, jamais en France une maladie comme la silicose ne reoit lintrt de lopinion, sauf durant une brve priode contestatrice des annes 1970, o la sant au travail dans son ensemble apparat comme un enjeu de socit. Le contraste est patent avec les tats-Unis, o la silicose devient une cause mdiatique dans les annes 1930, avec une abondance darticles de presse, de lms dinformations, et mme un lm de ction : nous reviendrons plus loin sur cette opposition, qui est extrmement clairante (Markowitz et Rosner, 2005). Mais indiquons dores et dj quelle sexplique par une judiciarisation des maladies professionnelles inniment moindre en France. Durant lentre-deux-guerres, il semble quune maladie surtout ait fait lobjet dactions devant les tribunaux : les dermatoses lies lexposition au bichromate de potassium ; tandis que dune manire gnrale les recours devant les prudhommes semblent rares (Machu, 2006). Aprs guerre, on trouve trace dactions en justice du Conseil de lOrdre pour veiller ce que les mdecins du travail neffectuent pas de prescriptions ni de soins, mais pas de recours massifs devant les tribunaux pour maladies professionnelles. Le cas de la silicose, l encore, est exemplaire. Si elle fait lobjet dune avalanche de plaintes en justice dans limmdiat aprs-guerre, cest30

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dans une phase transitoire, lie plutt aux aspects administratifs que mdicaux de lapplication de lordonnance du 2 aot 1945 (Metge, 1951). Un certain nombre de facteurs concourent expliquer cette faible judiciarisation. Le droit franais ne permet pas le dpt de recours collectif. Pour des salaris isols, la complexit et le cot dune action en justice ne sont pas minces ; elles se doublent dune crainte possible de reprsailles de la part de lemployeur1. Surtout peut-tre, la stratgie syndicale est dissuasive envers des actions de ce type : linitiative individuelle, elle prfre en France laction de masse. Rien voir avec la situation dun pays comme les tats-Unis bien sr, o les procs jouent un rle majeur dans la sensibilisation la silicose dans les annes 1930, mais on peut aussi confronter le cas franais dautres exemples nationaux. LItalie fasciste nest sans doute pas lun des moins paradoxaux, o la reconnaissance de la silicose, en 1943, a rsult pour partie dune srie dactions en justice encourages par les syndicats, qui prlevaient une partie des indemnits en cas de succs (Carnevale, 1978). En France par contraste, laction syndicale porte surtout sur des dossiers de porte gnrale, en particulier la bataille sur la faute inexcusable de lemployeur : ce dbat juridique ouvert au dbut des annes 1930 et clos sous Vichy sera ractiv la n du XXe sicle, dans la suite des procs lis lamiante. Laction des syndicats consiste aussi venir apporter une assistance juridique aux ouvriers, que ce soit sous forme de conseils ; darticles dans des revues spcialises tel Le Droit ouvrier, organe de la CGT ; de diffusion de brochures dinformations (Hausser, s.d.) ; de confrences. Guy Hausser, lhomme-phare de la mdecine du travail pour la CGT, qui mourra assassin en dportation, est ici une gure particulirement importante. Pour la centrale, lenjeu sous-jacent, dans la priode cl des annes 1930, o lon entrevoit lobligation de la mdecine du travail dans les entreprises, est de sensibiliser la fois les salaris pour faire avancer la lgislation sur les maladies professionnelles, mais aussi les praticiens qui commencent tre courtiss par une partie des employeurs : des services mdicosociaux, ces derniers attendent des retours en termes de productivit mais aussi de paix sociale (Cohen, 1996 ; Downs, 1993). An de leur disputer les mdecins, Hausser multiplie les actions de toute nature, journes nationales destination des professionnels, campagnes de lutte contre lemploi de certains produits (drivs du benzne). En 1938, sa dnonciation de la distribution de lait dans les usines, prsente par les employeurs comme une parade la toxicit des produits chimiques, et revendique comme telle par beaucoup de salaris, reoit notamment un grand cho. Hausser obtient

1. Cette crainte est sans doute plus vive que jamais de nos jours. Selon le rapport Daniel de la Commission institue par larticle 30 de la loi n 96-1160 du 27 janvier 1996 de nancement de la Scurit sociale pour 1997, plus dun malade sur deux avait d quitter lentreprise aprs avoir dclar sa pathologie, notamment la suite dun licenciement pour inaptitude mdicale.

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par ailleurs de la CGT, avec le soutien du gouvernement du Front Populaire, la cration dun Institut dtude et de prvention des maladies professionnelles, o les dlgus ouvriers membres de la CHI viennent prparer leurs interventions, et o les salaris trouvent une assistance la fois mdicale et juridique. Il reste que la stratgie syndicale, que Hausser a sans doute porte son expression la plus ambitieuse avant les grandes mouvements de sensibilisation des annes 1970 promus cette fois par la CFDT, a tendu conforter le systme franais dans la voie dune action politico-administrative en matire de lutte contre les maladies professionnelles. Or, elle sest sur ce terrain heurte en permanence la conguration bloque que nous avons rappele plus haut : forces dinertie puissantes du ct du patronat voire de la mdecine librale, suspicion des salaris, indiffrence de lopinion publique. En pratique, ce rapport de force, depuis le dbut des grandes luttes contre les maladies professionnelles, suit un certain nombre de constantes. Quelques-unes sont proprement mdicales : ainsi, la dnonciation dun facteur pathogne est dautant plus aisment suivie deffets quil existe un lien direct, patent et pour ainsi dire exclusif, entre lexposition un produit et une srie de symptmes caractristiques. Au dbut du XXe sicle, lune des conditions de possibilit du succs, dj mentionn, des employs des manufactures dallumettes face au phosphorisme (remplacement du produit incrimin), est quil entrane des dgradations buccales sans quivoque. Par contraste, les ouvriers du tabac chouent faire reconnatre, la mme poque, lorigine professionnelle de leurs maux qui, lis au nicotinisme, se manifestaient par des symptmes beaucoup plus communs (irritabilit nerveuse, nauses, diarrhes, trouble de la fonction reproductive). On peut dire maints gards que ce critre, distinctif, dune manifestation plus ou moins spcique de laffection, se rejoue en permanence depuis un sicle. Mais dautres constantes dans la lutte pour la reconnaissance des maladies professionnelles sont, pour leur part, de nature sociologique, technique et conomique. Pour lhistorien, lasymtrie entre les causes de la sant au travail et celles de la sant publique, inniment plus mobilisatrices (Henry, 2003), est un classique. Jean-Paul Barrire (2006) lobserve il y a plus dun sicle propos de la cruse : les ouvriers chargs de la prparation industrielle du matriau sont moins bien placs pour en faire admettre la dangerosit, que les peintres en btiment qui en sont les utilisateurs professionnels. Mais ces derniers leur tour nobtiennent pas un vritable rglement du problme : si la loi de 1919 vise explicitement les intoxications au plomb, il faut attendre les annes 1990 pour que linformation sur les risques de saturnisme auxquels sont soumis les rsidents en contact avec les peintures exerce des retombes protectrices sur la profession.32

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Autre rgularit ancienne, il est dautant plus difcile dinterdire lexposition un produit que celui-ci est peu substituable, et quil engage des enjeux nanciers importants. Le cas de la silicose est, une nouvelle fois, exemplaire de ce mcanisme, qui se rptera propos de lamiante. Dans sa gnralit, lexposition la silice libre traverse une grande varit de secteurs industriels et miniers. Dans le cas spcique des houillres, le charbon, jusquaux annes 1960 incluses, est un produit stratgique aussi bien pour les industries, en tant que source dnergie, que pour les mnages. On peut dire que, jusqu cette date, le cot de la rparation de la silicose est directement incorpor tout lquilibre de lconomie franaise, dautant plus que lexploitation du charbon requiert une main-duvre massive. Signicativement du reste, lordonnance du 2 aot 1945 est prcde dun expos des motifs et dune conclusion qui reconnaissent le caractre extraordinaire du traitement donn la maladie : elle se conclut sur un appel explicite aux mdecins des houillres arbitrer entre la sant des travailleurs et les impratifs conomiques1. Cette prpondrance des facteurs conomiques ne peut tre comprise, on la dit, sans faire rfrence au rapport entre les diffrentes forces concernes par les problmes de sant au travail. Si lon raisonne de manire comparative et historique, on peroit que celui-ci est structur en France par la faiblesse relative du systme dassurances sociales dans les rapports de force prvalant la distinction entre maladies du travail et maladies prives . On en connat les termes dans la situation contemporaine. Tous les rapports ofciels, quils manent de ladministration ou du Parlement, indiquent une sous-dclaration des maladies professionnelles, trs variable selon les rgions2. La lgislation mme reconnat la mauvaise qualit du systme dimputation des maladies professionnelles, au point que la branche AT-MP a d reverser, pour un temps, une partie de ses excdents la Scurit sociale rgime gnral, la manire dune sorte de compensation forfaitaire pour les affections dont elle est parvenue dgager sa responsabilit. Au-del du problme de la rparation proprement dite, on en devine les consquences sur la prvention : celle-ci nest pas encourage par un rgime de rparation relativement peu contraignant (Viet et Ruffat, 1999). Ce dsquilibre entre branches, qui sest rcemment attnu sous leffet de la monte en puissance des ddommagements lis lamiante, repose lui aussi sur des racines historiques anciennes. Aprs stre majoritairement opposs au principe des assurances sociales au dbut du XXe sicle, les employeurs, notamment aprs les rformes de 1928, prennent acte de leur dveloppement et entreprennent, dans la mesure du possible, de1. Si les mdecins-experts doivent, et cest leur devoir essentiel, protger la sant des travailleurs et leur offrir la juste rparation du dommage subi, ils ne peuvent ignorer les consquences de leurs dcisions sur la production , Ordonnance sur la silicose, Journal Ofciel, 2 aot 1945. 2. Sans dvelopper ici ce point, qui est lun des plus dcisifs dans les lacunes de la protection de la sant au travail en France, nous pouvons renvoyer Volkoff (2005) et Devinck et Rosental (2007b).

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les instrumenter. Le secteur de la sant au travail est un observatoire idal de ce mcanisme. mesure que les assurances sociales stendent, pour se muer dans le second aprs-guerre en un ambitieux systme de Scurit sociale, le patronat sefforce de leur imputer la plus large partie possible des dpenses lies aux risques AT-M.P, en les canalisant sur tous les dispositifs disponibles : maladie, invalidit, retraite ou, plus tard, pr-retraite, notamment. Les mutuelles ont bien videmment entrevu le danger ds lorigine : dans les annes 1930, elles crent des services permettant de diagnostiquer les affections dont souffrent les salaris, et dessayer den imputer le cas chant le cot lemployeur. Elles y parviennent dans une certaine mesure, soit sur des cas individuels, soit parfois en parvenant faire inscrire certaines pathologies au tableau des maladies professionnelles. La silicose, l encore, est un bon exemple. Lune des nombreuses raisons pour lesquelles le rgime de Vichy lui prte une attention active au point de mener les ngociations qui, en ralit, mneront au dcret de 19451 est que celui dont il a fait lhomme fort de la profession, Andr Gros, est un mdecin du travail qui a fait carrire auprs de la Mutualit de la Seine : lune de ses proccupations est, prcisment, de minimiser les charges censes revenir aux seuls employeurs. Mais le mcanisme est en ralit plus ancien et plus gnral, au point de pouvoir sobserver dautres chelles. Barrire (2006) a ainsi bien montr comment, la n du XIXe sicle, la lutte contre les maladies de la cruse, trs concentres rgionalement, est au premier chef le fait des Hospices de Lille : ils accumulent les donnes dobservation et nissent par assigner les employeurs devant les tribunaux, qui de facto se dchargeaient sur eux de la charge nancire de la maladie. Le parallle avec cette exprience municipale est dautant plus pertinent que, comme ltat depuis le dveloppement des assurances sociales, la mairie, travaille par les industriels, fait preuve dune grande passivit plutt que de tenter dimposer son arbitrage.

1.3 Les faiblesses du systme franais de reconnaissance des maladies professionnelles en perspective historique compareDans beaucoup de cas, le systme des assurances sociales a pein faire pencher la balance du ct dune prise en charge par les employeurs. Il faut, pour le comprendre, situer le cas franais dans une perspective comparative et historique. En stylisant, on voit alors merger, de manire polaire, deux grands rgimes de traitement institutionnel1. dfaut de pouvoir prsenter cet enchanement entre Vichy et la Libration dans ses dtails, nous renvoyons sur ce point Devinck et Rosental (2007a).

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des maladies professionnelles. Plutt que de prtendre dterminer la supriorit de lun sur lautre, il convient den tracer grands traits les caractristiques respectives, et les avantages et inconvnients que chacun recle en matire de reconnaissance et de rparation des maladies professionnelles. Nous prendrons l encore comme terrain de comparaison la silicose, laquelle nous consacrons actuellement un projet international associant plusieurs quipes trangres1. Si nous ne pouvons ce stade quen formuler une esquisse, elle semble toutefois se conrmer au fur et mesure de la recherche et tre transposable dautres affections. De nombreux points communs unissent les pays qui ont eu faire la silicose dans des proportions massives. Le premier est la nosologie et ltiologie complexes de la maladie qui, comme dans le cas de lasbestose, a frein les recherches et la convergence vers un consensus mdical. Outre ces difcults proprement techniques , on doit insister sur le poids des modles mdicaux anciens. Le passage, partir de la n du XIXe sicle, du modle ramazzinien qui dcoupait les maladies par profession (Ramazzini, 1990), luniversalisme du modle microbien a dbouch sur une dprofessionnalisation , parfois durable, des pneumoconioses : la tuberculose, grand au sanitaire de lpoque (Guillaume, 1988), prsente comme une maladie de lespace priv , est venue obscurcir la perception du problme tout au long du premier tiers du XXe sicle, voire au-del. La question des complications et des surinfections y a amplement contribu, en mme temps quelle inscrivait silicose dune part, asbestose dautre part, dans une histoire commune. Labme que reprsentait la tuberculose a conduit, deuxime caractristique, faire de la silicose et des pneumoconioses des maladies ngocies, y compris dans leur dnition mdicale, selon des modalits que Fleck (2005), grand pionnier de la sociologie des sciences, naurait pas dsavoues. Il ny avait rien de plus tentant en effet pour les employeurs et pour leurs experts mdicaux, que dimputer au bacille de Koch et aux conditions de vie censes le favoriser, la morbidit et la mortalit lies linhalation de poussires de silice. Mais deux forces combines les formes institutionnelles de rparation de la maladie et les modles statistiques utiliss ont contribu, sur cette base commune, crer des bifurcations selon les pays. lextrme, et sous rserve de conrmation et de nuances ultrieures, deux schmas nationaux peuvent tre ici opposs terme terme. Le premier, bien dcrit par Markowitz et Rosner (2005) dans le cas amricain, se caractrise par limportance des assurances prives dans lindemnisation, par la place de la judiciarisation et par le recours des modles statistiques1. Paul-Andr Rosental (dir.), tude transnationale dune maladie professionnelle exemplaire : la silicose et la sant au travail en France et dans les pays industrialiss, Rponse lappel projets de recherches 2006 du Programme Sant-environnement-travail (SEST), Agence nationale de la recherche en association avec la Dares.

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exprimentaux , cest--dire qui sefforcent de tester leffet respectif pur des diffrentes variables supposes explicatives sur le phnomne expliquer. Parmi les facteurs de lidentication de la silicose aux tats-Unis dans les premires dcennies du XXe sicle gurent les observations non pas mdicales mais statistiques effectues par les actuaires : la localisation de la tuberculose ne recoupait pas les prsupposs pidmiologiques de lpoque et laissait apparatre une surreprsentation de terrains associs des spcialisations conomiques marques telles les mines. Cette gographie inattendue a pouss les actuaires se rallier lide dune maladie professionnelle distincte de la tuberculose dans ses causes. Ce lien troit entre importance des assurances prives et qualit relative des donnes statistiques constitue, l encore, une dynamique dhistoire longue que lon retrouve de nos jours aux tats-Unis, en croire Askenazy (2004). loppos gurent des pays comme la France, la Belgique, le Luxembourg, les PaysBas. Ce front du refus , honni par les experts du BIT et exclu de la confrence dcisive de Johannesburg qui, en 1930, se donne pour tche dtablir un consensus mdical sur la silicose, partage des caractristiques symtriques de celles qui prcdent : un systme dassurances sociales (maladie ou invalidit notamment) dj relativement bien dvelopp ; un mouvement syndical puissant, relay par des partis progressistes, privilgiant on la vu la lutte collective aux dpens du recours individuel aux tribunaux ; une statistique essentiellement descriptive et dmunie de donnes ables. Faute de statisticiens, le combat pour la reconnaissance de la silicose sy joua dans une enceinte essentiellement mdicale, quil tait relativement ais aux employeurs dessayer de dominer, en circonvenant des grands mandarins spcialistes des domaines mdicaux concerns. chacun de ces deux modles correspond un rglement distinct du problme de la silicose : aux tats-Unis, une lgislation (par ailleurs clate entre tats) qui cherche dissuader nancirement plutt qu interdire, et dont le degr dapplication dpend fortement du contexte conomique et politique. Si la maladie, comme on la vu, devient dans les annes 1930 une cause nationale, cest que, chmage massif aidant, les salaris contamins ne perdent rien se retourner, pour indemnisation, contre leurs anciens employeurs. En France et dans ses voisins du nord-est, deux issues sont proposes au problme. La premire, pratique en Belgique, consiste dverser en bloc la rparation nancire de la silicose lassurance sociale invalidit. Faisant dune reconnaissance mdicale de la silicose bien avance dans le royaume dans les annes 1930, elle consacre son traitement social et conomique, plutt qupidmiologique : loption retenue fait de la Belgique le dernier grand pays industrialis reconnatre lexistence de la silicose en 1963, sous la pression des mineurs italiens comme on la vu prcdemment (Geerkens, 2007). En France, pour la seconde, les forces politiques associes au gouvernement provisoire de la Libration ont beau jeu de prsenter la reconnaissance de la silicose en36

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1945 comme une conqute ouvrire : par contraste avec un pays comme la Belgique, cest aux houillres quincombe le ddommagement de leurs salaris. Mais, outre le voile pudiquement jet sur le rle de Vichy, larrangement franais consiste accorder une reconnaissance minimale, conditionnelle et restrictive, qui en pratique laisse aux rapports de force sociaux ultrieurs le soin de dterminer la qualit effective de la rparation. la diffrence de la Belgique, la silicose existe en France, mais sous forme de compromis. Lquilibre, a priori prcaire pour les salaris, est rompu ds les dcrets Lacoste qui, en 1948, donnent en pratique aux houillres un rle de contrle et dvaluation mdicale des demandes en reconnaissance de silicose. Il existe, ds lors, silicotiques et silicotiques . Les premiers ont simplement contract la maladie, les seconds disposent en outre dun statut, ils entament une carrire de papier (Spire, 2005) qui commence on ne peut plus modestement, avec une invalidit reconnue un taux de 0 %, et des indemnits nancires galement nulles. Sil fait sens malgr tout pour les mineurs, cest que ce statut leur permet, par des rengociations annuelles de leur taux dinvalidit, de bncier de primes croissantes, de remonter plus rapidement (mais pas immdiatement) la surface, mais surtout desprer pour leurs proches une forme de protection, protection non systmatique puisque le versement dindemnits impose aux ayants droit dtablir que le dcs est effectivement d la silicose plutt qu une autre cause.

ConclusionLe cas amricain a valeur exprimentale : le comprendre est fondamental pour valuer (cest lune des questions dbattues de nos jours dans la foule des procs lis lamiante) les avantages et les inconvnients dun glissement du rglementaire vers le judiciaire, en matire de lutte pour la sant au travail. Signicativement, la question de la silicose aux tats-Unis sestompe aprs le New Deal, mesure que lassurance maladie y prend de lampleur, pour resurgir, la n du XXe sicle, avec laffaiblissement de la protection sociale : celui-ci se traduit par une multiplication de procs souvent mdiatiss. Cependant, montrer que, lorsquils existent, les systmes ambitieux de protection sociale collective servent souvent attnuer voire ponger le problme pos par les maladies professionnelles, en en basculant le cot des employeurs vers la collectivit, permet certes de dissiper des illusions ventuelles, mais pas de pointer avec certitude la voie dune solution plus efcace pour lutter contre les pathologies professionnelles. En perspective comparative, la faiblesse structurelle de la sant au travail qui, dans la plupart des pays industrialiss, constitue le maillon le plus fragile de la protection

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sanitaire et sociale malgr la diversit des rgimes1, amne en effet sinterroger avec la plus grande circonspection sur lefcacit relative des diffrents canaux (administratif, politique, judiciaire, assurantiel, parlementaire ou syndical), de reconnaissance et de rparation nancire des maladies professionnelles. Cest plutt cette faiblesse mme qui, dans une perspective transnationale, doit interroger les recherches venir. Outre la comparaison des rgimes de prvention et de rparation, la question de lagency, cest--dire pour tenter de rendre le sens dun terme intraduisible des rapports de force entre partenaires concerns et de la capacit mobiliser des fractions actives de la socit civile, doit tre place non seulement au cur de toute analyse mais aussi, croyons-nous une poque o le dossier est lordre du jour, de toute rforme de la sant au travail. Celle-ci suppose une connaissance des mcanismes historiques, la fois pour leur valeur explicative de la situation prsente et pour leur porte exprimentale. Malgr leur sophistication, les modles proposs de nos jours pour pointer lmergence dun nouveau rgime de reconnaissance et de rparation des maladies professionnelles, tendent pour une part hypostasier des volutions de trs court terme et oublier que des mcanismes comparables ceux daujourdhui se sont drouls dans le pass. Pour tirer pleinement parti de la richesse des observations empiriques qui les fondent, il convient de faire la part entre des innovations indubitables comme la marche vers la judiciarisation et des transformations rsidant plus dans le changement du paysage institutionnel, que dans les dynamiques quil autorise comme dans le cas du rgime dexpertise. Une cl de cette rexion gnrale est la place de la dimension transnationale dans la gestion du problme. Souvent omis dtudes volontiers franco-franaises, le rle des organismes internationaux (BIT, OMS, UE, etc.), y compris associatifs et syndicaux, ne fait, lui aussi, que rejouer une leon de lhistoire longue.

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