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Enjeux méditerranéens : pour une coopération euro-arabe

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C H E D L Y A Y A R I

E N J E U X

M É D I T E R R A N É E N S

POUR UNE COOPÉRATION EURO-ARABE

Préface de Érik ORSENNA

PRESSES DU CNRS

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Chedly AYARI est Professeur agrégé d'Économie à l'Université de Tunis et à l'Université de Nice - Sophia Antipolis. Son itinéraire a été à la fois universitaire - il a été doyen de la Faculté des Sciences Économiques -, bancaire - il a été le Président Fondateur de la Banque Arabe pour le Développement Économique en Afrique (BADEA) de 1975 à 1988 et Directeur Exécutif à la Banque Mondiale de 1964 à 1966 - et diplomatique - Conseiller de la Délégation Tunisienne auprès des Nations Unies (1960-1964).

Membre du Club de Dakar, du Club de la Pensée Arabe, du Comité International "Tinbergen" (sur la planification du Développement) et Président Honoraire de l'Association Internationale des Sociologues de Langue Française, l'au- teur a été de 1969 à 1975 membre du Gouvernement Tunisien : Ministre du Plan, de l'Éducation Nationale et de l'Économie Nationale. A son actif de nombreux ouvrages et articles publiés en Tunisie et à l'étranger sur les thèmes du Développement, de la Coopération Internationale, de la Finance, de la Monnaie, du Commerce Extérieur et sur les Systèmes politiques. Monsieur AYARI est Docteur Honoris Causa de l'Université d'Aix-Marseille III.

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Qu'allons-nous faire de la Méditerranée ?

Un nouveau mur de honte, entre le Nord et le Sud, un lac sans vie engorgé de déchets ? Ou bien un pôle de croissance, de dialogue et de respect des hommes et des patrimoines ?

La réponse n'est pas acquise. Et bien des tendances lourdes n'inci- tent pas à l'optimisme. Je sais, l'air du temps pousse plutôt au laisser faire et se méfie des objectifs qui ne sont pas individuels. Pourtant l'ur- gence est là. L'an 2000 sera rude et le regard de nos enfants à bon droit méprisant si tous ensemble nous ne nous attelons pas à cette prio- rité : construire, reconstruire la mer.

Les relations internationales prennent ces temps-ci une dimension nouvelle. Depuis toujours, des pays se sont rassemblés en des unités plus vastes. Mais c'était le plus souvent des empires, construits et gérés par la domination. Aujourd'hui, rien de tel : l'Europe au nord, le Maghreb au sud constituent des entités d'États égaux. L'échange peut alors s'établir, d'ensemble à ensemble, des ensembles d'autant plus ouverts, du moins on peut l'espérer, que tranquilles dans leurs identités respectives. Ainsi se dépasse le face à face post colonial. Ainsi pour- ront s'élaborer pas à pas, patiemment, des pôles de rayonnement : qui croit encore qu'un pays peut se développer seul ? La grande leçon des

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dernières années, en Amérique du Nord avec la construction du libre échange (Nafta), en Asie avec la dynamique de l'ASEAN, c'est, bien en deça des rêves tiers-mondialistes dont on a pu mesurer l'inefficacité (j'étais à Cancun), la dynamique de zone.

Cette approche, qui redonne à la géographie toute sa force, déborde largement les relations inter-étatique s. C'est à chacun de construire la mer. Un exemple : en mai prochain se réuniront à Marseille, pour lan- cer des projets concrets de coopération, plus de cinquante maires des grandes villes méditerranéennes. Nous le savons : notre civilisation, notre démocratie seront urbaines. Ou ne seront pas.

D'autres réseaux s'élaborent, entre banquiers, industriels, cinéastes, archéologues... La multiplication de ces réseaux est la meilleure manière de ridiculiser les deux tentations dramatiques : celle du nord de voir le sud comme une menace, celle du sud de toujours chercher au nord l'alibi de ses échecs.

Contre l'indifférence, contre la méconnaissance, terreau de la haine, il faut tisser, tisser entre les rives, tisser sans relâche. La mer n'est rien sans les marins. J'ai toujours eu l'impression que sans eux, sans leurs voyages incessants, le tissu des vagues s'effilocherait...

ÉRIK ORSENNA

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NOTES TECHNIQUES

1) L'Espace Méditerranéen ou Méditerranée ou "Mare Nostrum" ou "Grande Bleue", examiné dans la présente étude est composé des trois sous- régions suivantes :

- La Méditerranée Occidentale comprenant la France, l'Italie et l'Espagne. - La Méditerranée Orientale Arabe, comprenant les quatre pays du

Maghreb (Algérie, Maroc, Tunisie et Libye) et les quatre pays du Machrek (Égypte, Syrie, Jordanie et Liban).

- La Méditerranée Orientale non arabe comprenant la Grèce, la Turquie, la Yougoslavie, Chypre et Malte.

2) Les sources statistiques sont essentiellement internationales : Banque Mondiale, Fonds Monétaire International, Conférence des

Nations-Unies pour le Commerce et le Développement, Organisation de Coopération et de Développement Économique (OCDE). D'autres sources ont été utilisées comme la Ligue Arabe et des articles de presse spécialisée. Parmi la cinquantaine de tableaux statistiques figurant en Annexe à la présen- te étude, un certain nombre a été confectionné par l'auteur à partir de données de base puisées dans les sources ci-dessus.

Par ailleurs, si la période choisie dans l'analyse de l'évolution des aggré- gats et autres indicateurs sociaux, économiques, financiers, commerciaux et techniques, a été le plus souvent la décennie 1980-1989, l'auteur a retenu dans d'autres cas des périodes plus longues qui remontent jusqu'à l'année 1965 ou qui s'étendent jusqu'à l'an 2000 et 2015. L'auteur a fait figurer les Tableaux et les Encadrés que comporte l'étude en Annexes à celle-ci afin de faciliter la lecture de l'ouvrage.

3) Enfin, aucune bibliographie n'est citée ici contrairement aux traditions. Non que l'auteur n'ait pas compulsé livres et recherches dans la préparation de son travail; mais il a délibérément voulu faire table rase ou presque de ce qui a été publié auparavant sur la Coopération Méditerranéenne pour réfléchir "à blanc" ou presque sur ce que serait une Initiative Méditerranéenne de Coopération Arabo-Occidentale.

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AVANT-PROPOS

Le présent ouvrage est l'un des produits d'un vaste Projet intitulé la "Méditerranée Économique". Grâce à une aide financière du Conseil de la Région Provence-Alpes Côte d'Azur - que je tiens à remercier en tout premier lieu - une équipe d'économistes européens et arabes, animée par les Professeurs Jean-Louis Reiffers, Xavier Greffe - et plus modestement par moi-même -, entreprit une grande recherche sur l'Economie Méditerranéen- ne dans son ensemble dans le dessein d'abord d'informer et ensuite de mon- trer les voies d'une Coopération entre les pays et régions du "Nord" et les pays et régions du "Sud" de la "Mare Nostrum".

À l'heure des grands bouleversements politiques, stratégiques, écono- miques et sociaux qui ébranlent tous les espaces du Monde, une réflexion sur l'état actuel et le devenir de notre Espace à nous - l'Espace Méditerranéen - apparaît nécessaire plus que jamais.

C'est "le Regard Arabe sur la Méditerranée" que nous avons cherché à projeter dans les pages qui vont suivre. Le Regard du Maghreb et du Machrek Méditerranéeens sur leurs voisins du "Nord" : la France, l'Italie et l'Espagne. Un Regard où se reflètent à la fois les réalités du sous-développement arabe d'aujourd'hui et les espoirs d'une coopération entre ces deux rives de la Méditerranée à la mesure des trois enjeux qui nous confrontent : les Enjeux Humains, les Enjeux Économiques et les Enjeux Technologiques.

Comment omettre de faire état ici mes nombreuses dettes de reconnaissan- ce ? Tout d'abord vis-à-vis de tous ceux qui m'ont guidé par leurs conseils, critiques et leurs écrits. Le Professeur Jean-Louis Reiffers en premier lieu(1). Le "père" du Projet cité plus haut qui a été pour moi une source d'inspiration

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continue. Je mentionnerai ensuite les contributions de mes collègues écono- mistes arabes qui ont produit dans le cadre de la préparation du Projet des monographies richement documentées sur le développement des pays du Maghreb et du Machrek. Je veux citer :

- Prof. Mahmoud Seklani, Economiste - Université de Tunis (Tunisie). - Dr Kamal Hamdan, Economiste, Centre de Recherche et de Consultants

Beyrouth (Liban). - Dr Youssef Halbawi, Economiste, Grand Expert aux Nations Unies

(Syrie). - Dr Jawad El Anani, Bureau J. Anani pour les Etudes Economiques et

Technologiques - Amman (Jordanie). - Dr Misbah Oreibi, Economiste, Bureau Ligue Arabe à Genève (Libye). - Dr O.M. Osman, Economiste, Université du Caire (Egypte). - Prof. Houcine Benissad, Université d'Alger (Algérie). - Prof. Ezzeddine Bach Chaouch, Directeur du Patrimoine à l'UNESCO,

Université de Tunis. Il n'y a pas que ces dettes intellectuelles qu'il me faudrait reconnaître. Il y

a également le soutien financier dont cet ouvrage a bénéficié. Nous avons cité plus haut le Conseil de la Région Provence - Alpes Côte d'Azur. Nous vou- lons ajouter ici la Banque Internationale Arabe de Tunisie (BIAT).

Mes remerciements vont enfin à mon éditeur tunisien, Mr Mohamed Salah Bettaieb, le jeune et dynamique Président Directeur Général des Éditions Alif, à la fois pour son engagement immédiat et inconditionnel à éditer l'ouvrage (un signe de confiance que je mesure à sa juste valeur), pour les efforts qu'il a déployés (avec succès) en vue de faire publier le livre à l'étran- ger et enfin, pour la qualité technique de l'édition même.

CHEDLY AYARI

(1) Présentement Conseiller pour l'Education auprès de Madame Edith Cresson, Premier Ministre Français.

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INTRODUCTION GÉNÉRALE

les deux grandes rives de la Méditerranée

au rythme des siècles, des civilisations

et des Enjeux de demain

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Du côté du Vieux Monde, la Méditerranée est le lieu par excellence où reconnaître la preuve des efforts millénaires accomplis par l 'homme pour apprivoiser un milieu souvent hostile et précaire, se ménager des cadres de vie, aménager des espaces de production.

La mer Méditerranée c'est aussi, outre les ressources vivrières et les tech- niques traditionnelles ou modernes de la pêche, un vaste réseau de circula- tions, de voies millénaires liées à l'aventure humaine, au négoce ou à la conquête. Dans la longue durée, ces voies se traçaient au rythme de l'expé- rience des hommes de mer et, surtout, des progrès scientifiques et technolo- giques de la navigation. De plus, les agglomérations maritimes, au gré du flux et du reflux de leur essor ou de l'expansion outre-mer de leurs populations, orientaient souvent le choix de ces voies et en fixaient l'emprise.

Le pays méditerranéen c'est enfin un lieu de mémoire à l'échelle de l'humanité toute entière, le plus dense qui soit et le plus complexe. L'on reconnaît sa trame au vu des créations monumentales présentes, depuis des siècles, dans le paysage ou bien des trésors d'art livrés à la délectation du public, dans les musées. On la retrouve au fil des souvenirs jalousement trans- mis de générations en générations et à travers les éléments de l'héritage consi- dérable qui s'est conservé, malgré l'acharnement des forces de destruction, témoignant, à sa manière, de la pérennité des entreprises humaines.

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1 - LES PREMIÈRES CIVILISATIONS ET LES PREMIÈRES INVENTIONS

Dans l'histoire des civilisations, on le sait, le monde de la Méditerranée a, dès les origines, la prééminence qu'il devait, pendant très longtemps garder.

Au départ, on trouve le Proche-Orient : les côtes aujourd'hui syro-liba- naises, la Palestine, le Croissant Fertile - avec, à l'arrière-plan, la Mésopotamie, essentiellement les basses vallées du Tigre et de l'Euphrate. Dans la région du Levant méditerranéen, en effet, ont commencé les révolu- tions décisives pour l'humanité, avec, tout d'abord, l'invention de l'agricultu- re, vers 9000 avant J.C. (comme l'ont montré, notamment, les études d'archéologie rurale à Jericho/Ariha, en Palestine). Les premières moissons ne tardèrent pas à être suivies de la domestication des animaux herbivores et des premiers troupeaux conduits au pâturage. Tels furent les prodromes d'un mouvement de portée considérable qui allait lentement s'accélérer pour per- mettre la sédentarisation et donner lieu au développement d'une sorte d'"éco- nomie verticale".

Ainsi, Jéricho/Ariha est déjà, au VIIe millénaire avant J.C., une ville, un "centre organisateur", qui exporte et importe, échange et influence, organise des circulations d'hommes, de biens et de techniques. La civilisation est née.

Mais la civilisation ne prendra réellement son essor qu'avec la répartition économique des ressources et les liaisons établies entre les agglomérations. D'où la grande importance de l'invention de la batellerie. Cependant il faudra attendre le milieu du Ille millénaire pour que civilisation et circulation en Méditerranée aillent de pair. C'est alors que les progrès techniques accomplis en matière de construction des bateaux (assemblage de joncs..., faisceaux de papyrus..., montage de madriers en bois), l'utilisation de la quille, la généra- lisation de la voile, permettent la constitution de véritables flottes mar- chandes. Des circuits de transport maritime s'organisent en mer Egée et entre l'Égypte et les côtes syro-libanaises. Les Cananéens, ancêtres des Phéniciens, sont déjà connus comme un peuple de marins.

Cela étant, l'émergence de thalassocraties et d'une Méditerranée marchan- de n'aura pas été, toutefois, possible ni ses conséquences durables, sans la constitution, au préalable, d'États, de formations politiques qui, à l'intérieur, concentrent le pouvoir, aménagent le territoire, répartissent les ressources, régissent la main-d'œuvre, et, vers l'extérieur, organisent les échanges et éta- blissent les contacts diplomatiques. À cet égard, le rôle des Etats de Mésopotamie - Sumer, essentiellement - et de l'Égypte pharaonique aura été primordial et déterminant...

Dans cet espace méditerranéen du Levant où les échanges facilitaient les

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relations et multipliaient les rapprochements, il s'était établi, à compter du IIe millénaire avant J.C., une sorte de marché entre les communautés (États, cités, peuples) qui allait assurer le transfert des techniques, la libre circulation des hommes, l'échange sans entraves des biens et des produits. Il en résulta (conséquence marquante dans l'histoire de la civilisation humaine) une réelle interférence entre les manières de vivre, les modes de construire, les arts décoratifs et même les goûts. Et l'on vit se mettre en place une culture cosmo- polite dont témoignent à profusion les vestiges archéologiques de cette époque (céramiques et faïences, peintures et fresques, tissus et broderies, etc.).

L 'ar t de bâtir. De la géométrie à l 'astronomie

Les monuments grandioses de l'ancienne Égypte, les vestiges des impo- santes constructions réalisées en Mésopotamie, ce que la Bible nous dit des bâtisseurs phéniciens, tout conduit à conclure que les traits fondamentaux de ce que nous appelons " l ' a rch i tec ture" nous viennent des pays de la Méditerranée orientale et du Moyen-Orient, à travers une tradition dont le point de départ se situe dans le second millénaire avant J.C. En ces temps-là déjà, et régulièrement par la suite, d'importants progrès étaient enregistrés en matière d'utilisation des matériaux de construction (brique crue, brique cuite; calcaire, pierre sèche; bloc mégalithique, granit; divers mortiers...).

De plus, pareilles réalisations matérielles - aujourd'hui encore dignes d'admiration - étaient fondées sur une connaissance approfondie, tantôt empi- rique, tantôt scientifique, des mathématiques. Ainsi les constructeurs des pyramides savaient calculer, de façon exacte, les surfaces et les volumes. Avant les Grecs et avec plus d'approximation que n'importe quel autre peuple, ils ont, en particulier calculé la superficie du cercle. Leur système décimal leur permettait, sur la base de l'addition, de faire des multiplications et des divisions comme de résoudre des problèmes de fractions. Dans le domaine de la géométrie, ils sont parvenus à calculer l'inclinaison d'une pyramide, la surface d'un triangle ou d'un rectangle, le volume du tronc d'une pyramide à base carrée...

Pour leur part, les Babyloniens avaient une approche algébrique des mathématiques, au point de savoir non seulement se servir de racines carrées ou cubiques, mais également résoudre des équations du premier et du second degré, avec deux ou même plusieurs inconnues. Cependant, pour bien bâtir, l'on doit être capable de bien orienter les édifices, de mesurer avec exactitude le temps, de connaître de près le cycle des saisons. Autrement dit, il faut s'intéresser aux astres, observer les levers et couchers de la lune, apprendre à

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calculer le lever du jour et la tombée de la nuit, à longueur d'année. Dans ces domaines, Égyptiens et Babyloniens accomplirent des progrès considérables et décisifs. À ces derniers nous devons les bases d'une véritable recherche

astronomique, aux autres le premier calendrier. De la sorte, c'est à l'Orient méditerranéen que la Grèce et, par la suite,

l'Occident doivent les premières acquisitions scientifiques et techniques.

La métallurgie du fer

Certes, au cours des millénaires qui ont vu se développer les civilisations originelles, l'histoire du Proche-Orient méditerranéen et de l'ancienne Égypte n'est pas faite seulement d'inventions, d'essor et de prospérité. Le métier des armes fut aussi en honneur : guerres et invasions recommencées ne manquè- rent pas. Des villes ont connu le déclin, des Etats ont disparu, des cultures sont mortes. Mais l'intrusion de siècles obscurs dans le cours de l'histoire n'a

pas empêché une révolution aux conséquences durables d'avoir lieu. Autour du 1er millénaire avant J.C. se diffuse la métallurgie du fer et, du côté du Levant, le fer devient d'un usage courant, tant pour les armes que pour la fabrication des ustensiles.

L'invention de l 'alphabet

C'est aussi dans l'Orient mésopotamien que s'est développé l'usage de l'écriture, une invention liée à la notion même de civilisation. Essentiellement pratique, cet usage - que l'on rencontre à Sumer, au début du Ille millénaire avant J.C., était lié à la comptabilité, en particulier aux opérations d'inventai- re des biens religieux dans les temples. Adaptée par la suite aux opérations commerciales, l 'écriture cunéiforme devint usuelle à l 'extérieur de la Mésopotamie, y compris dans les bureaux du Pharaon, qui disposait pourtant de l'écriture hiéroglyphique.

Cependant la grande invention, promise à un extraordinaire succès et mar- quant le véritable tournant dans l'histoire de l'humanité, est celle de l'alpha- bet, support de la diffusion culturelle dans le monde et, surtout, véhicule de la propagation des échanges économiques aux dimensions de l'univers habité.

Que pareille invention fût l'apanage d'un peuple de commerçants, la situa- tion en Méditerranée orientale, autour du XIVe siècle avant J.C., tributaire de l'évolution des échanges dans toute cette région depuis le second millénaire, peut l'expliquer. Les Phéniciens de Byblos (aujourd'hui Djebaïl, au Liban), cité marchande et prospère, mirent au point cet alphabet de vingt deux signes, notant autant de consonnes. Les Grecs l'adoptèrent, y ajoutant des signes

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vocaliques. L'utilisant à leur tour, à la suite des Étrusques, pour écrire leur propre langue, les Romains devaient donner à cet alphabet la diffusion la plus large, pour l'étendre finalement à l'ensemble du monde occidental ainsi qu'à tous les utilisateurs, jusqu'à nos jours, des caractères latins.

II - LES CIVILISATIONS DE L'ORIENT À LA CONQUÊTE DE L'OCCIDENT MÉDITERRANÉEN. CARTHAGE

Ayant développé de façon essentiellement empirique l'art nautique, les Phéniciens osent enfin affronter la haute mer. Pilotes exceptionnels et marins courageux, ils tracent par le milieu de la mer une route appuyée sur les îles - Chypre, la Crète, Malte, la Sicile, la Sardaigne, les Baléares - et établissent la liaison entre Tyr (aujourd'hui Sour, au Liban) et l'Espagne. Précédant les Grecs, autre peuple de marins fameux, ils partent à la conquête de l'Ouest méditerranéen.

Ainsi, entre le XIe et le IXe siècle avant J.C., ils établissent une série de comptoirs, d'escales maritimes qui vont devenir autant de relais de civilisa- tion. Avec eux, la Méditerranée devient un espace unitaire, animé par le va-et- vient prodigieux de la navigation et le grouillement incessant de la vie mar- chande. Les Phéniciens répandent non seulement leurs propres tissus de laine, leurs teintures et leurs bijoux, mais également des produits du Proche-Orient et de l'Égypte ainsi que des épices et diverses drogues venues des Indes par la mer Rouge. Or, comme le commerce véhicule des idées et ouvre la voie aux influences culturelles, l'expansion phénicienne fut à l'origine de la propaga- tion, en Méditerranée, de nombreux aspects des civilisations orientales.

Carthage éducatrice

Ville neuve, nouvelle Tyr en Occident, Carthage poursuit à son propre pro- fit l'aventure phénicienne. Quand, ayant pris son essor, elle commence à mettre en place, du Nord de l'Afrique jusqu'en péninsule ibérique, un empire de la mer, l'Ouest de l'Europe est encore sous-développé et, en grande partie, barbare. Dans ce qui constitue aujourd'hui le Maghreb, la science et la tech- nique des agronomes carthaginois parviennent à multiplier les oliveraies et les vergers, à diffuser de nouveaux procédés de culture, à mettre en œuvre de remarquables conditions de vinification. Ainsi seront marqués à jamais les paysages du Maghreb et son activité économique à travers les siècles restera liée aux produits de base : blé, olive, vigne.

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À cet égard, le nom de l'agronome Magon est resté une référence et un symbole. En Ibérie (Espagne du Nord-Ouest et Andalousie), les ingénieurs carthaginois mettent en place un véritable système d'extraction des métaux et organisent le contrôle centralisé des mines (étain, plomb, cuivre, argent sur- tout).

Carthage exploratrice

Mais Carthage ne présente pas seulement le modèle d'un essor accompli au milieu de régions aux économies balbutiantes. Elle reste l'exemple privilé- gié d'une cité ouverte sur le monde, et même, malgré son enracinement dans sa tradition religieuse, cosmopolite. De tous les horizons méditerranéens, marins, marchands, artisans, artistes, philosophes, gens de lettres et simples voyageurs y étaient attirés. Des ethnies diverses et différentes cultures y cœxistaient...

L'ouverture de Carthage sur le monde et la soif de connaître, tout en cher- chant de nouveaux marchés, ont été à l'origine de grandes explorations, res- tées fameuses dans les annales de l'Antiquité. Dès le Ve siècle avant J.C., les marins carthaginois sont parvenus, les premiers, à reconnaître avec Himilcon, les côtes atlantiques de l'Europe jusqu'aux îles Britanniques. Peu après, Hannon part à la découverte de l'Afrique atlantique et arrive à pousser son exploration jusque du côté du Cameroun actuel.

III - UNE NOUVELLE CIVILISATION À L 'ÉCHELLE DE LA MÉDITERRANÉE. ROME

Assurément ce sont les Phéniciens, puis Carthage, qui auront réalisé l'ouverture progressive et définitive des voies maritimes de la Méditerranée et auront vivifié son bassin tout entier. A leur tour, les Grecs viendront renforcer

ce mouvement et l'amplifier. Ils propageront de l'Est vers l'Ouest de mul- tiples aspects de l'hellénisme : la pensée philosophique, l'idéal de la cité démocratique, un nouveau type d'urbanisme, un univers original des formes en architecture et en sculpture. Dans ces domaines, Alexandrie d'Égypte sera un centre particulièrement rayonnant et largement influent.

Mais le véritable brassage culturel n'aura lieu qu'avec l'unité politique et la communauté de destin des peuples méditerranéens. Tel fut le rôle de Rome et de son Empire...

Des routes furent tracées qui toutes menaient à Rome et constituaient les

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voies de la romanisation. L'ordre romain généralisa les bienfaits de la paix à l'intérieur des frontières. L'administration fut organisée conformément au droit, autour du concept de hiérarchie des compétences et pour exalter la notion de valeur du pouvoir. Par le contrôle des espaces de production, des réseaux de ravitaillement et des circuits internes de distribution, l'Etat romain fit de la Méditerranée une mer intérieure et du bassin méditerranéen le centre

du monde développé et de l'univers de la civilisation. Par-delà les siècles, il est resté de cette Méditerranée romaine, entre

"Volubilis" (au Maroc) et "Bostra" (en Syrie), en passant par "Leptis Magna" (en Libye) et "Gerasa" (en Jordanie), des constructions publiques monumen- tales, des bâtiments pour le rituel, pour les jeux et le spectacle, pour les loi- sirs. Il est resté aussi des terroirs cadastrés, des ouvrages hydrauliques, des routes et, partout, des milliers de textes gravés sur la pierre ou le marbre. Les paysages ont beau changer, les caractéristiques provinciales et les particula- rismes apparaître au grand jour, rien n'y fait : de la Syrie au lointain Maroc, du Proche-Orient au Maghreb c'est la même pierre patinée, c'est le même pavé usé. Ces colonnes et ces statues que l'on admire nous rappellent une évi- dence : les modules et les proportions sont inspirés des mêmes principes d'architecture et des mêmes systèmes plastiques.

Au travers de tant de similitudes qu'elles affichent, ces villes mortes nous enseignent que la Méditerranée méridionale et le Proche-Orient ont, des siècles durant, vécu policés et modelés par une civilisation matérielle commu- ne, que le triomphe du Christianisme, à partir du IVe siècle après J.C., n'a pas fondamentalement bouleversée.

IV - L'EXPANSION EN MÉDITERRANÉE D'UNE CIVILISATION À VOCATION UNIVERSELLE. L'ISLAM

En l'an 622, le premier jour de l'exode du Prophète, quittant La Mecque pour Médine, (l'Hégire) marque le point de départ du calendrier musulman. Date à la fois concrète et symbolique, d'importance locale mais rapidement hissée au plan de l'universel, mesure du temps quotidien aussi bien que trame de la durée séculaire, l'Hégire annonce, au regard de l'histoire, qu'une nou- velle civilisation va saisir l 'Orient et la Méditerranée - puis, plus tard, l'Afrique, d 'un tropique à l 'autre et l 'Asie, de ses profondeurs jusqu'à l'Insulinde...

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Une forme inédite d 'unité

Au Sud comme à l'Est, l'espace méditerranéen est investi par la culture arabe et la spiritualité islamique. Ce mouvement, en dépit de ses soubresauts, s'avèrera sans retour et ses conséquences irréversibles, malgré la persistance des particularismes et les multiples résurgences du passé. S'il est indéniable que la première envolée de l'empire musulman est tributaire, dans une mesure certaine, du poids des armes, ce serait, toutefois, une déraison que de vouloir réduire la prégnance du phénomène islamo-arabe aux simples effets de la conquête militaire. De même, la puissance du pouvoir centralisateur et rayon- nant des deux métropoles, Damas omeyyade et Bagdad abbasside, n'a pas manqué d'être déterminante dans les succès de l'unification. Cependant, la perte d'hégémonie politique subie par ces centres successifs n'aboutit pas à distendre les liens. Certes, des émirats se constituent qui revendiquent l'auto- nomie et l'on verra même se créer des principautés, mais l'appréhension uni- taire de l'espace géographique musulman persiste et se maintiendra jusqu'à nos jours : objet de nostalgie ou revendication politique, l'univers de la com- munauté islamique, le "Dar el-Islam" n'est pas sorti de l'actualité.

Pour sa part, le déroulement de l'histoire ne fait que renforcer, progressi- vement, la vitalité du processus d'intégration. Ainsi le choc des croisades n'affectera, en définitive, ni l ' Islam ni l 'arabité : le royaume latin de Jérusalem a beau durer près d 'un siècle (1099-1187), l'événement prend l'allure d'un épisode... Consécutive à la "Reconquista", la séparation définiti- ve, en 1492, entre les deux rives du premier grand Maghreb - l'Espagne musulmane et l'Afrique du Nord -, si elle laisse béantes de persistantes bles- sures et contribue, pendant de longs siècles, à dresser une barrière de méfian- ce, sinon d'hostilité, entre le Nord et le Sud de la Méditerranée, n'aboutit nul- lement à mettre en cause, de Rabat à Tripoli, la marque du pays. Au Proche- Orient, l'invasion mongole (1256-1260) introduit de graves déséquilibres générateurs de déclin, mais elle ne peut effacer le caractère arabo-musulman des provinces conquises. En Méditerranée, l'irruption des Turcs puis la constitution de l'Empire Ottoman (entre le XVe et le XVIe siècle) ont pour résultat ultime, après quatre siècles, la préservation de l'empreinte arabo- musulmane. Enfin, il n'est pas jusqu'à la domination coloniale, dans les temps contemporains, qui ne se traduise par le développement d'un nationa- lisme arabe intransigeant et n'exalte l'appartenance à l'espace de la foi musulmane.

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Le poids de l'héritage

Pour le commun, l'Islam, est pratique religieuse, règle de vie personnelle et élan communautaire. Mais son génie spécifique est d'avoir conduit à la constitution, à travers l'accumulation millénaire, d'un héritage immense et diversifié que, dans tous les horizons, chaque musulman possède, revendique ou considère comme un élément constitutif de son identité. Dans la conscien- ce de l'étudiant de Fès, du Caire ou de Damas, le premier grand philosophe de l'Islam, Al-Kindî (IX siècle) n'est pas un Irakien, pas plus que le génial médecin et penseur Avicenne (XIe siècle) n'est un Iranien. Avec Al-Farâbî, né au Turkestan et Averroès, à Cordoue, ils constituent, pour l'ensemble des Musulmans, la grande chaîne de ceux qui, par-delà la pensée grecque et la sagesse antique, dépassant la tradition platonicienne et aristotélicienne, ont posé les premiers jalons vers la philosophie moderne.

Malgré les schismes et les conflits de nature politique, le musulman ne s'attache pas à savoir qui fut Al-Khawârizmî, mais, pour l'essentiel, il retient, dans sa tradition, que ce mathématicien d'exception a établi pour la première fois dans l'histoire (IXe siècle) l'algèbre comme discipline autonome. De même, peu lui importe si Al-Tûsî fut un adepte du chiisme. L'important est, aux yeux du plus grand nombre, que cet algébriste est à l'origine, avec ses disciples, de la goémétrie algébrique. Pareils exemples peuvent être passés longuement en revue, à travers l'histoire de la médecine arabe, de l'astrono- mie, de la géographie humaine, de l'ingénierie hydraulique, bref de toutes les sciences et techniques qui, pendant des siècles, furent des disciplines arabo- musulmanes.

En vérité, la symbiose entre la culture arabe et la civilisation islamique a donné au passé une dimension qui dépasse de loin sa simple épaisseur histo- rique. La tradition reste vivante. Les formes et les volumes qui, par échos suc- cessifs, se multiplient de l'Orient vers l'Occident méditerranéen ne sont ni des imitations ni des redoublements d'éléments. À leur manière, palais et demeures, mosquées et médersas, enceintes et forteresses rappellent l'unité d'inspiration qui a déterminé la variété des réalisations.

Dans le monde de l'arabité et de l'Islam, le passé n'est pas archéologique. Les temps présents restent marqués par les caractères du temps jadis.

V - LA MÉDITERRANÉE MODERNE : UNE MER ÉCLATÉE

Le destin de la Méditerranée n'a cessé d'être, six siècles durant, celui d'une Mer éclatée où l'Histoire coloniale a connu un de ses plus grands apo-

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gées. De Gibraltar et du Maroc à la Syrie et au Liban, les deux Empires Britannique et Français ont "réunifié" la Mare Nostrum à leurs manières : par la conquête armée, la confiscation des souverainetés, le peuplement de colo- nisation et l'exploitation des richesses locales, réduisant durant plus de un siècle et demi la Méditerranée arabo-musulmane à l'état de protectorats, de mandats, de condominium, voire de simples colonies. Il est vrai que cette même Méditerranée musulmane n'avait connu auparavant - et pour être pré- cis, sous la dynastie Ottomane - que domination, spoliation et arbitraire.

De berceau des civilisations, du commerce et de la convivialité entre les Nations, la "Mare Nostrum" s'est mue progressivement en un centre-frontière entre, d'une part le nouveau noyau euro-nord américain que les découvertes colombiennes au XVe siècle ont fait naître et, d'autre part, la périphérie afro- asiatique - le Tiers Monde de l'époque -; puis de 1805 - date de la victoire des Anglais sur la flotte hispano-française à Trafalgar - jusqu'à la IIe Guerre Mondiale, en un centre "stratégique" au service de l'Empire Britannique; puis de la fin de la IIe Guerre Mondiale jusqu'à l'avènement de l'ère de la péres- troïka gorbatchévienne à la fin des années 80 en un centre de guerre froide Est-Ouest proprement colonisé par les flottes et les armements tactiques et stratégiques des deux super puissances américaine et soviétique. Le tout sur un fond dominé par la haine des cultures et des religions : Chrétienté, Islam, Judaïsme auquel s'est ajoutée cette autre pollution des Temps Modernes : la pollution économique... au point de détruire tous les environnements de ce qui fut naguère la "Grande Bleue" : l'environnement marin comme l'environ- nement terrestre, comme l'environnement humain.

VI - EUROPÉANITÉ ET MÉDITERRANÉITE DANS LA CONSTRUCTION COMMUNAUTAIRE

Certes, l'appel très fort du concept "d'Européanité" - et non du concept de "Méditerranéité" - a fini par donner à la construction communautaire euro- péenne une nouvelle dimension méditerranéenne par l'intégration de l'Espagne et de la Grèce aux côtés de la France et de l'Italie dans le Club du Traité de Rome. Dette de reconnaissance vis-à-vis de nations d'abord euro- péennes et ensuite non musulmanes(1) devenues aujourd'hui démocratiques - l'Espagne et la Grèce -? Ou conscience de la profondeur géo-politique, éco- nomique, humaine et culturelle que représente la Méditerranée dans sa totali- té pour le devenir et le rayonnement de l'Europe Communautaire de demain ?

Pareilles équivoques ne sont à notre sens levées en rien ni par le discours méditerranéen des dirigeants de la CEE - qu'il s'agisse des Commissions de

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Bruxelles ou des Chancelleries européennnes - ni par la "Nouvelle Politique Méditerranéenne" élaborée par Bruxelles dont les fondaments stratégiques et les programmes d'action ne sont qu'une réécriture de ces fameux et combien difficiles "compromis communautaires" qui font la politique des 12; ni enfin par la pratique quotidienne des instances de Bruxelles vis-à-vis des pays tiers de "la Mare Nostrum" - dont bien sûr la Méditerranée arabe -.

Dans l'ordre des priorités politiques et des allocations de ressources dispo- nibles, les restructurations de l 'économie-monde autour des deux axes Atlantique et Pacifique comme les formidables défis industriels, commer- ciaux, scientifiques et technologiques des Temps Modernes comme la des- truction des frontières de ce qui fut naguère l'Europe de l'Est - cet enfant pro- digue européen - pèsent lourd, trop lourd même dans les échéances commu- nautaires pour que la Méditerranée du Sud avec toutes ses pesanteurs mais aussi toutes ses richesses humaines et matérielles soit perçue de Copenhague à Madrid comme un des paris cruciaux de l'Europe de demain.

À l'ère de la démocratisation massive et réelle de pays européens où la Liberté était condamnée des décennies durant, à l'ère des "économies de mar- ché" et des privatisations promues au rang de la Nouvelle Economie Politique chez des Nations européennes rendues exsangues par un dirigisme autocra- tique et inefficient, l'Europe Communautaire a eu certainement raison de chercher à la fois son mode de désenclavement et sa nouvelle dimension

continentaux en s'ouvrant aux anciennes "démocraties populaires" de l'Est et autres Union Soviétique.

La querelle n'est pas là. Car il n'est aucun Méditerranéen du Sud ou d'ailleurs, conscient de pareils enjeux pour contester à l'Europe ses nouveaux choix stratégiques. La question est ailleurs. La Méditerranée du Sud est-elle ou n'est-elle pas un mode complémentaire donc nécessaire de désenclave- ment et une autre nouvelle dimension - maritimes cette fois - pour l'Europe du XXIe siècle ?

Et si l'Europe Communautaire acceptait d'acquérir à la fois ces deux "pro- fondeurs", ces deux dimensions orientales : européenne et méditerranéenne, ne serait-elle pas mieux armée pour assumer avec le ou les autres grands ensembles mondiaux en confection le rôle de leadership international qui lui revient et - last but not least - garantir la paix avec le développement, la sécu- rité avec la prospérité dans l'ensemble de la "Mare Nostrum" et en particulier dans cette Méditerranée arabe traumatisée par le sous-développement et l'insécurité ? Au même titre que le Système nord-américain (États-Unis et Canada) cherche de nouvelles coordonnées dans l 'Hémisphère Nord (Amérique Latine notamment) et que le Système japonais se pose en leader d'un espace asiatique de plus en plus élargi.

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Nous, qui sommes de ce côté-ci de la "Mare Nostrum", nous pensons que pareil approfondissement de l'Europe Communautaire vers la Méditerranée Orientale en général et la Méditerranée arabe en particulier est non seulement possible mais nécessaire. Et nous restons également persuadés que les diri- geants européens - et plus particulièrement les dirigeants euro-méditerra- néens : français, italiens et espagnols ne peuvent pas ne pas penser ainsi.

À l'heure où les Systèmes économiques, sociaux et politiques des huit pays du Maghreb et du Machrek composant le flanc arabe de la "Mare Nostrum" sont appelés à appliquer avec la rigueur voulue et aussi les aména- gements nécessaires, ce que nous appelons " l 'Ajustement des Temps Modernes" pour plus de libertés, pour plus d'initiative privée, pour plus de progrès, la Méditerranée Occidentale - celle que composent la France, l'Italie et l 'Espagne - est interpelée pour soutenir pareil ajustement par des Ressources autant Matérielles que non Matérielles.

La scène euro-arabe et la scène euro-méditerranéenne en particulier sont bruyantes ces temps-ci. Elles résonnent de discours, d'initiative et de proposi- tions d'action auxquels ont donné une tonalité et une urgence particulières, l'échéance tant redoutée de l'Europe de 1993, les nouvelles convivialités arabo-occidentales(2) nées à la suite de la Guerre du Golfe, l'avènement de

l'Union du Maghreb Arabe (UMA)(3) et - last but not least - le nouveau tropis- me est-européen généré par la pérestroïka et surtout la démocratisation poli- tique et la libéralisation économique des "satellites" soviétiques d'hier : nous voulons parler des pays de la défunte Europe de l'Est.

Et c'est probablement pour prévenir que les relations euro-arabes et euro- méditerranéennes futures ne se réduisent à un appendice d'un "Nouvel Ordre International" conçu, voulu et imposé par les grandes Puissances de ce Monde - et par elles seules - que les dirigeants arabes et singulièrement ceux du Maghreb s'évertuent depuis des mois à catalyser un nouveau processus de dialogue, de concertation et de coopération avec l'Europe Occidentalo-médi- terranéenne.

De la Conférence sur la Sécurité et la Coopération en Méditerranée aux propositions d'un Sommet dit "5 + 5" (les cinq de l'UMA : Algérie, Maroc, Tunisie, Libye et Mauritanie); et les cinq Européens de la Méditerranée (la France, l'Italie, l'Espagne, la Grèce et le Portugal)(4) au projet de création d'une Banque Méditerranéenne pour la Reconstruction et le Développement (BMRD), le microcosme politique et diplomatique arabe et occidental de la "Mare Nostrum" s'affaire, se réunit, se consulte.

Nous ne pouvons que saluer cette dynamique nouvelle... à la condition que les enjeux et les défis soient clairement perçus, la volonté de coopérer clairement exprimée et les programmes d'action clairement définis.

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VII - LES NOUVELLES LOGIQUES DE COOPÉRATION EN MÉDITERRANÉE

L'analyse de l'évolution comparée du Développement Humain, Écono- mique et Technologique en Méditerranée Arabe et en Méditerranée Occiden- tale notamment au cours des dix et vingt dernières années est pleine d'ensei- gnements. Elle nous permet d'identifier les disparités et donc les vecteurs de conflit (et en même temps de coopération) qui se trouvent au cœur des Systèmes des pays des deux sous-régions de "la Mare Nostrum" aux trois niveaux suivants : au niveau du Bien-être social, au niveau de la Croissance matérielle et au niveau du Progrès Scientifique. Dans ces trois domaines cru- ciaux de la vie des Nations, les contrastes sont tels que l'espace méditerra- néen apparaît aujourd'hui comme l'un des espaces mondiaux où l'éclatement et l'échange inégal sont les plus forts. Des pesanteurs démographiques aux rythmes de l'urbanisation et de la pollution; des niveaux des Productions aux Équilibres Financiers intérieurs et extérieurs; des activités de Recherche Scientifique aux percées technologiques en passant par les mille et un autres secteurs de la vie sociale, économique et financière, les différences entre le Noyau Occidental et la Périphérie Arabe n'ont cessé de se creuser au fil des ans.

Ces différences sont le fait :

- des politiques de développement peu heureuses appliquées individuelle- ment par les divers pays de la Méditerranée Arabe au Maghreb comme au Machrek. Jusques et y compris dans les pays riches en énergie donc en res- sources financières comme l'Algérie et la Libye.

- de l 'absence de toute action concertée que ce soit à l 'échelle du Maghreb, ou que ce soit à l'échelle du Machrek ou que ce soit à l'échelle de la Méditerranée arabe tout entière.

- de la défaillance des politiques de coopération euro-arabe en général et euro-méditerranéenne en particulier.

C'est la conjonction de ces trois déficiences qui expliquent le sous-déve- loppement des pays arabo-méditerranéens en face de leurs homologues euro- péens : français, italiens et espagnols - les trois puissances industrielles de "la Mare Nostrum". Mais élaborons un peu plus ce volet de la coopération médi- terranéenne.

A la grande différence du Japon - la première puissance industrielle d'Asie - qui a su, lui, entraîner dans sa mouvance la croissance et le développement non seulement de ses colonies d'hier (Corée du Sud par exemple) mais aussi ceux de larges régions du continent asiatique, les trois Grands Méditerranéens contraints ou non par leurs obligations communautaires ont choisi la voie de

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la petite "assistance" - économique, financière, commerciale et technique - dans leurs relations avec le partenaire arabe. Des relations desquelles est absent tout Dessein Méditerranéen euro-arabe - au sens global et stratégique de ces termes.

L'entrée des économies européennes dans l'ère des "années scélérates" au cours de la décennie 80 - c'est-à-dire l'ère des déficits budgétaires et cou- rants, de l'inflation continue et du chômage persistant - avait sonné le glas de toute Initiative euro-arabe-méditerranéenne qui substituerait aux Accords dits "d'Association" et Autres Accords "préférentiels" une coopération réelle, glo- bale et dynamique entre les deux rives arabe et occidentale de "la Mare Nostrum".

Il est vrai aussi que les modèles d'assistance ou "de coopération" pratiqués jusque-là entre les deux partenaires allaient tout droit vers l'impasse, parce que les nouvelles dynamiques économiques en Europe comme en Occident les ont rendus plus que jamais obsolètes. Ni les gouvernements arabes concer- nés, ni les instances européennes - qu'il s'agisse des Chancelleries ou des Commissaires de Bruxelles - n'ont pris suffisamment et à temps conscience de la révision fondamentale que les nouvelles mutations mondiales allaient nécessairement imposer aux modèles routiniers de "coopération" qui préva- lent jusqu'à présent dans les relations euro-arabes méditerranéennes.

Les négociations sur les quotas d'agrumes, d'huile d'olive, des produits textiles et autres produits primaires exportés par les pays de la Méditerranée Arabe(5) comme les requêtes répétées concernant la réduction ou la reconver- sion - voire l'annulation - d'une partie de la dette extérieure publique ou/et privée de ces pays-là comme les demandes d'ouverture des frontières euro- péennes aux masses d'immigrés arabes, sont devenues des créneaux en voie d'épuisement dans les rapports entre les deux rives de la Méditerranée. Non que la coopération intergouvernementale - la coopération publique, dirons- nous - qui ouvre les marchés européens aux biens et aux services arabes et fournit le complément de ressources publiques nécessaires au développement - y compris l'allègement de la dette extérieure du partenaire arabe - soit deve- nue hors de propos. Mais les voies de la coopération entre Arabes et Occidentaux de "la Mare Nostrum" seront de plus en plus ailleurs.

Les axes autour desquels s'organisera l'action commune entre les deux partenaires seront davantage : la liberté d'entreprendre, l'initiative privée, la capacité de restructuration et d'innovation qui conduiront les pays arabes à adopter ce que nous appelons les Nouvel les Logiques Productives, Entrepreneuriales, Commerciales, Financières et Technologiques. Des Logiques susceptibles d'exposer les économies ou mieux les Systèmes arabes aux impératifs du modernisme, de la créativité, de la productivité et du pro-

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grès en un mot aux défis de l'Economie Contemporaine - celle d'aujourd'hui et celle de demain.

Des Systèmes réorganisés selon de pareilles Logiques engendreront des ressources matérielles et non matérielles illimitées pour leur développement. Certainement plus et mieux que ne le feraient les aides publiques si abon- dantes et si généreuses soient-elles ou "des Banques Méditerranéennes pour la Reconstruction et le Développement" - projet auquel les pays arabes en particulier semblent accorder une importance capitale - encore qu'excessive à notre sens -. Ces Logiques constituent un pari, certes difficile mais jouable. En l'absence d'alternative autre que ces Logiques-là pour renforcer la coopé- ration entre les deux partenaires arabe et européen de la Méditerranée, il ne suffira pas de jouer le pari. Il faudra le gagner.

VIII - LA MÉDITERRANÉE ARABE ET L'AJUSTEMENT DES TEMPS MODERNES

Qu'est-ce que la Méditerranée arabe ? Un espace de 6,038 millions de km2 ou 70% de toute "la Mare Nostrum" (Désert et Sahara compris) où vivent aujourd'hui 131 millions d'habitants (ou 35% de la population médi- terranéenne totale), répartie entre huit pays appartenant à deux communautés : le Maghreb (Algérie, Maroc, Tunisie, Libye) et le Machrek (Egypte, Syrie, Jordanie, Liban). Deux Communautés partageant la même Foi (l'Islam), la même Langue (l'Arabe), les mêmes Traditions, les mêmes Fondements Culturels et à quelques nuances près les mêmes pesanteurs démographiques, les mêmes problèmes politiques (Jeu Démocratique absent ou balbutiant mal- gré les expériences "pluralistes" appliquées ici et là), la même inquiétude

pour l'avenir des régimes en place et enfin - n'est-ce pas le plus important - ? le même sous-développement.

Mais deux Communautés diverses aussi : par leur genèse historique moderne (colonialisme français ches les uns, colonialisme britannique et ita- lien chez les autres), par leur pratique culturelle quotidienne (plus moderniste donc plus ouverte chez les uns, plus nationale donc plus introvertie chez les autres), par leur recherche d'une nouvelle identité nationale (islamo-moderne chez les uns, islamo-fondamentaliste chez les autres-), par leurs préoccupa- tions et sensibilités militaires et sécuritaires (Sahara Occidental au Maghreb, Israël au Machrek), enfin par leurs besoins d'intégration - régionale d'abord (l'Unité du Maghreb est plus impérieuse que l'Unité du Machrek) et interna- tionale ensuite (un Maghreb plus euro-méditerranéen, un Machrek plus orien- talo-arabe) -.

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ENJEUX MÉDITERRANÉENS

P O U R U N E E U R O - A R A B E

Préface de Erik ORSENNA Le présent ouvrage traite de la Méditerranée Arabe Contemporaine

avec ses deux composantes : Maghreb (Algérie, Maroc, Tunisie, Libye) et Machrek (Égypte, Syrie, Liban, Jordanie) au niveau de trois types d'Enjeux majeurs : les Enjeux Humains, les Enjeux Économiques et les Enjeux Technologiques. Des Enjeux perçus d'abord comme les vecteurs d'une coopération nécessaire avec cette autre Méditerranée nantie : la Méditerranée euro-communautaire que composent la France, l'Italie et l'Espagne.

A l'ère de l'Ajustement Structurel - la nouvelle "religion" du Développement du Tiers Monde moderne - il importait en premier lieu de dresser l'état des lieux des pays du Maghreb et du Machrek, cinq à dix années après que les économies arabo-méditerranéennes aient, de gré ou de force, partiellement ou totalement, entamé leurs structurations vers des Systèmes plus libéraux, plus ouverts sur le monde extérieur, vers ce que l'on appelle "l'économie de marché". Où en sont aujourd'hui les grands équilibres démographiques et sociaux, les niveaux de bien-être, les performances productives, financières, commerciales et scientifiques dans les huit pays arabes concernés ?

Quelles sont les perspectives d'une coopération euro-arabe- méditerranéenne qui substituerait aux relations actuelles des formes nouvelles de solidarité et de co-développement entre les partenaires ?

C'est à ces deux questions-là que notre ouvrage essaie de répondre;

Chedly AYARI

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