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UNIVERSITE CLAUDE BERNARD - LYON I FACULTE DE PHARMACIE INSTITUT DES SCIENCES PHARMACEUTIQUES ET BIOLOGIQUES Thèse n°73 Pour le DIPLOME D ETAT DE DOCTEUR EN PHARMACIE Présentée et soutenue publiquement le 8 Juillet 2005 Par Pierre-Marie David Né le 23 Juillet 1979 A Thonon-les-bains ****** Emergence et généralisation de l accès aux traitements contre le VIH/Sida dans les pays en développement ; Une analyse socio-économique critique des problématiques liées au passage à plus large échelle des thérapies antirétrovirales ****** JURY M. LOCHER François, Professeur Mme DEGUI Hélène, Docteur en pharmacie M. MAIRE Pascal, Pharmacien des hôpitaux M. DE LEMOS Guilherme, Responsable de formation ENSP M. MATHONNAT Jacky, Professeur

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UNIVERSITE CLAUDE BERNARD - LYON I FACULTE DE PHARMACIE

INSTITUT DES SCIENCES PHARMACEUTIQUES ET BIOLOGIQUES

Thèse n°73

Pour le DIPLOME D ETAT DE DOCTEUR EN PHARMACIE

Présentée et soutenue publiquement le 8 Juillet 2005

Par

Pierre-Marie David

Né le 23 Juillet 1979

A Thonon-les-bains

******

Emergence et généralisation de l accès aux traitements contre le

VIH/Sida dans les pays en développement ;

Une analyse socio-économique critique des problématiques liées au passage à plus large échelle

des thérapies antirétrovirales

******

JURY

M. LOCHER François, Professeur Mme DEGUI Hélène, Docteur en pharmacie M. MAIRE Pascal, Pharmacien des hôpitaux

M. DE LEMOS Guilherme, Responsable de formation ENSP M. MATHONNAT Jacky, Professeur

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Table des matières :

UNIVERSITE CLAUDE BERNARD LYON I ISPB, FACULTE DE PHARMACIE 3

REMERCIEMENTS 8

INTRODUCTION 9

I) DEUX PARADIGMES POUR L ACCES AUX ARV : ARGUMENTS ET CONTRE-ARGUMENTS 12

1.1 PREMIER PARADIGME : L ACCES AUX TRAITEMENTS COMME UNE UTOPIE 13 1.1.1 INSUFFISANCE DES RESSOURCES 13 1.1.2 REFORME DES SYSTEMES DE SANTE 13 1.1.3 « PREVENTIF VS. CURATIF » 14 1.1.4 POSITION DE L INDUSTRIE PHARMACEUTIQUE 15 1.1.5 IDEOLOGIE 16 1.2 DEUXIEME PARADIGME : ACCES GENERALISE AUX TRAITEMENTS 18 1.2.1 AFFIRMATION D UN « DROIT » DES MALADES 18 1.2.2 ARV ET BIEN PUBLIC GLOBAL 20 1.2.3 CHANGEMENTS DE PERSPECTIVE ECONOMIQUE 21 1.3 CONCLUSIONS ET CONSEQUENCES DE CE PASSAGE D UN PARADIGME A

L AUTRE 25 1.3.1. L ACCES GENERALISE : UNE REPONSE « CONSTRUITE » 25 1.3.2. CARACTERISTIQUES DU NOUVEAU PARADIGME 26 1.3.3. CONDITIONS DE REUSSITE D UN ACCES GENERALISE 28

II) LES DEFIS A RELEVER 31

2.1 PROPRIETE INTELLECTUELLE ET MONDIALISATION 32 2.1.1. LES ADPIC 32 2.1.2. RAPPORT DE FORCE NORD/SUD 33 2.1.3. DROIT DES BREVETS VS. « DROIT » DES MALADES 34 2.1.4. ENJEUX DE L APPLICATION DES ADPIC 35 2.1.5. AVENIR DES ADPIC 36 2.2 LES TYPES DE FINANCEMENT ET LEURS IMPLICATIONS 39 2.2.1. FINANCEMENT PUBLIC NATIONAL 41 2.2.2. FINANCEMENT PRIVE NATIONAL 43 i) Le paiement des usagers 43 ii) La solution assurantielle 43 iii) Entreprises privées 43 2.2.3. FINANCEMENT PRIVE INTERNATIONAL 44

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i) ONG internationales 44 ii) Fondations 45 2.2.4. FINANCEMENT PUBLIC INTERNATIONAL 46 i) Annulation de la dette 47 ii) La Banque Mondiale 47 iii) Le Fonds Global 48 iv) Le PEPFAR 50 v) Aide bilatérale 51 2.3 L EQUITE COMME CRITERE DANS LES POLITIQUES D ACCES 53 2.3.1 INTRODUCTION 53 2.3.2 CIBLAGE DES POPULATIONS VULNERABLES 54 2.3.3 CONSENSUS SOCIETAL POUR FONDER L EQUITE 55 2.3.4 EQUITE PAR LE RECOUVREMENT DES COUTS : DU CONCEPT

56 2.3.5 A LA MESURE. 57 2.3.6 GRATUITE POUR PRESERVER L EQUITE ? 58 2.3.7 GRATUITE VS RECOUVREMENT DES COUTS 59 2.3.8 VERS UNE EQUITE MONDIALE ? 60

III) ETATS DES LIEUX, OBSTACLES ET PERSPECTIVES DU PASSAGE A LARGE ECHELLE 63

3.1 ACCES AUX ARV FIN 2004 : ETAT DES LIEUX ENCOURAGEANT

63 3.1.1 PROPRIETE INTELLECTUELLE 64 Possibilités d application des accords ADPIC pour les pays les mettant en place en 2005 65 3.1.2 FINANCEMENT 65 3.1.3 EQUITE 66 3.2 MAIS UNE FAIBLESSE MARQUEE DES SYSTEMES DE SANTE 68 3.2.1 CRISE DES RESSOURCES HUMAINES 69 3.2.2 SOLUTIONS 71 3.3 PRATIQUE DE L AIDE AU DEVELOPPEMENT A REPENSER 73 3.3.1 APPROPRIATION 74 3.3.2 ALIGNEMENT 75 3.3.3 HARMONISATION 76

CONCLUSION 78

BIBLIOGRAPHIE 80

INTERNET 83

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Université Claude Bernard Lyon I ISPB, Faculté de pharmacie

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Remerciements :

Je tiens à remercier tout d abord généralement les membres du jury pour leur disponibilité et le regard expert qu il portent sur ce travail.

Plus spécifiquement, je remercie François Locher, doyen de la faculté de pharmacie, Président du jury, pour son écoute et ses conseils tout au long de ces années à la faculté ; Hélène Degui, directrice de la CHMP de Clermont Ferrand et de cette thèse, d avoir accepté de m accompagner dans ce travail ; Jacky Mathonnat et Martine Audibert responsables du Master passionnant « économie de la santé dans les pays en développement » à Clermont-Ferrand ; Pascal Maire, pharmacien à l hôpital A. Charial, pour un stage hospitalier éclectique et épanouissant entre philosophie du vivant, anthropologie, pharmacocinétique et aéronautique ; et Guilherme de Lemos d avoir accepté de participer à ce jury en y apportant son expertise du circuit du médicament en France comme dans les pays en développement.

De nombreuses réflexions s inspirent d un stage réalisé durant l automne 2004 au Cambodge avec l OMS. Je remercie donc toute l équipe de l OMS du bureau de Phnom Penh pour leur encadrement et les discussions passionnantes sur les problématiques de développement en général et d accès aux traitements contre le VIH/Sida en particulier.

Enfin un grand merci à Julien pour la « colocation », ainsi qu à Luc, Julien, Vincent et Kelly pour leur relecture éclairée.

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Introduction :

Les traitements véritablement efficaces contre le sida ont commencé à se généraliser

dans les pays développés à partir de 1996, après l annonce faite, lors de la conférence de

Vancouver, de l efficacité reconnue des trithérapies antirétrovirales (combinaisons de trois

molécules pour empêcher le virus de se multiplier et diminuer la charge virale1). Néanmoins,

ces traitements ne sont pas, à proprement parler, curatifs puisqu ils ne permettent pas de se

débarrasser complètement du virus. Ils sont donc à prendre à vie comme pour une pathologie

chronique. De plus, la prise du traitement en continu (observance) est décisive dans sa

réussite, compte tenu des adaptations du virus le rendant résistant. Pour éviter les adaptations

du virus, c est l organisation du traitement qui doit s adapter à partir du comptage des cellules

immunitaires, de l évaluation de la quantité de virus dans le sang, de l analyse des effets

secondaires des traitements mais aussi du suivi psycho-social pour soutenir le patient. Ce

suivi thérapeutique, au sens large, fait partie intégrante du traitement des malades du

VIH/Sida. En ceci, les médicaments antirétroviraux (ARV) ne constituent qu une partie de la

prise en charge des patients. Autrement dit, le traitement du malade ne se résume pas au

traitement de la maladie.

Les médicaments ont toutefois mobilisé l attention dans la problématique de l accès

aux traitements du VIH/Sida au Nord comme au Sud, même si les raisons étaient

profondément différentes.

Au Nord, il s agissait avant tout de favoriser la recherche pour trouver ces

médicaments, notamment par une mobilisation des chercheurs du secteur public comme du

secteur privé, mais aussi des associations de malades pour organiser la prévention, attirer

l attention publique et réunir des fonds2. Les médicaments trouvés, le problème de

généralisation de leur accès tenait à une production suffisante, rapidement assurée par la prise

en charge financière des malades par les systèmes de santé et d assurance sociale.

La problématique de l accès aux traitements s est présentée de manière radicalement

différente dans les pays en développement : les médicaments existaient mais leurs prix étaient

trop élevés. De plus, le suivi technique, dans des systèmes de santé relativement faibles,

constituait également un obstacle à l accès aux traitements. Cette problématique a vraiment

pris une ampleur mondiale dans la mesure où il a été reconnu que, concernant cette maladie,

les traitements étaient au Nord et les malades au Sud. Toutefois, en juin 2001, lors de

1 La charge virale est le nombre de copies du virus par ml de sang. 2 Pollak M., Histoire d une cause in L homme contaminé dirigé par C. Thiaudière, Ed. Autrement, Paris, 1992.

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l Assemblée Générale des Nations-Unies, l ensemble des pays s engage à lutter contre le sida

par tous les moyens, y compris le traitement. On peut alors se demander comment cette

réponse au sida par les traitements a émergé, alors que la prévention restait jusqu alors la

seule stratégie de lutte contre la maladie soutenue par les Etats et les donneurs internationaux.

Par-là, il s agit de questionner cette possibilité même, nouvellement acceptée par la

communauté internationale, d un accès aux traitements dans les pays en développement.

Cette notion d accès reste encore problématique à bien des égards. En effet, elle est

souvent utilisée comme une nécessité normative : « tout le monde doit avoir accès aux

traitements contre le sida », par exemple. Ceci nous renvoie à des normes sous-jacentes

difficiles à justifier, en considération de la diversité des contextes dans lesquels cet accès est

à mettre en uvre, pour être précisément généralisé. Nous montrerons que l accès est moins à

comprendre dans un objectif normatif que dans un ensemble de moyens juridiques, politiques

ou économiques. Nous définirons ainsi l accès comme « le chemin pour aller vers », accès

plus ou moins difficile, accès plus ou moins escarpé, accès qui n est pas forcément évident de

prime abord. Il s agira ainsi pour nous de mettre l accent sur les moyens, sur la manière et sur

la méthode pour « se rendre vers » le but affiché : traiter tous les malades des pays en

développement. La généralisation de l accès aux traitements est un processus qui est long et

complexe, et passe par un travail de mise en forme de problèmes économiques, sociaux,

politiques et éthiques. Quels sont donc ces problèmes ? Quels sont les moyens pour y

répondre et quels sont les plus appropriés ?

Nous nous attacherons à développer le contexte plus général dans lequel s inscrit

l accès aux traitements contre le sida dans les pays en développement avec ce regard critique

qui consiste à dire : accès aux traitements contre le VIH/Sida, mais pour quoi ? Tout d abord

pourquoi : comment cet accès aux médicaments et aux traitements est-il devenu une forme

légitime de lutte contre le sida dans les pays en développement ? Mais aussi pour quoi ?

C est-à-dire les valeurs positives que cet accès généralisé aux traitements est susceptible

d entraîner dans les pays en développement en termes de soutien au système de santé, de

durabilité et de continuité de l aide au développement ou encore d appropriation des stratégies

par les pays touchés. Voilà la perspective avec laquelle nous traiterons les moyens à mettre en

uvre pour atteindre un accès généralisé aux traitements contre le VIH/Sida.

Pour répondre à ces questions, nous verrons, premièrement, sur quels types

d arguments s est fondé l accès aux traitements dans les pays en développement pour devenir

un paradigme acceptable. Ensuite, dans un deuxième temps, nous préciserons les grands défis

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à relever sur ce « chemin vers » une généralisation des traitements : droit des brevets dans la

mondialisation, les différents types de financement et leurs implications, et l équité comme

critère de politiques d accès. Enfin, dans la dernière partie nous ferons un état des lieux de

l accès aux traitements et présenterons les principaux obstacles pour réaliser positivement

cette lutte contre la maladie : pour les malades, pour le pays touché et pour une nouvelle

approche du développement.

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I) Deux paradigmes pour l accès aux ARV : arguments et contre-

arguments

Pour comprendre comment la communauté internationale dans son ensemble (Etats,

Organisations internationales et non-gouvernementales, industrie pharmaceutique,

associations de malades et société civile plus généralement) en est arrivé à admettre la

possibilité de généraliser les traitements ARV aux pays en développement, l analyse de

l accès à ces médicaments ne peut se passer d une réflexion concernant la toile de fond

intellectuelle et historique dans laquelle elle s inscrit. Deux paradigmes, que nous définissons

comme des modèles de pensée organisés autour d arguments faisant système, émergent d une

telle approche. Le premier est l impossibilité d un accès généralisé aux pays en

développement, compte tenu de leurs insuffisances multiples (faiblesse des structures, des

ressources humaines, des institutions ) perçues comme insurmontables ; paradigme encore

dominant jusqu à récemment et ayant certainement empêché d une certaine manière de penser

le second3. Le second, sur lequel s appuie un certain nombre d initiatives internationales

comme le plan « 3 pour 5 »4, est non seulement la possibilité mais aussi la nécessité de

généraliser l accès aux ARV dans les pays en développement. Des positions idéologiques

fortes et des dispositions pratiques à l action ou à l inaction- en découlent ; préciser chacun

de ces paradigmes nous permettra de mieux comprendre le chemin vers l accès aux

médicaments contre le Sida dans les pays en développement.

3 En effet, tout paradigme, en faisant la lumière sur un certain nombre de points, crée de manière inévitable des zones d ombres, qui sont alors autant d

« obstacles épistémologiques » à surmonter pour penser les choses différemment. En ceci, nous essayons de suivre la démarche posée par G. Bachelard dans La formation de l esprit scientifique. 4 Plan conjoint de l OMS et de l ONUSIDA ayant pour objectif de traiter 3 millions de malades des pays en développement à la fin de 2005. Voir Treating 3 million by 2005, Making it happen qui décrit la stratégie OMS pour atteindre cet objectif.

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1.1 Premier paradigme : l accès aux traitements comme une utopie

1.1.1 Insuffisance des ressources

L insuffisance des ressources par rapport aux prix des traitements est un des

arguments principaux de ce paradigme. En effet, les premières trithérapies, mises sur le

marché en 1995, revenaient entre 15 000 et 20 000 $ par an et par malade, contre un

PIB/Habitant annuel dépassant rarement le millier de dollars pour les pays d Afrique Sub-

saharienne les plus pauvres et les plus affectés par le VIH. Généralement, la limitation des

ressources dans les pays en développement amenait les gouvernements à mettre l accent sur

d autres stratégies que le traitement à vie et très coûteux d une maladie touchant une

population dont la capacité à prendre en charge la dépense de soins restait très faible. Cette

capacité était devenue déterminante dans le contexte d un financement direct des

médicaments par les usagers depuis l Initiative de Bamako en 1987. De plus, la crise

économique des années 1980, causée en partie par la chute des cours des matières premières,

a affecté la majorité des pays d Afrique. Ceci s est traduit par un déficit de la balance des

paiements et un déficit budgétaire limitant grandement la capacité des pays en développement

à importer les médicaments nécessaires à la mise en uvre de stratégies opérationnelles de

santé publique5. Ainsi, le contexte macroéconomique des années 1980 et 1990 dans les pays

en développement venait renforcer une faiblesse relative des ressources par rapport aux pays

développés et rendait impossible, aussi bien aux malades atteints du sida qu aux Etats, l accès

financier aux traitements.

1.1.2 Réforme des systèmes de santé

L accès aux traitements ne se limite toutefois pas aux médicaments. Il implique un

suivi biologique6 et psycho-social, qui lui aussi a un coût7, et demande certaines

infrastructures pour être réalisé. Nous en arrivons là au second argument de poids : le manque

d infrastructures et la faiblesse de l organisation du système de santé nécessitant une réforme

globale. Cette réforme du système de santé a été affichée comme un préalable nécessaire à

5 Dans ce contexte la majorité des ressources extérieures telles que les dons et emprunts ne pouvait être affectée aux dépenses de santé et comblait généralement le déficit budgétaire. 6 Numération des cellules immunitaires CD4/mm³ de sang permettant de déterminer le début du traitement et de monitorer la réponse au traitement. Dans les pays en développement ce test constitue, pour l heure, l essentiel du suivi biologique. 7 Pour le seul suivi biologique, il revient actuellement environ à 150$/an/patient.

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tout financement de traitements par certains bailleurs de fonds. Il est vrai que les insuffisances

plaidant pour une telle réforme sont nombreuses : une forte inégalité d accès aux soins, dont

la qualité n est pas assurée, une insuffisance de financement efficace due à une allocation des

ressources souvent discutable, une grande difficulté à obtenir des informations fiables et utiles

pour planifier une action coordonnée et une déficience institutionnelle et administrative

parfois doublée de problèmes de gouvernance et de corruption. Voici certains des manques les

plus criants de nombreux systèmes de santé, dont l amélioration conditionne le financement

extérieur des traitements. Il est vrai que, compte tenu des précautions nécessaires à prendre en

termes de suivi8, introduire des ARV dans un circuit défaillant pourrait se révéler

catastrophique pour ce qui est des résistances au virus. C est ainsi que de nombreux bailleurs

de fonds ont repoussé la distribution de leur aide au moment où ces réformes seraient

engagées dans le secteur de la santé, et plus généralement au niveau de l Etat. Dans ce

contexte de « réforme nécessaire » mais restant à la discrétion des Etats, il apparaît clairement

que la généralisation des traitements ne pouvait même pas être abordée.

1.1.3 « Préventif vs. Curatif »

Conditionner les traitements pour le sida aux réformes d infrastructures s est

également décliné par cette sentence affichée comme une évidence : « dans les pays en

développement, le sida ce n est pas que de la santé » ; nous renvoyant à la fameuse

problématique « curatif vs. préventif ». En effet, les déterminants socio-économiques sont

fortement corrélés avec cette maladie : le cercle vicieux pauvreté/sida commence à être

documenté9. Certains groupes étant plus vulnérables que d autres, il apparaissait alors logique

que la prévention prenne d autant plus d importance pour ne pas stigmatiser doublement

certaines populations. Nous arrivons ainsi au troisième argument du paradigme de l accès

généralisé aux traitements comme une utopie : le dénigrement du curatif au profit du

préventif. Ceci tient tout d abord aux modalités même de mise en uvre du traitement. Il est

vrai que les traitements pour le VIH, y compris les HAART (Highly Active Anti-Retroviral

Treatment) ne sont pas des traitements curatifs au sens strict du mot10 : ils n éradiquent pas le

8 Suivi biologique que nous avons évoqué, mais aussi suivi du traitement tout au long de la vie, nécessitant des garanties d accès prolongé aux traitements et d observance de ces derniers. 9 Barnet, HIV/AIDS, Human Development and the coming epidemic in the Balkans, Baltic, Russian Federation and the CIS, in Economics of AIDS, p.425.

10 Il aurait été certainement intéressant, pour comprendre les représentations qui sont à la base des deux paradigmes étudiés, d analyser l usage des mots : ce qui en est fait et ce qu ils font faire. Les luttes autour du

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virus et le patient ne peut donc jamais s estimer « guéri ». Le traitement est alors à prendre à

vie dans un contexte pesant pour le patient, d effets secondaires et de possibles résistances du

virus. Ces modalités sont à mettre en lien avec le bénéfice pour le patient en terme de

supplément quantitatif de vie à vivre qui n était ne pouvait être- estimé compte tenu de la

toute récente apparition des trithérapies dans le monde occidental : certains parlaient de

plusieurs mois, d autres de quelques années L issue restait fatale à court ou moyen terme.

La faiblesse des bénéfices et le caractère fortement contraignant du traitement est à

mettre en parallèle avec les avantages de la prévention, a priori plus efficace et beaucoup

moins onéreuse. Cette stratégie permet effectivement de réduire l incidence de la maladie en

généralisant les distributions de préservatifs, en éduquant la population sur les dangers des

relations non-protégées ou encore en ciblant des groupes plus à risques comme les

« travailleurs du sexe », les camionneurs ou les utilisateurs de drogue injectée. Les bénéfices

comptabilisés en nombre de cas évités et donc de vies sauvées (en bonne santé qui plus est)

surpassaient nécessairement ceux attendus par le traitement. La prévention se dégageait

comme la stratégie la plus pertinente d un point de vue coût/efficacité pour les pays en

développement. En s inscrivant dans une problématique économique de type minimisation

des coûts, maximisation de l efficacité, la stratégie curative ne pouvait être soutenable.

1.1.4 Position de l industrie pharmaceutique

La position dominante de l industrie pharmaceutique dans les pays du Nord, seule

productrice de traitements à ce moment là, a également empêché de penser un accès

généralisé aux traitements. Rappelons que le marché mondial du médicament représentait

environ 2500 milliards d euros en 200011 et était en croissance annuelle moyenne d environ

10%12. L Europe occidentale, l Amérique du Nord et le Japon représentent 79% du marché

mondial, ce même ensemble ne représentant que 15% de la population mondiale. De plus, au

palmarès de la rentabilité commerciale et financière, le secteur de l industrie pharmaceutique

terme de « curatif » sont à ce titre significatives du point de vue vis-à-vis de l accès aux traitements. Elles cristallisent l attitude des premiers refusant toute pertinence « curative » des traitements, et des seconds voulant faire accepter les traitements comme « curatifs » d une maladie accédant alors au statut de « chronique », tout comme l hypertension artérielle. Il est évident que les conséquences qui en découlent en termes de stigmatisation des populations touchées sont alors radicalement opposées. Le passage entre deux paradigmes se traduit nécessairement par des luttes et des définitions de mots. Cet aspect exigerait une étude approfondie à part entière sortant du cadre strict de notre propos. 11 Bilan du monde, édition 2002. 12 L industrie pharmaceutique en mutation, Moreau, Rémont, Weinmann, Les études de la documentation française, 2002.

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reste en tête devant le tabac et les télécommunications avec des taux d environ 20% et des

taux de marge proches des 40%13. Ces chiffres reflètent le fabuleux pouvoir de pression de

l industrie pharmaceutique, utilisé au cours des années 1990 sur les gouvernements des pays

industrialisés pour une protection renforcée des brevets au niveau international contre des

politiques préjudiciables à leurs intérêts. Nous reviendrons plus en détails sur le problème de

la propriété intellectuelle dans la mondialisation qui constitue un enjeu clé de la

problématique de l accès généralisé aux traitements. Il convient pour l instant de constater

que, pour l industrie pharmaceutique, compte tenu des taux de marge habituels, le marché des

ARV dans les « pays du Sud » ne pouvait en aucun cas constituer un marché rentable

économiquement14. Et ceci alors que le prix de revient d un ARV (recherche comprise) est

resté et reste- opaque. Les forces de résistance de l industrie pharmaceutique des pays du

Nord ont ainsi joué un rôle déterminant concernant l impossibilité de généraliser les

traitements ; retardant de beaucoup le paradigme maintenant prédominant d un accès

généralisé aux « pays du Sud ». Le président de Pfizer le concédait devant des manifestants

ayant interrompu son discours lors de la conférence de Bangkok par cette phrase proche de

l euphémisme : « Nous avons été lents à offrir des solutions réalistes »15.

1.1.5 Idéologie

Enfin, évoquons les positions idéologiques relatives au développement présentes dans

la réflexion internationale sur le sujet des ARV. Elles peuvent se résumer brièvement en deux

approches que nous nommons en regard de leurs principaux défenseurs. L approche « anglo-

saxonne » très pragmatique, pour qui la notion du bien est relative et fondant ses actions avant

tout sur une faisabilité technique, et l approche continentale pour laquelle il existe un bien

universel sur lequel il faut baser ses actions. L approche anglo-saxonne défendait la thèse

qu il serait irresponsable d introduire les ARV dans les pays en développement ; ceci compte

tenu des difficultés techniques et des incertitudes au niveau du contrôle du circuit du

médicament, mais aussi de l observance des traitements de la part des populations malades.

Ces préoccupations légitimes se mélangeaient avec d autres qui l étaient moins. Ainsi,

certains responsables d agences de développement soulignaient même « le fait que les

13 Idem, p. 130. 14 Ce qui n était pas le cas symboliquement comme l a montré le procès de Pretoria sur lequel nous revenons plus bas. 15 www.essentialdrugs.org

[e-med] Nouvelles sur la conférence sur le SIDA de Bangkok, Des manifestants perturbent la conférence sur le SIDA de Bangkok (consulté le 22/02/05)

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personnes en Afrique n ont pas de montre pour prendre leur traitement »16. On prend alors

conscience que certains archétypes archaïques de l esprit du développement sont certainement

plus résistants que le virus du VIH lui-même !17 Pour ce qui est de l approche désignée

comme « continentale », elle considérait qu il fallait faire fi des contraintes de rareté et

afficher la nécessité d un accès pour tous : au Nord comme au Sud18. Toutefois, refuser les

contraintes différentes qui pèsent sur les pays du Nord et les pays en développement

concernant les ARV, c est aussi refuser de penser le mode opérationnel sur lequel un accès

généralisé peut être réalisé. En ceci, ces deux approches, aussi opposées soient-elles, ont

toutes deux relativement contribué à renforcer dans les faits le paradigme d un accès aux

traitements comme utopique. Dans ce contexte, des affirmations soutenues par Tabo Mbeki,

président de la République Sud Africaine, et répandues en Afrique australe, selon lesquelles le

sida n est pas causé par le VIH et qu il ne s agit là que d un stratagème blanc, ne sont pas

aussi anecdotiques qu il n y paraîtrait. Elles participent de la même manière à empêcher un

regard objectif sur le sida, le malade et son traitement.

Voilà les arguments principaux que nous avons retenus pour essayer de décrire au

mieux le paradigme, prédominant par le passé et ayant toujours court, de généralisation des

traitements comme une utopie. Au fondement de ce paradigme se trouvent une certaine

rationalité économique mais aussi d autres raisons d autant plus fortes que subtiles et parfois

cachées, liées au profit de certains et aux représentations sociales en cours dans les structures

des organes décideurs. Comme c est généralement le cas dans l histoire des idées, un

paradigme peut perdre de l emprise lorsqu un second vient le réfuter19 : c est le cas depuis

quelques années avec la généralisation des traitements aux pays en développement comme

une nécessité.

16 www.essentialdrugs.org [e-med] Barcelona XIV conf. Internationale sur le VIH/Sida (consulté le 30/01/05). 17 La question du sida et de son traitement fait apparaître de nombreuses représentations inconscientes de l esprit occidental du développement qu il ne serait pas inintéressant de psychanalyser, au sens bachelardien, pour comprendre certains échecs retentissants comme celui de l aide au développement dans certains pays. 18 Conviction portée par de nombreuses associations de malades du Nord : Aides, Sidaction, Act-Up

19 De la même façon que Kuhn le décrit dans « la structure des révolutions scientifiques » pour les paradigmes des sciences dures : lorsque les scientifiques ne peuvent ignorer plus longtemps des anomalies qui renversent la situation établie dans la pratique scientifique, alors commencent les investigations extraordinaires qui les conduisent finalement à un nouvel ensemble de convictions, sur une nouvelle base pour la pratique de la science.

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18

1.2 Deuxième paradigme : accès généralisé aux traitements

Ayant beaucoup travaillé sur la relation médecin/patient, Paul Ric ur en problématise

un des aspects dans la formule : « la souffrance est privée, la santé est publique »20. Ce

paradoxe, à ce stade de notre propos, est remarquable en ceci qu il permet d éclairer le

passage entre les deux paradigmes concernant l accès aux traitements. En effet, dans le

paradigme de l accès aux ARV comme utopique, notamment à travers l opposition entre

curatif individuel et préventif collectif, il y a cette idée que la santé ne peut être pensée que de

manière publique, laissant à l individu, dans sa sphère privée, la gestion de la souffrance.

Trouvant cette situation intolérable, les malades se sont regroupés, au Nord tout

d abord mais au Sud par la suite, se mobilisant en associations pour crier leur souffrance

physique, mais aussi leur refus du stigmate social sur la place publique et revendiquer un

« droit à vivre » pour chacun, individuellement. En se mobilisant pour une santé individuelle,

ce mouvement a fait sortir la souffrance de la sphère privée pour l inscrire aussi dans le débat

public. Ainsi, si le premier paradigme se satisfaisait d

« une souffrance privée et d une santé

publique », l émergence du paradigme de l accès pour tous les malades est indissociable de la

revendication d

« une santé privée » par l affirmation d une souffrance devenue publique.

Voyons maintenant plus précisément quels sont les fondements de telles revendications.

1.2.1 Affirmation d un « droit » des malades

On connaissait déjà au Nord l affirmation d un droit aux traitements pour tous,

notamment révélée lorsque l industrie ne pouvait satisfaire aux besoins en médicaments pour

tous les malades et qu avait été évoquée la possibilité d un très controversé tirage au sort. Le

grand changement est l affirmation de ce droit de manière trans-nationale, au Nord comme au

Sud. C est en ce sens que messieurs Chirac et Kouchner interviennent en décembre 1997 lors

de la conférence internationale sur le sida en Afrique (CISMA), organisée en Côte d Ivoire,

pour demander publiquement une mobilisation financière des Etats du Nord pour permettre un

accès aux médicaments contre le sida dans les pays pauvres21. L affirmation d un droit aux

traitements est également soutenu par des réseaux de solidarité entre associations du Nord

et du Sud comme le Réseau Afrique 2000, regroupant 15 organisations, dans 8 pays,

20 P. Ric ur, Préface du code de déontologie médicale français. 21 C est alors que la France lance le FSTI (Fond de Solidarité Thérapeutique International) pour permettre l accès aux traitements contre le sida, y compris les antirétroviraux.

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19

bénéficiant du soutien de AIDES et dont le principal axe d action est de renforcer le plaidoyer

pour l accès aux traitements et aux soins pour tous22, ou le « Global Treatment Acces

Campaign »23 réseau mondial de communication et d organisation pour l accès aux

médicaments essentiels pour le VIH et d autres maladies, fondé à la suite de la conférence de

Durban (juillet 2000) par des militants des pays industrialisés et des pays en développement.

En fait, ce droit des patients, qui n existait pas et n existe toujours pas dans les pays en

développement24, s est affirmé en réponse au droit bien réel celui là, et véritablement

planétaire dans un contexte de mondialisation : le droit de la propriété intellectuelle. Mais on

peut se demander, au fond, quel est l impact réel de l affirmation de ce droit aux traitements

pour tous et en regard de quoi ce droit peut-il trouver une légitimité au niveau international ?

N est ce qu un pur effet d annonce ? Si non, comment a t-il permis de faire avancer les

choses ? L évolution du droit international, telle que l analyse René-Jean Dupuy25, nous

donne des éléments de réponse. Pour lui, cette évolution marque le passage « du monde des

cités à la cité du monde », d une « société relationnelle » faite d Etats où le droit international

vise à régir leurs rapports qu aucune autorité ne vient conditionner, à une « société

institutionnelle » d individus, qui postule un degré de soumission des Etats aux organismes

institués et à des droits individuels inaliénables. Il en découle que les sujets de droit

international ne sont plus simplement les Etats, mais aussi les individus. L avènement des

procédures de type parlementaire au détriment des procédures de type diplomatique sur la

scène internationale va en ce sens. Cette nouvelle perspective d un droit international en

construction pour les individus a certainement joué une part importante dans l impact de la

revendication d un droit aux traitements pour tous.

Les droits s exprimant en dernier ressort dans un tribunal, évoquons le procès de

Pretoria pour illustrer notre propos. Conformément aux accords de l OMC (Organisation

Mondiale du Commerce), une compagnie peut poursuivre un Etat devant l Organe de

règlement des différends. C est ce qu un consortium de 39 firmes pharmaceutiques a fait

contre le gouvernement sud-africain en dénonçant le Medicines Act.. Cette loi, votée en 1997,

légalisait la possibilité d utiliser un brevet dans le domaine médical, sans l accord de son

détenteur, pour faire face à un problème de santé publique. Cette loi représentait, selon le

consortium, une violation des obligations de l Afrique du Sud vis-à-vis des accords de

22 A ce sujet, voir Le sida en Afrique ; des réponses associatives de Sarah de Haro. 23 www.globaltreatmentaccess.org

24 Le droit des malades en France ne date que de la loi du 4 mars 2002 ! 25 Dupuy, R.-J., Le droit international, PUF, 2001.

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20

l OMC. On connaît la vive indignation provoquée par ce procès et la large mobilisation

suscitée : des associations de malades, MSF, la TAC (Treatment Access Campaign) ont pris

parti pour le gouvernement sud-africain, certains gouvernements du Nord ont fait pression sur

les firmes pharmaceutiques, de même que leurs propres employés. Cette mobilisation de la

communauté internationale a forcé les firmes à abandonner leur plainte et à consentir à des

réductions massives des prix des médicaments. Tout s est donc passé comme si la

communauté internationale reconnaissait et affirmait implicitement, contre le droit de la

propriété intellectuelle, un certain droit aux traitements pour tous. Il s en est suivi des

réductions significatives de prix : en mai 2000 Glaxo-Wellcome baisse le prix du Combivir®

de 16 à 2 dollars par jour et cinq des principales firmes s engagent dans le cadre de Access

Initiative pour réduire leur prix dans les pays en développement. Au même moment, le

fabricant indien de médicaments génériques Cipla annonçait une trithérapie pour les pays

pauvres au prix de 1 dollar par jour ; Merck et Bristol-Myers Squibb proposaient alors des

ARV à prix coûtant et en deçà26. Néanmoins, on peut peut-être regretter que ce procès ne soit

pas allé à son terme. En effet, le droit des malades aux traitements est resté implicite alors

qu il aurait pu faire l objet d une décision de justice et ainsi ouvrir la voie vers une

jurisprudence en ce sens.

1.2.2 ARV et bien public global

Les retombées montrent combien cet épisode de l affirmation d un droit a été

fondateur dans l émergence d un nouveau paradigme : « Accès généralisé pour tous ». On

remarque au passage que c est bien l affirmation d un droit aux traitements pour tous qui a

entraîné les conditions de sa possibilité par des réductions de prix massives et non l inverse.

Nous reviendrons plus loin sur les conséquences économiques de cette réduction des prix.

Poursuivons notre analyse des fondements de ce paradigme en déclinant la thématique du

droit sur un plan plus économique: la santé comme bien public global. Deux enjeux

politiques conduisent à considérer la santé comme un bien public global : réduire les écarts

entre le Nord et le Sud et rendre accessible au Sud des produits qui ne sont disponibles qu au

Nord. Le bien public revêt deux propriétés essentielles27 : la non-rivalité au niveau de la

consommation et la non-exclusivité de ses bénéfices. Le caractère « global » renvoie aux

26 Crixivan® et Stocrin® pour Merck, et Videx® et Zerit® pour Bristol-Myers Squibb. 27 Mills, A. La science et la technologie en tant que biens publics globaux : s attaquer aux maladies prioritaires des pays pauvres, 2003.

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critères suivant : des bénéficiaires qui résident dans plus d un groupe de pays, des bénéfices

qui atteignent une grande partie de la population mondiale, aussi bien au Nord qu au Sud et

des bénéficiaires qui comprennent des générations futures. D après cette définition, il semble

bien que le contrôle d une maladie contagieuse telle que le sida soit de l ordre d un bien

public global

même s il agit plus justement de la lutte contre un mal public global-. La

généralisation des traitements peut dès lors se trouver justifiée comme une des stratégies de

prise en charge de ce bien, au même titre que la prévention. Ainsi, l apparition du concept de

bien public global à la fin des années 1990 a permis de fonder, un peu plus, le nouveau

paradigme en réservant un traitement économique spécial à certains biens publics tels que la

santé, impliquant des médicaments tels que les antirétroviraux. Pour G. Velasquez, alors

coordinateur du programme d accès aux médicaments pour l OMS, il s agit même de

l ensemble des médicaments essentiels qui seraient à considérer comme un « bien public à

l échelle mondiale »28. Même si les conséquences pratiques d une telle proposition restent

difficilement envisageables (abolition des brevets, réorienter l industrie pharmaceutique vers

la seule amélioration de la santé publique ), il est important de noter le changement de

traitement du médicament que propose un tel point de vue. Le médicament ne pourrait dès

lors plus être pensé comme une simple marchandise.

1.2.3 Changements de perspective économique

Le concept de bien public global fait partie d un changement plus général dans la

théorie économique qui est venu renforcer l idée qu il était nécessaire de soutenir un accès

généralisé aux traitements contre le VIH. Depuis les années 1920, la croissance, moteur

d accumulation des richesses et donc de développement, avait toujours été saisie comme

résultant de facteurs exogènes, c est-à-dire extérieurs au modèle, comme le volume

d investissements ou le progrès technique. La théorie de la croissance endogène29 (qui ne date

que de la fin des années 8030) intègre des facteurs explicatifs tels que les externalités, les

rendements croissants, l effort de recherche, la formation ou les dépenses publiques. Cette

théorie met l accent sur la pluralité des formes de capital : physique, humain, technologique

tels que les stocks de connaissances et de savoir-faire. Ces différentes formes de capital ont la

28 G. Velasquez, « Les médicaments, un bien public mondial ? », Manière de Voir, n°73, p.70. 29 Pour plus de détails, voir l ouvrage de Jones, Théorie de la croissance endogène, De Boeck, 2000 30 Romer et Lucas en posent les fondements dans leur article respectif: "Increasing returns and long-run growth", journal of political economy, 1986 et "On the mechanics of economic development", Journal of Monatory Economics, 1988.

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propriété de générer des externalités, c est-à-dire des avantages gratuits à d autres agents que

ceux qui réalisent les investissements. Les secteurs sociaux, tels que la santé et l éducation,

précédemment considérés comme improductifs, se retrouvent ainsi mis au centre de toute

politique de croissance durable. Concernant la question du sida, il s agit d une avancée

symbolique importante et d une réfutation de l argument de non rentabilité des traitements

présent dans le paradigme précédent. Indépendamment des ravages économiques maintenant

constatés, causés par la pandémie, cette théorie de la croissance endogène opère un véritable

renversement de la pensée économique en ceci qu elle permet de penser, a priori, les

conséquences socio-économiques d un phénomène comme le sida. Elle permet ainsi de

constituer un argument de poids au paradigme de la généralisation des traitements en mettant

l accent sur les maîtres d école sauvés, les médecins et les infirmières qui pourront continuer

d exercer, les pères et les mères qui seront tout simplement là pour leurs enfants et les

conséquences socio-économiques que tout cela a sur une société et ce que cela « représente »

pour elle31.

C est en partie sur de tels arguments que la Banque Mondiale reconnaît en 2000 la

crise de développement liée au VIH et la nécessité d intensifier la lutte contre la maladie32.

Enfin, développons l argument de rationalité économique qui sous-tend le principe

d un accès généralisé pour tous aux traitements par ARV. Cette position est soutenue par un

groupe actif de chercheurs33 en liaison avec l Agence Nationale de Recherche sur le Sida. Ils

développent l idée que, sous certaines conditions, les arguments pour un accès aux traitements

ne sont pas qu éthiques et peuvent être de l ordre d un choix économique rationnel34. Dans

son intervention, lors de la deuxième conférence de l IAS sur le VIH à Paris en 200335, Moatti

développait six arguments en ce sens :

- Des prix différentiels pour les traitements au Nord et au Sud peuvent être

obtenus par les mécanismes d un marché compétitif (rendant ainsi caduque

l argument du financement de la recherche)

31 Voir à ce sujet Drohin et al., AIDS and economic growth in Africa : a critical assessment of the base case scenario apraoch, in Economics of AIDS, p. 383-412 qui montre que l analyse par les modèles de croissance endogène, pour un choc épidémiologique tel que le sida, produit des diagnostics plus riches et plus précis. 32 World Bank, Intensifier la lutte contre le VIH/SIDA en Afrique : faire face à une crise de développement. 2000.

33 Moatti, Coriat, Souteyrand, Barnett, Dumoulin, Flori co-auteurs de Economics of AIDS and access to HIV/AIDS care in developping countries. Issues and challenges. ANRS, Collection Sciences Sociales et SIDA, Paris, 2003. 34 Op. Cit. p. 249. 35 Disponible en ligne sur le site de l ANRS.

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23

- Les intérêts privés de la propriété intellectuelle doivent être mis en balance

avec la santé publique et les biens publics globaux (évoqués précédemment)

- Prévention et traitement ne sont pas substituables mais complémentaires et

synergiques (à la différence des pays développés36, il semblerait que dans les

pays en développement, les personnes sous traitements aient des

comportements sexuels plus sûrs37)

- La thérapie anti-rétrovirale peut être coût/efficace en comparaison à d autres

stratégies dans les pays en développement (nous y reviendrons plus bas)

- L impact macro-économique du sida sur le capital humain et le

développement est potentiellement catastrophique

- L analyse économique peut aider à promouvoir l équité dans l accès aux

traitements.

Ces arguments sont autant de critiques aux positions de certains économistes refusant

systématiquement la solution du traitement comme économiquement viable. La revendication

faite du « bon usage »38 de l analyse coût/efficacité est à ce titre significative du passage entre

les deux paradigmes. En effet, certains économistes affirmaient que les traitements ne

pouvaient être coût/efficace par rapport à une autre stratégie, et ce, même avec des thérapies

moins chères. Toutefois, ces études étaient montées sans prendre en compte les coûts indirects

relatifs à la perte de productivité associée à la morbidité, relatifs aux difficultés de réaliser une

véritable prévention dans des pays où les barrières socio-culturelles étaient difficiles à faire

tomber, mais aussi relatifs aux retombées positives des traitements en terme de

comportements sexuels. La prise en compte de ce type d éléments remet en cause les

certitudes premières comme le montrent les entreprises privées qui financent les thérapies de

leurs ouvriers39. Dans cette perspective, la généralisation des traitements pourrait avoir

émergé en s inscrivant dans une autre rationalité économique autant que dans l affirmation

d un droit.

36 Cela restant toutefois à prouver comme le montre Bouhnik (2002). 37 L étude citée fut réalisée dans un hôpital ivoirien en janvier 2000, voir Katsenstein, Laga, Moatti, The evaluation of the HIV/AIDS drug access initiatives in Cote d Ivoire, Senegal and Uganda : how access to antiretroviral treatment can become feasible in Africa in AIDS, vol.17 supplément, juillet 2003. 38 En effet, dans l ouvrage de l ANRS, un paragraphe est consacré au « mistaken use of the « cost-effectiveness » argument », p.249 Op. cit. 39 Barnett, et al., The private sector responds to the epidemic :Debswana a local benchmark, Geneva: UNAIDS, Septembre 2002.

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24

Le changement de paradigme est officialisé en juin 2001 lors de l Assemblée

Générale extraordinaire des Nations Unies, où les chefs d Etat et les représentants de

gouvernements s engagent « à titre prioritaire, [à] assurer progressivement et de manière

durable le niveau de traitement du VIH le plus élevé possible, en ce qui concerne notamment

la prévention et le traitement des infections opportunistes et l utilisation effective de thérapies

antirétrivirales

»40.

40 Résolution adoptée par l Assemblée générale, 27 juin 2001.

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25

1.3 Conclusions et conséquences de ce passage d un paradigme à l autre

1.3.1. L accès généralisé : une réponse « construite »

Cette description des arguments fondant les deux principaux paradigmes, quant à

l accès aux ARV, nous a permis de comprendre que la généralisation des traitements aux pays

en développement ne peut en aucun cas relever de la simple affirmation de valeurs

humanitaires altruistes

aussi pertinentes et aimables soient-elles

mais qu il s agit de

l aboutissement (ou d une étape) d un processus complexe n ayant rien d évident. Plusieurs

raisons à ceci : tout d abord les obstacles épistémologiques propres au paradigme dominant

précédent qui, en faisant la lumière sur un certain nombre de points

ici l insuffisance des

ressources, des infrastructures, des ressources humaines et la nécessité de la prévention ,

contribuent à créer aussi certaines zones d ombre en empêchant de poser certains problèmes

comme les conditions qui rendraient l accès aux traitements possible. D autre part,

l affirmation de la nécessité de généraliser les traitements aux pays en développement dans la

sphère publique et scientifique (médicale ou économique) n allait pas de soi et exigeait la

maîtrise d outils, de méthodes et la mise en uvre d actions, lui conférant lisibilité et

crédibilité. Ce fut le cas grâce notamment au procès de Pretoria, aux études montrant la bonne

observance des traitements dans les pays en développement ou encore à l analyse

coûts/efficacité précédemment évoquée.

Tel qu il se révèle à nous aujourd hui, le paradigme de l accès aux traitements à large

échelle est le fruit de ce processus de réaction au paradigme précédent et d interaction entre

activistes, société civile, scientifiques, industriels et politiques. De la même manière que notre

connaissance de cette maladie émergente41 s est construite en relation avec le contexte de sa

découverte, la réponse de généralisation des traitements est le résultat d un travail de

construction, de cristallisation, d agencement, inscrit dans un contexte donné. Nous en

verrons les conséquences sur sa mise en place.

Un deuxième point sur lequel nous voudrions insister dans le changement de

paradigme décrit, est celui de remettre la santé au centre dans ce problème. En effet, il n est

plus possible aujourd hui de conditionner l accès aux traitements à une réforme du système de

santé sous prétexte que « le sida ce n est pas que de la santé ». Evidemment, le financement et

les modalités d un tel accès, sur lesquels nous reviendrons, doivent être l occasion de remettre

41 Voir à ce sujet Le concept de maladie émergente in Hist. Phil. Life Sci., 15 (1993), 281-296 par M. Grmek qui s inspire du sida qu il a beaucoup étudié.

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à plat certains aspects des systèmes de santé. Mais dans certains pays le traitement est, ou

devient, une priorité. En effet, dans certains pays comme le Swaziland où plus d un adulte sur

trois est infecté, l accès aux traitements est la réponse inconditionnelle pour la survie même

de la nation. Bien que ce cas soit extrême, il nous renvoie plus généralement au fait que « le

sida ce n est pas que de la santé, mais c est aussi de la santé ». A ce titre, l accès aux

traitements à large échelle apparaît comme la prise en charge légitime d un problème qui

demeure avant tout un problème de santé publique, au même titre que la prévention ou la

recherche pour un vaccin.

Ce n est pas pour autant que le savoir économique disparaît de la problématique.

Simplement il se retrouve encastré42 dans une problématique plus large qui n est plus « peut-

on généraliser les traitements dans les pays en voie de développement ?» mais « comment

généraliser l accès aux traitements dans les pays en voie de développement ? ». La question

de savoir s il est coût/efficace de traiter une personne vivant avec le VIH est devenue caduque

au profit de questions plus fondamentales comme de savoir comment réduire le coût des

traitements ou de mobiliser les fonds nécessaires à ce traitement. Ces nouvelles questions

désignent implicitement les nouveaux défis à relever que nous verrons par la suite.

1.3.2. Caractéristiques du nouveau paradigme

L évolution que nous décrivons est également le passage entre un paradigme de

l inaction à un paradigme de l action. Il est vrai qu affirmer la sécurité totale du circuit du

médicament et la réforme globale du système de santé dans sa globalité comme condition

préalable est le meilleur moyen que rien ne soit fait. A sa différence, le paradigme de la

généralisation de l accès porte théoriquement les bases de sa mise en place de manière

pratique. En effet, en montrant qu il y a une justification non seulement éthique, mais aussi

économique à la mise à disposition des traitements, ce paradigme incite les décideurs

politiques à penser des solutions pour étendre ou démarrer- l accès aux thérapies

antirétrovirales. L Assemblée Générale des Nations Unies de juin 2001 allait dans ce sens en

reconnaissant le besoin de mettre en place des politiques nationales soutenues par des

stratégies régionales ou internationales pour réunir les facteurs propices à l obtention d ARV.

42 Terme repris de K Polanyi dans « La Grande Transformation » où il montre comment l économie s est « désencastrée » du social, s est autonomisée pour ne plus être un outil au service des problématiques sociales, mais la référence guidant les réformes. Ceci s est traduit au cours du XIXème siècle en Grande Bretagne par l amendement des poor laws, des corn laws et de la loi de Speenhamland qui assuraient un revenu minimum aux pauvres et aux agriculteurs ainsi qu une régulation du marché du travail.

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27

Le Fonds Global de lutte contre le sida, la tuberculose et le paludisme en est une conséquence

directe. Toutefois, les voies de financement de telles politiques restent problématiques et

appellent des réponses adaptées selon les pays : réallocation de certaines ressources,

mobilisation de nouvelles ressources, partenariat public/privé, formation des personnels de

santé, suivi psycho-social Ainsi, tel qu il s est construit, ce paradigme de la généralisation

de l accès aux traitements laisse l initiative à chaque Etat de répondre à ce défi de manière

opérationnelle, comme le propose le plan « 3 by 5 » de l OMS ; plan consistant avant tout à

fournir une assistance technique aux pays pour élaborer une stratégie propre d accès aux

traitements.

Cette position pourrait sembler hypocrite et même outrageuse (laisser les pays trouver

leur solution à un problème presque impossible à résoudre nationalement, tellement il est

dissout internationalement) si elle ne participait pas à une nouvelle façon de penser le

développement dans sa globalité et les systèmes de santé en particulier ; nouvelle approche du

développement liée à l abandon des grands principes idéalistes des années 1970 et à un plus

grand pragmatisme. Dans l éditorial du Bulletin de l OMS spécial sur les systèmes de santé43

l objet d analyse était recentré sur « l élaboration et l évaluation de politiques basées sur les

réalités diverses auxquelles doivent aujourd hui faire face les pays compte tenu de l état réel

et non virtuel de leur système de santé ».

Ainsi, bien que se fondant en partie sur des valeurs humanistes et universalistes, le

paradigme de généralisation des traitements garde un certain pragmatisme du point de vue des

recommandations pour sa mise en place.

Enfin, une dernière conséquence remarquable de ce changement de paradigme est la

prolifération des acteurs potentiels pour une réponse dans le paysage de la lutte contre le sida

dans les pays en développement. En effet, en plus des ONG ayant participé historiquement

aux premiers programmes d accès aux traitements, l arrivée massive de fonds dans les

programmes sida en général, et des traitements en particulier, attire un nombre croissant

d ONG, de fondations, d organisations internationales et même d agences des Nations Unies.

Le premier constat qui s impose est celui de l absence de leadership : ni l OMS, qui serait

théoriquement le leader naturel d une réponse à un problème de santé, aussi vaste soit-il, ni

l ONUSIDA, qui avait pourtant le mandat de coordonner la lutte contre le sida depuis sa

création en 1996, n ont pu prendre le leadership international de la réponse. Du côté national,

43 Feachem, Systèmes de santé : des données nouvelles alimentent le débat, Bulletin de l OMS, recueil d articles n°3, 2000

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peu de véritables « autorités nationales de lutte contre le sida » n ont pris le leadership, pour

des raisons aussi diverses que : l absence de réelle volonté politique nationale, l absence de

ressources humaines nationales qualifiées en ce domaine ou encore la verticalité des projets

soutenus par les ONG et les grands bailleurs de fonds.

Finalement, l émergence de ce nouveau paradigme de généralisation des traitements

implique de nouveaux agencements dans la réponse face au sida : retour au premier plan de la

composante sanitaire de la maladie (il faut sauver les malades en les traitant rapidement, bien

que la maladie soit liée à un contexte plus général de pauvreté), encastrement de la

problématique économique dans une problématique sociale plus générale, la nécessité d agir,

et d agir vite, le pragmatisme dans cette action apprendre par l expérience- et enfin la grande

diversité des acteurs de cette réponse, car représentée comme économiquement rentable. En

regard de ces agencements, nous pouvons alors formuler les conditions de réussite à un accès

généralisé.

1.3.3. Conditions de réussite d un accès généralisé

Tout notre propos vise à éclairer sur les conditions de réussite d une généralisation de

l accès aux traitements dans le contexte décrit plus haut. A ce stade de notre analyse, une

définition provisoire et non exhaustive de ce que serait une « réussite » de l accès généralisé

aux traitements semble importante pour faire apparaître certains problèmes sous-jacents. Il

semble important de souligner que, dans la complexité des problèmes du monde en

développement, cette réussite ne peut se réduire au fait de donner des médicaments aux gens

qui en ont besoin. Voilà un des présupposés centraux de notre analyse.

Un accès généralisé aux traitements pourra être considéré comme réussi si :

- tous les malades (définis en fonction de leur immunité) peuvent

(économiquement, géographiquement, socialement ) se procurer les

traitements dont ils ont besoin (différentes lignes suivant l évolution de la

maladie) de manière durable (toute la vie en regard des connaissances

actuelles) et avec un suivi biologique (tests de laboratoire) et psycho-social

(présence de personnel de santé qualifié, soutien des associations de patients

vivant avec la maladie ) conforme aux normes visant à stabiliser les souches

virales.

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- La formidable quantité des ressources investies dans ce secteur (par rapport à

d autres stratégies de santé) contribue également à renforcer le système de

santé dans son ensemble : qualité des services, du personnel et du matériel.

- Une autorité nationale en la matière a les capacités (savoirs, techniques et

matériels) pour coordonner la réponse globale, l évaluer, fixer les objectifs à

suivre d une année sur l autre par exemple et en assurer plus généralement la

durabilité et la cohérence.

Au fond, les exigences sont celles qui devraient présider à toute intervention de santé,

si ce n est qu elles sont beaucoup plus accentuées concernant le passage à l échelle des

traitements contre le sida : équité, coût/efficacité relatif, accessibilité/acceptabilité et

pérennité. Il est important d accentuer le fait qu une réussite de l accès généralisé aux

traitements contre le sida ne se limite pas à ce que tout le monde ait un traitement dans de

bonnes conditions. Compte tenu des sommes et des énergies mobilisées, il est important

d éviter certains écueils, comme ceux de faire accéder des populations à un traitement en

hypothéquant les chances de développement à long terme. L urgence d un accès généralisé

aux traitements doit être traitée avec la perspective d un développement « durable » pour être

une véritable réussite.

Pour répondre à une telle entreprise des défis s imposent et sont à relever (comme

celui du financement), d autres plus cachés sont à révéler (comme celui de l équité). En

conséquence des caractéristiques liées à ce nouveau paradigme, trois défis nous semblent bien

pointer les difficultés sur le chemin qu est le changement d échelle dans le traitement et

mettre en perspective les conditions de sa réussite :

- le droit de la propriété intellectuelle dans la mondialisation : les prix des

traitements vont-ils continuer de diminuer ? Les génériqueurs vont-ils

pouvoir continuer à fournir les pays en développement ? Comment les

accords de l OMC seront-ils appliqués ? Les accords commerciaux bilatéraux

ne vont-ils pas fausser le droit des brevets ?

- le financement : d où peuvent venir les fonds ? privé, public, organisations

internationales, fondations ? Seront-ils véritablement durables ? Quelles

garanties ?

- l équité : recouvrement des coûts ? Contribution différentielle des usagers ?

Accès gratuit pour tous? Quelles expériences se sont révélées fructueuses ?

Sous quelles conditions ?

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30

Voici une partie des questions auxquelles nous allons maintenant donner des éléments

de réponse. Nous étudierons de plus près les enjeux et développements propres à chacune de

ces problématiques, en sachant qu ils demeurent très liés. Pour cela on s appuiera sur des

connaissances théoriques mais aussi sur des cas pratiques de politiques mises en place dans

certains pays ayant valeur d exemples.

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II) Les défis à relever

Dans cette partie nous allons présenter les problèmes posés par ces différents défis. Ils

concernent aussi bien les pays en développement et leur fonctionnement propre que les pays

développés dans leur relation avec les pays en développement. En effet, les défis à l accès

généralisé aux traitements, que ce soit pour le droit des brevets dans la mondialisation, les

types de financement ou l équité comme critère d accès, appellent des réponses aussi bien

nationales qu inter-nationales (Nord/Sud ou Sud/Sud par exemple). Ces réponses sont

également porteuses de certaines représentations quant aux problématiques de

développement. En effet, comme le montre Rist44, c est vraiment dans le présupposé inavoué,

qui préside à la mise en uvre de telle ou telle réponse, ou stratégie (juridique, financière ou

éthique en ce qui nous concerne), que réside le véritable danger dans les effets pervers du

développement. Ainsi, les différentes stratégies pour répondre aux défis évoqués ne sont pas

neutres et véhiculent de véritables représentations du développement. Nous serons donc très

attentifs à la mise en place opérationnelle, aux détails des mécanismes de ces stratégies et à

leurs conséquences pour essayer de faire apparaître les présupposés sous-jacents.

44 Le développement : histoire d une croyance occidentale, p. 12-13.

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2.1 Propriété intellectuelle et mondialisation

2.1.1. Les ADPIC

Ce thème a déjà été évoqué à travers le procès de Pretoria. Revenons tout d abord sur

la formation des règles régissant le commerce et la propriété intellectuelle au niveau mondial.

En 1986 débute l

« Uruguay round ». Il s agit d un cycle de négociations multilatérales

visant d un côté à libéraliser le commerce international et de l autre à harmoniser les

politiques régissant les droits de la propriété intellectuelle. Ces droits de la propriété

intellectuelle sont d autant plus importants dans le secteur pharmaceutique qu ils permettent

de financer une recherche qui, en théorie, amène de véritables avancées thérapeutiques et

participe ainsi à une meilleure santé pour tous. Ce premier cycle de négociation aboutit sur les

accords de Marrakech instituant l Organisation Mondiale du Commerce en 1995. Les Accords

relatifs aux Droits de la Propriété Intellectuelle et du Commerce ADPIC (TRIPS en anglais)

fixent les droits de la propriété intellectuelle à une durée de 20 ans et portent à la fois sur le

produit et le procédé (Art 33). Par le passé, pouvait être breveté le produit ou le procédé. Par

exemple, jusqu en 1992, la Thaïlande ne garantissait que les brevets sur les procédés et non

sur les produits. Une des conséquences de cette évolution est que de nombreuses firmes

pharmaceutiques prolongent de facto leur brevet en modifiant le procédé juste avant que le

brevet ne tombe dans le domaine public. Un Organe de Règlement des Différends est institué

pour faire respecter internationalement les règles du commerce mondial alors mises en place.

Il a été sollicité à plusieurs reprises concernant les médicaments: notamment le procès de

Pretoria évoqué plus haut et la requête de l administration américaine à l encontre du Brésil

en janvier 2001. Ces affaires rendues publiques ont eu pour conséquence, loin des sanctions

commerciales escomptées, la mobilisation de l opinion publique internationale et la baisse des

prix des ARV de nombreuses firmes pharmaceutiques45. A sa création en 1995, l OMC

comprenait 48 Etats membres, contre 148 aujourd hui.

Parallèlement aux ADPIC, un accord est signé concernant le commerce des services :

AGCS (Accord Général sur le Commerce des Services). Il prévoit l ouverture des tous les

services

y compris ceux de santé - à la concurrence internationale, notamment en incluant

des clauses de non discrimination (clause de la nation la plus favorisée appliquée pour tous),

de limitation du traitement national et d interdiction de limiter l accès aux marchés. Peu

45 Moatti et al. L accès aux traitements du VIH/sida en Côte d Ivoire, p. 297

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d expériences nous permettent de prendre un réel recul pour évaluer les conséquences

pratiques de cet accord. Toutefois, les risques de dérives vers des privatisations dérégulées des

systèmes de santé et leurs conséquences néfastes sur l accès aux soins sont à prendre en

compte46.

2.1.2. Rapport de force Nord/Sud

Ces jalons étant posés, il est maintenant nécessaire de s arrêter un instant sur ce qu est

le droit des brevets actuellement : dans quel contexte s inscrit-il ? Comment s applique t-il ?

Quelle en est la jurisprudence ? Et ce qu il contribue à faire ou ne pas faire, à conserver ou à

empêcher. A ce titre, une analyse marxienne du brevet en tant que limitation des forces

productives est intéressante. En effet, dans le domaine pharmaceutique tout se passe comme ci

les brevets émis au Nord et appliqués au Sud régissaient les rapports entre deux mondes : d un

côté celui de certains pays du Sud ayant une capacité productive forte (d autant plus forte que

les coûts de main d uvre sont bas et les savoirs techniques élevés) et celui des pays du Nord

ayant une capacité de recherche et d investissement forte et condamnée à protéger au

maximum son système de production pour des raisons de stabilité sociale. Cette image

caricaturale entre pays du Nord capitalistes et pays du Sud prolétaires reste à nuancer, mais

elle a le mérite de faire apparaître la relation de domination existant entre ces pays ; relation

que le droit des brevets actuellement continue à entretenir47. En effet, les liens étroits entre le

pouvoir politique des pays du Nord et leur industrie pharmaceutique48 ne sont pas étrangers à

l insistance et l empressement avec lesquels ce pouvoir demande l application d un droit des

brevets qu il vient d édicter49.

De cette relation de domination, une conclusion s impose : nous assistons à une

limitation d un potentiel productif là où les malades en ont le plus besoin. Ceci constitue

immanquablement une sévère limitation de l accès aux traitements pour les personnes

malades. Ce problème devient alors très sensible quand cet accès est considéré comme faisant

partie d un ensemble plus vaste qui est le droit à la santé. Aller trop loin dans l affirmation du

droit des brevets c est aussi dénier le droit des patients. Le véritable problème n est donc pas

46 Voir à ce sujet Pollock A. et Price D. Rewriting the regulations : how the World Trade Organization could accelerate privatisation in health-care systems, The Lancet, Vol. 356, p. 1995-2000. 47 C est d ailleurs en ce sens que certains pays, avec à leur tête le Brésil, ont demandé, lors de l assemblée annuelle de l OMPI à l automne 2004, d aborder la problématique du lien entre propriété intellectuelle et développement. 48 L industrie pharmaceutique était la plus grande contributrice à la campagne de Bush en 2000. 49 Dès janvier 2001, la nouvelle administration américaine a assigné le Brésil devant l Organe de Règlement des Différends de l OMC.

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celui de savoir s il faut abolir ou non le droit des brevets, mais celui de savoir jusqu où on

peut porter ce droit pour favoriser la recherche scientifique sans empiéter sur le droit des

populations à la santé.

Pour faire la lumière sur cette question, il nous faut comprendre le droit des brevets tel

qu il s applique dans les pays en développement. Evoquons tout d abord le cas du Brésil

ayant, avec une grande volonté politique, répondu à la question du jusqu où par un nulle part :

le droit à la santé primant alors sur tout autre type de droit. Le Brésil s est appuyé sur une

industrie pharmaceutique locale de qualité permettant de copier les derniers médicaments

brevetés et ainsi d obtenir un arsenal thérapeutique de grande qualité face à la maladie. Cette

initiative s est également vu renforcée par un large consensus de la société civile :

associations de malades, soignants, industrie, politique Sans parler de la viabilité

économique de cette entreprise et de la baisse des prix des traitements allant de 60% à 90%50,

le nombre de personnes sous traitement donne l ampleur de cette réussite : 125 000 personnes

sous traitement sur les 440 000 dans le monde en juillet 2004.

Toutefois, tous les pays en développement ne peuvent se permettre économiquement

et politiquement une telle initiative. Voyons donc comment l équilibre entre le droit des

brevets et le droit des malades a été trouvé sur la scène internationale. Les accords signés à

Marrakech stipulaient que les Etats membres devaient mettre en application les règles de

l OMC dans leur législation nationale. Les pays les plus riches devaient le faire avant le 1er

janvier 1995. Pour les pays en développement, la date était repoussée à 2000 et à 2006 pour

les pays les moins avancés. Toutefois, les conséquences néfastes de l application stricte des

règles de l OMC sur l accès des populations malades est à l origine de la déclaration de Doha

en Novembre 2001 : « ADPIC et santé publique ».

2.1.3. Droit des brevets vs. « droit » des malades

Cette déclaration pose en principe que rien dans les ADPIC ne doit faire obstacle à

l accès des plus pauvres aux soins. Les pays les plus pauvres obtiennent ainsi un délai

supplémentaire : jusqu à 2016. Par ailleurs, cette déclaration vise notamment à définir

certaines actions que peut prendre un Etat pour protéger la santé publique de ses habitants.

Dans les situations d

« urgence nationale » (cette qualification étant à la discrétion des Etats)

les Etats sont autorisés à prévoir des exceptions aux droits exclusifs conférés par le brevet

50 « Le nouveau droit de la propriété intellectuelle dans le domaine de la santé et du vivant », dossier de presse réalisé par l ANRS lors du symposium franco-brésilien, juin 2004.

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(Art. 30). Dans ces conditions, la licence obligatoire permet de produire un médicament sans

le consentement du détenteur du brevet (Art 31). Cet article prévoit également la possibilité

d importations parallèles mais avec le consentement du détenteur du brevet. Le problème des

pays sans capacité de production est alors laissé sans réponse51.

De difficiles négociations s engagent alors sur ce thème. L idée soutenue par une

majorité des pays membres est de donner aux pays n ayant pas de capacité de production et

étant en situation d

« urgence sanitaire » un droit d importation parallèle sans le

consentement du détenteur des brevets. En 2002 à Genève, un accord semble se dessiner pour

l adoption d une telle déclaration. Mais les Etats-Unis restent le dernier des 144 pays

membres de l OMC à refuser52 cette adoption.

Un accord finit par se dégager le 30 août 2003 et résout le problème des pays n ayant

pas de capacité de production grâce aux importations parallèles de produits fabriqués sous

licence obligatoire (Art. 6). La condition de l accord américain est de se limiter pour la

définition de la situation d

« urgence sanitaire » aux trois grandes épidémies : sida,

tuberculose et paludisme (Art. 31) et de les soumettre à un mécanisme de « bonne foi » pour

éviter les réexportations ou ventes à but commercial.

2.1.4. Enjeux de l application des ADPIC

Evoquons maintenant les conséquences de l application de ces accords dans le Nord et

plus précisément sur l industrie pharmaceutique. Si nous suivons l analyse de Pignarre selon

laquelle l industrie pharmaceutique évolue actuellement dans un contexte général de déclin53,

(nombre des véritables innovations faible et restructuration des groupes pharmaceutiques en

fonction des molécules dans le « pipeline » des essais cliniques - qui sont la principale

garantie pour les investisseurs), le droit des brevets semble avoir pour conséquence de

l enrayer partiellement. Par ailleurs, les dépenses grandissantes des systèmes de santé dans le

Nord sont de plus en plus difficiles à assumer, et l industrie se voit parfois obligée de justifier

ses prix. Les récents déremboursements de certains médicaments participent à cette pression

grandissante. Dans ce contexte, une double tarification (pays du Nord, pays du Sud), bien que

51 Problème d autant plus crucial que des études (Moatti et al. Chapitre 7, L accès aux traitements du VIH/Sida en Côte d Ivoire, ANRS) montrent que la capacité à produire est un des premiers facteur permettant la baisse des prix des ARV. 52 Position d autant moins soutenable par les dirigeants américains venaient d exiger de la firme allemande Bayer des prix réduits sur la ciprofloxacine (antibiotique préventif dans la maladie du charbon) en pleine crise de l anthrax (octobre 2001), sous peine de leur retirer leur brevet aux E-U. 53 Pignarre, Peut-on enrayer le déclin de l industrie pharmaceutique, Diplomatie, n°10, sept. 2004.

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n hypothéquant pas l effort de recherche54, constituerait une perte de légitimité vis-à-vis des

prix pratiqués dans les pays du Nord. Il apparaît donc qu un des enjeux majeurs de

l application des ADPIC dans les pays du Sud est la légitimité des prix pratiqués dans le

Nord. En ceci, la licence obligatoire semble un bon compromis pour les industries

pharmaceutiques du Nord comme du Sud.

Les ADPIC, tels que révisés le 30 août 2003, suscitent de nombreux espoirs mais aussi

le scepticisme de certains. Ces derniers voient dans l attribution de deux licences obligatoires

(pour le pays fabriquant et pour le pays importateur) et plus généralement dans le processus,

des obstacles dans la procédure rendant de facto l accès aux traitements des pays les plus

pauvres impossible. Certaines démarches récentes atténuent ce scepticisme. En effet, des pays

du Nord comme le Canada ou la Norvège ont transposé dans leur droit les accords de l OMC

du 30 août 2003 en permettant la production, puis l exportation de médicaments copiés vers

les pays en ayant besoin. La France va suivre avec un projet de loi similaire. Cette idée n est

d ailleurs pas en reste dans l Union Européenne puisque la commission européenne a adopté

une proposition de règlement permettant de fabriquer des médicaments génériques pour

l exportation : la seule réserve étant que le pays le demande. Voilà des réponses étatiques aux

ADPIC qui montrent combien la volonté politique est décisive pour favoriser l accès aux

traitements.

2.1.5. Avenir des ADPIC

Une réponse à l accès aux traitements semble trouvée, ou en tous cas se trouver à

travers les ADPIC, la question est maintenant de savoir si les ADPIC vont rester la règle. La

politique commerciale d accords bilatéraux, mise en place par les Etats-Unis notamment, pose

véritablement une telle question. En effet, des accords de libre échange se multiplient

actuellement qu ils soient bilatéraux ou régionaux entre les Etats-Unis et des pays en

développement : Chili, Jordanie, Israël, Maroc, Singapour ou des pays d Amérique centrale

ont déjà signé de tels accords. Les négociations sont engagées avec de nombreux pays

d Afrique australe, d Amérique du Sud et d Asie du Sud-Est. Ces accords ont généralement la

caractéristique de demander des niveaux de protection de la propriété intellectuelle supérieurs

à ces ceux des ADPIC, on les appelle ADPIC+. Ces accords prévoient des durées de

protection des brevets supérieurs aux 20 ans requis par l OMC, les exceptions, reconnus par la

54 Cf. argument de la double tarification préalablement évoqué.

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déclaration de Doha et les accords du 30 août 2003 comme la licence obligatoire ou les

importations parallèles, deviennent caduques et ils incluent des clauses d

« exclusivité des

données ». Dans le domaine du médicament, cette clause consiste à imposer au fabricant de

génériques, pour la mise sur le marché de sa molécule, de refaire tous les essais qui ont

présidés à l enregistrement de la molécule princeps ; alors qu auparavant l agence

d enregistrement des médicaments se référait aux essais cliniques réalisés sur la molécule

princeps dès lors que la molécule générique satisfaisait aux études de bioéquivalence. Ces

clauses font évidemment partie des règles auxquelles devront se soumettre les pays désirant

être éligibles pour accéder aux traitements via le PEPFAR (President s Emergency Plan for

Aids Releif). Nous reviendrons plus loin sur les conséquences et les enjeux de ce plan

bilatéral.

On se retrouve alors dans une situation paradoxale, où le droit de la propriété

intellectuelle tel que régi par l OMC, critiqué précédemment comme un obstacle majeur à

l accès aux thérapies dans les pays en développement, deviendrait un facteur relativement

favorable à cet accès dans ces pays, par rapport à la dynamique actuelle des accords

commerciaux bilatéraux.

Le lien entre droit de la propriété intellectuelle et financement semble clair de prime

abord. Le mode d application du droit de la propriété intellectuelle, en établissant des

monopoles « rigides » ou en les rendant plus souples (analyse en termes de marché

contestable), détermine de manière importante les prix des produits considérés. Ainsi, le

volume de financement est fonction de la manière avec laquelle ce droit s appliquera dans les

pays en développement. Toutefois, les médicaments ne sont qu une partie des ressources à

mobiliser pour financer le traitement des patients : les tests biologiques, le suivi psycho-social

des patients, les ressources humaines à déployer, l organisation des structures qui les

accueillent ou dépistent la maladie font partie intégrante de la réponse à apporter à cette

maladie.

Remarquons enfin que si le lien entre propriété intellectuelle et volume de financement

est fort, les conséquences en termes d accès aux traitements ne sont pas prévisibles

mécaniquement. Ce n est pas parce que les médicaments sont copiés et qu ils coûtent moins

chers que les ressources mobilisées permettront un accès à un nombre plus important de

malades. En effet, le plan Bush est le contre-exemple qui montre bien que, malgré l utilisation

de médicaments brevetés, une mobilisation massive des ressources peut permettre un accès

élargi aux thérapies antirétrovirales. Nous reviendrons sur ce plan, il s agissait simplement de

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noter que si le lien entre propriété intellectuelle et financement est relativement fort, il ne

présuppose pas des conséquences sur l accès des malades aux traitements.

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2.2 Les types de financement et leurs implications

Rappelons, pour commencer, les contraintes liées à la maladie, sa prise en charge et

son évolution, sur le financement de la réponse au sida. L impossibilité de guérir la maladie à

proprement dit, c est-à-dire d éliminer purement le virus, oblige les patients à prendre un

traitement tout au long de la vie. En ce qui concerne le sida, l accès aux traitements est donc

implicitement un accès à long terme. De plus, les caractéristiques biologiques adaptatives du

virus sont telles que si le traitement n est pas suivi en continu avec une bonne observance

(prise régulière des médicaments, conformément aux indications, sans oublis) les risques de

résistances du virus aux traitements sont grands ; avec les conséquences qui en découlent du

point de vue de la santé publique mondiale.

Symétriquement, les conséquences du financement, et de ses circuits, sur la santé des

patients en bout de chaîne est d une importance capitale : toute incertitude de financement ou

manque de clarté opérationnelle des ses circuits a pour conséquence potentielle la rupture en

approvisionnement des traitements, une moins bonne prise en charge ou une qualité de service

moindre. Ce type d écueils doit être évité.

Toutes ces raisons font qu il est crucial que le financement de la réponse soit continu,

sûr et à long terme. Ainsi certaines solutions de financement à travers les arriérés de

paiement ou de l aide projet, par exemple, sont d emblée à exclure. Nous évoquerons ici la

mobilisation des ressources et les sources potentielles de financement et reviendrons plus

spécifiquement sur les problèmes de coordination et de procédure en troisième partie.

Donnons tout d abord une présentation générale du financement de la réponse au sida.

A la suite de l Assemblée Générale extraordinaire des Nations Unies sur le VIH/Sida, un

rapport a été établi pour évaluer les grandes lignes de la réponse à mettre en place : Progress

Report on the global response to HIV/AIDS Epidemic. Ce rapport souligne les défis à relever

pour rendre possible une généralisation des traitements aux pays en développement. A ce titre,

une vision claire de l évaluation et des objectifs de financement est présentée55.

Ce rapport évalue à 4,7 milliards de dollars la somme globale qui allait être allouée à

la lutte contre le sida dans les pays à bas et moyens revenus en 2003. Le graphique suivant

montre la répartition des fonds selon leur origine jusqu en 2002.

55 Ce rapport est également intéressant en ceci qu il établit une liste d indicateurs sur quatre points essentiels : engagement international et son action, engagement national et son action, évaluation des programmes nationaux de lutte contre le sida et indicateur d impact national (monitoring de l évolution de la maladie).

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Dépenses institutionnelles réalisées sur le VIH/Sida entre 1996 et 2002

(source : ONUSIDA)

Quelques remarques : tout d abord, les sommes engagées sont astronomiques

comparées à d autres projets de santé. Ensuite, les sommes à engager devraient être encore

plus importantes, entre autres pour aller vers une généralisation des traitements. Enfin, pour

atteindre de telles sommes le financement est forcément multipartite et multisectoriel :

national public, national privé, international public et international privé. Le tableau qui suit

permettra de présenter de manière synthétique les différents modes considérés.

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National International

Public Budget de l Etat (dépenses de

santé ou autre suivant les

initiatives), annulation de la

dette

Multilatéral (Fonds Global,

agences des Nations Unies,

BM, UE ), bilatéral (Pepfar,

Esther )

Privé Paiement des usagers,

mutuelles, assurance

privées

ONG, fondations privées

Tableau récapitulatif des différents modes de financement possibles du VIH/Sida

Rq

: Ce tableau n a pour but que de faciliter la représentation des voies opérationnelles de

financement. Mais il apparaît clairement que, dans la réalité, les financements s entrecroisent :

l aide publique internationale sert pour partie aux budgets nationaux et les dépenses publiques

de l Etat viennent pour partie des impositions privées, par exemple.

2.2.1. Financement public national

Une des premières conditions à la réussite des plans de généralisation des traitements

est un engagement étatique fort. Ce fut le cas lors de la Declaration of Commitment UN sept.

2001 où les différents Etats se sont engagés sur cette voie. Cet engagement pris sur la scène

internationale doit être relayé dans le pays, par un engagement politique (faire de la lutte

contre le VIH/Sida une des priorités de santé, notamment par l établissement d une autorité

nationale de lutte contre le sida) mais aussi un engagement financier. Le problème est alors de

savoir comment mobiliser les ressources dans des pays à faibles revenus aussi bien que dans

des pays à faible marge de man uvre budgétaire.

Plusieurs possibilités s offrent à l Etat pour mobiliser des ressources : augmenter les

recettes fiscales, limiter les dépenses dans certains secteurs pour pouvoir les réallouer, ou

l augmentation des apports extérieurs. Ces derniers peuvent effectivement être considérés

sous la catégories « financement public national » en ceci qu ils consistent en un appui au

budget national, mais seront également envisagés dans la sous-partie « financement public

international ». La première solution présume que le pays considéré a déjà réalisé sa

« transition fiscale » (lutter contre le secteur frauduleux, cibler les gros contribuables, taxe sur

la valeur ajoutée ), ce qui n est pas le cas d un certain nombre de pays en développement.

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Pour ce qui est de limiter les dépenses dans d autres secteurs, ce sont généralement les

secteurs politiquement peu sensibles dans les pays en développement qui en pâtissent : santé

et éducation au premier chef. Bien que ces deux solutions puissent être réévaluées avec plus

de précisions suivant les pays considérés, il semble que la troisième soit la plus sûre pour

véritablement mobiliser des ressources à court ou moyen terme dans un secteur tel que la

santé.

Les fonds additionnels en appui au budget de l Etat qui viennent de l extérieur sont

principalement : l aide publique, constituée à la fois des dons mais aussi des prêts

concessionnels (avec un élément don supérieur à 25%) et les allègements de la dette. Ces

ressources sont fongibles, c est-à-dire qu elles ne sont pas affectées et que l Etat bénéficiaire

peut en faire l usage que bon lui semble. Des indicateurs sur les résultats désirés peuvent alors

devenir la condition à l obtention de ces ressources non affectées ; ces rapports entre

fongibilité et conditionnalité sont développés plus bas. Prenons l exemple de la Banque

Mondiale qui prête et donne de plus en plus pour financer la lutte contre le sida en général et

les traitements en particulier. Même si les études économiques montrent qu il peut être

coût/efficace56, voire même rentable sous certaines conditions d investir dans les traitements

contre le sida, il convient de noter le danger qui consiste à s endetter pour financer des

secteurs non-rentables à court et moyen terme. En effet, les secteurs sociaux tels la santé ou

l éducation participent généralement à une croissance à long terme et ne peuvent financer à

court et moyen terme la dette et ses intérêts. Il y a donc un équilibre à trouver entre

mobilisation nécessaire des fonds et endettement dangereux à long terme. Le bon sens en

terme de politiques fiscale et budgétaire est de recourir au maximum aux dons pour financer

un secteur social tel que la santé, et utiliser comme dernier recours les prêts proposés. Il faut

donc privilégier le financement public des traitements par les dons pour que ce financement

ne vienne pas hypothéquer les chances de développement à long terme57. Voilà une des

conditions décisives à une réussite de généralisation de l accès aux traitements.

56 World Bank, Intensifier la lutte contre le VIH/SIDA en Afrique : faire face à une crise de développement. 2000. 57 Position réaffirmée par J. Sachs dans son rapport, Un Millenium Project 2005. Investing in development : a practical plan to acheive the Millenium Developement Goals.

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2.2.2. Financement privé national

i) Le paiement des usagers

Dans la perspective de l Initiative de Bamako et l incapacité des pouvoirs publics à

fournir une offre de soin effective, le paiement des usagers reste une solution de financement

réaliste dans les pays en développement. Toutefois, malgré la baisse significative du prix des

trithérapies antirétrovirales grâce aux génériques, leur prix (environ 300$/an sans compter les

frais de suivi biologique et les dépenses périphériques) reste largement inaccessible à la

majorité des populations malades dans les pays en développement.

Cette solution de financement peut être aménagée en participation des usagers où les

malades paieraient différemment leurs traitements suivant leur capacité à payer ou leur

revenus. La participation des usagers serait ainsi plus équitable, mais reste-t-elle pour autant

équitable d un point de vue général pour le financement ou le financement partiel des

traitements antirétroviraux ? Nous tâcherons d éclaircir ce point dans la sous-partie consacrée

à l équité.

ii) La solution assurantielle

Concernant les possibilités de financement privé, la solution assurantielle peut se

révéler intéressante. Elle peut prendre deux formes : micro-assurance de santé ou mutuelle de

santé. S il paraît difficile d inclure les traitements eux-même dans le paquet de prestations,

relativement à la viabilité économique de ces structures, l inclusion des tests de laboratoire et

du traitement des infections opportunistes semble faisable. Des projets sont à l étude au Mali

notamment.

iii) Entreprises privées

Certaines entreprises privées ont déjà fait leurs comptes et mis en place des systèmes

d assurance complets prenant en charge tous les frais de traitement directs et indirects. En

effet, il semble que payer le traitement d un salarié malade puisse être avantageux pour

l entreprise, relativement à l absentéisme et aux coûts de réembauche d un nouveau salarié

occasionnés par la maladie. Des nombreuses initiatives le montrent, telles que celles qui ont

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été mises en place et étudiées par la littérature, que ce soit en Afrique australe58 ou dans

d autres pays d Afrique59. Plus précisément, des évaluations chiffrées dans le secteur de la

construction montrent que le coût des interventions de prise en charge du sida n est que de

0,14 à 1% du coût total du projet de construction60. La faiblesse du coût de ces interventions

montre qu elles pourraient être intégrées dans les coûts indirects de protection contre les

accidents du travail, d assurances et de soins d urgence.

2.2.3. Financement privé international

i) ONG internationales

Le financement privé peut également être d origine internationale, c est-à-dire un ou

plusieurs pays étrangers. Les ONG internationales en sont un bon exemple. En effet, bien que

leur financement soit souvent d origine publique dans les pays développés, les ONG sont des

structures privées et autonomes. De plus, ce financement est véritablement conséquent

puisqu il était, dans le secteur du sida en 2002, supérieur à celui des agences des Nations-

Unies et supérieur à celui de la Banque Mondiale.

Ce statut leur permet de mettre en place des réponses innovantes à des problèmes de

santé plus ou moins urgents. C est ainsi que certaines d entre elles ont été les premières à

lancer des initiatives d accès aux trithérapies dans les pays en développement. Ces dernières

ont maintenant développé une expertise dans ce domaine. Ainsi, en plus du financement

extérieur qu elles amènent, elles peuvent permettre aussi de fournir une assistance technique

pour les systèmes de santé n ayant jamais mis en place de telles initiatives. Toutefois, le poids

financier et médiatiques dont elles disposent peut parfois les amener à agir plus sur les parties

visibles du système de santé et délaisser le côté « soutien aux structures », ou les aspects plus

défaillants du système. Aussi, si cet apport financier et technique est canalisé, il peut devenir

un atout majeur du système de santé.

58 Barnett et al., The private cestor responds to the epidemic: Debswana

a global benchmark, ONUSIDA, Genève, 2002. 59 Eholie et al., Antiretroviral treatment can be cost saving for industry and life-saving for workers: a case study from Côte d Ivoire s private sector in Economics of AIDS, p. 329-344. 60 McGreevey et al., Construction workplace interventions for prevention, care, support and treatment of HIV/AIDS, in Economics of AIDS, p.347-363.

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ii) Fondations

Toujours dans le registre du financement international et privé de la réponse au

VIH/Sida, évoquons le rôle des fondations. A l origine de ces fondations se trouve le même

principe : celui de mécénat. Il consiste à s engager pour soutenir des secteurs aussi divers que

les arts, la lutte contre les injustices ou les maladies délaissées. Ces secteurs sont

généralement considérés comme non-rentables économiquement, mais peuvent révéler une

forte rentabilité symbolique. Ainsi, en plus d être un engagement théoriquement désintéressé,

le mécénat est un véritable enjeu stratégique pour l entreprise61. Les fonds approvisionnant

une fondation sont en grande partie déductibles des impôts dans les limites fixées par les

législations nationales. Ainsi, bien qu étant essentiellement privé, le financement lié aux

fondations est aussi pour part non-négligeable public (un manque à gagner sur les recettes

fiscales). Ces quelques remarques introductives à l action des fondations pour rappeler que

leur action n est pas nécessairement durable et désintéressée sous tous points de vue ; de plus,

qu il s agit pour partie d argent public et que des comptes peuvent être demandés

légitimement.

L une des plus importantes fondations, de par son poids financier, est la fondation Bill

et Melinda Gates qui pèse plus de 24 milliards de dollars. Dans le champ du sida cette

fondation finance la recherche d un vaccin et certains essais cliniques de nouvelles

molécules62. Cette fondation, bien que ne finançant pas les traitements directement, contribue

au renforcement global de la mobilisation des ressources pour répondre à la maladie.

La fondation Clinton ne finance pas non plus directement les traitements, mais fournit aux

gouvernements une expertise et un poids dans leurs négociations avec des fabricants

pharmaceutiques pour réduire le prix des traitements. La fondation Clinton a obtenu de cinq

fabricants de génériques en Inde et en Afrique du Sud une réduction massive du prix des

traitements : 140$/personne/an au lieu des 300$ proposés habituellement par les génériqueurs.

La stratégie de la fondation Clinton ne s arrête pas à des accords concernant les traitements,

les tests de laboratoires ont aussi vu une chute vertigineuse de leurs prix : jusqu à 80%63. Les

conditions à de telles baisses de prix sont généralement les suivantes : larges commandes

garanties, paiement cash et exemption des coûts d enregistrement des médicaments dans

chaque pays. Pour l instant, une vingtaine de pays sont concernés en Afrique, en Asie et dans

61 Cf. Altema.com : « Le mécénat, enjeu stratégique de l entreprise » (consulté le 10/01/05). 62 Comme celui devenu célèbre du ténofovir chez les travailleurs sexuels, au Cambodge entre autres. 63 Par exemple, l accord avec Becton (compagnie réalisant les tests pour le sida) ramène le coût du compte des CD 4 à 3$ au lieu des 10$ précédents.

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les Caraïbes. Cette initiative ouvre de larges espoirs en rendant le financement des

traitements, mais aussi des tests de laboratoires, plus abordable. Et ceci que le financeur soit

l Etat ou un organisme international.

Enfin, évoquons le rôle paradoxal joué par les fondations des industries pharmaceutiques

détenant pour une grande part les brevets des médicaments antirétroviraux. Ces fondations,

suite à des accords avec les Etats, proposent de fournir leurs médicaments princeps (non

génériqués) à des prix plus bas que dans le Nord. Ces prix peuvent même parfois être

comparables avec ceux des médicaments génériques. La première de ces initiatives remonte à

« l après-retrait » du procès de Pretoria, comme nous l avons détaillé précédemment. Le rôle

stratégique, joué par une fondation dans l image de la firme pharmaceutique, est apparu à

cette occasion clairement. En ce sens, les fondations jouent un rôle très important dans

l image de l entreprise pharmaceutique, et donc dans leur crédibilité qui détermine une grande

part de leur capacité à négocier devant les autorités (du pays d origine ou du pays

importateur). Par ailleurs, l action de ces fondations ne va pas vraiment dans le sens du

soutien à la mise en place d un système de santé basé sur les « médicaments essentiels », dont

une des composantes est l avènement du générique. Malgré tout, il convient de reconnaître

que de telles initiatives permettent un financement indirect des traitements dans les pays en

développement.

2.2.4. Financement public international

Il s agit là certainement du financement le plus important, non seulement en termes

quantitatifs, mais aussi en termes symboliques. En effet, les solutions de financement public

international sont grandes et sont aussi diverses que leurs conséquences potentielles à long

terme. Comme il a été évoqué, les différentes stratégies de financement des ARV ne sont pas

neutres et véhiculent de véritables représentations du développement. Il est donc crucial de

présenter ces modes de financement (comme nous tentons de le faire dans cette partie) dans le

détail et la complexité de leurs mécanismes pour en avoir une vision globale ou faire

apparaître les présupposés sous-jacents. Ceci constituera, entre autres, la base de notre

réflexion sur l équité.

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i) Annulation de la dette

Une réduction ou une annulation de la dette peut constituer pour les pays en

développement une source de financement importante. Les pays ayant accès à l IPPTE

(initiative pays pauvres très endettés) sont très souvent des pays où la prévalence du VIH est

élevée. De plus, la dette (remboursement du prêt et des intérêts) pèse très lourd sur la mise en

place des politiques publiques et limite les marges de man uvre d un Etat pour répondre à un

problème de santé publique aussi vaste que celui du sida. Par exemple, le remboursement des

intérêts de la dette en Côte d Ivoire compte pour 12% du PIB ; le budget de l Etat représentant

quant à lui 19% du PIB. Les annulations de dettes peuvent financer pour partie la réponse au

VIH/Sida si cette réponse s intègre dans des stratégies globales de lutte contre la pauvreté,

comme celles fixées dans le document stratégique de lutte contre la pauvreté et dans le

document présentant l approche sectorielle santé64. En effet, stopper la progression de cette

maladie et même la faire reculer d ici à 2015 est un des objectifs du millénaire65. De ce point

de vue, l annulation de la dette pourrait permettre de dégager des ressources et d aller vers un

accès plus grand aux traitements contre le sida.

Une des caractéristiques de l aide extérieure budgétaire est qu elle est fongible, c est-à-dire

que le gouvernement peut disposer de ces ressources comme de ressources propres non-

affectées. Le pendant de cette fongibilité est la conditionnalité par la mesure et l évaluation

des résultats proposés par des indicateurs pertinents. Le financement de la santé en général, et

de la réponse au VIH/Sida en particulier, à travers une annulation de la dette présente les

avantages d être un financement durable et soutenable s inscrivant dans une stratégie

nationale66. Il s agit là du grand avantage de ce mode de financement. Toutefois, une des

conditions à l efficacité d un tel financement sont les capacités institutionnelles et humaines

pour pouvoir décaisser cet argent et l injecter dans le système.

ii) La Banque Mondiale

La possibilité de contracter un prêt auprès de la Banque Mondiale fait également partie

des solutions publiques internationales de financement des thérapies antirétrovirales. Le lien

64 Comme ce fut le cas du CSLP au Burundi. 65 Objectif du Millénaire n°6 : stopper la propagation du VIH/sida et commencer à inverser la tendance actuelle en 2015. 66 Ce mode de financement est préconisé dans le rapport de J. Sachs UN Millenium Project 2005, Investing in development, présenté le 17 janvier 2005 au secrétaire général de l ONU Kofi Annan.

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entre prévalence du sida et croissance économique67 a rapidement amené la BM à « investir »

dans cette maladie. La Banque a engagé environ 1,7 milliards de dollars à travers des dons et

des prêts pour les programmes VIH/Sida. Historiquement, cet engagement se focalisait sur la

prévention et l éducation. Plus récemment, l élargissement de l accès aux antirétroviraux est

devenu une stratégie que la Banque Mondiale soutient financièrement. Cette possibilité de

mobiliser des ressources importantes à des taux inférieurs à ceux du marché constitue un atout

appréciable dans le financement de thérapies contre le VIH. Toutefois, le principe de ne pas

financer des stratégies de santé à travers des prêts n est pas un dogme mais bien une

conséquence de la logique économique, comme évoqué précédemment. Le Brésil constitue un

exemple dangereux dans cette perspective, puisqu une grande partie de l accès aux

traitements a été financé par des prêts de la Banque Mondiale. Des études montrent que les

bénéfices directs et indirects réalisés par une telle initiative dépassent les coûts de cet accès

généralisé. Néanmoins, les questions suivantes ne peuvent être laissées de côté : Qu en sera t-

il à plus long terme ? Quelles conditions propres au Brésil ont permis de tels résultats ? Sont-

elles vraiment transposables aux autres pays en développement ? Difficilement. Il semblerait

donc que la plus grande prudence s impose pour ce qui est du financement des trithérapies à

travers des prêts, aussi concessionnels soient-ils.

iii) Le Fonds Global

Venons-en maintenant aux deux institutions les plus en vue dans le financement des

ARV puisqu il fait partie de leur fondement : le Fonds global de lutte contre le sida, la

tuberculose et le paludisme et le PEPFAR (President s Emergency Plan For Aids Relief). La

première est créée à la suite de l Assemblée générale des Nations Unies en juin 2001. En

juillet, lors du G8, les pays les plus riches s engagent pour une somme de 1,3 milliards de

dollars. Le Fonds Global ne met pas en place les programmes directement, mais finance et

supporte de nouveaux projets ou des projets existants basés sur une expertise locale. Les

bénéficiaires peuvent être des ONG locales, internationales ou les structures nationales. Il

s agit donc d un partenariat entre gouvernements, société civile, secteur privé et communautés

affectées. L énorme avantage de ce mode de financement des thérapies est qu il s agit de dons

qui ne sont pas conditionnels, à la différence de ceux du PEPFAR. D un autre côté, même si

le Fonds Global a tendance à s institutionnaliser, promouvoir l expertise locale peut se révéler

67 World Bank, Intensifier la lutte contre le VIH/SIDA en Afrique, 2000.

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être une stratégie très intéressante du point de vue d une autonomie à plus long terme. Malgré

tout, certains bémols sont à émettre, parmi lesquels les coûts de décaissement. En effet, le

suivi comptable par exemple constitue des frais « annexes » non négligeables entretenant un

nombre non moins négligeable de cabinets comptables américains. Une autre difficulté du

Fonds est celle de récolter les dons promis par les Etats. Le Fonds Global n a déboursé que

600 millions de dollars des 3 milliards de dollars engagés début 2005 (contrats signés). Et la

tendance va aller en s amplifiant comme le montre le graphe suivant.

Sommes engagées et déboursées par le Fonds Global (source : Fonds Global)

Le principe de ce fonds est d être financé au tiers par les Américains et aux deux tiers

par le reste du monde. En 2004, les Américains proposaient près de 600 millions de dollars, le

reste du monde n a pas suivi en investissant les deux autres tiers ; ce sont alors près de 100

millions qui ont été perdus par le fonds. Le récent retrait de l Italie remet en cause gravement

les engagements pris. Ayant rappelé la nécessité de la durabilité du financement dans le cadre

des traitements sida, ces bémols pourraient prendre des accents tragiques.

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iv) Le PEPFAR

Ces questions sur l avenir du Fond Global se posent d autant plus abruptement que

son principal financeur, les Etats-Unis s investissent dans un plan parallèle. Le PEPFAR a été

pour la première fois évoqué par George W. Bush dans son discours sur l état de l Union en

janvier 2003. Il promettait un engagement massif de ressources pour lutter contre le VIH/Sida

dans le monde. Prévu sur 5 ans, le plan devrait mobiliser 15 milliards de dollars pour réaliser,

entre autres, les objectifs suivants : 2 millions de personnes sous traitements ARV, prévenir 7

millions d infections et s occuper des orphelins et des personnes vulnérables. Ce plan a pour

principe d être la ressource financière de tout le travail qui est fait par les organisations

américaines et l USAID en matière de sida. Les pays pouvant bénéficier de ces dons semblent

aussi bien sélectionnés pour leur prévalence de VIH que pour les intérêts stratégiques et

politiques qu ils représentent68. Rappelons que les modalités d un contrat avec le PEPFAR

engagent le pays signataire à respecter les clauses présentées dans les accords bilatéraux

évoquées précédemment. Hormis le fait que cette initiative ne représente pas une utilisation

efficiente des ressources, ceci remet en cause tous les efforts difficiles pour mettre en place

une politique de médicaments essentiels ainsi que le projet de préqualification de l OMS. Au

tableau des inconvénients d un tel financement, se trouve également le fait que la prise en

charge des personnes infectées dans les pays en développement doit avoir une composante

nutritionnelle non-négligeable, et qu une partie de ce fond arrivera sous forme de nourriture

génétiquement modifiée. Enfin, évoquons une réserve à avoir, et qui n est pas des moindres

en ces temps troublés de choc

voire de guerre- des cultures69, concernant le fait que des

organisations américaines religieuses (faith-based organisations), mettant en avant les valeurs

spirituelles et morales, bénéficient de ce financement pour aller prêcher leur vision du monde.

Au fond, derrière ces deux fonds de financement des ARV se trouvent deux visions

radicalement opposées du développement et de leurs effets à long terme : la première (Fonds

Global) visant au développement des pays en développement et la seconde visant aussi au

développement des Etats-Unis. Toutefois, aussi critiquable que soit l initiative américaine du

point de vue du développement durable des pays en développement, il faut reconnaître que ce

sont pour l instant les autres pays riches qui ont failli dans leur engagement à soutenir le

68 Cf. www.avert.org sur le fait que le Nigeria avec 5,4% de prévalence (et de grosses ressources pétrolières) soit éligible alors que le Lesotho avec 28,9% de prévalence ne le soit pas (consulté le 15/01/05).

69 Huntington S., Qui sommes nous ? Identité nationale et choc des cultures, Odile Jacob, 2004.

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Fonds Global. Pour chaque dollar américain mis, les autres pays devaient en mettre deux. Ils

ne l ont pas fait. Nous y reviendrons dans la perspective d une équité mondiale.

Bien que constituant une source de financement modeste nous reviendrons plus loin

sur le rôle joué par l ONU, à travers ses différentes agences. Son rôle est moins de financer à

proprement parler les traitements, que de faciliter et coordonner la globalité du processus :

préqualification, assistance technique, formation, négociation

v) Aide bilatérale

L aide bilatérale peut permettre de mobiliser des ressources dans le cadre du

financement des ARV. Les dépenses institutionnelles en réponse au VIH/Sida à travers ce

financement représentaient en 2002 presque 1,5 milliards de dollars, équivalent environ à la

moitié des dépenses totales70. Les dépenses bilatérales sur le VIH/Sida venaient en 2003 pour

63% des Etats-Unis et du Royaume Uni71. Dans ce domaine, les mécanismes de financement

sont très divers allant de l aide budgétaire (affectionnée par la coopération britannique) à de

l aide projet beaucoup plus ciblée (coopération allemande). D autres initiatives visent à

renforcer plus spécifiquement la coopération technique médicale comme le groupement

d intérêt Public ESTHER (Ensemble pour une Solidarité Thérapeutique Hospitalière et En

Réseau). Ce groupement a été créé en mars 2002 par la France et a pour objectif de faciliter la

prise en charge des patients VIH/Sida, notamment par la mise en place de jumelages entre des

hôpitaux français et des hôpitaux du Sud. Cette initiative est en cours de généralisation au

niveau européen.

Finalement, dans son Progress Report de 2003, l ONUSIDA estimait le besoin de

financement pour la lutte contre le VIH/Sida à plus de 11 milliards de dollars pour 200572.

Devant l ampleur d un tel financement la réponse ne peut qu être multisectorielle :

public/privé, national/international. Faire feu de tous bois en mobilisant toutes les ressources

possibles pour financer semble devoir être la règle. Toutefois, s ils ne sont pas accompagnés

d une capacité institutionnelle et d une capacité en ressources humaines (administratives,

médicale ), ces financements vont perdre de leur efficacité : décaissements freinés, goulot

70 Cf. Progress Report 2003, ONUSIDA, p. 18. 71 Idem, p.19. 72 Idem, p. 18.

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d étranglement, incapacité à mettre en place un projet de santé avec cet argent. Ainsi, une des

conditions fondamentale à l efficacité de la majorité des financements évoqués est qu ils

contribuent, pour partie, à renforcer les capacités institutionnelles et les ressources humaines.

Devant les sommes vertigineuses requises, il semble qu il faudrait accepter toutes les

ressources, aussi hétérogène soient leur source et aussi forte soit la conditionnalité. C est ici

qu il faudrait une concertation des autorités compétentes ayant une vision plus large du

problème : autorité nationale de lutte contre le VIH/Sida au premier chef, et agence des

Nations-Unies telle que l OMS par exemple. En effet, les effets pervers des différents

financements de la part des bailleurs seront inversement proportionnels à la capacité à

coordonner une réponse nationale efficace et cohérente. Ceci renvoie au problème de

l appropriation que nous évoquons plus bas. Appropriation qui consiste à ce que le bailleur

laisse le pays établir une stratégie propre et cohérente, mais aussi à ce que le pays accepte

explicitement et dans les faits de gérer et de coordonner les ressources d une manière

acceptable pour ces mêmes bailleurs.

Enfin, le financement de la réponse à cette maladie montre de manière aiguë les

incertitudes au niveau des différentes sources de financement ; alors précisément qu il doit

s inscrire dans la durée pour ne pas entraîner des conséquences encore plus néfastes.

Nous avons passé en revue les différents modes de financement possibles pour

répondre à la maladie et élargir un vaste accès aux ARV dans les pays en développement. Ces

mécanismes ont été présentés à la lumière des critères pertinents vis-à-vis de la maladie et du

développement durable du pays : quantité, efficacité, durabilité, conditionnalité et cohérence.

Certains mécanismes semblent plus acceptables que d autres, nous avons tenté d en évaluer la

justesse. Mais qu en est-il de la justice qu ils sous-entendent : est-il juste que les Américains

payent les traitements pour le reste du monde en développement ? Est-il juste que tout le

monde paie son traitement de manière égalitaire ? Est-il juste que le contribuable des pays

développés paie les traitements dans les pays en développement via une annulation de la

dette ? Ces questions sont de première importance parce qu elles renvoient au système de

solidarité qui lie une communauté villageoise, nationale ou mondiale. De plus, elles

permettent de poser un regard rationnel sur des problèmes où l émotif et le sensationnel

la

santé publique humanitaire est pleine de cette visibilité médiatique- ne manque pas de troubler

nos choix chaque fois que nous devons agir. Abordons donc maintenant la question de

l équité.

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2.3 L équité comme critère dans les politiques d accès

2.3.1 Introduction

Pour situer le débat de l équité vis-à-vis de la réponse au VIH/Sida par les thérapies

antirétrovirales, il convient de noter la grande inégalité de cette maladie dans sa distribution et

ses victimes. En effet, cette maladie révèle de grandes inégalités sociales. Afrique, Asie du

Sud-Est, Amérique Latine, Russie et Europe de l Est cumulent environ 33 millions de

personnes atteintes par le virus alors que l Europe Occidentale, l Océanie et l Amérique du

Nord en représentent environ 2 millions. L épidémie a tendance à se répandre plus facilement

où se trouve la pauvreté et où les inégalités de revenus sont les plus grandes73. Ainsi, aux

niveaux nationaux, la maladie est également indicatrice d inégalités sociales et/ou d inégalités

entre groupes : usagers de drogues injectables, travailleurs sexuels, conducteurs de camions

Non seulement le sida révèle ces inégalités sociales, mais en plus il les aggrave. En effet, il

existe un cercle vicieux entre pauvreté et sida74. Le coût des soins, l incapacité à travailler et

la stigmatisation sociale participent à cette relation entre sida et pauvreté. En introduction à la

question de l équité, il était important de souligner que cette maladie marque et aggrave les

inégalités sociales.

Néanmoins, son mode spécifique de transmission fait que cette maladie dépasse les

classes sociales et peut infecter n importe qui dans n importe quelle société du Nord comme

du Sud. Cette caractéristique en fait un véritable problème de santé publique national et

international dans lequel toute société, dans son ensemble, se trouve impliquée.

Ces repères sur la grande inégalité devant la maladie permettent de mieux concevoir ce

que pourrait être l équité dans l accès aux thérapies antirétrovirales, dans des pays où les

ressources sont limitées. Remarquons bien d emblée que l équité ne consiste pas toujours en

une égalité mettant tout le monde au même niveau. Pour nous aider dans cette réflexion,

appuyons-nous sur les théories de la justice sociale. Comme le note A. Sen, toute ces théories

recherchent une égalité mais diffèrent dans leur réponse : « égalité de quoi »75 ? Egalité de la

contribution de chacun pour avoir accès au traitement ? Des conditions sociales à travers une

redistribution inégale des ressources ? De l accès gratuit au traitement ? Ces réponses

73 Barnett, HIV/AIDS, Human Development and the coming epidemic in the Balkans, Baltic, Russian Federation and the CIS, in Economics of AIDS, p.425. 74 Idem. Les étapes de la relation ne sont pas bien connues mais la relation est établie. 75 Sen, Repenser l inégalité, Seuil, 2000.

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diffèrent suivant les sociétés ; cela renvoyant au consensus sociétal trouvé par cette société à

un moment de son histoire en relation avec ses valeurs socio-culturelles. Il semble alors d une

importance capitale d introduire dans la problématique de l équité, aux côtés de l

« égalité de

quoi » ?, l

« égalité entre qui » ? Egalité d accès aux traitements entre les prostituées ? Entre

les personnes vivant sur un territoire délimité géographiquement ? Socialement ? Entre les

personnes ayant une même nationalité ? Ces deux questions nous guiderons tout au long de

notre exploration de la problématique de l équité dans l accès aux ARV.

2.3.2 Ciblage des populations vulnérables

Une des premières démarches, notamment en contexte d urgence, est de cibler un

groupe de population qui semble plus atteint que les autres. Alors, être équitable consiste à ne

pas traiter tout le monde de manière égale. Il peut être considéré comme équitable de dépister

d abord toutes les prostituées ou usagers de drogues injectables parce qu ils présentent les

plus forts taux de prévalence. Ceci peut être d autant plus important, en termes de santé

publique, que certains de ces groupes de personnes comme les prostituées ou les transporteurs

contribuent à répandre la maladie plus rapidement. De la même manière, il peut être considéré

comme équitable de traiter les malades engagés dans des associations de personnes vivant

avec le VIH/Sida, parce qu on sait croit savoir- que leur observance au traitement est plus

forte compte tenu de leur degré d engagement contre la maladie76 et qu ils font partie du

personnel de prise en charge des nouveaux traités ou des personnes séropositives. Cette

présence est d autant plus importante du fait de la stigmatisation qui isole les personnes

séropositives. On peut noter à ce sujet la récente disposition conjointe du BIT et de l OMS

pour établir des directives visant à protéger la sécurité des travailleurs de la santé impliqués

dans la lutte mondiale contre le VIH/Sida77.

Ainsi, le ciblage des personnes à traiter peut être équitable à bien des égards.

Toutefois, on peut se demander si ce choix des personnes à traiter, en regard de leur

appartenance à tel ou tel groupe, ne vient pas les sur-stigmatiser : s ils sont traités, c est parce

qu ils sont marqués socialement. Finalement, si le ciblage des personnes à traiter peut être

76 Appartenir à une association de malades est le premier critère d inclusion dans un programme de traitement en Papouasie-Nouvelle Guinée. En ceci se trouve reconduit le même schéma que dans les pays du Nord au début de l arrivée des traitements : traiter les membres d association de lutte contre le sida pour assurer des taux d observance élevés. Certaines études tendent toutefois à infirmer cette relation entre appartenance à une association et meilleure observance. 77 Plus d'informations sur la réunion tripartite d'experts BIT/OMS et sur l'ébauche des directives BIT/OMS sur les services de santé et le VIH/Sida sont disponibles sur: www.ilo.org/public/french/dialogue/sector/techmeet/tmehs05/index.htm (consulté le 28 avril 2005).

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équitable et d une grande efficacité pour lutter contre l expansion de la maladie, certaines

précautions en relation avec les données socio-culturelles s imposent. Ces précautions

renvoient à une problématique au fondement de l équité : le consensus sociétal.

2.3.3 Consensus sociétal pour fonder l équité

La notion de consensus dans une société a déjà largement été étudiée dans la littérature

aussi bien philosophique (notamment le concept de « volonté générale » chez Rousseau),

sociologique, psychologique ou économique. Notre but n est donc pas ici de réinventer cette

notion mais plutôt d essayer de comprendre en quoi elle est décisive pour légitimer les choix

faits en matière d équité. Le consensus sociétal renvoie ici à tout le travail de débat mené dans

l arène publique, que ce soit par la société civile, l Etat ou les associations, qui vise à faire

émerger des problèmes locaux en problèmes généraux, ceci pour ensuite trouver des solutions

dans lesquelles se reconnaissent les différents acteurs d une société. Les réponses pratiques à

la question de l équité, rendant compte d une représentation aussi sensible que celle du

partage, se doivent de se fonder sur ce type de consensus pour légitimer les dispositions

prises. Ces réponses étant d autant plus à justifier qu elles s inscrivent dans un contexte plus

vaste d inéquité des systèmes de santé en général78. Certaines conditions favorisent la réussite

de ces consensus : idées assez souples pour être appropriées par une majorité de la

population79, transparence du processus et une véritable volonté politique. Autrement dit, dans

les décisions en rapport à l équité, la méthode compte autant que le fond. La forme est même

une partie du fond : quels représentants ont été amenés à débattre ? Dans quelles conditions ?

A quels experts a t-il été fait appel ?

Un pays comme le Brésil a pu s épargner les débats sur le ciblage des malades à traiter

en priorité, en rendant d emblée l accès aux traitements gratuit et universel. Ce n est pas pour

autant que le débat n a pas existé au Brésil, bien au contraire. Dans les années 1960, le

« movimento sanitarista » mené par des activistes en santé publique a jeté les bases d un

véritable débat dans la société civile, jouant le rôle de moyen de pression sur les autorités. Au

milieu des années 1980, la fin du gouvernement militaire a permis de développer un véritable

système de santé public universel. La santé est appréhendée comme un droit dans la

78 Gwatkin, D. « Making health systems more equitable » in The Lancet, Oct 2004, Vol 364, 1273-1280. 79 Voir à ce sujet « Aramis ou l amour des techniques » du sociologue Bruno Latour qui est l histoire de l échec d une idée, a priori « géniale », de transport en commun parce qu elle n a pas su se déformer assez pour se rendre acceptable.

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constitution. L accès universel et gratuit aux ARV apparaît alors comme un consensus entre

différentes composantes de la société.

Le Brésil bénéficie d un contexte social propre par rapport aux autres pays en

développement, et ce type de consensus spectaculaire ne peut certainement pas être atteint

partout. Toutefois, il s agit bien là de la voie de la légitimité. En effet, la recherche du

consensus est déterminante dans la mise en uvre et la réussite des stratégies équitables de

santé, en ceci qu elle permet de s accorder et de se focaliser sur la variable « à égaliser »,

c est-à-dire sur le « de quoi ».

2.3.4 Equité par le recouvrement des coûts : Du concept

Le recouvrement des coûts peut se justifier pour plusieurs raisons, notamment depuis

l échec des principes de gratuité d Alma Ata. Certains pays, comme le Sénégal, se sont

appuyés sur ce système pour l accès aux ARV. Voyons sur quelles modalités l équité peut

être intégrée dans un tel système.

L équité se décline généralement en deux façons : horizontale ou verticale. Les

systèmes de solidarité sont généralement des combinaisons de l un et de l autre. L équité

horizontale renvoie à un traitement égalitaire pour tous, quelque soit leurs conditions de vie

(économique, sociale, géographique ). Pour ce qui est des traitements pour le VIH/Sida, cela

consisterait à donner accès aux traitements à tous ceux remplissant certains critères

biologiques comme un taux de CD 4 inférieur à une certaine limite. Ce principe se décline

également concernant le financement : tout le monde paie la même chose. Remarquons que ce

principe n est pas nécessairement injuste par rapport aux plus défavorisés puisque, si on

l adapte, en faisant payer tout le monde un peu plus, on peut financer un fonds de solidarité

pour les plus démunis, par exemple.

Cette adaptation est, dans une certaine mesure, le résultat d une réflexion verticale de

l équité. En effet, ce principe consiste à ne pas « traiter » les gens indépendamment de leurs

conditions socio-économiques. Le but étant de retrouver une certaine égalité par une

distribution et/ou une perception (au sens fiscal) inégale des ressources. On établit un gradient

en fonction d une ou plusieurs variables (revenu, catégorie socioprofessionnelle, statut

familial ) pour déterminer le traitement différentiel dont va bénéficier chaque individu. Pour

ce qui est de la thérapie antirétrovirale, l équité verticale de financement consisterait à faire

payer de manière différentielle les traitements aux différents malades en fonction de leurs

revenus.

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57

2.3.5 à la mesure.

Si ces considérations sur l équité paraissent claires au niveau théorique, les choses

deviennent beaucoup plus complexes en pratique. Or l évaluation doit faire partie intégrante

d une stratégie ayant comme composante l équité : il est difficile de se prétendre juste sans

pourvoir le justifier ! Il est donc primordial de garder une forte cohérence entre théorie et

pratique. Mais la tâche est complexe. En effet, délimiter un critère théoriquement est facile,

mais le mesurer de manière pratique peut être très difficile. Au fond, il y a au c ur de la

problématique de l équité une nécessité méthodologique d opérer un va-et-vient entre le

concept et sa mesurabilité dans la réalité. Ceci d autant plus que les pays en développement

sont des pays où la pratique informelle est souvent la règle. On peut établir comme critère

d équité le revenu, mais comment le mesurer dès lors que les individus changent de métier

trois ou quatre fois par jour ? Une fois de plus, les outils de mesure se trouvent être

déterminants. Passons en revue certains d entre eux.

Les études descriptives sont les premiers outils pour mettre en place ou évaluer une stratégie

basée sur l équité. Les enquêtes démographie et santé (DHS) réalisées en partenariat avec les

bailleurs de fonds et les organisations internationales sont souvent pertinentes pour évaluer les

ressources et la consommation en tout genre des ménages. L interview des indicateurs-clés,

comme le personnel soignant dans le domaine de la santé, peut également constituer une

bonne méthode de base pour faire émerger les inégalités d un système, et par la suite les

variables clés à égaliser. Pour véritablement évaluer les interventions, ce sont ensuite des

systèmes de collecte des données qui peuvent être mis en place suivant les critères retenus.

L implication des acteurs est primordiale à la qualité de cette collecte, particulièrement dans

le secteur de la santé où l information représente un pouvoir non négligeable.

Lorsque ces systèmes de données sont efficaces et fiables, il est alors possible de

passer à des analyses plus fines d évaluation de l équité de différentes stratégies, et par la

suite d élaborer des objectifs et des directions à suivre dans la mise en place de ces stratégies.

La méthode d incidence des revenus ou incidence des bénéfices, par exemple, permet

d établir de telles analyses. Elle consiste à diviser la population en cinq groupes de même

effectif, différant par leur revenu. On essaie alors de saisir la contribution de chacun de ces

groupes à la variable d équité (montant dépensés dans les centres de santé, accès aux

thérapies, financement ). Ceci permet alors de visualiser clairement l équité ou l inéquité

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d un système. D autres méthodes existent et s adaptent suivant l objet d étude et son

contexte80.

Des études évaluant l accès aux ARV au Chili81 et au Sénégal82 sont basées sur de

telles méthodes. La première, basée sur des enquêtes quantitatives auprès des personnes

vivant avec le VIH/Sida et des entretiens auprès des acteurs clés du système de santé, montre

clairement que l accès aux ARV, à prix réduits par l Etat chilien, dépend de facteurs socio-

économiques. A partir de là, des propositions sont faites pour rendre plus équitable l accès

aux ARV dans une perspective de passage à large échelle. La seconde identifie les ressources

financières mobilisées pour les traitements contre le sida en fonction de leur origine : Etat,

aide extérieure Cette analyse de la structure des financements a pour but de voir si les

dépenses liées au VIH/Sida ne compromettent pas les autres priorités de santé. On compare

ainsi l équité de traitement entre les patients VIH/Sida et les autres. Le résultat est que les

financements extérieurs permettent de conserver le financement et la mise en place des autres

priorités de santé.

Ces études, telles que les réalisent généralement l ANRS et le CDC d Atlanta ont été

d une importance capitale pour évaluer les projets pilotes d accès aux ARV. Elles ont permis

d accumuler une connaissance précieuse dans la perspective d un élargissement de l accès

aux ARV dans les pays en développement. Pour véritablement évaluer les initiatives d accès à

larges échelles à ces thérapies, elles doivent s accompagner de systèmes de collecte des

données. Voilà quelques-uns des moyens pertinents pour diriger l accès aux traitements vers

plus d équité.

2.3.6 Gratuité pour préserver l équité ?

La gratuité représente l alternative au recouvrement des coûts comme mode d accès à

prendre en compte dans la perspective d un passage à large échelle des traitements. La

réussite de certaines expériences et une analyse critique du recouvrement des coûts en

constituent les principaux arguments pratiques (outre les arguments théoriques basés sur des

principes politiques forts, mais qui ont été fortement remis en cause après l échec d Alma

80 Couffinhal A., Dourgnon P. et Tubeuf S., Outils de mesure des inégalités de santé : où en est la recherche ? Poster présenté aux journées des économistes de la santé, Clemont-Ferrand, janvier 2003. 81 Morales C., Cid Pedraza C. Et Souteyrand Y., Expanding access to antiretroviral therapies in Chile : economic and financial issues for patients and the health system In Economics of AIDS. 82 Vinard P., Ciss M., Taverne B., Ly A. Et Ndoye I., Analysis of HIV/AIDS expenditures in Senegal : from pilot project to national program In Economics of AIDS.

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Ata83). L expérience brésilienne, à ce sujet, a valeur d exemple. Le programme a débuté en

1991 et s est trouvé renforcé en 1996 par la loi du congrès 9113, garantissant à tous les

malades atteints du sida un accès gratuit aux soins, y compris les thérapies antirétrovirales.

Aujourd hui l impact est indéniable en terme d équité, mais aussi d efficacité et de qualité.

D autres expériences telles celles menées à Haïti ou en Ouganda (depuis l été 2004) montrent

qu un accès plus généralisé aux ARV peut se baser et se mettre en place de manière pratique

en suivant le principe de gratuité.

La gratuité est même présentée par certains comme le préalable à la généralisation des

traitements du VIH/Sida. C est ainsi que le « Free by 5 » est venu répondre au « 3 by 5 ». La

déclaration « Free by 5 »84 émane de la conviction et de la démonstration d

« économistes,

experts en santé publique et acteurs politiques » que la gratuité est le seul mode d accès

généralisable pour assurer l équité, l efficacité et la qualité dans le passage à large échelle.

Les arguments développés sont pour l essentiel des arguments « contre » le recouvrement des

coûts sur lesquels nous revenons ci-après, et répondant aux critiques faites à l encontre du

principe de gratuité et de son application.

2.3.7 Gratuité vs recouvrement des coûts

Dressons un bilan de ces deux modes d accès en comparant les principales difficultés

et inconvénients posés par chacun d eux.

Recouvrement des coûts (participation des

usagers)

Accès universel et gratuit

Même le plus petit tarif peut être un obstacle

à l accès.

Implique une aide extérieure sur plus de 20

ans, limitant grandement l indépendance des

pays et leur « ownership ».

Niveaux d adhésion aux traitements plus

faibles.

Possible augmentation des comportements à

risques

Les mécanismes de ciblage ou d exemption-

sur des considérations socio-économiques

Apparition de « passagers clandestins », qui

sont les gens qui pourraient se payer le

83 La conférence d Alma Ata tenue en 1978 affichait la gratuité de l accès aux soins, en principe. La crise économique des années 1980 a fait se révéler cette gratuité en gratuité de pénurie dans les pays en développement. 84 Déclaration disponible sur www.heard.org.za (consulté le 12/01/05).

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sont complexes, difficiles à administrer,

coûteux et incertains à long terme.

traitement et qui, compte tenu des ressources

limitées, vont être subventionnées aux dépens

des pauvres.

Pas nécessairement coût/efficace85. Moindre responsabilisation des patients.

Distorsions de marché où la structure des

coûts incite le bénéficiaire à vendre ses

traitements subventionnés pour financer

d autres besoins ou nécessités.

Apparition d un marché noir si les autres

pays de la zone n adoptent pas ce mode

d accès.

Pourquoi le sida ferait-il exception dans des

systèmes où l accès gratuit et universel n est

pas la règle ?

Tableau comparatif des effets perverts de modes d accès aux ARV

Ce tableau synthétique présente les effets perverts de ces deux modes d accès aux

traitements du VIH/Sida. Ces effets perverts sont parfois théoriques et pas toujours bien

documentés. Là se trouve une des faiblesses majeures des arguments basés sur la preuve

(evidence based) et les données dans les pays en développement : l enregistrement et le

transfert de l information restent très faibles86. Au final, en comparant les arguments de cette

manière très pragmatique- il paraît difficile de conclure pour un pays objectivement sur la

meilleure stratégie à adopter. Ces arguments ne constituent en fait que la matière première

d un processus de débat afin d aller vers le type de consensus sociétal décrit plus haut.

Toutefois, dans un contexte de mondialisation et d interdépendance de plus en plus forte des

individus où qu ils se situent sur la planète, il peut être intéressant, de prendre en compte un

point de vue plus global, considérant la société de manière élargie pour répondre à la question

de l équité.

2.3.8 Vers une équité mondiale ?

Donnons donc à cette approche de l équité une perspective plus globale et reprenons

une des questions fondamentales : « équité : entre qui » ? Nous l avons indirectement fait en

85 Les données du Sénégal incitent à la plus grande prudence quant à la capacité du recouvrement des coûts à financer les coûts administratifs. On retrouve cette situation au Honduras (Fielder J.-L, Suazo J., 2002). 86 Walker, D. « Cost and cost effectiveness of HIV/AIDS Prevention stratrgies in developing countries : Is there an evidence base ? » in Health Policy and planning 2003; 18(1): 4-17.

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comparant le recouvrement des coûts national à un mode d accès universel et gratuit

s appuyant pour grande part sur l aide extérieure.

Il semble plus qu essentiel de ne pas perdre pied avec la réalité et rappeler le contexte

de pauvreté massive des pays les plus touchés par l épidémie. La proportion des pauvres

(moins de 2$/jour), dans les pays touchés, atteint des scores dramatiques qu il faut citer : au

Sénégal 60% de la population vit au dessous du seuil de pauvreté, au Botswana 50,1%, en

Chine 47,3 en Inde 79,9%, en Côte d Ivoire 49,4%, au Nigeria 90,8%, en Ouganda 96,4%87

Si l on met ces données en perspective avec le fait que sida et pauvreté sont fortement liés et

que le prix annuel du traitement (traitement VIH/Sida uniquement) équivaut environ au

PIB/Hab./an, il apparaît alors difficile de concevoir le recouvrement des coûts comme mode

d accès généralisé aux traitements. De plus, cibler les pauvres lorsque ceux-ci représentent la

majorité reste un problème difficile à résoudre. Enfin, de manière un peu plus polémique,

quand le ratio entre le coût des traitements et le revenu par habitant varie jusqu à 120 fois

entre les pays en développement et ceux de l Europe de l Ouest, parler de « capacité ou de

volonté à payer »88 pour financer les traitements peut même aller jusqu à être cynique.

Dans ce contexte, penser les problèmes d équité uniquement de manière nationale peut

se révéler tout à fait inéquitable. On peut alors se demander ce qui serait équitable, non plus

« entre les habitants d un même pays » mais « entre les habitants de groupes régionaux plus

vastes ». Le problème du SRAS, du sida ou encore la réponse internationale de la société

civile au tsunami de décembre 2004 montrent que cette perspective d interaction mondiale est

de plus en plus présente dans l expérience des individus. Ce point de vue global ne s appuie

d ailleurs pas uniquement sur un esprit de solidarité internationale basé sur la compassion,

mais aussi sur un réalisme certain : aussi bien qu au niveau national, il y a de fortes

externalités, y compris pour les pays les plus riches, à avoir une population mondiale en

bonne santé. Il s agit finalement de ce que Dupuy appelle le passage entre « société des

Nations » à la « société institutionnelle » où les droits et devoirs de chacun dépassent les

frontières des Etats. Les récentes propositions d impôts mondiaux sur les transactions

boursières (taxe Tobin), les armes ou les billets d avion font partie de cette dynamique pour

une certaine redistribution et répartition des richesses, basée non plus simplement sur la

compassion et les intérêts stratégiques du Nord, mais sur une certaine perception d un « vivre

ensemble » dépassant les frontières nationales. C est d ailleurs en ce sens que A. Sen

87 The World Development Indicators, 2003, World Bank. 88 H. Binswanger va même jusqu à affirmer, de manière encore plus décapante, qu il se peut que l obstacle représenté par la « volonté à payer » soit plus du côté des pays donneurs que des pays touchés. Willingness to pay for AIDS treatment: myths and realities in Lancet 2003 Oct, 1152-3.

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concluait sa conférence lors du Forum sur le développement humain sur la thématique de

l équité mondiale : « Il faut procéder à un examen critique des changements à apporter dans

les politiques économiques intérieures (dans les pays pauvres comme dans les pays riches) et

appliquer des mesures qui favorisent une répartition internationale plus raisonnable des

immenses bénéfices de la mondialisation »89.

Dans cette perspective, une équité verticale au niveau mondial paraît tout à fait

justifiée, où les pays les plus riches paieraient les traitements pour les malades des pays

pauvres. La mise en place d un tel système basé sur une redistribution consentie, afin d établir

un accès généralisé aux traitements du sida, semble lointaine. Toutefois, un ensemble

d arguments, d acteurs du Nord comme du Sud, d expertises émerge pour débattre et essayer

d aller vers un consensus sociétal au niveau mondial. Certains outils pratiques tel le Fonds

Global sont intéressants et pourraient s inscrire dans un consensus plus vaste d équité du

traitement des malades du VIH/Sida.

Finalement, penser raisonnablement et honnêtement le problème de l équité dans le

passage à large échelle de l accès aux ARV ne peut se faire, pour l instant, qu à travers la

perspective d une équité mondiale ; répondant ainsi au « entre qui ?».

89 A. Sen, « Identité culturelle, démocratie et équité mondiale », Troisième forum sur le développement humain, Paris, janvier 2005.

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III) Etats des lieux, obstacles et perspectives du passage à large

échelle

3.1 Accès aux ARV fin 2004 : Etat des lieux encourageant

L assemblée générale des Nations Unies sur le sida s est tenue en juin 2001, le Fonds

Global fonctionne effectivement depuis janvier 2003, et l OMS et l ONUSIDA ont lancé

l initiative « 3 by 5 » en décembre 2003 : un bilan peut être réalisé pour faire le point sur ce

qui a été fait pour l accès à large échelle aux ARV, quantitativement et qualitativement, et

rendre compte des problèmes ou des réussites rencontrées.

D après le Progress Report publié par l OMS en décembre 2004, quelques 700 000

malades bénéficiaient d un accès aux thérapies antirétrovirales dans les pays en

développement et en transition. Evoquons d emblée le statut de ces données. Elles ont été

collectées à travers des rapports écrits ou les informations d indicateurs considérés comme

clés. Ces données ont alors été vérifiées à travers d autres sources. Néanmoins, ce rapport

concède que les rapports des différents pays n intègrent pas toujours les détails suffisants :

correction du nombre de personnes traitées par le nombre des décès par exemple. Connaître le

nombre de personnes sous traitement dans le secteur privé reste également difficile. Enfin, le

laps de temps entre la récolte des données et l annonce des chiffres de la fin 2004 semble

laisser penser les rédacteurs du rapport que les estimations sont plus faibles que le nombre

actuel de personnes effectivement sous traitement.

Revenons maintenant aux chiffres eux-mêmes. Ils représentent une hausse de près de

75% par rapport à ceux de juillet 2004 qui annonçaient 440 000 malades sous traitement. En

Afrique Sub-saharienne les chiffres ont doublé passant de 150 000 à 310 000 personnes sous

traitement. Certains pays comme le Botswana, le Kenya, l Afrique du Sud , l Ouganda et la

Zambie ont même accru le nombre de traités de plus de 10 000. Toutefois, les estimations

montrent que seuls trois pays traitent plus du quart de leur population en ayant besoin :

Botswana, Namibie et Ouganda. Et un grand nombre de pays reste à des niveaux extrêmement

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faibles. En effet, dans la majeure partie des pays d Afrique francophone, le pourcentage de

malades traités ne dépasse que rarement les 1%90.

Pour ce qui est de l Asie, la population sous traitement atteignait 100 000 personnes à

la fin de l année, représentant également environ le double du nombre de personnes sous

traitement 6 mois auparavant.

De manière plus générale, il convient de remarquer que, dans le monde en

développement, la couverture des malades (personnes dont le taux de CD4 est inférieur à 200)

sous traitement dépasse péniblement une personne sur dix (12%)91. Cette proportion montre

bien l ampleur du travail à réaliser en matière d accès aux traitements et la difficulté de se

satisfaire des progrès remarquables réalisés.

D un point de vue plus qualitatif, les estimations montrent que le taux de réussite des

traitements est à peu près similaire dans les pays en développement et dans les pays

industrialisés. L observance des traitements se confirme être élevée (par rapport aux études

pilotes menées au Sénégal notamment, par l ANRS). Une étude réalisée dans les townships du

Cap montre que 90% des patients prennent 95% de leurs médicaments92.

3.1.1 Propriété intellectuelle

Les conséquences de l application des ADPIC sur l accès aux ARV a déjà largement

été évoquée à la fin de la partie y étant consacré. Tâchons de proposer un bilan rapide des

enjeux actuels et des décisions possibles qui en découlent conformément aux ADPIC. Le texte

de MSF93 est à ce sujet d une grande clarté. Aucun brevet ne sera délivré de manière

rétroactive pour les produits déjà dans le domaine public sauf pour ceux qui en ont fait la

demande entre 1995 et 2005 grâce au système de boîte aux lettres. Ainsi, pour tout ARV

breveté avant 1995, aucun brevet ne pourra être accordé. Pour la période 1995-2005 le

nombre de demandes de brevets en Inde s élèverait à environ 6000. Il semblerait que

beaucoup de ces médicaments ne soient pas encore commercialisés puisque les brevets sont

toujours déposés au plus tôt dans la vie du médicament. Il n en reste pas moins que certains

médicaments de première ligne comme l association AZT + 3TC (zidovudine + lamivudine)

90 Enquête Remed/Esther : Approvisionnement et prix des ARV. 91 « 3 by 5 » Progress Report décembre 2004 p. 11 92 Coetzee D., « Outcomes after two years of providing antiretroviral treatment in kayelitsha, South Africa » in AIDS, 2004 887-895. 93 « Les conséquences de la mise en uvre de l Accord sur les ADPIC en 2005 sur l accès aux médicaments », février 2005.

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pourraient se voir obtenir un brevet dans un pays comme l Inde, qui en fabrique et en exporte

un grand nombre. Comme nous l avions évoqué précédemment, le problème est maintenant

de savoir comment cet accord va être mis en application dans des pays comme le Brésil,

l Inde ou la Thaïlande. L arbre de décision suivant résume bien les différentes possibilités :

Examen pour l obtention de brevets nationaux

(Demande enregistrée entre 1995 et

2005)

Accordé Non accordé

Accord génériqueur/ Demande de Licence Retrait des produits

Détenteur du brevet obligatoire génériqués du marché

Possibilités d application des accords ADPIC pour les pays les mettant en place en 2005

Au fond, le véritable problème est de savoir si les génériqueurs du Sud et les pays eux-

même vont utiliser le recours possible à la licence obligatoire, que ce soit pour l importation

et/ou l exportation ; autrement dit, si les conditions commerciales (accords bilatéraux) et les

pressions des pays du Nord ne vont pas venir empêcher le recours à cette licence. Des

négociations très serrées s annoncent sur le niveau des royalties à reverser aux laboratoires

ayant mis sur le marché la spécialité.

3.1.2 Financement

Au niveau du financement, le rapport de l OMS est très clair et estime à au moins 2

milliards de dollars le besoin de financement supplémentaire (considérant les coûts actuels

des thérapies, environ 300$/an) pour traiter les 2,3 millions de malades restants, afin

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d atteindre l objectif du « 3 by 5 ». Il s agit du « ressource gap », qui semble pouvoir être

surmonté par la collaboration de tous les partenaires.

On apprend un peu plus loin94 que ce « ressource gap » peut être réduit par des

réductions de coûts des médicaments (nous avions vu, par exemple, que la fondation Clinton

réussissait à obtenir des traitements à 140$/an) ou des réductions de coûts dans la délivrance

des services. Cette dernière proposition nous semble un peu cavalière, d autant plus qu il est

affirmé dans une rubrique « Ensuring equitable access » qu il va falloir accroître le nombre de

points de distribution et de services liés à la maladie, spécialement dans les zones rurales ;

chose qui paraît difficilement compatible avec une baisse de tels coûts.

Enfin, une dernière proposition soulève notre interrogation : « les pays (en

développement) peuvent aussi engager des ressources additionnelles et faire un usage plus

efficace du personnel de santé nouveau ou existant »95. Les pays en développement peuvent-

ils vraiment engager des ressources humaines additionnelles dans le domaine du sida, sachant

qu il faut, là bas comme ici, au moins 6 ans pour former un médecin, 4 ans une infirmière,

sans compter les formations spécifiques par rapport à la prise en charge du VIH/Sida ? Nous

essayerons d étoffer, un peu plus loin, cette intuition que la poursuite de cette augmentation

de l accès aux traitements n est pas tant à relier au problème de financement pur qu à

plusieurs autres variables rendant compte des systèmes de santé dans les pays considérés, et

de leur faiblesse, notamment en termes de ressources humaines.

3.1.3 Equité

Les résultats présentés dans le Progress Report de décembre 2004 montrent que

généralement le nombre de femmes et d hommes sous traitement ont augmenté de la même

manière. Seuls le Honduras (avec 35% de malades traités étant des femmes) et l Inde (environ

30%) restent marqués d une forte inégalité de genre face aux traitements. Toutefois, tous les

pays ne disposent pas de données du nombre de personnes sous traitements par genre et le

nombre de ces pays pourrait être plus important.

Concernant les enfants, ils restent les oubliés de cette généralisation des traitements.

Quelques 2,2 millions d enfants sont atteints du sida, dont les deux tiers en Afrique. En cause,

la difficulté d adapter les posologies à l enfant et le manque de produits pharmaceutiques à

usage pédiatrique.

94 p. 46 95 Idem

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Ce bilan est prometteur et ouvre large la perspective d un accès généralisé, au moins la

réussite de l initiative « 3 by 5 » dans les deux ou trois prochaines années. L ensemble des

partenaires de santé semble s accorder à s investir pour la réussite de ces objectifs.

Néanmoins, la faiblesse des systèmes de santé dans les pays en développement pose

véritablement le problème de savoir si nous n allons pas vers un seuil qui sera difficile à

dépasser. De plus, dans ce contexte, la durabilité des initiatives entreprises reste parfois

difficile à assurer.

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3.2 mais une faiblesse marquée des systèmes de santé

En introduction, remarquons que le sida frappe le plus violemment les pays qui ont les

systèmes de santé les plus faibles ; faiblesses que nous allons tenter de décrire. Il ne s agit pas

pour nous de s attarder sur les facteurs régionaux, internationaux ou de coordination qui

jouent sur les systèmes de santé nationaux, cela sera vu plus loin. Nous voudrions simplement

faire ressortir, techniquement au niveau national, les facteurs, qui dans les systèmes de santé

des pays en développement, limitent le processus de généralisation des traitements contre le

VIH/Sida. Nous nous focaliserons plus spécifiquement sur les ressources humaines avec cette

idée que « la performance du secteur de santé ne sera qu aussi bonne que la performance des

hommes et des femmes qui fournissent les services »96. Ces ressources humaines comprennent

les personnels médicaux et paramédicaux, mais aussi les gestionnaires et administrateurs de

programmes. En effet, la charge administrative représentée par les programmes de

généralisation des traitements nécessite des compétences qui font souvent défaut dans les pays

en développement. Remarquons au passage que le problème des ressources humaines dans le

secteur de la santé des pays en développement n est pas uniquement posé par le passage à

l échelle (« scale up ») des ARV mais bien plus généralement par l atteinte des objectifs du

millénaire dont quatre sont directement liés au passage à l échelle plus général des services de

santé. Concernant plus précisément la problématique de l accès aux traitements du sida, nous

essayerons tout d abord de proposer les besoins théoriques dans la mise sous traitement et le

suivi des patients ; besoins que nous comparerons avec les ressources disponibles, pour

ensuite dégager des pistes de réflexion à ce sujet.

Essayons de dresser un tableau du minimum de ressources humaines que nécessite le

traitement ou le suivi d une cohorte de 10 000 patients97. Déterminons approximativement le

nombre minimum de médecins c est-à-dire ayant une formation de base en médecine ainsi

qu une spécialisation dans la prise en charge des patients atteints du VIH/Sida- pour prendre

en charge ces 10 000 patients. Si chaque patient voit son médecin 5 fois/an (ce qui représente

un minimum) et si chaque médecin fait 10 consultations par jour (une moyenne car un

médecin peut suivre un service d hospitalisation) et qu il consulte 350 jours par an (un

maximum aussi), alors il faut une quinzaine de médecins bien formés et à plein temps. Et ces

96 Ferrhino P, Dal Poz M, eds. Towards a global health workforce strategy. Antwerp, ITG Press 2003, p.2; traduction libre. 97 Chiffre arbitraire mais qui nous semble passablement pertinent dans la mesure où la plupart des pays touchés ont des dizaines de milliers de personnes atteintes par le virus et où les personnes suivies actuellement dépassent rarement les 10 000 dans chaque pays.

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besoins en ressources humaines ne se limitent pas aux médecins et incluent des infirmières,

des aides-soignantes, des psychologues, des assistants sociaux

Pour traiter 10 000 patients VIH/Sida, il faut donc un minimum d une quinzaine de

médecins à plein temps. Or ceci représente souvent plus de la moitié des ressources humaines

disponibles, en moyenne dans les pays en développement, pour 100 000 habitants. Ajoutons à

ceci que le nombre de dizaine de milliers de personnes à traiter est à multiplier par cinq au

minimum et alors le vertige et l angoisse ne tardent pas à nous saisir devant ce vide des

ressources humaines et les appels de main d uvre potentiels de la médecine générale déjà

sinistrée vers la spécialisation du Sida.

3.2.1 Crise des ressources humaines

Ces jalons étant posés, allons plus à fond dans la description de la crise des ressources

humaines au niveau du secteur de la santé dans les pays en développement. En termes

quantitatifs la situation est bien décrite dans « The human crisis in health services in sub-

saharian Africa »98. Le premier constat à faire est celui d une véritable crise dans ce domaine :

le nombre moyen de médecins pour 100 000 habitants dans cette région est de 17,1 contre une

moyenne de 303,7 dans les pays développés. De plus, parmi les 45 pays africains, 10 ont

moins de 5 médecins pour 100 000 hab. et à part la Tanzanie, ces même pays avaient moins

de 25 infirmières pour 100 000 hab. (contre plus de 723 dans les pays développés). La crise

des ressources humaines n est certainement pas aussi profonde dans tous les pays en

développement (les pays asiatiques tels que l Inde ou le Viet Nam ont des taux beaucoup plus

élevés) et l Afrique montre de grande variations entre les pays (Burkina Faso 3,4 médecins

pour 100 000 hab. contre plus de 25 au Congo). Néanmoins, il en ressort un manque massif de

ressources humaines dans le secteur de la santé de ces pays.

Deux facteurs aggravent cette pénurie massive : une tendance à la baisse et une

répartition géographique fortement inégale. En effet, la proportion du personnel de santé sur

la population a stagné, et même décliné dans presque tous les pays d Afrique depuis 196099.

Pour ce qui est de la répartition géographique : les capitales concentrent généralement une

proportion de travailleurs de la santé plus forte que la proportion de la population. Par

exemple, le Ghana, la Guinée et le Sénégal concentrent plus de 50% de leurs médecins en

capitale alors que la proportion de la population y est de moins de 20%.

98 Liese B., Blanchet N. Et Dussault G., World Bank, 2003. 99 Idem p. 5.

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Les causes d une telle pénurie sont multiples et dépassent largement le secteur de la

santé. Toutefois, nous pouvons dégager trois causes plus ou moins directes. Premièrement, les

politiques d ajustement structurel dans les années 1980 qui ont entraîné une baisse massive

des dépenses de santé et donc l absence de prise en compte du problème des ressources

humaines dans ce secteur. Deuxièmement, la fuite des cerveaux a joué et joue plus que jamais

un rôle important dans ces niveaux alarmants. La consommation des pays développés en

personnel de santé est forte et les budgets de plus en plus serrés ; incitation à employer du

personnel étranger de bon rapport coût/efficacité. Le personnel de santé étranger est estimé à

plus du quart de la masse totale de salariés en Australie, aux E-U, au Canada et dans le

Royaume Uni, et les besoins restent croissants. Tout se passe donc comme si les pays

développés, en entretenant un manque de personnel de santé (grâce au numerus clausus par

exemple ), sous-traitaient une partie de la formation de leur personnel aux pays du Sud à

moindre coût ; ceci permettant également de les rémunérer à un salaire minimum. Enfin,

troisièmement le sida a joué également un rôle dans l affaiblissement des systèmes de santé,

soit directement en frappant les travailleurs de la santé, soit indirectement en frappant les

familles de ces derniers ou en rendant le travail plus difficile100. Ces causes seront à prendre

en compte dans l établissement de stratégies et de politiques concernant le problème des

ressources humaines.

Evoquons maintenant certaines faiblesses plus qualitatives quant aux ressources

humaines des services de santé des pays en développement. Remarquons que ces faiblesses

ressortent d autant plus vis-à-vis du VIH/Sida. En effet, la prise en charge de cette maladie

renvoie à des capacités à mettre en uvre pour établir le suivi et le traitement des patients, qui

nécessitent une formation spécifique complémentaire aux savoirs basiques de la profession.

Parmi ces faiblesses nous pouvons citer une mauvaise direction des ressources humaines et

des politiques de formations (parfois dû à la mauvaise coordination entre les bailleurs de

fonds), une faiblesse des institutions (de formation, de surveillance, de régulation ), des

structures inadaptées et un manque de reconnaissance (sous forme de salaire ou d avantages).

Il en résulte, entre autres, pour les travailleurs de santé un manque de motivation, une

attirance pour l étranger et des savoirs qui ne sont pas toujours adaptés.

100 Kinoti, 2001, cité dans Liese et al.

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3.2.2 Solutions

Finalement, il y a un fossé impressionnant entre les ressources humaines disponibles et

les ressources humaines nécessaires pour généraliser l accès aux traitements dans les pays en

développement. Deuxièmement, ce fossé peut engendrer un transfert de ressources humaines

vers des postes qui seraient mieux rémunérés, ou plus valorisés, et ainsi déséquilibrer le peu

de ressources humaines présentes dans le système de santé. Ces effets pervers sont à prendre

en compte dans l élaboration d une politique de réponse au VIH/Sida et imposent une

véritable stratégie sectorielle concernant les ressources humaines de ce secteur. Cette stratégie

fixe également les perspectives à long terme pour répondre au problème de ressources. En

effet, il paraît important de ne pas répondre à l urgence de la lutte contre le sida dans

l urgence, pour ne pas déséquilibrer des systèmes de santé déjà fragiles.

Plusieurs solutions sont proposées pour répondre à ces faiblesses quantitatives et

qualitatives, et poursuivre la généralisation de l accès aux traitements. Une des premières

démarches à entreprendre serait d établir des critères de performances objectifs pour fixer ces

stratégies et vérifier si les changements sont ceux escomptés. Pour réaliser ces objectifs, des

solutions peuvent être trouvées en terme de management, très à la mode actuellement.

Néanmoins, il y a peu de preuves pour montrer que le management formel de la performance

affecte la qualité, les résultats pour le patient ou les baisses de coût dans le fonctionnement

des systèmes101. Il y a d ailleurs peu de preuves du contraire également. Il est certain que des

politiques incitatives peuvent avoir des effets positifs sur les personnels de santé. Toutefois,

même si elles peuvent apporter des résultats par rapport aux objectifs102, elles ne peuvent à

elle seules résoudre un problème qui est avant tout quantitatif. Se focaliser sur ce type de

problème de management, c est aussi se focaliser sur l arbre qui cache la forêt. La première

des solutions est une augmentation massive des ressources humaines dans la santé.

Evidemment, des adaptations sont à trouver suivant les pays, les contextes culturels, le secteur

éducatif, ses ressources humaines mais le problème est avant tout numéraire. Il ne faut donc

pas délaisser les autres problèmes institutionnels et organisationnels mais rétablir les

priorités. Derrière ce problème se situe également toute la question de l appropriation des

stratégies par les acteurs de santé eux-mêmes

101 Ferrhino P, Dal Poz M, eds. Towards a global health workforce strategy. Antwerp, ITG Press 2003, p.424; traduction libre. 102 Une success story est rapportée dans le Rapport sur la santé dans le monde 2004 de l OMS, Chap. 4 sur les incitations mises en place par Médecins Sans Frontières au Malawi. Il nous semble troublant qu une grande partie des recommandations faites s appuient sur des « succes story » ponctuelles alors que les solutions à préconiser sont globales et à long terme

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Nous avions évoqué les politiques d ajustement structurel et la baisse des dépenses de

santé qui en résultait. Réinvestir massivement dans la santé est une des manières pour aider à

résoudre le problème. Le rapport Macroéconomie et santé de 2000 (Sachs) montre la logique

économique à investir dans la santé. Le problème étant également celui de la formation, une

augmentation des dépenses d éducation semble aussi nécessaire à long terme. Ceci d autant

plus que les coûts sont relativement faibles dans les secteurs sociaux des pays en

développement103 et que des initiatives telles que celles de la réduction de la dette sont de plus

en plus fréquentes.

Outre les solutions quantitatives à trouver au niveau national, des transferts de

ressources semblent indispensables des pays riches vers les pays pauvres ; qu ils soient

financiers (réduction de la dette ) ou logistiques (formations, échanges ). La perspective

reste celle de la durabilité et de l autonomisation des systèmes de santé à court ou moyen

terme. Les démarches engagées par Esther montrent que de telles stratégies sont possibles

dans le domaine du sida et participent à la construction de capacités durables pour les

systèmes de santé. De la même manière, les initiatives comme le Fonds Global ou d autres

financeurs pourraient appuyer un soutien durable aux ressources humaines ; les soutiens

seraient à cibler sur les priorités fixées par l autorité nationale de gestion de la réponse au

sida, le ministère de la santé et un organisme indépendant tel que l OMS.

Au fond, cette thématique des ressources humaines, comme facteur limitant de la

généralisation des traitements dans les pays en développement, révèle bien les enjeux qu il y a

à trouver des solutions durables pour ne pas affaiblir, mais renforcer le système de santé dans

sa globalité.

103 Dans son allocution à l Assemblée Mondiale de la santé en 1999, Sen soutien un renforcement des investissements dans les secteurs sociaux, en regard des coûts relatifs avantageux qu ils présentent dans des économies où les salaires sont bas alors que ces secteurs sont précisément à très forte intensité de main d uvre.

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3.3 Pratique de l aide au développement à repenser

Dans l accès aux traitements, la manière dont se pratique et se pratiquera l aide au

développement est un facteur primordial. En effet, le niveau important des financements

évoqués

médicaments, infrastructures, ressources humaines - requiert nécessairement une

aide internationale. L aide au développement se définit comme l ensemble des dons (y

compris assistance technique) et des prêts dits « concessionnels », c est-à-dire avec un

élément don dépassant les 25%. Cette aide se justifie au niveau international dans la stratégie

de lutte contre la pauvreté pour atteindre les Objectifs du Millénaire. Elle pourrait également

se justifier en regard d une équité mondiale comme un système de répartition ou de

redistribution104. En ceci, elle se fonde moins sur la compassion que sur l assistance légitime à

des stratégies nationales en vue de réaliser des objectifs mesurables et dont tous les pays

devraient bénéficier, ceux du millénaire.

Malgré ces dispositions à faire avancer les pays en développement, de nouvelles

pratiques de l aide au développement sont à penser. Premièrement, par rapport au sida.

Comme nous l avons déjà évoqué, les investissements à réaliser en ce domaine doivent

s inscrire dans la durée, la quantité, le renforcement des ressources humaines locales et la

cohérence ; critères qui ont rarement été décisifs dans l allocation de l aide. Deuxièmement,

parce qu un constat s impose : l aide a, jusqu à présent, échoué à entraîner le développement

escompté. Pire encore, la question a raisonnablement été posée de savoir si l aide n était pas

une entrave au développement105. C est ce constat d échec qui a conduit à la tenue des

conférences de Monterrey (février 2002) et Rome (mars 2003) sur la manière d améliorer

l efficacité de l aide.

Lors de la conférence de Rome sur « Harmonisation et efficacité de l aide au

développement », les bailleurs de fonds se sont engagés à harmoniser leurs pratiques de l aide

au développement. La pyramide suivante permet de bien visualiser et de synthétiser les

engagements pris :

104 C est ainsi que le directeur général de l AFD J-M Severino voit l action de son agence dans un contexte de globalisation, Le Monde, mardi 1er mars 2005. 105 Lecomte, Naudet, Survivre grâce à réussir malgré l aide.

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Engagement de Rome concernant l harmonisation (source : OCDE)

On remarquera tout d abord l emploi étonnant du terme de « partenaire » pour

désigner le pays receveur, alors qu il semblerait plus logique de considéré le bailleur de fonds

comme « partenaire » de ce pays. Malgré ce problème de vocabulaire, qui n est peut-être pas

aussi anodin, il semble que cet engagement soit le début d une nouvelle relation entre le

donneur et le receveur basée plus sur la collaboration et sur la confiance que sur la

conditionnalité, comme il était de coutume auparavant.

3.3.1 Appropriation

La pyramide de cette nouvelle relation se constitue de trois étages : appropriation,

alignement et harmonisation. Nous allons reprendre chacun de ces principes en les déclinant

sur le thème du sida et de l accès aux traitements. L appropriation renvoie au fait que le pays

receveur fixe les priorités, c est-à-dire les stratégies concernant les moyens à mettre en uvre

pour atteindre des objectifs donnés. Ceci passe par une augmentation de l aide budgétaire au

détriment de l aide projet, qui permette à l Etat bénéficiaire d utiliser les ressources suivant

des stratégies propres ; les bailleurs de fonds ne contrôlant que certains indicateurs de résultat.

Toutefois, ces stratégies sont les réponses à des questions qui ne valent que si elles aussi ont

été appropriées par le pays receveur, c est-à-dire si la question (la thématique, peu importe

comment on voudra l appeler) paraît pertinente pour le receveur. En effet, quel intérêt y

aurait-il à répondre correctement à une question qui ne semblerait pas pertinente à celui qui a

répondu ? De la même manière, la problématique de l appropriation se doit d être

appropriation du problème avant d être appropriation des stratégies. Pour cela le débat public,

les discussions et l implication de différentes parties de la société sont nécessaires. Comme

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pour la construction d un consensus sociétal, l émergence de problèmes locaux vers une

généralisation et leur présentation sur la place publique est un processus qui peut être plus ou

moins long, dépendant des contextes nationaux. Aussi, cette phase d appropriation ne

concerne pas que le receveur mais aussi le bailleur de fonds qui se doit de rester patient et de

contenir ses « pulsions à décaisser », résultantes des pressions qu exerce l annualité

budgétaire sur leurs actions. Cette première appropriation passée, le pays receveur pourra

alors établir les stratégies à suivre pour atteindre des objectifs qui peuvent être ceux du

millénaire ou d autres. Ceci peut s effectuer grâce au travail en commun avec des experts

internationaux et être le premier pas dans la mise en place d une confiance réciproque.

L ensemble de ces stratégies constituera alors l approche sectorielle, sur laquelle nous

reviendrons par la suite.

Appliquée à la problématique du sida, l appropriation consisterait certainement tout

d abord en l établissement d une autorité nationale de lutte contre le sida en étroite relation

avec le ministère de la santé (ce qui n est pas toujours voire rarement- le cas). Cette autorité

fixerait les stratégies à suivre en matière de financement, d équité (critères d inclusion dans

les cohortes ). Un renforcement des ressources humaines de telles institutions semble

nécessaire, éventuellement avec la présence d experts qui se doivent d échanger l étiquette du

bailleur pour la bannière du pays receveur. Compte tenu de l éclatement des initiatives dans la

lutte contre le sida, l appropriation d une stratégie globale par une autorité nationale est

certainement le meilleur gage de cohérence entre les différentes initiatives à travers le pays.

Néanmoins, la thématique de l appropriation ne s arrête pas à cette autorité. Les associations

de personnes vivant avec le VIH occupent une place importante106, notamment en donnant un

visage humain aux soins et à la prise en charge des malades, en les inscrivant dans la culture

qui est la leur, et pas uniquement dans une pratique médicale qui peut paraître aliénante à

certains égards.

3.3.2 Alignement

L alignement renvoie à la mise en conformité des donneurs avec les priorités et les

systèmes des pays receveurs. Il consiste en une soumission à l autorité nationale pour essayer

d être plus utile. Autrement dit, il s agit pour le bailleur de fonds d accepter de perdre en

visibilité pour gagner en efficacité. Evidemment, cette inversion relative- du rapport de force

106 Importance d ailleurs mise en avant dans les stratégies de prise en charge des malades dans le rapport 2004 de l ONUSIDA : 2004 Rapport sur l épidémie mondiale de SIDA.

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ne va pas de soi et exige des outils. L outil principal est l approche sectorielle qui peut

permettre au pays receveur de canaliser les donneurs dans une même stratégie.

Relativement à la thématique du sida, l alignement pourrait concerner aussi bien les

fondations privées, que les bailleurs bilatéraux ou multilatéraux. Pour ce qui est des ONG,

cela semble plus difficile compte tenu de leur action dans l urgence et de leur autonomie

financière par rapport au pays receveur. Ceci étant, à moyen terme, même l action des ONG

devrait s aligner sur les priorités et les méthodologies fixées par l autorité nationale. En effet,

il est important que les différents donneurs s alignent sur les critères établis au niveau national

concernant par exemple les prix, les critères de prise en charge ou la distribution sur le

territoire. L exemple de l investissement du Fonds Global en Ouganda à travers le système

du pays est intéressant à signaler comme un des premiers alignements d un gros bailleur de

fonds sur la stratégie nationale de lutte contre le VIH/Sida.

3.3.3 Harmonisation

Enfin, décrivons brièvement le principe de l harmonisation des différentes procédures

des bailleurs de fonds. Il résulte de leurs consommations importantes en ressources humaines

(du côté des bailleurs comme des pays receveurs). De plus, les coûts de transaction étaient très

élevés et ces procédures différentes paraissaient bien illogiques du point de vue du receveur.

Le principe de l harmonisation engage les donneurs à établir des dispositifs communs, à

partager l information, à rationaliser et à simplifier leurs procédures. En d autres termes, il

s agit ici d aller vers des procédures communes. Des expériences comme celle menée en

Ethiopie107 montrent que des mécanismes de « pooling » peuvent se révéler intéressants, plus

économiques et plus efficaces.

Au niveau du sida, le dénominateur commun entre les procédures des différents

donneurs semble relativement faible. Concernant l approvisionnement en ARV la seule

ressemblance entre les différentes procédures est le fait que les médicaments doivent avoir été

préalablement préqualifiés par l OMS. Compte tenu de l ampleur des médicaments retirés de

la liste en 2004, ce seul dénominateur commun paraît bien maigre. De plus, les initiatives

bilatérales et leurs clauses d exclusivité seront difficilement compatibles avec ces objectifs de

communes procédures.

107 Worku S., Poolingof technical asistance in the context of Sector-Wide Approaches : Ethiopian case study septembre 2002.

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Nous n avons pas présenté une liste exhaustive des facteurs limitant et facilitant de

l accès aux ARV dans les pays en développement. Simplement, la faiblesse des ressources

humaines et les pratiques de l aide au développement nous semblent particulièrement

pertinents pour rendre compte d une des problématiques qui est la nôtre depuis le début de ce

travail, à savoir : les agencements de l accès aux ARV dans les pays en développement

(financements, équité et droit des brevets notamment) susceptibles d entraîner un maximum

d externalités positives, sur le reste du système de santé mais aussi sur le développement

général du pays.

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Conclusion :

Enfin, reprenons les conclusions qui ont jalonné notre réflexion tout au long de ce

travail. Premièrement, la généralisation de l accès aux traitements est un paradigme récent

dans la lutte contre le VIH/Sida. Ce paradigme s est fondé en grande partie en réponse aux

arguments qui légitimaient un paradigme de l accès aux traitements comme une utopie. En

effet, il s agit bien d une construction, rendue possible par un argumentaire hétérogène qui

intégrait à la fois les revendications activistes et le souci de rentabilité économique. Ce qui est

sûr c est que cet accès naissant n est en rien la conséquence d un droit objectif des malades,

ou de valeurs universelles et éthiques. En ceci, sa durabilité n est pas assurée : il s agit d un

agencement, entendu comme forme de prise en charge des malades, qui est valide dans le

contexte qui est le nôtre mais qui n offre aucune garantie de durabilité et de continuité.

L accès aux traitements reste donc fragile dans une optique à long terme. D autres modes de

lutte contre la maladie doivent être maintenus pour répondre efficacement aux défis auxquels

nous assigne le VIH/Sida, notamment par la prévention et la recherche d un vaccin.

Concernant les droits de la propriété intellectuelle, les possibilités de licences

obligatoires et d importations parallèles, acquises de haute lutte en 2003, sont des atouts

décisifs dans l accès aux traitements des pays en développement. En ceci le cadre général fixé

par l OMC sur le droit des brevets est devenu un facteur favorable. Toutefois, la plus grande

attention doit être portée aux politiques commerciales bilatérales agressives qui peuvent

empêcher les Etats de se référer au droit des brevets pour permettre à leur population d avoir

accès aux traitements.

Pour ce qui est du problème de financement, la diversité des sources potentielles est

intéressante en ceci que les ressources à mobiliser sont très importantes. Néanmoins, la

diversité des procédures à respecter, pour bénéficier de ces ressources, a tendance à affaiblir

les autorités nationales de lutte contre la maladie et rendre difficile la mise en place d une

politique cohérente. Au vu de notre analyse, basée sur des critères de durabilité, de continuité,

d équité et de réalisme économique, le financement le plus légitime reste le financement

public international, sous forme de dons ou à travers les programmes de réduction de la dette.

En effet, nous avons montré que l équité pour ce qui est de l accès aux ARV doit

dépasser le cadre strictement national des pays en développement et faire l objet d une

réflexion plus globale au niveau international. Cette perspective semble la plus pertinente

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pour véritablement penser l équité comme critère de politique d accès aux traitements et ainsi

dépasser le débat entre gratuité et recouvrement des coûts.

A la fin 2004, le bilan de l accès aux traitements est relativement encourageant.

Néanmoins, des obstacles majeurs subsistent à un véritable accès généralisé, au premier rang

desquels se trouvent la faiblesse des ressources humaines des systèmes de santé et des

pratiques de l aide au développement mal ciblées et mal coordonnées.

Finalement, l accès aux traitements contre le sida est un bon révélateur des fissures,

même des failles, dans certaines problématiques de développement aussi fondamentales que

la durabilité, la continuité, le soutien aux ressources humaines, l importance de l éducation,

l

« appropriation » et plus généralement une aide au développement qui ne soit pas une aide à

la dépendance. Il est à espérer, qu en faisant la lumière sur de telles problématiques, la

généralisation de l accès aux ARV dans les pays en développement contribuera à construire,

au delà de la lutte contre le VIH/Sida, un « nouvel esprit du développement ».

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.

La faculté de pharmacie de Lyon et l Université Claude Bernard Lyon 1 n entendent donner

aucune approbation ou improbation aux opinions émises dans les thèses ; ces opinions sont

considérées comme propres à leurs auteurs.

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