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Musées… port(s) et mer(s), entre histoire et patrimoine Journées d’études organisées les 5 et 6 juin 2014 à Marseille par le musée d’Histoire de Marseille et le Centre interdisciplinaire de conservation et de restauration du patrimoine (CICRP). Avec la collaboration scientifique : Université de Nantes Aix Marseille Université Couverture : François Pierre Bernard Barry, Bateaux à l’escale, inv 1990.2.1, coll. musée d’Histoire de Marseille / Création graphique Cristina Longo © Ville de Marseille, 2016 ISBN 978-2-907437-18-9 1

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Musées… port(s) et mer(s), entre histoire et patrimoine

Journées d’études organisées les 5 et 6 juin 2014 à Marseille par lemusée d’Histoire de Marseille et le Centre interdisciplinaire deconservation et de restauration du patrimoine (CICRP).

Avec la collaboration scientifique :Université de Nantes

Aix Marseille Université

Couverture : François Pierre Bernard Barry, Bateaux à l’escale, inv 1990.2.1, coll. musée d’Histoire de Marseille / Création graphique Cristina Longo© Ville de Marseille, 2016ISBN 978-2-907437-18-9

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Préface

Qu’est-ce que le patrimoine portuaire ? Que veut-on conserver ? Comment le conserver ?L’histoire maritime et portuaire se développe aujourd’hui en France de manière renouvelée sur l’ensemble du territoire.La création du GIS d’histoire maritime voilà quelques années et son développement régulier depuis lors, en est un belexemple. Il s'agit de l'un des réseaux les plus significatifs de ce renouvellement du point de vue académique etuniversitaire. Pour autant, si l’on se réfère aux strictes statistiques, on peut s’étonner de la prise en compte relativementmarginale du patrimoine maritime dans son ensemble au sein des logiques de protection patrimoniales. C’est plusencore le cas pour les installations portuaires qui sont véritablement le parent pauvre des protections au titre desmonuments historiques. Entrepôts, grues, hangars, quais, formes de radoub… sont autant de traces du patrimoine portuaire dans la ville, qu’ilsoit mobilier ou immobilier. Parfois disparus, comme les Ponts à transbordeur à Nantes et à Marseille et leur silhouettesi caractéristique, ces éléments continuent malgré tout à marquer les imaginaires et les représentations de la ville.Dans un contexte de standardisation mondiale, les conteneurs pourraient devenir les objets patrimoniaux du futur alorsque la manutention horizontale sur de vastes plateformes libres semble dessiner la fin des bâtiments « en dur »cependant qu'elle induit de nouvelles compétences, de nouveaux usages avec une structuration bouleversée desorganisations et des métiers. Cette révolution logistique suit le mouvement progressif, déjà plus ancien d'éloignementdes nouvelles installations portuaires de la ville. Comment dès lors ne pas s'interroger sur l'appropriation future de cepatrimoine par les habitants.Le patrimoine portuaire se compose aussi de process industriels, d’espaces de travail, d’espaces de sociabilité,d’espaces de stockage, de cheminements... C’est aussi un patrimoine immatériel lié aux savoir-faire.Ces objets multiples, hors norme, de grandes dimensions, contenant de matériaux comme l’amiante ou le plomb posentdes problématiques spécifiques de conservation. Ce patrimoine n'a pas été pensé et conçu pour s'inscrire dans le temps.Comment alors faire face à la question contemporaine du développement durable ?

Patrimoine et muséesSi les logiques de protection restent très timides, il n’en va pas de même des logiques muséographiques. Elles ontpermis sur l'ensemble du littoral des approches multiples qui entre histoire et mémoire, qui entre production deconnaissance et valorisation. Elles assurent par le biais du patrimoine des collections, connectées aux sites, unefamiliarisation certaine des publics aux enjeux maritimes. Le cas des musées de cités portuaires est bien entendu central.Le projet de ces journées d’étude en deux étapes à Marseille puis à Nantes est d’interroger les pratiques contemporainesde conservation et de valorisation des musées dans le cadre de cette problématique renouvelée. Nantes et Marseille sonten effet deux exemples majeurs de récentes propositions muséographiques qui mettent en avant à la fois la ville et sonport dans une perspective de temps long. Ces musées se sont notamment attachés aux problématiques de médiation et deconnaissance les plus contemporaines grâce au numérique. Il apparaît cependant que si les deux musées d’histoiresemblent en effet « discuter » l’un avec l’autre, ils n’en sont pas moins marqués par leurs spécificités : musée de site àMarseille, à la forte empreinte antique, monument historique à Nantes, marqué davantage sans doute par lesdéveloppements de la Cité depuis l'époque moderne.C’est en ce sens que se dessine l’architecture globale des journées Marseille/Nantes. L’analyse globale et l’interrogationdes pratiques respectives et des réalisations, de leurs intentions comme de leurs limites permettront d’ouvrir sur lesperspectives de développements souhaitables sur place mais aussi en confrontation avec d’autres situations muséales.La première étape de ces réflexions a eu lieu les 5 et 6 juin 2014 au musée d’Histoire de Marseille. La première journée,sous l’égide du musée d’Histoire et sous la direction scientifique de Jean-Louis Kérouanton (Université de Nantes) amis l’accent sur l’approche historique et documentaire ainsi que la valorisation muséale. La seconde journée, sousl’égide du CICRP et avec comme référent scientifique Katia Baslé, a abordé les aspects de conservation et derestauration.Nous avons volontairement choisi de ne pas donner le titre d’ « actes » à cet ouvrage car des articles réécrits alternentavec de simples retranscriptions. Mais la publication a, nous semble-t-il, le mérite de laisser une trace des richesanalyses et débats ayant été développés durant ces deux journées.

Katia Baslé, Ann Blanchet et Jean-Louis Kérouanton

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Comité d’organisation

Katia Baslé, Chef de travaux d’art, CICRP (Centre Interdisciplinaire de Conservation et Restauration du Patrimoine)Ann Blanchet, Attachée de conservation, musée d’Histoire de MarseilleJean-Louis Kérouanton, Vice-président de l’université de Nantes et Maître de conférences en Histoire des techniques

Roland May, Directeur du CICRP, (Centre Interdisciplinaire de Conservation et Restauration du Patrimoine)Laurent Védrine, Conservateur en chef du musée d’Histoire de Marseille

Tous nos remerciements à Morgane Palvini, Odile Guillon, Damien Dégremont, Sophie Deshayes et ElisabethParaillous pour leur aide précieuse dans l'organisation des journées et la retranscription.Pour des raisons techniques, nous n'avons pas été en mesure de retranscrire la communication de Florent Laroche.La maquette a été réalisée en interne, merci par avance de votre indulgence !

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Sommaire

Préface p.2

Histoire, patrimoine, archéologie

Présentation – Laurent Védrine (Conservateur en chef du musée d'Histoire de Marseille) et Roland May (Directeur duCICRP) p. 6

Approche historique, le temps long« Ville maritime et mémoire portuaire : affirmation d'une identité », Gilbert Buti , Professeur d'Histoire Moderne à Aix-Marseille Université p. 8

« Marseille, un destin portuaire mis en musée », Xavier Corré , Assistant principal de conservation au musée d'Histoire de Marseille, Docteur en archéologie p. 13

« Les espaces portuaires : le Grand Port de Marseille. Un cas exemplaire ? », Jean Domenichino, Historien, chercheur à l'UMR Telemme p.22

Musées, archives, inventaire… outils et méthodes« Retour sur trente ans de pratiques dans les musées de la Marine. Des musées à la gloire de la Marine Française aux musées à forte identité territoriale », Cristina Baron, Conservateur du Musée de la Marine de Toulon p. 28

« Quel patrimoine et quelle mémoire collecter et transmettre dans le domaine du patrimoine industriel dans le temps même de sa disparition ? », Myriame Morel-Deledalle, Conservateur du patrimoine, MUCEM p. 31

Table ronde animée par Jean-Louis Kérouanton p. 34Bruno Terrin , Association culturelle de la réparation navale, MarseilleGaston Neulet, Maison de la construction navale de La CiotatPascal Guillermin, Service régional de l'Inventaire – Région PACAGilles Giorgetti, Service mer et littoral – Région PACA

Table ronde animée par Jean-Louis Kérouanton p. 40Françoise Péron, Géographe, Professeur émérite à l’Université de Bretagne Occidentale Sylvie Clair, Directrice des Archives de MarseilleStéphanie Roussel, Directrice adjointe, AD 13Florence Richez, Responsable du centre de documentation – DRASSMSylvie Denante, Chargée d’études documentaires – DRAC PACARobert Jourdan, Conservateur régional des monuments historiques – DRAC PACA

Le point de vue des archéologues« Port et structures portuaires, à l'interface terre/mer », Corinne Rousse, Maître de conférences en Histoire Romaine, Aix-Marseille Université, Centre Camille Jullian p. 53

« Archéologie préventive et contextes portuaires : des choix douloureux entre conservation et restitution, Frédéric Gerber, Ingénieur de recherches à l'Inrap p. 56 « La redécouverte d'un port atterri : l'exemple de Narbonne romaine », Marie-Pierre Jézégou, Ingénieure d'études – DRASSM p. 60

Synthèse par Jean-Louis Kérouanton p. 63

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La conservation et la valorisation du patrimoine naval

Présentation – Katia Baslé (Chef de travaux d'art, CICRP) p. 65

« Le bateau, objet patrimonial ou palimpseste ? », Patrick Féron, Doctorant, Paris I p. 66

La conservation-restauration du patrimoine matériel« Des monuments historiques biodégradables et vagabonds » , Contre-amiral François Bellec, ancien directeur du musée national de la Marine p. 70

« De la fouille au musée : exemple des chaînes opératoires mises en œuvre sur l'opération de fouille-relevage du chaland gallo-romain Arles-Rhône 3 », David Djaoui, Archéologue territorial, musée départemental Arles antique p. 73

« La restauration du chaland gallo-romain Arles-Rhône 3 et des épaves antiques de Marseille », Henri Bernard-Maugiron, Restaurateur, Arc Nucléart, Grenoble p. 78

« La spécificité de la restauration et de la mise en valeur de navires conservés à flot dans un musée »,Marie-Laure Griffaton, conservatrice du musée portuaire de Dunkerque p. 82

Nouvelles approches« Le projet AVEL (archives virtuelles en ligne) : conservation, étude, relevés numériques et valorisation des bateaux classés monuments historiques en Bretagne », Christine Jablonski, Conservateur du patrimoine CRMH - DRAC Bretagne p. 88

« Le projet Prôtis, archéologie expérimentale, la réplique navigante comme moyen d'étude et de valorisation du patrimoine », Patrice Pomey, Directeur de recherche émérite, CNRS, Centre Camille Jullian p. 91

Temps d'échanges avec la salle par Katia Baslé et Bénédicte Rolland-Villemot (Conservateur du patrimoine) p. 97

Quelle valorisation de l'histoire portuaire dans les musées ?

« Quelle valorisation de l'histoire portuaire dans les musées ? », Nicla Buonasorte, Musée de la Mer et des Migrations, Gênes p. 101

« Le projet Bertré : retours d'une expérience de muséologie inclusive », Kélig-Yann Cotto, Conservateur du musée de Douarnenez p. 103

« Du plongeur au conservateur : présenter les fouilles du Rhône à Arles », Claude Sintès, Directeur du musée départemental de l'Arles antique p. 106

« La présentation du port antique de Narbonne dans le futur musée régional de Narbonne antique (MuRéNa) », Ambroise Lassalle, Conservateur du patrimoine, musée régional de la Narbonne Antique p. 109

Table ronde animée par Jean-Louis Riccioli p. 112Jean Louis Riccioli, Conseiller musées à la DRAC PACALaurent Védrine , Conservateur en chef du musée d’Histoire de Marseil leBertrand Guillet , Directeur du musée d’Histoire de Nantes, Château des ducs de BretagneClaude Sintès, Directeur du musée départemental de l’Arles antiqueAmbroise Lassalle, Conservateur du patrimoine, Musée Régional de la Narbonne Antique

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Histoire, patrimoine, archéologie

Présentation par Laurent Védrine, conservateur en chef du musée d’Histoire de Marseille etRoland May, directeur du CICRP

Laurent Védrine : Je suis très heureux de vous accueillir à l’occasion de ces journées d’études autour du patrimoine portuaire. Ces deuxjournées vont s’appuyer sur deux cas, celui du musée d’Histoire de Nantes, château des ducs de Bretagne et sur celui dumusée d’Histoire de Marseille, tous deux récemment rénovés. Ce musée, ici, qui nous accueille, ayant rouvert ses portesen septembre 2013 à l’occasion de Marseille Provence Capitale Européenne de la Culture. Ces musées sont situés dansdes villes maritimes et fluviomaritimes et ont comme l’un des fils d’Ariane de leur parcours muséographique l’histoireportuaire, avec des approches différentes sur lesquelles nous reviendrons lors de ces journées. Ces deux rénovationssont également un prétexte pour croiser d’autres regards et points de vue sur le patrimoine portuaire. Des patrimoines,des villes, des acteurs, des métiers, des musées, des approches et des regards différents seront sollicités durant ces deuxjours autour du patrimoine maritime et naval, sans doute dans le cadre d’un nouveau cycle concernant la conservation,la valorisation et la reconquête des territoires portuaires désindustrialisés. Pour revenir à Nantes et Marseille, il s'agit dedeux musées d’histoire portuaire mais aussi d’histoire urbaine, et la relation entre ville et port sera sans doute un desaxes structurants des interventions de ces journées. Je tiens à remercier très chaleureusement notre partenaire dans la préparation et l’organisation des journées d’études, àsavoir le CICRP (Centre Interdisciplinaire de Conservation et de Restauration du Patrimoine), représenté par sondirecteur Roland May qui est à mes côtés, nos collègues du musée d’Histoire de Nantes qui accueilleront ces journéesd’études l’année prochaine dans cette belle ville de Nantes. Je remercie également Jean-Louis Kérouanton del’Université de Nantes et qui sera le président de cette première journée, et bien entendu l’ensemble des acteurs qui ontcontribué à la tenue de ces deux journées. Et je tiens à remercier tout particulièrement les deux chevilles ouvrières deces journées d’études, à savoir Katia Baslé du CICRP et Ann Blanchet du musée d’Histoire de Marseille qui ont élaboréle programme en faisant preuve d’un état d’esprit formidable, d’éclectisme, d’ouverture, de dialogue, d’écoute pourproposer une grande variété d’intervenants, de thématiques, de territoires et réfléchir ensemble à la préservation et aupartage du patrimoine portuaire. Je vous souhaite une très bonne journée.

Roland May : Cher Laurent, Mesdames et Messieurs, d’une part je voudrais m’associer à ces remerciements et ces félicitations en cequi concerne les mentions que Laurent vient de faire à l’adresse de Katia Baslé et d’Ann Blanchet et de toutes lespersonnes qui les ont accompagnées dans ce projet. Je voudrais les remercier de l’originalité de ces journées, je vais yrevenir, et puis également de tout le travail qui a été fourni et qui explique ce grand succès que nous voyons dans cettesalle, avec un public extrêmement nombreux et tout à fait pertinent dans les réflexions que vous allez pouvoir fairependant ces deux jours.Lorsque Katia Baslé et Ann Blanchet m’ont proposé le projet de nous associer avec le musée d’Histoire de Marseille,d’une part cela fait longtemps que l’on travaille avec le musée et il était logique que nous nous inscrivions dans cettedémarche, mais il me paraissait également très important qu’un centre de conservation comme le nôtre, alors que lepatrimoine industriel n’est pas forcément le domaine le plus conséquent chez nous, s’y associe. Je pense qu’il y a troisraisons qui m’ont poussé à accepter et surtout encourager ce travail-là qui a été mené à terme avec beaucoup de qualitéet pour ça je voudrais encore les remercier.D’une part, c’est d’avoir consacré deux jours à l’histoire et à la conservation. Je pense que c’est assez rare que l’on mêleet confronte dans la même assemblée ces deux données, histoire et conservation. C’est d’autant plus important de lefaire dans le cas du patrimoine industriel ou du patrimoine portuaire parce que, lorsque l’on pense à lapatrimonialisation industrielle, il faut absolument intégrer dans cette réflexion le « Comment préserver ? Commentconserver matériellement ? ». J’ai de nombreuses références par mes fonctions passées dans ce domaine et on voitaujourd’hui dans quel état est le patrimoine technique et industriel récolté dans les années 1980 parce que justement uncertain nombre de questions n’ont pas été posées à l’époque. Je pense qu’il sera très important d’aborder, notammentdemain, cette question du « Comment ? » parce qu’elle va amener au « Pourquoi on préserve ? Pourquoi on transmet ?»et à mieux mieux l’analyser et le justifier. La deuxième raison qui va dans le même sens mais de manière plus générale, c’est effectivement de se poser la questionde « Qu’est-ce que l’on transmet ? ». Lorsque l’on est face à ce type de patrimoine qui est très particulier, est-ce qu’ontransmet une connaissance, une façon de voir les choses par le biais de support, une matérialité, un fonctionnementtechnique ? Les enjeux ne sont pas les mêmes, les Anglo-saxons ont quelques longueurs d’avance sur nous et je pense

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qu’effectivement il faut y réfléchir. Enfin, troisième raison de nous être inscrire dans cette dynamique, c’est qu’à ma connaissance, le dernier colloque qui aévoqué ces questions de conservation du patrimoine industriel, s’est tenu en 2002 à Lewarde. J’espère que ces journéessur un patrimoine très spécifique vont avoir les mêmes voire plus d’incidence que Lewarde, qui fut une étapeimportante dans la réflexion française mais sans avoir vraiment établi des réponses aux problématiques aux principes etprotocoles de conservation-restauration. Je pense qu’aujourd’hui le domaine du patrimoine industriel, comme d’ailleurscelui de l’art contemporain plus proche de ces mêmes enjeux qu’on ne croit, pose aujourd’hui des questionsfondamentales sur sa conservation et sa transmission matérielles et qu’il faut instaurer un dialogue entre les acteursd’origine et de culture différentes - c’est l’intérêt essentiel de ces journées -, pour pouvoir répondre à des questions quinous sont souvent posées au quotidien et aux incidences techniques et financières non sans conséquence. Merci beaucoup, très bonnes journées !

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Approche historique, le temps long

« Ville maritime et mémoire portuaire : affirmation d’une identité » Gilbert Buti, Professeur en Histoire moderne, Aix-Marseille Université

Les réalisations muséographiques de Nantes et de Marseille, qui sont à l’origine de cette première rencontre, invitent àréfléchir sur la place, le rôle et le contenu des musées des cités portuaires et par là sur le patrimoine portuaire. Elless’insèrent dans le rapport chaotique que la France et les sociétés humaines en général entretiennent avec le passé. Ellesrejoignent une exigence d’histoire, un besoin de mémoire et la quête d’une identité. Partout en Europe se manifesteaujourd’hui une recherche de racines soutenue par la reconstitution, plus ou moins déformée, d’un passé recomposé.Les villes portuaires occupent, au moins en France, les premiers rangs dans ce processus de quête et d’affirmationidentitaires. Pareille situation n’est pas sans rapport avec les inquiétudes que nombre de ces villes nourrissent quant à lapérennité de leur « vocation maritime ».Si l’histoire maritime a pu être qualifiée de « leurre historiographique », l’historien doit se montrer attentif à la naturedes relations que les hommes ont entretenues et entretiennent avec la mer1. Les cités portuaires sont des observatoiresde premier plan pour suivre, sur la longue durée, ces rapports faits d’indifférence, de répulsion et d’attraction. Ellesinvitent à saisir sur le vif les permanences, les changements et les aspirations nouvelles. Si une ville portuaire qui sepenche aujourd’hui sur son passé se penche d’abord sur son port, il n’en a pas toujours été ainsi car le rôle du faitmaritime dans l’histoire des villes portuaires a été diversement apprécié. De même, la mer occupe une place nouvelledans la construction patrimoniale. Les récents travaux collectifs aux résultats publiés par Françoise Péron et PatrickLouvier, ainsi que la forte réflexion de François Chappé, soulignent la complexité de l’intrusion patrimoniale dans nossociétés, une intrusion qui n’est ni soudaine, ni spontanée2. À ces lectures stimulantes qui ouvrent de larges perspectivesnous ajouterons, pour conduire notre brève réflexion présente, les fruits d’expériences personnelles : celle de l’historien,de l’enseignant et du « consultant » pour les musées portuaires de Dunkerque, Marseille et Saint-Tropez.Après avoir rappelé, à grands traits, la diversité des villes portuaires et leur dénominateur commun, nous nousproposons d’esquisser les modalités et les étapes de la construction identitaire des cités maritimes en accordant, en finde parcours, une attention particulière au nouveau musée maritime de Saint-Tropez dont la conception illustre cettevolonté d’inscrire un passé portuaire méconnu au sein de logiques de protection patrimoniale.

Diversité et unité des villes maritimes

Les villes maritimes constituent des réalités urbaines différentes des autres cités. Elles doivent leur singularité, maisaussi leur diversité, à leur relation à la mer. Ces villes sont d’abord plurielles par leurs sites : ici une baie ou une lagune,là un front de mer ou un fond d’estuaire, voire le long de la berge d’un fleuve. Elles sont diverses également par leurlongue ou brève histoire : songeons à Marseille, fondée il y a plus de 2600 ans, et à Sète, au Havre ou à Rochefort néesde la volonté de l’État voici moins d’un demi-millénaire. Elles le sont aussi par leurs fonctions : tantôt la pêche, tantôt lecommerce, tantôt la guerre sinon la totalité de ces fonctions. Cependant, force est de reconnaître que la polyvalence desactivités des cités portuaires tend à s’estomper fortement à partir du XVII e siècle pour laisser place à une spécialisationfonctionnelle.L’extrême diversité, à peine esquissée, ne saurait masquer une même originalité à savoir les relations tissées entre laville et le port. Quelle que soit son importance, la ville maritime entretient un port, plus ou moins bien défini dansl’espace urbain. L’inverse n’est pas toujours vérifié dans la mesure où existent des « ports éphémères » ou « ports diffus » qui ne sont pas adossés à une ville et qui ne fonctionnent que quelques semaines dans l’année sans disposer devéritables installations3. Dans les cités portuaires ou « villes-ports », le port est chargé d’assurer « l’interface techniqueindispensable à cette relation « entre la ville et la mer4. Chacun de ces deux espaces se définit simplement : la ville estun lieu de « résidence « et le port est un espace professionnel dont la fréquentation demande des compétencesparticulières, des obligations et un savoir-faire. L’empreinte des infrastructures est inégale avec la présence de bassins,

1 Cabantous Alain « L'histoire maritime : objet de recherche ou leurre historiographique ?», dans Villain-Gandossi Christiane et Éric Rieth (sous dir.), Pour une histoire du « fait maritime», Paris, CTHS, 2001, p.33-43.

2 Péron Françoise (dir.), Le patrimoine maritime. Construire, transmettre, utiliser, symboliser les héritages maritimes européens, Rennes, PUR, 2002. Louvier Patrick (dir.), Neptune au musée. Puissance, identités et conflits dans les musées maritimes et navals, Rennes, PUR, 2013. ChappéFrançois, Histoire, mémoire, patrimoine. Du discours idéologique à l’éthique humaniste, Rennes, PUR, 2010.

3 Carrino Anastella et Salvemini Biagio, « Porti di campagna, porti di città. Traffici e insediamenti del Regno di Napoli visti da Marsiglia (1710-1846)», Quaderni storici, 121, 2006, p. 209-254. Buti Gilbert, « Ville maritime sans port, ports éphémères et poussière portuaire. Le golfe de Fréjus aux XVII e et XVIII e siècles», Rives méditerranéennes, n° 35, 2010, p. 11-27.

4 Guillermin Bruno, « La ville et le port, problématique de la limite à Marseille » , dans Collin Michèle (dir.), Ville et port, XVIIIe - XXe siècles, Paris, L'Harmattan, 1994, p, 13-24.

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quais, grues, entrepôts. Ces équipements sont parfois rudimentaires et tardifs ; ainsi, Bordeaux n’est doté de véritablesquais qu’à la fin du XVIII e siècle. Dans de nombreux cas la coupure entre la ville et le port est rarement nette, avec entreles deux un espace public partagé, limité parfois par un quai, une place ou un pont. Cet espace est assurément un lieu demixité sociale comme le rappelle au milieu du XVIII e siècle Joseph Vernet dans sa fameuse Vue du port de Marseille duquai de l’horloge. Qui plus est, le port, même démarqué de la ville, se prolonge quelquefois dans le tissu urbain par laprésence d’un quartier maritime : Saint-Jean à Toulon et à Marseille, le Courghain à Calais ou le Pollet à Dieppe. Richede traditions maritimes par ses costumes, fêtes et langages, ce quartier est un trait d’union entre la ville et le port5. Dèsle milieu du XVIe siècle, Ruffi, chroniqueur phocéen, pointait l’originalité du « quartier de Saint-Jean [où] sont logéstous les pécheurs, gens de marine et quelques marchants ; même en ce quartier, les étrangers venant par mer yconversent le plus, et ceux du dit quartier vont voyager au Levant, Ponant et autres lieux.» Le port reste cependant unespace qui appartient à la ville, qui est né d’elle et qui la fait vivre. Il symbolise la domination exercée par la ville surl’espace sauvage que constitue la mer et concrétise les compétences techniques mobilisées par la ville pour domestiquerles éléments marins. C’est une des raisons pour lesquelles la ville portuaire a largement mais diversement utilisé la merpour construire son identité.

Modalités et étapes de la construction d’une identité portuaire

Dans les Annales urbaines ou Histoires des villes, rédigées en nombre croissant à partir du XVI e siècle, les auteurs, quiappartiennent en général à l’élite locale, qu’elle soit municipale, marchande ou ecclésiastique – à La Rochelle,Bordeaux, Saint-Malo ou Marseille – tendent à se montrer sensibles au rôle de la mer. Les observateurs extérieurs venusvisiter la ville portuaire évoquent assez rapidement le caractère maritime de la cité et les qualités du port6. ThomasPlatter, qui vient à Marseille en 1597, affirme que « l’immense gloire de cette ville tient, de nos jours, à son portmaritime »7. Cependant, jusqu’au XVII e siècle finissant, ces textes s’arrêtent peu sur les activités portuaires, sur lemouvement des navires, sur le trafic des marchandises et les infrastructures. Les activités s’effacent devant laconstruction d’une histoire politique qui privilégie les luttes de factions, la description des principaux sièges militaireset les entrées solennelles. Les auteurs se montrent soucieux de placer les événements locaux dans une perspective « nationale » et quand la mer est présente dans ces histoires urbaines c’est pour souligner le rôle des pêcheurs dans lespremiers établissements ou pour célébrer le courage des populations navigantes originelles qui ont repoussé les dangersde la mer et se sont familiarisés avec un territoire hostile. La mer participe aussi à la construction d’une histoiremaritime mythique de la cité : faut-il rappeler, dans le récit de la fondation de Marseille, la rencontre, sur les rives duLacydon, de Gyptis, princesse ségobrige, et de Prôtis, marin venu de Phocée ? Ne s’efforce-t-on à La Rochelle dedémontrer que l’embarquement de Jules César pour les îles Britanniques a eu lieu dans cette ville.Toutefois, il s’agit aussi et peut-être surtout de rappeler le caractère vulnérable de la cité ouverte sur l’espace maritime.La mer favorise l’incursion des navires étrangers, elle expose les citadins aux épidémies, aux pillages et autresviolences. Si l’histoire des villes portuaires est scandée par les épreuves du milieu marin, c’est pour rappeler que la villeportuaire a su trouver dans son génie les ressources pour mener un combat victorieux. Les fortifications qui constituentdes barrières défensives font de la ville portuaire un refuge, « un lieu où mouillent les vaisseaux et où ils sont enassurance contre la tempête et les vents ; un lieu où on jouit d’une aimable tranquillité »8. Pour Thomas Platter, si « l’immense gloire de cette ville [Marseille] tient à son port maritime » c’est parce qu’il est « très sûr et puissammentfortifié ». La sécurité vis-à-vis des périls extérieurs lui vient de « grosses pièces d’artillerie », d’un « château » [If] et dedeux forteresses [Saint-Jean/La Garde]. Dans le cas présent le port offre une commodité supplémentaire dans la mesureoù la ville est « bien fermée par son enceinte »9.Ces représentations rappellent à la fois la fragilité de toute ville portuaire, qui peut conduire à la disparition du port à lasuite de l’éloignement de la mer - que l’on songe à Brouage, Harfleur « devenu prairie », Aigues-Mortes ou Fréjusréduit à « un jardin potager » au XVIII e siècle - et leur formidable capacité de résistance. L’identité de la ville maritimerésulte largement de ces affrontements permanents et de ces aptitudes à venir à bout de dangers apportés par la mer10.

Le mouvement s’affirme et se précise à partir du milieu du XVIII e siècle. Dans les histoires locales et autres « tableauxgéographiques de la France », le port tend désormais à prendre une place de première importance dans les villesmaritimes. L’essor du grand commerce colonial et le développement des activités liées à la construction navale commeà la transformation de produits importés conduisent à une modification de la perception portuaire. Les marchands, lesnégociants, les manufacturiers, les travailleurs des ports sont montrés comme indispensables à la vie de la cité, désignés

5 Sportiello Anne, Les pêcheurs du Vieux-Port. Fêtes et traditions de la communauté des pêcheurs de Saint-Jean, Marseille, Jeanne Laffitte, 1981.Cabantous Alain, « Le quartier, espace vécu à l’époque moderne», Histoire, Économie et Société, n°3 « Lectures de la ville (XVe siècle - XX e siècle)» , 1994, p. 427-440.

6 Oudet Frédéric, « De l’usage de la mer dans l’histoire des villes portuaires. Espaces maritime et identités urbaines en France (XVII e-XVIII e siècles)», dans Roudaut Fanch (dir.), La ville maritime, temps, espaces et représentations, Brest, 1996, p. 25-37.

7 Le voyage de Thomas Platter (1595-1599), présenté par Emmanuel Le Roy Ladurie, Paris, Fayard, 2000, p. 232.8 Richelet Pierre, Dictionnaire universel contenant généralement tous les mots français tant vieux que modernes, Amsterdam, 1680.9 Le voyage de Thomas Platter…op. cit., p. 232-234.10 Cabantous Alain (dir.), Mythologies urbaines. Les villes entre histoire et imaginaire, Rennes, PUR, 2004 (voir les contributions d’Alain

Cabantous à propos de Dunkerque, d’André Lespagnol pour Saint-Malo et Gilbert Buti pour Saint-Tropez)

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comme les animateurs essentiels de l’économie urbaine. Avec eux et par eux, le port apparaît comme un vecteur derichesses. Il est perçu comme un « lieu d’évasion et non plus d’invasion », pour reprendre la formule d’Alain Corbin quia pointé le « désir de rivage « qui touche alors l’Europe de l’Ouest11.Les auteurs consacrent une part de leurs ouvrages à la description des navires et des marchandises. Ils évoquent lecabotage et les pratiques marchandes. Regardé comme un espace d’échanges – commerciaux et culturels – le portparticipe pleinement à l’identité de la ville. Il est au cœur de représentations picturales. Comment ne pas rappeler ici lasérie des ports de France de Joseph Vernet et celle, à peine plus tardive, de Louis Garneray ? Dans ces œuvres l’artistepropose souvent un angle de vue un peu surélevé, une perception à partir de terrasses aménagées pour illustrer ladomination du port par la ville. Ainsi en est-il chez Joseph Vernet à Antibes, Bayonne, Bordeaux et Toulon. Le regardpeut aisément parcourir les quais et scruter le mouvement des navires. Au vrai, la ville et le port se complètent sanspourtant se confondre12. Des collectionneurs constituent des « cabinets de curiosités « réunissent des objets - coquillageset poissons - mais n’accordent que peu d’intérêt aux outils des travailleurs de la mer, hormis peut-être à ceux despêcheurs13.

Les relations de la ville au port ne sont pas insensibles aux mutations d’ordre politique, économique et technique.Lorsque, dans la seconde moitié du XIX e siècle, le chemin de fer et la route concurrencent le « chemin de la mer » lechoc est net pour les petites cités portuaires qui vivent du cabotage de proximité14. Au siècle suivant, les grandes placessont atteintes par le bouleversement des flux maritimes : émergence de nouveaux partenaires, fréquentation de nouvellesroutes, développement de trafics exigeant de vastes espaces pour l’aménagement de terminaux ou le stockage deconteneurs, bien que la nouvelle devise du transport par mer tende à devenir « flux tendu, stock zéro »15. Cette mutationse fait en rupture par rapport à la culture portuaire historique. Le port originel s’assoupit, tandis qu’un nouveau port sedéveloppe au-delà de l’espace urbain. Telle est la situation de Marseille où le Lacydon devient au XIX e siècle le « vieuxport », alors que l’activité portuaire glisse vers les bassins de la Joliette avant de gagner au XX e siècle Fos-sur-Mer. Leport devient l’espace d’une « économie en fuite » (A. Cabantous). C’est lors de ces temps d’épreuves que la fonction del’histoire et le retour de la mémoire tentent de remplacer la défaillance de l’économie par la recherche ou lareformulation d’une identité. On tend alors à entretenir le souvenir d’une époque florissante marquée par l’abondancedu trafic portuaire16.L’usage du passé portuaire destiné à redonner « confiance » à la ville peut prendre plusieurs formules : ici l’organisationde fêtes publiques17, là l’appel au héros collectif ou personnalisé - la « cité des corsaires » à Saint-Malo ou celle de JeanBart à Dunkerque – ou encore la sélection de moments mémoriels, comme à Nantes, redevenu port de mer depuisquelques années afin de communiquer une histoire négrière jusque-là refusée. Ce sont encore des rassemblements devieux gréements et autres vieilles coques pour des manifestations qui fournissent souvent un décor de substitution pourde fausses mises en scène patrimoniales18. Cela passe aussi par la collecte d’objets. Mais que conserver pour retracerl’aventure maritime et portuaire de la ville et de ses hommes ? Quelles traces retenir d’un patrimoine portuaire urbain ?Si l’apport, terrestre et sous-marin, de l’archéologie est essentiel pour les périodes anciennes – les collections du Muséed’Histoire de Marseille le démontreraient - il l’est aussi pour les autres périodes de l’histoire19. Les fouilles de la « rueMalaval » et les résultats attendus de celles d’épaves des XVII e et XVIII e siècles – songeons à la Lune qui a sombré en1664 au large de Toulon - ou de temps plus proches, contribuent à une meilleure connaissance du passé et àl’enrichissement du patrimoine. Ces témoignages sont certes encombrants, en matière d’espace et de coût et parfoisdérangeants lorsqu’ils obligent à l’arrêt de travaux engagés pour laisser le temps à des fouilles préventives, comme cefut le cas récemment et un peu furtivement à Marseille, dans le quartier d’Arenc où se situait un ancien lazaret. Faut-ilopérer un « dosage » entre la sauvegarde des empreintes très anciennes et celles d’un passé récent, fragiles, « banales »et diluées dans le tissu urbain ? Faut-il privilégier les colossales infrastructures - grues de la Seyne-sur-Mer, de Lorientou de Dunkerque, bassins de radoub…- et délaisser les modestes installations ? Cette collecte ne saurait oublier lepatrimoine immatériel lié aux savoir-faire, aux gestes, aux mots que l’on peut retrouver à travers les enquêtes oralesdestinées à la constitution d’archives sonores. Et quelle logique suivre pour les ports militaires aux espaces souventinaccessibles ?Ces questions du choix à effectuer, que se posent les conservateurs et les professionnels du patrimoine, rejoignent cellesdes archivistes. Pour les historiens de demain : que collecter du temps présent et à qui s’adresser pour permettre un

11 Corbin Alain, Le territoire du vide. L’Occident et le désir du rivage (1750-1840), Paris, Aubier, 1988.12 Les voyageurs étrangers à la fin du XVIII e siècle, comme Arthur Young et le comte Moczinski, s’arrêtent également sur cette situation dans leurs

récits.13 Faget Daniel, Marseille et la mer. Hommes et environnement marin (XVIIIes. - XXe s.), Rennes, PUR - PUP, 2011.14 Buti Gilbert, « Cabotage et caboteurs de la France méditerranéenne aux XVII e et XVIII e siècles », Rives nord-méditerranéennes, 2003, n° 13, p.

75-92.15 Mongin Olivier, « Le flux tendu du fret maritime. Le conteneur et ses ports », Esprit, n°395, juin 2013, p.55-68.16 Cabantous Alain, « Les hésitations de la ville maritime », dans Roudaut Fanch (dir.), La ville maritime, temps, espaces et représentations, Brest,

1996, p. 338.17 Buti Gilbert, « Franchir les portes du temps. « De la famine, de la peste et de la guerre souvenez-vous Ciotadens. » Émergence d'une

représentation », in Cousin Bernard (dir.), Les sociétés méditerranéennes face au risque. Représentations, Institut Français d'Archéologie Orientale, Le Caire, 2010, p. 257-274.

18 Chappé François, Histoire, mémoire, patrimoine. Du discours idéologique à l’éthique humaniste, Rennes, PUR, 2010.19 Cérino Christophe, Michel L’Hour et Éric Rieth (dir.), Archéologie sous-marine. Pratiques, patrimoine, médiation, Rennes, PUR, 2013.

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véritable « partage des cultures »? Elles se sont posées en ces termes aux créateurs du Musée d’histoire maritime deSaint-Tropez, inauguré en juillet 2013.

L’exemple du musée maritime de Saint-Tropez

Cette réalisation (Fig.1) illustre à grands traits la sensibilité nouvelle pointée en matière patrimoniale. On change certesd’échelle par rapport à ce qui a été fait à Nantes, à Marseille ou Dunkerque, mais la problématique demeure la même,entre histoire et mémoire, entre production de connaissances et valorisation muséale. Nous ne sommes certes pas icidans une ville portuaire en crise économique qui cherche un nouveau souffle en explorant sa mémoire et en exhumantson passé. Il s’agit du cas d’une cité qui aspire à retrouver ses racines maritimes quelque peu occultées ou enfouies sousles événements d’une histoire récente. Certes, la cité ne manque pas de références pseudo-historiques qu’aiment àrépéter nombre de journalistes peu inspirés : « cité du bailli » pour les uns, « cité corsaire » pour d’autres et « pittoresque petit port de pêche » pour la plupart. Le tourisme de masse a conduit à une amnésie quasi-totale desrelations entretenues depuis le XVe siècle, voire avant, par la ville avec les espaces maritimes. Qui se souvient des cap-horniers tropéziens du XIX e siècle ou des marchands « aventuriers » qui ont fréquenté les Échelles du Levant et deBarbarie (Afrique du Nord) aux XVII e et XVIII e siècles ?Pourtant des traces d’un passé maritime sont présentes et visibles dans le tissu urbain. Ainsi en est-il de la citadelle quidomine le golfe, des tours d’une ancienne enceinte protectrice, des bassins et du quartier des pêcheurs à La Ponche, desmacarons sur telle maison qui rappellent les liens avec la Barbarie et le Levant lorsque les Tropéziens pratiquaient la « caravane maritime », des batteries côtières et de la magnifique collection d’ex-voto, à très forte coloration maritime,déposée à la chapelle Sainte-Anne. Des archives, publiques et privées, une pratique festive - la « bravade » - où la merest sous-jacente complèteraient ce tableau brossé rapidement et à grands traits. Certes, jusqu’au début du XXe siècle, laville portuaire disposait d’un musée dans le donjon de la citadelle mais sans véritable organisation, sans réelle logiquepatrimoniale. Bref, un bric-à-brac dont les objets ont parfois disparu ou été confisqués.

La mutation qui s’est produite récemment est le fruit de la rencontre entre des chercheurs dont les travaux ont renouveléla connaissance de l’histoire locale, et des responsables municipaux soucieux d’affirmer l’identité maritime de la ville,en réponse à une demande sociale locale, et désireux d’offrir ce passé méconnu aux nombreux visiteurs20. Desprofessionnels de la conservation ont également apporté leurs concours à cette entreprise et des scénographes ont assuréla « mise en scène » des différentes salles21. Pareille collaboration est précieuse quand l’historien de métier, leconservateur et le « militant » s’assignent un même objectif de vérité, une même éthique, en étant conscients, les uns etles autres, des contraintes qui peuvent peser sur les choix à effectuer et sur les publics à atteindre. Elle est fructueusequand ils partagent le même souci pour contextualiser les éléments retenus et replacer dans leur temps les objetssélectionnés, qu’ils proviennent de collections publiques ou privées, que ce soient des objets de famille « sortis » à cetteoccasion ou des créations destinées à combler des vides, mais réalisées à partir d’une solide documentation. Le résultatest à la fois un musée de site (citadelle) et un musée d’objets et de documents (Figs. 2 et 3), qui ne néglige pas unpatrimoine immatériel fait de paroles et de gestes – en l’occurrence ceux des pêcheurs - le tout servi par les « nouvellestechnologies » qui favorisent l’interactivité22.

Ainsi, la ville maritime, grande ou petite, se réalise à travers le port qui est l’instrument indispensable de sa richesse etune composante forte de son patrimoine. Elle l’intègre étroitement à la fois à son histoire et à sa géographie. Ce travail -cette mission - exige de fréquents ajustements car un port est, par définition, un espace en perpétuel remodelage, unterritoire en permanente recomposition, particulièrement en Méditerranée où les bases économiques sont rarementassurées dans la longue durée. Contrairement aux villes de l’intérieur des terres, les cités maritimes paraissent subirdavantage les contraintes du milieu. Leur force est de savoir les utiliser et les valoriser.Pourtant, le fréquent divorce que l’on observe aujourd’hui entre la ville et le port modifie singulièrement leurs relationsaux espaces maritimes. La dissociation est d’autant plus sensible que de nombreuses cités portuaires se tournentactuellement vers des activités touristiques ou ludiques : sports de glisse, croisières et yachting supplantent les naviresde commerce, de pêche, voire de guerre. Parallèlement, des processus de réhabilitation d’espaces portuaires endétournent la vocation première. Dans cette configuration nouvelle la ville maritime est-elle une ville encore portuaire ?Ce constat invite à dégager, à partir de divers matériaux, les moments forts, les lieux emblématiques, voire lesinfrastructures représentatives d’une mémoire et d’un patrimoine. L’entreprise vise à les comprendre, à les conserver età les transmettre, en évitant de cultiver la simple nostalgie. Elle exige des confrontations et des dialogues avec d’autres

20 Buti Gilbert, Les Chemins de la mer. Un petit port méditerranéen : Saint-Tropez aux XVIIe et XVIIIe siècles, Rennes, PUR, 2010. Faget Daniel, Une usine à la plage. La câblerie tropézienne d'Alexandre Grammont (1892-1952), Saint-Tropez, 2010. Pavlidis Laurent, Construction navale traditionnelle et mutations d’une production littorale en Provence. Fin XVIIIe - début XXe siècles (thèse de doctorat d’histoire soutenue devant l’université d’Aix-Marseille Université en décembre 2012).

21 Cristina Baron, conservateur et administrateur du Musée national de la Marine de Toulon ; Carole Gragez, conservateur du Patrimoine, chef du Service historique de la Défense, département Marine de Toulon ; l'agence Le Conte-Noirot (Paris) pour la muséographie et la détermination de l’équipe municipale de Jean-Pierre Tuvéri.

22 Avec près de 100 000 visiteurs en 2014 le musée est sur le point de devenir, pour la fréquentation, le premier musée du Var.

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situations muséales. Cette démarche est essentielle pour sensibiliser au fait maritime les proches résidents comme leslointains visiteurs et pour obtenir les soutiens nécessaires aux opérations de sauvetage de mémoires menacéesd’effacement.

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« Marseille : un destin portuaire mis en musée »Xavier Corré, Assistant principal de conservation

au musée d’Histoire de Marseille, Docteur en archéologie

Le musée d’Histoire de Marseille a un fil rouge inscrit dans le Programme Scientifique et Culturel de sa rénovation : lefait portuaire de la ville durant les 26 siècles de son existence. Cette mise en musée ne rencontre cependant pas lesmêmes contraintes selon les périodes concernées et impose une réflexion globale sur le patrimoine portuaire et maritimede la ville. Dans ce contexte, il convient tout d'abord de définir la place que tient le caractère portuaire de la ville dansson histoire avant de mettre en évidence les éléments justifiant ces différences de contraintes muséographiques. Il seraalors possible de balayer les solutions qui ont été mises en œuvre et les questions qui restent éventuellement en suspens.

Une fonction portuaire très probablement à l’origine de la citéSi plusieurs textes antiques mentionnent que les Grecs de Phocée ont fondé Massalia et permettent de dater cettecréation vers 600 av. J.-C., aucun n’indique à proprement parler que cette fondation a eu pour motivation première lerôle portuaire de la cité. Il semble toutefois légitime de se poser cette question. Deux arguments peuvent venir justifiercette hypothèse : l'identité des fondateurs et la qualité portuaire du site de Marseille.

Les fondateurs de Marseille : des gens de mer expérimentésHérodote au Ve siècle avant J.-C. nous apprend que les Phocéens sont les premiers Grecs à avoir exploré laMéditerranée occidentale et, au-delà du Détroit de Gibraltar, la région de Cadix (Tartessos) 23. Il précise également queles Phocéens ne se servaient pas de bateaux « ronds », c'est à dire de navires de charge évoluant uniquement à la voile,mais qu'ils naviguaient sur des pentécontères (Fig. 1), c'est à dire des navires « longs » à cinquante rames, précurseursdes trières de l'époque grecque classique. Grâce à leur propulsion à la force humaine pouvant être couplée à celle duvent et grâce à leur faible tirant d'eau, ces navires « longs » sont alors particulièrement bien adaptés pour desnavigations exploratrices sur des littoraux inconnus. Un siècle après Hérodote, Aristote précise que ces Phocéens « pratiquaient le commerce en Ionie »24, élément qui lui semble suffisamment digne d'intérêt et d'originalité pour qu'il lementionne. Il faut en effet préciser qu'au IVe siècle av. J.-C., la pratique du commerce maritime se distingue encore peude la piraterie et revêt dans la société grecque une réputation peu honorable. Les Marseillais, bien que reconnus pourleur grande connaissance de la navigation et de l'art de se battre sur mer, fournissent d'ailleurs des exemples de pratiqueplutôt ambiguë de cet art et suscitent la méfiance. Euthyménès aurait eu la témérité d'aller explorer les côtes atlantiquesde l'Afrique, Pythéas a ramené des récits si fantastiques de périples septentrionaux qu'ils sont perçus comme fantasqueset Zénothémis est accusé à Athènes par Démosthène d'avoir faussé ses transports de blé entre la Sicile et le Pirée.D'après les sources les plus anciennes, les fondateurs de Marseille et leurs descendants immédiats apparaissent ainsicomme de très solides marins qui basent essentiellement leur moyens de subsistance sur l'exploitation de la mer maisqui sont peu fiables en s'adonnant notamment à la pratique alors peu estimée du « commerce « maritime.En tenant compte de ce caractère maritime résolument offensif, les récits de la fondation de Marseille peuvents'appréhender sous un angle nouveau. Ils montrent un peuple grec un peu en marge des autres qui exploite peu la terre,qui pratique plutôt la piraterie et qui décide de fuir à l'autre bout de la Méditerranée sous la menace des Achéménides.Ils montrent ce peuple qui paradoxalement fonde une ville dans un environnement tout autant hostile et qui, « charmépar l'agrément du lieu », décide de s'y implanter durablement et va chercher des renforts de colonisation en AsieMineure, qui s'accroche à cette colonie, qui la défend bec et ongle et qui ne fuit pas une nouvelle fois. Ce changementd'attitude à l'égard d'un site terrestre pour un peuple marin peut surprendre. En règle générale, on défend avec vigueurce qui est profondément affectif ou ce qui est vital. Alors, pourquoi cette défense énergique ? La ville aurait-elle pususciter un affect profond aussi rapidement ? Il est possible d'en douter. La ville aurait-elle pu représenter quelque chosede vital pour ces gens de mer ? Il est plus facile de l'envisager. Car quoi de plus vital pour un marin qu'un excellentport ?

Le choix du lieu : un port naturel inestimable mais inexploité par les Gaulois locaux ?Au regard des connaissances archéologiques actuelles, à la fin du VIIe siècle avant J.-C., les surfaces marines de laMéditerranée occidentale semblent être la « chasse gardée « de deux peuples marins, les Étrusques (plutôt au Nord) etles Carthaginois (plutôt au Sud), qui contrôlent ainsi les échanges commerciaux avec les populations insulaires etcontinentales, comme les Celtoligures sur le littoral de Gaule méridionale.Ce dernier est divisé en deux parties bien distinctes. Des Alpes maritimes au golfe de Fos, le littoral est élevé, rocheuxet séquencé par des promontoires et des îles qui délimitent des espaces de navigation clairement définis et pourvoyeursd'abris. Celui qui pratique un peu la navigation sur cette côte stable apprend vite quels en sont les dangers et commentles éviter. A l'inverse, se développant du golfe de Fos aux Pyrénées, le golfe du Lion présente un littoral bas, sableux etinstable. Celui qui navigue sur cette côte n'est jamais à l'abri d'un danger inattendu comme un banc de sable qui se serait

23 Hérodote, L'enquête, livre I, 163.24 Aristote, Constitution des Marseillais, cité par Athénée dans Le banquet des Sophistes, XIII, 576.

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déplacé. Bien plus, quand le vent tourne au sud-est (vent marin), il apporte nébulosité et pluie et pousse les navires versune côte indétectable et dépourvue de tout refuge.Pourtant, ce littoral du Golfe du Lion a une importance capitale pour les échanges avec le monde celte puisque le Rhônesurtout qui s'y jette25, mais aussi l'Hérault et l'Aude, et tous les étangs qui parsèment cette côte sont des moyens depremier plan pour entrer en contact avec l'espace gaulois ou pour y pénétrer. Or, dans le cadre d'une navigation à lavoile, le marin est tenu d'attendre les conditions optimales pour naviguer, surtout s'il doit évoluer dans un golfe aussidangereux. La proximité d'un abri portuaire est donc cruciale et le golfe de Fos, exposé au mistral et au vent marin neremplit que très mal cette fonction.La rade de Marseille, par contre, est le meilleur port à l'est du golfe du Lion tandis que la baie de Rosas est son pendantà l'Ouest, juste après le dangereux Cap Creus. Or, ce sont dans ces deux grandes échancrures littorales que les Phocéensont établi leurs premières colonies occidentales, Massalia à l'est en 600 av. J.-C. et sa fille Emporion (aujourd'huiAmpurias) à l'ouest vers 580 av. J.-C. En étendant cette approche aux autres colonies massaliotes, il est possible demettre en évidence leur rôle maritime stratégique. Toutes ces fondations sont implantées soit au niveau de grands capsoù il y a des changements dans le régime des vents et des abris immédiats (Nice, Antibes, Olbia, Le Brusc, Agde,Emporion, Héméroscopéion vers Valence, Mainake vers le détroit de Gibraltar), soit en lien direct avec l'embouchured'un fleuve qui permet les contacts avec l'intérieur des terres (Nice, Marseille, Rhodanousia, Arles, Agde).Dans les premiers siècles de leur présence, les Massaliotes doivent donc s'imposer contre les Gaulois à terre et contreles Étrusques et Carthaginois en mer. Pour ce faire et protéger leurs navigations côtières, ces colonies sont implantéesdans les meilleurs endroits possibles notamment sur le littoral ligure qui reste longtemps majoritairement gaulois et peuurbanisé. Au Ier s. ap. J.-C., par exemple, Pomponius Méla peut encore écrire que sur cette côte de Gaule transalpine « les villes sont rares étant donné la rareté des ports, et (que) la contrée tout entière est exposée à l'auster et àl'africus. (…) Il y a là le Lacydon, port de Massilia, avec en cet endroit Massilia elle-même »26.En marins expérimentés, ces Phocéens ont peut-être perçu en premier tout le potentiel du secteur pour leurs pratiquesmaritimes. C'est ce que pourrait rappeler le passage du texte de Justin qui rapporte que la fondation de la ville deMarseille est le résultat d'une première exploration au cours de laquelle « (les Phocéens), séduits par l'agrément du lieu,retournèrent chez eux, rapportèrent ce qu'ils avaient vu et sollicitèrent des renforts »27. Et qu'ont-ils vu ces premiersexplorateurs en plus de ce contexte régional favorable ? Ils ont découvert au fond de la rade de Marseille une calanquecomme il en existe peu de cette qualité en Méditerranée. Une calanque qui correspond en tout point au port naturelidéal, le limen kleistos28, tel celui des Lestrygons que décrit Ulysse29.En 600 av. J.-C., le plan d'eau dont prennent possession les Phocéens mesure 1000 mètres de long sur 400 mètres delarge environ. Il est invisible depuis la rade car il n'est accessible que par l'entremise d'un goulet sinueux dessiné par lespromontoires du Pharo (au sud) et de Saint-Jean (au nord). L'invisibilité de cette passe, sa forme, son étroitesse et seshauts-fonds piégeux en font un moyen de défense naturel inestimable vis-à-vis des convoitises extérieures. En cassant lahoule venue du large, ces promontoires apportent en plus à ce plan d'eau un calme permanent qui est renforcé par laprotection naturelle fournie par le site contre le mistral.Façonnée en effet comme une cuvette, la calanque est aussi et surtout protégée du mistral, ce vent dominant qui souffledu nord-ouest par violentes bourrasques. Agissant comme un véritable bouclier contre ce vent, un alignement decollines court suivant une direction ouest-est depuis le promontoire de Saint-Jean jusqu'à la butte des Carmes. Cetalignement culmine à 40 m au niveau de l'actuelle place des Moulins où les Grecs localisent leur nouvelle acropole. Aupied sud de cette dorsale, la rive nord de la calanque est la zone la plus abritée du mistral. Protégée du vent dominant,de la houle et des agressions extérieures, pourvue de plages favorisant les échanges terre-mer, surtout quand on arecours à des navires à faible tirant d'eau, cette rive nord se prête merveilleusement bien à une activité portuaire. Lacalanque, enfin, est riche en eau douce ce qui a une importance cruciale. D'ailleurs la source principale de la calanqueest celle qui lui donne son nom : le Lacydon. Ce port fermé rassemble donc intrinsèquement des qualités naturellesrarement réunies en aussi grand nombre. Elles sont pourtant encore enrichies par la topographie locale.Fait exceptionnel, à Marseille, ce « port naturel idéal » est précédé d'un avant-port ouvert (la rade) particulièrementprécieux grâce à ses îles qui offrent des mouillages d'urgence pour les deux types principaux de mauvais temps signaléspar Pomponius Méla. Les abris profonds constitués par les criques de Pomègues ou de Ratonneau, voire par le détroit(Frioul) entre ces deux îles, servent également de lieu d'attente des conditions optimales pour amorcer une navigationvers l'ailleurs. A ce jour, par exemple, parmi la centaine d'épaves antiques repérées dans la rade de Marseille, aucunen'est chargée de céramique massaliète, ce qui montre que les naufrages de navires locaux au moment de leur départ ont

25 Cette rade de Marseille est désignée par Justin comme « un golfe retiré » situé « près de l'embouchure du Rhône ». Ce n'est pas sans raison que le Rhône apparaît quasi-systématiquement dans les descriptions antiques de la ville de Marseille. Les sources médiévales indiquent par exemple que, lorsque le temps est favorable, il faut à un voilier une demi-journée depuis Marseille pour atteindre le golfe de Fos (où se trouvait vraisemblablement l'embouchure du Rhône contrôlée par les Massaliotes).

26 Pomponius Méla, Chorographie, II, 5, 76-77 (texte établi et traduit par A. Silberman, CUF). L'auster et le l'africus sont des vents de secteur sud et sud-est. Soufflant de la mer, ils apportent un temps humide et nébuleux qui rend invisibles les côtes basses du Golfe du Lion. Ces vents sont d'autant plus craints qu'ils poussent les navires vers cette côte que les marins ne distinguent que trop tardivement, c'est à dire lorsqu'ils ne sont plus en mesure de l'éviter.

27 Justin, Abrégé des Philippiques, XLIII, 3-4, texte traduit par D. Pralon.28 Ce qui signifie littéralement «port fermé».29 Homère, Odyssée, X, 87-84.

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été relativement rares et que les Marseillais ne quittaient cette baie que lorsque les meilleures conditions de navigationétaient réunies.Non, la ville de Marseille et ses colonies n'ont donc pas été implantées n'importe où. Leur existence répond à unelogique de commerce maritime, de routes de navigation et d'interface avec les populations de l'intérieur des terres.L'ensemble des atouts portuaires de Marseille (calanque et rade) explique le destin maritime de cette colonie phocéenneet le patrimoine portuaire de la ville est donc avant toute chose constitué par cette extraordinaire et si favorablecombinaison naturelle entre topographie locale, topographie régionale et régime des vents. Mais si le port est resté port,l'activité qui s'y est déroulée pendant ces 26 siècles ne s'est pas pour autant inscrite dans une fixité immuable et il estpossible aujourd'hui de distinguer plusieurs phases de son existence.

Les trois âges de l'histoire portuaire de Marseille et leurs traces matériellesIl se dessine, entre la fondation de la ville et aujourd'hui, trois périodes d'activité portuaire qui se différencient nettementpar les caractéristiques techniques des navires qui fréquentent le port de Marseille.

Le temps de la voile et de la rame (de 600 av. J.-C. à 1845 environ)Cette phase est la plus ancienne et la plus longue de ces trois périodes. S'étirant sur 24 siècles et demi, entre la fondationde la ville et le milieu du XIXe s., elle tient essentiellement aux deux modes de propulsion des navires qui marchent soità la voile soit à la rame. Ces modes d'évolution rendent les navires particulièrement sensibles aux conditionsclimatiques, ce qui a des conséquences sur l'environnement portuaire.Au cours de ces 24 siècles, il est évidemment possible de distinguer dans le détail des évolutions techniques dans denombreux domaines de l'architecture navale, comme celui des modes de construction des coques ou comme ceux dessystèmes de nage, de gouvernail ou de voilure. Il convient de noter cependant la grande permanence des principauxmoyens de propulsion (voiliers « ronds » antiques ou « ventrus » médiévaux, vaisseaux de commerce modernes, galèresantiques, médiévales et modernes). Les marins sont soumis aux conditions climatiques pour naviguer jusqu'à Marseille,évoluer dans son avant-port et organiser les activités de (dé)chargement. Les différents mouillages aux îles du Frioulpermettent d'attendre les bonnes conditions climatiques pour partir en haute mer ou pour entrer dans la calanque si l'onen a eu l'autorisation. Les échéances de navigation sont donc très aléatoires et le rôle de la calanque, si protégée dumistral et du vent marin, est crucial. La morphologie du goulet fait office de filtre pour les navires qui peuvent pénétrerdans cette calanque30. Cette période est ainsi marquée pour Marseille par une remarquable permanence des gabarits desnavires qui fréquentent son port fermé. Les dimensions, par exemple, du plus grand navire de commerce antiquedécouvert à ce jour par l'archéologie, celui de la Madrague de Giens (Ier siècle avant J.-C.) sont de l'ordre de celles desplus grands vaisseaux marchands qui pénètrent dans le Vieux Port encore au XVIIIe siècle31, soit environ 40 m de longsur 9 m de large pour une jauge de 400 tonnes de port en lourd.

Structurellement, de ce fait, le port évolue peu. Ses changements consistent en un lent resserrement de ses contours32

couplé à la recherche d'une exploitation maximale de la calanque et notamment de son meilleur abri, la rive nord.Quand celle-ci arrive à saturation, le processus conduit à aller exploiter les rives est et sud de la calanque. Les autoritésde la ville ont en effet pleinement conscience de la qualité de cet abri et des moyens financiers nécessaires pour leconserver en l'état. Au Moyen Age, l'entretien de l'espace portuaire qui appartient à la ville basse (rive nord et goulet33)constitue ainsi le principal poste de dépense annuelle de la communauté qui veille alors à confier cette lourde chargefinancière au maître de la ville (comte de Barcelone ou d'Anjou ou roi de France). La population locale n'a pas larichesse nécessaire pour engager de gros travaux d'aménagement dans ce bassin et ceux-ci sont opérés quand le maîtrede la ville est assez puissant pour lui consacrer les fonds et la main d'œuvre nécessaires.On note ainsi l'habillage de la rive nord par un quai en pierres de taille au Ier s. ap. J.-C. une fois que la Méditerranée estdevenue un lac romain et que Rome organise cet espace au profit de son empire. Avec ses entrepôts (horrea) et saposition, Marseille apparaît comme une pièce essentielle de l'organisation romaine dans ses échanges avec la Gaule. Cequai ne résiste cependant pas au rétrécissement progressif du plan d'eau et finit au cours du Haut Moyen Age par êtreenterré sous les sédiments. On lui substitue alors un aménagement de berge constitué d'une simple palissade qui estchargée de maintenir une profondeur d'eau suffisante à quelques mètres des maisons, palissade qu'il faut sans cesseréparer.Ce n'est qu'au moment des guerres d'Italie (1494-1559), une fois que la couronne de France a pris possession de la rivesud, que ce rivage est l'objet d'un aménagement. La construction d'arsenaux fait d'abord disparaître les salines antiques

30 Jusqu'au XIXe s, les écueils définissent un goulet final large de 40 m environ. Quant à la profondeur de la passe au niveau de ce goulet, elle est de 3,5 m au XIIIe s. et à la fin du XVe s. (Corré 2009). Elle est de 5 m en 1665 (Rambert 1931, p. 164) et actuellement de 7,5 m (d'après les instructions nautiques).

31 Corré 2009, t. 1, tableaux 2, 3 et 4 (avec références des nombreuses sources collectées). Nicolas Arnoul se plaint par exemple en 1668 que les» Marseillais s'obstinent à armer de tout petits vaisseaux» (Rambert 1931, p. 253).

32 Ce rétrécissement de la surface du bassin est lié aux sédiments qui comblent progressivement cette calanque-cuvette. Il peut être accéléré par moment par une activité anthropique particulièrement intense comme l'installation de la colonie phocéenne au VIe s. av. J.-C. ou par un manque d'entretien comme au Ve s. ap. J.-C. avec l'envasement de la corne du port.

33 La rive sud appartient à Saint-Victor.

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de l'angle sud-est de la calanque puis la rive sud est habillée par un premier mur de quai dont la profondeur recherchéereste très limitée (1 m).Enfin, au XVIIe s., le pouvoir absolu d'un seul homme, Louis XIV, vient couronner cette évolution. Le « Roi Soleil »fait fi de la nature qui, par le régime des vents et la morphologie de la calanque, avait imposé cette organisation urbaineet portuaire. Sur les conseils de Colbert et avec l'action obstinée sur place de son agent, Nicolas Arnoul34, Louis XIVtriple la superficie de la ville en 1666, englobe toute la calanque dans des murailles, verrouille son goulet avec deuxcitadelles (les forts Saint-Jean et Saint-Nicolas), approfondit la moitié sud de la calanque et double ainsi la capacitéd'accueil du port, instaure à Arenc un nouveau système de quarantaine et, dans la calanque, un arsenal qui enferme à sonapogée 12000 galériens. Avec l'édit de Colbert octroyant à Marseille le monopole du commerce avec le Levant (1669),la ville a désormais les moyens d'être l'un des principaux ports de la Méditerranée, ce qu'elle devient aux XVIIIe et XIXe

s. malgré l'épisode de la peste de 1720 et celui du blocus britannique durant la Révolution Française.

Le temps de la vapeur (de 1845 env. à 1945 env.)A cette très longue période de la voile et de la rame succède le temps de la vapeur qui s'impose en quelques décennies.Si en 1818 le vapeur Ferdinando Ier surprend les Marseillais en accostant à la rive sud malgré un vent contraire35, il fautattendre quelques années pour voir la première réussite marseillaise dans cette voie avec, en l'occurrence, les frèresBazin et les navires à roues à aubes qu'ils lancent en 1830 dans des lignes régulières avec Naples.Il faut dire qu'à partir de 1818 justement, le commerce marseillais repart sur de bons rails avec les instruments et lesdébouchés du siècle précédent. La pleine activité revenue, la calanque sature et peine désormais à accueillir les navires.Il faut donc se tourner vers la rade et y créer de nouveaux bassins. C'est chose faite une première fois dès 1824 avec ladigue du Frioul qui, en reliant Ratonneau à Pomègues, accroît les possibilités de mouillage. Dans la foulée, la calanqueest optimisée avec, sur la rive sud, le creusement d'un bassin qui, dédié spécifiquement au carénage des vaisseaux(1829-1833), marque le début de la spécialisation de l'activité de la réparation navale à Marseille36. Sur la rive nord,pour faciliter les opérations des portefaix, le quai est élargi en gagnant sur le plan d'eau (1830-1840). Mais ces remèdesse révèlent rapidement insuffisants et ce d'autant plus que le commerce se développe encore avec l'essor de l'industrielocale et avec le fait que l'Algérie devienne française (1830). Marseille a alors besoin d'un nouveau port, plus grand.Grâce à l'émancipation par rapport aux vents qu'apporte la vapeur, la ville peut le construire directement dans la rade.Ce qu'elle fait à partir de 1844. Le principe de ce « port extérieur » repose sur l'existence d'un brise-lames appelé « digue du large » qui court parallèlement à la côte depuis le promontoire de Saint-Jean et qui offre la possibilité d'êtreprolongé en direction du nord. Cette digue du large est érigée en pleine mer sur un enrochement constitué de blocsartificiels dont la production, l'acheminement et l'installation découlent directement de l'ingénierie de la vapeur.Plusieurs jetées enracinées à terre et perpendiculaires au rivage s'en rapprochent ensuite et scandent cet espace en septbassins nés successivement entre 1853 (bassin de la Joliette) et 1935 (bassin Léon Gourret).En l'espace d'un petit siècle, la surface des bassins portuaires à Marseille est passée ainsi de 24 hectares environ à 400hectares.Grâce à la vapeur, la navigation peut s'effectuer désormais par l'entremise de lignes régulières aux échéances définies.La gestion des stocks de marchandises en est bouleversée. Elle se rationalise37 et le système d'entrepôts standardisés néà Londres (les Docks) peut être instauré dès 1856 à Marseille à l'emplacement du Lazaret de Louis XIV préalablementrefoulé dans les îles du Frioul (Hôpital Caroline). Le rivage du port extérieur devient ainsi une zone d'entrepôts degrande envergure que dessert le réseau ferré auquel la ville est reliée depuis 1853-1856. A l'échelle locale, les espaces etles activités portuaires sont de plus en plus distingués de l'activité urbaine proprement-dite et il faut aménager des axesd'échanges entre ce port extérieur d'une part et la ville et l'ancien port d'autre part. Un canal de communication reliant lacalanque au bassin de la Joliette en transformant le promontoire de Saint-Jean en île est d'abord creusé (1845) avant quela rue Impériale/République (1862-1864) ne vienne percer les anciens quartiers de la ville pour relier l'angle nord-est du« Vieux Port » au « Nouveau Port » de la Joliette. Les centres de décision régissant la vie portuaire s'éloignent aussi dela rive nord de la calanque. La Chambre de Commerce quitte l'Hôtel de Ville pour être implantée sur la Canebière(1852-1860) tandis que la préfecture est inaugurée en 1867 dans la ville nouvelle un peu à l'écart du Vieux Port. LesDocks sont gérés depuis Paris et les compagnies de navigation ont leurs sièges marseillais dans cette rue Impériale ouvers la Joliette ou encore vers la nouvelle Chambre de Commerce.Cette « Révolution Industrielle » marseillaise s'accompagne également de travaux de très grande envergure comme laréalisation du Canal de Marseille long de 83 km (1834-1849), le creusement du tunnel de la Nerthe (1843-1848), celuidu Rove (1911-1926) ou l'érection du nouveau phare de Planier (1881). Rendus possibles par cette nouvelle ingénieriede la vapeur, ils modifient encore radicalement le contexte de l'activité portuaire marseillaise. L'eau de la Durance, lamachinerie, une main d'œuvre abondante, un réseau de communication densifié et de meilleures conditions de

34 Lettre du 4 janvier 1667 à Colbert : « (…) il faut que j'aille doucement ; j'ai affaire a des estranges gens (…) j'ai ma veue fort contraire a la leur (…) je feré de Marseille, en leur faisant du bien qu'ils ne veulent pas, une ville digne de la grandeur du roy (…), je leur doneray pour devise celledu diamant que l'on polit . Dans sa lettre du 1er mai 1668, déplorant l'état du port, il décrit Marseille comme la « ville la mieux située du monde pour le commerce et a qui la nature a tout doné » (Rambert 1931, p. 230-231 et p. 250).

35 Duchêne, Contrucci 1998, p. 478.36 Bonillo, Borruey 1986, p. 27.37 Borruey 1994.

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navigation permettent alors de développer un important complexe industriel de transformation de produits bruts locauxcomme l'argile (tuileries de Saint-Henri) ou importés comme le sucre (raffineries de Saint-Louis), la soude(savonneries) ou le tabac et d'offrir des possibilités d'exportation à ces produits transformés.Quant aux navires, une fois que sont bien établis le système de propulsion à vapeur (après une période de combinaisonvoile-vapeur) et la régularité des traversées, c'est vers le gain de vitesse que l'on oriente les efforts dans un souci deproductivité/rentabilité. Cette vitesse est particulièrement importante dans un système où les lignes deviennentrégulières et s'étirent en longueur. L'ouverture en 1869 du canal de Suez conduit en effet à ce que les lignes maritimesde la France vers l'Extrême-Orient passent par la Méditerranée, ce qui est une aubaine pour Marseille qui devientvéritablement la « Porte de l'Orient » et celle des colonies. La ville bénéficie de l'empire colonial non seulement en tantque port de production et de redistribution mais aussi en tant que port de passagers grâce au développement despaquebots et du transport de voyageurs. Ainsi, pour améliorer l'hydrodynamisme des coques, les bordés en bois sontd'abord habillés de cuivre puis de fer (1860) et l'acier devient finalement l'unique constituant des coques à partir de1876. Les milliers de clous des navires en bois laissent ainsi progressivement la place aux millions de rivets quidemandent un ajustage minutieux et laborieux des plaques de tôle.A l'instar de la vitesse, la taille des bateaux s'accroît également. Ayant coulé en 1903 devant l'île de Maïre lors ce quidemeure la plus grosse catastrophe maritime française connue à ce jour, le Liban constitue par exemple un paquebotcourant de la fin du XIXe s. Et si sa longueur de 91 m, sa largeur de 11 m et son creux de 8,13 m lui interdisent derentrer dans le Vieux Port, un tel navire peut désormais, avec le Port Extérieur, accoster dans un bassin protégé de lamauvaise mer pour embarquer ses 150 passagers. Cette hausse de la taille des navires mène alors la ville de Marseille àconnaître dans la deuxième moitié du XXe s. une nouvelle révolution dans son activité portuaire.

L'âge des géants (de 1945 environ à nos jours)En bouleversant la donne planétaire au milieu du XXe s. et en dans un contexte de décolonisation, la Seconde GuerreMondiale génère de profonds changements dans la sphère maritime et portuaire. Marseille ne peut plus compter sur lescolonies françaises pour approvisionner ou écouler le produit de ses industries, d'autant qu'avec la nationalisationégyptienne du Canal de Suez en 1956 puis sa fermeture en 1967, la ville perd temporairement son rôle de relais versl'Orient. Pour autant, Marseille parvient à tirer son épingle du jeu en modifiant son économie et en l'orientant vers leshydrocarbures dont le rôle se révèle crucial depuis 1946. Cette branche du commerce ne peut cependant pas s'implantersur le littoral du Port Extérieur en raison notamment de la taille des navires (de l'ordre de 150 m de long vers 1945) etdes infrastructures liées à ces hydrocarbures. Mais si une première implantation portuaire a lieu dans les années 1920dans le canal de Caronte, ce n'est véritablement qu'à partir de 1951 quand le terminal méthanier de Lavéra à Martiguesest mis en service que le rôle de cet espace portuaire devient primordial pour le port de Marseille. Avec l'accroissementincessant des tonnages, lui-même « boosté » par la fermeture du canal de Suez qui limitait la jauge des navires, lebesoin se fait vite sentir de disposer d'autres infrastructures adaptées à ces géants et aux hydrocarbures. La villeabandonne alors la construction navale proprement dite (dans laquelle la soudure succède aux rivets) au profit deschantiers de La Ciotat et des ports atlantiques mais elle conserve un rôle et un outil (les formes de radoub) pour laréparation navale. Elle oriente aussi ses infrastructures sur l'accueil des géants des mers et sur le raffinage deshydrocarbures avec, en 1966, la création du port pétrolier de Fos. Le port de Marseille s'étend désormais sur un littoralde soixante-dix kilomètres environ et, alors qu'il était géré depuis 1881 par la Chambre de Commerce, il est transforméen Établissement Public en 1966 sous la dénomination de « Port Autonome de Marseille » (PAM) puis en 2008 de «Grand Port Maritime de Marseille » (GPMM). C'est précisément à ce moment également que se développe en Europel'usage des conteneurs (standardisés en 1967, avec les normes de 8 pieds de large et de haut et des longueurs de 20, 30ou 40 pieds38) et de leurs navires spécifiques, les porte-conteneurs, dont les premiers exemplaires français apparaissenten 1973, au moment du premier choc pétrolier, et sont le fait de la Compagnie (marseillaise d'origine) des MessageriesMaritimes.En août 2013, un mois avant l'ouverture du musée, un super méthanier appartenant à la classe des « Q-Max », c'est àdire des plus grands navires du monde, fait escale dans la darse de Fos. Il mesure 345 m de long, soit l'équivalent de 8navires de la Madrague de Giens mis bout à bout. Aujourd'hui, le Port Autonome de Marseille-Fos est le premier portfrançais et le 3e port pétrolier mondial. Il revendique 43000 emplois. C'est un complexe qui allie navigation maritime,réseau fluvial, chemin de fer, réseau routier et pipelines. Le Port Autonome est relié au monde entier par 60 lignesrégulières qui génèrent un trafic de 86 millions de tonnes dont 52,74 millions de tonnes d’hydrocarbures et plus d’unmillion de voyageurs en 201339. Une des plus grandes entreprises mondiales de transport maritime, la société CMA-CGM, a son siège à Marseille dans une tour qui domine le port de ses 145 mètres depuis 2010 (Fig.2).Le fait portuaire a donc résolument changé d'échelle et de nature par rapport à l'Antiquité ou à une situation vieille d'àpeine 70 ans. Paradoxe de l'histoire, en même temps que le port accueille en août 2013 un navire de 345 m de long, unebarquette marseillaise, Fon-Fon II, est exposée par l'Office de la Mer au hangar J1 du port de la Joliette, dans le cadrede Marseille Provence 2013. Longue de 5,64 m, cette barque de pêche est l'un des derniers bateaux en bois construits à

38 Soit une largeur et une hauteur de 2,57 m et des longueurs de 6,425 m, 9,637 m et 12,85 m.39 Source : www.marseille-port.fr

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Marseille40. Sa restauration a conduit cette barquette à partager l'atelier du chantier naval Borg avec Gyptis, la répliquenavigante de son illustre ancêtre, Jules-Verne 9.La « rencontre » de ces trois bateaux à l'été 2013 illustre à elle seule l'histoire maritime et portuaire de Marseille et ladifficulté à donner une dimension muséale à cette réalité.

La mise en muséeDans le cadre de sa rénovation, le musée d'Histoire de Marseille a puisé dans ses collections et dans celles du musée duVieux Marseille, fermé depuis 1994, pour parler de ce patrimoine et pour le montrer. Cette mise en musée, dans un délaiextrêmement contraint de 3 ans, a relevé du défi. Comment évoquer ce port dans un bâtiment prévu au départ pour êtreun parking souterrain ? Comment faire parler les témoins matériels de cette dimension ? Comment parler ducontemporain ? Les chiffres indiqués ci-dessus s'appréhendent difficilement mais ils peuvent se traduire de manièrefrappante. Un seul des conteneurs standardisés, c'est à dire l'objet portuaire qui joue aujourd'hui le même rôle quel'amphore dans l'Antiquité, ne peut pas être exposé dans les espaces dédiés à l'histoire contemporaine compte tenu deson encombrement alors que dans le même temps, les plus gros navires de la compagnie CMA-CGM peuvent navigueravec 16000 de ces conteneurs à leur bord. Dans ces conditions, comment évoquer l'accélération des techniques qu'aconnue ce secteur ? Comment faire apparaître le patrimoine qui est en cours de disparition ? Certaines solutions ont étéfournies par la muséographie, d'autres par le multimédia. D'autres solutions ont été esquissées et nourrissent aujourd'huiune réflexion sur la constitution d'un socle patrimonial.

Les collectionsLes navires sont connus à travers l'iconographie dont le musée livre de nombreux témoignages mais qui nous sontsurtout parvenus à partir de l'époque moderne. Cette rareté pour les périodes plus reculées rend d'autant plusexceptionnels deux témoignages, l'un pour l'Antiquité, l'autre pour le début de l'époque moderne. Les deux blocsarchitecturaux antiques retrouvés sur le site de l'Alcazar en 1999-2000 sur lesquels sont incisés plusieurs navires longsgrecs composent la possible unique représentation connue à ce jour de pentécontères phocéennes41. Le panneau de boispeint que l'on date de 1518 environ, figurant la prédication de Marie-Madeleine, livre les premières illustrations fiablesd'une partie du port de Marseille (l'entrée) et des bateaux qui le fréquentent.Le musée conserve aussi et surtout les vestiges de six des sept épaves antiques retrouvées en fouilles terrestres àMarseille42, ce qui en fait l'un des musées les plus riches en Europe de ce point de vue et des plus intéressants grâce à lanature de ces vestiges. Les épaves Jules-Verne 9 et Jules-Verne 7 sont celles de deux bateaux grecs archaïques de 15 et10 m de long qui ont été abandonnés sur le rivage nord de la calanque vers 525 av. J.-C. Les multiples traces deréparation qu'elles présentent incitent à proposer pour ces navires une date de construction vers 560-550 av. J.-C. par la1ère ou la 2e génération de Marseillais. Ces épaves témoignent également de l'évolution d'un savoir-faire technique héritéde la plus haute Antiquité (l'assemblage de la coque par ligature) et issu de la Méditerranée orientale vers une nouvelletechnique (l'assemblage par tenons chevillés dans des mortaises) qui a conduit à l'extension de la taille et de la soliditédes navires43.Les deux épaves Jules-Verne 3 et Jules-Verne 4 sont interprétées aujourd'hui comme les restes de maries-salopes44. Lafouille de la place Jules-Verne a livré les trois seuls exemplaires antiques de ce type de bateau connus dans le monde.Elles datent de la fin du Ier s. ap. J.-C. et témoignent, avec le quai en pierre de taille conservé sur le site archéologique dela Bourse, de la transformation romaine de la rive nord. L'épave dite de la Bourse que l'on date du IIe s. ap. J.-C. est, quant à elle, une concrétisation directe de l'évolutiontechnique de la construction navale antique puisque ses vestiges permettent de restituer un navire original long de 23 m.Découverte en 1974 sur le site archéologique attenant au musée, elle est à ce jour l'épave la plus grande d'un naviremaritime antique présentée dans un musée45. L'épave Jules-Verne 8 , que l'on date du IIIe s. ap. J.-C.46, est certes beaucoup plus petite mais elle conserve, faitrarissime en archéologie navale, l'étrave d'une petite barque. Elle illustre ainsi le haut degré de maîtrise techniquenécessaire pour agencer ces extrémités et les origines ancestrales des barquettes comme Fon-Fon II.Ces épaves ont été découvertes en fouille terrestre et si l'archéologie sous-marine a également retrouvé, en nombre, dansla rade de Marseille des épaves antiques, modernes ou contemporaines, aucune coque de ces épaves n'a été remontée etprésentée en musée. Par contre, un certain nombre d'éléments suffisamment petits pour entrer dans les espaces muséauxet tirés des épaves ou de divers navires (ancres, éléments d'accastillage, figures de proue, rivets en acier) nourrit tout aulong du parcours les vitrines du musée. Iconographie, fragments d'épaves et pièces de navires sont également complétéspar une série de maquettes qui permettent de donner une autre matérialité à ces bateaux et pour toutes les périodes de

40 Construite en 1968 par le chantier naval Ruopollo, elle a été utilisée pour la pêche jusqu'en 2011.41 Pomey 2001a.42 La septie épave, qui est celle qui a été découverte le plus anciennement (1864), est actuellement présentée au musée des Docks Romains.43 Pomey 2001b.44 Pomey 1999, Corré 2009, t. 1, p. 202-212 et Pomey 2014. La marie-salope est une embarcation de servitude portuaire que l'on remplit du produit

d'un dragage ou d'un curage et que l'on va vider dans un autre endroit, sur le littoral ou en haute mer. Ce vidage se fait grâce à une trappe ménagée dans la coque directement.

45 Gassend 1982.46 Pomey 1995, p. 462-463.

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l'histoire de la ville.Toutes ces vues et ces vestiges qui parlent des navires eux-mêmes sont accompagnés évidemment du mobilier que lesarchéologues ont pu retrouver ou qui ont pu être conservés. Amphores antiques, jarres médiévales ou modernes,vaisselle, cordages, pipes, vêtements, coffres, outils, etc. Les collections sont particulièrement riches. Il est possible parexemple de mentionner les cargaisons particulièrement importantes de vaisselle fine des épaves de la Pointe Lequin (VIe

s. av. J.-C.), de Grand Congloué 1 (II e s. av. J.-C.), de Carro (XIVe s.), de Grand Congloué 4 (XVIIIe s.). Il est possiblede voir la diversité des objets rejetés dans l'Antiquité au pied des quais de Jules-Verne ou de la Bourse et à l'inverse devoir la récurrence des rejets des nettoyages des navires en quarantaine dans les îles du Frioul (XVIe-XIX e s.). Il estpossible de réintroduire la notion de commerce et de flux monétaires dans cette sphère portuaire pour l'Antiquité grâce àdes objets remarquables comme le couvercle de dolium estampillé du nom de son propriétaire (Ier s ; ap. J.-C.), letampon découvert sur l'épave de Tiboulen de Maïre (II e s. ap. J.-C.) qui servait à marquer les amphores, le rouleau deplomb gravé d'un texte évoquant un contrat commercial (III e s. ap. J.-C.) ou encore les tablettes douanières du III e s.retrouvées place Jules-Verne. L'ancre et le mobilier de l'épave du Grand-Saint-Antoine, les instruments dits «de lapeste», les patentes de santé, les meubles de la Consigne Sanitaire permettent, quant à eux, d'évoquer la question desdangers sanitaires présents dans les ports à l'époque moderne mais aussi par extension à toutes les périodes.Quant aux infrastructures portuaires, l'iconographie, quand elle existe, les illustre et les maquettes leur donnent duvolume. Ces maquettes représentent des réalités très ponctuelles comme l'arsenal hellénistique, les vestiges portuairesromains du site archéologique de la Bourse, l'arsenal ou les forts de l'époque moderne ou encore la grue-marteau duXX e s. Des maquettes plus grandes restituent à une autre échelle et pour les époques antique, médiévale oucontemporaine le port dans son contexte urbain. Elles permettent ainsi, avec l'iconographie, de s'affranchir d'espacesmuséaux limités.

La muséographieL'architecture existante du musée a en effet fourni aux scénographes un cadre contraint. Originellement destiné à servirde parking souterrain pour le Centre directionnel souhaité par le maire Gaston Defferre, les espaces dévolus au muséesont le plus souvent bas de plafond. Le bâtiment du Centre Bourse dans lequel est inclus le musée est, de plus, fondédans une zone au sol meuble qui a nécessité d'ériger de gros piliers bétonnés de 1 m de diamètre et régulièrementespacés pour obtenir une assise stable.A ces contraintes s'est ajoutée celle de l'épave de la Bourse, qui avait été rentrée dans le musée par les faces vitrées etqui, coincée par ces piliers, ne pouvait plus en sortir, ni même y changer de place.Les scénographes ont alors décidé de valoriser toutes ces contraintes et ont combiné l'intérieur et l'extérieur du bâtimentpour reconstituer les grandes lignes architecturales d'un environnement portuaire. Délimitant des espaces oblongstournés vers le site archéologique au centre duquel, rappelons-le, se trouve la corne du port, les piliers de fondation ontdessiné, pour les six épaves du musée, des loges à navires à la manière des arsenaux anciens. Ces épaves ont étéinstallées de cette manière tournées vers le port, et des objets maritimes archéologiques ont été ainsi associés à desinfrastructures portuaires archéologiques. Les épaves sont, en outre, entourées ici et là de mobiliers muséographiquesrappelant les ballots et caisses que l'on pouvait voir sur des quais avant l'apparition des conteneurs.Les murs de séparation entre les « loges » sont, eux, devenus transparents en y aménageant des vitrines aussi larges queles piliers de fondation pour pouvoir les intégrer à celles-ci. Ces grandes vitrines parallèles mais aux longueursdifférentes rappelaient aussi, selon Adeline Rispal, « les proues des navires alignés » dans un port.

Les outils de médiationOutre évidemment les collections, le musée a eu recours à un certains nombres d'outils de médiation allant du plusclassique au plus moderne.Ainsi, les ballots servent de support à une production cartographique importante (de l'ordre de 80 unités) au sein delaquelle la mer apparaît systématiquement et oblige à prendre en considération le fait maritime et portuaire. Si uncertain nombre de cartes servent à localiser des objets ou des gisements archéologiques dont il est question dans lesvitrines, une quarantaine de cartes beaucoup plus travaillées constituent le corpus d'un véritable et inédit atlas historiquemarseillais.D'autres aménagements de ballots, les « Escales de l'Histoire », servent de support à des expérimentations afin detoucher concrètement certains de ces aspects. Il est ainsi possible de manipuler des dispositifs expliquant les différentssystèmes de construction navale dans l'Antiquité ou encore possible, pour les non-voyants, de percevoir la réalité du sitearchéologique ou celle des arsenaux de Louis XIV grâce à des maquettes tactiles.Enfin, la grande originalité du musée d'Histoire réside aussi dans la place importante qui est donnée au multimédiagrâce à un mécénat de la Société des Eaux de Marseille. Une centaine de points de diffusion multimédia se répartit dansles espaces muséaux, s'impose parfois aux visiteurs comme ces grandes vidéoprojections d'images sous-marines ou cesreconstitutions 3D des paysages marseillais anciens.D'autres dispositifs plus discrets permettent d'évoquer des réalités anciennes peu ou prou attestées matériellement parl'archéologie comme le commerce maritime médiéval qui a été redynamisé par les Croisades. Certains dispositifs sontinteractifs. Il est ainsi possible de percevoir une épave sous l'angle de son étude depuis sa découverte jusqu'à sa

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reconstruction en passant par l'ethnoarchéologie (Jules-Verne 9) (Fig.3) ou sous l'angle de sa conservation depuis sadécouverte jusqu'à sa mise en musée (épave de la Bourse).Le multimédia vient également donner la possibilité de parler de ce qui ne peut pas être présenté matériellement dans unmusée. Il est possible de mettre dans un musée les vestiges longs de quelques mètres d'un bateau antique, il est plusdélicat d'y introduire un pétrolier actuel à l'échelle 1. Grâce aux images d'archives ou aux photographies diffusées surles écrans, il est possible pour les visiteurs actuels de visualiser de tels navires et leurs fonctionnement, de voir commentils ont été perçus par les Marseillais et les Provençaux, de les voir évoluer dans des darses éloignées d'une centaine dekilomètres du centre-ville et du musée.Grâce à l'audiovisuel et à ses archives, l'humain revient au centre de l'histoire alors même que les principaux espacesportuaires sont fermés au public. La parole peut être donnée aux dockers, aux réparateurs navals, aux techniciens, auxpilotes de port, à ceux qui ont vécu la mutation générée par les conteneurs. Des pistes sonores précisément localiséesdonnent aussi à entendre dans le musée les différentes langues qui ont été un jour parlées à Marseille, depuis le grec etle gaulois jusqu'au français d'aujourd'hui en passant par le latin, l'italien, le provençal, le français. Cette médiationdonne ainsi de la chair à un peuplement de 2600 ans dont la diversité est grandement liée à sa nature de ville portuaire.Enfin, par le biais d'une application mobile pionnière faisant appel à la réalité augmentée et à la géolocalisation, lemusée d'histoire immerge ses visiteurs et les promeneurs urbains dans des paysages anciens où le port tient une placeprépondérante. Il est possible par exemple de se promener dans le site archéologique du musée en visualisant le paysagedu IVe s. av. J.-C. quand aucun quai ne vient encore matérialiser le rivage juste devant la porte de la ville. Du mêmeendroit, il suffit de cliquer sur une époque différente pour voir le paysage depuis le même point de vue mais à l'époqueromaine avec un quai appareillé, des entrepôts, un bassin d'avitaillement et le navire de la Bourse avant qu'il ne soitabandonné (Fig.4). Ailleurs le long de la Voie Historique qui, du musée d'histoire au fort Saint-Jean, file parallèlement àla rive nord de la calanque, il est possible de se retrouver dans le quartier portuaire antique du musée des Docks romainsou en 1944 dans les quartiers détruits avec, dominant l'entrée du port, le pont transbordeur juste avant qu'il ne soitdétruit.Ces collections et leur présentation poussent donc citoyens et visiteurs à s'interroger sur le destin de ce port, sur sonévolution continue, sur son avenir, sur ce qui fait sens et sur ce qui doit être conservé et patrimonialisé. C'est parce quedes connaisseurs de ce patrimoine ont été sensibilisés au rôle du musée que l'attention a été portée par exemple sur laréparation navale, au patrimoine des peseurs-jurés ou à Fon-Fon II. Le musée est donc intimement lié à la recherche. Dela même manière qu'il est associé, depuis sa création, aux fouilles archéologiques qui se déroulent sur le territoire de laville en tant que dernier maillon de la mise à disposition de cette connaissance au public, le musée doit s'associer auxréflexions sur l'histoire contemporaine pour conserver et présenter au public le patrimoine qui fait sens mais quidisparaît chaque jour un peu plus. C'est en s'ouvrant sur la ville d'aujourd'hui et sur sa facette portuaire, c'est en suscitantou en accompagnant les enquêtes auprès des acteurs de cet univers que le musée de Marseille sera en mesure depercevoir l'intérêt patrimonial que quelques jours ou quelques années auront suffi à donner à certaines réalités.

Références bibliographiques

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« Les espaces portuaires : le Grand Port de Marseille » Un cas exemplaire ?

Jean Domenichino, Historien, chercheur à l ’UMR Telemme

Les espaces portuaires ou « des quais et des hommes » pour parodier le titre du roman de John Steinbeck….Un ensemble aux multiples problématiques qu’il serait vain de traiter dans son exhaustivité, compte-tenu du tempsimparti pour cette intervention. Aussi, nous nous en tiendrons à énoncer quelques pistes destinées à nourrir lesréflexions de ces journées d’études.D’abord, il faut noter que les espaces portuaires voient l’intervention d’une série de professions aux savoir-fairedifférenciés, s’inscrivant dans des procès de travail autonomes, ayant peu ou prou d’interdépendance, mais quis’organisent de manière logique pour former les différents maillons de la chaîne portuaire.En simplifiant, à la base, outre les services généraux qui agissent transversalement – gestion du port, sécurité,gendarmerie et police, douane… — les spécialités qui prennent en charge le navire. En tout premier lieu, le service de lacapitainerie avec ses tours de vigies – l’une à Marseille, l’autre à Port de Bouc – dont la fonction est de réguler le balletdes navires entrant ou sortant des bassins, mais qui ne trouve toute son efficacité qu’en s’appuyant sur les troisprofessions qui servent successivement le navire en train de quitter l’immensité des mers pour l’espace réduit et confinédu port, perçu généralement comme source de danger par son capitaine et son équipage. Les trois secteurs en questionqui agissent de manière autonome tout en étant interdépendants les uns des autres sont celui du pilotage, du remorquageet du lamanage.

Photo 1 : Pilote montant à bord par l’échelle de coupée, juillet 2006 Le pilote de port est un officier de marine, connaissant parfaitement les fonds marins portuaires, et qui prend peu ouprou en charge le bateau pour l’accostage et l’amarrage, sans pour autant « démonter le commandant » pour reprendrel’expression consacrée, ce dernier restant in fine maître à bord.A la passerelle du bateau, le pilote est dans une situation privilégiée pour donner des ordres aux remorqueurs qui ont étédemandés par le commandant de bord ou par lui-même lorsqu’il a jugé que la sécurité de la manœuvre nécessitaitl’intervention du remorquage qui n’est nullement obligatoire pour les compagnies.

Photo 2 : Remorquage du Jules Verne, juin 2013Attentif aux remorqueurs, le pilote l’est aussi aux lamaneurs. Ceux-ci, titulaires du brevet de capitaine 200, sont chargésdes opérations d’amarrage et de largage des navires qui font escale dans le port. Lors des manœuvres, les dangers sonttrès présents, surtout à Fos où le travail est plus « maritime » qu’à Marseille qui est un port abrité subissant moins lemauvais temps.

Photo 3 : Les lamaneurs à l’amarrage, Fos, juillet 2009Il leur faut alors veiller à ne pas tomber à la mer, à ne pas se faire écraser entre le bateau et le quai, à éviter les amarresqui peuvent casser ou les ancres en train d’être larguées. Ajoutons que le lamanage assure à Marseille le service de radequi ravitaille les navires au mouillage, et ce dans les domaines comme la fourniture d’un complément d’équipage, lavisite professionnelle portuaire, etc.Si les remorqueurs sont des salariés d’une compagnie maritime – ici la société Boluda qui arme six bateaux dans lesbassins ouest, deux dans les bassins est et deux en réserve –, il n’en n’est pas de même des pilotes et des lamaneurs. Ceux-ci sont des entrepreneurs indépendants organisés pour les pilotes au nombre de 50 en syndicat ou pour leslamaneurs en coopérative, ce qui assure à chacun des membres une égalité parfaite à tous les niveaux, au niveau desprises de décision, des responsabilités, des salaires, mais ce qui contribue aussi à faire de ces métiers des métiers fermésdont le recrutement est basé essentiellement sur la règle de la cooptation, en fait un système qui apparaît aux yeux denombreux professionnels du port comme le modèle idéal à atteindre…

Le deuxième groupe de professions et de savoir-faire concerne tout ce qui tourne autour des frets. Au-delà destransitaires-mandataires ou transitaires-commissionnaires chargés par l’expéditeur ou le destinataire de la marchandised’assurer les liaisons entre les différents transporteurs et de régler toutes les opérations administratives, financières oujuridiques qui se présentent, interviennent tous ceux qui sont chargés de la stricte manutention des marchandises desbateaux aux quais ou inversement bien sûr. A Marseille, il faut distinguer deux types de personnels. D’abord ceux qui sont directement employés par les autorités portuaires et qui ont le monopole du fonctionnement desgrues de quai et de la manutention de la totalité des hydrocarbures. Ensuite ceux qui sont salariés des entreprisesd’acconage : les hommes des docks, les dockers qui prennent en charge les autres opérations. J’ai dit « il faut distinguerces deux types de personnel ». J’aurais dû dire « il fallait ».En effet, suite à la loi de 2008 portant sur la réforme portuaire et surtout à l’accord tripartite signé le 30 octobre 2008, letransfert des personnels grutiers vers les entreprises d’acconage a été validé. Certes, ce transfert n’est pas une

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obligation, les grutiers pouvant choisir de rester salariés des grands ports maritimes, mais c’est le début de l’évolutiondes situations et des statuts des personnels grutiers portuaires qui se précise. Par exemple, la signature en avril 2001 dela convention collective unifiée Ports et Manutention ouvre la possibilité aux ouvriers dockers d’être formés pourmanœuvrer les grues de quais, ce qui constitue un pas de plus dans l’affirmation d’une polyvalence accrue des salariésœuvrant sur les ports. Ces évolutions témoignent en fait que les espaces portuaires ne sont pas des espaces figés. Ils ont été et sont encontinuelle mutation que ce soit au niveau des sites, des installations, des matériels et techniques de manutentions, voiredes conditions et statuts des personnels. Et Marseille est un exemple presque caricatural à ces niveaux.La rupture fondamentale intervient ici avec la loi du 5 août 1844 qui acte le projet de l’ingénieur De Montluisant pour laconstruction du nouveau port, un port conquis sur la mer et protégé par la Digue du Large. C’est le début de la conquêtede l’espace compris entre ce qui deviendra le « Vieux-Port » et l’Estaque, en fait la totalité de la partie nord de la rademarseillaise. Quelques dates clefs sont à retenir : 1853, avec l’achèvement du bassin de la Joliette ; 1864, avecl’ouverture à la navigation des bassins des Docks, du Lazaret et d’Arenc ; 1911 avec l’arrêté ministériel qui autorise laconstruction du bassin Mirabeau. Mais l’horizon du port ne se borne pas à Marseille….En 1917, l’outillage public du quai de la Lèque de Port-de-Bouc est accordé à la Chambre de Commerce de Marseille.En 1919 est entrepris l’aménagement du canal de Caronte et, trente ans plus tard, débute la construction du bassinpétrolier de Lavéra…

Photo 4 : Le port pétrolier de Lavera en 1959Enfin, en 1965 commencent les travaux de la première tranche de la zone industrialo-portuaire de Fos.

Photo 5 : Fos-sur-Mer, construction du quai minéralier, 1967C’est une zone qui est encore en continuelle extension. En témoigne la mise en œuvre de Fos 2XL, de Fos Distriport quiont permis au trafic de conteneurs de progresser de 16% l’an dernier (2013) avec un total de 827.346 Equivalents VingtPieds.

Photo 6 : Terminal conteneurs de Fos, darse 1, 2003Ainsi, en l’espace d’un peu plus d’un siècle, le port de Marseille a patiemment construit son espace. Or, cette « balade »des quais ne se résume pas à une extension mécanique pure et simple de l’espace portuaire, avec des quais se répétant àl’identique. Au contraire…. L’option choisie en 1853 vise à adapter le port de Marseille à l’ère industrielle. On en termine alors avec la vocationdominante du port qui était de servir avant tout les intérêts du négoce, un négoce qui demandait à l’espace portuaired’être un lieu de transbordement des marchandises, mais aussi et surtout une aire de stockage, un « grenier » permettantde les retenir pour les redistribuer ensuite, en fonction des variations de leurs cours et de l’état du marché. Laconception choisie en 1853 modifie en profondeur la fonction du port. Celui-ci n’est plus une fin en soi, mais il devientun maillon de la chaîne économique chargé de traiter les marchandises le plus rapidement possible au moindre coût etde les redistribuer à ceux qui les vendent ou les transforment. Et ce n’est pas un hasard si c’est Paulin Talabot, l’homme du chemin de fer et du PLM qui est chargé par l’État de laconstruction des nouveaux quais et de leur gestion. Pour cela, il crée en 1859 la Compagnie des Docks et Entrepôts deMarseille dont la conception s’inspire très largement du modèle anglais, en particulier de celui du port de Liverpool.Les changements d’orientation sont d’importance et agissent à tous les niveaux. Ils modifient l’urbanisme portuaire,transforment les techniques de la manutention. Ils bouleversent le statut des hommes au travail… C’est le début d’unesérie de mutations qui perdure jusqu’à aujourd’hui… Un nouvel urbanisme portuaire se met en place. La nouvelle logique implique des bassins adaptés pour recevoir lesbateaux les plus performants, des quais assez larges pour permettre une circulation fluide des marchandises et leurtransbordement vers d’autres moyens de transport, le chemin de fer d’abord qui borde tous les quais, le transport routierensuite.

Photo 7 : Le port, espace de transit, hangar, quais, voies ferréesLes bâtiments s’adaptent. Aux premiers docks conçus pour réceptionner et stocker les marchandises en vue de leurdédouanement se substituent rapidement les hangars qui ne sont plus que des lieux de transit conçus pour faciliter auplus vite la redistribution des marchandises.

Photo 8 : Le hangar 19 ou comment « chasser » la marchandise au plus viteParallèlement, l’espace portuaire se referme sur lui-même : il devient un territoire spécifique, entièrement clos, coupé del’espace urbain à proprement dit. Il rejoint ainsi la caractéristique première de n’importe quel domaine usinier.L’osmose entre la ville et son port s’estompe. De ville-port, Marseille devient progressivement une ville portuaire desplus classiques. Concernant les hangars, à partir des années 1965/1970, ils perdent progressivement de leur utilité, mais il faut attendreles ultimes mutations des techniques de la manutention pour les voir disparaître du paysage portuaire contemporain.

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Photo 9 : Plate-forme intermodale de Mourepiane, vers 1990Des techniques en constantes mutations.Comme souvent dans ce domaine, les évolutions sont conçues en réponse à une demande sociale pressante, et, dansnotre cas, à une double demande. D’abord à celle des armateurs, qui, compte-tenu du prix de plus en plus élevé desbateaux, sont attentifs à la rapidité des opérations de transbordement, afin d’accélérer les rotations des navires. Ensuite,à celle des mandataires et des propriétaires des marchandises, qui ont intérêt à voir ces marchandises livrées le plusrapidement possible, pour accélérer cette fois-ci la rotation de leurs capitaux. Aussi, l’équipement des quais et lamécanisation des opérations deviennent-ils une nécessité. Dès 1887, apparaissent les grues de grande envergure montées sur des rails mobiles pour utiliser au mieux l’ensembledes quais.

Photo 10 : Grues de quaisEntre 1889 et 1892, l’électrification gagne les quais et les hangars… En 1928, vient le temps des aspirateurspneumatiques qui bouleversent la manutention des oléagineux et des céréales. Mais les grandes transformationsinterviennent massivement après la Deuxième guerre mondiale avec la généralisation des « fourmis », des tapis roulantsinclinés […]

Photo 11 : Déchargement de bananes par tapis roulant vers 1970[…] mais surtout des chariots-élévateurs, les « clarks », qui allègent très sensiblement la peine des hommes.

Photo 12 : Chariot élévateur en 1947A partir des années 1980, avec les conteneurs, ce sont les Straddle carrier, appelés communément les « cavaliers », cesgéants des temps modernes qui prennent possession des quais.

Photo 13 : Straddle carrier : le nouveau « cavalier « des quais Or, cette mécanisation n’a été possible qu’à deux conditions. D’une part, parce que le conditionnement desmarchandises s’est effectué de plus en plus en amont, avant leur chargement sur les navires, avec la technique de lapalettisation d’abord, celle du conteneur ensuite. D’autre part parce que les ingénieurs de la construction navale ont suadapter les navires à ces nouvelles technologies. Ainsi, ils ont multiplié les ouvertures de portes latérales dans les coques permettant de passer de la manutentionverticale à la manutention horizontale. Celle-ci devient de plus en plus conséquente jusqu’à la fin des années 1960, avecla construction des premiers navires rouliers, c’est-à-dire des navires munis d’une large porte arrière ou avant, s’ouvrantdirectement sur une cale transformée en vaste hangar. Avec eux, c’est le triomphe la manutention mécaniséehorizontale avec la technique dite du « roll-on/roll-off » ou « Ro /Ro » pour reprendre le langage international alorsusité.

Photo 14 : L’ère de Roll-on – Roll-off, les ro-roParallèlement, le galbe des coques est fortement atténué pour adapter les bateaux aux conteneurs et éviter ce que laCompagnie générale transatlantique déplore en 1967, à savoir que les navires sont de plus en plus chargés en volume etde moins en moins en lourd, c’est-à-dire qu’ils sont pleins avant d’être à leurs marques. C’est le triomphe des « bateaux boîte-à-chaussures » rendu possible avec les performances de plus en plus conséquentes des machineries Ainsi, les nouvelles fonctions assignées au port n’ont pas été sans effet : elles ont agi sur l’urbanisme portuaire etl’agencement des quais ; elles ont contribué à modifier les techniques de manutention ; elles ont poussé les architectesde la construction navale à concevoir de nouveaux bâtiments. Mais c’est au niveau du statut des hommes et des relations de travail que les changements sont les plus fondamentaux,en particulier au niveau des dockers qui constituent un des rouages essentiels de l’activité d’un port, car, malgré lesévolutions technologiques, la main d’œuvre est restée et reste encore l’élément « clef », central, des opérations demanutention. Cela s’explique car celles-ci s’accommodent difficilement d’une totale organisation scientifique du travailet d’une mécanisation exhaustive des opérations. Aussi, l’automatisation absolue des procès de travail est-elle demeuréeet demeure pour l’heure du domaine de l’utopie. La main d’œuvre dispose encore d’une réelle liberté dans la gestion etla conduite des tâches. Il lui est par exemple relativement facile de peser sur les temps de transbordement desmarchandises sans que cela apparaisse comme volontaire, pensé et concerté. Cette situation est d’autant plus crucialeque, dans un tel secteur, les enjeux financiers sont énormes et concernent l’ensemble des professionnels de la filièreportuaire.Pour atténuer les effets de cette réalité, les partenaires sociaux, tout en défendant chacun leurs propres intérêts, se sontpersuadés que la fermeture du métier « docker » était, in fine, la condition essentielle pour l’avènement d’une bonnemanutention, à savoir celle qui allie rapidité, fiabilité, respect des marchandises, et sauvegarde des intérêts del’ensemble de la filière portuaire. Les dockers sont ainsi passés d’un métier ouvert à un métier fermé au terme d’un processus qui a duré près d’un siècleet qui a emprunté des voies diverses avec des processus ayant chacun leur autonomie mais qui ont agi souvent en

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interdépendance bien marquée.

La première voie : la voie du syndicalismeC’est la plus ancienne et la plus constante, qui commence en 1876, avec l’implantation à Marseille de la « Chambresyndicale des ports et docks ». En effet, au-delà des revendications portant sur les salaires et les conditions de travail, lesyndicalisme docker se fixe pour objectif de limiter l’accès au métier -pour limiter la concurrence entre les salariés -tout en cherchant à imposer des règles qui favorisent l’égalité entre les dockers dans les processus d’embauche. Lesinterventions dans ce domaine sont nombreuses et variées. Ainsi, en 1879, le syndicat demande que l’embauche soitrefusée aux jeunes gens de moins de 18 ans. En 1900, il lance une pétition pour limiter l’emploi des étrangers, enparticulier des Italiens qu’il accuse d’accepter des salaires au rabais et de jouer “ les jaunes ” lors des conflits. Dès 1902,il exige que l’emploi soit réservé à ses seuls adhérents. Cette demande reste vaine même si, à Port-Saint-Louis duRhône, les jetons d’embauche des années 1920 portent symboliquement le sigle de la CGT. Par contre, lorsque le syndicat s’approprie les évolutions techniques, il parvient à peser sur la composition des équipesen faisant apparaître des spécialités indispensables au bon fonctionnement de l’ensemble. Par exemple, l’introduction etla généralisation des appareils de levage, comme les grues automobiles mais surtout les chariots-élévateurs, entraînel’apparition de nouveaux dockers spécialisés - les “conducteurs d’engins” - embauchés sur des postes spécifiques quileur sont réservés. Ainsi, la mécanisation contribue à l’effacement du docker polyvalent, interchangeable, au profit d’undocker aux compétences singulières dont l’emploi devient plus régulier, ce qui réduit d’autant plus la concurrence àl’embauche. La voie syndicale s’appuie aussi sur la spécificité de certains frets qui exigent des savoir-faire bien particuliers. C’est lecas par exemple des « primeurs « dont la manutention est très vite réservée à certains dockers - les primeuristes -, cequi, là aussi, diminue d’autant la concurrence entre les personnels.

La deuxième voie : la voie patronaleElle peut surprendre car les employeurs sont alors en pleine contradiction avec l’adage « des quais libres pour deshommes libres » que les acconiers avaient forgé pour s’opposer aux prétentions du syndicat docker. Cependant, oncomprend mieux cette apparente contradiction lorsque l’on sait que les fermetures du métier d’origine patronaleinterviennent souvent après des conflits très durs comme ceux des années 1920 ou ceux de 1950, liés à la lutte contre laguerre d’Indochine. A ce moment-là, les acconiers réussissent à écarter les dockers les plus combatifs. Par exemple, en 1951-1952, ce sontprès de 800 dockers qui se voient retirer leur carte d’embauche. Néanmoins, les processus de fermeture d’originepatronale ne se nourrissent pas exclusivement des tensions sociales. Dès l’origine, les employeurs cherchent à fidéliserune partie de la main d’œuvre. Ils ont en effet besoin de disposer en permanence d’hommes de confiance bien immergésdans le milieu, susceptibles de recruter les équipes les plus “ performantes ”, mais aussi capables de les encadrer. C’estpourquoi ils salarient leurs contremaîtres et certains chefs d’équipe qui deviennent ainsi les premiers dockers « professionnels ».Certaines entreprises, comme Savon Frères, Fraissinet ou les Docks et Entrepôts, vont plus loin en s’attachant une partiede la main d’œuvre qu’elles emploient habituellement, afin de n’être pas prises de court et de pouvoir répondre à toutesles demandes des armateurs. Ainsi, dès l’origine, le “ milieu docker ” est plus hétérogène qu’on pourrait le supposer.Dès 1881, on distingue sur les quais trois catégories d’ouvriers - dockers. D’abord ceux que l’on appelle les “ abonnés ” : ils sont attachés à un acconier et sont sûrs d‘être embauchés lorsqu’il ya des frets à traiter. Travaillant presque tous les jours, ils constituent le noyau dur de la profession.Ensuite, les “ auxiliaires ” qui complètent en priorité les équipes des “ abonnés ” qu’ils aspirent rejoindre un jour. Ilsconstituent le vivier stable dans lequel les chefs d’équipe viennent puiser. Enfin, en bas de l’échelle, les “ nomades ”,ceux qui ne travaillent sur les quais qu’à titre exceptionnel, seulement lorsqu’il y a la « fogue », c’est-à-dire une sommede travail qui sort de l’ordinaire.Malgré tout, cette catégorisation est insuffisante pour ralentir le nombre des candidats au métier. Les hommes sepressent toujours aussi nombreux place de la Joliette. Cet afflux est la conséquence des flux migratoires qui serenforcent à partir des années 1890 car, pour ceux qui arrivent, en grande majorité des Italiens, le port est souvent lepremier et le seul espoir de travail offert, si bien qu’il faudra une troisième voie pour que la profession se ferme avecplus d’efficacité.

La voie étatiqueElle aboutit à l'apparition d’un véritable statut du docker. Elle se nourrit d’abord de l’évolution générale de la législationdu travail qui se renforce continuellement à partir de la fin des années 1860. Un pas important est franchi en 1928, avecla signature, dans le cadre de la loi de 1919 instituant les conventions collectives, d’un texte signé entre les acconiers etle syndicat docker qui décrit de manière détaillée les différentes situations de travail, donne un tableau des qualificationset classifications entre lesquelles se répartit la main d’œuvre. Ce texte sera amendé et complété par la convention collective du 13 juin 1936 qui régule l’ensemble de la manutention.Pour chaque fret, elle arrête le nombre d’hommes par équipe, précise les spécialités requises pour effectuer telle ou telle

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tâche, fixe le maximum des charges à transporter. Pour des raisons de sécurité, elle oblige les entrepreneurs àembaucher les dockers en place de plus de dix-huit mois, ce qui aboutit à une reconnaissance implicite de leurprofessionnalisation. En outre, elle reconnaît le pouvoir des délégués de chantier qui reçoivent la tâche de veiller àl’application et au respect du contrat de travail. La voie étatique se nourrit ensuite des circonstances exceptionnelles quesont la Deuxième guerre mondiale, l’État français, la Libération. Dès le 9 mars 1939, un décret pris par le ministre des Travaux publics exige la présentation d’une carte d’identité duport pour pouvoir travailler sur les quais. Ce décret, à priori anodin, est lourd de conséquences. En n’accordant la « carte » qu’aux dockers employés avant 1937, il contribue à réduire la main d’œuvre existante et à la stabiliser. Au-delà, l’attribution de cette « carte » est vécue par le docker comme la reconnaissance « officielle » du métier. « Avoir lacarte » signifie maintenant que l’on est un docker à part entière, puisque celui qui ne l’a pas ne peut plus prétendre àl’embauche. C’est la première mesure officielle de « fermeture » de la profession. Le gouvernement de Vichy poursuitdans ce sens avec un décret-loi organisant la profession signé le 28 juin 1941. C’est le premier « statut » - le mot n’estjamais mentionné - du docker qui organise la profession jusqu’en 1992. Ses dispositions font du métier un métiertotalement fermé. Il ne peut être exercé que par « des ouvriers dockers titulaires d’une carte professionnelle » quiobtiennent le monopole » de toutes les opérations de chargement et déchargement des navires aux postes publics desports maritimes de commerce ». C’est donc la fin de l’ère libérale ouverte dans les années 1880. Certes, tout le monden’est pas logé à la même enseigne, puisque la loi distingue deux catégories de salariés : les professionnels et lesoccasionnels, mais tous ont une carte de docker, même si les professionnels sont privilégiés. Les professionnels, ceux qui sont titulaires de la carte rouge, obtiennent « une priorité absolue d’embauche », mais enéchange, ils sont tenus de se présenter régulièrement pour participer à cette embauche et ne peuvent refuser le travailproposé, sous peine de se voir retirer leur carte. Avec la création de cette catégorie, c’est la fin du « docker épisodique »qui pouvait exercer une double profession. Disparaît aussi en principe - la réalité sera tout autre - le « libre choix », quiaboutissait à systématiquement réserver la manutention des marchandises salissantes, comme le charbon, ounauséabondes, comme les peaux ou le coprah, aux étrangers ou aux nouveaux embauchés. Parallèlement, le métierdevient un métier « contrôlé ». A cette fin est créé dans chaque port un Bureau Central de la Main d’œuvre (B.C.M.O),en fait un organisme paritaire composé de trois représentants patronaux et de trois délégués des personnels et présidépar le directeur du port. Pensé comme un lieu d’arbitrage entre les intérêts des ouvriers et ceux des entrepreneurs, sesattributions légalisent des usages anciens qui n’étaient pas toujours codifiés, tout en modifiant profondément lespratiques de la manutention. Ainsi, le B.C.M.O. se trouve chargé de la classification des dockers ; il doit recenser les besoins journaliers desacconiers et assurer la bonne marche des opérations d’embauche afin que nulle partie ne soit lésée ; il a la responsabilitéde l’attribution ou du retrait des cartes professionnelles ; il peut donner son avis sur tout ce qui concerne l’organisationdu travail sur le port. En définitive, il a la gestion de tout ce qui a trait à la manutention effectuée par les dockers, saufpar ceux qui sont salariés directement par les acconiers et qui échappent à ses attributions. L’ensemble de ces dispositions satisfait tout le monde et la période de la Libération ne transforme pasfondamentalement les choses. Le « statut » de 1947 innove cependant en instituant une « indemnité de garantie » pourles dockers professionnels qui n’ont pas été pris à l’embauche alors qu’ils étaient présents. En fait, ce statut en terminedéfinitivement avec la précarité du métier. Même s’il ne travaille pas, et à condition d’avoir respecté les dispositionsréglementaires, le docker professionnel titulaire de la carte « G », de couleur rouge - on la surnommera aussi très vite « carte rouge » - est sûr de percevoir un salaire, même s’il ne trouve pas à s’embaucher. Certes, le docker reste bien untravailleur intermittent, mais ce n’est plus un travailleur précaire, même s’il subsiste encore les occasionnels que l’onembauche à la demande, et qui ne perçoivent aucune indemnité en cas de non-travail. Mais ces personnels sontparfaitement identifiés, recensés. L’ensemble du métier est bien devenu un métier de professionnels, un métier qui n’estplus ouvert au premier venu. Les processus engagés dès les années 1850 se trouvent accélérés après les années 1970. Lamécanisation des opérations de manutention suite à la généralisation continue du conteneur rend le besoin en maind’œuvre moins important : les quais sont de moins en moins peuplés et c’est l’avènement progressif du « port sanshommes ». La fermeture du métier se renforce, d’autant plus que les avantages matériels acquis par les dockers sontdevenus conséquents après 1968. Le métier n’est plus un métier de paria. Les dockers sont parmi les salariés les mieuxpayés du département. Signe des temps : le métier se ferme presque totalement à qui n’a pas d’attaches familiales ouquelquefois autres - politiques ou syndicales - avec le secteur… Obtenir une « carte « n’est plus à la portée de tout lemonde. Les cartes se transmettent alors le plus souvent de père en fils, de beau-père à gendre, voire d’oncle à neveu…Les dockers renouent avec les anciennes pratiques des portefaix… Ce phénomène s’accentue avec la crise économique des années 1975 qui raréfie les trafics, engendre un chômagemassif qui touche tous les secteurs d’activité. La loi de 1992 qui fixe une fois pour toutes le nombre de dockers port parport parachève enfin les processus de fermeture du métier engagés dès les années 1880.

Repères bibliographiquesNous n’avons retenu que les ouvrages publiés se rapportant directement à notre intervention.BERTRAND Régis, Le Vieux Port de Marseille, Marseille, Jeanne Laffitte, 1998. BONILLO Jean-Louis et alii, Marseille, Ville et Port, Marseille, Parenthèses, 1992.

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Musées, archives, inventaire…, outils et méthodes

« Retour sur trente ans de pratiques dans les musées de la Marine. Des musées à la gloirede la Marine Française aux musées à forte identité territoriale »

Cristina Baron, Conservateur du musée de la Marine de Toulon

« Trente ans de pratiques dans les musées de la Marine » qui est le titre de mon intervention m’amène à vous présenterle résultat de presque trente années d’observation non seulement comme actrice au sein du Musée de la Marine, maisme pousse aussi à porter un regard sur les musées en général afin de restituer la place de ce musée au sein même dupaysage culturel. Au final, choisir de vous parler de pratiques m’amène à faire un constat sur l’évidente distorsion qu’ilpeut y avoir entre un postulat de départ, une théorie, une volonté de l’appliquer et la ou les réalités. Même si je n’ai paspassé toute ma carrière au Musée national de la Marine, j’ai effectivement maintenant quelques années de pratique quime donnent la position d’observatrice privilégiée.Si l’on fait un retour en arrière, on constate que de profondes mutations ont affecté le paysage muséal depuis les années1980, avec une embellie ces trente dernières années. En trente ans on a vu exploser le nombre des musées. Pourbeaucoup d’entre eux, leurs missions ont été réaménagées, leurs locaux rénovés ou créés et on a assisté à uneprofessionnalisation de plus en plus pointue du personnel avec l’émergence de nouveaux métiers comme les régisseursdes œuvres, les webmestres, les médiateurs, les chargés de développement, etc. Il me semble que le musée est l’un desétablissements culturels qui a connu les plus grandes mutations ces trente dernières années. Ces mutations ont abouti àune loi, celle du 4 janvier 2002 qui définit de façon précise le statut et le rôle d’un musée et on peut s’étonnerqu’effectivement, avant cette loi rien ne définissait vraiment ce qu’était un musée ni ses pratiques. Parmi les 1218musées de France, 82% relèvent des collectivités territoriales ou de leur regroupement, 13% de personnes morales dedroit privé et 5% de l’État. Si j’en parle ici, c’est parce que le Musée de la Marine est un musée d’État et a surtout laparticularité d’être sous la tutelle du ministère de la Défense, alors que la majorité des musées sont sous la tutelle duministère de la Culture. Alors même si nos pratiques, au sein de nos propres établissements, n’ont eu de cesse de s’agréger par divers moyenscomme des accords entre les deux ministères ou des lois communes, nous conservons malgré tout quelquesparticularismes et nous sommes face à des acteurs n’ayant pas les mêmes priorités ni les mêmes enjeux. Cela dit, cettediversité est le fruit de l’histoire et nous a donné une sédimentation historique, formée dès la Révolution française. Je nevais pas refaire toute l’histoire des musées mais ces derniers sont gérés à l’origine par des artistes pour les musées desBeaux-arts, des scientifiques pour les muséums, des ingénieurs ou des amiraux pour les musées de la Marine qui ontpeu ou prou peu évolué pendant plus de 150 ans. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale des velléités dechangement et de réforme du monde des musées ont vu le jour, mais la modestie des moyens mis en œuvre n’a pasdonné de résultat probant. Heureusement le monde des musées est l’un des secteurs culturels où la formation et lesexpériences circulent le mieux. La preuve, ces rencontres aujourd’hui où nous présentons et croisons nos expériences.Depuis une trentaine d’années, on assiste à une prise de conscience des élus, des acteurs territoriaux, de la dimensionéducative, sociale, économique et touristique de ces structures et cette mue profonde touche tous les musées, en tout castous les musées d’Europe et des pays occidentaux. Alors qu’en est-il du Musée de la Marine dans ce paysage ? Comme musée d’État, le Musée de la Marine a une histoiresingulière qui explique aujourd’hui ce lien qu’il entretient non seulement avec son public mais également avec sesdécideurs. Le Musée de la Marine est l’un des rares musées de France sous tutelle du ministère de la Défense avec deuxautres grands musées : le Musée de l’Armée et le Musée de l’air et de l’espace. Sa collection est d’une richesseincroyable, c’est l’une des plus anciennes au monde issue des technostructures puissantes et ce dès le XVII e siècle àl’époque où s’organise une Marine d’État. Cet héritage est l’un des atouts majeur du musée mais possède un pouvoirsclérosant voire un peu inhibant. Comment valoriser cet héritage ? Quels choix doit-on faire ? Quels objets doit-on conserver ? Un arsenal c’est aussi uneinfrastructure, ce sont des bateaux de grandes dimensions… Alors l’histoire du musée… Tout commence avec Jean-Baptiste Colbert, alors secrétaire d’État de la Marine, quiprécise, je cite, « l’intention du roi est qu’il soit fait en chaque arsenal, des modèles en petit d’un vaisseau de chacun descinq rangs dans lesquels les mesures soient réduites au 1/12e et au 1/20e de toutes les proportions et mesures ». Tous lesintendants dans les arsenaux, les personnages centraux de l’administration royale, doivent mettre en place des ateliers etdes hommes pour satisfaire l’ambition centrale. Ces modèles qui à l’origine servent pour les mesures, les proportions etla construction navale vont devenir des chefs-d’œuvre des charpentiers. Ils vont orner les cabinets de curiosité, ancêtresde nos musées, ou trôner dans les salles dites de modèles dans les arsenaux. Ils vont devenir l’image de marque du

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Musée de la Marine. Le 27 décembre 1827, est ouvert, au Louvre, le Musée de la Marine, appelé Musée Dauphin en l’honneur du ducd’Angoulême, grand amiral de France et fils de Charles X. De nombreux objets ethnographiques rapportés des voyagesd’exploration viennent compléter la collection constituée de modèles, d’engins d’arsenaux provenant de la collection del’inspecteur général pour la marine Duhamel du Monceau. On trouve aussi des peintures comme la très célèbre série desports de France de Joseph Vernet. Peu de temps auparavant, en 1814, ouvrait dans l’arsenal de Toulon, le tout premierMusée de la Marine grâce à l’initiative d’un maître sculpteur Félix Brun, appuyé par un brillant polytechnicien,ingénieur et mathématicien, capitaine du génie maritime, Charles Dupin dont la trajectoire est passée heureusement unjour par Toulon. A Toulon, le noyau de la collection est constitué de maquettes, d’armes issues des salles d’armes etsurtout d’une collection unique de décors de navires qui aujourd’hui sont présentés et valorisés à Paris comme lesfameux panneaux sculptés de la grande Réale de France. Dans la foulée de celui de Toulon, le musée de Rochefortouvre ses portes en 1822, Brest en 1826. Ces musées offraient aux amateurs éclairés des objets techniques, des modèles,des maquettes, quelques peintures (…) sans discours précis si ce n’est celui de favoriser et de valoriser le savoir-faireindustriel et technique des arsenaux. Premier tournant de l’histoire, ces musées en tout cas dans les ports gérés par laMarine, sont souvent laissés à l’abandon et de façon récurrente les périodes de faste favorisent leur essor, les périodesun peu plus troublées notamment les guerres, font qu’ils sombrent dans l’oubli. C’est pour cela que le musée deRochefort, ouvre, ferme, réouvre, referme (…) en fonction des goûts et aptitudes des différents commandements. C’estégalement pour cela que le musée de Toulon, devenu trop encombrant pour la Marine, est transféré dans les locaux dumusée municipal pendant la Première Guerre mondiale. Il ne réintégrera la Marine qu’après la Seconde Guerremondiale. La Seconde Guerre mondiale qui verra les collections des musées parisiens également évacuées vers le château deChambord et de Serrant et réinstallées, à partir de février 1943, dans le nouveau palais de Chaillot place du Trocadéro.C’est là qu’une nouvelle page de l’histoire va s’écrire sous la direction du commandant Jacques Vichot, antigaulliste dela première heure, soucieux de valoriser l’image de la Marine française. Il présente la Marine durant les combats de laSeconde Guerre mondiale puis écrit son histoire en évitant tous les sujets qui fâchent, depuis Mers el-Kébir jusqu’ausabordage de la flotte de Toulon … Peu à peu ces musées vont s’enrichir d’autres types de collections et vont évoluer entransmettant une vision partielle de l’histoire, une histoire héritée des doctrines du XIXe siècle, centrée sur l’âge d’or dela Marine. Les salles se peuplent de portraits pour rendre hommage aux grands marins héroïques mais également auxgrands personnages de l’État. Mais ce directeur va mettre en chantier une politique expansionniste territoriale par lebiais de conventions passées avec différentes municipalités qui aboutira à la création de petits musées de la Marine, auCroisic, à Saint Martin de Ré, au Pouldu, à Bordeaux sur la côte atlantique mais aussi sur la Méditerranée, à Antibes, àSaint-Tropez, à la Seyne-sur-Mer et à Nice. C’est ainsi que voit le jour sur les côtes atlantiques et sur les côtesméditerranéennes un chapelet de musées de la Marine, dans lesquels le discours est quasiment uniformisé, il y en aurajusqu’à 13 au total. Dans ces musées on développe une histoire à la gloire de la Marine Française qui s’appuie toujourssur cet âge d’or. En décembre 1975, c’est important, certains musées sont rattachés officiellement au Musée de laMarine et font partie de son réseau, il s’agit de Toulon, de Brest, de Port-Louis et de Rochefort.Le premier avril 1980, François Bellec est nommé directeur du Musée de la Marine. C’est lui qui va tenter d’engager lemusée dans une modernisation en phase avec les profondes mutations que vivent les musées du monde entier. Il évacueun certain nombre de maquettes, d’objets sortis de leur contexte ou trop marqués Marine Nationale. Il inaugure lenouveau musée de la Marine de Toulon place Monsenergue, là où il se trouve actuellement. Il affirme également le rôledu musée comme conservatoire de la construction navale et de sa décoration, consacrant un espace majeur à ce sujet àParis. Il valorise le rôle du musée comme abri de spécimens rapportés d’Outre-mer par des missions d’exploration. Iloriente un discours autrefois hégémonique vers un discours en faveur du fait maritime français qui prend en compte lesterritoires économiques, les territoires sociaux, etc. Il se tourne naturellement vers toutes les marines, donc les marinesde pêche, de guerre, de plaisance, de commerce et la marine scientifique. Ses successeurs vont poursuivre cetteorientation et c’est à cette époque-là que j’arrive alors même que cette mutation est déjà entamée. Avec beaucoupd’ambition mais des moyens limités, le directeur renouvelle son personnel, en tout cas il accueille des personnelsscientifiques auprès des personnels de seconde carrière, comme des officiers de marine venant travailler au musée pourcompléter leur retraite. Mais ce musée reste une institution bien atypique, vous l’avez compris, toujours gérée par desmilitaires. Il faudra attendre 1998 pour voir débarquer au musée un conservateur du patrimoine qui représentera laCulture, ses institutions, ses pratiques et ses ambitions. Cette arrivée va coïncider avec un premier projet scientifique etculturel en 1998, suivi d’un second en 2008 qui va orienter les musées des ports, qui ne sont plus aujourd’hui que 5,vers des thématiques liées à leurs collections, leur histoire et leurs territoires. C’est dans cet esprit que le musée de Toulon a été rénové en partie affichant clairement un discours axé sur le rôlefondamental de la marine à Toulon, son implantation dans l’une des plus belles rades du monde et son développementjusqu’à devenir le premier port de guerre d’Europe. Brest suit à peu près le même discours dans la présentation de sonarsenal. Rochefort, dont l’arsenal a fermé, valorise les savoir-faire et - fait intéressant - il s’associe aux structuresenvironnantes comme le Centre International de la Mer et l’Hermione afin d’offrir un discours cohérent sur l’ensemblede cette histoire. 30 ans se sont écoulés, il a fallu réformer une vieille dame de presque 200 ans, intégrer de nouvelles missions, tenter d’y

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répondre avec un fonctionnement hérité de l’après-guerre. Avec cet héritage unique au monde et cette vocationclairement affichée d’être la vitrine et le conservatoire patrimonial de toutes les marines. Mais les contraintes spatialesn’autorisent pas toujours ce type d’aménagement et les réflexions en termes de réseaux et de partenariats avec d’autresinstitutions sont encore à développer, à créer et à inventer. Alors y sommes-nous arrivés ? Oui, en terme de constat, de volonté, de réflexion, d’ambition… Non, pas tout à faitencore concrètement. Pourquoi ? Parce que le paysage muséographique s’est profondément transformé ces dernièresannées et poursuit sa mue. Des acteurs nouveaux ont émergé et développé des projets culturels cohérents en renouantavec l’histoire locale et ces projets ont trouvé leurs publics. C’est le cas de l’Escal’Atlantic de Saint-Nazaire, du muséenaval de Saint-Tropez dont Gilbert Buti a parlé, du musée portuaire de Dunkerque, de la Cité de la Mer à Cherbourg,du musée de la pêche de Concarneau…Il s’agit de musées thématiques qui ont trouvé leur public sur leur territoire. Qui mieux que ces musées d’ailleurspeuvent contextualiser leurs collections en s’inscrivant dans cette histoire ? Ils s’intègrent dans la vie locale, ils créentde l’événementiel et deviennent des acteurs économiques pour la ville et pour le port. En attendant, il est clair quecertaines pratiques en usage dans nos musées ont évolué nous menant vers une meilleure connaissance de notreenvironnement et vers une nécessaire mutation engagée. Ces pratiques concernent évidemment les publics, laconservation, la collecte, la recherche et la gestion. Je ne développerai pas, mais le musée de la Marine a intégré lanécessité de raconter à son public une histoire avec des collections qui viendraient en appui et non l’inverse. De même aété engagée une politique d’étude des publics afin d’affiner et de répondre aux attentes et aux évolutions de ce public.Ce qu’ont fait magistralement certains musées européens comme Greenwich ou Amsterdam. Les musées des ports ontbénéficié, il y a 10 ans seulement, de personnel scientifique qui ont travaillé sur ce sujet et à ce renouveau. Alors à Toulon évidemment pour conclure, on a tenté de répondre à cette problématique en faisant le lien entre le passéet le présent, en conservant un fil rouge qui est le paysage sur lequel s’est construite et développée la Marine. Même sil’ancrage territorial pour les musées des ports semble une évidence, il s’est concrétisé depuis peu. Comme à l’origine,nos musées de ports sont des structures expérimentales. Enfin, on attire plus les publics uniquement grâce à la richessedes collections, je crois que je l’ai assez répété. Le musée de Toulon aujourd’hui est labellisé Qualité Tourisme, avecune nécessaire attention portée à l’accueil mais aussi au confort de visite. Nous gérons à Toulon depuis peu (2006) uneboutique, afin d’augmenter nos ressources propres, nous développons des partenariats avec des institutions publiquescomme le service historique de la défense, l’office de tourisme, les universités, les académies… ou privées comme lesbateliers, la Chambre de Commerce et d’Industrie…. Quand je suis arrivée à Toulon il y a onze ans, le musée accueillait environ 25 000 visiteurs/an sur deux sites dont laTour royale, aujourd’hui nous accueillons plus de 65 000 visiteurs par an avec un potentiel qui se développe, avec unnouveau partenaire aussi à venir je l’espère, la Ville de Toulon. Si Brest, Port-Louis, Rochefort ont largement misé sur leur identité locale et régionale, il ne reste plus que le muséeparisien qui travaille aux grands projets de portée nationale, soumis aux volontés politiques et aux réalités économiques.Mais ça c’est notre quotidien à nous tous !

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« Quel patrimoine et quelle mémoire collecter et transmettre dans le domaine dupatrimoine industriel dans le temps-même de sa disparit ion ? »

Myriame Morel-Deledalle, Conservateur du patrimoine, MUCEM

Ce n’est pas sans une certaine émotion que je suis ici sur ces sujets et dans les murs du musée d’Histoire de Marseille,mais c’est avec grand plaisir puisque je retrouve une grande famille, tous les amis, tous les collègues avec lesquels j’aitravaillé depuis trente ans ou presque. Je remercie surtout Jean-Louis Kérouanton, Ann Blanchet et Katia Baslé quim’ont sollicitée pour participer à cette journée et pour donner un point de vue historique. Je reviendrai sur les outils quinous ont permis de mettre en place ce musée à partir de 1983 et dont l’actuelle rénovation, recréation ou reformation,s’inscrit dans la pleine continuité de son histoire. Je crois que les acteurs d’aujourd’hui en sont tout à fait conscientsbien que tous les dispositifs muséographiques et scénographiques aient beaucoup évolué. La scénographie en particulierdonne une vision beaucoup plus claire du patrimoine exposé. Je voudrais aussi rajouter une petite touche émotionnelle car si on est tous là ensemble, c’est grâce à Odile Lisbonis,c'est elle qui a créé les liens entre les différents acteurs de ces journées. Ce ne sont pas nos premières actions ensembleni les dernières, mais elle est avec nous et c’est vraiment grâce à elle que ces rencontres ont été possibles, d’oùl'importance dans nos métiers des réseaux et des échanges interprofessionnels. Il est en effet primordial de travailleravec des acteurs très différents. Nous sommes ici dans un musée mais aussi dans un lieu de recherche, un lieu deréflexion, un lieu de médiation. C’est une chaîne opératoire extraordinaire depuis la fouille jusqu’au musée. On m’avait demandé au départ de parler du musée d’Histoire de 1981 à 2007 mais cela n’aurait pas été possible en 20minutes. J’ai donc choisi la focale du patrimoine industriel et du patrimoine naval parce que, comme Xavier Corré, jepense que Marseille est une ville, mais c’est avant tout un port. Durant toutes les périodes historiques, y comprisrécemment, l’évolution de son port entraîne le développement de l’activité économique de la ville, on le voit plusparticulièrement au XIXe siècle. Je ne vais pas vous montrer d’images car nous sommes entourés d’objets. Vous allezvisiter les collections ou vous les connaissez largement pour la plupart d’entre vous, donc je ne vais pas prétendre vousles présenter. Elles sont là pour témoigner de cette histoire et pour montrer, au sein d’une scénographie beaucoup plusuniforme que celle mise en place dans les années 80, le port et la ville de Marseille à travers les prismes de lanavigation, de la construction d’un port, de la ville et des métiers. Je vais revenir rapidement sur la genèse du musée d’Histoire de Marseille parce qu’elle a beaucoup de sens pour re-contextualiser les présentations et réflexions d’aujourd’hui. Évidemment, à trente ans de distance, les préoccupationssont différentes mais elles rejoignent des points que nous avons déjà entendus. Pourquoi à la fin des années 1970, lemaire de l’époque, Gaston Defferre, a-t-il souhaité la création au centre-ville de cet espace qui est aujourd’hui le centreBourse et qui s’appelait à l’époque le Centre Directionnel ? Ces travaux ont débouché sur les fouilles archéologiques dela Bourse dont les vestiges ont été préservés et classés au titre des monuments historiques. On est évidemment dans unepériode où toutes les villes de France vont recréer leur cœur de ville mais pourquoi à Marseille précisément ce muséeest-il voulu par Gaston Defferre ? Et bien pour une raison évoquée par Gilbert Buti tout à l’heure, c’est-à-dire laquestion identitaire. A cette époque-là, la fin des années 1970, le début des années 1980, on est dans une cité métisséemais avec un maire qui a une volonté politique d’uniformiser la ville, de l’unifier à l’aune du métissage. Pour lui c’estun atout formidable que de pouvoir montrer dans un espace muséographique et culturel, parce que le musée d’Histoireétait un mini centre culturel, que nous sommes dans une cité qui a accueilli des migrants venus de toutes les parties de laMéditerranée. Depuis les Phocéens venus de l’actuelle Turquie au VIe siècle avant JC, en passant par les immigrésItaliens au XIXe siècle, jusqu’aux Arméniens fuyant la guerre et bien d’autres évidemment. Une série de communautésaujourd’hui encore très fortes pour lesquelles Gaston Defferre souhaitait créer un lieu unique et commun, un lieu departage de cette dimension méditerranéenne, un espace auquel tout le monde pourrait s’identifier. La question del’identité a bien présidé la volonté de création du musée d’Histoire de Marseille. De plus, il y avait effectivement ladécouverte d’un site extraordinaire, le port antique de Marseille, l’unique port de la première cité grecque fondée danscette partie de la Méditerranée occidentale. Il y avait donc nécessité à présenter cette histoire dans le cadre d’unesituation assez extraordinaire, celle d’une commande politique du maire de Marseille : « Vous allez ouvrir un muséepour parler de cette identité du premier couple métissé, Gyptis et Prôtis pour qu’aujourd’hui les couples métissés auXX e siècle à Marseille ou en Méditerranée retrouvent cette continuité ». Nous avons donc eu un musée à ouvrir aveczéro collection et des délais très courts. Il y avait en effet des élections municipales en mars 1983 et la commandepolitique nous imposait d’ouvrir avant cette date. Je ne sais pas si aujourd’hui ce serait vraiment possible au vu desnombreuses obligations scientifiques. Désormais, les musées ont l’obligation d’écrire un projet scientifique et culturel,ce qui n’existait pas à l’époque et il faut tout de même posséder quelques objets de collections ou savoir où les trouverrapidement. Revenons en arrière juste pour dire l’importance de la constitution des collections et la raison pour laquelle nous avonsmis en place des méthodes pour ce faire. On en revient au sujet du port et de l’importance des fouilles archéologiques àMarseille, la constitution des collections étant d’abord passée par l’archéologie. Au départ nous avons essayé de

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récupérer des objets issus des fouilles anciennes de Marseille. Elles étaient conservées à l’époque dans les réserves duChâteau Borély, très peu montrées parce que pas assez emblématiques. Il s’agissait de témoins de la vie quotidienne, duport, de la vie navale, des institutions, des religions etc… Ces objets n’étaient pas considérés comme pouvant êtreprésentés dans un musée digne de ce nom. Il faut rappeler que les musées d’histoire ont eu beaucoup de mal jusqu’à trèsrécemment à avoir un droit de cité dans le paysage des musées de France. Si le musée était aussi un musée de site à cause de la découverte du site éponyme du port de Marseille et de sesremparts grecs, il est devenu très rapidement évident qu’il fallait en faire un musée de ville parce que le port et la villene faisaient qu’un. C’était en tout cas le concept de départ, le fait que la ville n’existe que par son port et que le portexiste avant tout. Nous avons donc sélectionné quelques objets archéologiques découverts à l’occasion des grands bouleversementsurbanistiques du XIXe siècle et conservés dans les réserves du Château Borély. Très vite, avec l’aide de nos collègues duservice archéologique régional qui fouillaient sur le chantier de la Bourse et ceux du DRASSM, nous avons choisi despièces permettant d’illustrer la thématique du port et de la navigation depuis le VIe siècle avant J.-C. Cela nous a permisd’ouvrir une première tranche du musée en 1983, présentant la période du VIe siècle avant J.-C. aux IIIe - IVe sièclesaprès. Ces objets étaient issus plutôt de la rade de Marseille mais aussi des lieux et des ports avec lesquels la ville étaiten lien dans son histoire ancienne. Je ne vais pas développer plus cette partie antique, si ce n’est pour parler desméthodes. En effet, Laurent Védrine et son équipe ont fait le choix de développer cette partie de manière magistraleavec la présentation de pièces qui n’étaient pas encore visibles pour toutes sortes de raisons liées à la restauration et à laconservation. Je pense qu’il faut parler de deux types de disparition du patrimoine. Le patrimoine antique, en particulier le patrimoinenaval antique, disparaît tout simplement parce qu’il est la plupart du temps constitué de matériaux organiques qui sedétruisent dès leur remise au jour. Cela a été le problème par exemple de la première épave, l’épave de la Bourse quenous avons malgré tout sortie du site archéologique pour la faire figurer dans la première partie du musée d’Histoire,cette présentation ayant nécessité des décisions très rapides de conservation. Elle fut la première épave en bois gorgéd’eau à être traitée par lyophilisation sous pression atmosphérique normale. Il faut également citer la mise en place trèsen amont d’un travail avec les archéologues, en particulier avec Patrice Pomey et Antoinette Hesnard, sur le site de laplace Jules Verne. Ce site, situé devant la mairie actuelle, gardait la trace d’une grande partie du port antique du VIe

siècle avant J.-C., jusqu’au IVe siècle. Les différentes étapes de la construction du port étaient visibles ainsi que lesdifférents types d’occupation comme les entrepôts à dolia conservés au musée des Docks romains. On a égalementretrouvé différents bateaux abandonnés durant l’Antiquité. Fort de l’expérience de la Bourse, nous avions mis en placeen amont une manière de travailler qui induisait que les objets découverts sur le site de la place Jules-Verne seraientintégrés au musée d’Histoire de Marseille, particulièrement les objets en bois gorgé d’eau conservés de manièresystématique. L’étude du matériel, sa publication, les relevés de toutes les épaves découvertes par l’équipe, leur conservationéventuelle, tout ce travail a duré une dizaine d’années à l’issue desquelles nous avons pu ouvrir une section au muséed’Histoire. Il aura donc fallu plus de 20 ans pour constituer des collections et les intégrer progressivement à l’expositionpermanente. Les collections issues de la découverte in situ dans les ports et dans les villes portuaires sont pleines desurprises contrairement aux collections de Beaux-Arts qui sont conservées depuis longtemps dans des réserves ou dansdes cabinets de curiosité. Il faut adapter son discours en permanence. Je voudrais maintenant aborder la question de la connaissance et de la conservation du patrimoine portuaire et industrielcontemporain car la commande de Gaston Defferre était d’ouvrir un musée d’histoire de l’Antiquité jusqu’à nos joursc’est-à-dire le XXe siècle. Inutile de vous dire que, pendant plus de 10 ans, nous n’avons pu présenter que l’Antiquité etpuis laborieusement, à partir de 1993, d’autres périodes historiques. Grâce à la même méthode que celle développéepour les fouilles de la place Jules-Verne, nous avons pu présenter des objets issus du quartier des potiers de Sainte-Barbe, avec l’aide du laboratoire d’archéologie médiévale. Là aussi, nous avons pris en compte dès la phase de fouille,les besoins en restauration et anticipé la future muséographie afin de réaliser un parcours historique avec des objetscontextualisés et documentés dont l’étude avait été réalisée.Tout ça prend vraiment beaucoup de temps et c’est très compliqué à anticiper car les découvertes archéologiques sontsouvent le fruit du hasard. Il fut également difficile d’anticiper la crise économique de Marseille dans les années 1980.Jean Domenichino a présenté tout à l’heure l’évolution des dispositifs portuaires. En même temps que disparaissaientcertains métiers liés à la construction et à la réparation navale, les connaissances et les outils liés à ces métiers étaientégalement menacés. On s’est rendu compte que ces outils étaient connus des ouvriers, des industriels et des gens du portmais absolument pas de la population, tout du moins de population qui fréquente les musées et qu’on n'en avait pas lamoindre traduction ni dans les collections, ni dans les informations à disposition du grand public. A l’aide d’un certainnombre de personnes dont un des derniers représentants se trouve ici, M. Ravetti, nous sommes entrés en contact avecdifférents acteurs s’intéressant à cette thématique : sociologues, chercheurs, historiens, professionnels de la constructionet de la réparation navale…Nous avons imaginé réaliser une exposition qui s’est appelée de manière aigre-douce « Navires en formes » quis'interrogeait sur le devenir de ces navires qui finissaient d’être installés dans leur forme de radoub.Nous avons réalisé deux autres expositions sur cette thématique :

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-Une intitulée « Splendeurs et ombres d’un grand siècle industriel » dans le cadre de la manifestation « Marseille auXIX e ».- « Portraits d’industries » qui était un peu le « testament » du musée d’histoire première version et qui tentait derappeler l’importance des collections contemporaines et la nécessité de les exposer de manière permanente. Aujourd’huic’est chose faite et encore à développer à mon sens.Je ferme désormais cette petite parenthèse. Ce qui nous est arrivé avec cette exposition « Navires en formes » a étél’une des expériences les plus douloureuses de mon parcours professionnel parce qu’en même temps que nous essayionsde rassembler, de réunir des acteurs de la construction et de la réparation navale, eux-mêmes étaient en train de fermerleurs portes. C’était le moment de la fermeture de Paoli, de Terrin, des entreprises de réparation, de fabrication d’héliceset les personnes avec lesquelles nous souhaitions travailler et rassembler ces patrimoines étaient eux-mêmes en révolte,en grève et en revendication pour continuer à exister. Nous souhaitions leur donner la parole dans un endroit qu’ilsconsidéraient comme étant un mouroir, ils nous disaient : « Vous voulez nous faire rentrer au musée, c’est donc quevous anticipez notre mort, nous sommes déjà empaillés ». L’image du musée, et j’espère qu’aujourd’hui cela a changé,était celle d’un cimetière, d’un lieu poussiéreux, abandonné. C’était à la fois douloureux et névralgique que d’essayer dedéfendre cette proposition « Venez avec votre connaissance, vos savoir-faire afin de les mettre à disposition des publics,non pas seulement pour la mémoire mais aussi pour l’actualité de votre cause ». Nous avons réalisé cette exposition,une publication et l’ouverture s’est accompagnée d’une manifestation, ce dont je suis finalement assez contente aposteriori.C’est une collecte qui n’a pas abouti à la constitution d’une importante collection, sauf quelques photographies etarchives. Ce qu’il faut surtout retenir, c’est la mise en place d’un échange qui existe toujours et la construction d’unecause commune autour de la conservation de ce patrimoine sous toutes ses formes. Pas forcément des objets parce quebeaucoup ont disparu mais sous forme immatérielle c’est-à-dire des films, des archives, des photographies, despublicités, des actes, des tracts etc… des éléments ténus qui n’étaient peut-être pas « muséographiables » mais qui nousont permis de créer du lien. C’est notamment dans ce cadre, sur le terrain, que nous avons rencontré Jean-LouisKérouanton, autour de la préservation de la grue-marteau qui se trouve à côté du musée de la construction et de laRéparation Navale sur le port. Ce lieu pourrait être une annexe des musées et il faudrait absolument arriver à le sauveret à le patrimonialiser de manière encore plus officielle. Nous rencontrons le même type de problème avec le patrimoine industriel. Une bonne partie des entreprises ont fermécomme les huileries, les savonneries… qui font désormais partie de l’histoire. Aujourd’hui, l’objet souvenir c’est lesavon de Marseille. C’est le mauvais côté de la mise en scène du patrimoine industriel, on a tendance à folkloriser etnon à patrimonialiser. Il est important que ce patrimoine continue à être un objet d’étude pour la recherche scientifique.En revanche, nous avons réussi à conserver énormément de pièces qui témoignent de l'importance de ces industries.Le problème qui subsiste est celui de sa dimension, c’est-à-dire qu’il est lourd, grand, imposant, on ne peut pasl’installer sur des planchers fragiles, donc qu’est-ce qu’on en fait ? Je me souviens d’une association de travailleurs dela réparation navale qui voulait offrir au musée une machine à tester la résistivité du fer, machine que nous avons dûlaisser ferrailler, parce qu’elle était impossible à positionner dans nos espaces en raison de son poids et de sesdimensions. Il est important d’associer ce patrimoine industriel à des lieux patrimoniaux et ne pas se contenter d’imagesou de représentations 3D. C’est-à-dire arriver à conserver, comme Jean Louis Kérouanton et d’autres le font, ce typed’objet in situ. Ce que je voulais dire c’est qu’il faut être très vigilant dans la reconversion des sites industriels etaccompagner les acteurs de ces projets au risque de dénaturer les lieux. Quand on voit aujourd’hui, cela n’engage quemoi, la transformation du Silo qu’il a été si difficile de classer et de conserver et les choix esthétiques qui ont étéréalisés, on ne peut que déplorer la perte de l’image de sa destination et de sa fonction. Pour conclure, je dirais que les objets des musées se trouvent aujourd’hui un peu partout dans le paysage. Ainsi, il s’agitde continuer à les documenter, à créer du lien et à favoriser au maximum les échanges notamment au travers de ce genrede rencontre.

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Table ronde animée par Jean-Louis Kérouanton

Pascal Guil lermin, Service régional de l ’inventaire – Région PACAGilles Giorgetti , Service Mer et li ttoral – Région PACABruno Terrin , Association culturelle de la Réparation Navale, Marseille (Port autonome deMarseille, bd des Bassins de Radoub, Forme 7, tél : 04 91 98 81 67)Gaston Neulet, Maison de la construction navale de la Ciotat (Association Joseph Edouard Vence, 46quai François-Mitterrand, 13600 La Ciotat, [email protected])

Jean-Louis Kérouanton : Première table ronde de la journée dans la thématique générale « Musées, archives,inventaire… outils et méthodes ». On a déjà largement abordé et peut-être précisément même, la question de la méthodeet la façon dont on peut construire le musée lui-même avec Myriame Morel-Deledalle, en particulier la collection, larelation à l’archéologie et à la contemporanéité. On a insisté ce matin avec Jean Domenichino et Myriame Morel-Deledalle sur ces enjeux et la question du jeu des acteurs et de la façon dont ils sont des objets d’observation du point devue scientifique. Mais les acteurs s’ils peuvent être des objets d’observation ne sont pas des singes ! Je crois qu’il y aquelque chose de tout à fait important à comprendre entre cette question de la construction de nos territoires, de nosespaces, et la façon dont ensuite nous pouvons les prendre en compte du point de vue de la mise en valeur et de l’étude. Nous allons commencer par Bruno Terrin, qui va nous présenter à la fois un peu de sa légitimité ou de son illégitimité(pour reprendre de manière provocante ce qu’a dit Myriame Morel-Deledalle à propos de la manifestation tout àl’heure) et son expérience qui fait qu’il s’engage aujourd’hui, récemment m’a-t-on dit, dans l’Association culturelle dela Réparation Navale, qui je vous le rappelle est présidée par M. Ravetti qui est dans la salle. Bruno, c’est à vous… Bruno Terrin : Bonjour à tous, je vais vous présenter ce que fut le groupe Terrin. D’abord sa création par mon arrière-grand-père Augustin en juin 1900, c’est la première génération. Deuxièmegénération, Jean-Marie mon grand-père : développement des ateliers Terrin, puis en 1937, rachat de la SPCN, SociétéProvençale de Construction Navale, qui était propriété des Messageries Maritimes, comme les chantiers de La Ciotat.Troisième génération : Pierre et Maurice développent toujours le groupe familial. Il y a deux événements importantsdans le territoire : la création et le lancement de Fos dont on a parlé tout à l’heure et puis le lancement de la forme 10,dans les années 1972 je crois, forme 10 qui est toujours aujourd’hui la plus grande forme en Méditerranée, dont lebateau-porte est en rénovation et va servir à nouveau pour les porte-containers géants ainsi que les grands paquebots. En 1975, le groupe représentait 6800 personnes dans le monde avec 13 filiales. En 1976, le groupe Terrin fait l’objetd’une suspension provisoire des paiements avant d’être dissous deux ans plus tard. Concernant les chantiers de LaCiotat, mon grand-père en a été président pendant 27 ans jusqu’en 1964. Nous avons cédé notre participation au groupeIntra Bank qui a été repris par Worms. Vous connaissez la triste fin des chantiers de la Ciotat. En 1982, regroupementdes chantiers du Nord et de la Méditerranée : les chantiers de Dunkerque, les chantiers de la Seyne, les chantiers de laCiotat et quatre ans après c’était la liquidation.J’ai donc vécu l’apogée et je dirais le déclin. Le constat évidemment c’est un gâchis social, humain et économique. Denombreuses pièces auraient pu être récupérées, mais il faut saluer tout le travail qui a été fait par les anciens, notammenten 1981, de manière très courageuse. En 1981 donc, des anciens de la Réparation navale ont décidé de créer uneassociation (le président, M. Ravetti est présent parmi nous) - ce n’est pas un musée - l’association culturelle de laréparation navale, qui est située dans les petites formes, devant la forme 7 sur 400 m² avec trois salles.Une première salle qui regroupe les métiers de la réparation navale depuis le calfatage, en passant par le rivetage destôles. Il faut souligner que la Ciotat a été le premier chantier au monde à passer du rivet aux coques que l’on appelait « mécano-soudées », donc à faire des tronçons de blocs pour ensuite les amener par grue-ponton sur la cale avantd’entamer le sablage. La deuxième salle est la plus importante : on y voit de magnifiques maquettes, qui décriventl’environnement portuaire, le fonctionnement d’un bassin de radoub avec son bateau-porte, le processus de « jumboïsation » avec notamment L’Ile de Beauté. Cette deuxième salle montre également de l’outillage : des clés àchoc, des palans, des pistons des moteurs cathédrales, différentes maquettes avec des éclatés sur ces différents moteurset puis également une pièce principale qui est un moteur à vapeur qui a été construit par un chantier mécanique belge en1923 et qui était sur une grue-ponton. Et puis la troisième pièce où l’on peut voir un atelier de fonderie, celui de LippSud-est, dont Robert Ravetti a récupéré avec beaucoup de courage de nombreuses pièces notamment utilisées pour lafabrication des hélices. Donc le constat c’est qu’il y a fort heureusement, sur des initiatives privées, un souci de préservation de la mémoirecomme la Maison de la Construction Navale à la Ciotat. Aujourd’hui, je vais finir mon intervention sur une noteoptimiste, la réparation navale repart grâce au Chantier Naval de Marseille (CNM) qui a été repris par un chantiergénois de troisième génération, le chantier « San Giorgio » de la famille Garré qui emploie aujourd’hui 80 personnes,

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l’objectif étant de monter à 200 personnes. Actuellement le problème c’est de recruter, il n’y a plus depuis 1976-1978,de formation. Donc l’Association culturelle de la Réparation Navale comme la Maison de la Construction sont desstructures qui vont permettre de montrer ce que sont les métiers de la réparation navale qui ont connu leur apogée dansles années 1980. Mais le temps presse, il faut se dépêcher pour raconter tout ce que l’on a vécu et tout ce que l’on a vu.Donc je dirais que si nous voulons relancer la réparation navale, et elle est en voie aujourd’hui de se relancer, que cesoit avec les chantiers navals de Marseille mais aussi le groupe Palumbo, qui a aussi une forte volonté de développer laréparation navale au niveau de la forme 10 dont le bateau-porte est en cours de réparation, il faudra passer par laformation et par le devoir de mémoire.N’oublions pas que l’histoire, et vous le savez mieux que moi, est un plat qu’on ne sert qu’une fois. Merci pour votreattention.Jean-Louis Kérouanton : Merci beaucoup. Comment voyez-vous la relation entre l’histoire et la contemporanéiténotamment dans le projet de formation ? Bruno Terrin : On ne peut pas pour moi former quelqu’un si on ne connaît pas l’histoire que ce soit dans le bâtimentou dans la réparation navale. Aujourd’hui on voit très peu de bateaux rivetés, on ne trouve plus de « levageur » ou dechaudronnier qui soit capable de faire un bulbe avec un gabarit comme on le faisait à l’époque.Donc, Robert le sait mieux que moi, il est de notre devoir d’amener ces jeunes aux journées de l’industrie, dans lesassociations et d'intervenir même directement dans les lycées pour leur faire découvrir un métier. Ce patrimoine, mêmes’il est récent est important. On ne parle pas des galères, bien que ça ait un grand intérêt, mais on parle d’un patrimoinequi était là il n’y a pas très longtemps, c’est-à-dire dans les années 1960-1970, donc il y a 30-40 ans. Tous ces métiersexistent encore aujourd’hui, (ce n’est plus vraiment le cas du calfat) comme les levageurs, les chaudronniers, lestuyauteurs... Les conditions de sécurité sont très particulières et nécessitent donc des formations spécifiques propres àl’environnement naval. Nous l’avons appris avec l’incendie de l’Olympic Honour. Jean-Louis Kérouanton : Je crois qu’effectivement qu’il y a un champ immense à creuser sur la question de latransmission des savoir-faire et la façon dont on peut construire la formation en prenant en compte l’évolution desmétiers et la modernité. On a parlé des nouvelles technologies, de l’évolution du métier et donc des formationsnécessaires. Le port finalement, c’est toujours la course aux nouveaux métiers, aux nouveaux bâtiments avec desnavires toujours plus grands et des marchandises plus nombreuses.Du coup je vais peut-être rebondir sur des personnes qui sont dans la salle justement par rapport à ces questions de latransmission et des savoir-faire. On m’a dit que M. Bahaud, professeur de charpenterie de marine au lycée Poinso-Chapuis était là avec trois élèves qui travaillent sur un projet de construction de maquette de bateau, en partenariat avecGênes.Justement, pourriez-vous nous faire un retour d’expérience ?Cédric Bahaud : Bonjour, est ce que vous pourriez reposer la question ? Jean-Louis Kérouanton : Je crois qu’on parlait de question de savoir-faire anciens, de leur transmission et de lamémoire par rapport à des logiques nouvelles. Je ne suis pas sûr que les trois jeunes que j’ai devant moi soient desreprésentants du conservatisme. Donc là il y a quelque chose de tout à fait important, quelles expériences vous retirez decela ? Cédric Bahaud : Le projet s’est construit tout d’abord avec une volonté d’échange entre la ville de Gênes et la ville deMarseille. Ce qui s’est construit surtout, c’est l’idée d’un échange culturel et technique sur les traditions de fabricationdes bateaux. Nous fabriquons des bateaux en bois, ce qui permet aux élèves d’appréhender le bois d’une autre manière. Les élèvesque vous avez devant vous sont formés en ébénisterie, en menuiserie, en marqueterie, en sculpture sur bois et à traversla formation « charpente de marine », ils ont découvert une autre manière de travailler sur des supports que l’on avoulus vivants.Nous avons travaillé sur des maquettes de barquette marseillaise à échelle 1/3. L’idée c’est vraiment d’initier les élèvesau monde de la construction navale et aux métiers qui sont en constante évolution. Là nous parlons de bateaux qui nesont pas de gros tonnage, on travaille sur des yachts classiques entièrement en bois, ou des yachts avec des coques enpolyester sur lesquels les élèves font des aménagements intérieurs ou des ponts en bois. Deux élèves vont continuer leurformation l’année prochaine en brevet professionnel de charpentier de marine sur le site de la Ciotat, dans desentreprises comme «Sailing Concept » et «Classic works » spécialisées dans le yachting. Jean-Louis Kérouanton : Très bien, je vais donc laisser la parole à Gaston Neulet, que je suis ravi de revoir. Tu vasprésenter sûrement l’histoire ou la genèse de cette question patrimoniale à la Ciotat, mais telle que j’ai pu l’observerc’est aussi une histoire liée à la non patrimonialisation et au maintien de l’outil industriel et du site. Je laisse désormaisla parole à Gaston… Gaston Neulet : Bonjour à tous, je me présente, je suis un ancien employé des chantiers navals de la Ciotat où j’aitravaillé pendant une quinzaine d’années, pour terminer comme directeur technique à la Compagnie Méridionale deNavigation à Marseille, que vous connaissez sans doute. J’ai de ce fait une bonne connaissance à la fois de laconstruction et de l’exploitation du navire. En 2005, la ville de la Ciotat a acheté à M. Sciarli, autrefois photographe attitré des Chantiers Navals de la Ciotat, unfonds iconographique important qui a permis la création de l’association Joseph-Edouard Vence, dont je fais partie. Les

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membres de l’association JEV, tous anciens des chantiers navals, ont pris en charge la numérisation et l’identificationdes 12 000 clichés de ce fonds pour décrire ce qui était montré, qu’il s’agisse des personnes ou des activitésreprésentées. Par la suite ils ont effectué un travail similaire pour divers fonds de Ciotadens, constituant ainsi uneiconographie des chantiers, riche de plus de 40 000 clichés.Depuis cette époque nous nous sommes efforcés de promouvoir le savoir-faire des chantiers navals ainsi que laconnaissance de la conversion actuelle. Pendant très longtemps nous n’avons pas disposé de local et cela a été trèsdifficile. Cela s’est traduit essentiellement par quelques conférences et surtout des expositions faites à la chapelle desPénitents bleus ou au Musée Ciotaden. Durant ses huit premières années d’activité, JEV ne disposait pas de local attitré pour présenter son activité au public.De manière récurrente, elle a donc fait le siège de la municipalité pour obtenir l’affectation d’un local. Après bien desatermoiements, cette demande a reçu un début de réponse fin 2012, par la décision commune de la Ville de la Ciotat etde la SEMIDEP, gérante du site naval, qui ont voté l’attribution d’un local commercial dans l’ancien bâtiment deventilation des chantiers, reconverti en locaux pour de petits commerces à vocation maritime en 2012. Après les travauxd’aménagement du local, financés par la Ville qui se sont déroulés entre juin et août, le local a pu ouvrir au public enseptembre lors du Forum des associations ciotadennes. Les frais de fonctionnement de l’ordre de 30 000 € annuels,devant initialement être pris en charge par les différentes collectivités locales, l’ont finalement été par la Ville seule,pour le premier exercice.Donc, nous nous sommes vus attribuer un local pour ouvrir une Maison de la Construction Navale, toujours dans lecadre d’une présentation au public de ce savoir-faire ciotaden. Nous avons ouvert seulement en septembre l’an dernieret nous en sommes à notre cinquième exposition. Ces expositions traitent bien entendu de thèmes maritimes, de laconstruction ou la conception du navire, des lancements de navires, du savoir-faire et des métiers spécifiques. Nousvenons de mettre en place la semaine dernière, une exposition qui va traiter d’une quarantaine de métiers de la Navaleen montrant l’homme au travail et en y associant les outils les plus significatifs. Nous faisons aussi des conférences surdes sujets plus vastes puisque cela peut toucher à la navigation astronomique. M. Domenichino, qui est intervenu tout àl’heure, nous a fait une conférence sur trois villes en chantier : la Seyne, La Ciotat et Port-de-Bouc. Nous organisonsaussi de façon systématique depuis plus de quatre ans maintenant, des visites du chantier sur la base d’un diaporama quidure à peu près 1 heure, la visite globale durant environ 3 heures. Cette visite est ouverte aux associations ciotadenneset voisines ainsi qu’à toutes les classes de 3e des différents collèges de la Ciotat.Depuis le mois de février 2014, ces visites sont également ouvertes une fois par mois à tout public puisque lamunicipalité a accepté de prendre en charge la couverture de responsabilité civile des individuels. Nous nous sommesaussi ouverts aux classes primaires, puisque nous organisons depuis l’an dernier des ateliers, autour de quizz, de QCM,de puzzles, d’atelier de nœuds marins qui conduisent selon l’âge des enfants à un petit diplôme de « mousse », de « bosco » ou de « capitaine ». Donc on touche à peu près tout le panel de la population. Enfin, nous nous efforçons deregrouper dans ce petit local de 80 m2, tous les objets liés à l’activité des chantiers et beaucoup de documents. Il fautsavoir que le musée ciotaden dispose d’une collection importante et en particulier de nombreuses maquettes. Voilàgrosso modo la mission que s’est fixée cette petite structure qui démarre à peine. Je ne reprendrai pas l’histoire duchantier naval que M. Terrin a brossée rapidement tout à l’heure. Dans l’immédiat, nous nous tournons délibérément vers le passé mais aussi vers l’avenir et vers les travaux actuels enmatériaux composites ou en bois dont parlait M. Bahaud à l’instant pour en assurer la promotion et faire qu’il y ait unlien étroit entre la ville et ce chantier. Jean-Louis Kérouanton : Merci beaucoup, alors j’ai une petite question pour les élèves du lycée Poinso-Chapuis, c’estquoi pour vous la Ciotat, pour ceux qui vont y aller… ?Lycéenne : La Ciotat pour moi c’est peut-être un peu spécial puisque je suis ciotadenne. J’ai grandi à la Ciotat et dansle milieu marin, donc j’ai vu les chantiers navals qui étaient abandonnés, une espèce de désert peuplé de fantômes et jevois que ça reprend vie. Et donc la Ciotat, c’est là où on va pouvoir travailler, c’est là où on pourra vivre plus tard. Ce n’est pas forcément que des bateaux traditionnels, il y a de tout et je pense que c’est une bonne chose. Je ne sais pasquoi ajouter de plus.Jean-Louis Kerouanton : C’est un vrai piège que j’ai tendu.Lycéen : Pour moi c’est une opportunité, je ne suis pas du tout d’ici à la base, j’ai eu l’occasion de faire deux stages à laCiotat où j’ai passé mon Bac pro, ça s’est très bien passé. Il y a de magnifiques bateaux, c’est très encourageant. Jean-Louis Kerouanton : Il y a eu le mot « fantôme » qui a été glissé, je crois qu’il y a quelque chose de très, très fortdans cette question de la Ciotat et de ces chantiers tels que je les ai vus il y a quelques années. Il y a quelque chose detrès impressionnant dans ces outils de travail et en particulier dans les engins de levage pour lesquels on m’avaitsollicité. Le maintien par la puissance occupante de l’outil de travail en fonctionnement, en particulier par la CGT audépart et ensuite par d’autres personnes, a été quelque chose de tout à fait essentiel dans la renaissance potentielle duchantier. La création de la SEMIDEP suite à l’accord de 1994 pour continuer l’activité du chantier a eu un fortretentissement sur l’ensemble des façades maritimes françaises : maintien d’un outil de travail sur des chantiers fermés,l’affaire Tapie, etc.Il y a quelque chose de très intéressant qui se passe à Nantes et dont on parlera sans doute l’année prochaine, c’est cetterelation de l’ensemble des anciens acteurs qui deviennent des acteurs associatifs, soit des ouvriers, soit des patrons ou

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qui deviennent parfois l’un ou l’autre. Donc il y a quelque chose de très fort dans la construction de la mémoire, quiconstruit et à quel moment construit-on une mémoire, quels sont les acteurs de la patrimonialisation, qui a la légitimitépour parler ? On n’a pas le même point de vue quand on vient comme Bruno Terrin d’une lignée patronale majeure surle bassin local ou quand on est ingénieur et qu’on est passé par d’autres chantiers comme Gaston Neulet. Je connais la Ciotat depuis 2007 grâce à Sylvie Denante. A cette époque on ne parlait pas des chantiers et Gastoncommençait à faire l’inventaire du fond Sciarli. Petit à petit j’ai assisté à la naissance de la façon dont on parlait duchantier en termes de mémoire alors qu’il commençait à revivre du point de vue économique. Est-ce que vous avez descommentaires ? Bruno Terrin : Je crois qu’il y a d’abord le côté émotionnel. Il est évident que quand on a connu ces entreprises,comme Gaston Neulet et moi-même, à l’apogée, et que, quand on revient en 1995 assister au lancement des grandsMistrals qu’avait fait Jean Pierre Feldmann et qu’on fait un quart d’heure de marche dans un chantier où il y a un mètred’herbes folles et des fantômes, effectivement il y a un grand moment d’émotion. Aujourd’hui, je suis très satisfait de cequ’ont fait les 150 irréductibles avec Pierrot Tidda, avec lequel nous avons beaucoup échangé et qui est presque un ami.Il faut préciser que le chantier de la Ciotat était le plus moderne au sein du groupement NORMED (chantier du Nord etde la Méditerranée). En effet les chantiers de la Seyne, qui appartenaient au groupe Herlicq, étaient très vétustes, il yavait même encore des baraquements en bois.Le groupe Herlicq n’a pas perdu au change puisqu’ils ont gardé toute la partie de leurs activités terrestres, les CNIM,que ce soit les escalators ou les chaudières. Quant aux chantiers de Dunkerque, ils n’étaient pas non plus de premièrejeunesse. Il a donc fallu se battre pour la Ciotat qui a aujourd’hui toute sa place même s’il est limité géographiquement.Il est vrai que j’ai découvert récemment l’Association culturelle, que j’y ai revu des anciens de chez nous que je n’avaispas croisés depuis trente ans, et que pour moi c’est une histoire avant tout sentimentale et c’est aussi un poids familial.Xavier Daumalin, qui est dans la salle, le sait bien, les quelques lignes que j’ai écrit sur cette histoire ont nécessité troisans. Gaston Neulet : Moi je veux rappeler qu’effectivement, à partir d’octobre 1988, ce chantier a été « occupé », celajusqu’en 1994 par 250 puis 120 puis 105 personnes; le nombre « 105 » est devenu à l’heure actuelle le symbole destenues de travail des gens qui travaillent à la SEMIDEP, ils portent cela dans leur dos, c’est un témoignage important,même si ces gens-là ne sont pas ceux qui ont occupé le chantier, du moins pas tous.J’ai tenté quand j’ai pris ma retraite en 2001 de me réinvestir dans le chantier, mais compte tenu des jugements portéssur l’encadrement par les occupants, cela a été très difficile.J’ai essayé à maintes reprises de m’adresser à différents responsables, au directeur de la SEMIDEP, à Pierre Tidda, àbien d’autres sans recevoir aucune réponse et ce pendant des mois. Petit à petit, comme le disait Jean Louis Kerouantonà l’instant, grâce à la reprise d’activité, ces relations se sont un peu apaisées. Même si Pierre Tidda a été un de mesemployés dans le passé, nos relations sont tout à fait amicales et nous arrivons à travailler en commun sur ce projet deconstruction navale et c’est un peu grâce à lui que nous avons cette Maison de la Construction Navale. Le retour à une activité industrielle normale à la Ciotat a été très lent : création de la SEMIDEP en 1995, transformationdu Vieux Port, puis à partir des années 2000, réalisation des caissons du port de la Condamine de Monaco et assemblagedes turbines du barrage du Yangtsé.On peut porter le jugement que l’on voudra sur ces occupants toujours est-il que c’est grâce à eux que nous avonsconservé la vocation industrielle de ce site. A l’heure actuelle il y a 600 emplois permanents, 30-40 reprises dont 5chantiers principaux avec durant les périodes de surcharge jusqu’à plus de 1200 personnes, l’ambition étant d’atteindreau moins 1000 emplois permanents. Vingt-cinq ans après, ce n’est qu’un début même si on n’ambitionne pas de retrouver les 6000 à 7000 employés quenous avons eus.Gilles Giorgetti : Bonjour, par rapport à la question qui vient d’être posée mais surtout pour faire suite au débat quivient d’avoir lieu, la Région a vocation à traiter de l’aménagement et du développement du territoire. En 2012 elle s’estdotée d’une stratégie régionale pour la mer et le littoral et depuis 1998 d’une politique régionale. Cette stratégie a vocation à donner un cadre de référence pour développer les politiques futures sur l’espace maritime.Ce document consacre les ports comme des outils d’aménagement du territoire, parce qu’ils ont un intérêt économique,social, environnemental, parce que ce sont des équipements de service public notamment par rapport au transport depassagers, et bien sûr car ils ont une vocation culturelle aussi très intéressante.Pour revenir à ce que disais précédemment ces deux messieurs, l’histoire nous a montré que le plus important dans ledomaine maritime ce sont les infrastructures.Notre métier c’est le maintien des infrastructures et leur entretien et on ne sait pas ce qu’il va advenir dans dix, quinze,vingt ans. Aujourd’hui on parle de la Ciotat. Dans les mois et les années à venir, on va reparler de la forme 10 deMarseille qui, il y a trois-quatre ans devait être un port à sec. Port de Bouc a aussi des projets dans l’ancienne anseAubran - Anse des fourmis : le traitement et le carénage des bateaux de servitude. Il y a des projets de démolitionnavale. Donc la culture et l’histoire restent à partir du moment où il y a les infrastructures. Je suis plus particulièrement chargé des ports de plaisance et de pêche qui, il y a quelques années, étaient considéréscomme des enclaves dans les villes et qui étaient relégués par les élus locaux. Ces ports ont été construit de façon trèsrapide dans les années 70-80.

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Aujourd’hui c’est un phénomène inverse et ce pour diverses raisons, certainement économiques, les ports deviennent lescentres des villes, c’est à partir de là que tout se développe et il y a des projets de plus en plus nombreux, de plus enplus fréquents qui font que le port s’ouvre à la ville et retrouve sa vocation de porte vers l’extérieur et l’intérieur desterres. On assiste donc à des projets dont le plus emblématique est le port de Marseille où l’on avait un mur entre la ville et leport. Maintenant avec les Terrasses du port, les commerces se développent. Il faut aussi citer le vieux port de SaintRaphaël où de gros investissement ont été réalisés pour l’ouvrir sur la ville et également le port de Cannes trèsrécemment.Ce type de mouvement est très intéressant puisqu’il nous permet de reconquérir l’espace maritime, de lui donner uneautre vocation, mais là aussi il y a un côté pervers puisque nous sommes une région très touristique et où le foncierdisponible est très rare. Ce mouvement créé donc des distorsions par rapport au métier des infrastructures maritimes etdu patrimoine existant. Comme une suite logique à nos engagements dans le domaine portuaire, nous avons travaillé dans le domaine del’environnement avec l’opération « Ports propres », nous travaillons également beaucoup dans le domaine de laformation et le domaine de l’accessibilité à la mer.La région s’était engagée à valoriser l’identité, la culture maritime du territoire à travers notamment de la réalisationd’un inventaire du patrimoine maritime de la région.Le patrimoine maritime est à la fois naturel et culturel. Dans le culturel, il y a le navigant, le vivant, l’immobilier et biend’autres. Au vu de nos compétences, nous nous sommes intéressés spécifiquement à la réalisation de l’inventaire dupatrimoine immobilier des ports et des villes portuaires de la région. C’est un vaste programme, pour lequel nous avons créé un cahier des charges grâce à un partenariat technique. Lesobjectifs de cette étude sont : le recensement de ce patrimoine et la transmission de cet inventaire aux collectivités pourqu’elles puissent s’en servir d’outil à la fois touristique et pédagogique. Nous souhaitons aussi sensibiliser les éluslocaux à l’identité maritime de notre région, à la richesse de son patrimoine, faire en sorte qu’il soit protégé et que, si lavocation des bâtiments évolue, l’histoire des lieux soit mise en valeur. Il s’agit également de participer à la protectiondes paysages méditerranéens qui ont été consacrés notamment en 2000 par la Convention de Florence et dont les portsfont partie intégrante.Le risque de dénaturation de ces infrastructures portuaires et donc de notre littoral demeure. Les objectifs de cette étude sont : inventaire, valorisation, sensibilisation à la valeur historique et au potentieléconomique, constat d’état des différents bâtiments. Jean-Louis Kérouanton : Justement, comment fait-on un inventaire ? Pascal Guillermin : Je travaille au service régional de l’Inventaire du patrimoine culturel et Gilles est venu nousconsulter dans la perspective d’un recensement des infrastructures portuaires et du patrimoine maritime. Nous avonsdonc accompagné le Service Mer et Littoral, avec le service de l’Analyse Spatiale sur la définition de la méthodologie,du corpus, du territoire, sur la rédaction du cahier des charges et ce tout au long de l’étude. Benoît de Geyer, qui est conservateur du patrimoine, et moi-même chargé de la valorisation, nous avons validé chaqueétape avec le comité de pilotage composé d’experts locaux, de gestionnaires portuaires, d’associations de valorisationdu patrimoine maritime et des services compétents de l’État, des départements et des villes concernées, de la FFPMM,

l’UPACA…

Juste avant d’expliquer la méthodologie développée pour cette étude, un rapide historique de l’Inventaire général duPatrimoine qui permettra ainsi de comprendre pourquoi le service Mer et littoral nous a contacté. L’Inventaire duPatrimoine donc a été créé par Malraux en 1964, ses missions sont de recenser, étudier et faire connaître le patrimoineculturel de la France depuis le Ve siècle de notre ère jusqu’à trente ans avant ce jour.Depuis la loi du 13 août 2004 relative aux libertés et responsabilités locales, l’inventaire qui était au départ unecompétence des DRAC incombe désormais aux Régions. Nos missions ont été élargies, nous avons désormais une mission d’accompagnement scientifique et technique auniveau patrimonial concernant les politiques régionales d’aménagement du territoire y compris maritime, grâce àl’apport de cette connaissance fondamentale et de notre méthodologie. Notre rôle est d’apporter la connaissance quenous avions déjà acquise grâce à un certain nombre d’études qui ont été réalisées sur le littoral : des inventairesthématiques sur le patrimoine défensif, sur le patrimoine de villégiature. Aujourd’hui, nous travaillons sur la rade deToulon, sur son patrimoine défensif et sur des inventaires topographiques. Le service a travaillé sur Port-Saint-Louis-du-Rhône, l’Estaque, Hyères ou Sainte-Maxime… La volonté de cette étude était d’utiliser les données qui existaient déjà, ne pas refaire ce qui a déjà été fait et de faire ensorte que cette base de données sur les infrastructures portuaires soit pérenne et compatible avec les bases de donnéesnationales : essentiellement la base de données Mérimée (base architecture) et la base régionale Patrimages (base quicomprend le fonds iconographique régional). L’objectif était aussi d’utiliser une méthodologie qui a fait ses preuves auniveau national. Les résultats pourront également servir d’éléments comparatifs d’une région à une autre, avec laBretagne par exemple, qui est la première à avoir réfléchi à la question, avec l’Observatoire du Patrimoine maritimeculturel de Bretagne, ou le Finistère. La finalité de cette étude est donc d’avoir une vision cartographique régionale afin d’offrir des outils opérationnels aux

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gestionnaires des infrastructures portuaires et aux communes.Quand Gilles est venu nous voir, nous nous sommes interrogés sur la définition de patrimoine maritime culturel. Audépart, l’idée était d’étudier tout ce qui était visible depuis la mer ( photos de 1 à 4) . Très rapidement, en raison dutemps imparti pour mettre en place cette étude et d’un territoire extrêmement vaste (trois départements), nous avons affiné la méthodologie et défini un périmètre d’étude clairement identifiable et limitéd’un point de vue administratif : le domaine public maritime portuaire.Une phase test autour de six villes, choisies en fonction de leur situation géographique, de leurs caractéristiques et deleurs activités portuaires a été réalisée afin de préciser la méthodologie et les champs sur lesquels nous devionstravailler. Grâce à ces six villes test, le cadre méthodologique et l’objet d’étude ont pu être précisé. Nous travaillons aujourd’huisur « l’ensemble des éléments fonctionnels du port ou ayant trait à celui-ci, non mobiles, non démontables etpermanents ». Nous sommes partis uniquement sur le patrimoine bâti. Jean-Louis Kérouanton : La question de la séparation entre le patrimoine immobilier et mobilier, qui est uneséparation réglementaire du point de vue des monuments historiques, est particulièrement importante. Est-il compliquéde faire l’inventaire d’un port sans son mobilier et ses outils ? Pascal Guillermin : Pour le moment nous sommes vraiment dans cette phase test des six villes, on va commencer ladeuxième phase qui va concerner les cent quarante-cinq villes portuaires du littoral pour lesquelles on a exclu tout cequi était matériel roulant. Nous avons voulu partir sur tout ce qui était identifiable puisque l’objectif de cette étude estde partir de la base de l’inventaire général dans un souci d’aménagement du territoire et de valorisation. La questionpourra se poser dans quelques temps et peut-être que dans un second temps, nous pourrons intégrer une partiemobilière. Gilles Giorgetti : En fait, nous avons pris six villes test qui sont :Dans les Bouches-du-Rhône :-Martigues, que l’on a choisi pour son coté industriel,-La Ciotat, pour les chantiers,Dans le Var :-Toulon, pour avoir une vue d’ensemble et bien sûr pour le côté militaire,-La Madrague de Giens, pour son côté archéologique,Dans les Alpes Maritimes :-Villefranche-sur-Mer, pour la forme de radoub, -Antibes, pour les fortifications.Le bureau d’études était chargé sur ces sites de faire un essai et d’arriver avec un éventail de propositionsméthodologiques suffisamment large pour pouvoir être déclinées sur l’ensemble du territoire. Aujourd’hui on a unrapport méthodologique qui est consacré à la première phase et qui nous donne des éléments de faisabilité. J’en reviensà la collectivité, la Région qui a aussi des compétences obligatoires notamment par rapport à la pêche et à d’autresmissions d’inventaire, c’est pour cela notre démarche doit pouvoir s’inscrire dans une méthode générale.Au terme de cette étude, on aura, je l’espère, l’inventaire des bâtiments et des techniques de pêche de toute la région.Grâce à une base de données informatique et iconographique, de nombreux éléments seront identifiés : monumentsreligieux en rapport avec la mer, chantiers navals, formes, les phares et balises, les ponts, les ports remarquables… Toutce qui concerne la fonctionnalité des ports de quelque nature qu’il soit, de pêche, de plaisance…Donc on a cette vision qui est arrêtée et je crois que nous avons huit fonctions identifiées qui couvrent l’ensemble de larégion où l’on trouve plus de cent quarante ports de plaisance et trois grands ports de commerce.Jean-Louis Kérouanton : Très bien merci, je pense que cela va faire complètement écho avec ce que va nous présenterFrançoise Péron tout à l’heure, la discussion continuera donc avec Françoise et les autres acteurs de la table ronde del’après-midi.

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Table ronde animée par Jean-Louis Kérouanton

Françoise Péron, Géographe, Professeur émérite à l ’Université de Bretagne Occidentale Sylvie Clair, Directrice des Archives de MarseilleStéphanie Roussel, Directrice adjointe, AD 13Florence Richez, Responsable du centre de documentation – DRASSMSylvie Denante, Chargée d’études documentaires – DRAC PACARobert Jourdan, Conservateur régional des monuments historiques – DRAC PACA

Jean Louis Kérouanton : Nous reprenons si vous le voulez bien, notre périple patrimonial. Pour faire le lien avec ladernière intervention sur la question de la connaissance et de l’inventaire des territoires, je vous propose de laisser laparole d’abord à Françoise Péron. Nous parlerons ensuite de documentation avec nos trois intervenantes archivistes etdocumentalistes. Nous terminerons par la question patrimoniale et la conservation avec les présentations de SylvieDenante puis de Robert Jourdan.Françoise Péron, géographe, professeur émérite à l’Université de Bretagne Occidentale va nous parler d’un patrimoinemaritime émergent et de ses très belles expériences dans le Finistère.

Françoise Péron : Je suis heureuse d’être aujourd’hui en région Provence-Alpes-Côte-d’Azur pour parler à nouveau dupatrimoine maritime bâti des ports, puisque j’ai déjà eu le plaisir d’intervenir sur ce thème en 2009, dans le cadre desjournées de la Mer de Marseille. A cette occasion j’avais d’ailleurs rencontré Gilles Giorgetti, chargé de mission, serviceMer et Littoral et, en l’écoutant parler ce matin j’ai pu constater que la méthodologie pour inventorier le patrimoinemaritime bâti des ports mise au point à l’université de Bretagne Occidentale (Brest) depuis l’année 2006 étaitmaintenant reprise et diffusée en PACA ; ce que je ne savais pas mais ce dont je me réjouis. Aujourd’hui mon but est de décrire brièvement le déroulement de la recherche/action menée en région Bretagneconcernant ce nouveau patrimoine maritime que nous qualifions ici de « Patrimoine maritime bâti des sites et citésportuaires » pour le distinguer des quatre autres « patrimoines maritimes » déjà bien identifiés protégés et mis en valeurdans le cadre national ou international ; à savoir le patrimoine maritime naturel, spécifique aux rivages marins, lepatrimoine navigant composé des anciens bateaux de travail et de grands voiliers restaurés ou reconstruits dans le cadredes grandes fêtes maritimes nées en Bretagne dans les années 1980-2000. Celui-ci étant généralement accompagnéd’une référence au patrimoine maritime ethnologique. Gilbert Buti a fourni ce matin une bonne introduction à cet exposé lorsqu’il nous a interpellé en disant : « En ce quiconcerne les héritages maritimes bâtis du littoral et des ports, « Que faut-il conserver ? » « Pour qui ? » et « Quetransmettre exactement ? » Le travail mené depuis huit ans conjointement par une petite équipe de chercheurs de l’Université de BretagneOccidentale et par les maires du réseau «Port d’intérêt Patrimonial ® » sur ce patrimoine propose de fait un ensemblede réponses à ces interrogations. La démarche « Port d’intérêt Patrimonial ® » a été initiée à l’Université de BretagneOccidentale dans le cadre de l’Observatoire du Patrimoine Maritime Culturel créé à Brest en 2006. Son terraind’application d’abord finistérien s’étend maintenant à l’ensemble de la Bretagne. L’une des originalités de la démarche« PiP ® », est de développer un ensemble de protocoles de valorisation du patrimoine maritime des côtes,reproductibles à l’échelle nationale et européenne.Nous sommes partis du constat selon lequel tous les espaces portuaires ainsi que leur cité attenante sont actuellement enmutation profonde du fait des transformations des économies maritimes. Depuis quarante ans en effet les mutations économiques et sociales sur les littoraux furent si radicales – urbanisation,tertiarisation des activités, développement du tourisme et des loisirs –, les pressions foncières et immobilières si fortes,les besoins en réaménagements si généralisés, qu’il existe un risque réel de disparition ou de dénaturation du patrimoinemaritime bâti du littoral.Ceci est particulièrement vrai pour les ports de taille moyenne et petite qui permettent, mieux qu’ailleurs, de nouerspontanément un lien intime et culturel avec la mer et dont la Bretagne est particulièrement bien pourvue puisqu’elle necompte pas moins de deux cents quatre-vingt-dix-sept ports historiques égrenés en chapelet sur les 2 700 kilomètres decôtes de la péninsule. Ceci est vrai aussi pour les autres régions littorales de la France métropolitaine, y compris larégion Provence-Alpes-Côte-d’Azur, pour lesquelles les ports de taille moyenne et petite constituent la toile de fond del’identité maritime et le point fort de leur attractivité maritime originale.Or aujourd’hui, ces cités portuaires et leurs ports sont tous en reconversion et les élus élaborent, souvent chacun de leurcôté, des plans d’aménagement des espaces urbains et portuaires dont ils ont la charge pour les adapter aux besoinsd’aujourd’hui, en particulier à la fréquentation touristique et au nautisme de loisir.

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Malheureusement à la différence de ce qui s’est fait pour les grandes cités maritimes telles Dunkerque, Le Havre,Marseille, Saint-Nazaire, Brest, Lorient, Saint-Brieuc..., aucune stratégie globale de valorisation et de reconversion dubâti portuaire historique n’a été élaborée pour eux car leur bâti maritime d’envergure moindre que celui des grandesvilles portuaires est mal connu ou jugé d’intérêt mineur en ce qui concerne en particulier leur bâti industriel oubalnéaire. Aussi, pour les cités maritimes les plus modestes, telles Cancale, Saint-Jacut-de-la-Mer, Binic, Porspoder,Audierne, Saint-Guénolé-Penmarc’h, Lesconil, la Trinité-sur-Mer, Séné..., il n’existe encore aujourd’hui aucuneprotection spécifique du bâti maritime hérité, que ce soit celui des fronts portuaires ou celui des différents espacesurbanisés qui composent ces petites cités nées de la mer.Transformation des économies maritimesC’est pourtant ici que la rapidité et l’ampleur des transformations des économies maritimes, en particulier le déclin de lapêche artisanale et sa concentration sur quelques sites, a pris le plus fortement de court les élus. Sans protection et sansprojet de réaffectation, les quais désertés sont mal entretenus, les petits ateliers de construction navale sont laissés àl’abandon et s’effondrent les uns après les autres. Les restaurants des gens de mer ferment leur porte. Certains abris ducanot de sauvetage, comme à Landéda, ou abris du marin, comme à Camaret, sont privatisés et plus ou moins bienrestaurés au gré des goûts et des possibilités financières des repreneurs. Les conserveries des ports, quasiment toutesfermées aujourd’hui, ont été presque toutes rasées pour faire place à des bâtiments résidentiels. Les dernières rescapées,prenant rapidement l’allure de friches industrielles que la population qualifie alors de “verrues” à faire disparaître dupaysage portuaire, facilitant par là même le travail des promoteurs immobiliers. C’est ainsi qu’a été détruite, à partir dedécembre 2012, la conserverie du petit port sardinier de Doëlan, l’une des dernières du littoral breton à présenter encoreun ensemble fonctionnel complet avec ses cales de débarquement du poisson, sa maison de maître, sa cheminée enbriques et sa façade datant de la fin du XIXe siècle. Pour quelques-unes de sauvées, telle la conserverie de Loctudy,combien d’autres détruites ! À Audierne où elles ont été plus d’une trentaine à fonctionner jusque dans les années 1950,il n’en subsiste plus une seule.Les hôtels touristiques hérités de la première époque de villégiature sur les littoraux, à la facture architecturale etdécorative intéressante, disparaissent également faute de moyens alloués à de jeunes repreneurs pour les moderniser.Dans certains cas, comme à La Baule ou au Pouldu, dans l’élan de modernisation des années 1960-70, les villasanciennes de front de mer, ont fait place à de volumineux immeubles parallélépipédiques caractéristiques de cettepériode architecturale. Le gâchis se poursuit actuellement de façon plus insidieuse mais tout aussi efficace. Ici, ondémolit pour faire place à un parking ou à un équipement destiné aux activités nautiques de plaisance. Là, on comble la“dent creuse” apparue lors de l’effondrement d’un hangar de construction navale par un petit immeuble résidentiel. Plusloin, on élargit et on bétonne une cale datant des années 1880 témoignant par sa présence de l’ampleur de l’activité decabotage, de pêche, de transit du goémon qui a façonné l’ensemble du site. Au gré des opportunités, sans réflexionpréalable et sans plan d’ensemble, les petits ports bretons perdent leurs potentialités patrimoniales sans que personne –ou presque – n’y trouve à redire, puisque les touristes reviennent chaque été ! Seules quelques associations localessensibles au patrimoine, essaient de contrecarrer ce mouvement sans vraiment y parvenir.Parents pauvres de l’urbanisme contemporainIl y avait donc urgence à agir en faveur du bâti historique caractéristique des ports de taille moyenne et petite quistructurent les littoraux français. Parents pauvres du littoral et de l’urbanisme contemporain car considérés lors desrestaurations et des réaménagements, de la même façon que le sont de banals espaces urbains continentaux, les petitescités portuaires, méritent cependant attention, pas seulement par devoir de mémoire auprès de ceux qui nous ontprécédés dans ces lieux, pas seulement par esthétisme ou par nostalgie passéiste. Les éléments bâtis en lien avec lemaritime, inscrits dans le sol et dans la durée, s’ils sont protégés, entretenus, valorisés et reconvertis au serviced’activités nouvelles, c’est-à-dire “patrimonialisés”, constituent une richesse unique et non délocalisable que d’autresrégions littorales européennes envient à la France. Au lieu d’être reniés, ces héritages doivent être considérés comme lesbases actuelles et futures du renouvellement des économies littorales. Pour s’en persuader, il suffit d’ouvrir les yeux etd’être attentif à ce qui se développe actuellement de façon spontanée. Valorisés, ils créent un environnement attractif etunique qui s’appuie sur les richesses d’un patrimoine, base d’une nouvelle économie patrimoniale comme àDouarnenez. Cet environnement, propice au développement d’un tourisme de qualité, présente aussi de nombreuxatouts pour la communication d’entreprise, le marketing territorial, les arts du spectacle et l’industrie du cinéma.Recyclés et adaptés, ils répondent aux besoins des pratiques maritimes actuelles – sports nautiques et plaisance, pêche,algoculture… et permettent le déploiement de petites entreprises liées à la nouvelle économie induite par la recherche etles sciences appliquées – ingénieries marines, biologie marine et santé, énergies marines… Ils représentent unformidable atout à intégrer absolument dans des projets de territoire plus généraux et innovants tant au niveaucommunal qu’aux échelons géographiques supérieurs : façades maritimes des communautés de communes, desdépartements, des régions.La question du patrimoine maritime culturel est d’autant plus urgente à placer à l’ordre du jour que, dans le cadreeuropéen, la mise en place d’une politique de Gestion Intégrée des Zones Côtières (GIZC) est en cours d’application.Or, bien que les élus soient désormais davantage conscients que par le passé de l’intérêt de la prise en compte dupatrimoine maritime culturel - et plus particulièrement du bâti hérité –, on s’aperçoit que dans les différents documentsd’aménagement des territoires côtiers, la valorisation du patrimoine maritime est mentionnée mais de façon trop vague

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pour avoir des implications fortes sur le terrain. L’une des raisons de la faible prise en compte du patrimoine maritime bâti, par les élus en particulier, réside dans undéficit de connaissances précises et organisées des héritages maritimes bâtis à potentialité patrimoniale : nature,localisation, organisation territoriale. Elle s’explique aussi par la modestie des éléments qui le composent et par le faitque la notion de patrimoine est souvent associée à celle de valeurs du passé nécessitant de coûteux investissements à lacharge de la société. La recherche/action « Port d’intérêt Patrimonial ® »Pour remédier à cette situation la recherche/action « Port d’intérêt patrimonial ® » a été menée en plusieurs étapes Dans un premier temps, nous nous sommes attachés à clarifier les concepts et à définir précisément ce sur quoi nousallions travailler. Qu’entend-on par patrimoine maritime bâti ?À la décharge des détracteurs du « patrimoine », il faut reconnaître que le flou du concept se prête trop souvent à uneutilisation ambiguë des aspirations patrimoniales. On peut cependant clarifier les choses en distinguant nettement «héritage historique « et « patrimoine culturel ». Selon le dictionnaire, le patrimoine d’une famille, d’un groupe social,d’une nation est constitué par l’ensemble des biens considérés comme héritage commun et jugés dignes d’être transmisaux générations futures. Le patrimoine est donc subjectif car il est toujours le résultat d’une décision arbitraire.Au fond, il n’y a pas de patrimoine en soi mais des dynamiques patrimoniales à fins stratégiques et identitaires. Lesconstructions patrimoniales s’inscrivent toujours, plus ou moins ouvertement dans un rapport de forces. Décider demettre en valeur le patrimoine littoral et maritime est un acte politique visant à faire reconnaître les spécificités del’identité littorale, à affirmer l’existence d’un type particulier de société, d’un type particulier de territoire et de culture.Il fallait donc au départ de notre réflexion s’appuyer sur la notion d’héritage pour voir ensuite quels éléments héritéspouvaient avoir valeur de patrimoine.Dans l’optique d’aménagement des territoires côtiers qui est la nôtre, a été considéré comme « héritage maritime » toutélément bâti existant aujourd’hui sur le littoral et dont la présence ne s’explique que par la proximité de l’élémentmarin. Une typologie classant ces éléments selon la fonction qui a fait naître le bâtiment a permis de les classer en 10 champs(docs.1 à 8).• Signalisation et surveillance des côtes (phares, feux, sémaphores, amers...)• Défense militaire des côtes (fortifications, corps de garde, batteries, blockhaus...)• Protection contre l’érosion côtière (digues, murets, murs...)• Transit terre/mer (cales, quais môles, terre-pleins...)• Activités de conservation, de transformation et de commercialisation des produits de la mer (fours à goémon,conserveries, glacières...)• Activités liées à la construction navale et à l’avitaillement des bateaux (ateliers de chantiers navals, voileries,corderies...)• Vie des populations littorales (abris de marins, abris du canot de sauvetage, mais aussi maisons de pêcheurs,d’armateurs...)• Activités balnéaires de loisirs et de santé (villas, cabines de plage, restaurants...)• la pratique religieuse, mémorielle et légendaire (chapelles et églises sculptées de scènes maritimes, monumentscommémoratifs de fait maritime...) • Activités scientifiques anciennes et muséales (stations de recherche, aquarium, musées de la pêche...).Puis nous nous sommes intéressés à la façon dont ces objets s’organisent dans l’espace pour « faire territoire ». Ainsiont été distingués un certain nombre de sous-espaces portuaires, caractéristiques de tous les ports mais développés à desdegrés variables selon la section littorale considérée et selon l’histoire particulière du port. Le fait de nommerprécisément chaque sous-espace constitutif d’un port : site d’échouage, noyau urbano-portuaire ancien, ouvrages à lamer, zone artisanale, front portuaire urbanisé, quartier balnéaire, banlieue bleue des années 1950-70… a permis dedisposer d’un langage scientifique, concret et commun aux maires des différentes communes littorales et plus largementà l’ensemble des intervenants sur ces espaces. Pour chaque sous-espace des recommandations précises de restauration etde mise en valeur ont été émises à la suite d’un travail collectif d’atelier, rassemblant des représentants de l’ensemble denos partenaires.Le deuxième objectif a été, au fur et à mesure de l’avancement des connaissances, de les partager avec un public le pluslarge possible à travers diverses réalisations : inventaires thématiques du patrimoine maritime bâti sur huit communes(établis en relation avec le service de l’inventaire), confection de cartes originales et d’un SIG (Système d’InformationGéographique) à l’usage des collectivités territoriales), enquêtes auprès des populations permanentes ou occasionnellessur leur perception de ce patrimoine et sur leurs souhaits en la matière. L’ensemble a été complété par la parution del’ Atlas du patrimoine maritime du Finistère en 2010 (éditions du Télégramme) afin d’informer les publics sur cetterichesse potentielle et par là même, peu à peu convertir les regards – jusque-là trop méprisants ou indifférents - portéssur ces héritages maritimes modestes mais fortement constitutifs de l’identité maritime de chaque lieu. Pour aller plus loin encore et faire comprendre aux élus, et à la population, la singularité et l’intérêt des espacesurbanisés liés aux activités maritimes historiques, à la demande des maires, l’Observatoire effectue maintenant des pré-expertises du patrimoine maritime bâti communal. Ces pré-expertises et les recommandations qu’elles comportent

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constituent maintenant des outils d’aide à la décision appréciés par les maires et portés en annexe des PLU (plan locauxd’urbanisme) et des AVAP (Aire de valorisation de l’architecture et du patrimoine).L’ensemble de ce travail collaboratif entre notre laboratoire et les maires est à l’origine de la création fin 2011 del’association : « Port d’intérêt patrimonial ® ». Pour adhérer à l’association, la commune candidate doit d’abord signer en conseil municipal la charte « Beau Port, BonPort » rédigée collectivement par les maires, les services de l’Etat et les professionnels du tourisme. Cette charte,présentée par Louis Le Pensec en juin 2013 à Penmarch, lieu emblématique du patrimoine maritime, « engage lescommunes littorales signataires à inscrire dans leurs projets la conservation, la protection ou la modification raisonnéede leur bâti historique à caractère maritime. Ceci dans un objectif de valorisation de l’ensemble bâti et paysager de lacommune ». Enfin, pour stimuler la mise en application de ces principes, le label « Port d’intérêt patrimonial ® » a été créé en 2013pour récompenser la mise en œuvre, pendant cinq ans, d’une démarche de projets d’urbanisme portuaire innovant,intégrant le plus largement possible le bâti historique maritime. Ce label est pourvu d’un jury d’envergure nationale,chargé aussi de conseiller les maires (par le biais du comité de suivi du label attribué pour cinq ans) et de faire connaîtrecette démarche innovante qui se déroule actuellement sur les littoraux de Bretagne.S’il fallait dresser le bilan de l’ensemble de ces actions, je dirais qu’il est mitigé. Pour une bonne réalisation de ceprogramme les obstacles à soulever sont énormes. Les maires et les élus ne sont pas encore assez formés pour pouvoiraborder cette question dans toute l’ampleur qu’elle mérite. Il leur faut également avoir la volonté de résister à laformidable pression foncière et financière qui s’exerce sur chaque commune littorale. Ils doivent aussi tenir compte deleur opinion publique qui juge souvent, en ces temps de restriction, les « dépenses patrimoniales » trop élevées pour unbudget qui doit abonder en priorité dans le social, le scolaire et le fonctionnel plutôt que dans le culturel historique -comme si ces termes étaient forcément antagonistes. Les résultats positifs de cette recherche/action n’en sont que plus méritoires. La prise de conscience de la nécessité de « soigner » les héritages maritimes bâtis des sites et cités portuaires s’accroît et porte ses fruits. L’idée de restaurer etrecycler les bâtiments anciens plutôt que de les détruire, fait son chemin. Les maires s’informent, se forment etéchangent au sein du réseau PiP ®. Par ailleurs la région Bretagne cherche maintenant, elle aussi à stimuler la mise envaleur de ce patrimoine en tant que levier de développement local à travers un appel à projet « héritages littoraux » 2014qui propose aux collectivités d’obtenir une aide financière pour une réalisation, qui peut d’ailleurs s’inscrire dans lecadre d’un projet « Label PiP ® ».Et puis au niveau national nous sommes soutenus par plusieurs institutions, le Ministère de l’Environnement et duDéveloppement durable - le label est placé sous son parrainage -, le Ministère de la Culture et l’Association Nationaledes Elus du Littoral qui appuie cette démarche et la fait connaître.La dynamique « Port d’intérêt Patrimonial ® » est entrée dans sa phase concrète d’application, elle continuerad’évoluer, de se transformer et d’inventer pour satisfaire les besoins de demain des générations futures en matière deculture et d’identité maritime ; sans jamais se répéter ou lasser. C’est là ce que nous souhaitons le plus profondément.

Jean Louis Kérouanton : Merci Françoise. Cette démarche entamée dans le Finistère est totalement pionnière. On estbien aussi dans la question de l’avenir, des enjeux touristiques, de la valorisation des sites et de la nécessité de maintenirune vie économique grâce au tourisme mais aussi à l’activité industrielle. Françoise Péron : L’idée c’est de faire advenir des projets novateurs, que, finalement au niveau national, on ne sait passusciter. Mais il s’agit vraiment de faire émerger d’autres types de projets en dehors de tous les schémas connus souventdéveloppés et reproduits par les cabinets d’études. Les maires ont du mal à résister à la pression foncière, notammentautour des problématiques de résidences secondaires et de logements pour personnes âgées. Ils ne peuvent pas dire nonà tout, il s’agit de leur famille, des personnes qu’ils côtoient tous les jours. J’espère en tout cas qu’il sortira des chosespositives de ce programme et que nous pourrons nouer une forme de collaboration avec la région PACA au sein delaquelle il y a également de forts enjeux autour des petits ports.

Jean-Louis Kérouanton : On pourrait nommer cette méthode « archéologie du bâti contemporain ». Ce que tu asmontré très clairement, c’est l’apport de la géographie et de la cartographie. Toute la plus-value apportée par legéographe c’est justement cette relation aux territoires exprimée par la représentation de l’espace.

Françoise Péron : Les cartes étaient des outils d’aide à la décision. Si on a un petit bâtiment isolé, on se dit que si on leperd ce n’est peut-être pas trop grave. Par contre si sur un territoire le patrimoine maritime est important, qu’il faitpaysage, que des artistes l’on représenté, il est important de le connaître et de savoir ce qu’il convient de conserver.Dans ce cadre, la carte est un outil important qui permet aux maires de comprendre comment leurs communes se situentpar rapport aux autres.

Jean-Louis Kérouanton : Cette approche méthodologique me semble très importante. Il faut prendre en considérationla forme, l’échelle, la fonction, l’immobilier mais aussi le mobilier et ne pas oublier de prendre en compte l’évolution

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des usages. D’où l’importance de la documentation. Je laisse donc la parole à Sylvie Clair. Sylvie Clair : Lorsque les organisateurs de ces journées m’ont invitée à venir parler, je me suis sentie un petit peu mal àl’aise parce que je ne suis pas du tout une spécialiste de l’histoire portuaire. Ce qu’a dit Myriame Morel ce matin m’arassurée puisque, j’ai noté ses paroles : « le port et la ville ne font qu’un » à Marseille. Étant archiviste de la ville, jesais que nous conservons beaucoup de choses ayant trait au port. Je voulais quand même rappeler rapidement leslogiques de la conservation des archives publiques parce que très souvent les personnes qui font des recherches necomprennent pas vraiment comment ça fonctionne. La conservation des archives publiques se fait selon des logiquesinstitutionnelles et non pas thématiques. Il y a également une part aléatoire car chaque institution choisit les documentsqu’elle acquiert à l'extérieur et crée ainsi sa propre logique de conservation. Il n’est sans doute pas inutile de rappelerque les archivistes, sauf cas particulier, ont une grande liberté dans leurs acquisitions puisqu’ils ne sont pas soumiscomme les musées par exemple à des commissions de validation. Cela est dû au fait que dans un service d’archives publiques, la part des acquisitions est une part infime en comparaisonde la masse des papiers des administrations de l’État et des collectivités publiques. Je vous prie de m’excuser pour ce préambule, mais il me semblait que c’était utile de rappeler comment on fonctionnaitcar ces logiques institutionnelles conditionnent entièrement la répartition des sources et il convient de savoir « qui faitquoi » ou « qui a fait quoi » ne serait-ce que pour se présenter ensuite auprès de la bonne institution. Il n’est pas inutile de rappeler non plus que, de ses origines jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, ce qu’on appelle désormais « le Vieux Port », fut à la fois un port militaire et commercial, avant de n'être que commercial après la désaffection del’arsenal des galères. Le patrimoine archivistique portuaire n’est donc pas limité aux constructions et auxaménagements mais il concerne aussi toutes les activités qui ont été exercées dans le port et au-delà tous les enjeux quis’y rattachent qu’ils soient stratégiques, politiques, économiques voire sociaux. Les historiens qui sont dans cette sallele savent bien : on peut ouvrir la recherche sur tous ces plans. Il ne faut pas oublier non plus que le port n’est pas quel’affaire de Marseille. L’Etat de nos jours, le pouvoir comtal puis royal sous l’Ancien Régime ont toujours été très attentifs et très présents. Cequi n’est pas allé sans quelques conflits avec le pouvoir communal dès sa constitution en tant que tel au XIII e siècle, leport représentant un enjeu à la fois commercial, militaire, stratégique même au sens large, voire par exemple son rôledans les guerres d’Italie jusqu’à François Ier inclus. Le port représente aussi un enjeu financier notamment en ce quiconcerne son entretien, les divers impôts et taxes mis en place par les pouvoirs successifs. Donc si on veut travailler sur le port de Marseille, on retrouve des archives dans différents organismes : les archivesmunicipales, les archives départementales, les archives de la Chambre de Commerce, celles du Port autonome maisaussi des archives de l’État notamment du Ministère de l’Intérieur, et celles de la Défense avec notamment les archivesdu Génie. On ne va pas les évoquer mais il y a également les archives privées comme les archives d’entreprises parexemple. Je cède la parole à Stéphanie Roussel pour parler plus spécifiquement des archives départementales et je vous dirai deuxmots sur les archives municipales.

Stéphanie Roussel : Bonjour à tous, l’idée c’était de faire une présentation qui soit à plusieurs voix puisque commeSylvie l’a rappelé, les archives sont réparties dans différents services. Mon propos ce n’est pas du tout de faire un étatcomplet et exhaustif des fonds et des sources que vous pourriez trouver aux archives départementales. Je vais plutôtessayer de faire quelques focus pour vous montrer la richesse des fonds d’archives que l’on conserve et la variété desdocuments. En effet, quand on pense archive on pense souvent au patrimoine écrit alors que l’on a également beaucoupd’iconographie, des plans, des gravures. Ces sources sont vraiment extrêmement riches et complémentaires.Comme le disait Sylvie, on a beaucoup de documents qui concernent le port dans nos fonds d’archives. J’ai fait unepetite recherche sur nos bases documentaires : on a quatre-vingt-sept fonds qui sont indexés avec le mot « port ». C’estdonc déjà considérable. Évidemment, les sujets en lien avec le patrimoine portuaire sont extrêmement variés : les territoires, les hommes, lesbâtis, les métiers, les bateaux, les techniques, les marchandises etc.En dernier point en rapport avec ce qui a été dit en introduction, les archives départementales ont un ressortgéographique qui est celui du département et donc on peut aussi documenter des ports comme Arles, Fos, La Ciotat etc.On vous a parlé de logique institutionnelle, il faut savoir qu’en archive, quand on fait une recherche ce qui est trèsimportant avant tout c’est de comprendre comment les archives ont été produites et qui a été à l’origine du document.Nous parlons de « producteur d’archive ». Il s’agit d’une notion fondamentale. Ce dont je vais vous parler maintenantc’est donc plus des producteurs d’archives que des documents. J’ai basiquement découpé le propos de façonchronologique puisque c’est ce qui me semblait le plus simple.Avant la Révolution française, il y a deux choses à avoir en tête. D’un côté c’est l’Intendance, l’administration un peu « touche-à-tout » qui dans le Sud de la France a des compétences sur la Marine royale, la Marine de commerce, laCourse, les prises, ainsi que sur les affaires commerciales. Donc dans la série C des archives départementales il y a detrès nombreux documents sur le port et les affaires commerciales autour de l’importation et l’exportation des blés, de la

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Chambre de Commerce de Marseille, sur la Compagnie d’Afrique, le commerce du Levant, etc. Ces documents sontextrêmement riches. C’est aussi dans ce fonds que l’on trouve des documents concernant les corsaires et pirates, lespostes, les ports. On peut aussi signaler dans cette même série tout ce qui touche à la pêche, aux bourdigues etmadragues, à la marine royale, aux garde-côtes, aux expéditions militaires outre-mer, puisque l’intendant est lereprésentant du roi. On a également pour tous les thèmes et en particulier pour le thème maritime, une très abondante correspondance del’intendant très bien documentée et décrite. Et toujours pour l’Ancien Régime, on a aussi l’Amirauté de Marseille quiprésente un très beau fonds dans lequel on peut trouver de nombreux documents concernant l’histoire du commerce etde la navigation. Les archives conservent également des inventaires faisant état des ventes et des achats de navires, des déclarations dechargement et de déchargement, des visites et des congés des navires en partance. Bien évidemment, ces registres sonttrès volumineux, très longs à dépouiller, mais pour ceux qui ont la patience de le faire, je pense que ces sources sont trèsprécieuses et peuvent venir apporter des informations que l’on ne trouve pas par ailleurs. Pour l’Amirauté, il existe desfonds plus modestes pour les bureaux de Cassis, de la Ciotat, d’Arles et de Martigues.J’en ai fini pour la période de l’Ancien Régime. Après la Révolution française on a ce que l’on appelle les archivesmodernes qui sont les celles du XIXe jusqu’à 1940. La série la plus importante est la série qui s’appelle 6S et qui seprolonge après dans la série W. Là-dedans vous avez tout ce qui concerne la gestion du port de Marseille par le Servicemaritime des Bouches-du-Rhône jusqu’en 1966. Au même moment l’outillage du port était concédé à la Chambre deCommerce et d’Industrie dont on ne parlera pas aujourd’hui. Le port de Marseille était directement administré par l’Étatavec le concours de la Chambre de Commerce. Les compétences de la direction du port s’étendaient au-delà de Marseille jusqu’à Port-de-Bouc, Lavéra et l’étang deBerre mais également tous les ports secondaires du département, qu’il s’agisse des ports de commerce comme Port-Saint-Louis-du-Rhône ou des ports de pêche.Le Service maritime avait pour missions la sécurité des navires, la police des eaux, la protection de l’environnementmarin, la conservation du domaine public maritime ainsi que l’entretien des phares, fanaux et balises. Ces missions sonttoujours assurées aujourd’hui par le Service maritime des Bouches-du-Rhône, mais depuis lors, le port, devenu Portautonome de Marseille, nous verse régulièrement ses archives. Je voulais également vous signaler un ouvrage qui a été publié il y a quelques années qui s’appelle « Une aventureportuaire : les archives du service maritime des Bouches-du-Rhône, aménageur des ports de Marseille, 19e-20e

siècles ». Il regroupe de nombreux documents figurés et des plans issus de la série 6S ainsi qu’un répertoireméthodique.Pour terminer ce panorama je vais juste vous dire que nous avons, en plus des archives publiques, des archives privéeset des fonds figurés, des fonds d’architectes. Sur le Port autonome de Fos on a par exemple le 175J qui est le fonds del’architecte Jaubert dans lequel vous trouvez de nombreux documents sur la construction du port. Dans la sous-série Fiqui regroupe les documents figurés, on achète et on collecte régulièrement des photographies, des cartes postales, desplans, des gravures, où sont évoqués la mer et le patrimoine maritime. Je voulais vous signaler en particulier, puisqu’on a parlé tout à l’heure des chantiers navals, le fonds Sciarli, autour deschantiers navals de la Ciotat, qui est partagé entre les Archives Municipales de Marseille, celles de la Ciotat et lesArchives Départementales. Pour les Archives Départementales, il s’agit de 15.000 négatifs en noir et blanc, ça vousdonne une idée de la volumétrie du fonds.On a aussi le fonds Delage sur le Port autonome de Marseille et en particulier sur les infrastructures de la réparationnavale. Il n’y a que 100 tirages mais c’est déjà très intéressant.

Sylvie Clair : Les archives municipales de Marseille ne sont pas le lieu principal de conservation des archives du portmais les sources qu’elles conservent ne sont pas sans intérêt. La ville est depuis son origine intimement liée à l’histoiredu port et l’intérêt des archives municipales, c’est qu’il y a encore beaucoup de découvertes à faire.Pour vous donner une idée de nos richesses, les plus anciens documents qui sont conservés aux archives de Marseilledatent du XIIe siècle et sont donc antérieurs à la constitution de la commune. Les premiers éléments que l’on conserve sont en lien direct avec l’activité commerciale et maritime des Marseillais. Ona cru pendant longtemps, jusqu’à la fin du XIXe siècle, que le plus ancien document conservé datait de 1136, il s’estfinalement avéré que c’était un faux constitué au XIII e siècle faisant état d’accords sur l’établissement de comptoirs enOrient pour le commerce des Marseillais. Il y a également un document particulièrement remarquable, le registre du notaire Giraud Amalric. C’est le plus ancienregistre de notaire conservé en France et également le plus ancien registre conservé sur papier. Il date de 1248, année oùdes croisés sont partis de Marseille. Il donne des informations sur la capacité du port de Marseille à cette époque,notamment des renseignements sur tous les navires qui y ont fait escale avec leur cargaison, leur provenance ou leurdestination. J’ai préparé un dossier qui a été envoyé à l’UNESCO pour demander son inscription sur le registre de lamémoire mondiale de l’UNESCO. Le problème est qu’il est en latin et d’une écriture assez difficile. On a également beaucoup d’éléments qui traitent de la concurrence avec les autres villes portuaires de la Méditerranée,notamment les villes italiennes comme Gênes, avec la Catalogne (les Catalans ont laissé quelques souvenirs

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désagréables à Marseille) mais aussi avec l’arrière-pays, jusqu’au nord de la France puisque le port était un débouché duRhône et du commerce venant à l’époque du royaume de France. Pour ces époques anciennes, l’archéologie et les textessont des sources complémentaires pour la connaissance des lieux et des usages des ports comme cela a été montré pourla reconstitution du tracé des remparts et du système de défense du port à l’époque médiévale. Dans les archives municipales, il y a en outre beaucoup de choses concernant les navires stationnant dans le port.Encore aujourd’hui un service de la mairie s’occupe des emplacements maritimes.Nous avons encore des archives sur l’administration, la garde et la police du port dont une partie est malgré toutconservée aux archives départementales, notamment les archives des Prud’homies de pêcheurs. Nous possédons desfonds sur les métiers et les gens du port ; je cite une phrase d’Éliane Richard au sein d’un ouvrage dirigé par RolandCaty : « les archives communales sont aussi la source idéale pour apprécier la place que tiennent les édits maritimesdans la gestion de la ville par exemple en examinant la composition du conseil municipal ou en étudiant le contenumême des délibérations ». C’est très parlant au Second Empire car l’on peut voir le poids des élites économiques quisont, à Marseille, essentiellement liées au port et qui, au sein de certaines municipalités, occupent jusqu’à la moitié dessièges. On trouve aussi beaucoup de documents sur les produits de commerce, par exemple des relevés mensuels des quantitésde blé et de farine, des entrées et sorties par terre et par mer. Et je voulais juste évoquer des archives qui ne paraissentpas intéressantes a priori mais qui sont aussi sources de découvertes intéressantes les archives de ce que l’on appelait «la Table de la mer ». Il s’agit de toutes les marchandises qui entraient et qui sortaient de Marseille et qui étaientconsidérées comme des marchandises étrangères et donc taxées. C’est un enjeu du pouvoir de savoir qui va taxer, quiva recevoir le produit de ces taxes et qui va en être exempté. Il faut aussi citer tout ce qui est lié à la cure du port, c’est-à-dire à tout l’entretien du bassin afin que les navires puissent continuer à y circuler.Dans les Statuts et Privilèges de Marseille, on observe aussi des références qui sont faites constamment sur l’usage duport et sur l’importance des délibérations communales. Depuis le Moyen Age jusqu’à nos jours, le port est très présentdans les délibérations du conseil municipal. Après ce rapide aperçu, je voudrais dire un mot sur les archives privées puisque nous en conservons aussi, des archivesde maisons de commerce ou de grandes familles de négociants et d’armateurs.Il y a des noms connus et moins connus, par exemple les archives de Bélivier, un parfumeur et représentant encosmétique qui travaillait beaucoup avec l’Afrique du Nord, dont on conserve la comptabilité et les registres decommerce. On a des plus connus comme les Bergasse, les Fraissinet et les Charles-Roux. On a également un très grandnombre de documents figurés, de fonds photographiques que je vous incite à voir sur le site marius.marseille.fr. Ce siteprésente la particularité de regrouper les images numérisées des musées de Marseille, du muséum d’histoire naturelle,des bibliothèques et des archives de la ville de Marseille. Marius ça veut dire : MARseille Images Universelles etSingulières. Stéphanie Roussel : Juste pour conclure, l’idée c’était de montrer un peu la diversité des sources que l’on peutconserver en archives, d’aller au-delà de ce que vous saviez de nos institutions. Les documents d’archives ne valent quelorsqu’ils sont mis en résonance entre eux. Le but c’est vraiment de plonger dans ces séries documentaires, il s’agit derecherches longues qui demandent du temps et des moyens mais c’est à ce prix que l’on arrive à faire des découvertesvraiment intéressantes. Et puis évidemment ces sources sont complémentaires de toutes les autres dont on a parléaujourd’hui.On vous invite donc vivement à venir consulter nos documents.

Personne du public : Ce qui est intéressant dans le patrimoine, c’est que justement les gens le méconnaissent. Lesarchives sont tellement nombreuses que parfois on ne sait pas quoi en faire, mais concrètement qu’est-ce qu’elles nousapportent ?

Sylvie Clair : Les archives sont ouvertes à tous, elles permettent de bâtir le discours historique.

Stéphanie Roussel : Le but de la présentation était de vous donner envie de découvrir ces fonds. Je voudrais aussipréciser que nos institutions mènent de nombreuses actions comme des expositions, des journées d’études, descolloques, l’accueil de groupes … Cela fait partie de notre mission de valorisation et de diffusion culturelle.

Jean Louis Kérouanton : Elle est intéressante votre question, Madame. L’archive, c’est austère, c’est du travail, il fauty consacrer du temps. Je ne sais pas quelle est votre compétence d’un point de vue institutionnel, mais je vous incite àfréquenter les archives. L’objectif de ces journées était justement de présenter ces fonds, leur richesse et leur intérêt. Cela peut parfois êtreaustère quand on parle notamment de la série 6S mais on peut également tomber sur des représentations graphiques toutà fait sublimes. On est bien là dans des objets qui sont importants, certains exceptionnels puisqu’ils pourraient prétendre à lareconnaissance en tant que patrimoine mondial. Ce qu’on fait avec les archives, c’est ce qu’on veut bien en faire en

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réalité. C’est-à-dire le travail d’archiviste est un travail qui n’est pas celui du révélateur en tant que publiant du récit.L’archiviste ne fait pas de récit, c’est l’historien, le géographe ou un conservateur des monuments historiques qui vontconstruire leurs récits.Le travail de l’archiviste en amont, c’est d’organiser les choses, de faire des inventaires pour faciliter la recherche. Cequ’il y a de passionnant dans l’évolution des archives récentes, c’est la prise en compte à la fois des problématiques decuriosité mais aussi des techniques de conservation notamment en ce qui concerne les représentations graphiques.Avant, n’importe quel plan pouvait être plié in-douze dans des liasses mal faites. Aujourd’hui, il y a tout un travail deconservation au sein de meubles adaptés, ce qui montre l’évolution du regard sur ce type de document. Je vous donne un exemple, les Archives Départementales de Loire-Atlantique ont appliqué la circulaire de 1928 surl’élimination des sources fiscales parce que du point de vue national, les archivistes pensaient que ce n’était pas dessources intéressantes. Manque de pot, Marc Bloch et Lucien Febvre étaient justement en train de s’intéresser auxsources économiques.En Loire-Atlantique ils ont bien travaillé, donc on n’a pratiquement pas de source fiscale du XIXe siècle. En Maine-et-Loire, je me félicite que les archivistes aient très mal travaillé parce qu’on a des sources fiscales et que, par exemple, lescarnets de patentes n’ont pas été éliminés. Donc vous voyez, l’intérêt de l’archive c’est la façon dont les scientifiques parviennent à les faire parler. Il est vrai quecette présentation des sources était un peu austère mais le travail des archivistes est absolument fondamental.

Sylvie Clair : Oui, donc notre boulot c’est d’être austère et le vôtre c’est de nous rendre sexy…

Jean Louis Kérouanton : On est bien là dans un enjeu qui est tout à fait intéressant : qu’est-ce que c’est que laconnaissance ? Au passage pour ce qui est de l’austérité, les collègues de l’Inventaire ne sont pas mal non plus en termes deméthodologie. C’est un travail non pas de laboratoire au sens « sciences exactes » mais c’est un travail de laboratoire ausens étymologique du terme. On définit notre laboratoire de terrain grâce notamment à la compétence des archivistes etdes sources qu’ils mettent à notre disposition et on peut trouver des surprises.Moi j’ai travaillé sur la Ciotat il y a quelques années. Aux AD 13, j’ai trouvé dans certaines séries des explications sur lelancement de bateaux à Saint-Nazaire. En effet, les ingénieurs de la Ciotat se demandaient comment créer une nouvellecale et ils s’étaient renseignés à Saint-Nazaire. On est bien là dans cet enjeu de la mise en relation des récits qui estquelque chose de tout à fait important et qui nécessite une documentation de base.

Sylvie Clair : Je dois dire quand même que dans toutes les collectivités territoriales qui ont un site internet où desarchives sont en ligne, on s’aperçoit de façon très significative que c’est ce qui est le plus consulté. Il y a l’état civil bien sûr, mais il n’y a pas que ça. Rien à voir avec le patrimoine portuaire mais par exemple le serveurinternet qui hébergeait le site « Mémoires des Hommes » du ministère de la Défense a sauté à cause du nombre devisiteurs. Les archives ne sont donc pas muettes pour tout le monde.

Jean Louis Kérouanton : Sur la question des archives en ligne, depuis trois-quatre ans on voit bien qu’il y a là quelquechose de tout à fait important en termes de relation aux publics. Aujourd’hui tous les sites d’archives sont passionnants. La communication et la communicabilité, l’enrichissement des sources et les publications en ligne, c’est pour nous unerévolution. Et c’est non seulement une révolution en tant que producteur académique mais c’est une vraie révolution entermes d’accès à la culture et au passé pour l’ensemble des publics. On va passer maintenant à la documentation archéologique sous-marine.

Florence Richez : Moi je vais vous parler plutôt du patrimoine portuaire invisible, du patrimoine qui va se trouver sousl’eau. Je suis Florence Richez, responsable de la documentation au Département des recherches archéologiquessubaquatiques et sous-marines, le DRASSM. C’est un service à compétence nationale, qui relève du ministère de laCulture et qui est rattaché à la Direction Générale des patrimoines. Le service a été créé en 1966 par André Malraux, àl’époque il s’appelait la Direction des Recherches Archéologiques. Il a été implanté à Marseille assez naturellementpuisque la plongée s’était développée plutôt en Méditerranée. Le service était situé au fort Saint-Jean jusqu’en 2009 etnous avons depuis déménagé pour être aujourd’hui à l’Estaque. Notre champ de compétence, c’est le domaine publicmaritime c’est-à-dire environ 11 000 km de côtes dont 5 500 pour la métropole et vingt-deux km au large à partir descôtes. C’est donc un domaine immense. A ce titre-là on est chargé de la gestion des biens culturels maritimes et del’application du code du patrimoine : livre V, titre 3, chapitre 2 sur les biens culturels maritimes.Les biens culturels maritimes, c’est tout ce qui est au fond de la mer qui a un intérêt artistique ou archéologique. La loidit que l’État en est propriétaire et que l’on ne doit pas y toucher. Pour faire des fouilles, il faut avoir une autorisation,c’est nous qui donnons cette autorisation au nom du Ministère de la culture et on reçoit tous les rapports de fouilles ettoute la documentation afférente à ces sites. Ce qui fait que nous avons dans la documentation les déclarations de sites,d’épaves, les archives de fouilles, les dessins, les rapports de fouilles, les publications. Toute cette documentation estréférencée dans une base de données du ministère qui s’appelle « Patriarche », qui gère les données administratives,

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scientifiques et de protection de ces sites mais qui n’est pas consultable en ligne. En revanche, toutes les photos et ladocumentation ont été numérisées et mises en ligne sur la base Mérimée du ministère. On a donc cette documentation scientifique mais on a aussi de la documentation matérielle ; puisque les objets qui ontété trouvés de manière isolée ou les objets qui ont été sortis des fouilles, c’est nous qui les gérons dans des dépôts defouilles. On a une quinzaine de dépôts de fouilles le long du littoral. Pour ces objets, on a une base de données internequi permet de faire l’inventaire et de gérer la mise en dépôt dans les musées, les prêts dans les expositions, les étudessur des thèmes précis etc… Si l’on interroge la base Patriarche plus précisément sur les ports, on ne va pas avoirénormément de réponses parce que les ports, les ports antiques en général relèvent de la fouille terrestre que ce soit àMarseille, à Toulon, à Antibes ou à Fréjus.En revanche, il y a des éléments qui sont pris en compte par l’archéologie sous-marine et surtout il y a des programmesde recherche qui sont pluridisciplinaires associant les archéologues terrestres, les morphologues et les archéologuessous-marins. De plus, si on prend l’étude d’un port dans sa fonction commerciale, on va prendre aussi les lieux demouillage qui sont très importants et sur lesquels il y a un vif intérêt actuellement. Par exemple dans la rade deMarseille, toutes les épaves qui ont été étudiées n’étaient pas là par hasard, elles venaient au port de Marseille.D’ailleurs le musée des Docks romains ne s’y était pas trompé puisqu’il présentait les épaves les plus importantes de larade de Marseille. De même, le musée d’Histoire de Marseille présentait l’épave de la Pointe Lequin, une épave grecquequi avait coulé à Porquerolles au VIe siècle avant J-C dont la destination était visiblement Marseille.En revanche si l’on parle des mouillages dans la rade de Marseille on va avoir plutôt des rejets de dragage aux Catalanset les mouillages des ports de la quarantaine. Actuellement, la base Patriarche sert aussi pour l’archéologie préventive.Quand on a des projets de port qui vont atteindre le domaine public maritime, on fait une étude préventive et on collectetoutes les informations dans les archives. Par exemple, pour le port du Havre où il y a eu une grosse opération Port2000, on a effectué une grande collecte dans les archives de la ville qu’on a conservée dans le service.Ensuite, pour la protection, il est bien évident qu’à partir du moment où c’est sous l’eau et que l’idée est qu’on ne doitpas y porter atteinte, cela constitue déjà une protection. En ce qui concerne la mise en valeur c’est évidemment pluscompliqué. On a fait des expériences pour les épaves mais pas encore pour des structures portuaires, si ce n’est lesentier sous-marin archéologique d’Olbia je crois. Il faut aussi citer l’opération Neptune avec les épaves dudébarquement et la reconstitution du port d’Arromanches absolument extraordinaire. Je crois que je vais m’arrêter là parce qu’on a déjà passé beaucoup de temps mais l’idée c’était de présenter le service,pour dire que l’on existe, que l’on a de la documentation et que l’on reçoit des chercheurs, des étudiants, on répond auxdemandes. Une de nos missions est la valorisation, toujours en relation avec les musées auxquels nous fournissons dumobilier archéologique. Les épaves de Camargue sont par exemple présentées dans le musée d’Arles parce que c’étaitévident qu’elles étaient destinées à prendre le Rhône.

Jean Louis Kérouanton : Une question générale. Savez-vous s’il y a une augmentation de la curiosité des publics surces questions portuaires ?

Stéphanie Roussel : Sur le portuaire je ne sais pas, mais sur les archives de façon générale, il y a un paradoxe. On a unpublic qui fréquente les expositions, qui participe aux actions culturelles, mais on a de moins en moins de personnesdans la salle de lecture car les gens ont moins de temps pour se confronter aux archives. Le monde de la recherche estlui aussi confronté à une logique « il faut produire toujours plus et toujours plus rapidement » en tout cas c’est ce quenous disent les chercheurs et les universitaires avec lesquels on travaille. Les étudiants aussi doivent faire des mémoiresdans des temps qui sont, semble-t-il, de plus en plus courts, parce qu’ils ont leurs stages et d’autres documents à rendre.Il vrai qu’aux archives départementales, mais je pense que cela est aussi le cas pour les archives municipales, on a lasensation d’avoir un public qui a tendance à diminuer.

Sylvie Clair : Pour ce qui est du contenu, notre public est de plus en plus virtuel. Pour les manifestations culturelles, lavalorisation, c’est un public qui a plutôt tendance globalement à augmenter mais le public des chercheurs n’estaujourd’hui plus sur place, il est vraiment sur internet.

Stéphanie Roussel : Beaucoup de gens utilisent nos services en ligne mais au niveau des archives départementales parexemple, ce qui est disponible sur internet représente une infime partie de tout ce que l’on conserve. En pourcentage, jedirais que c’est moins de 5%.

Jean Louis Kérouanton : Typiquement ma petite trouvaille dont je parlais sur Saint-Nazaire, je n’aurais pas pu la fairesur internet.

Stéphanie Roussel : Ça semble en effet évident.

Jean Louis Kérouanton : Là pour le coup, il y a vraiment un enjeu qui vaut d’ailleurs également pour les musées, lamise en ligne de collections entières. On parlera demain des nouvelles approches liées au numérique et notamment la

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question de la modélisation avec Florent Laroche ou du travail qu’a réalisé Patrice Pomey à Arles.

Florence Richez : Il existe des programmes spécifiques de recherche sur les ports qui sont pluridisciplinaires. On peutciter le travail autour du port de Narbonne dont Marie Pierre Jézégou nous parlera tout à l’heure mais également de lareprise de l’étude autour du Golfe de Fos par Souen Fontaine.

Jean Louis Kérouanton : Maintenant que l’on a défini le territoire et la documentation, comment se met en place leprocessus de protection ? Je vous propose d’écouter Sylvie Denante, chargée d’études documentaires à la DRAC PACAqui sera suivie par Robert Jourdan, conservateur régional des monuments historiques.

Sylvie Denante : Je travaille à la DRAC PACA, où je suis l’adjointe du conseiller pour l’architecture et les espacesprotégés. J’ai examiné les principaux termes utilisés par Jean-Louis dans le programme de ces journées et un certain nombred’entre eux m’ont interpellée et m’ont conduite à choisir le sujet que je vais vous présenter aujourd’hui. Les termes duprogramme que j’ai relevés sont : ville maritime, ville portuaire, la ville et son port, mémoire, trace, territoire portuaire,conservation, temps long, protection et outils de protection. Et surtout : trace et mémoire du territoire portuaire.Je vous parlerai d’un petit élément qui nous concerne tous car il se trouve à la confluence de nos problématiques derecherche et d’intervention, et montre à quel point on devrait les aborder de façon partagée, en croisant les regards et lesspécificités. Mais d’abord une remarque préalable : je pense que le patrimoine maritime est souvent lié à des lieux dedifficultés économiques ou de souffrance. Ce sont des lieux qui peuvent être désaffectés, démolis, bombardés…. Jecrois que c’est une dimension très importante pour le patrimoine portuaire et pour sa mémoire. A Toulon, il y a le port de guerre, le port marchand et le port de plaisance (dit Vieille Darse). Les trois sont contigus.Je vais vous parler d’un groupe de maisons, et particulièrement de la maison Pons, située à l’extrémité est du quai-promenade de Toulon. On peut présenter cela comme une histoire en cinq actes.Acte I : Avant-guerre. L’histoire commence par une observation : la présence attestée, pendant deux siècles, de lamaison Pons, située à l’extrémité est du port de plaisance. On peut repérer précisément l’îlot sur un cadastre de 1827(illustrations 1 et 2), et sur le cadastre actuel (illustration 3), c’est-à-dire après les deux guerres mondiales. Toutpromeneur la verra aujourd’hui au bout du quai de la Sinse (illustration 4).Acte II : Lors du bombardement allié du port de Toulon en 1944, le front de mer est détruit. Le port de guerre est unecible privilégiée ; rappelons que c’est le seul port de guerre français en Méditerranée. C’est également sans doute - c’esttrès important - le lieu le plus identitaire de Toulon. La ville est détruite à 47 %. Miraculeusement, dans ce secteur leplus touché, la maison Pons est épargnée. Pour reconstruire le port après-guerre, le Ministère de la Reconstruction et de l’Urbanisme missionne Jean de Mailly,architecte des bâtiments civils et palais nationaux. La commande précise que doit être réalisé un « quai-promenade »,dans la partie située entre le port de guerre, à l’ouest, et le port de commerce - le port marchand - à l’est. Il s’agit decréer une composition urbaine fermée, sorte de « cours » en bord de mer, fermé à l’ouest par la préfecture maritime,lieu du pouvoir, et de l’autre, par une « rotule » assurant l’articulation avec le port marchand. Entre les deux, bordant lequai, quatre barres de logements constituent ce que l’on a appelé assez rapidement la « Frontale ». Malgré toutes ses qualités, la Frontale, surnommée la « muraille de Chine », est assez mal perçue dès sa construction.En travaillant beaucoup sur le sujet, j’ai compris que cette « frontale » cristallisait et pour longtemps la douleur de ladisparition, de la destruction du port qui était l’identité de Toulon, les bombardements mais aussi le sabordage de laflotte. Ce n’était pas tellement l’architecture elle-même, mais c’était la nostalgie de ce que l’on avait perdu. Je penseque pendant une cinquantaine d’années, il était impossible pour les Toulonnais de porter un regard positif oubienveillant ou même ne serait-ce qu’objectif sur cet ensemble. Il se trouve que la rotule d’articulation prévue avec le port marchand, qui aurait fermé la perspective à l’est, n’a jamaisété réalisée. Or c’est à son emplacement que se situe la maison Pons (illustration 5). Celle-ci, au lieu d’être démolie « d’abord », reste au contraire en place. Elle est donc, dès le chantier de Reconstruction, nécessairement consolidée,maintenue délibérément debout, malgré le contexte, ce qui témoigne d’une volonté et induit un coût. Elle est une tracebanale certes, mais une trace de l’épreuve subie. Acte III : En l’an 2000, le ministère de la Culture et de la Communication lance une opération en faveur du patrimoinedu XXe siècle qui va notamment se manifester par la création du label « Patrimoine du XXe siècle ». Je précise que celabel est avant tout un outil de reconnaissance patrimoniale. A la différence de la protection « monument historique », lelabel « Patrimoine du XXe siècle » n’a pas d’incidence juridique ou financière. La DRAC a très rapidement décidé d’attribuer ce label à la Frontale en dépit de l’opinion, car l’ensemble était encoretrès dénigré à ce moment-là, au point qu’on évoquait volontiers sa démolition. La reconnaissance patrimoniale vafortement contribuer non seulement à préserver le bâtiment mais aussi à changer le regard porté sur lui. Acte IV : En 2007, est créée une ZPPAUP (zone de protection du patrimoine architectural, urbain et paysager) à Toulon,qui signale la Frontale, mais semble-t-il ne fait pas mention de la maison Pons. Acte V : En 2012, le conseil municipal prend une délibération visant à transformer cette zone patrimoniale en AVAP(Aire de mise en valeur de l’architecture et du patrimoine), servitude d’utilité publique qui doit être annexée au PLU

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(Plan local d’Urbanisme). L’AVAP n’est pas un projet d’urbanisme, c’est bien un document qui signale les éléments àpréserver. Lors de la dernière réunion, en février 2014, je représentais le service architecture et espaces protégés de laDRAC. La procédure en était au stade de l’enquête publique. Dans ce cadre, une observation écrite a été émise,demandant la conservation de la maison Pons. Je suis intervenue pour expliquer que cette maison représente à mon avisun vestige très important de l’état antérieur à la destruction de 1944 : cette maison civile rescapée des bombardementsmarque la clôture est du long quai sud, face à la préfecture maritime, comme elle en retour sur l’alignement, mais àl’ouest.Si la maison en elle-même ne semble pas a priori avoir d’intérêt propre d’un point de vue architectural, il s’agit enrevanche d’un vestige historique rare en raison de son ancienneté dans ce secteur, et d’un témoignage urbain précieux.La maison Pons présente aussi un grand intérêt par son échelle, qui est celle sur laquelle s’est calé Jean de Mailly,faisant ainsi la preuve de son attention à l’antériorité. Ceci n’a pas échappé à l’auteur d’une carte postale des annéessoixante (illustration 6), où la maison, à l’angle de la photographie, donne le gabarit pour la hauteur et le nombre deniveaux de la Frontale. Pourtant, dans l’extrait du compte-rendu de la réunion évoquée ci-dessus, on peut lire : « En cequi concerne la maison Pons, seul immeuble du quai à ne pas avoir été détruit pendant la Seconde Guerre mondiale, lademande d’identification n’est pas retenue, ce bâtiment ne présentant pas un caractère architectural suffisammentsignificatif ». Plus loin on peut lire que la maison Pons constitue un « verrou dans un secteur stratégique et que sonarchitecture ne justifie pas de l’identifier dans le document ». Il s’agit de dégager la circulation vers la sortie de Toulon,et la liaison avec le port de commerce, de dégager la perspective. Le document ne sera donc pas amendé.Acte VI : Démolition ? Je pense que ce petit objet cristallise un très grand nombre de questions qui ont été abordées cematin et de remarques qui ont été faites par les uns et les autres. D’abord, ce qui m’a frappé dans les positions récentesen faveur de la démolition de la maison Pons, c’est qu’elles s’appuient sur l’idée d’une ville pure, d’une ville propre,dans laquelle on fait sauter les verrous, où on ouvre les perspectives. Qu’est-ce qu’une perspective ? Nous sommes en présence d’un « cours « en bord de mer, conçu au moment de laReconstruction pour être un « quai-promenade « fermé d’un côté par la préfecture maritime et de l’autre par la maisonPons. Évidemment une ville pure ça n’existe pas, une ville c’est fait d’accidents, de strates, de vestiges etd’imperfections. Ce que je trouve très étonnant dans cette histoire, à propos de la trace et de la mémoire, c’est unrenversement complet de situation, et dont je pense que nous les professionnels du patrimoine sommes en partieresponsables. En effet, au sortir de la guerre, alors que le traumatisme de la destruction est très vif, on assiste à un maintien forcenéde la dernière trace, la maison Pons, tandis que les bâtiments de la Reconstruction eux, ne sont pas acceptablespuisqu’ils « prennent la place » du monde d’avant et l’effacent.Aujourd’hui au contraire, la Frontale est reconnue comme élément patrimonial et enfin acceptée. En 2000, elle reçoit unlabel qui participe à redonner de la fierté à ses habitants. S’ensuit une importante restauration et une opération devalorisation du quai et des immeubles qui s’est accompagnée de l’augmentation de la valeur des appartements. Quelleest notre part de responsabilité dans ce changement de regard, dans le choix de la trace à préserver et dans cetteinversion des points de vue cinquante ans après ?C’est comme si l’on n’avait plus besoin du témoin le plus ancien, la maison Pons, à partir du moment où la tracesuivante, celle de la Reconstruction, est devenue aujourd’hui acceptable. Il y a déplacement-remplacement des objetsréférents de l’identité. La trace est donc fragile non seulement pour des raisons matérielles, mais plus encoremémorielles : la trace disparaîtrait lorsqu’on n’en a plus besoin. Quand et pourquoi la trace est-elle effacée au nommême d’un outil patrimonial de mise en valeur ?Est-ce que cette démolition sera actée ? Je l’ignore. On pourra probablement enregistrer le bâtiment, mais je crois quecela nous pose à tous des questions sur nos méthodes de travail qui devraient être collectives et décloisonnées, sur leschoix à réaliser, sur la mémoire, l’urbanisme, les acteurs et les objets, les échelles d’intervention…. Jusqu’où va la villeportuaire, la ville patrimoniale ?

Robert Jourdan : Il m’est demandé de faire un état de ce qu’est le rapport patrimoine portuaire et protection « monument historique » en quelques minutes. Si j’avais un peu plus de temps devant moi je ferais un rappel sur laconstruction complexe de la notion de « monument historique ».Notre point de vue n’est pas savant mais il s’appuie sur des études, des pratiques et des rencontres. Les protections « monument historique » ce sont souvent des histoires de rencontres entre personnes et de croisements entre lieux,sujets, objets patrimoniaux, territoires voire terroirs patrimoniaux. On ne travaille toutefois pas au hasard des rencontresmais de manière raisonnée même si parfois nous œuvrons dans l’aléatoire voire dans l’accident patrimonial. J’ai demandé à quelqu’un qui n’a pas de rapport avec le patrimoine portuaire, d’établir la liste des protections « monument historique » sur le patrimoine portuaire en PACA. Au début, nous avons trouvé huit protections, outre neufphares, puis en cherchant un peu plus, nous en sommes arrivés à une cinquantaine. Que peut-on donc comprendre dansla dénomination ?Nous avons ainsi plusieurs petits sites isolés et deux grandes aires culturelles : Villefranche-sur-Mer (avec la Darse, laCorderie, l’Arsenal, la Forge, le Môle, le Bassin de radoub) et bien entendu Marseille. Curieusement ce que l’on

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appelle le Jardin des vestiges ou le Port antique ne figure pas dans la catégorie des ports mais dans celle des entrées devilles. Ces vestiges de la Bourse n’occupent qu’une toute petite partie de ce qu’était le port romain. Le port grec n’étaitpas vraiment situé à cet endroit même s’il y a quelques éléments d’accostage (?) du IVe siècle avant JC. Pour Marseille, il faut aussi citer le Marégraphe, la Consigne sanitaire, la Teinturerie de la Prud’homie de pêche del’Estaque, l’hôpital Caroline, le phare du Planier. Et nous avons des protections « monument historique » isolées : un vivier maritime supposé romain de la Gaillarde àRoquebrune-sur-Argens et évidemment Fréjus avec les vestiges du port romain. A Villefranche-sur-Mer, à l’écart duport militaire, se trouve la Chapelle des Pêcheurs qui est doublement protégée comme patrimoine portuaire d’une part,appartenant toujours à la confrérie des pêcheurs, mais également parce que Jean Cocteau a décoré l’ensemble desintérieurs de la chapelle sur les thèmes de la mer, la pêche et la Méditerranée. Et les huit autres phares.On en arrive ainsi à une cinquantaine d’éléments immobiliers, je ne parle pas du patrimoine mobilier. Bien entendu,quand on élargit ensuite le cercle, nous rentrons dans le cadre, ce qui a été dit ce matin, du patrimoine militaire. Danscette région, le patrimoine militaire maritime est considérable, essentiellement lié à la défense certes des côtes maissurtout des ports. Ce patrimoine est également protégé au titre des monuments historiques. On pourrait élargir encoreavec le patrimoine portuaire industriel, commercial, des transports, consulaire, résidentiel lié, tout Marseille aurait puêtre considéré comme portuaire. Mais nous avons du mal à cerner ces catégories qui se croisent en permanence. Nous avons récemment protégé huit phares des XIXe et XXe siècles, le premier d’entre eux, le seul protégé jusqu’en2012 c’est le phare du Planier, dont l’avenir est absolument incertain en termes de conservation et de réutilisation. Surle patrimoine mobilier, je cite pour mémoire les ex-voto liés à l’activité maritime et dix-sept bateaux protégés au titredes objets mobiliers comme éléments navigants. Nous avons différents types de patrimoines à protéger et plusieurs manières d’intervenir. D’abord nous avonsl’obligation légale de répondre à toute demande de protection même si de notre point de vue elles ne présentent pastoutes un intérêt au titre des monuments historiques. Puis nous pouvons travailler par recoupements typologiques touten réévaluant les protections existantes sur certains sites. Il y a, comme vous le savez, deux niveaux de protection,l’inscription ou le classement. Quelqu’un parlait ce matin de la grande architecture qui est protégée. Nous nous intéressons bien sûr à toutes les formeset toutes les catégories d’architectures, qu’elles soient savantes ou vernaculaires. Nous travaillons par regroupementstypologiques et par études thématiques lorsqu’elles sont disponibles ou que nous pouvons les mettre nous-mêmes enœuvre. Nous essayons d’avoir des visions beaucoup plus élargies et transversales de ce que l’on pourrait appeler leterritoire portuaire ou le « terroir portuaire ». Certaines thématiques sont relativement faciles à étudier. Par exemple le patrimoine astronomique et astrophysique.Nous venons de lancer une étude sur le patrimoine aéronautique qui n’est pas uniquement immobilier mais égalementmobilier avec des équipements, des aéronefs, la difficulté réside moins dans la définition de ce patrimoine que dans lesconditions d’accès aux milieux professionnels.On peut donc travailler sur des études thématiques mais de manière générale nous travaillons en réseau. Noustravaillons avec nos collègues des universités, des archives, etc. Pour le patrimoine militaire du Var nous avons ainsibâti un groupe de travail avec Nicolas Faucherre, professeur d’université, nos collègues de l’Inventaire et un ancieningénieur militaire.Nous travaillons aussi en réseau avec des sociétés savantes et des associations, qui aboutit parfois à un carroyage d’unvaste territoire : en Vaucluse, nous avons soutenu pendant six ans une association locale, l’ASPIV, constituée d’anciensconservateurs et chargés d’études documentaires, exploitant les fonds des archives départementales de Vaucluse sur lepatrimoine industriel puis procédant à un repérage sur le terrain. J’ai entendu dire ce matin que la savonnerie marseillaise - le lien avec l’activité portuaire et maritime est essentiel pourcomprendre son développement - est «folklorique » ; elle relève aujourd’hui de l’imagerie commerciale mais il existeencore une savonnerie qui travaille selon des procédés anciens de fabrication du savon et dans son site historique. Nousavons donc une savonnerie marseillaise qui produit du savon « à l’ancienne », avec son maître savonnier ; nous allonsl’étudier justement avec l’un de nos collègues de l’Inventaire. Ce site a été repris par des financiers européens basés enChine qui ont identifié cet enjeu patrimonial comme vecteur de développement commercial, d’autant que le savoncomme la tuile de Marseille connaissent encore une notoriété surprenante dans le sud-est asiatique. Nous allonsessayer de travailler sur ce site pour lequel de mon point de vue la protection « monument historique » est assezévidente, car lié de façon extraordinairement parlante à l’histoire industrielle et portuaire marquante de Marseille.La protection monument historique n’est pas tout, ce n’est pas une fin en soi, c’est surtout un outil d’étude et deconservation. Nous travaillons aussi avec des labels. Certains ont découvert aujourd’hui l’existence d’un nouveau labelet l’on peut s’en féliciter puisque ces derniers permettent d’attirer l’attention, d’identifier, de sensibiliser : le label« Patrimoine du XXe siècle », le label « Jardin remarquable » et donc les « Port d’intérêt patrimonial ® », après les« bateaux d’intérêt patrimonial ». La protection monument historique répond à une autre démarche et à un autreobjectif ; c’est une mesure individuelle qui peut surgir soit de l’anticipation d’un accident, soit d’un travail de fondorganisé dans le temps. Elle est là pour assurer le mieux possible - il y a parfois des échecs - la conservation du bienprotégé, que ce soit un ensemble immobilier, un objet ou une aire plus importante. Il s’agit de convoquer toutes lespossibilités pour assurer la conservation de cette unité protégée à travers des études scientifiques, historiques et bien

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entendu des études physiques, matériaux, structures. On nous dit depuis les années 80 que tout est culture, tout est patrimoine. Je ne sais pas trop ce que cela veut dire, notresouci n’est pas de dire « ça c’est du patrimoine, ça ce n’en est pas », mais au travers des relations et des différentesmanières de travailler sur des territoires larges si possible, il s’agit d’identifier des éléments soit exceptionnels soitparticulièrement représentatifs soit encore menacés en vue d’apporter une protection « monument historique » qui vapermettre a priori d’assurer leur bonne conservation.Je vais dire un mot de Toulon et peut-être un mot de la grue Gusto des chantiers navals de Saint-Nazaire, parce que sadestruction délibérée dans les années 90 a constitué un immense échec français de la conservation d’un élément majeurdu patrimoine mondial portuaire. Il ne s’agissait pas uniquement de la grue Gusto mais aussi du bâtiment des tracés etde la forme de radoub. Ces éléments étaient liés aussi à l’histoire de la Seconde Guerre mondiale, à l’histoire ouvrièreet à l’ingénierie mondiale de la construction navale, en l’occurrence néerlandaise (1936). Dans les années 1990, aumoment d’établir le dossier de protection, nous avions fait appel à un ingénieur hautement spécialisé pour nous aider àconceptualiser le modèle technique de cette grue, notamment ses quatre trains de boggies, face à des savoir-concevoirperdus.On peut, dans notre pratique, dégager deux approches possibles concernant le patrimoine portuaire. Celle d’un territoireou d’un terroir totalement fermé ou celle d’un territoire beaucoup plus ouvert. Pour le territoire fermé, je citerai l’exemple de la base navale militaire de Toulon, où de fait nous ne pouvons travaillerque sur les systèmes successifs de fortification périphériques, abandonnés pour la plupart. L’autre exemple, c’est legrand port autonome de Marseille, où n’avons actuellement aucune clé culturelle d’accès pour envisager des études etprotections « monument historique ». De façon générale, la question du patrimoine scientifique, technique, industrieltoujours en activité pose problème dès lors que l’on entre dans une démarche d’étude pour le protéger. Une réponsepossible reste le travail en réseau, avec tous les interlocuteurs, que ce soit l’association locale méconnue, l’associationréputée, les universitaires, les particuliers, propriétaires ou professionnels, les élus intéressés, etc. Ces personnes attirentnotre attention sur tel ou tel ensemble ou objet patrimoniaux, peuvent s’acculturer mutuellement, échanger entre elles enfaveur d’une sensibilisation à la recherche et à la protection. Il y a souvent des initiatives individuelles. A Marseillerécemment par exemple, le propriétaire d’un jardin magnifique en ciment rocaille nous a sollicité pour en assurer laprotection, ce qui nous a permis de découvrir une dynastie liée au port et aux affaires maritimes, dont les décorsportaient témoignage.

Jean Louis Kérouanton : Merci beaucoup Robert.

Une personne du public : Que pouvez-vous nous dire sur le Marseillois qui a coulé il y a quelque temps dans le Vieux-Port ?

Robert Jourdan : L’histoire de ce bateau est tumultueuse : il a été partiellement rebâti, reconstruit, réaménagé ; il y ade très nombreuses années, la protection avait été envisagée, puis rejetée. La protection monument historique est unoutil ponctuel, mais que l’on essaie d’utiliser de manière à peu près rationnelle et comparative. Pour répondre à votrequestion, nous avons été saisis récemment, un peu à contretemps, de ce qu’il s’est passé. En lisant le dossier nous avonsconstaté qu’il y avait eu dans le passé une intention de protéger, une demande de protection avait été rejetée pourdifférentes raisons notamment, pour faire vite, celle du « manque d’authenticité du Marseillois ».

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Le point de vue des archéologues

« Port et structures portuaires, à l’interface terre/mer »Corinne Rousse, Maître de conférences en histoire romaine,

Aix-Marseil le Université, Centre C. Jullian, UMR7299

C’est une rude tâche que de donner le point de vue de l’archéologue. J’ai donc essayé de centrer mon propos surquelques cas exemplaires et des problématiques développées aujourd’hui sur l’archéologie portuaire. Il faut rappelerque les ports répondent à des besoins multiples : côté mer, à l’accueil des navires ; côté terre, ils servent de façadeurbanistique et sont le lieu d’opérations variées de chargement et déchargement des navires, de stockage plus ou moinslong, de rupture de charge et de connexion avec d’autres systèmes de transport par voie fluviale ou par voie terrestre. Les ports sont donc constitués de tout un ensemble d’infrastructures économiques auxquelles s’ajoutent d’autres typesde bâtiments : des bâtiments de l’administration qui sont souvent archéologiquement difficiles à identifier, mais aussides habitations et des équipements pour la vie quotidienne et pour le personnel du port.Les structures portuaires sont donc particulièrement nombreuses et complexes à identifier, qu’elles soient en eaux ousur terre. Elles sont également complexes à restituer à partir de la seule documentation archéologique car à lamultiplicité de ces structures, il faut ajouter les recoupements sur la longue durée, d’un quai sur un autre par exemple, etla mobilité des littoraux avec un phénomène de progradation (avancée de la ligne de côte), qui ensevelit les structuresou au contraire de régression et d’immersion des structures portuaires du passé. Depuis une vingtaine d’années, les découvertes de ports et de structures portuaires se sont nettement multipliées. D’unepart grâce aux progrès de l’archéologie préventive, d’autre part grâce au développement de recherchespluridisciplinaires. C’est ce que je vais essayer de présenter à partir de quelques cas représentatifs que j’ai pris au seindes travaux menés par le Centre Camille Jullian, qui est un laboratoire de l’université Aix-Marseille et dont l’une desspécialités est justement l’archéologie maritime. Le premier exemple sera bien entendu Marseille dont l’étude des espaces portuaires commence avec le chantier de laBourse dans les années 70, l’une des premières grandes opérations d’archéologie urbaine en France. Ce chantier apermis de mettre à jour le port romain et une partie des éléments hellénistiques déployés à l’extrémité de la calanque duLacydon. Dans les années 90, des fouilles de sauvetage, principalement place Jules-Verne et place Villeneuve-Bargemon ontpermis de restituer sur la longue durée l’évolution de la ligne de côte et ses aménagements successifs en développantjustement une approche pluridisciplinaire. Ces fouilles ont été conduites pour la partie archéologique par AntoinetteHesnard et ont permis l’étude du bassin portuaire de Marseille depuis sa fondation au VIe siècle avant J-C. Elles ont permis de mettre à jour un certain nombre de structures portuaires exceptionnelles. On peut citer en particulierles cales de halage sur la plage hellénistique et les hangars à bateaux découvert à la fois place Jules-Verne et placeVilleneuve-Bargemon.On peut citer également les structures du quai romain de la place Jules-Verne qui ont montré un exemple d’exploitationde techniques en bois en milieu méditerranéen, peu courant à l’époque, même si on s’aperçoit de plus en plus de sonutilisation. Antoinette Hesnard a rapproché ces techniques de construction à caissons avec les descriptions del’architecte Vitruve pour la construction des ports en milieu immergé. A côté des structures portuaires dans ces grandschantiers urbains de Marseille, il faut signaler aussi les entrepôts spécialisés, en particulier le musée des Docks avec sesentrepôts à dolia et la présence d’embarcations étudiées par Patrice Pomey. Ces dernières ont amené à la fois uneréflexion sur le lien entre le bassin portuaire et les structures portuaires et en même temps une réflexion sur lestechniques d’archéologie navale. Pour l’époque archaïque, des épaves ont été récupérées puis exposées et desrecherches se poursuivent encore aujourd’hui autour du projet Prôtis et de la construction d’une réplique navigante.Enfin, dans ces grandes recherches conduites à Marseille, il faut signaler la mise en place d’une méthodologie adaptée àla restitution des bassins portuaires et de leurs comblements grâce à l’intervention des disciplinespaléoenvironnementales et aux les travaux menés par Christophe Morhange. La méthodologie mise en place pour la restitution des bassins portuaires est aujourd’hui largement appliquée enMéditerranée. Cette méthodologie pluridisciplinaire intégrant à la fois les données et les structures portuaires, lesdonnées archéologiques, géomorphologiques et paléoenvironnementales permettent par exemple de restituer au droitd’un quai la colonne d’eau et donc d’estimer le tirant d’eau des navires pouvant accoster le quai. Elle permet aussi derestituer la fonctionnalité du quai, ce qui est une avancée importante et dont il faut absolument tenir compte dans l’étudedes ports. Autre exemple marseillais, la création, suite aux fouilles, de musées de site : le musée des Docks Romains et le muséed’Histoire de Marseille où les fouilles sont retracées de façon très précise. Si Marseille est à la fois un cas exemplaire et

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précurseur en termes d’archéologie portuaire, c’est que c’est un port qui bénéficiait d’un site naturel favorable, ce quin’est pas le cas de tous les ports méditerranéens. Un cas particulièrement complexe à étudier, pourtant très courant en Méditerranée, c’est le cas des ports artificielsconstruits en milieu lagunaire, en milieu deltaïque, c’est-à-dire dans des côtes basses. En effet la mobilité de cetenvironnement rend leurs structures portuaires particulièrement difficiles à restituer.J’ai pris l’exemple d’Aquilée qui est un port situé en Italie du Nord, à l’extrême est de la plaine du Pô, et qui est unecolonie latine fondée en 180 av. J-C, bien connu depuis les années 1930 grâce à la découverte de structures portuairesparticulièrement bien conservées. Elles sont d'ailleurs parmi les meilleurs exemples de structures portuaires romaines enMéditerranée. Aquilée à l’époque romaine est le grand port du nord de l’Adriatique, à la fois la porte d’entrée vers laplaine du Pô et en même temps une interface, un pôle de redistribution entre la Méditerranée, l’Adriatique et les régionsalpines ou danubiennes qui se situent plus au nord. Ces structures découvertes dans les années 1930 ont été interprétéesau départ comme les structures d’un port fluvial en raison de la topographie actuelle du site où elles n’étaient plusbaignées que par un tout petit ruisseau. La zone a été transformée en parc archéologique, la ligne de côte se situant àune dizaine de kilomètres du site. La transformation en parc archéologique et la monumentalisation de cet espace dansle cadre de l’Italie fasciste par la création d’une voie dédiée à la mémoire des combattants de la Première Guerremondiale a complètement perturbé la compréhension que l’on pouvait avoir des structures antiques. Il a fallu attendre lafin des années 90 et le début des années 2000 pour qu’un grand programme d’études paléoenvironnementale etgéoarchéologique, dirigé en particulier par Marie-Brigitte Carre (avec la Surintendance archéologique, l’université deTrieste et l’université de Paris VII) permette de comprendre ce que ce site était dans l’Antiquité. Il était en effet desservipar un fleuve de très haute énergie qui courait à l’est et au sud de la ville. Nous sommes donc en présence d’unvéritable port fluviomaritime où le bassin portuaire d’une cinquantaine de mètres de large est constitué par le lit dufleuve canalisé par des quais. En rive droite du fleuve, les structures portuaires de ville servent à la fois de port avec lesentrepôts, mais également de façade urbanistique pour l’Aquilée romaine.Ces données paléoenvironnementales ont permis non seulement de restituer la « portualité » et la possibilité pour ceport d’Aquilée d’accueillir les navires de mer mais ont également permis de restituer tout un circuit de canaux. Ilsservaient à la fois au drainage d’un terrain qui était fortement hydromorphe, mais aussi à la navigation entourant lacolonie romaine et se déversant soit par le fleuve soit par un canal artificiel vers la mer.Ces vestiges peuvent être croisés avec l’iconographie existante sur Aquilée où sont représentés à la fois des navires demer et des petits navires plutôt de type fluvial, à fond plat. Ces types de contextes fluviaux-maritimes et d’aménagement des fleuves et des cours d’eau de façon très artificialiséeavec des quais ou des canaux se retrouvent tout le long de cette côte basse qu’est la côte nord de l’Adriatique. En parlant de port deltaïque et de port lagunaire, on doit également se référer au site de Portus, qui est le grand portartificiel de Rome, construit à partir de 42 après J-C par l’empereur Claude, réaménagé ensuite par Trajan, avec ungrand bassin hexagonal encore conservé aujourd’hui. Ce site est à la fois un parc archéologique et un lieu de fouilles quiviennent d’être reprises depuis une dizaine d’années par une équipe internationale, en particulier dirigée par SimonKeay de la British School, l’université de Southampton et évidemment la surintendance d’Ostie et celle de Romemaintenant. Il y a également des équipes françaises du Centre Camille Jullian et de l’Ecole française de Rome. Portusest intéressant parce que c’est un port complètement artificiel qui permet de suppléer au défaut de l’embouchure duTibre, problème déjà rencontré à Ostie, le premier port de Rome, situé en fait à trente km de la capitale.Parmi les approches particulièrement novatrices qui ont été développées sur ce site, j’aimerais citer les travaux deGiulia Boetto du Centre Camille Jullian qui a repris toute la question du fonctionnement du port artificiel à partir de ladécouverte et de l’étude des navires. L’archéologie navale permet de comprendre comment ce port pouvait fonctionner,non pas depuis la terre comme il avait été jusque-là étudié, mais depuis le bassin portuaire, depuis l’espace denavigation et l’espace de mouillage des bateaux. Elle a travaillé en particulier à partir d’épaves découvertes au norddans les années 1950 lors de l’aménagement de l’aéroport de Fiumicino, dans le bassin dit « Bassin de Claude ». Elle amontré que ces bateaux de taille moyenne avaient par leur tonnage et leur technique de construction une fonction bienprécise. Ces bateaux étaient des embarcations de service portuaire, destinés à décharger les marchandises depuis lesgrands bateaux qui arrivaient de toute la Méditerranée à Portus, pour les transporter par le Tibre jusqu’à Rome. Doncdes bateaux de service qui correspondent à ce que les sources antiques appellent des naves caudicariae et dont on a ladescription à la fois dans les textes mais aussi par l’iconographie. Ce qu’elle a pu montrer également, c’est la présenced’un procédé modulaire qui permet justement de répéter dans des chantiers spécialisés ces embarcations. En croisant cesdonnées avec un tableau qui avait été élaboré par Patrice Pomey, elle a proposé un mode de fonctionnement du portartificiel de Rome et d’organisation des navires. Dans ce modèle, les plus gros porteurs stationnent sur les quais dubassin hexagonal mais aussi sur les canaux d’accès à ce bassin et se juxtaposent avec des embarcations de service qui seconcentrent dans ce que l’on appelle la Darsena située au sud à la jonction du port de Claude et du port de Trajan. C’estdonc une démarche qui est novatrice, car elle vise à comprendre le port, non pas par les structures terrestres, mais parl’occupation des bassins. Elle tient également compte de ce que l’on connaît de l’occupation des bassins du temps de labatellerie traditionnelle. Je lui ai emprunté une image qu’elle montre souvent, celle du Vieux-Port de Marseille, au début du XXe siècle, de sesbassins encombrés de navires qui n’ont plus rien à voir avec ce que l’on imagine d’un port à l’heure actuelle. On voit un

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encombrement très fort que l’on peut très probablement appliquer aux structures du port de Trajan avec des bateaux quirestent plus ou moins longtemps et qui permettent également de stocker des denrées, etc. On a travaillé avec GiuliaBoetto sur la question des entrepôts, en particulier ces très grands magasins que l’on connaît sur le site de Portusbordant tous les quais. Pour terminer sur Portus, on a également ici le cas d'un musée archéologique mais aussi d’un musée de site avec toutesles difficultés que posent la conservation et la présentation de ces structures. Le musée est actuellement fermé ; quant auparc archéologique, il ne se visite que de façon ponctuelle sur réservation. C’est tout le problème de la mise en valeur deces grands sites portuaires, problème abordé durant ces journées d’études. Alors je terminerai avec un dernier type de port lié étroitement à des problèmes de mobilité littorale et de dynamiqueenvironnementale. Un cas particulièrement intéressant, repris actuellement dans le cadre de nouveaux programmes derecherche développés en particulier par le Centre Camille Jullian, est celui du port et des structures de Fos-sur-Mer. Laproblématique est celle de la liaison avec Arles, de la question du complexe portuaire qui relie Arles et la mer, par leRhône certes, mais aussi en direction de Fos par ce fameux canal artificiel, le canal de Marius, construit selon lessources à partir de 104-102 avant J-C. Il s’agit d’un programme sous-marin développé en particulier par le DRASSM, sous la direction de Souen Fontaine,avec Mourad El-Amouri et Fréderic Marty qui ont réalisé une campagne de détection acoustique par sonar à balayagelatéral où apparaissent de nouvelles structures.Trois structures principales ont été repérées : - une très grande structure antique de quatre-ving-dix mètres de côté constituée d’éléments construits avec des blocsdans le secteur de Saint-Gervais, dont la fonction reste à définir.- une grande structure linéaire visible au moins sur plus de cent mètres de long par sonar.- une structure quadrangulaire constituée également de très gros blocs taillés.

On voit donc que l’on a un ensemble très important de structures qui s’ajoutent à ce que l’on pouvait déjà connaître del’occupation antique dans la baie et dont on peut se demander d’ailleurs si elles correspondent à des structuresimmergées ou émergées à l’époque antique. Dans tous les cas, une attestation importante d’occupation qui relance ledossier de Fos-sur-Mer et qui nécessite de reprendre l’ensemble de l’étude. Il faudra comprendre comment ce site quiest indiqué sur la carte de Peutinger par de grands horrea est lié à Arles, ce qui pose aussi la question des structuresimmergées ou terrestres entre Fos et Arles et la façon de rechercher le fameux canal de Marius.

Jean Louis Kérouanton : Merci beaucoup, je pense que par la question du canal on a aussi la question de la façon dontfinalement le port peut et doit être mis en réseau. On n’a pas trop parlé des ports en réseaux pourtant je crois qu’il y ades choses tout à fait intéressantes à creuser. Je vais demander à Fréderic Gerber, ingénieur de recherche à l’Inrap deprendre la parole maintenant. On va parler d’archéologie préventive et des choix douloureux à effectuer.

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« Archéologie préventive et contextes portuaires : des choix douloureux entre conservation et restitutions »

Fréderic Gerber, Ingénieur de recherche à l’Inrap, chercheur associé HeRMA

RésuméLa plupart des opérations d’archéologie préventive réalisées ces dix dernières années en France sur des contextesportuaires ont été confrontées à des choix difficiles sur le mode de conservation et de restitution des vestigesrencontrés. Que ce soit les fragments de bateaux ou les chais médiévaux construits sur les berges du port de Tropeyte àBordeaux, les épaves de toutes périodes et les quais modernes à Lyon ou encore les aménagements de bergeprotohistoriques à Chelles, bien peu de ces vestiges exceptionnels ont pu être conservés. D’autres moyens de rendre aupublic ces découvertes ont donc dû être imaginés.

Bonjour, nous allons quitter la « mare nostrum », la Méditerranée, et je vais vous emmener un petit peu partout ailleursen France ; en restant tout de même pas très loin pour commencer, sur la Garonne, à Bordeaux et je vais entrer vraimentdans le vif du sujet pour l’archéologue en parlant de ce que l’on trouve et de ce que l’on en fait après. Lorsque je dis « on », il ne s’agit pas forcément des seuls archéologues qui ne décident pas toujours de l’intérêt des choses qu’ils ontdécouvertes. Cette présentation a été préparée à partir des données que les responsables d’opérations et les différents spécialistes del’Inrap ont bien voulu me confier47.Avant de développer mon propos, je voudrais soulever quelques questions préliminaires auxquelles je ne vais pasdonner de réponses tout de suite car cela pourrait presque être des conclusions à ma présentation : je me suis demandé àl’écoute des communications et des débats précédents si on devait faire la différence entre le contexte maritime et lecontexte fluvial, entre les fouilles subaquatiques et les fouilles terrestres en « contexte humide colmaté » pour reprendrel’expression de ma collègue Corinne Charamond, dont le travail à Chelles sera rapidement évoqué tout à l’heure. Vousallez voir tout l’intérêt de ce que cela représente par rapport à une fouille subaquatique et notamment sur l’Atlantique oùaucune épave n’est conservée. Ensuite, qu’est-ce que le patrimoine portuaire du point de vue archéologique ? On se rend compte que c’est exactementce que l’on a vu tout au long de la journée : des aménagements, des épaves, des objets, ce qui sous-entend des hommesderrière et des vies quotidiennes que l’archéologie essaie de retracer. C’est par ailleurs un patrimoine qui est menacé dedestruction réellement imminente. Je m’appuierai sur quatre exemples récents : les fouilles préventives de la place de la Bourse à Bordeaux (2002-2003),une découverte dans le cadre d’un diagnostic archéologique à Villenave d’Ornon (2013), les fouilles du Parc Saint-Georges à Lyon (2003-2004) et enfin les fouilles d’aménagements de berge protohistoriques et antiques à Chelles(2007).

Les opérations de Bordeaux-ParkingJe commence tout de suite par Bordeaux, un chantier que j’ai dirigé pendant deux ans, dont 18 mois de terrainexactement avec quelques petites interruptions pour construire les zones de parking. Il y a quinze mètres destratigraphie dont sept fouillés, le reste portant sur les terrains géologiques. Il y a plus d’un hectare de parking, 6700 m²de contexte fluvial et des aménagements qui commencèrent vers trente avant notre ère pour se finir vers le XIXe siècle. Une vue aérienne nous montre les zones de parking où l’on construit, la zone de fouille étant située sous les poutres enbéton qui soutiennent les planchers.Ce qui est intéressant de retenir sur cette vue, c’est l’emplacement originel de la Garonne et des berges antiques parrapport à son emplacement actuel, et de voir ainsi comment la ville a gagné sur le fleuve (notamment dans le courant duXX e siècle). Ont été dégagés, lors de cette opération archéologique, des aménagements de berges de toutes les époques que je neprendrai pas le temps de détailler car ce n’est pas le propos : des platelages de la fin du Ier siècle avant notre ère, desaménagements en pieux du Ier siècle, toute une stratigraphie qui prend place au-devant, des plates-formes portuaires desXIIIe-XIVe siècles, des petites échoppes qui sont construites sur le port à partir du XVIe siècle, des projets de quais autout début du XVIIIe siècle dont les travaux ont été commencés et qui se sont transformés par la suite en projets deconstruction d’immeubles, avant d’être complètement abandonnés. Ces changements de projets se déroulent en quelques années et ce qu’il est intéressant de retenir c’est que cesaménagements de l’Époque moderne, pourtant cités dans les archives avaient été ignorés par les historiens etcomplètement oubliés. L’archéologie a permis une relecture de ces archives, de comprendre les documents et de leurassocier les plans qui les accompagnaient à l’origine (le classement des Archives dissocie généralement ce que l’on

47 Remerciements à Grégoire Ayala, Thierry Laurent Beuzit, Corinne Charamond, Christophe Dunikowski, Marc Guyon, Pascal Raymond, NicolasSaulière et Hélène Silhouette.

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appelle les estampes et les textes). Ces plans étaient indiqués « d’architecte inconnu » alors qu’en fait il s’agissait du projet de construction de la place dela Bourse par l’architecte Gabriel, architecte du roi au tout début du XVIIIe siècle. En ce qui concerne les quais antiques, on a trouvé une centaine de mètres de façade avec soit des caissons, soit desestacades. Au final, ce qui en a été conservé se résume à de simples prélèvements dendrochronologiques. Unerestitution pour le public a été proposée sous forme de croquis et d’aquarelles un peu naïves mais qui ont le mérite dedonner une idée de l’aspect que ces aménagements pouvaient avoir. Ces restitutions en vue rapprochées viennentcompléter très modestement la vue aérienne aquarellée Bordeaux antique de Jean-Jacques Golvin. Pour le port médiéval, le port de Tropeyte qui est en fait le vrai port du vin de Bordeaux, les vestiges archéologiquesdécouverts ont été interprétés grâce à l’étude des registres notariaux menée par les universitaires. Une relecturecomplète de l’aménagement portuaire a été faite avec la présence probable d’une tour de défense du port. Plus au sud, on a le rempart antique qui forme un angle et qui est déjà en protection sur la ville et puis des éléments quipermettent de les rattacher aux ports du XIIIe et XIVe siècles. Les structures conservées sur plus d’un mètre de haut sont assez exceptionnelles, elles sont fabriquées avec du bois fraisqui conserve les traces de tailles. Il y a surtout plus de deux cents fragments, dont une bonne partie était en fait des fragments de bois de bateaux enréemploi. Mis à part des prélèvements dendrochronologiques, nous avons fait des relevés systématiques qui ont permis deconstruire des maquettes et de nouveaux croquis , soit sous forme d’aquarelles encore une fois un peu naïves, soit sousforme de relevés qui restituent à la fois les profils de berges et les différents profils d’eaux.Ces niveaux d’eau dépendent du marnage puisque comme on l’a rappelé tout à l’heure sur l’Atlantique et notamment àBordeaux, on a 5,50 m entre la marée basse et la marée la plus haute.Enfin, j’évoquerai un quai du XVIIe siècle qui permet de comprendre le processus d’envasement et d’entretien de laberge et de restituer le niveau d’eau.Sur la face avant, côté fleuve, on a remarqué qu’il y avait énormément de graffiti, de représentations de bateaux etd’inscriptions, dont nous avons fait des relevés systématiques et des moulages. Ce sont des éléments qui nous ramènentau vivant comme le nom de ce bateau « Bon enfant » avec une date : 1663. Le problème de la conservation pour l’ensemble de ces structures s’est posé très vite et l’aménageur du parking nous arépondu rapidement qu’il fallait libérer les lieux. Les structures en bois ont été démontées en moins de quinze jours etjuste après les pelleteuses se sont mises en action.Nous avons mis un peu plus de temps que ce qui était prévu et ils n’ont pas hésité à mettre les pelleteuses en ligne pourévacuer les terres et arracher ce que l’on n’avait pas eu le temps de prélever (Figures 1 et 2). Les fragments de bois de bateaux se sont révélé être là encore des choses bien encombrantes. Certes, le Service régionalde l’archéologie avait bien prévu dans le cadre de la convention des tranches complémentaires en cas de découvertesd’épaves, sauf qu’il n’avait pas été envisagé que les épaves pouvaient être déchirées et réemployées dans les structuresportuaires. Il n’y a donc pas eu de rallonge de temps, ni de moyens supplémentaires pour leur étude.La publication il y a deux ans de ces bois de bateaux dans la revue Archaeonautica s’est faite en grande partie sur dutemps personnel48. Il faut citer une autre publication, celle de Fabrice Laurent qui a travaillé sur deux fonds de barquequi avaient été découverts l’un place de la Bourse, l’autre place Jean Jaurès, datant de la fin XIIIe siècle pour l’un et dudébut XIVe pour l’autre. Ce travail a permis par rapprochement avec des représentations qui ont été découvertes au même moment sur desfresques de proposer une restitution de ce qui a été appelé la « navette bordelaise » 49.Voici des éléments d’architecture navale, en fait des courbes en préparation mais qui n’ont jamais été utilisées sur desbateaux, il n’y a pas de trace de clou, du moins pour la plupart d’entre elles. Des marques de tâcheron et probablementce qui correspond à des ébauches de courbes trahissent la proximité d’un atelier naval. Ce dernier s’il ne devait peut-être pas construire, était en tout cas destiné à entretenir les bateaux sur le port de Bordeaux à la fin du XVe et au toutdébut du XVIe siècle. L’essentiel de ces éléments ont été tronçonnés et conservés dans un premier temps à la base sous-marine, construite parles Allemands pendant la Seconde Guerre mondiale. Mais très vite des analyses bactériologiques ont montré que leslocaux n’étaient pas sains et nous avons été obligés d’évacuer le lieu. Les pièces de bateaux qui ont été conservées ontété mises dans des auges (au départ destinées aux animaux), mais les gens chargés de la conservation et de la gestion dudépôt ont oublié de plus en plus régulièrement au bout de dix ans de remettre de l’eau dans les bacs et le bois a fini parse dégrader. Sur la base sous-marine, les plus grosses pièces, qui avaient été déjà compliquées à amener, ont ététronçonnées, voire abandonnées sur place. Le pressoir est un ensemble important, un des rares qui a été conservé (Figure 3). Il s’agit d’éléments de pressoir du XVe

siècle qui étaient en rapport direct avec le port de Tropeyte, le port du vin de Bordeaux dans sa dernière phased’utilisation. Ce pressoir fait partie des rares éléments qui ont été prélevés. Nous en avons fait des relevés précis, puis

48 GERBER (F.). — Bateaux de Garonne et navires d’Atlantique. Les éléments de construction navale en réemploi dans le port médiéval de Tropeyte à Bordeaux. Archaeonautica, 17, 2012, p. 169-200.

49 LAURENT (F.). — Deux fonds de bateaux découverts sur les bords de Garonne à Bordeaux. Aquitania, 23, 2007, p. 267-279.

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nous avons réalisé plusieurs maquettes à l’échelle 1/10e pour essayer de comprendre quel type de pressoir cela pouvaitêtre. Cela semble être un unicum, à part ce modèle qu’on a fait de « double casse-cou », on n’a pas pu réellement savoirce qu’il en était50. Les éléments ont donc été conservés dans un premier temps dans des bassins, ensuite envoyés à Arc Nucléart où ils ontété consolidés. Ils sont aujourd’hui au musée d’Aquitaine et nous n’avons absolument personne pour prendre en chargeune éventuelle restitution de la machine sachant que les pièces font quasiment quatre mètres de long. Le mobilier en rapport direct avec l’activité portuaire (des gaffes, des herminettes…) est aujourd’hui conservé dans descaisses exactement dans le même état qu’au moment de la découverte. Le seul objet réellement emblématique qui a étérestauré est une barrique bordelaise, pris en charge par le musée d’Aquitaine qui n’en avait pas. Je ne sais pas par quelmiracle, elle a été présentée comme une barrique du XVe siècle, encore aujourd’hui exposée dans la partie médiévalemais en fait elle date du XVIIe. Elle fait partie d’un aménagement de type puisard. Il y avait sûrement au départ deuxbarriques, disposées l’une sur l’autre dans une fosse qui avait été creusée effectivement dans les niveaux du XVe. Lemobilier associé aux barriques était lui, bel et bien, du XVIIe siècle. Cela ne retire rien à la valeur de l’objet qui est doncprésenté au musée d’Aquitaine aujourd’hui.

L’épave de Villenave d’OrnonUn diagnostic archéologique a eu lieu à la fin de l’année dernière (2013) à Villenave d’Ornon, à quelques kilomètres ausud de Bordeaux, en prévision de la construction d’un golf51. Des aménagements antiques ont tout d’abord étédécouverts, dont une longue chaussée suivie sur plus de trois cents mètres de long, parallèle de la Garonne. Elle estbordée au moins d’un côté, mais probablement des deux, par des murs et elle se termine à une de ses extrémités sur unestey, un petit ruisseau qui se jette dans la Garonne. On utilisait pendant longtemps le marnage pour remonter au plusprofond de ces esteys, puis à marée basse, se poser et décharger les navires. Tout au bout de l’estey, qui fonctionne et est encore en usage aujourd’hui, bien qu’il se soit légèrement déplacé ourétréci, une épave a été découverte (Figure 4). Daté par dendrochronologie du VIIe ou VIIIe siècle, il s’agit d’un bateauà double coque, probablement un navire de charge fluviomaritime qui pouvait faire aussi du cabotage. Il est monté àfranc-bord, une technique censée être apparue sur la façade Atlantique dans le courant du XIIIe siècle. Toutefois,l’exemple de Port-Berteau II sur la Charente avait déjà montré que cette technique était probablement plus ancienne52.Voici l’état de conservation de cet objet : de la corde à l’intérieur, des éléments qui proviennent des structuressupérieures, qui ont été cassées et qui sont tombées à l’intérieur de l’épave. Le problème est que l’on sait pertinemmentque ce genre d’objet risque d’amener une fouille qui coûtera très cher et qu’il faudra des financements pour larestauration. Il a donc été décidé de remblayer l’ensemble et de ne pas pousser plus loin le diagnostic sur ce secteur.C’est une manière comme une autre de préserver le patrimoine.

Le Parc Saint Georges à LyonJe ne vais pas entrer dans tout le détail de la fouille, ce qui est important, c’est de voir que c’est à peu près l’équivalentde Bordeaux, un port fluvial avec des aménagements de berges qui couvrent une longue période, de la fin du Ier sièclejusqu’au XVIIIe siècle53. On a toute l’évolution de la berge, que ce soit les quais du XVIIIe siècle, les zones où lesbateaux pouvaient approcher et pouvaient éventuellement échouer, les bases des maisons qui étaient en bordure defleuve et qui auraient pu être éventuellement conservées comme témoignage. Mais la réponse de l’aménageur est quecette conservation revenait à supprimer trente places de stationnement soit 25 000 euros par an. Il y a malgré tout unpetit tronçon qui a été conservé dans un passage technique mais qui reste fermé au public. Et bien sûr, je pense que tout le monde en a entendu parler, seize épaves : six antiques, deux médiévales, sept du XVIe

siècle et une du XVIIIe. Elles ont été largement étudiées et publiées54. Sur les seize, on en a abandonné six sur place carcertaines étaient coupées par les parois moulées, d’autres étaient trop dégradées. On a retenu les dix autres que l’on aredécoupées et remises dans une carrière en eau. Et sur ces dix restantes, trois ont été jugées importantes au moinsmuséographiquement et c’est seulement au tout début de l’année 2014 que l’épave numéro 4 a été ressortie de lacarrière pour être envoyée en restauration à Arc Nucléart. Cette épave sera ensuite reconstruite dans le musée deFourvière sachant qu’en réalité, bien qu’elle fasse partie des trois plus importantes, ce n’est pas la plus intéressante.Malgré ses vingt-huit mètres de long, elle n’est pas conservée en totalité. Celle qu’on lui aurait préférée mesurequarante mètres de long mais ne rentrait pas dans le musée ! Voilà aussi comment peuvent parfois se faire les choix de

50 GERBER (F.). — Le double casse-cou de Bordeaux : un modèle de pressoir inédit ? Archéologie du Vin, [mise en ligne en 2012 – consulté le 15/09/2014] . Voir également, GERBER (F.), GRANCHA (C.), SILHOUETTE (H.). — Du vin dans la ville : du pépin de raisin au double casse-cou. Archéologia, n° 424, juillet-août, 2005, p. 63.

51 DUNIKOWSKI (C.). — Aquitaine, Gironde (33). Villenave-d’Ornon. Phase 3, zone nord, Geneste Courréjean : rapport de diagnostic. Inrap Grand Sud-Ouest, 2014. 118 p.

52 RIETH (E.), CARRIERE-DESBOIS (C.), SERNA (V.). — L’épave de Port Berteau II (Charente Maritime) : Un caboteur fluviomaritime du haut Moyen Âge et son contexte nautique. Paris : Éditions Maison des Sciences de l’Homme, 2001. 155 p. (Documents d’Archéologie Française,86).

53 AYALA (G.) dir. — Lyon, Saint-Georges : archéologie, environnement et histoire d'un espace fluvial en bord de Saône. Paris : Éditions de la Maison des sciences de l'homme, 2013. 436 p. (Documents d'archéologie française, 106).

54 RIETH (E.) dir. — Les épaves de Saint-Georges - Lyon (Ier-XVIII e siècles) : analyse architecturale et études complémentaires. Paris : CNRS, 2010. 335 p. (Archaeonautica ; 16)

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conservation et/ou de restauration.Ce travail de restauration n’est pas achevé, c’est mon collègue de l’Inrap Marc Guyon qui a bien voulu me donner denombreuses informations sur le sujet. Pour l’instant les éléments sont en cours de restauration et ne sont pas encorerevenus. Ils réfléchissent déjà à la manière dont ils vont restituer les parties manquantes soit par un système filaire, soitpar des flocages au sol, autant de modes de présentation que les muséographes ont l’habitude de traiter. Il est égalementprévu sur le site du parc Saint Georges de présenter une barque du XVIe siècle qui ne fait que huit mètres de long, dansune vitrine près des caisses. Le seul problème c’est qu’à priori c’est aux aménageurs du parking de prendre en chargecette restauration et, pour l’instant, c’est encore en négociation.

Les aménagements de berge de ChellesAfin de respecter mon temps de parole, je ne vais pas vous présenter les fouilles de Chelles où de toute façon nousavions les mêmes types de problèmes de conservation55 (Figure 5). Je prends quand même le temps de vous parler d’unedécouverte exceptionnelle puisque c’est un unicum, probablement une serrure à amarre de bateau antique. Surl’initiative des archéologues, des moulages systématiques ont été fait des structures, ainsi que des relevés et desrestitutions 3D. Aujourd’hui, une modélisation de la serrure et puis surtout des restitutions graphiques sont ce qu’il y avraiment de plus parlant. Il s’agit de la manière la plus sûre de restituer ce que l’on comprend et ce que l’on imagine desstructures que l’on fouille. Une présentation est proposée au musée municipal de Chelles parce qu’il y a une volontépolitique depuis longtemps et des liens qui unissent l’archéologue du chantier à ce musée (Figure 6). On se rend compteainsi que sur des petites structures parfois ça marche alors que sur des fouilles qui coûtent plusieurs millions d’euros onne parvient pas à conserver un seul morceau de bois.

Conclusion :Ces quelques exemples récents ont montré qu’en archéologie, il n’y a pas de solution miracle en matière deconservation. Je pense qu’un recours systématique à la modélisation 3D, au maquettisme et aux dessins de restitutionest le minimum que l’on doit faire. C’est probablement l’une des meilleures solutions quand on ne peut avoir lesfinancements adéquats. En attendant, il y a des travaux de terrain qui se poursuivent, notamment à Rezé, le principalport des Pictons ; mais je pense que nous aurons l’occasion d’en reparler l’année prochaine lors du 2e volet de cesjournées qui se tiendront à Nantes.

55 CHARAMOND (C.). - 30-32 rue Gustave Nast - 5-7 rue des Sources : premiers éléments sur l'occupation de l'ancien méandre de la Marne à Chelles (77). In : Actualité archéologique régionale : actes des journées archéologiques d'Île-de-France, 8 et 9 décembre 2007 : Institut d'art et d'archéologie, Paris. Paris : DRAC Île-de-France, 2009, p. 89-102.

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« La redécouverte d’un port atterri : l’exemple de Narbonne romaine »

Marie-Pierre Jézégou, Ingénieure d’études, DRASSM

Corinne Sanchez : Chargée de Recherche au CNRS, ASM - Archéologie des Sociétés Méditerranéennes, UMR5140, CNRS, Université Paul-Valéry Montpellier, MCC, F-34000, Montpellier, FranceVivien Mathé : Université de la Rochelle, Laboratoire LIENSs, UMR 7266.Julien Cavero : ENS, Paris

Cette présentation est orientée vers la complexité du site narbonnais et les méthodes qu’il a fallu mettre en œuvre pourretrouver un port rendu invisible au fil des siècles. Les principaux résultats sont présentés sous la forme de restitutions3D qui constituent des outils de médiation particulièrement intéressants pour les publics des Musées. Narbonne,considérée comme le deuxième port de Méditerranée occidentale après Rome, se trouvait, à l'époque antique, au pointde rencontre des grands axes terrestres que sont les voies Domitienne et d’Aquitaine ainsi qu’au débouché de la valléede l’Aude dans la Méditerranée. Cette vallée mettait en relation l’Atlantique, par lequel transitait, entre autres, l’étaindes îles Britanniques, avec la mer Méditerranée (Strabon Géographie IV, 1, 14). Bien que son activité économique soitaujourd'hui de mieux en mieux connue aussi bien par l’iconographie que par les textes littéraire ou l’épigraphieamphorique, l'emplacement et la topographie du port sont restés énigmatiques aux yeux des différentes générations dechercheurs qui se sont succédé depuis la fin du XIX e siècle.

1. La complexité des recherchesLa complexité des recherches est principalement liée à la mobilité de l'Aude qui s'écoule aujourd’hui au nord deNarbonne, alors qu’elle se jetait dans le Rubresus, nom de l’étang de Bages, dans l’Antiquité. Elle est due également àla mobilité du littoral ainsi qu'aux colmatages successifs de la lagune par les apports sédimentaires du fleuve. Plusieurshypothèses d’accès des navires au(x) port(s) de Narbonne ont été formulées (Fig 1):- un accès direct à Narbonne par Vendres, au nord du massif de la Clape ;- un accès dans la lagune par le grau de la Nouvelle ; - un accès par le grau de Gruissan.Le cordon littoral se serait formé il y a environ 2500 ans. Auparavant une vaste baie marine occupait encorel'emplacement des étangs. On observe que le rivage antique devait se trouver en retrait par rapport au cordon actuelselon la position des épaves de Gruissan et de la Nouvelle probablement échouées en cherchant l’accès au grau. Lesatterrissements successifs ont été perçus à travers une étude paléogéographique entreprise par Julien Cavero (ENS Paris) grâce au géoréférencement de plusieurs cartes anciennes, du XVIIIe siècle à nos jours. Ces cartes montrentun colmatage de la lagune déjà amorcé au XVIIIe siècle et qui s’accélère ensuite (Fig 2) Avant le démarrage du projet collectif de recherche, seul un quai était connu à Port-la-Nautique, mais cet aménagementn’a fonctionné que durant un siècle, avant d’être abandonné autour de 60 de notre ère. Son activité est documentée parla présence de nombreux vestiges de déchargement de navires, principalement des amphores de Tarraconaise. Afin deretrouver les infrastructures portuaires, une équipe constituée de géographes, de géophysiciens, de géomorphologues,d’archéologues et de paléo-environnementalistes, tous regroupés au sein d’un PCR, ont entrepris, depuis 2005, àl’initiative du DRASSM, une approche interdisciplinaire. À partir de 2010, ce projet a bénéficié d’un important soutienfinancier accordé par la Région Languedoc-Roussillon dans le cadre d’un partenariat État (DRASSM, DRAC et CNRS)/ Région sur quatre ans et il est coordonné, depuis cette date, par Corinne Sanchez. En septembre 2013, ce partenariat aété renouvelé pour trois ans (2014-2016) et les communes de Gruissan et de Narbonne participent financièrement auxrecherches.

2. Les premières investigations subaquatiquesQuand nous pensions encore retrouver les vestiges portuaires sous les eaux de l’étang, le projet a démarré par desprospections subaquatiques au sondeur paramétrique de sédiment qui ont donné les résultats suivants :- une zone de délestage au sud du quai de la Nautique ;- une zone d’accumulation d’amphores et de céramique, à l’est, résultant peut-être de transbordements demarchandises ;- une zone d’accumulation de mobilier à Gruissan, difficile à interpréter en raison des destructions liées auxaménagements touristiques des années 70 ;- une sédimentation très importante, de l’ordre d’une dizaine de mètres, à l'est de la Nautique, susceptible decorrespondre au débouché d'un ancien bras de l'Aude, au nord de Mandirac. Malheureusement ces apports ne peuventpas être datés.Aucun aménagement portuaire nouveau n’ayant été mis en évidence par ces prospections, nous avons entrepris derechercher d’autres sites favorables à l’implantation d’un bassin portuaire, sur les bords de la lagune. Le Castélou etMandirac semblaient de bons candidats. Les premières recherches archéologiques au Castélou furent conduites dès

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1914, par Henri Rouzaud, sur le chemin rural dit « chemin de Mandirac » dont on pensait qu’il aurait pu être établi surun bras de l’Aude canalisé à l’époque romaine. À l’époque, des alignements de gros blocs équarris, éparpillés sur plusde deux cents mètres de long et associés à de la céramique de la Graufesenque, avaient fait penser à un quai. En effet,sur des photographies aériennes, on observe, dans ce secteur, une anomalie rectiligne, de direction nord-est / sud-ouest,qui pourrait bien correspondre à un bras de l'Aude canalisé.

3. Les prospections terrestresDes prospections électromagnétiques ont été entreprises par Vivien Mathé (Université de La Rochelle) afin de vérifiercette hypothèse. Cette méthode permet de visualiser les variations de conductivité du sol. La conductivité estdépendante de plusieurs facteurs et notamment de la concentration en eau et en ions, ce qui permet d’enregistrer desvariations de teneurs en eau, en argiles et de la salinité. Ces différences de nature des matériaux du sous-sol permettentde distinguer les structures bâties, moins conductrices (couleurs jaunes, rouges ou noires) et les structures creusées, plusconductrices (couleurs mauve, bleue ou verte). Ces prospections permettent de couvrir rapidement de largessuperficies. Lorsque cela étaient nécessaires, des prospections électriques donnant une plus grande précision sontvenues compléter ponctuellement les données électromagnétiques. Des images LiDAR ont été utilisées pour acquérir des données de microtopographie permettant de réaliser des modèlesnumériques de terrain à différentes échelles et résolutions. La couverture a été réalisée par la société Aerodata, lesmodèles par Julien Cavero et Etienne Ducasse (dans le cadre d’un master 2). On voit apparaître une structure linéairecontinue de huit cents mètres de long. Dans sa partie septentrionale, elle se superpose à une anomalie magnétique quiavait été interprétée par Vivien Mathé comme étant le dernier lit du cours d'eau encore en activité. Au nord-est, la voied'eau s'est peu à peu décalée vers l'est jusqu'à former un méandre large de près de trois cents mètres. Au sud-ouest, le litest resté très rectiligne divaguant dans un espace plus restreint large de moins de cent mètres.Les prospections magnétiques ont couvert vingt hectares. Les anomalies apparaissent par contraste avec le matériauencaissant : contraste positif pour les anomalies plus magnétiques que l'encaissant dans le cas d'une structure creusée(fossé, etc.) ou par contraste négatif dans le cas d'une structure empierrée (murs). Les prospections électromagnétiquesont couvert une centaine d'hectares. Elles ont permis de mettre en évidence deux berges parallèles qui viennent canaliserle débouché de l'Aude dans la lagune, sur près de deux kilomètres. Ces berges, larges de quinze à vingt mètres, sontaussi des espaces de circulation aménagés. Entre les deux, s’écoule un chenal large de cinquante mètres (Fig.3). A l’est,une digue vient protéger la zone fragile du méandre. Au nord-est, on perd les voies mais il reste les images desprospections magnétiques qui montrent la présence du fleuve et de ses divagations. Dans le secteur méridional, lesprospections électromagnétiques n'ont pas pu être aisément réalisées en raison de la présence de marécages permanentsmême l'été. Les prospections n'ont pas permis de mettre en évidence les deux berges qui sont pourtant bien visibles dansla partie centrale, à un mètre environ sous le sédiment. Nous avons eu recours, dans un premier temps, à la méthodeartisanale du piquetage qui consiste à enfoncer dans le sol des tiges inox de deux à deux mètres six de longueur jusqu'aurefus. Plus au sud, encore nous perdions à nouveau les deux berges en raison de la profondeur plus importante de lasédimentation. À partir de 2011, une prospection au moyen d’un pénétromètre a été entreprise et les limitesméridionales des berges aménagées ont ainsi été précisées.

4. Le chenal portuaire narbonnaisDans le chenal, les carottages ont permis de confirmer une profondeur permettant l’accès de navires d'un tirant d'eau detrois mètres cinquante. Les carottages sédimentaires, réalisés sous la chaussée occidentale, montrent que lesaménagements antiques reposent tantôt sur de petits bancs de sable au sein de la lagune tantôt sur les berges du fleuve.Un des carottages nous révèle la séquence stratigraphique antérieure, postérieure et contemporaine de la bergeoccidentale. Avant l'aménagement, nous sommes dans un milieu fluviolagunaire proche de l'embouchure du fleuve.L'observation des unités stratigraphiques et sédimentaires permet de se demander quelle était la fonction de la paléemise au jour dans ce secteur. Protéger de l'ensablement ? Ou au contraire provoquer un ensablement ? Plusieursobservations permettent de privilégier la seconde hypothèse :- un dépôt de sédiments lagunaires visible de chaque côté ;- une typologie particulière de la palée avec des planches assemblées à clin pour amortir le ressac et faciliterl'écoulement vers le bas ;- une installation de la chaussée sur des dépôts naturels sablo-argileux.Ceci nous permet de restituer une construction immergée, au moyen d’une sonnette à tiraude (Fig. 4) dont l’usage étaitconnu dans l’Antiquité. Construite en 59 de notre ère, dans sa partie septentrionale (datation obtenue par ladendrochronologie), la berge occidentale ne cesse pas d'être entretenue au fil des siècles. Elle est notamment élargie etprolongée vers le sud, de plus en plus loin dans la lagune, afin de lutter contre le colmatage provoqué par les sédimentscharriés par l'Aude. Ces sédiments viennent se déposer à l'embouchure, nécessitant d'aller chercher celle-ci toujoursplus loin dans la lagune. La partie la plus méridionale est construite à la fin de l'Antiquité avec le remploi de matériauxprovenant de monuments narbonnais démantelés.La présence d'au moins un bâtiment et d'une potence de levage valide le rôle de la berge occidentale dans letransbordement des marchandises (Fig. 5). Cette rive droite se présente comme une chaussée très large pouvant à la fois

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être utilisée comme quai, comme voie de halage mais également comme espace utilitaire. La rive gauche est peufréquentée (peu de vestiges mobiliers). À son extrémité méridionale, la surface de circulation est remplacée par unedigue qui a subi de multiples réfections. Une épave datée, par sa cargaison, du début du Ve s. de n. è. vient en réparationde cet ouvrage, attestant d’un entretien prolongé et de réaménagements importants durant l'Antiquité tardive. Au débutdu Ve siècle, un épisode climatique non caractérisé a dû endommager la digue et également une embarcation deservitude. Après une probable récupération partielle des amphores, l'embarcation a été chargée de pierres ainsi qued’éléments démantelés de monuments narbonnais d’époque impériale, puis elle a été coulée à l’emplacement de labrèche dans la digue (Fig. 6).

5. Les autres recherches (Fig. 7)Dans le cadre de ce projet collectif de recherche, les sites de Saint-Martin-le-Bas et de Port-la-Nautique, avec le lac deCapelles, ont fait également l’objet de fouilles archéologiques. Le site de Saint-Martin-le Bas était peut-être accessible àl’époque romaine par un grau. Il se trouve aujourd’hui non loin de l’actuel grau de la Vieille Nouvelle. Un bâtiment aété mis au jour par Stéphane Mauné (UMR 5140) et Guillaume Duperron. Il s’étend sur deux hectares et il est organiséautour d’une grande cour centrale de 380 m² équipée, sur trois côtés, de portiques larges de quatre mètres, associés àdeux ensembles thermaux modestes et à un niveau souterrain évoquant un espace de stockage. Aux ensemblesbalnéaires modestes, donc probablement fonctionnels, sont associés de vastes citernes orientées vers l’étang et quipourraient avoir approvisionné des navires en eau douce.À Port-la-Nautique, dès les années 50, des fouilles anciennes ont mis en évidence la présence d’un entrepôt abritant descéramiques sigillées neuves, probablement destinées à l’exportation. Des opérations d’archéologie préventive, conduitesen 2010 par Olivier Ginouvez, ont révélé la présence de deux grands entrepôts à dolia. Les fouilles programmées,entreprises dans le cadre du PCR, par Corinne Sanchez, ont mis en évidence la continuité de ces entrepôts avec unezone artisanale présentant des fours de productions d’amphores et de céramiques, une zone de déchets de coquillages etdes citernes. Toujours dans le cadre de ce PCR, les fouilles placées sous la direction de Nicolas Carayon ont mis au jour,à l'ouest de la Nautique, un vivier d’agrément de soixante-sept mètres de diamètre, parfaitement circulaire, aménagédans une anse naturelle. Le mur interne présente des cavités munies d’amphores sur quatre niveaux ; ces cavités serventde caches à poisson. Le vivier est cloisonné en quatre espaces pour séparer différentes espèces. Cette riche demeure estvoisine de la zone artisanale et des entrepôts qui sont probablement en relation avec le quai en usage à partir de 40 avantnotre ère, jusqu’au début de l’époque flavienne. Peu avant l’abandon de ce quai, des infrastructures importantes ont été aménagées plus à l’est, dans les secteurs duCastélou et de Mandirac. Un bras de l’Aude a été canalisé sur près de deux kilomètres de longueur et pour une largeuravoisinant les cinquante mètres (Fig. 8). Ce chenal permettait l’accès des navires de mer et le transfert des marchandisessur des bateaux fluviaux. Une voie de halage facilitait alors le lien avec les entrepôts urbains que l’on commence àpercevoir en ville grâce aux récentes opérations conduites par l’Inrap mais dont les surfaces fouillées sont sanscommune mesure avec celles étudiées dans le cadre du projet collectif de recherche. De telles structures, leur création etleur entretien, sur au moins quatre siècles, n’ont pu relever que d’une décision politique forte en vue de développer et demaintenir un pôle économique et commercial majeur entre Méditerranée et Atlantique mais également entre la Gaule etles provinces hispaniques ou africaines et entre la Gaule et Rome.Les terrains du Castélou sont la propriété du Conservatoire du Littoral. Ils sont situés dans l’emprise du Parc naturelrégional de la Narbonnaise en Méditerranée. Les parcelles des entrepôts à dolia, à Port-la-Nautique, ont été classées autitre des monuments historiques en 2011. Une autre parcelle avait été classée dès 1971. La parcelle du vivier a étéproposée au classement, en 2013, par la Commission régionale des sites et du patrimoine. La villa de Saint-Martin setrouve sur une parcelle appartenant à la ville de Gruissan. Les fouilles de l’épave ont débuté en 2014 et se poursuivronten 2015. Il est prévu de reconstruire cette embarcation, à l’identique et de l’exposer devant le futur musée régional deNarbonne antique (cf. infra dans ce volume).

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Synthèse par Jean Louis Kérouanton

Il y a ici une démonstration magistrale de ce que font et de ce que savent les archéologues depuis longtemps : c’est quel’histoire se fait avec une multiplicité d’outils et de techniques qui ne sont pas que du texte ou de l’objet ancien mais aucontraire un grand nombre d’autres démarches. De ce point de vue, au niveau de ce panel de technologies à utiliser, lesarchéologues ont je pense beaucoup à apprendre aux historiens classiques.

Je vais maintenant vous donner un exemple que j’ai vécu il y a quelques années avec des étudiants et des collègues dansle cadre du master « Valorisation du patrimoine économique et culturel » à Nantes. Nous avions un voyage d’étude avecla vingtaine d’étudiants inscrits en master 2, nous étions quatre encadrants : moi plutôt patrimoine industriel etportuaire, une collègue historienne de la mer et des techniques et deux autres historiens de l’art, l’un historienmédiéviste spécialiste des fortifications et un historien spécialiste de l’architecture au XVIIIe siècle.Nous étions donc sur le site et le sujet devait correspondre à la thématique des étudiants du master « Valorisation dupatrimoine économique et culturel », et ce qui était intéressant c’était d’avoir cette multiplicité des regards. Lespécialiste des architectures du XVIIIe siècle nous parle de la place de la Bourse, nous évoquions les typologie deformes et de fonctions tout à l’heure, lui en parlait selon les critères de l’histoire de l’art, c’est-à-dire de la description etde la qualité de la forme avec tout le vocabulaire savant et talentueux qu’il avait.Et puis avec la collègue historienne du fait maritime des XVIIe et XVIII e siècle, nous le regardons et lui demandons « Mais pourquoi c’est là ? » Peut-être que l’on pourrait dire que la Bourse et l’architecture bordelaise, c’est du port.Toute la définition du port autour de laquelle on tourne depuis ce matin, c’est quelque chose d’intéressant à comprendresur la multiplicité des usages et des fonctions parce que là il y a quelque chose à dire en plus. Alors on en jouait, on sedisputait gentiment devant les étudiants ; il y avait une espèce de jeu qui a duré un jour et demi depuis l’emplacementdu château disparu jusqu’à finir à Bacalan, devant les cales et devant une grue toujours en place. Ils découvraient celatous les deux en se disant « finalement, ce n’est pas si mal ce que Jean Louis raconte ». Il y avait donc cette nécessité dela complémentarité qui me paraît tout à fait intéressante et la nécessité de compréhension des uns et des autres. Je veuxdire par là que la description extrêmement savante, talentueuse et formelle de mon collègue historien de l’architecturedu XVIII e siècle avait toute sa légitimité et toute sa pertinence mais la relation qu’il avait à sa propre pratique étaitfinalement et paradoxalement relativement exclusive du problème de la fonction et de l’usage. Il y avait bien un enjeuque l’on avait évidemment relevé sur la multiplicité des situations et donc sur ce qui nous réunit aujourd’hui autour ladéfinition du port tel que l’on en a parlé durant cette journée et de ses transformations successives, de ce qui en reste oupas et finalement dans ce schéma classique qui est celui de l’historien autour de l’analyse des successions des abandons,des juxtapositions, des ruptures, c’est-à-dire tout ce qui fait ou pas période en histoire, bien entendu.

Nous sommes là aussi dans cette compréhension nécessaire des éléments du port. Qu’est-ce que c’est qu’un élément ?Je voudrais rebondir sur ce qu’a dit Jean Domenichino tout à l’heure. Il parle de l’espace, puis il commence par parlermétier et finalement il explique que ce sont les métiers qui constituent aussi une façon de gérer la spatialité autour dusavoir-faire et de la compétence, que c’est cette spatialité-là qui créé ensuite les objets et les espaces bâtis ou non bâtisqui nous environnent et qu’ensuite on peut retourner les choses. Cette espèce de réflexivité, de mise en relationnécessaire entre, encore une fois ce que j’avais dit tout à l’heure, la forme et la fonction, me parait tout à fait importanteà comprendre.Une fois qu’on essaie de comprendre ce port-là, de l’analyser, d’en établir des problématiques « multiscalaires » pourreprendre le terme qu’a employé Françoise Péron tout à l’heure, il s’agit de la façon dont on peut mettre en relation tousces éléments, de problématiser cette question-là autour des enjeux qui sont du temps et de l’espace, qui sont del’épaisseur de temps et qui sont aussi de la mobilité ou pas dans l’espace. Et l’exemple de la Narbonnaise est tout à faitintéressant ici, puisque ce port qui a bougé illustre parfaitement cette question de la mobilité du port.

Je reviens un peu sur ce qu’a dit Gilbert Buti pour commencer la journée sur la façon dont en effet la relation du port àla ville est quelque chose de tout à fait important, mais qu’on se rend compte au bout du compte que le port qui fait villeest finalement plus mobile que la ville terrestre ou continentale. Les éléments physiques restent finalement relativementstables par rapport à la mobilité d’un littoral dont on a bien compris aujourd’hui l’importance par rapport à la mise enabri qu’est le port.J’ai plaisanté tout à l’heure sur la marée, mais c’est une mutation qui existe, ça change toute les 6 heures cette histoire-là chez nous. C’est un phénomène de mouvement perpétuel qui est tout à fait important à comprendre. J’ai parlé du ventaussi, il y a les courants, il y a toutes les conditions physiques du port qu’il faut mettre en relation avec la constructiondu port.Donc voilà, tout cela ; c’est cette question de la connaissance, je ne reviens pas sur la nécessité d’archiver, decomprendre, d’enregistrer les sources, etc.Peut-être aussi par rapport à cette question de l’archéologie, j’en parlais avec Bénédicte Rolland-Villemot tout à l’heure,c’est que l’objet est un document qui se documente lui-même. Le premier document sur l’objet, c’est l’objet lui-même,

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il n’y a pas forcement de séparation à faire entre les deux et je pense qu’en termes de muséographie et de muséed’histoire, il y a des enjeux tout à fait importants parce que si l’on arrive à cette question muséographique, c’est aussi desavoir ce que l’on présente, quels objets ou au sens large quelles situations on présente ? Ce que l’on garde, ce que l’oncache ou ce que l’on recache, c’est le cas bien connu des rebouchages préventifs en archéologie.

J’en viens pour terminer à cette question qui me paraît fondamentale, l’interrogation que l’on a tous sur la connaissanceprécise des objets, encore une fois dans leur complexité, leur temporalité, dans la nécessité de les mettre en réseau lesuns par rapport aux autres. C’est peut-être quelque chose dont on n’a pas assez parlé malgré le nombre d’intervenantsaujourd’hui.Mais aussi cette question de la mise en réseau, du port en réseau ; à part le port de pêche et encore, le port est toujoursen réseau. C’est-à-dire le port de pêche peut faire un aller-retour vers un point unique mais tous les autres ports sont desports en réseau, y compris dans leur dimension srrictement maritime.

Toutes nos analyses passent donc par des objets, des maquettes, des sites et par cette question de l’importance pour nousde ce qui fait patrimoine, en particulier dans un musée mais aussi patrimoine ailleurs, sur le terrain. On a parlé deslabels, des protections, de cette distinction importante pour reprendre encore les termes de Françoise Péron surl’héritage et la patrimonialisation c’est-à-dire la décision prise ensemble que ce qui fait trace nous appartientaujourd’hui dans le projet commun. C’est un travail tout à fait important à la fois que l’interprétation et lacompréhension. Nous avons également beaucoup parlé de cartographie, je crois que là il y a des enjeux extrêmementforts. Le port c’est un espace, donc il se cartographie.

Je vous remercie tous pour cette journée.

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La conservation et la valorisation du patrimoine naval

Présentation par Katia Baslé

Nous inaugurons la deuxième journée consacrée à la conservation et la valorisation du patrimoine naval. L’objectif decette journée est d’aborder les questions de la conservation du patrimoine naval articulées autour de la relation entrehéritage et patrimoine.Lors de la première journée il a été dit par Françoise Péron que « l’héritage n’est pas forcément patrimoine », je suistentée d’y rajouter la citation de Pierre Nora pour qui « le patrimoine n’est pas seulement un héritage du passé maisune construction du présent ». Les pratiques de la conservation s’inscrivent tout à fait dans ce temps présent qui elles-mêmes ont été influencées sur les cinquante dernières années par la conservation préventive. D’autres problématiquestout à fait contemporaines et sociétales telles que les questions liées à la sécurité des collections, à l’accessibilité de cesdernières par le public, leurs matériaux constitutifs tels que la présence du plomb et de l’amiante, interrogent sur la priseen compte dans le cadre muséologique des collections spécifiques aux musées et aux monuments historiques. Ce sont donc un certain nombre de ces interrogations que nous aborderons dans un premier temps autour de laconservation matérielle et dans un deuxième temps autour des nouvelles approches telles que la 3D.Je vais introduire Patrick Féron, qui sera le premier à parler ce matin, doctorant à Paris I et dont le sujet de thèse sous ladirection d’Eric Rieth est le suivant : « Tradition d’architecture nautique, hybridation en Afrique de l’Ouest et Centrale,XIX e et XXe siècles ».Je tiens à remercier les personnes qui ne sont pas là mais qui nous ont beaucoup aidés à monter ces journées, commeVirginie Serna qui est actuellement en fouilles avec Eric Rieth et qui ne pouvait donc pas être parmi nous. Je souhaitaisaussi remercier au niveau de l'organisation Morgane Palvini qui a été notre cheville ouvrière sur le montage desjournées et bien évidemment le technicien du musée d’Histoire, Damien Dégremont qui est en charge de la gestion duson et de la lumière, ce qui est tout à fait important pour la qualité de ces journées. Je laisse désormais la parole à Patrick Féron, dont le sujet est le suivant : « Le bateau, objet patrimonial oupalimpseste ? ».

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« Le bateau, objet patrimonial ou palimpseste ? »

Patrick Féron, Doctorant Paris I

Introduction

Le bateau, objet patrimonial, innovation culturelle récente, ne laisse pas de séduire et d’interroger. La réflexions’attache au bateau en bois dont la production puise aux sources des traditions d’architecture nautique depuis la traditionmonoxyle jusqu’à celle de la charpente assemblée. Développée en quatre volets, elle explore : le dépérissement, lalongévité, l’imaginaire et les chemins de conservation traversiers.

Le dépérissement du bois auquel la coque sera soumise sollicite le constructeur et l’invite à se préoccuper d'unedégradation trop rapide avant même l’abattage de l’arbre. Quand le bateau entre en fonction, son usage l’expose àl’agression de l’eau et à la rudesse du métier, deux facteurs de vétusté qui réduisent sa longévité malgré l’entretien ;«rebasti de neuf», il trouve une seconde jeunesse mais l’opération de rénovation observée au XVIIe siècle, ne fait queretarder une fin annoncée. La traduction du peintre prend parfois le relai, mobilisant imaginaire et vision prémonitoire ;mémoire d’objets, mémoire d’hommes, l’image restituée traverse le temps. Quelques bateaux survivants s’aventurentdans le champ de la conservation durable, certains prennent des chemins traversiers et s’exonèrent des codespatrimoniaux. Tous ces bateaux ne doivent leur création ou leur reviviscence qu’au savoir-faire ancestral du maîtrecharpentier, l’homme de l’art intervient encore lorsque le pouvoir de conservation de l’eau ou du sol propose àl’archéologue de visiter le temps long et la genèse de traditions nautiques oubliées.

Du dépérissement

En introduction, de son article sur le dépérissement des coques des navires en bois et des moyens de les prévenir, publiéen 186356, Monsieur de Lapparent, directeur des constructions navales et des bois de la marine, signale que si l’Italieoffre les bois les meilleurs, les « bois de fossés » 57 que produisent la Provence, le Midi et l’Ouest de la France sontexcellents, ils conviennent au façonnage des membrures, qui enfermées entre le bordage et le vaigrage58 sont exposées àla pourriture. Les autres pièces, préceinte, bordé, bauquière59, etc., orientent le choix du charpentier vers des bois deforêts. L’auteur évoque aussi des essences découvertes en Guyane française, puis il décrit une série de tests de résistancemécanique où figurent des échantillons de hêtre et de peuplier. Il invite le constructeur à choisir le « teak deBangkock » ou du « royaume de Siam », il compare les poids spécifiques et effectue des essais de putréfaction avantd’établir des mesures de longévité. Ni la structure du bois, ni l’abattage, n’échappent pas à son examen ; la lenteur duséchage, précise-t-il, appelle : soit à délivrer le bois de sa sève, soit à la dessiccation artificielle ou à la torréfaction,appuyant son argumentation sur les travaux de naturalistes de renom tel René Dutrochet (1776-1847, médecin fondateurde la biologie cellulaire, spécialiste des sciences de la nature) ou Antoine de Jussieu (1748-1836, botaniste, directeur duMuséum national d’histoire naturelle). Les arsenaux de Cherbourg, de Rochefort s’affichent comme centresd’expérimentations ; dans le secteur privé, le sieur Guibert, développe le séchage à la vapeur. D’autres spécialistess’exercent à l’injection au sulfate de cuivre, mais dans l’attente d’un recul suffisant, « une des méthodes les plusanciennes consiste dans une espèce d’embaumement » nous dit de Lapparent, « car de temps immémorial, aromates ettoxiques s’appliquent avec succès ». Lapparent observe la bonne conservation du bois sous l’eau et souligne a contrario que le défaut de ventilation desmailles60 provoque un confinement en atmosphère humide qui fait « pourrir » les membrures emprisonnées entrebordage et vaigrage, dès lors, la coque se délie, les bordés61 jouent et « crachent » leur étoupe62. Ces propos traduisent une réflexion moderniste en matière de protection des pièces en bois qui composent le navire. La

56 De Lapparent,» Du dépérissement des coques des navires en bois et des autres charpentes ou bois d’industrie et des moyens de le prévenir», dans : Revue Maritime Coloniale, janvier à avril 1863, T. VII, pp. 573-605, Challamel Aîné, Paris, 1863.

57 Pièces de bois naturellement courbes produites par les arbres de haies ou de fossés.58 Depuis la quille jusqu’au niveau du pont, le charpentier naval recouvre l’extérieur de l’ossature du navire d’un parement de planches

superposées ou bordages qui forment la « peau », le vaigrage est fixé à l’intérieur.59 Dénominations qui distinguent les différents façonnages entrant dans la réalisation du bordage.60 Espace libre (ou vide) qui réside entre les couples ou membrures et les sépare.61 Éléments composant une ligne de bordage entre l’étrave et l’étambot. Les bordages sont juxtaposés chant contre chant, l’intervalle entre deux

chants est calfaté à l’étoupe afin de rendre la coque étanche à l’eau.62 L’étoupe noire est obtenue par l’effilage de cordages réformés. L’étoupe blanche provient du cardage des fibres végétales du chanvre ordinaire,

(Cannabis sativa). Dans : Féron Patrick,» Le geste du maître calfat, milieux, outils, technique », Colloque pluridisciplinaire Gestes techniques, techniques du geste, Archives nationales du monde du travail, Roubaix, 14 décembre 2013.

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dégradation ayant fait son œuvre le traitement curatif ouvre un autre chantier, « Quand on radoube un navire, on estparfois comme stupéfait à la vue des champignons », nous dit l’auteur. Aux remèdes évoqués précédemment s’ajoutentl’idée d’un mastic de vitrier, fait avec de l’huile sans siccatif et mélangé d’une certaine proportion de fleur de soufrepuis appliqué sur les deux faces de pièces en contact. La carbonisation s’inspire du brûlage des pieds de poteaux fichésen terre, une pratique observée dans les campagnes. Le développement du traitement par « brûlage » s’appuie sur uneexpérience anglaise analogue réalisée au début du XVIIIe siècle, à l’occasion de la construction du vaisseau RoyalWilliams. Ainsi les procédés de carbonisation essayés au port de Cherbourg sont étendus à tous les arsenaux del’Empire. Avec la précision du détail qui caractérise l’article, Lapparent expose une connaissance avancée du domaine de laprotection du bois. Concluant sur une note esthétique, il précise qu’après grattage et ponçage modéré de la couche decharbon, les faces du bois peuvent recevoir une peinture ordinaire ou toutes autres couleurs.

De la longévité

Quelle préoccupation majeure anime la réflexion qui précède ? Se limite-t-elle aux arsenaux de la marine ? AndréZysberg63, dans son étude des bâtiments de commerce et de pêche, de Honfleur à Granville, dans la seconde moitié duXVII e siècle, fournit un éclairage précis à propos de la longévité du patrimoine navigant de l’époque. Il estime que ladurée d’usage des navires de commerce et de pêche recensés s’établit aux environs de douze à quinze ans, la longévitéla plus longue approchant vingt ans. La durabilité de bâtiments éprouvés par le métier, pêche ou commerce, concurrencecelle des vaisseaux du roi, pourtant moins sollicités et bénéficiant d’un entretien plus soigné. De l’analyse statistique des bateaux marchands inventoriés en 1686, il n’apparaît aucun lien entre le vieillissement et letonnage, la longévité moyenne des chaloupes de 10 tonneaux comparée à celle des vaisseaux de 100 tonneaux semaintient autour de dix années. L’étude de l’ « Inventaire » de 1664 révèle qu’au registre de la flottille de Honfleur figure parfois la mention « rebasti »suivie de l’année. La barque, la Margueritte, du port de Caen, jaugeant 35 tonneaux, portait l’annotation « rebastie deneuf sur la première construction et gabaris en ceste ville en 1663 », sans que l’âge du bateau soit précisé. L’opération,indique l’auteur, consistait à remplacer des couples endommagés ou pourris « sur le modèle des gabarits primitifs », onremplaçait parfois l’intégralité de la membrure, « ne conservant que la quille ». L’expression « rebasti de neuf »représentait un chantier exceptionnel, considérable et dispendieux, alors qu’aux radoubs périodiques des bateaux depêche et de commerce, le changement de bordages et un calfatage étaient les opérations les plus courantes, le navire ensortait « raccommodé ».L’étude de longévité publiée en 1866 par l’ingénieur Lissignol64, précisait que la prudence envers les meilleurs naviresen bois construits avec un soin extrême et parfaitement entretenus, invitait à les réformer vers vingt ans de service. Ontrouvait un nombre réduit de ces bâtiments dans les marines militaires et chez de grands armements anglais, pionniersdu commerce avec l’Inde, ajoutait-t-il. L’acquisition de tels bâtiments représentait un investissement très élevé et unentretien coûteux pendant toute la durée de leur exploitation. La longévité des meilleurs navires de commerce dépassaitrarement une quinzaine d’année, au-delà de ce seuil, une remise à neuf devenait aussi dispendieuse qu’un bâtimentneuf.Des exemples explorés au XVIIe siècle comme au XIXe siècle, il ressort que la démarche de conservation visait àprolonger l’usage d’objets techniques, d’outils de travail, pendant une vingtaine d’années au mieux, la question du«bateau objet patrimonial» ne se posait qu’au regard de critères économiques ou défensifs.

De l’imaginaire

La traduction du bateau objet patrimonial tient-elle du réel ou de l’imaginaire ? La série de quatre lithographies65

intitulée « La vie d’une caïque », croquées par le peintre Eugène Le Poitevin en propose une lecture en quatre tableaux :Le baptême, la pêche, la vente, le naufrage. Son regard d’ethnologue a schématisé une historicité graphique de l’objetqui intègre l’homme et son industrie dans l’authenticité paysagère d’Yport, en Pays de Caux (XIXe siècle), l’annonceprémonitoire d’une disparition définitive nourrit l’imaginaire66 du peintre. Les quatre lithographies déclinent la mémoired’un bateau de pêche inféodé à la géomorphologie d’une falaise crayeuse que la fracture de la valleuse transforme enhavre protecteur. La caïque, production symbiotique entre milieu et besoin, témoin de l’étroite complicité techniqueinstaurée entre charpentier et pêcheur, ne se matérialise qu’au moment du baptême, tant la religiosité imprègne l’espritdes gens de mer du Pays de Caux. Les lois naturelles du milieu marin règlent l’existence d’une société humainestructurée par la singularité de la géographie, du climat, des ressources. La communauté villageoise a inventé sespropres méthodes pour tirer le meilleur tribut halieutique de la mer. La forme de la carène, son faible tirant d’eau,

63 Zysberg A.,» De Honfleur à Granville : bâtiments de commerce et de pêche au cours de la seconde moitié du XVIIe siècle », dans : Cahiers des Annales de Normandie, n° 24, 1992, Recueil d’études offert à Gabriel Désert, pp. 201-224.

64 Lissignol E., Navires en fer à voiles, Étude commerciale, Arthus Bertrand, Paris, 1866.65 Le Poitevin Eugène, La vie d’une Caïque, série de quatre lithographies gravées par Jazet, chacune 53 x 71 cm, Étretat, Collection privée, C. De

Brosses. Dans : Delarue B., Visions romantiques des côtes de la Manche. Du Mont Saint-michel au Pas-de-Calais, éd. Terre en vue, Yport, 2011.66 Garçon A.-F., L’imaginaire et la pensée technique, Garnier, Paris, 2012.

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facilitent le halage quotidien de la caïque. Légèreté et résistance de la construction à clin feraient d’elle une trentenairesi la rudesse des échouages répétés ne réduisait pas sa longévité à une dizaine d’années.La commercialisation du poisson, but ultime de ce déploiement d’activités, constitue l’unique ressource économique dulittoral, vendeurs, acheteurs s’abritent pour négocier sur l’arrière d’une caïque réformée. Usé par le métier, le bateau tirédéfinitivement à terre devient « caloge », il reçoit un toit de chaume, une porte découpée dans le tableau arrière donneaccès au volume de rangement intérieur que réserve la coque. De l’état de patrimoine maritime, le bateau deviendrait-il patrimoine immobilier ? La dernière scène occulte la question,elle assombrit le quotidien de gens de mer exposés à la dure loi de la tempête, naufragé, le bateau sombrera à jamaisdans les abysses et disparaîtra de la mémoire. La plus forte empreinte physique qui subsiste encore est celle du paysageoù s’inscrivait le bateau de pêche.

Des chemins de conservation traversiers

Notons, pour le moins, que la dure réalité d'exploitation qui pèse sur la résistance du bateau utilitaire inscrit sa longévitédans une courte temporalité. Ce constat invite à explorer une forme de conservation durable singulière en portant notreregard vers Fécamp, berceau de L’Étoile et de la Belle Poule67. Les goélettes de la Marine nationale témoignent de la findu règne des goélettes d’Islande68, dont l’expression romantique survit encore dans l’ouvrage de Pierre Loti : Pêcheursd’Islande.

Leur conception résulte d’un dialogue instauré entre armateur et constructeur, ainsi la forme de la coque est-elle leproduit d’une hybridation réussie entre plusieurs gabarits de voiliers de grande pêche à laquelle s’ajoute l’élégance deslignes69. La morphologie des deux goélettes se distingue des formes de carène typiquement paimpolaise, à l’influencedu savoir-faire fécampois s’ajoute une recherche d’esthétique et de vélocité proche de la plaisance, on ne saurait doncparler de plan type. Autre particularisme, si la valeur patrimoniale de ces goélettes est sans équivoque, elles n’endemeurent pas moins des bateaux de service inscrits au registre de la flotte comme les bâtiments les plus récents et lesplus modernes de la Marine nationale française.

Une goélette de pêche à la morue ne résistait pas plus de vingt ans au dur métier, l’Étoile et la Belle Poule,accomplissent leur service à la mer depuis 1932, elles ont dépassé quatre fois la durée de vie de leurs aînées, bousculantl’implacable fugacité matérielle de l’objet. Comment l’expliquer ? Conçues pour former les élèves de l’École navale àla mer, la fonction pédagogique des goélettes les a préservées des dures campagnes de pêche d’autrefois. Néanmoins, lebois qui les compose confronte continûment l’Étoile et la Belle Poule au dépérissement. Les principes fondamentauxappréhendés par Lapparent n’ont guère changé, ils reposent sur le choix des bois, la mise en œuvre, le traitement desurface et l’entretien, aussi les goélettes doivent-elles leur longévité au grand carénage périodique, la cure de jouvencesalvatrice place sur le devant de la scène un acteur essentiel, le charpentier de marine.

À ce bref panorama, nous ajouterons une figure patrimoniale déconcertante. Captive depuis 1796, son exil outre-manche lui vaut d’avoir traversé le temps sans préjudice irréparable. La yole de la frégate la Résolue fut saisie en baiede Bantry par la milice anglaise lors de circonstances tempétueuses qui conduisirent à l’échec l’expédition françaisedépêchée pour porter secours aux patriotes irlandais opposés à l’Angleterre. Plus qu’un triste revers, la yole de Bantryprésente la particularité de briguer le statut de « plus vieux bateau français ». De plus, l’avatar a consacré uneembarcation de service inconnue dans la nomenclature des embarcations réglementaires de la marine française, elle futprobablement le canot personnel du contre-amiral Nielly qui commandait la Résolue.

Sous l’impulsion du projet « Défi Jeunes marins 2000 » lancé par le Chasse-marée70, la multiplication de nombreusesyoles de Bantry construites à l’identique confère à l’archétype un don d’ubiquité sans précédent71. La culture techniqueque véhicule la yole renoue avec le « bois de fossés » pour le façonnage des membrures, construite sur quille, lemétissage original du bordage de la coque, associe le bordé à franc bord72 au bordé à clin dans les hauts73, sa conduitesollicite la maîtrise de la manœuvre à la voile ou à l’aviron en équipage.

Conclusion

67 En 1931, le Ministère de la Marine décide de commander deux unités neuves. Le choix se porte sur le modèle de goélette à hunier qui équipe la flottille de pêche morutière en Islande.

68 Au milieu du 19e siècle, la goélette à hunier de type islandais s’impose dans les ports normands au sein des armements de pêche à la morue, puis s’étend jusqu’à Paimpol en Bretagne, Dans : Féron Patrick, « Le chantier naval : De l’éphémère au chantier pérenne », Journée d’étude : Le chantier, Centre d’Histoire des Sciences et des Techniques, Garçon A.F. (dir.), Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, Centre Malher, Paris, 2012.

69 Béquignon J.-Y., Rozen A., L’Étoile et la Belle Poule, Institut océanographique, Paris, 2000. Entretien avec l’auteur, le 21 novembre 2011, Service Historique de la défense, Vincennes.

70 Chasse-marée, n° 103, numéro spécial : « Yole de Bantry », Douarnenez, 1996.71 Une trentaine d’exemplaires naviguent en France.72 Rieth E., 1985, La question de la construction navale à franc-bord au Ponant, Neptunia n° 160.73 Féron P., « Construction d’une yole de Bantry selon le modèle 1796 », Carnets : étude technique et de charpentage, 1999.

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En 1863, Lorsque l’article du directeur des constructions navales et des bois de la marine explore le dépérissement descoques des navires en bois et les moyens de les prévenir, il fonde les bases techniques de la conservation d’un matériausensible aux agents de dégradation. Cependant, traitements préventifs, traitements curatifs trouvent leurs limites face àl’usure irrémédiable provoquée par le métier. L’effet protecteur de l’immersion que constate Lapparent annonce laconservation potentielle d’un patrimoine nautique immergé, voire enfoui, d’une richesse inestimable à l’instar desfouilles de la place Jules Verne74 où l’enduction du bois à la cire d’abeille pratiquée au VIe siècle avant notre ère,témoigne par ailleurs d’une même recherche de stabilisation du matériau qui traverse les âges. Du plus profond d’unetemporalité ancienne, le bateau objet patrimonial nous interroge quant à sa genèse, question que renchérit la récentedécouverte archéologique du chaland antique Arles-Rhône 3 relevé dans un état de conservation exceptionnel75. Si latranscription de résultats de fouilles telle celle de l’épave du XVe siècle de Beutin, sur la Canche (Pas-de-Calais) traduitl’inscription de l’objet au sein de son territoire archéologique, qu’il soit fluvial ou maritime, la diversité des traductionsexposent aujourd’hui des exemples significatifs de l’évolution qualitative d’une recherche pluridisciplinaire76. Grâce aupouvoir de conservation de l’eau ou du sol, chacune de ces recherches contribue à remonter le temps long de l’objetpatrimonial qui nous fait défaut.

En dehors de circonstances accidentelles, la longévité va de pair avec le choix du matériau, la qualité de sa mise enœuvre et le carénage régulier, néanmoins la durée de vie du bateau de travail est extrêmement limitée. Dès lors, l’actede rebâtir à neuf offre une alternative à l’armateur si satisfait de la fonctionnalité de son bateau de travail qu’il enreproduit le modèle, cette pratique relevée au XVIIe siècle défie la notion d’authenticité qui fait parfois débat de nosjours.

Force est de constater que le faible nombre de bateaux patrimoniaux représentatifs conservés dresse en creux un videque l’iconographie et les maquettes compensent. Les travaux de l’Amiral Pâris77, père de l’ethnologie nautique en offreun exemple remarquable autant qu’une méthodologie inégalée, aujourd’hui, le champ d’investigation est élargi grâceaux nouvelles technologies qui amplifient la capacité d’étude de l’objet, de son inscription dans le milieu archéologiqueet sa restitution.

L’œuvre panoptique du peintre Eugène Le Poitevin, vase d’expansion d’une vision prémonitoire de l’effacement d’ununivers maritime régional, oriente nos sens vers la construction personnelle d’une mémoire qui mobilise l’imaginaireplus que l’exposition d’un objet orphelin dépaysé, sa traduction expose une vision anthropologique de l’héritagematérialisé par la caïque du pays de Caux.

Les chemins de traverse sur lesquels s’aventurent goélettes ou yole nous font effleurer l’influence de l’hybridation quiindividualise certains modèles types ou associe deux techniques de bordage. Tout en nous proposant des modes deconservation durable singuliers ces deux exemples s’exonèrent du code du patrimoine. Une forme de transmissionculturelle originale est promue par le plus ancien bateau français qui, depuis son asile irlandais, essaime de nombreusesrépliques sur le littoral de l’Europe, de l’Amérique du nord et jusqu’en Guinée.

Le souffle de l’alliance entre la main et l’esprit, origine et fontaine de jouvence d’une culture nautique intemporelle,convoque le charpentier qui fait lui-même patrimoine78, l’homme de l’art est porteur d’un savoir-faire ancestral sanslequel des traditions d’architecture nautique disparaîtraient à jamais. Conservateur d’une expertise que mobilise laconstruction nautique en bois depuis la nuit des temps, il s’associe au chercheur dans la quête du geste techniqueantique dont la mémoire habite l’esprit du praticien.

Le bateau, objet sauvegardé, relevé, répliqué, expérimenté, sur la coque duquel, tel un palimpseste, l’homme en quêtede mémoire projette une histoire, une histoire technique, une histoire anthropologique, une histoire paysagère, suscite ceregard nuancé et globalisant dont témoigne la pluralité des modes de représentations, qu’ils soient matériels ouimmatériels. La profondeur historique, la diversité technique, font du bateau un objet patrimonial dont la connaissancede la genèse est en construction permanente.

74 Pomey P., « Les épaves grecques du VIe av. J.-C. de la place Jules Verne à Marseille », Dans : Archaeonautica, 14, 1998, Construction navale maritime et fluviale. Approches archéologique, historique et ethnologique, pp. 147-154. Pomey P. (CNRS, CCJ, Aix-Marseille Université). Le projet Prôtis. De la fouille à la réplique navigante du Gyptis : Construction et navigation, Séminaire de recherche Archéologie nautique médiévale et moderne, Rieth E. (dir.), Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, Paris, le 13 mars 2014.

75 Marlier S., (Musée départemental Arles Antique, CG 13). L’épave du chaland gallo-romain (Ier s. ap. J.-C.) Arles-Rhône 3. « De la fouille à l’étude architecturale ». Séminaire de recherche : Archéologie nautique médiévale et moderne, Rieth E. (dir.), Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, Paris, 7 février 2013 et 6 mars 2014.

76 Brochure : L’État et le patrimoine archéologique, La fouille de l’épave de Beutin (2005-2009), Rieth E. (dir.), CNRS-LAMOP/Musée national de la Marine, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Publication : DRAC Nord-Pas-de-Calais, Service régional de l’archéologie, Villeneuve d’Ascq, 2010.

77 Rieth E., « François-Edmond Pâris (1806-1893) aux origines de l’ethnographie nautique» , pp. 9-21, dans : Tous les bateaux du monde, Rieth E. (dir.), Glénat, Musée national de la Marine, Grenoble, 2010.

78 Garçon A.-F., « L’ouvrier ne fait pas patrimoine… de la difficulté en France de faire se rejoindre mémoire du travail et archéologie industrielle. », L’Archéologie industrielle en France, n° 36, juin 2000, pp. 48-59.

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La conservation-restauration du patrimoine matériel

« Des monuments historiques biodégradables et vagabonds »Contre-amiral François Bellec,

Ancien directeur du musée national de la Marine

Nostalgie du port marchandAu musée maritime de La Rochelle (établissement public municipal), on peut voir et toucher sur moins d’un hectare unequinzaine (au moins) de monuments historiques de droit public appartenant au musée et entretenus par des dotations dela ville ou de droit privé appartenant à des propriétaires et entretenus par eux. Les monuments historiques, les musées maritimes ou portuaires, qu’ils soient de statut public ou privé (propriétaire ouassociation) ont les mêmes fonctions contractuelles utilitaires qui sont les suivantes : •Utilité pédagogique autour de projets qui constituent un élément important de décision en commissions,•Utilité scientifique (histoire et recherche),•Utilité sociale (maintien du savoir-faire artisanal, appropriation d’une identité socioculturelle, chantiers d’insertion),•Utilité de promotion du fait maritime (régates de yacht-clubs classiques, rassemblements de vieux gréements, fêtes dela mer). La mobilité du bateau lui confère une remarquable capacité de décentralisation du message maritime.

Les ports-musées à flot sont, bien sûr, la formule idéale. On peut citer quelques « monstres sacrés » de l'adéquationentre les bateaux et leur environnement socioculturel tels que Mystic Seaport (port baleinier aux USA), South-StreetSeaport (port marchand de New York, USA), le Netherlands Scheepvaartmuseum (Compagnie des Indes, Amsterdam,Pays-Bas) et Portsmouth (port de guerre, Angleterre). Dans une moindre mesure, on citera le Viking Ship Museum(Roskilde, Danemark), le Zuiderzee Museum dédié à la pêche (Enkhuizen, Pays-Bas) et, mieux que Douarnenez pourde nombreuses raisons, le développement du Musée Maritime de La Rochelle (pêche et environnement maritime etportuaire). Une variante est possible : les arsenaux, véritables monuments industriels portuaires tels que Rochefort, Chatham, ElFerrol, Karlskrona....En dehors de ces ports aménagés dans le cadre d'une démarche muséale, force est de faire un constat préliminaire : lesports marchands majeurs sont tous partis vers la mer ou ailleurs, ou même ont franchement disparu comme c'est le cas àLiverpool. L’agrandissement des capacités des navires marchands, (90 % des échanges mondiaux consistent en fretmaritime et leur volume doublera d’ici 2020), a obligé à creuser de nouveaux bassins de plus en plus vers l’aval desports de rivière comme Amsterdam, Anvers, Hambourg, Londres ou Rotterdam, ou à fonder, ex nihilo, des portsnouveaux gigantesques comme Felixstove, Yangshan - Shanghai, Mumbai, Singapour ou Tanger-Med ; la plupart dutemps sous contrôle asiatique ou qatari. L'activité portuaire marchande de Marseille est sortie du vieux port phocéen, qui l’avait vécu de l’Antiquité jusqu’àl’âge de la vapeur, avec la mise en service des bassins de la Joliette en 1853, pour aller se réfugier plus tard à Fos.Quand on regarde le Jules Verne, porte-conteneurs de la compagnie CMA-CGM, (d’une capacité de 16 000 équivalentsvingt pieds, déplaçant 241 400 tonnes, mesurant 396 mètres), il apparaît clairement que les ports ont quitté les villespour des espaces industriels professionnalisés interdits au public. C'est-à-dire que le port marchand est sorti du paysageculturel, abandonnant la place aux paquebots de croisière majestueux dans leurs dimensions démentes mais de faibletirant d’eau puisqu’ils ne transportent que le vide intellectuel de leurs passagers. Quelques rares sites permettent de voirde près les navires marchands géants. L’un des plus impressionnants est le virage du canal de Suez à Ismaïlia.Remarquons que des ports abandonnés par l’activité ont su valoriser leur front de mer par des rénovationsarchitecturales résolument modernes et citadines, mais conservant un esprit maritime prégnant comme cela est le cas àLondres, Liverpool, Copenhague, Hambourg, Lisbonne et le sera à l’Arsenal de Venise (si le projet suit son cours sansmodifications). Et bien sûr Nantes et Marseille qui a réhabilité le quartier portuaire de la Joliette.

Un inventaire de l’existantLa disparition des ports marchands du paysage est d’autant plus grave que très peu de navires marchands sontconservés. Moins prestigieux que les navires de guerre et les grands clippers ou voiliers écoles mais aussi coûteux àrestaurer et à entretenir, inutilisables comme le sont les voiliers de plaisance, les cargos sont les grands oubliés dupatrimoine maritime flottant. Seuls deux Liberty-ships, dont le Jeremiah O’Brien, sont conservés aux États-Unis. Ilssont peints dans leur peinture de guerre, au titre de témoignages des convois de la Seconde Guerre mondiale. Cesbateaux, construits à 2 710 exemplaires entre 1940 et 1945, avec des records de vitesse de préfabrication soudée et quiont reconstitué au sortir de la guerre les flottes marchandes européennes dévastées par la guerre, ont pratiquement

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disparu des mémoires.Le patrimoine maritime français protégé au titre des monuments historiques (MH), hormis le Belem, la Duchesse-Anne,la frégate météorologique France I, le remorqueur Saint-Gilles, le chalutier Angoumois et l’escorteur d’escadre Maillé-Brézé, est composé de bateaux de plaisance, de petite pêche ou de modeste travail. Il y a pire, puisque le pathétiquecimetière des bateaux de Mouniak en Ouzbékistan rappelle que la mer d’Aral a naguère clapoté jusqu’au sommet de lafalaise.Si tant est que l’on s’y retrouve car l’inventaire officiel reste un peu confus depuis quelques années, cent quarante-cinqbateaux sont classés MH, dont vingt-trois fluviaux. Sur les cent vingt-trois bateaux de mer il y a quarante-neuf bateauxde pêche, quarante-cinq bateaux de plaisance et de compétition et vingt-neuf bateaux de travail, le patrimoineméditerranéen compte, sauf erreur de ma part, quatorze MH, dont onze en PACA, un en Corse et deux en Languedoc-Roussillon. Il y en a vingt-et-un sur la Manche (dont plus de la moitié en Basse Normandie) et soixante-treize sur lafaçade atlantique, dont trente-et-un en Bretagne et vingt-deux en Poitou-Charentes (dont une quinzaine, selon la saisonsportive, dans le seul bassin des chalutiers de La Rochelle).En tout état de cause, l’inventaire méditerranéen est dramatiquement réduit.

En région PACAMarie-Louise Barque marseillaise 1899 (Marseille) Sainte-Anne Pointu 1955 (Marseille) Saint-Pierre Barque catalane 1908 (Palavas-les-Flots) Clymène 12 mJI 1924 (Bandol) Esterel 8 mJI 1912 (Marseille) Nin 8 mJI 1913 (Sanary) If Cotre 1947 (Toulon) Lulu Cotre 1899 (Sanary) Mabrouka Yacht à moteur 1926 (Menton) Soffer Sloop 1904 (Six-Fours) Palynodie II Classe Rorc 1962 (Toulon)

En Corse Sainte-Elisabeth Barque bastiaise 1911 (Bastia)

En Languedoc-RoussillonNotre-Dame de Consolation Barque catalane 1913 (Port-Vendres) Principat de Catalunya Goélette de charge 1913 (Club house Canet en Roussillon)

Sémantique et jurisprudenceIl convient d’être prudent en matière de vocabulaire quand on parle de patrimoine maritime. Il y a des nuances parfoissubtiles entre : - Restauration- Restitution- Reconstruction- Reconstitution- RépliqueS’il a gardé son âme, un bateau, même quasiment reconstruit intégralement, est un monument historique parfaitementlégitime. Allez dire aux Britanniques que Victory n’est plus qu’une réplique et critiquer les sauvetages inespérés de deuxpontons délabrés de HMS Warrior (1860) et SS Great Britain (1844). On peut également citer la reconstruction auPortugal de la frégate Fernando II y Gloria (1843) à partir de fonds calcinés.Le mythique croiseur Aurora à Saint Saint-Pétersbourg, qui donna le signal de la Révolution d’Octobre, avait étédésarmé en réalité de ses canons après la Première Guerre mondiale et il a coulé au cours de la Seconde Guerremondiale dans le port de Lomonossov.De très nombreuses répliques modernes de bateaux de travail ou de guerre ont été construites en France, dont parmi lesplus grandes telles que les bisquines (la Granvillaise et la Cancalaise), le Renard, la Recouvrance et maintenantl’ Hermione. La notion de patrimoine maritime est née en Bretagne dans les années 1980 seulement. La tentation deconstruire des répliques a été le meilleur moyen de se remettre à naviguer à l’ancienne en conservant un savoir-faire.Construites sur des relevés de coques, les répliques ont permis de sauvegarder l’héritage. Répliques et monumentshistoriques cohabitent sans problème lors des rassemblements de vieux gréements. Construites pour la démonstrationjubilatoire, il manque malgré tout aux répliques l’âme des bateaux qui faisaient corps avec leurs équipages. C’est peut-être pour cela qu’elles n’ont pas, selon moi, vocation à devenir plus tard des monuments historiques (les plus récentsdatent de 1970). Des répliques de navires marchands antiques construites à partir de relevés d’épaves antiques commeKyrenia II et le projet Prôtis, réplique navigante d’un bateau grec archaïque du VIe siècle av. J.-C ont une motivation

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scientifique irremplaçable.D’une manière générale, le patrimoine industriel, scientifique et technique, le PIST, est un nid d’œufs de canard dans lepoulailler des monuments historiques. Entretien, restauration, carénage, conservation, réplique ou restitution ? Desimples nuances littéraires dans les cas les plus difficiles. Comme le phénix ; un bateau, surtout un bateau en bois, doitabsolument se renouveler pour perdurer. Un voilier de plaisance centenaire a forcément changé son pont d’origine.

Par ailleurs, de nombreux dossiers dérangeants sont liés à un sauvetage in extremis. Une coque-épave abandonnée auvandalisme sur une vasière se dégrade en quelques mois. Les premières interventions maladroites de sauveteursincompétents sont souvent catastrophiques. Alors, la commission, mise devant le fait accompli, est soumise à un débatculturel hors des normes.Il a fallu un peu bousculer la Commission nationale pour la convaincre de cette notion fondamentale mais elle estdésormais acquise. L’esprit des gens de mer est une chaîne du cœur. Le dossier du bateau monument historiquecomporte aussi une dimension sentimentale parce qu’il a une âme. Le phénomène déclenchant a été le passage encommission de la Sereine, cotre bermudien sur plans d'Henri Dervin (1952). Ce bateau mythique des Glénans a forméquelques 5 000 équipiers. Se rangeant à ma préconisation, la commission a classé Sereine monument historique en2001, alors qu'il était en cours de restauration au célèbre chantier du Guip, en reconnaissance de sa dimension mythiquedans la formation des Glénans et de l’exemplarité de sa restauration (et ceci malgré le remplacement de 90 % de sastructure). Sereine est sortie de restauration en 2005 après un chantier de quinze ans. Les exemples sont nombreux d’autres bateaux de plaisance classés malgré des abandons, des naufrages, desrenflouements et des restaurations profondes, en raison de critères affectifs faisant moins référence à l’authenticité et àl’intégrité qu’à l’exemplarité, à la rareté voire l’unicité, la représentativité ou la notoriété : • de l’architecte• du chantier• du ou des propriétaires• du palmarès• d’un fait historiqueEt parce qu’ils ont gardé leur âme à travers leurs restaurations et leurs avatars.

Le navire, l’avion, la locomotive en tant que monuments historiques ont vocation à vivre, à fonctionner, à voler, ànaviguer, à circuler. C’est un patrimoine vivant. Et en général, un patrimoine joyeux. Bousculant la garantie d’éternitésauf catastrophes naturelles ou guerres mondiales, le monument historique avion ou bateau entend prendre un risquequotidien de dégradation, voire de perte totale.Un bateau monument historique doit être modifié (dénaturé, corrigent les puristes) pour être autorisé à vivre sa vie.Motorisation fiable, engins de sauvetage, appareils de sécurité, de navigation, de transmission et de localisation peuventêtre des additions obligatoires selon l’utilisation du bateau. Il est maintenant admis sans plus de discussion que lesvoiles en dacron, un gréement dormant en inox et un gréement volant en nylon font partie des maux nécessaires dansnotre siècle qui ne respecte rien. La commission demande systématiquement de conserver les jeux de voiles et lesmoteurs débarqués.Le souci d’authenticité peut justifier le rétablissement d’un état antérieur, d’une particularité disparue qu’un propriétaireamoureux veut restituer. C’est le cas récurrent du gréement aurique simplifié dans les années 1920 par le gréementMarconi. Un bateau peut être classé monument historique avec la recommandation paradoxale de bousculer le dogme etde ne pas le conserver dans l’état du classement.À titre de démonstration, parmi d’autres exemples, deux cas d’école récents de bateaux presque entièrementreconstruits, classés à l’unanimité MH en décembre 2012 : un marseillais et un mantais, ce qui tombe bien.• Palynodie II, sloop Marconi RORC classe 2 de 1962 ayant appartenu à Gaston Defferre pour courir la Giraglia.Propriétaire privé.• Chantenay, navette fluviale nantaise en fer dit « Roquio » de 1888. Le plus vieux bateau français en service. Propriétéde l’association ABPN qui l’a restaurée.

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« De la fouille au musée : exemple des chaînes opératoires mises en œuvre sur l’opération de fouille-relevage du chaland gallo-romain Arles-Rhône 3 »

Auteurs

Sabrina Marlier, David Djaoui (Musée départemental Arles antique / CD13), Mourad El Amouri, Sandra Greck (IpsoFacto) : archéologues, co-responsables scientifiques.

Benoît Poinard (O’Can) : scaphandrier, chef de chantier.Ethel Bouquin (Ipso Facto) : conservatrice-restauratrice, en charge de la conservation préventive du mobilierarchéologique sur le terrain.Avec la collaboration d’Aurélie Martin (Musée départemental Arles antique / CD13) : conservatrice-restauratrice encharge de la conservation préventive du mobilier archéologique au musée,Henri-Bernard Maugiron (ARC-Nucléart), Philippe de Viviés (A-Corros), Marie-Laure Courboulès (Muséedépartemental Arles antique / CD13) : conservateurs-restaurateurs, en charge de la conservation préventive, dudémontage et du conditionnement des bois de l’épave.

En 2011, l’opération de fouille-relevage de l’épave Arles-Rhône 3 s’inscrivait dans un projet muséographique de grandeenvergure qui comprenait aussi bien la restauration du chaland que l’extension du Musée départemental Arles antiquepour le recevoir (Fig 1) cette nouvelle aile, dédiée aux trente-et-un mètres de long de ce bateau, devait égalementpermettre de recevoir une collection de plus de quatre cents quatre-vingts objets ayant trait au commerce, à lanavigation et aux activités du port fluviomaritime à l’époque romaine. D’une durée de trois ans, ce projet global, lancépar le Conseil général des Bouches-du-Rhône, faisait partie de la programmation de « Marseille-Provence CapitaleEuropéenne de la culture 2013 ». Le Ministère de la Culture a en outre classé, en novembre 2010, le chaland Arles-Rhône 3 comme « trésor national ». Avec un budget global de neuf millions d’euros pour l’ensemble du projet, ce sontprès de deux millions d’euros qui ont été attribués à la fouille et au relevage du chaland. Pour réaliser cette opération, unmarché public a été mis en place par le Conseil général des Bouches-du-Rhône et un appel d’offre européen a été lancéà la fin de l’année 2010. A l’issue de l’examen des dossiers de candidatures, le Conseil général, en accord avec leDrassm, a attribué le marché en mars 2011 au groupement solidaire des entreprises O’Can - Ipso Facto. Pour mener àbien cette opération de fouille et de relevage, une équipe mixte d’une trentaine de personnes composée d’archéologues,de scaphandriers, de restaurateurs, de conservateurs, de photographes et de techniciens (Musée départemental Arlesantique/CG13, Drassm/Ministère de la Culture, société archéologique Ipso Facto, société de travaux subaquatiquesO’Can, laboratoires de restauration Arc-Nucléart et A-Corros, CNRS, Aix-Marseille Université) a été réunie.

Localisation de l’épave et difficultés de la fouille

Située sur la rive droite du Rhône, à Arles, à cinquante mètres en amont du pont de la voie rapide N 113, l’épave Arles-Rhône 3 se trouvait à proximité du quai actuel, entre quatre et neuf mètres de profondeur, avec une gîte de 35° sur sonflanc tribord.Outre les difficultés d’intervention dans le Rhône liées au manque de visibilité, au courant et à la présence de déchets aufond du Rhône, la complexité de cette fouille était liée aux dimensions et à la position de l’épave sur la pente du fleuve,enfouie sous 40 cm - 2 m de sédiments regorgeant d’un mobilier archéologique extrêmement abondant. L’épave setrouvait en effet insérée au sein d’un vaste dépotoir portuaire constitué notamment par des centaines de milliers decéramiques et d’amphores. En raison des objectifs fixés par cette fouille, des contraintes posées et face à l’incompressibilité des délais deréalisation, une méthodologie, alliée à des moyens logistiques importants, a été conçue en amont du chantier par lesarchéologues et le chef de chantier, en concertation avec les restaurateurs. Sur le terrain, cette réflexion s’est traduite parla mise en place de deux chaîne opératoires : une pour gérer le mobilier archéologique, de la fouille au musée, laseconde pour assurer la fouille de l’épave jusqu’à son transport pour l’atelier de restauration de Grenoble, sous forme deprès de deux cents ensembles et pièces79.

79 L’article publié ici est un résumé synthétique de chapitres développés dans la monographie consacrée à l’épave (Marlier S. (dir.) 2014, Arles-Rhône 3, un chaland gallo-romain du Ier siècle après Jésus-Christ, Archaeonautica 18, Paris, CNRS Editions, Musée départemental Arles antique) à laquelle nous renvoyons pour de plus amples développements et davantage d’illustrations.

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La chaîne opératoire mise en œuvre pour le mobilier archéologique

Sous l’eau : méthodes et techniques de fouille

L’ensemble de la fouille du dépotoir qui recouvrait l’épave a été conduite selon un découpage stratigraphique verticalsuivant au mieux la réalité du terrain. Une fois réalisé un premier « décapage » d’ensemble du site afin d’enlever lescouches dites de surface, la fouille s’est poursuivie selon trois grands secteur, en suivant au mieux les UnitésStratigraphiques déterminées selon la nature des sédiments et la densité du mobilier qu’elles contenaient. Dans lesecteur 1, correspondant à l’arrière de l’épave, 18 US (n°1002 à 1020) ont ainsi été enregistrées, 33 US dans le secteur 2(n°2002 à 2035), correspondant au centre, 32 US dans le secteur 3 (n°3002 à 3034), correspondant à l’avant. La fouilledu dépotoir a été réalisée au moyen de suceuses à air manipulées exclusivement par des scaphandriers avec le suivid’archéologues-plongeurs pour l’enregistrement du matériel, son prélèvement ainsi que la documentation desdifférentes US.L’un des objectifs de cette fouille était en effet de pouvoir documenter au maximum et, surtout, en étant le plus efficacepossible, un dépotoir qui allait livrer une impressionnante quantité de mobilier. Sous l’eau, un important travail desélection a été nécessaire tant les quantités de matériel étaient importantes. Ainsi, en accord avec le Drassm, le mobiliera été trié en excluant les panses d’amphores qui ne présentaient pas d’intérêt particulier (inscriptions) et qui ont étédisposées dans des big-bags80 à l’extérieur de la zone de fouille (en tout, environ quatre-vingts). Le reste du mobilier aété documenté, soit par un croquis, soit par une photographie, et un numéro propre a été donné lorsque l’objetnécessitait d’être individualisé. L’objet, une fois documenté et le numéro d’US correspondant noté, était alors remonté.En fonction de sa nature et de sa taille, trois techniques de prélèvement étaient possibles.Le mobilier considéré comme fragile était prélevé sur le fond à la main. Des boîtes munies d’un couvercle permettantde préserver l’intégrité de l’objet prélevé étaient utilisées pour la remontée du mobilier directement par les archéologuesà la fin de leur plongée. Les catégories de mobiliers prélevées de cette manière ont concerné les matériaux organiquesparticulièrement fragiles, mais aussi les petits objets tels que les monnaies, les stylets, les lampes à huile, les paroisfines, etc. Un autre type de mobilier, comme les amphores entières, ont souvent fait l’objet d’attentions particulières lorsde leur remontée lorsqu’elles présentaient des points de fragilité manifestes.Le mobilier moins fragile prenait un autre chemin, celui de la « caisse orange « où étaient disposés les objets, le plussouvent disposés dans des caisses, et toujours numérotés par US. Une fois la « caisse orange » pleine, les scaphandriersdemandaient à ce qu’elle soit sortie, vidée et aussitôt ré-immergée.Enfin, les sédiments aspirés par les suceuses à air étaient directement rejetés en surface dans deux tamis mis en placesur un ponton flottant.

La documentation in situ

Tout au long de la fouille, et à chaque fois que cela était possible ou nécessaire, les archéologues-plongeurs ont procédéà des croquis de situation de vestiges particuliers et, de manière plus systématique, des amphores entières. D’autresrelevés graphiques ont été effectués, notamment pour situer la seconde interruption dans le chargement de pierres (dansla moitié avant du caisson) et son calage général par rapport aux flancs de l’épave. Six coupes stratigraphiques du contexte archéologique dans lequel se trouvait l’épave ont également été réalisées àl’échelle du 1/10e. L’enregistrement des US et le relevé de différentes coupes stratigraphiques ont permis d’établir un diagrammestratigraphique qui illustre l’état actuel de l’analyse en attendant de pouvoir confronter et croiser les données desdifférentes études de mobilier en cours. Seul un traitement statistique des mobiliers pouvant servir de marqueurchronologique permettra, à terme, d’extraire des informations pour valider et préciser la chronologie relative établied’après les données de terrain et les données résultant des études géomorphologiques.

En surface, un tamisage de 900 m3 de sédiments

L’utilisation d’aspirateurs à gros rendement pour la fouille du dépotoir a permis d’extraire l’épave de l’emprise dessédiments représentant un volume estimé à 900 m3 (Fig 2) .Afin de contrebalancer ces techniques de fouille intensives,un système de tamisage des sédiments aspirés et rejetés a été mis en place en surface. L’équipe du ponton, en contactradio permanent avec le relais surface des scaphandriers, pouvait suivre l’avancée de la fouille et il était ainsi possiblede savoir en temps réel de quelle US provenait les rejets de chaque suceuse. Une fois remplies, les caisses étaientdéversées sur une table de tamisage et le tri pouvait être effectué afin de récupérer le matériel archéologique qui n’avaitpas pu être prélevé sous l’eau (Fig 3). Le mobilier était alors réparti par type dans des contenants appropriés. Un tripermettait aussi d’exclure le matériel sans intérêt scientifique particulier. Comme ce qui était pratiqué sous l’eau, cemobilier – pour la plupart des tessons d’amphores et de céramiques – était stocké dans des big-bags sur le ponton avantd’être remis régulièrement à l’eau sur les abords de l’épave.

80 Il s’agit de sacs d’emballage en polypropylène d’une contenance de 1 tonne chacun.

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Ce dispositif a ainsi permis de recueillir, au rejet des suceuses, une quantité importante de petit matériel (monnaies,bijoux, lampes à huile, ossements…).Tout le matériel archéologique prélevé était ensuite acheminé vers l’atelier de nettoyage/enregistrement/stockage dansle hangar. A la fin du chantier, tous les big-bags (ceux remplis sous l’eau, ceux remplis sur le ponton lors du tri despaniers et ceux remplis à terre) ont été déposés dans le négatif créé par l’enlèvement du chaland, au total 120 sacs d’unetonne chacun.

A terre, la conservation préventive, du terrain au musée

Dans la pratique, les opérations de conservation et de stockage visent à limiter les effets du changement de milieu ainsique la reprise des altérations en conservant les objets sensibles dans un milieu proche de leur milieu d’enfouissement :dans l’eau, en limitant l’apport d’oxygène et parfois à l’abri de la lumière.Pour cela, les interventions de conservation ont été programmées afin de faire en sorte que la chaîne opératoire soitrapide et continue. L’action s’est ainsi concentrée sur l’environnement de l’objet plutôt que sur l’objet lui-même : ils’agissait en grande partie de conservation préventive pour le matériel le plus sensible (métal, matériaux organiquescomme le bois, l'ivoire, le textile...). Pour le mobilier le mieux conservé (céramique, fragments de verre, os etcoquillages), un nettoyage et un séchage ont aussi été effectués ainsi que quelques gestes de conservation curative et derestauration (par exemple des consolidations ponctuelles). Ceci afin de faciliter l’identification, le stockage et l’étude dumobilier le plus résistant et le plus nombreux (Fig 4).Avant le départ pour le musée, l’ensemble du matériel pris en charge a reçu un premier numéro d’inventaire et faitl’objet, pour les objets isolés, d’une première documentation (fiches d’enregistrement et photographies) de la part desarchéologues. Au laboratoire de restauration du musée, les conservatrices-restauratrices se sont attachées à suivre l’état deconservation du mobilier sensible : matériaux organiques, bois, cuir, liège, vannerie, cordage, os, verre, céramique,inscriptions peintes… Les interventions variaient selon la destination du matériel : réserve, étude, analyse etrestauration, toujours avec le souci de préserver et transmettre les objets mais aussi les informations archéologiquesqu’ils contiennent. Issus du fleuve, aujourd’hui en réserve ou exposés dans l’extension du musée, ces mêmes objetss’acclimatent à leur nouvel environnement et réclament un suivi attentif. De la série d’objets à l’unicum, la conservationde cette grande variété de matériel réclamait des opérations très différentes. Le suivi des objets s’est effectué pendant etaprès la fouille, sur près d’une année. Il consistait en la conservation en eau des matériaux organiques et des métaux enattente de traitement ; au séchage lent des éléments en os, ivoire et verre, perle de culture et céramique, avec unesurveillance particulière pour les inscriptions peintes et pour les bouchons en liège et cols d’amphores avec bouchonsretrouvés en grande quantité (une cinquantaine). Les petits objets gorgés d’eau étaient conservés au froid. Pour les plusgrandes pièces, il fallait limiter les éléments extérieurs, source de contamination (chaleur, oxygène, lumière) par uncontrôle continu des niveaux d’eau et des développements de microorganismes. Malgré cette vigilance constante, destraitements bactéricides ont dû être réalisés. Les systèmes de conditionnement en eau étaient pensés pour permettre lesnombreuses manipulations nécessaires aux observations des archéologues, des chercheurs et des restaurateurs. Leséchage lent par paliers successifs et contrôle de l’hygrométrie s’est fait en chambres humides. Avant, pendant ou aprèsle séchage, certains objets ont nécessité des consolidations. Un lot de tissus poissés, provenant de l’épave, a fait l’objetd’une préparation particulière pour en permettre l’étude. La poix fut retirée pour pouvoir déplier les tissus, les sécher etles conditionner pour leur transport.La réussite de cette opération, du point de vue de la conservation, est à mettre au compte de plusieurs facteurs cumulés.Tout d’abord, de bonnes conditions de conservation – grâce à un espace de traitement adapté – une bonne gestion dutransit des objets vers le musée, du matériel de conservation en quantité suffisante et une adaptation du personnel sur leterrain à toutes les surprises réservées par les découvertes archéologiques. Ensuite, la présence d’une équipe qualifiéepour une prise en charge efficace et rapide, dont une restauratrice responsable de la conservation du matérielarchéologique sur le terrain, des assistants-archéologues sensibilisés à la conservation (tri, lavage, conditionnement) etla dispense d’une formation aux protocoles de conservation à l’ensemble de l’équipe. Enfin des conseils et uneassistance de la part de la cellule de conservation préventive du Drassm. Une chaîne en flux tendu sans rupture dans la communication, d’amont en aval et d’aval en amont, a ainsi pu être miseen place : depuis le travail sous l’eau jusqu’au musée et vice-versa (relation audio-vidéo et téléphonique constante entreles postes) et éviter les pertes d’information archéologique avec le report méthodique des numéros d’enregistrement dechaque objet.

La chaîne opératoire mise en œuvre pour l’épave

Une fois dégagée des sédiments et du mobilier archéologique du dépotoir portuaire la recouvrant, la coque de l’épave aété nettoyée à l’aide de suceuses à eau. Avant son relevage par tronçon, les structures de la coque, entièrementmarquées, ont d’abord fait l’objet d’une première documentation in situ (relevés planimétriques et de détails,photographies).

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Le relevage des tronçons de l’épave

Le choix de relever l’épave en plusieurs tronçons s’est avéré incontournable afin d’assurer l’intégrité de l’épave tout aulong du chantier. Il était en effet exclu de dégager l’épave dans son entier afin de ne pas l’exposer, durant une troplongue période, au courant et à l’intervention des fouilleurs mais aussi à une crue éventuelle. L’impossibilité, pour desraisons techniques et financières, de mettre en œuvre une grue capable de sortir l’épave d’un seul tenant, de l’acheminerjusqu’à Grenoble et de la traiter dans son entier à l’atelier ARC-Nucléart, qui dispose d’équipements aux dimensionslimitées (bassins d’immersion et lyophilisateurs), excluait par ailleurs tout autre choix que celui de relever l’épave enplusieurs tronçons.En concertation avec les restaurateurs, les archéologues ont ainsi proposé, en tenant compte de l’ensemble de cescontraintes, un plan de découpe de l’épave en dix tronçons d’environ 3 m de longueur chacun. C’est ensuite le bureaud’étude de la société O’Can qui a conçu le système de relevage des tronçons en prenant en compte les caractéristiquesdu chaland ainsi que les contraintes techniques telle que sa position sur la pente du fond du Rhône et sa gîte de 35°.Toutes les opérations de relevage ont été dirigées et réalisées exclusivement par les scaphandriers tandis que lesarchéologues étaient chargés du positionnement des traits de coupe, de la vérification du calage de l’épave ainsi que dela surveillance des fissures et des faiblesses éventuelles des bois à consolider.Le mode opératoire consistait à réaliser des tranchées de part et d’autre des flancs de l’épave afin de venir installer unchâssis métallique, le « berceau », autour d’un tronçon puis de supprimer tout contact entre l’épave et le terrain tout enimmobilisant le tronçon dans cette structure. Pour cela, le terrain sous l’épave était dégagé au moyen d’une suceuse etremplacé par des lattes glissées au fur et à mesure dans la partie inférieure du berceau, directement sous la sole dubateau. Le tronçon à relever était ensuite parfaitement calé dans son berceau avant qu’il ne soit découpé au moyend’une scie égoïne. Cette technique de découpe, longue (entre deux et trois heures) et fastidieuse, permettait de préserverl’épave de la violence d’une tronçonneuse hydraulique et présentait surtout l’avantage de garantir le moins de perte dematière possible avec un trait de coupe le plus fin possible. Bien que plus spectaculaires à voir en surface, les phases de relevage était moins complexes que les poses des berceaux.Pour ces phases, le ponton, qui avait permis de mettre en place le berceau, était repositionné au-dessus de l’épave. Letronçon, pris dans son berceau, était alors remonté en surface à l’aide de quatre palans puis était pris en charge par unegrue positionnée à terre qui était chargée d’amener le berceau sur un chariot placé sur le quai. Une fois libéré de sonberceau, le tronçon, toujours sur son charriot, était acheminé dans un hangar pour y être documenté puis en partiedémonté.

La documentation des tronçons à terre

Une fois dans le hangar, les tronçons de l’épave ont été nettoyés par les archéologues et les restaurateurs puis documentés, suivant ces différentes étapes. Un nouvel étiquetage des pièces de bois, compatible avec les exigences de la restauration, a tout d’abord été effectué au moyen d’étiquettes Dymo®. Des fiches d’enregistrement, comportant un certain nombre d’informations à renseigner à la fois sur le tronçon dans son ensemble et sur chaque pièce architecturale,ont ensuite été saisies manuellement. Des photos d’ensemble et de détail du tronçon, concernant aussi bien les caractéristiques architecturales que celles destinées aux analyses dendrochronologiques complétaient cette documentation. Le tronçon faisait ensuite l’objet d’un relevé 3D dans son ensemble au moyen d’un instrument jusqu’alors jamais utilisé en archéologie : le C-Track. (Fig 5). Après le démontage et le découpage du tronçon en quatre sous-ensembles par les restaurateurs (infra), le relevé 3D des flancs en demi-tronc ainsi que des courbes était également réalisé. Des observations de détails complémentaires étaient, à ce stade, également portées sur les fiches d’enregistrement (Fig 6). Enfin, des prélèvements destinés aux analyses polliniques et textiles ont été effectués aux endroits accessibles tandis que des enregistrements spécifiques (relevés, photos de détails) ont été réalisés afin de conduire les analyses dendrologiques.Durant toute cette phase de documentation, qui durait une semaine, les restaurateurs veillaient en permanence àmaintenir les bois humide, par aspersion ponctuelle en journée et par arrosage permanent sous des rampes d’arrosage lanuit.

Le démantèlement partiel des tronçons

Après avoir été documentés, les restaurateurs prenaient en charge les tronçons pour leur démontage partiel et leurconditionnement. Les flancs des tronçons de l’épave, constitués de demi-troncs de trois mètres de longueur, étaientdésassemblés de la sole. Les clous de fixation étaient alors retirés ou coupés. Afin de démonter les flancs, les courbes dela charpente transversale ainsi que les tasseaux étaient également retirés. Une fois les flancs démontés, il restait la sole(le fond plat de la coque) qui était découpée en deux, voire en trois sous-ensembles, perpendiculairement à l’axe del’épave. Le principe du redécoupage s’explique par l’obligation que les restaurateurs avaient de placer ces éléments surdes plateaux inox de 2,70×1,50 m, correspondant aux dimensions maximales pour un chargement par paire dans lelyophilisateur le plus large de l’atelier de restauration ARC-Nucléart. Le chargement des bois sur ces plateaux a permisde réduire les manipulations, puisqu’une fois chargés, ils étaient utilisés pour le transport jusqu’à l’atelier et pour toutes

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les phases de traitement. Pour le transfert des bois par camion vers l’atelier ARC-Nucléart, à Grenoble, un conditionnement adapté a permis lecalage et le maintien des bois humides.

Conclusion

L’ensemble des méthodes mises en place et des techniques mises en œuvre pour assurer la fouille du site Arles-Rhône 3auront permis de fouiller, de documenter et de relever l’épave dans son intégralité. Le chantier de fouille-relevage aurasurtout vu le développement de nouvelles stratégies de fouille et la mise en place de chaînes opératoires complexes pourassurer non seulement la prise en charge, de la fouille au musée, d’un mobilier archéologique abondant et diversifiémais aussi celle des tronçons et des bois de l’épave, de la fouille à l’atelier de restauration. Quelques chiffres permettentde résumer cette dernière opération : cent cinquante journées travaillées avec quatre mille trois cents heures de plongée,neuf cents mètres cube de sédiments fouillés et tamisés, plus de quatre mille objets et près de trois mille caisses dematériel archéologique enregistrés, une épave de trente-et-un mètres fouillée, documentée et relevée en dix tronçons. Cesuccès, s’il est sans nul doute lié aux compétences et à la complémentarité des équipes engagées, est aussi lié auxconditions météorologiques exceptionnelles qui ont accompagnées le chantier de l’année 2011.

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« La restauration du chaland gallo-romain Arles-Rhône 3 et des épaves antiques de Marseille »

Henri Bernard-Maugiron, Restaurateur, Arc Nucléart, Grenoble

Je prends la suite de David Djaoui pour continuer d’évoquer le travail qui s’est fait sur le chaland gallo-romain Arles-Rhône 3. Je parlerai également de la restauration des épaves antiques du musée d’Histoire de Marseille et, à ce titre, jesuis très heureux d’être ici puisque nous sommes au sein même du musée qui les accueille.

Le bois gorgé d’eau : matière hautement périssableLes épaves d’Arles et de Marseille ont un point commun : elles sont en bois. Au moment de leur découverte, ellesétaient en bois humide ou « gorgé d’eau », ce qui implique une problématique de conservation très particulière.Je travaille à ARC-Nucléart, un atelier dédié à la conservation des bois archéologiques. Il est situé sur le site du CEA,Commissariat à l’Energie Atomique de Grenoble, pour un certain nombre de raisons que l’on comprendra par la suite.D’une façon très schématique, un bois gorgé d’eau, s’il ressemble encore à du bois, n’en est finalement plus vraiment.Si on observe le bois au microscope électronique, on voit que sa structure est un réseau de vaisseaux qui s’enchevêtrentet permettent la circulation de la sève pendant la vie de l’arbre. Les parois de ces vaisseaux sont constituéesprincipalement de cellulose. Cette cellulose est l’élément structurel qui assure la tenue mécanique du bois. Or, au boutde plusieurs centaines, voire de milliers d’années en milieu humide, cette cellulose va se dégrader, dissoute par l’eau etl’action bactérienne. En se dégradant elle va perdre sa capacité à assurer une tenue mécanique au bois.Par exemple, l’observation en détail d’une ancre romaine en chêne, récemment découverte en milieu humide, permet deconstater que même si l’aspect est un peu plus sombre qu’une pièce de chêne contemporain, on peut encore y voir unesurface très bien conservée avec des arêtes très vives, des traces d’usage ou des traces de façonnage bien visibles.Malgré cela, si vous appuyez le doigt sur la surface du bois, vous aurez l’impression d’appuyer sur une éponge humide. De plus, si vous laissez cet objet à l’air sans précaution particulière, vous aurez un bois qui, en séchant, va se déformerde façon considérable. Cela se caractérisera par des fissures et des rétractations puisque le réseau de vaisseaux quiconstituait l’anatomie du bois n’a plus de résistance mécanique. Ainsi, au moment du séchage, avec la disparition del’eau qui garantissait le gonflement et la tenue des vaisseaux, toutes les cellules s’effondrent les unes sur les autres etgénèrent les déformations. Ce qui est dramatique c’est que ces déformations sont irréversibles. Si vous aviez un objet dequalité, sa forme sera irrémédiablement perdue.

Pour sécher un bois gorgé d’eau : mettre une résine à la placeA Grenoble, afin d’assurer le séchage et la conservation d’un bois gorgé d’eau, nous utilisons une méthode utilisée dansla majorité des ateliers à travers le monde. Ce traitement standard se fait en deux étapes qui sont les suivantes :Les pièces de bois sont placées sur un plateau et immergées dans un bassin rempli d’une résine hydrosoluble nommée :« polyéthylène glycol ». En quelques mois, cette résine va diffuser à l’intérieur du bois et se fixer dans les fragilesparois cellulaires du bois. A la fin de la période d’imprégnation, les bois sont extraits du bassin. Il reste cependantencore un peu d’eau au cœur du bois qu’il va falloir éliminer. On place alors les bois dans un lyophilisateur. Les piècesde bois y seront congelées et l’eau résiduelle va alors se transformer en glace. Une fois la congélation obtenue, onprocède à une mise sous vide dans l’enceinte. Un phénomène physique va se produire : la sublimation. C’est la glacequi se vaporise (et non pas l’eau liquide). Cela assure le séchage du bois tout en garantissant la tenue mécanique del’objet sans déformation.

Arles-Rhône 3 : un bateau gallo-romain de trente-et-un mètres à restaurer en deux ansArles-Rhône 3 s’inscrit dans l’épisode culturel de « Marseille Provence 2013, Capitale Européenne de la Culture ».C’est en 2010 qu’a été prise la décision de relever l’épave en sachant que l’objectif affiché était de présenter en 2013,au public, le bateau restauré. On peut se rendre compte que de tels délais étaient extraordinairement courts : 2011 a étédédié à la fouille et au relevage de l’épave, 2012 et une partie de 2013 ont été consacrés au traitement de consolidationet à la restauration d’une épave de 31 mètres de long. Ce chantier est, à ce jour, le plus important qu’ARC-Nucléart aiteu à réaliser. Le cahier des charges du musée était très simple : « présenter au public un bateau dont l’état devait être au plus prochede celui qu’il avait à la veille de son naufrage. A savoir, une coque entière, dotée de sa cargaison de pierres, d’un mât dehalage (fort heureusement retrouvé et à présenter en position verticale), d’une pelle de gouverne (découverte àproximité du chaland et remise en place), ainsi que de tout son petit matériel de bord ».

Traiter un bateau de trente-et-un mètres : traiter un puzzleLa feuille de route était simple mais, comme le rappelait David Djaoui, il était hors de question de sortir de l’eau en unseul tenant ce bateau de trente-et-un mètres de long. La durée du chantier subaquatique de sept mois, associée au risquede crue du Rhône et aux difficultés de manipuler un chaland de dix à quinze tonnes, imposait un découpage de l’épave.

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Cela rejoignait nos impératifs grenoblois puisque, pour pouvoir traiter le chaland dans des délais aussi courts, il fallaitque les dimensions des pièces de bois sorties de l’eau correspondent aux dimensions des installations de traitementd’ARC-Nucléart.D’un commun accord, il a été décidé que le bateau serait tronçonné en une dizaine de sections d’environ trois mètres delong. Chaque section d’épave, après dégagement par les plongeurs, a été coiffée d’un châssis métallique qui permettaitde caler tous les éléments de bois. Un découpage à la scie égoïne permettait ensuite de libérer la section du reste del’épave avant qu’elle ne soit remontée à la surface. Après les travaux d’études des archéologues, l’équipe d’ARC-Nucléart prenait en main la suite des opérations sur les berges du Rhône. Une section de trois mètres restant encore tropgrande pour être traitée dans les installations de l’atelier, nous avons procédé à une poursuite du démantèlement del’épave en retirant les clous et en démontant les bordés, puis en découpant le fond plat de la section du chaland en deuxparties égales (photo 1). Les bois ont été conditionnés, chargés sur camions et acheminés vers Grenoble pour les travauxde stabilisation par imprégnation dans les cuves de résine (photo 2), puis de séchage.

Le sulfure de fer : un risque d’acidification et de destruction du bois du chalandLe bateau n’est pas constitué que de bois, il est également composé de mille sept cents pièces de fer, principalement desclous mais aussi des barres de fer qui renforcent la partie avant du bateau. Par précaution, nous avons pratiqué uncertain nombre d’analyses qui ont permis de déterminer qu’il y avait du sulfure de fer à proximité immédiate de tous ceséléments métalliques. Depuis quelques années, la communauté internationale en charge de la conservation des boisarchéologiques a pris conscience que ce sulfure de fer présente un risque. En effet, ce sel de fer, après séchage du bois etdans le cas d’une trop forte humidité de l’air générée accidentellement par la climatisation du musée, peut s’hydrater. Ilse transforme alors en acide sulfurique et peut, par capillarité, migrer dans le bois et le détruire. Ce phénomène estobservé notamment sur le cas du Vasa, vaisseau du XVIIe siècle découvert, traité et exposé à Stockholm. Pour seprémunir au maximum de ce risque, la décision a été prise de retirer la majorité des clous et de procéder au curetage desparties de bois au contact de ces clous. Cela a été confié à l’entreprise A-Corros, entreprise arlésienne spécialisée dansla restauration des objets archéologiques. Pour les grandes barres de fer qui renforcent la partie avant du bateau, il n’était pas envisageable de les retirer. Le risqued’endommager le bateau était trop élevé. Nous avons donc choisi de faire un traitement de restauration classique de cesparties métalliques, avec retrait des concrétions suivi d’une passivation. Le maintien en place du métal n’excluant pas lerisque d’une éventuelle acidification du bois à proximité, nous avons décidé de faire un traitement supplémentaire decette partie du bateau en effectuant un traitement par le procédé « Nucléart », traitement spécifique que l’ateliergrenoblois a mis au point et qu’il est le seul au monde à mettre en œuvre. Ce traitement consiste à imprégner le bois parune résine styrène-polyester, puis à l’exposer pendant quelques heures à un rayonnement gamma. Ceci provoque ledurcissement de la résine au cœur de l’objet.L’intérêt d’un tel traitement est que la résine styrène-polyester est hydrophobe. Dans l’éventualité d’une formationd’acide sulfurique, la diffusion dans le bois serait impossible.

Pas de restauration du chaland sans support, et inversementL’étape suivante a été la combinaison étroite des opérations de restauration du bois avec celles de mise sur support dubateau.Pour la conception du support, nous nous sommes appuyés fortement sur la documentation rassemblée par lesarchéologues et sur le relevé 3D ayant permis la reconstitution globale du bateau. L’armature principale du support estune structure métallique, une sorte de grande poutre IPN faisant toute la longueur de l’embarcation et ayant pour but desoutenir les cinq tonnes que représente le bateau restauré. Sur cette poutre IPN, des plaques métalliques découpées auxdimensions exactes du fond plat du bateau ont été fixées. Parallèlement à la fabrication du support, et à mesure que le bois sortait, sec, du lyophilisateur, l’équipe d’ARC-Nucléart a commencé son travail de nettoyage des pièces de bois, de consolidation, de restauration des fragments, derecollage. Après quoi, les éléments de fond de sole du bateau ont été positionnés sur le support.Est venu ensuite le tour de la mise en place des éléments latéraux du chaland : des demi-troncs en sapin constituant lesbordés, qu’il fallait déplacer avec des éléments spécifiques de levage pour les déposer exactement à leursemplacements. Un très beau travail de chaudronnerie sur mesure qui a permis de réaliser des bras épousant le galbe dechacune des bordés, dont certains pesaient entre 200 et 250 kilos.

Fac-similés pour les lacunes de la partie arrière du chalandSur le relevé 3D, on voit que le chaland, lors de son extraction du Rhône, était quasiment entier. A l’exception de lapartie arrière marquée par une zone lacunaire. Le souhait du musée étant de présenter au public un bateau navigant, ilétait indispensable de reconstituer les parties manquantes. Ce travail a été confié à un maître ébéniste Des boismodernes ont été sélectionnés dans l’essence correspondant à celle des éléments à reproduire (sapin pour les bordés etchêne pour la sole). Avec des instruments anciens, il a réalisé un travail de mise en forme des fac-similés, cherchant àretrouver les gestes antiques et à laisser, à la surface du bois, des traces d’outils semblables. Une mise en teinte a étéfaite de façon à s’harmoniser avec les restes archéologiques de l’épave.

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Reconstituer le chaland : trente-et-un mètres de puzzle à faire dans la nouvelle salle du musée d’ArlesUne fois tous ces travaux, réalisés à Grenoble (stabilisation du bois, restauration, fabrication du support, fac-similés…),il restait à installer l’épave dans le musée d’Arles. Après démontage et acheminement des éléments, nous avons procédéà l’assemblage du support dans l’extension du musée. Le chaland a ensuite été reconstitué en repositionnant dans unpremier temps le fond du bateau puis les bordés. Le caisson central a été ensuite replacé. Puis est venu le tour de lacargaison de pierres calcaires. Celle-ci est suggérée par la mise en place de copies en résine des pierres originales.Pendant le remontage du chaland, l’équipe de restauration effectuait les dernières interventions comme, par exemple,masquer par comblement puis par retouche colorée tous les traits de coupe des tronçons. L’inauguration du bateau et saprésentation au public ont eu lieu le 4 octobre 2013 (photo 3).

Parallèlement à l’opération Arles-Rhône 3, nous avions aussi les épaves antiques de Marseille qui nous accaparaient…

Le musée d’histoire de Marseille : un « port-musée » antiqueLe musée de Marseille a la chance de compter dans ses collections six épaves antiques : deux épaves archaïques etquatre épaves romaines.

Le Lacydon : épave romaine de la BourseHistoriquement, la première découverte a été celle de l’épave romaine du Lacydon en 1974 à l’occasion des fouilles dela Bourse au niveau de la corne du Vieux Port sous les remparts antiques. Cette épave correspond à un bateau decommerce conservé sur une vingtaine de mètres.Pour sa conservation, l’épave a été découpée en deux moitiés et installée au sein du musée en cours de construction.Elle a bénéficié d’un traitement tout à fait original puisqu’un caisson a été construit autour du bateau et, grâce à undispositif de traitement de l’air, le séchage du bois a été fait par lyophilisation à pression atmosphérique. Ce caisson quiservait de vitrine était encore en place à la veille de la rénovation du musée. Toutefois, dans le cadre de la nouvellemuséographie du musée d’Histoire, il a été souhaité de supprimer ce caisson, pour permettre une meilleure visibilité dubateau. Notre mission a été de retirer le caisson et de remplacer le support existant par un support plus léger, plusesthétique et plus bas. Nous avons alors été confrontés à une grande difficulté puisque les équipes de chaudronniers ontdû procéder à la substitution du support alors que les travaux de gros œuvre n’étaient pas encore achevés. Après substitution du support, un échafaudage mobile avec nacelle a été installé afin de permettre le travail au-dessusl’épave, large de près de 8 mètres. Il y a eu un important travail de nettoyage et de remise en ordre des pièces de boisdéplacées. Enfin, un lit de galets placé déposé sous l’épave dissimule la base du support.

Les fouilles de la place Jules-Verne : concentration d’embarcations grecques et romainesLes fouilles de la place Jules-Verne ont été également un autre pourvoyeur d’épaves antiques pour le musée d’Histoirede Marseille puisque qu’y ont été découvertes les épaves grecques archaïques et romaines.Les épaves grecques archaïques : témoins de la première génération des Grecs de MarseillePour la plus grande épave grecque archaïque, JV7, le traitement a été un peu particulier. En effet, les pièces de boismesurant onze mètres de long pour trois mètres de large, nous ne pouvions pas les sécher par lyophilisation (dimensionstrop grandes) comme nous l’avions fait pour Arles. Nous avons adapté le traitement au polyéthylène glycol en recourantà une imprégnation à saturation obtenue par brumisation. C’est-à-dire que la résine utilisée pour imprégner les bois a étédiffusée sous forme de brouillard. Pour le séchage, nous avons aménagé des espaces climatisés pour faire un séchagecontrôlé pendant environ un an et demi. Ce n’est qu’ensuite que nous avons entrepris les travaux de restauration et demise sur support. Ce support a d’ailleurs été délicat à réaliser car les pièces étaient très fragiles. Nous avons fait touteune série d’étayages et c’est grâce à ces petits échafaudages provisoires que les chaudronniers ont pu réaliser le supportdéfinitif en métal. Puis tout a été démonté, acheminé jusqu’au musée et reconstitué selon la disposition souhaitée dansla muséographie : présenter l’épave dans l’état de sa découverte archéologique (photo 5).L’autre épave grecque archaïque, JV9, a la particularité d’être un bateau cousu : toutes les planches sont cousues lesunes aux autres. Ce bateau était déjà exposé dans l’ancienne version du musée, mais il était dans une vitrine quiprivilégiait une seule vision, par-dessus. La nouvelle muséographie souhaitait offrir une vision plus globale avecl’intégration du bois dans un support « filaire « reproduisant la totalité de la longueur du bateau restitué par lesarchéologues de l’équipe de Patrice Pomey.Cela a donné lieu à un très beau travail de chaudronnerie pour réaliser l’armature de neuf mètres de long du bateauthéorique. A l’intérieur de celle-ci, ce sont près de cinq mètres de vestiges archéologiques qui ont été insérés (photo 6).

JV3 et JV4 : bateaux romains de servitudes portuairesConcernant les trois épaves romaines de la place Jules-Verne qui ont été traitées, les épaves JV3 et JV4 sont des bateauxparticulièrement intéressants car ils présentent un puits central qui traverse l’embarcation. Les crédits de conservation-restauration avaient été entièrement utilisés pour le traitement des épaves grecquesarchaïques, sans doute les plus emblématiques de la fouille Jules-Verne. Malgré tout, JV3 et JV4, bateaux à clapet, lesfameuses « maries-salopes », étaient très intéressantes d’un point de vue technique et méritaient d’être conservées. La

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décision a donc été prise de les prélever. Elles ont été découpées afin de constituer des sous-ensembles qui ont étéstockés dans les réserves du musée d’Histoire avec l’espoir que le bois pourrait supporter un séchage naturel. Seules lespetites pièces ont été conditionnées dans des gaines plastiques remplies d’eau pour garantir leur conservation à l’étathumide.Lorsqu’ARC-Nucléart est intervenu, nous avons reconstitué le puzzle de ces épaves. Après observations minutieuses,nous avons constaté des résultats de séchage très variables et aléatoires avec des pièces de bois parfois étonnammentbien conservées, d’autres qui étaient satisfaisantes et d’autres complètement détruites. Ainsi, les deux tiers de JV3étaient encore exploitables et JV4, qui dès le départ était dans un état de conservation particulièrement bon, s’était trèsbien comporté lors du séchage naturel. Cela a donné l’idée de juxtaposer les parties bien conservées de JV3 et de JV4pour essayer de présenter au public l’aspect et la technique spécifique de construction de ce type de bateaux.Les pièces de bois qui étaient encore humides ont été traitées selon les procédés classiques (polyéthylèneglycol/lyophilisation) (photo 4) puis l’ensemble des pièces a été restauré. Les bois ont été reconstitués sur des gabaritspour retrouver leur forme archéologique, puis la construction des supports a été réalisée. A la fin, tout a été démonté,acheminé au musée de Marseille et reconstitué à l’emplacement définitif.

JV8 : une élégante étrave de petite barque romaineLa très esthétique étrave de la petite barque romaine, datée du IIIe siècle après J.-C., avait déjà été restaurée et exposée,entre autre, au musée de la Vieille-Charité. Les travaux sur cette épave ont donc simplement porté sur quelques petitesinterventions de restauration et quelques modifications du support. L’épave a été reconstituée et installée dans sanouvelle vitrine.

ConclusionJe signalerai que les deux projets d’Arles et de Marseille ont été menés à terme grâce à une forte volonté politique desauvegarde de ce patrimoine, dans le contexte d’opportunité qu’a constitué l’événement de « Marseille Provence,Capitale Européenne de la Culture » en 2013. Ce sont deux exemples qui ont tous deux réussi, mais chacun à sa manière, dans le sens où les montages financiers ontété traités de façon complètement différente. Arles Rhône 3 s’inscrit dans un projet global pour lequel le musée d’Arles a eu le souci constant de soutenir que « lebateau ne sortira de l’eau que si on a les moyens d’aller jusqu’à sa présentation dans le musée ». Pour Marseille, le contexte était totalement différent, constitué d’une succession de projets et d’étapes. La première,dans les années 1990, a été la construction du parking souterrain pour lequel il fallait évacuer les épaves dans les délaisimposés par le chantier. C’était une situation de travail d’urgence. Dans un premier temps, la préoccupation principaleétait de trouver les moyens de sortir les épaves, et éventuellement de les traiter. Dans un second temps, les opérations derestauration successives pour chaque épave n’ont abouti que grâce à l’opportunité de « Marseille 2013 » et de leur miseen valeur dans le nouveau musée.

En termes de calendrier, là aussi les résultats diffèrent énormément. Il aura fallu trois années pour boucler le chantier derestauration d’Arles-Rhône 3, et une vingtaine d’années pour finaliser la présentation du patrimoine maritime antique dumusée d’histoire de Marseille.

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« La spécificité de la restauration et de la mise en valeur de navires conservés à flot dans un musée »Marie-Laure Griffaton, conservatrice du musée portuaire de Dunkerque

Brève présentation du Musée portuaire de Dunkerque et de ses navires à flotAu début des années 1980, les dockers dunkerquois se sont mobilisés pour empêcher la destruction de l’entrepôt destabacs, l’un des plus anciens bâtiments industriels de la ville, construit en 1868. Une association regroupantprofessionnels du port et partenaires institutionnels est alors créée afin d’ouvrir et de développer la Maison de la vie etdes traditions portuaires devenue, en 1992, un musée labellisé par la Direction des Musées de France. Au fil des années,l’établissement s’est développé et regroupe désormais trois sites visitables. Le musée à quai, qui abrite notamment lasalle d’exposition temporaire et le parcours permanent retraçant le développement et le fonctionnement d’un port àpartir de l’exemple de Dunkerque, le phare et le musée à flot.Au sein de ce dernier, les six navires de commerce ou de servitude conservés, le trois-mâts Duchesse-Anne, derniertrois-mâts carré et plus grand voilier préservé en France, le bateau-feu Sandettie, le remorqueur Entreprenant, lapéniche Guilde, la vedette de balisage Esquina et la Pilotine, offrent un panorama significatif des différentes activitésprésentes dans un port et des types de navires indispensables pour assurer le bon déroulement du trafic maritime. Nousévoquerons ici plus en détail les problématiques posées par trois d’entre eux (photo 1).

La préservation et la restauration du trois-mâts Duchesse-Anne, un défiAu début des années 80, la question de la sauvegarde du trois-mâts Duchesse-Anne, navire-école de la marinemarchande allemande remis à la France en 1946 au titre des dommages de guerre s’est posée. Baptisé à l’origineGrossherzoghin Elisabeth, ce voilier à coque en acier construit en 1901 à Bremerhaven a navigué jusqu’en 1932, avantd’être utilisé en tant que navire-école stationnaire basé à Hambourg. En septembre 1946, il a été confié à la Marinenationale et remorqué vers la France. Mais ce navire, peu entretenu par la Marine nationale qui avait bien d’autrespriorités, n’a plus jamais eu l’occasion de naviguer sous pavillon français. Renommé Duchesse-Anne, il a été, dès 1949,dégarni de sa mâture supérieure et intermédiaire ainsi que de ses vergues. Amarré tour à tour à Brest et Lorient, il anotamment servi de casernement pour les sous-mariniers et de base d’entraînement pour de nombreuses générationsd’officiers français. Dès 1960, le navire débaptisé et désarmé n’était plus répertorié qu’en tant que coque « Q 200 ». Ilsemblait condamné, mais une mise à disposition de l’association « Jeunesse et marine » puis, à partir de 1972,l’hypothèse, d’une intégration au futur Musée de la mer pour l’Atlantique prévu à coté de la citadelle de Fort-Louis luiont offert un sursis jusqu’à l’abandon du projet par manque de crédits. La Ville de Saint-Malo, contactée pour accueillirle navire, a finalement décliné la proposition. Luc-Marie Bayle, directeur du Musée national de la Marine et lecommandant Randier unirent alors leurs efforts pour trouver une solution qui sauverait le trois-mâts d’un avenir desplus incertains.

• Mobilisation à Dunkerque pour conserver le trois-mâts Duchesse-AnneEn 1981, la Ville de Dunkerque décida de sauver le navire et l’acheta pour le franc symbolique. Elle saisit ainsil’opportunité de mettre en valeur ce prestigieux voilier et de perpétuer ainsi le souvenir de la présence dans la cité, à lafin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, des trois-mâts de la compagnie Bordes dont le dernier exemplaire avait étédétruit en 1926.

Le trois-mâts, dépourvu de moteur, a été gracieusement acheminé à Dunkerque par un remorqueur de la Marinenationale. Dès son arrivée, un diagnostic a été effectué afin d’évaluer l’ampleur des travaux à réaliser. Dépourvu de samâture, d’une partie de ses bordés de pont, dépouillé de ses vergues et de son accastillage, son mobilier et sescloisonnements intérieurs disparus ou très abîmés… la Duchesse-Anne ressemblait à une épave et il était difficile des’imaginer que durant plus de trente ans, le navire avait été l’un des plus beaux trois-mâts carré qui sillonnaitl’Atlantique. Les travaux s’annonçaient considérables.

En l’absence de structure spécifiquement dédiée à la conservation du patrimoine maritime, la mairie favorisa lacréation, dès 1982, de l’Association des Amis de la Duchesse-Anne, présidée par un conseiller municipal, BenoîtVenturini. Composée de 250 bénévoles répartis sur toute la France, et en particulier d’anciens marins, elle avait pourmission de remettre en état le navire. Dès le 5 novembre 1982, elle a obtenu que le trois-mâts Duchesse-Anne deviennele premier navire à bénéficier en France du classement au titre des « Monuments historiques », à une période où lepatrimoine maritime commençait à peine à être reconnu. Désormais l’Etat pouvait contribuer au financement destravaux payés conjointement avec la Ville de Dunkerque, la Région Nord-Pas de Calais et le Département du Nord.

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Les premiers travaux d’urgence ont être réalisés sur une période de deux ans et demi. Ils consistaient essentiellement ànettoyer les ponts, les entreponts et les cales afin de préparer la phase de carénage et évacuer ainsi les 500 tonnes degueuses de fonte et de pierre de Brême qui constituaient son lest. Ce travail titanesque a été effectué sur une durée dedix mois par les bénévoles de l’association aidés par les deux employés municipaux mis à disposition à temps completpar la Ville pour contribuer à la restauration du navire. En mai 1985, la Duchesse-Anne entrait en cale sèche. Après un sablage, l’application d’une peinture primaire et unsondage par ultra-sons, les dégâts constatés s’avéraient beaucoup plus importants que supposés initialement etappelaient des travaux d’envergure sur la coque et les structures internes (remplacement de tôles de bordées… ). Avecl’accord des Monuments historiques, les nouvelles tôles posées n’ont pas été rivetées comme c’était le cas à l’originemais soudées car le chantier ne maîtrisait plus ce savoir-faire. Ces travaux ont été suivis de la mise en place d’un pontmétallique recouvert de bois, de la reconstitution de la mâture et de la remise en place du gréement. Le personnel dubord s’attaqua à la reconstitution d’une partie des aménagements intérieurs (planchers, cloisons, éléments de mobilier)en suivant scrupuleusement les plans d’aménagement d’origine recueillis grâce à un très conséquent travail de rechercheet de documentation mené par certains adhérents de l’association. Les incertitudes de la démarche à suivre pour restaurer le premier navire classé Monument historique, ainsi que lanécessité de financer les travaux en huit tranches fonctionnelles, explique que les travaux se soient étalés sur unepériode de sept ans dont trois en cale sèche. Grâce aux financements publics, au mécénat des entreprises mais aussi etsurtout à l’implication très forte des bénévoles dont le rôle a été déterminant, le voilier a pu être sauvé et c’était bienl’essentiel. Il fallait alors penser à sa mise en valeur. La Communauté urbaine, devenue en 1998 propriétaire du navire à la place de la ville, souhaitait, à l’occasion de soncentenaire, l’ouvrir régulièrement au public. L’organisation des visites devenait ainsi trop contraignante pour uneassociation de bénévoles. La Communauté urbaine décida en conséquence de confier la mise en valeur du trois-mâts auMusée portuaire récemment créé et de le placer devant son bâtiment. De son côté, l’Association des Amis de laDuchesse-Anne, devenue membre du comité de gestion du voilier, pouvait concentrer ses efforts sur l’organisation devisites exceptionnelles notamment lors des Journées du Patrimoine ou de la Mer.

• Comment concilier les règles de l’accessibilité au public et les impératifs de la conservation et de larestauration d’un navire classé Monument historique ?

La Communauté urbaine a très rapidement pris la mesure de ses responsabilités et souhaité renforcer les règles desécurité. Elle a notamment prévu d’équiper le navire d’une alarme anti-intrusion car le système de surveillance de nuitpar un chien vivant à bord avait certes fait la preuve de son efficacité, mais devenait difficilement compatible avec lesimpératifs d’une collectivité. Elle a immédiatement limité les accès par rapport aux débuts des années 1980 où 400personnes étaient admises à bord à l’occasion de visites, de mariages ou diverses manifestations. La question de la réglementation à appliquer s’est alors posée. Le trois-mâts ne pouvait pas être considéré comme un« navire » à part entière puisqu’il n’avait jamais navigué en France et n’avait donc jamais été immatriculé. Il a donc étérépertorié en tant qu’établissement flottant de 4e catégorie de type musée et salle de réunion. Autant dire qu’il était dansl’obligation de respecter aussi bien les règles inhérentes aux bateaux de navigation intérieure qu’aux E.R.P(Etablissements recevant du public) à terre, situation pas simple si l’on ajoute que la commission départementale desécurité n’avait aucune expérience dans ce domaine. De multiples discussions ont été nécessaires pour éviter que leséquipements installés (passerelles d’au moins deux unités de passage mais compatibles avec les variations de hauteursdues au marnage, système de désenfumage, alarme incendie, pompes de relevage, filets de protection…) dénaturent lemoins possible le navire. Il n’était évidemment pas question de modifier les escaliers ou les surbaux… qui rendaientdifficile la circulation. Des mesures compensatoires ont donc été proposées, notamment sous forme de visites virtuelles,pour les personnes à mobilité réduite qui ne pouvaient accéder au navire. Les questions de sécurité étaient tellement complexes et prégnantes que nous avions appris en juillet 2001, 3 jours avantla manifestation prévue pour fêter le centenaire du navire, que l’autorisation d’ouverture était refusée. Pendant quelquestemps, seules 19 personnes pouvaient monter à bord. Au bout de quelques mois, une autorisation provisoire d’accèsd’un maximum de 100 personnes a été accordée mais il restait un problème majeur à régler. La commission de sécuritéexigeait, en effet, un certificat de solidité de la coque, document que le bureau de contrôle rechignait à délivrerconsidérant qu’il lui était impossible de mesurer précisément l’épaisseur des tôles. Deux cent quatre-vingts tonnes debéton avaient, en effet, été coulées en 1988 et 1992 dans la coque à titre de lest. Ce procédé était à l’époquecouramment utilisé pour des navires d’une durée de vie moyenne de 30 ans mais n’aurait pas dû être mis en œuvre dansun navire classé Monument historique dont la durée de vie n’était pas limitée dans le temps. De l’eau s’infiltrait entre lebéton et la coque entraînant une corrosion des tôles que le bureau de contrôle ne pouvait précisément évaluer étant dansl’impossibilité de mesurer par l’intérieur l’épaisseur des tôles situées sous le niveau du béton. En 2003, le bureau decontrôle avait donc conclu qu’il était indispensable de retirer l’intégralité du béton pour assurer la pérennité du navire,position confirmée peu après par l’expert maritime du Ministère de la Culture. Plusieurs réunions du comité de pilotage ont eu lieu, en présence du conservateur régional des Monuments historiqueset des deux experts du Ministère de la Culture en charge du patrimoine maritime et de la restauration des objets

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métalliques, afin de se mettre d’accord sur le mode opératoire à utiliser dans ce cas inédit. Pour rédiger le plusprécisément possible l’appel d’offre préalable au lancement des travaux et éviter ainsi le recours à des avenants et lerisque de blocage pour une longue durée de la cale sèche, il était essentiel de connaître le plus exactement possible lanature des travaux à effectuer avant même le départ du navire en cale sèche. Il a ainsi été décidé, en 2007, de confier àun laboratoire spécialisé une campagne de 480 mesures subaquatiques d’épaisseur de la coque par ultrason afin d’établirun diagnostic fiable de l’état de corrosion. La conclusion a été plutôt rassurante puisque les relevés n’ont pas révélé dezones d’épaisseur critique mais un carottage réalisé en complément a montré que la forte densité du béton rendrait sonenlèvement particulièrement délicat. Cette constatation a été confirmée par le chantier naval des A.R.N.O, le seul àrépondre à l’appel d’offre lancé en 2011, qui déconseillait de retirer tout le béton car, quelle que soit la méthode utiliséepour le casser, les vibrations risquaient de fragiliser la structure du navire. Le prix trop élevé proposé, ajouté au manquede garanties données dans sa réponse du chantier, a conduit à rendre l’appel d’offre infructueux. Les réserves émises parl’entreprise ont permis de relancer le débat. Un ingénieur de la CUD avait même émis l’hypothèse de découper la coquesous la ligne de flottaison pour la remplacer par une structure toute neuve. Inutile de dire que cette solution,évidemment incompatible avec la notion de classement Monument historique, a tout de suite été écartée. Après examen des nouveaux documents, l’organisme de contrôle a finalement accepté de réviser sa position demandantuniquement le dégagement des pieds de mâts et de la partie inférieure des cloisons étanches afin de permettre de vérifierleur état. Pour se prémunir de toute voie d’eau, il a souhaité renforcer la coque par la pose de tôles doublantes. En 2012,le conservateur des Monuments historiques conseillé par l’expert maritime a donné l’autorisation de lancement detravaux sous réserve d’utiliser des tôles de grade A et de souder les tôles de bordé avec celles de la coque existante. Anoter que ce type de restauration est dans l’absolu réversible, à défaut d’être « minimum », sachant que ce concept est leplus souvent inapplicable pour des raisons de sécurité aux navires à flot.

• 2012-2013, l’achèvement de la restaurationLa restauration de ce trois-mâts de 98 m de long ne pouvait se faire que dans un chantier naval bien équipé disposant dusavoir-faire requis. L’appel d’offre lancé au niveau européen stipulait que l’entreprise devait assurer l’intégrité du navireet le prendre en charge de son départ à son retour à quai. Il était en effet essentiel que toutes les garanties soient prisesen cas de transfert vers un chantier lointain. Plusieurs candidats étrangers se sont renseignés mais certains ontabandonné au vu de la complexité du déplacement du trois-mâts. Le chantier de réparation navale de Dunkerque a été leseul à déposer une offre recevable. Le marché lui a donc été attribué. Bien que le chantier de réparation ne soit éloigné que de quelques centaines de mètres, le déplacement du trois-mâts aimposé une préparation minutieuse et s’est avéré très complexe. A la demande des pilotes qui avaient gardé en mémoirela délicate manœuvre effectuée lors du précédent carénage de 98, les vergues inférieures ont été démontées pourfaciliter le franchissement du pertuis, étroit passage dans lequel le navire devait se faufiler entre le bâtiment de laCommunauté urbaine et le tablier du pont levant. Il a fallu de plus choisir des embarcations adaptées pour tirer etpousser le voilier qui a dû effectuer un périlleux virage à angle droit lors de la traversée du deuxième pertuis car lesremorqueurs alors en activité avaient un tirant d’eau trop important pour être utilisés sans risque. Il a donc été décidé defaire appel à un remorqueur de Boulogne-sur-Mer assisté de plusieurs canots du service de lamanage et de la S.N.S.M.Grâce à ce convoi atypique, le navire a pu sans encombre rejoindre la cale sèche sous les applaudissements de la foulemassée de long des quais (photo 2) .

Le chantier a débuté par le lavage à haute pression de la coque couverte de moules, le dégagement des pieds de mâtsainsi que de la base des cloisons étanches. Le sablage des œuvres vives et œuvres mortes a révélé quelques zonesparticulièrement fragiles mais il y a eu finalement très peu de mauvaises surprises par rapport au diagnosticsubaquatique. Les travaux de restauration se sont poursuivis par des reprises de soudure, le remplacement de certainestôles, la pose de 900 m2 de tôles doublantes sur la partie de la coque située sous la ligne de flottaison(photo 3), de 65mètres linéaires de serres et de 75 membrures à l’intérieur de la coque. Enfin, les basses vergues ont été sablées etremontées .

Un document rédigé par le chantier ARNO a consigné très précisément l’ensemble des travaux effectués. Il fournissaitde plus des certificats garantissant la qualité des tôles, les qualifications des soudeurs, les conditions climatiques lors del’application des peintures sur la coque… et toutes les informations qui attestaient de la qualité du travail réalisé et doncde sa pérennité. Il était complété par un test de stabilité qui tenait compte des 70 tonnes ajoutées par la pose des tôlesdoublantes.Pour des raisons de phasage budgétaire, la rénovation de la mâture n’a pu être achevée qu’au printemps 2013. Le navirequi n’avait pas encore retrouvé le haut de ses mâts et ses vergues avait, en conséquence, à sa sortie du chantier aprèsdeux mois de travaux, un aspect paradoxalement moins esthétique que lors de son départ mais l’essentiel était réalisé.La remise en état de la coque était enfin achevée et le voilier n’aurait plus qu’à bénéficier, comme tout navire,d’opérations périodiques de carénage.

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Entretenir et mettre en valeur les navires du musée à flot La Communauté urbaine de Dunkerque assure, en tant que propriétaire des navires, la maîtrise d’ouvrage des travauxles plus conséquents du type carénage tous les 5 ans. Elle a mis en place un programme périodique de contrôle etd’entretien des mâts, espars, vergues, poulies, gréements dormants et courants. Il est assuré par l’entreprise E.V.T deSaint-Malo, lauréate du marché public lancé suite à un premier état des lieux réalisé par une entreprise hollandaise. Lamaintenance régulière de la mâture et du gréement est d’autant plus importante que les plus grands dangers que peuventencourir le public et le personnel du musée sont liés à la chute de certains de ces composants. Une éventuelle voie d’eaune pourrait pas, en effet, présenter de péril majeur vu la faible profondeur d’eau sous la coque (1 m 50) et la présence depompes de relevage à détection automatique.L’entretien courant des quatre navires est passé depuis 2008 sous l’égide de l’association de gestion du Musée portuairecar il est ainsi plus facile de concilier les contraintes des travaux effectués à bord (arrosage du pont, travaux bruyants,limitation des zones d’accès…) avec les impératifs de l’accueil du public… De part son statut et son mode defonctionnement, l’association est, par ailleurs, plus réactive lorsqu’il faut commander en urgence des matériaux ou del’outillage. Une équipe de quatre personnes dont un ancien mécanicien de bord, un gréeur et deux ouvriersprofessionnels de la Communauté urbaine assurent l’entretien des unités du musée à flot (brossage des zones oxydées,traitement anticorrosion…), ils vérifient les équipements de sécurité (pompes de relevage, fonctionnement des alarmesincendie et intrusion, état des passerelles, bonne tenue de l’amarrage…) et celle du chauffage indispensable pour éviterla condensation. Pour empêcher que les équipements ne se grippent avec le temps, ils mettent régulièrement enmouvement les différentes composantes du gréement courant du trois-mâts Duchesse-Anne ou font tourner le moteur dela Guilde, péniche maintenue en état de naviguer qui lors de ses déplacements joue un rôle d’ambassadeur du musée(photo 4) .

• Adapter les visites aux spécificités des navires et aux contraintes de sécurité

L’application des contraignants règlements d’accès aux E.R.P (établissements recevant du public) implique la présenced’au moins un membre du personnel par navire pendant les visites et conditionne les déplacements à bord et parconséquent les modes de visites libres ou guidées. La mise en valeur de chaque navire doit donc tenir compte desparcours qu’il est possible d’aménager. Le visiteur peut se déplacer librement dans la péniche Guilde et découvrir l’exposition « Une vie au fil de l’eau » quitémoigne de la vie quotidienne des mariniers et souligne le rôle primordial joué par la batellerie pour le transport desmarchandises entre le port et l’arrière-pays. Il découvre habituellement la Duchesse-Anne sous la conduite d’unmédiateur qui propose des visites à heures fixes. Un nouveau système est toutefois en cours d’expérimentation. Unmédiateur disponible pour répondre aux éventuelles questions des visiteurs est accompagné d’un membre de l’équiped’accueil chargé de contrôler l’accès au navire. Un remplacement de cette personne par un portillon automatique, quiserait installé dans le cadre de notre projet de ponton, permettrait d’améliorer l’amplitude des horaires de visite desbateaux sans alourdir pour autant les coûts de personnel. Le mode de visite à bord du Sandettie, le dernier bateau-feu français qui signalait la présence de dangereux bancs desable dans le détroit du pas de Calais, et désormais navire classé Monument historique, pose des problèmes spécifiques.Il est possible d’accueillir 50 personnes sur le pont mais plus que 19 personnes dans la salle du radio phare etuniquement 6 personnes dans la salle des machines (photo 5), le poste d’équipage et les cabines des officiers, troiszones en cul-de-sac peu spacieuses et difficilement accessibles par des escaliers très raides. Cette configuration rend lesvisites de groupes très complexes. Nous avons, de ce fait, conçu une découverte du navire grâce à deux parcours audio-guidés qui commencent chacun à une extrémité du navire et permettent ainsi une répartition optimale du public. Grâce àde nombreux témoignages recueillis lors d’une enquête approfondie auprès de plusieurs anciens marins ayant travaillé àbord du bateau-feu, nous avons imaginé le récit que le capitaine aurait pu faire des conditions de vie à bord de ces« marins de l’immobile » qui vivaient pendant 15 jours sur un bateau stationnaire au milieu du détroit du Nord-Pas-de-Calais. Ce récit est complété par la présentation d’une campagne de photographies très complète réalisée par SergeLucas quelques mois avant la réforme du navire alors qu’il préparait un article pour la revue Le Chasse-Marée .

Dans le cadre de la valorisation, nous nous sommes fiés aux plans et à tous les documents officiels tels que lesrèglements du service des Phares et Balises mais nous nous sommes également appuyés sur les témoignages des marinsqui ont vécu à bord du bateau et qui nous ont notamment remis une série de photographies de scènes de pêche à bord dubateau-feu. Cette activité, visiblement tolérée par l’administration, ne faisait bien entendu pas partie des missionsofficielles assignées à l’équipage destiné à entretenir le navire, son système de signalisation et à transmettre les relevéspour la météo marine. Mais les marins passaient en réalité de nombreuses heures à pêcher et chacun d’entre eux avaitmême une place attitrée. Cette occupation avait pris une telle importance qu’il était d’usage que le marin qui assurait laveille de nuit alimente régulièrement l’installation bricolée en guise de fumoir. Il y a là un vécu que la lecture desarchives n’aurait jamais permis de connaître et qu’il nous a paru essentiel d’évoquer au risque sinon de perdre unedimension importante de la vie à bord de ces navires.Ces témoignages sont complétés par quelques schémas pédagogiques et explications sur les équipements d navireprésenté dans son état de fin de service. Il n’était, en effet, pas question de reconstituer, par exemple, le mât arrière du

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bateau-feu supprimé suite au décès d’un marin qui n’avait pu être secouru à temps car le présence du mât avait empêchéde l’hélitreuiller. Il était essentiel, pour respecter l’histoire du bateau, de conserver les modifications apportées au coursde sa carrière afin d’améliorer son ergonomie. Nous proposons ainsi une présentation vivante du navire au point quecertains anciens marins du bateau-feu nous ont dit, après une visite à bord, avoir eu la sensation de retrouver leSandettie tel qu’ils l’avaient quitté.

Pourquoi conserver des navires du patrimoine à flot s’ils ne peuvent plus naviguer ? A l’exception de la péniche Guilde, les navires sauvegardés par la Communauté urbaine de Dunkerque ne peuvent, pourdes raisons de solidité et de normes de sécurité, plus naviguer. Ils perdent ainsi une dimension importante de leur raisond’être sans que cela remette en cause fondamentalement leur intérêt car ces navires conservent tout leur sens à quai,situation qu’ils ont connu lors de leurs escales, d’opération de maintenance ou de retour en fin de mission. Amarrés àdemeure dans leur port d’attache, ils ont l’avantage d’être disponibles, à longueur d’année pour les groupes ou à la bellesaison pour les individuels, pour un parcours qui mène des entreponts à la cabine du commandant contrairement auxunités qui naviguent encore tel le Belem visitable un nombre réduit de jours par an à l’occasion de fêtes maritimes ou dehaltes programmées. A noter que le public n’a, dans ce cas, le plus souvent accès qu’aux ponts car les équipages seréservent l’usage des zones de vie (cabines, carré…) afin de préserver leur intimité mais également pour éviter derompre le charme de la découverte par la vision d’appareils anachroniques ajoutés pour améliorer leur confort (micro-ondes…). Sans compter le respect des règles de sécurité qui impose également l’ajout d’équipements modernes(instruments de navigation électroniques, canots de sauvetage aux normes, ajout de moteurs…).Cette préservation est essentielle car visiter un navire du patrimoine à flot constitue une expérience incomparable.Monter à bord d’un trois-mâts même à quai, le sentir bouger, entendre le vent dans la mâture, tester les hamacs,imaginer la promiscuité dans les entreponts, prendre en main la barre… c’est déjà embarquer et s’imaginer prendre lelarge. Découvrir qu’en l’absence de radar les équipages de bateaux-feux ne pouvaient pas prévenir les collisions en casde brouillard puis descendre les escaliers très raides pour accéder aux cabines exiguës, aide par exemple à comprendrepourquoi un marin se sentait alors particulièrement vulnérable et préférait veiller toute la nuit dans le carré del’équipage, le gilet de sauvetage sur le dos, plutôt que de rejoindre sa cabine. La visite des bateaux permet d’éprouvercertaines sensations impossibles à restituer par des photographies ou des films. Le musée à flot, symbole de l’interface entre la terre et la mer, attire ainsi un public parfois néophyte mais toujoursintéressé par le fait de vivre une expérience unique. A l’image d’une figure de proue, il capte l’attention du public, attiresa curiosité et l’incite ainsi à découvrir l’univers maritime présenté dans le musée à quai. Ces navires sont doncirremplaçables et la Communauté urbaine et le musée ne regrettent pas leur choix ambitieux d’avoir constitué un muséeà flot devenu, au fil des ans, une des images emblématiques de Dunkerque et un atout touristique majeur au cœur de lacité.

Une sélection et une complémentarité indispensables des navires conservés Les coûts et les contraintes engendrés par la préservation des navires à flot sont importants. Plusieurs navires ont ainsiété détruits tels le croiseur Colbert démantelé à Bordeaux en 2013, ou le chalutier Victor Pleven qui n’a pu êtresauvegardé à Lorient car l’opération de désamiantage a été jugée trop coûteuse. D’autres ont heureusement pu êtresauvés tels le croiseur Maille Brézé, navire classé Monument historique amarré à Nantes, les navires du port-musée deDouarnenez ou ceux du musée maritime de La Rochelle. Aucun cargo n’a pu être conservé en France et le Soldek, d’unelongueur de 87 mètres ancré depuis 1981 à Gdansk, semble être l’un des seuls navires de ce type préservé en Europe.Une réflexion avait été menée en 1998 pour garder à Dunkerque un cargo de l’entre-deux-guerres d’une centaine demètres qui devait être affecté à une activité privée de type restaurant afin de financer en partie son entretien mais ceprojet n’a pu aboutir. Une sélection drastique des unités à conserver s’impose désormais, obligeant à faire parfois des choix cornéliens. En2002, la Communauté urbaine de Dunkerque a informé le musée qu’elle n’accepterait d’acquérir le remorqueurEntreprenant construit aux chantiers Ziegler de Dunkerque qu’à la condition de se séparer du bateau-feu Dyck et que leMusée portuaire renonce à préserver le baliseur Emile Allard (1949) réformé en 2002. La décision a finalement été prisede sauver le remorqueur Entreprenant car d’une part, ce type de navire est indispensable pour le fonctionnement d’unport et qu’il serait ainsi la seule unité du musée à flot construite à Dunkerque ; d’autre part, le bateau-feu Dyck dépouilléde ces équipements techniques et dont il ne subsistait guère que la coque, faisait doublon avec le bateau-feu Sandettiecomplet et en état satisfaisant sans compter que le musée conservait déjà un navire du balisage. Le Dyck a donc étédéclassé puis détruit à l’exception du guindeau et de la proue du navire conservés au musée à titre de témoignage destechniques de construction par rivetage et d’une forme spécifique. Après prélèvement des pièces les plus intéressantes,le baliseur Emile Allard sera prochainement ferraillé mais un autre baliseur, le Roi Gradelon (1948), devrait êtresauvegardé puisqu’il vient d’être confié au port-musée de Douarnenez.La conservation de navires dans le cadre de musées à flot ne peut être généralisée mais elle est complémentaire de celledes unités qui naviguent, de la préservation des modèles réduits, de la protection des navires archéologiques, desreconstitutions en 3D ou des reportages vidéo. Elle représente un maillon indispensable pour la préservation dupatrimoine maritime français dans une période où les fonds publics sont de plus en plus comptés, et où il est plus que

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jamais primordial que les différents acteurs du patrimoine maritime travaillent en complémentarité et donc, en réseau,au niveau national.

Principales sources :Dossiers de restauration, courriers relatifs à la restauration et à la gestion des navires du musée à flot Jean-Louis Molle, Le trois-mâts carré Duchesse-Anne, Punch EditionsDaniel Le Corre, Le trois-mâts Duchesse-Anne, Editions C.M.D, Montreuille-Belay

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Nouvelles approches

« Le projet AVEL (archives virtuelles en ligne) : conservation, étude, relevés numériqueset valorisation des bateaux classés monuments historiques en Bretagne »

Christine Jablonski, Conservateur du patrimoine, CRMH, DRAC Bretagne

Ce projet que nous avons baptisé « archives virtuelles en ligne » AVEL, est un projet collectif qui a regroupé l’ensembledes partenaires suivants : Laurent Lescop, architecte, docteur en sciences, enseignant et chercheur en sciences et techniques pour l’architecture àl’École Nationale Supérieure d’Architecture (Ensa) de Nantes, Christine Jablonski, conservatrice en chef du patrimoine,conservatrice des monuments historiques, CRMH, DRAC Bretagne ,Michel Cardin, architecte des bâtiments de France, conservateur délégué des antiquités et objets d'art pour les bateauxclassés, Jean-Louis Dauga, expert patrimoine maritime pour le Ministère de la Culture, Didier et Marie Morel, MorelMapping Workshop-architecte SARL, à Vannes. Cette société a réalisé le relevé laser, la constitution du nuage de pointset participé à la réalisation des plans techniques des navires. Vincent Guérin, Nicolas Lelong, co-gérants de Mgdesign, àNantes ont réalisé la réalité virtuelle pour la présentation au public. Clémence Gabilleau, étudiante en Master 2 à l’EnsaNantes a réalisé les modélisations 3D et a documenté l’ensemble des démarches techniques.Julia Heiser, en stage à l’Ensa Nantes et étudiante à la Hochschule Anhalt (FH), Dessau-Roßlau en Allemagne a réaliséla première étape de modélisation du France. Valentin Grimaud, doctorant à l’Ensa Nantes a accompagné le projet pourcertaines parties techniques.Pourquoi ce projet ? La Bretagne est, avec la région Poitou-Charentes, l’une des premières régions françaises pour lenombre de bateaux protégés au titre des monuments historiques. Trente-trois unités y sont protégées au titre desmonuments historiques, sachant que c’est le quartier maritime qui compte pour son rattachement administratif : celareprésente près du quart du total national. Il existe une assez grande variété de bateaux protégés : bateaux de travail,bateaux de course, de sauvetage, de croisière… L’état de ces bateaux varie beaucoup, du plus préoccupant (Fleur deMai à Saint-Malo) au plus parfait (le France, en course l’année dernière). Mais ce qui les distingue d'autres objetsclassés, c'est le fait que ce sont des objets dans leur usage d'origine. Leurs mode de gestion et de propriété sontégalement variables : la propriété peut être publique, avec une gestion associative de propriété privée comme l’Oiseaude Feu, ou quasiment uniquement associative comme l’association du Patron François Morin, de la Fée de l’Aulne oudu Général Leclerc.

Le service des monuments historiques a pour mission d'accompagner ces différents propriétaires, en leur apportantconseil, financement et aide technique pour la conservation matérielle des bateaux. Il doit aussi contrôler la qualité desrestaurations, avec l’aide d’experts nommés au niveau national pour ce patrimoine très spécifique. En DRAC Bretagne,deux personnes sont plus particulièrement chargées de ce patrimoine : une conservatrice du patrimoine (moi-même) etun conservateur délégué des antiquités et objets d’arts, Michel Cardin. Outre les trente-trois bateaux classés, ce sontvingt mille objets qui sont classés et inscrits monuments historiques et trois mille immeubles protégés. La restauration est sous notre contrôle en tout cas sous notre regard. L’État accorde, aux côtés des collectivités, desdépartements et de la Région Bretagne, des subventions parce qu’entretenir ce patrimoine est extrêmement coûteux. Un autre versant de l’aide de l’État se concentre sur l’aspect scientifique et technique. Nous essayons de mettre en placedes dossiers de restauration et des dossiers d’œuvres, pour chaque bateau. Nous disposons d’une documentationrelativement complète via le dossier de protection mais nous manquons d'éléments concernant les restaurationseffectuées. Contrairement aux autres objets ou aux immeubles, nous ne disposons pas de dossiers de restauration ou dedossier documentaire des ouvrages exécutés (DDOE). La documentation actuelle se contente le plus souvent d’être uneaccumulation de devis et de factures avec des arrêtés de subventions et quelques photographies généralement demédiocre qualité. Ceci nous a conduit à mener une réflexion avec l’école nationale supérieure d’architecture de Nantes (Ensa Nantes)parce qu’elle possède une section d’architecture navale, et en particulier avec Laurent Lescop, du laboratoire Gersa(groupe d’étude et de recherche scénologique en architecture), maintenant intégré au laboratoire unique CRENAU,UMR AAU 1563. Ensemble nous avons tenté de trouver une solution qui réponde à plusieurs de nos préoccupations ;comment disposer de relevés de bateaux, aussi objectifs que possible, documenter les restaurations mais aussi échangeret communiquer auprès du public.Le relevé numérique en trois dimensions nous semblait être la réponse à la question : quel est l’état actuel du bateau ?Mais il ne répondait pas à celle concernant la documentation des restaurations. Fallait-il faire un autre scan à chaquefois qu’il y avait une intervention ? Ou mettre à jour une base de données des modélisations, et quid du partage et des

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connaissances et de la prise en compte du grand public ? En effet, nous souhaitions partager nos connaissances avec le public, en particulier autour de la notion même de bateauclassé monument historique. Nous voulions nous rapprocher d’applications mobiles qui nous semblaient biencorrespondre à ces objets qui naviguent et ne se trouvent pas toujours à quai lorsque le public souhaite les voir. Il étaitimportant, dans la documentation, d’informer de la présence d’un bateau, de le décrire d’autant plus que tous lesbateaux ne sont pas accessibles au public ou peuvent être visibles partiellement : par exemple l’intérieur du France, unbateau de la Coupe de l’America n’est pas visitable et les scans peuvent être un moyen de restitution. Aussi, en 2012, la DRAC Bretagne et l’école d’architecture de Nantes ont répondu conjointement à l’appel à projet duministère de la culture : « services culturels numériques innovants », pour mettre en place la méthodologie denumérisation et de modélisation des bateaux protégés au titre des monuments historiques. Nous souhaitions pouvoir àpartir d'une numérisation 3D, modéliser, c’est-à-dire disposer d’une maquette numérique, pour que chaque partie dubateau puisse avoir son individualité propre, sa personnalité propre, qui nous permettait de répondre à une autre partiede notre préoccupation qui était de documenter les restaurations, les accidents, et que les fichiers puissent être partagés. Nous nous sommes également adjoint les conseils de Jean-Louis Dauga, expert patrimoine maritime pour le Ministèrede la Culture parce qu'au-delà de la matérialité de l’objet, il y a les savoir-faire mis en œuvre lors de la constructiond’un bateau. L’objectif était donc de réaliser une application mobile intégrant les scans, l’acquisition des données, la modélisation etle partage. Cinq bateaux ont été retenus. Ils ne sont pas spécialement représentatifs de la « flotte monument historique »en Bretagne mais ils ont été choisis, à la fois pour des raisons scientifiques et pour des raisons d’opportunités : - Le France, parce qu’il rentrait en chantier de restauration. France est le premier bateau français construit en 1970 pourconcourir pour la coupe de l’America. Il s’agit d’un bateau commandé par le baron Bich qui a été ensuite cédé àl’École navale, pour y entraîner des officiers en particulier. Laissé à l’abandon, ce sont des anciens équipiers du Francequi l’ont récupéré et ont constitué une association avec le soutien de la fondation Bic pour le restaurer. Le bateau a étéprésenté au salon nautique en 2012, mis à l’eau et a effectué des courses l’été dernier.- La Janine et la Fleur de Mai : deux bateaux de travail, un caseyeur camarétois et une gabare, parce que leur état actuelest très préoccupant et que ce sont peut-être les derniers relevés que l’on peut faire de ces deux bateaux. - Le Papa Poydenot (1901) et le Patron François Morin (1960) : deux bateaux de sauvetage nous permettant de pouvoirfaire une comparaison de leur technologie respective à des époques différentes. Papa Poydenot, basé à Penmarc’h estl’un des premiers canots de sauvetage qui équipait les côtes de France, il était apporté à la mer en chariot et disposaitd’un abri à terre. Le Papa Poydenot qui est juste à côté du phare d'Eckmühl, a l’avantage d’avoir été à la fois restaurémais aussi très bien documenté par l’association qui s’en occupe. Le Patron François Morin est un canot de sauvetage,entièrement en bois, lui aussi en restauration.

Je ne vous décrirais pas en détails le procédé technique parce que c’est Laurent Lescop qui n’a pas pu être présentaujourd’hui qui s’en est occupé ; cela a consisté en des réalisations de relevés sur le bateau et sur son chariot sousdifférentes formes afin d’obtenir les profils. Ensuite la modélisation qui en découle, sachant que nous gardons les deuxétapes, la numérisation nettoyée des informations parasites, et la modélisation. Pour le France, nous avons profité dufait qu’il a été entièrement débarrassé de ses aménagements intérieurs lors de sa restauration pour pouvoir le numériser.Un reportage photographique a également été réalisé.Les premières opérations ont été menées par Didier Morel. Il a fallu réaliser un nuage de points puis le traiter, lenettoyer. L'équipe de Laurent Lescop a ensuite transformé les points en surface en discriminant les différents élémentsafin d'obtenir un modèle numérique restituant toutes les pièces du bateau. Il a fallu cependant scanner le pont unedeuxième fois, car ce dernier a connu deux états (l’initial des années 70 et celui de 2012, le mât ayant été avancé et parconséquent le pont modifié).Tout cela représente un travail extrêmement important qui nécessite un traitement par des personnes connaissantprécisément l’architecture navale, afin que chaque pièce soit interprétée et dessinée correctement. Le France est le seul bateau sur lequel nous sommes allés aussi loin dans le but de réaliser une application facilementutilisable. Le scénario a été élaboré puis présenté lors de la semaine du Golfe du Morbihan en 2013. Nous avonsdisposé, grâce au conseil général du Morbihan, d’un stand sur le port de Vannes et nous avons donc assez classiquementpréparé des posters et présenté cette application interactive, qui se déploie, via un cube tactile, autour de cinq grandsthèmes (les fonctions à bord, la structure du bateau, la course, le statut de monument historique, la numérisation 3D). Les fonctions à bord parce qu’il était important d’expliquer que le bateau sans ses équipiers n’est pas grand-chose et quechacun a une fonction précise, très spécialisée ; en cliquant sur chacun des équipiers le public peut connaître sa fonctionexacte.Les relevés ont servi à expliquer la structure du bateau. Un autre thème développe l’aspect monument historique.

Nous avons le projet de mettre sur le site internet de la DRAC Bretagne le rendu de la modélisation interactive, afin deporter à la connaissance du public notre démarche. Ces documents sont à destination du grand public mais également àdestination des professionnels que sont par exemple, les charpentiers de marine, en tout cas les chantiers navals quiauront à intervenir ultérieurement sur France.

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En conclusion, si nous sommes satisfaits des résultats, nous constatons que c’est une méthode de rétro-conceptionlongue à mettre en place, qui demande des financements, du temps et surtout des moyens humains. Il faut prévoir 6 000à 10 000 euros par unité, selon la complexité du bateau (un bateau de sauvetage comme Papa Poydenot, sera assezcomplexe à numériser et modéliser). L’étape suivante sera la mise en place réelle de l’application et son partage sur le site de la DRAC Bretagne, ce quinécessite des moyens financiers importants, dont nous ne disposons pas. Mais cela reste cependant un objectif de laDRAC Bretagne, que nous comptons réaliser à moyen terme.

Note : la description générale de la démarche a fait l’objet d’une publication :Lescop & al., « AVEL – Archives Virtuelle En Ligne, Enjeux et techniques pour le relevé des bateaux classésMonuments Historiques. » Revue d’histoire maritime, 18, Travail et travailleurs maritimes, XVIIIe-XX e siècles : dumétier aux représentations, 2014, pp 349-384

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« Le projet Prôtis, archéologie expérimentale, la réplique navigante comme moyen d’étude et de valorisation du patrimoine »

Patrice Pomey, Directeur de recherche émérite CNRS, Centre Camille Jullian

Tout d’abord, je tiens à remercier les organisateurs. C’est toujours pour moi un grand plaisir de venir parler aumusée d’Histoire de Marseille avec lequel je collabore depuis sa création et j’ai aussi plaisir à travailler avec le CICRPen raison de l’intérêt que j’ai toujours porté aux problèmes de restauration et de conservation.

Le projet Prôtis que je vais vous présenter, non seulement du point de vue technique mais aussi en tant quemoyen d’étude et de valorisation du patrimoine, est un projet qui prend sa source il y a une vingtaine d’années. C’estdonc une longue histoire qui prend naissance dans les années 1992-93 avec la fouille préventive de la place Jules-Verneà Marseille, motivée par la construction du parking de la mairie. Nous savions déjà, lorsque le projet a été avancé, quenous allions nous retrouver très rapidement en présence de vestiges du port antique avec comme on pouvait s’y attendreson cortège d’épaves. En effet, les fouilles de la place Jules-Verne (Fig. 1), ont permis de mettre en évidence une partie du cordon littoral, septépaves antiques et des aménagements portuaires avec notamment des entrepôts, des quais et des appontements dont on ales traces par les pilotis. Les fouilles ont été placées sous la responsabilité du Centre Camille Jullian (AMU, CNRS,MCC, Inrap), Madame Antoinette Hesnard dirigeant la fouille des structures portuaires et moi-même la fouille et l’étudedes épaves. Nous avons découvert deux épaves grecques, Jules-Verne 7 et Jules-Verne 9, trois épaves romaines de chalands à clapet,une épave de navire de commerce de la fin de l’Empire ainsi que la proue d’une petite barque. Toutes ces épaves, àl’exception des maigres vestiges du navire de commerce, sont présentées aujourd’hui au Musée d’Histoire.Les deux épaves grecques archaïques Jules-Verne 7 et Jules-Verne 9 (Fig.2), abandonnées l’une contre l’autre, ont étéconstruites vers le milieu du VIe siècle av. J.-C. et ont navigué durant la seconde moitié de ce siècle. Ces bateaux ontvraisemblablement été abandonnés à la fin du VIe siècle. Ce qui veut dire que les bateaux ont été probablementconstruits par la deuxième génération des Grecs Phocéens venus fonder Marseille. Ainsi, nous touchons là, lepatrimoine maritime le plus ancien connu à ce jour qui est aussi le patrimoine le plus ancien de Marseille. Les épaves ont été découvertes juste avant la fin des fouilles et il a donc fallu négocier des prolongations de délais pourpouvoir effectuer les travaux dans de bonnes conditions. Ce qui nous a été accordé par la municipalité de Marseillecompte tenu de l’importance des vestiges.Comme la fouille avait lieu en plein été, nous avons pu créer, sous une tente, une sorte de bloc opératoire autour desépaves de façon à avoir de bonnes conditions de travail et à assurer leur conservation grâce à un arrosage permanent.Etant donné les délais impartis très courts, il fallait procéder rapidement et nous avons utilisé pour cela les techniquesde relevé par stéréophotogrammétrie.Je vais maintenant vous parler plus précisément de l’épave JV 9 qui est l’épave qui a donné lieu à la réplique naviganteGyptis.Le bateau, est conservé sur environ cinq mètres de longueur et les vestiges sont particulièrement homogènes. L’intérêtparticulier de cette épave est de présenter un système de construction entièrement fondé sur des assemblages parligatures. C’est ce que l’on appelle un « bateau cousu », dont tous les éléments, quille, bordages et toutes les pièces dela membrure sont assemblés par des ligatures. On est donc en présence d’un témoignage des techniques archaïquesapportées par les Phocéens et qui reflète les techniques de construction navale qui étaient en usage en Grèce, en merEgée, au VIe siècle av. J.-C. Ces épaves présentent donc un intérêt exceptionnel autant par leur état de conservationremarquable que par leur intérêt scientifique et patrimonial.Le système d’assemblage des bordés de la coque comporte des évidements tétraédriques, taillés le long des joints devirure, qui ouvrent sur des canaux permettant le passage des ligatures. Il se trouve que par chance une partie de cesligatures ont été conservées, de même que les ligatures enserrant les membrures. C’est la première fois que l’on a puobserver, dans ce système de construction, les ligatures en place. En effet, l’étanchéité de la coque était assurée par unenduit de cire d’abeille et de poix de conifère posé à l’intérieur de la coque qui a permis leur conservation. Les analysesont montré que les ligatures étaient réalisées avec du fil de lin.Ces épaves présentent un double intérêt :- Un intérêt scientifique dans la mesure où l’on peut étudier le type et la nature des bateaux de l’époque et mettre enévidence leur système architectural, leur système technique de propulsion et leur fonction. Elles permettent aussi deretrouver les principes, les méthodes et les techniques de construction et d’en comprendre l’évolution dans la mesure oùles deux épaves que nous avons découvertes présentent deux stades d’évolution technique différents. C’est ainsi toute

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l’évolution de la construction navale grecque, depuis l’époque archaïque jusqu’à l’époque hellénistique, que préfigurentces épaves.- Un intérêt patrimonial, lui aussi exceptionnel, en raison de la date des épaves remontant à la fondation de Marseille etde leur état de conservation. D’où les objectifs qui ont été définis, dès la découverte des épaves, en vue de leurconservation pour une présentation muséographique et de leur valorisation en tant que patrimoine auprès du plus largepublic. Dès le départ, toute la stratégie de la fouille a été définie en vue des objectifs de conservation et de présentationmuséographique des épaves et en tenant compte des besoins de l’étude archéologique nécessaire à leur restitutiongraphique et par maquettes 3D. En revanche, l’ambition de réaliser des répliques navigantes était encore un vœu pieuxen 1993 lorsque nous avons mis en place toute la chaîne opératoire.À l’issue des fouilles, on a procédé à l’enlèvement des épaves qui ont été envoyées à Grenoble pour subir destraitements de conservation au laboratoire Arc-Nucléart. Ainsi, JV9 a reçu un traitement par imprégnation aupolyéthylène glycol et séchage par lyophilisation. Ensuite, un important travail de restauration a été nécessaire, commeon peut le voir aujourd’hui dans le musée d’Histoire de Marseille (Fig,3), afin de présenter les vestiges dans unereconstitution filaire de la carène d’ensemble du bateau.Parallèlement, l’étude archéologique a porté sur l’analyse et l’étude du système d’assemblage par ligatures qui est unetechnique complètement oubliée de nos jours en Méditerranée. Pour cela, nous avons réalisé une maquette, un modèle d’étude à l’échelle 1, qui nous a permis de refaire tous lessystèmes d’assemblage pour mieux les comprendre (Fig. 4). Notamment, nous avons dû refaire les outils qui permettentde tailler tous les évidements tétraédriques qui donnent naissance aux canaux obliques de passage des liens. Bien quel’on soit à l’époque archaïque, cette technique apparaît extrêmement sophistiquée.L’étude de ce système d’assemblage m’a amené à faire une enquête d’ethnographie navale pour retrouver cestechniques qui existent encore dans certaines parties du monde. Effectivement, on trouve aujourd’hui dans l’océanIndien des bateaux assemblés par ligatures. Cela m’a amené à étudier les bateaux des îles Laquedives et du Kerala oùj’ai pu tourner un film qui est en partie présenté au musée d’Histoire à côté de l’épave JV9. Le film a été tourné en 2010au Kerala81, où j’ai pu observer des charpentiers de marine en train de réparer des bateaux entièrement assemblés pardes ligatures selon des principes équivalents à ceux qui étaient déjà en usage à l’époque grecque archaïque. Mais, jedois dire, de façon bien moins sophistiquée qu’à l’époque antique. À l’étude archéologique s’est ajouté un important travail de restitution. Dans un premier temps, il a fallu corrigergraphiquement les déformations de la coque et remettre toutes les parties en connexion. Ensuite, ces restitutionsgraphiques ont été contrôlées par des maquettes d’étude à l’échelle du 1/10e qui avaient pour but de valider, voire decorriger les restitutions. Enfin un travail d’extrapolation à partir de données comparatives a été réalisé pour compléterles parties manquantes. L’une des difficultés est de trouver ces données comparatives et de les valider afin de ne pas tomber dans des erreursd’anachronisme. Il faut donc rechercher des données qui correspondent au même type de navire, à la même époque, aumême contexte historique. Il se trouve que par chance nous connaissons deux bateaux pratiquement équivalent à JV9, ceque l’on appelle des « sister-ships » : l’épave de Bon-Porté 1, près de Saint-Tropez, et l’épave dite César 1 ouVilleneuve-Bargemont 1 qui est issue des fouilles de la place homonyme quasiment mitoyenne de la place Jules-Verne.L’épave Bon-Porté 1, strictement identique à JV9 et dont le bateau d’origine fut sans doute construit, lui-aussi, àMarseille, a permis de restituer le système d’emplanture du mât qui avait disparu sur l’épave JV9 alors qu’il étaitconservé sur cette épave. Quant à l’épave César 1 qui avait conservé sa quille, elle a permis de restituer avec précisionla longueur de celle de JV9.Nous nous sommes également inspirés des plans d’une autre épave qui se trouvent dans les archives de l’amiral Pâris auMusée national de la Marine à Paris. Il s’agit de la fameuse épave du Golo qui est sans doute l’épave la plusanciennement connue et documentée en France puisqu’elle a été découverte en 1777. Il se trouve que j’ai pu démontrerqu’il s’agissait d’une épave archaïque proche de l’épave JV9. Je me suis donc inspiré de ses formes générales de typesymétrique pour restituer l’allure générale de la carène du bateau de JV9. Ces formes correspondaient au choix a prioride restituer un bateau symétrique. En effet, lorsqu’on extrapole des parties disparues, il faut toujours chercher lessolutions les plus simples pouvant convenir. Or, l’épave du Golo confirmait bien l’existence de ce type de carène àl’époque archaïque. Il se trouve que depuis lors, des monnaies ibériques, plus récentes puisqu’elles sont du Ier siècle av.J.-C., ont montré que ce type de bateau s’était pérennisé sur plusieurs siècles. On arrive ainsi progressivement à restituer les formes et la structure du navire que l’on contrôle à nouveau par diversesmaquettes au 1/10e ou au 1/5e, jusqu’à la réalisation d’une maquette de restitution finale au 1/10e avec le gréement etl’appareil de gouverne (Fig. 5). Cette dernière n’est pas faite dans une intention muséographique mais bien pour valideret, au besoin, corriger les restitutions. Le résultat final est la restitution d’une grande barque côtière à propulsion mixte, à voile carrée et à rames pouvant êtreéquipé jusqu’à quatre paires d’avirons. C’était une embarcation multifonction qui pouvait aussi bien servir à destransports légers de proximité, comme l’a démontré l’épave Bon-Porté 1 avec sa petite cargaison d’amphores, qu’à la

81 Les bateaux cousus du Kerala, film écrit par P. Pomey et réalisé par R. Collet, production CNRS, Centre d’Etudes Alexandrines (USR 3134), Coll. de l’Afrique à l’Inde, vol. 6, 2012.

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pêche, notamment à la pêche au corail, comme le montrent les fragments de corail rouge que l’on a retrouvésemprisonnés dans l’enduit d’étanchéité de la coque de l’épave JV9. Au total, le bateau mesure 9,85 m de longueur, 1,88 m de largeur et 0.75 m de creux82.Le projet « Prôtis », lancé en 2007 à l’occasion de la candidature de Marseille-Provence, capitale européenne de laculture 2013, avait pour objectif de construire la réplique navigante de ce bateau, à la fois dans une perspectived’archéologie expérimentale et de mise en valeur du patrimoine. C’est un sujet qui a été évoqué par l’amiral Bellec. Ilfaut savoir que les véritables répliques navigantes sont assez rares. Les Scandinaves, notamment les Danois du Muséedes Navires Vikings de Roskilde (DK) s’en sont fait une spécialité. On leur doit, par exemple, les superbes répliques deplusieurs bateaux vikings du XIe siècle découverts à Skuldelev. En revanche, en Méditerranée on n’a guère que laréplique navigante du Kyrenia II qui est celle d’un bateau grec du IVe s. av. J.-C. Le bateau a été construit dans lesannées 1980 à l’initiative de Harry Tzalas et sur les plans de J.R. Steffy, de l’équipe américaine qui avait effectué lafouille de l’épave. Il existe aussi l’Olympias, qui se veut la réplique d’une trière grecque. Mais, comme l’a souligné l’amiral Bellec, cen’est pas véritablement une réplique, c’est ce que nous appelons « a floating hypothesis » c’est-à-dire une « hypothèseflottante ». L’objectif est de vérifier un certain nombre d’hypothèses de restitution telles que les dimensions et le poidsdu navire, le système de nage, c’est-à-dire l’arrangement des rames sur trois rangs, pour voir si cela marche ou pas. Cequi veut dire qu’aujourd’hui je n‘affirmerai que cette réplique est une trière grecque classique. L’expérience montre quel’on s’approche petit à petit de la vérité et que cela fonctionne plutôt bien. Mais ce n’est pas une vraie réplique et lasomme des incertitudes reste grande. En vérité encore aujourd’hui, personne ne sait à quoi correspondait sur le planarchitectural une trière grecque classique, car on n’en a jamais retrouvée. Quant à tous les autres bateaux que l’on nousprésente comme des répliques navigantes, ce sont en vérité des pseudorépliques, totalement fantaisistes et qui nereposent sur aucune donnée sérieuse. C’est, par exemple, le cas du Kybélé qui est venu à Marseille en 2009 dans lecadre de l’année de la Turquie et qui a été présenté comme la réplique navigante d’un bateau grec phocéen, c’est-à-direl’équivalent des bateaux de Marseille. Sauf que les gens qui l’ont construit ne savaient pas que l’on avait découvert desbateaux phocéens à Marseille et le Kybélé est une pure fantaisie construite selon des procédés modernes. Un programme d’archéologie expérimentale implique évidemment l’établissement d’un cahier des charges, d’unprotocole expérimental et d’un conseil scientifique qui a pour objet de contrôler et de valider le caractère scientifique del’opération.L’archéologie expérimentale a pour but de vérifier si les hypothèses sur les techniques de construction que nousdéduisons des études archéologiques sont correctes et fonctionnent. Le problème est notamment de savoir si l’on peuteffectivement construire des bateaux selon les principes de construction « sur bordé », en usage dans l’Antiquité et quisont à l’opposé de la construction traditionnelle « sur membrure » en usage jusqu’à nos jours. Dans ce dernier cas, laconstruction s’appuie sur le squelette du bateau constitué par les membrures mises en place sur la quille. Dans laconstruction sur bordé, en revanche, la construction commence directement par la pose des planches du bordéconstituant l’enveloppe de la coque sans pouvoir s’appuyer sur le squelette des membrures. À cette difficulté s’ajoutentles systèmes d’assemblage par ligatures qui ne nous sont pas familiers. Au-delà de la validation des principes, des méthodes et des techniques de construction, c’est toute la mise en évidencede la chaîne opératoire, depuis l’abattage de l’arbre jusqu’au façonnage des pièces et leur mise en place dans le bateau,qu’il s’agit de mettre en avant. Il faut aussi retrouver les gestes et les savoir-faire et essayer de comprendre commenttout cela fonctionne. Il ne faut pas oublier l’aspect fonctionnel qui est particulièrement intéressant. Comment mettre enœuvre le bateau ? Comment s’en servir ? Pour quoi faire ? Il faut aussi, pour cela, étudier le système de navigation, lesmodes de propulsion et l’appareil de gouverne et apprendre à s’en servir. Enfin, il reste à évaluer les qualités nautiqueset les performances de l’embarcation selon différentes configurations et conditions de vent et de mer.Dans le cadre de la valorisation du patrimoine, au-delà des aspects scientifiques, la réplique navigante permet derestituer le patrimoine maritime en le faisant revivre. Psychologiquement, pour le public, averti ou non, il y a unegrande différence entre une épave ou une restitution sur maquette et la réplique navigante, grandeur nature, du mêmenavire. Les premiers sont des objets statiques dont il faut reconstituer la réalité par un effort d’imagination, alors que lesecond est un objet vivant bien réel. En leur présence, la réaction des gens n’est pas du tout la même. En même temps, il y a aussi un aspect pédagogique que l’on peut plus facilement faire passer à travers une réplique,aussi bien auprès des professionnels que des écoles et du grand public. Ainsi, des élèves du lycée Poinso-Chapuis deMarseilleveyre, qui a une section de charpenterie de marine, sont venus travailler, sous forme de stage, sur la répliquenavigante. De même, nos étudiants en archéologie navale ou en histoire des techniques, sont aussi régulièrement venusfaire leur stage au chantier. Ils ont notamment aidé à faire des kilomètres de ligatures. Le chantier était aussi ouvert auxbénévoles qui sont venus nombreux.Nous avons également mis en place tout un système de visite du chantier pendant la construction. Nous avons ainsi,durant l’année de construction, reçu près d’une centaine de groupes : scolaires, centres de loisir, associations, groupesprivés représentant plusieurs milliers de personnes. Une équipe de médiateurs a été mise en place dans ce but ainsi que

82 La fouille, l’étude archéologique et les travaux de restitutions des épaves ont été réalisés sous ma direction par l’équipe d’archéologie navale du Centre Camille et notamment par M. Rival et R. Roman tous deux ingénieur de recherche CNRS. Le premier a notamment effectué les relevés et les restitutions graphiques et le second les maquettes d’études et de contrôle.

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du matériel pédagogique installé sur place : panneaux explicatifs, plans, photos, maquettes… Auxquels il faut ajouterplusieurs journées «porte ouverte » à l’occasion des Journées du Patrimoine, de l’Archéologie, de la Fête de laScience… Sans oublier la journée du lancement du bateau au Vieux-Port en présence des officiels qui, selon la presselocale, a réuni près de mille cinq cents personnes.Ensuite, après les premiers essais en mer, nous avons effectué toute une série de navigations de démonstration le longdes côtes de Provence, puis nous avons participé à des sorties événementielles comme le Salon Nautique de la Ciotat, leGrand Rassemblement de vieux gréements de Sète, les Journées de l’Archéologie à Hyères. En outre, toutes ces manifestations étaient accompagnées de présentations au public ou auprès des écoles, deconférences qui se sont poursuivies au cours des années suivantes. Les contacts avec les associations, notamments’intéressant au patrimoine maritime ont été très fructueux ainsi que les relations avec les médias (presse régionale,nationale, presse spécialisée, télévision, etc.) qui se sont fait largement l’écho de l’opération. Enfin, il est important de souligner l’importance des sites internet qui sont aujourd’hui indispensables et qui constituentun moyen inégalable de diffusion auprès du public. Deux sites, régulièrement consultés, ont ainsi été dédiés au projet :protis.hypotheses.org; facebook/Projet-Prôtis.Mais pour parvenir à un tel résultat, il faut vaincre de nombreuses difficultés. La difficulté principale tient au fait que detelles opérations sont d’un montage extrêmement compliqué. Au départ, j’ai conçu le projet « Prôtis », à partir de larestitution de l’épave JV9, avec l’équipe d’archéologie navale du Centre Camille Jullian que je dirige. Ensuite, il a fallumettre en place des partenariats entre l’Université d’Aix-Marseille (AMU) et le CNRS qui sont les principales tutellesdu laboratoire et qui ont l’autorité administrative de gestion et d’engagement des signatures dans le cadre desconventions. À cette fin, une convention pour le financement de la construction du bateau a été signée entre l’AMU etle CNRS, d’une part, et la région PACA et la communauté urbaine Marseille Provence Métropole, d’autre part.Ensuite, l’Université d’Aix-Marseille, assurant la maîtrise d’ouvrage de l’opération, a passé des marchés négociés avecdes mandataires chargés de la réalisation du bateau sous le contrôle scientifique du Centre Camille Jullian. Le chantiernaval Borg qui est un chantier marseillais pratiquant la construction en bois traditionnelle et qui s’est fait notammentune spécialité dans la construction des barquettes marseillaises, a été choisi pour la construction. L’intérêt était que nousétions en relation avec ce chantier depuis plusieurs années pour réaliser des modèles de restitution de divers systèmestechniques d’assemblage antiques et qu’ils avaient ainsi acquis une expérience unique en ce domaine. L’associationArkaeos, qui a pour vocation le développement et la valorisation de l’archéologie sous-marine et de l’archéologienavale, a en outre été choisie pour assurer une mission de coordination, de gestion et de mise en œuvre des navigations.Pour ces dernières, une autre convention de coproduction avec Marseille-Provence capitale européenne de la culture aété signée afin de prendre en charge le financement des navigations. La complexité de l’ensemble des opérations et du montage du projet est illustrée par les vingt années (1993-2013) qui sesont écoulées entre la fouille des épaves, l’étude archéologique, les restitutions et la construction de la répliquenavigante. Ainsi sept années ont été tout d’abord nécessaires pour effectuer la fouille, les travaux de conservation et les études derestitutions des deux épaves grecques JV7 et JV9. Puis il a fallu attendre 2007 et l’opportunité de la candidature deMarseille comme capitale européenne de la culture 2013 pour monter le projet «Prôtis» de construction d’une répliquenavigante. En 2008, lorsque Marseille-Provence a été choisie, le projet « Prôtis » a été inscrit dans la programmationofficielle. Ensuite, il a fallu trois ans pour mettre en place les demandes de subventions et les conventions entre lesdivers partenaires. Cela s’est fait in extremis après que le projet ait failli capoter plusieurs fois en cours de route. Aubout du compte, le projet final a subi une forte réduction d’échelle puisque l’on est passé du projet de construction desrépliques des deux bateaux grecs, à celui du plus grand des deux JV7 pour finalement s’accorder pour construire laréplique de la petite, JV9. Cette dernière fut baptisée Gyptis du nom de la princesse locale ayant épousé le chef descolons grecs, Prôtis, pour fonder Massalia - Marseille.C’est au début 2013 qu’a démarré la construction du bateau avec l’installation du chantier à la mi-janvier. Mais avant dese lancer dans la construction proprement dite, nous avons dû faire des expérimentations à grande échelle pour nousfamiliariser avec les procédés de construction qui nous étaient jusqu’alors inconnus. Aussi, la construction de laréplique a donc commencé début avril pour s’achever à la mi-novembre, date à laquelle nous avons pu faire nospremiers essais de navigation. Auparavant, il importe de rappeler que, dès 2010, une première subvention nous a permis de procéder auxapprovisionnements en bois de façon à pouvoir bénéficier d’un degré de séchage satisfaisant et de disposer de boisd’excellente qualité. Pour la sélection des bois, nous avons travaillé avec l’Office national des Forêts (ONF) pourchoisir les forêts pouvant nous fournir les arbres dont nous avions besoin. Je tenais également à respecter les essencesd’origines telles qu’elles avaient été analysées sur les épaves, et à ce que les approvisionnements soient régionauxpuisque le bateau JV9, comme on a pu le démontrer, a été construit à coup sûr sur les chantiers massaliotes de l’époque. Pour la quille, le massif d’emplanture et le bau traversant, support des gouvernails latéraux, des chênes provenant de laforêt domaniale de Cadarache ont été choisis. Pour les bordés, on a utilisé des pins d’Alep provenant de la forêtcommunale de Gémenos. Enfin, nous avons approvisionné dans un second temps des pins d’Alep provenant desPennes-Mirabeau pour les membrures. Dans tous les cas, nous sommes restés dans la région marseillaise ou dans sonvoisinage.

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Parmi les premières expérimentations, une des principales difficultés était de construire le bateau selon le procédé « surbordé » en l’absence de gabarit ou d’élément de membrure. La difficulté résidait dans la pose des premières planches dubordé en raison de leur important ployage. La première planche, le galbord, passe ainsi d’une position à l’horizontale enétant perpendiculaire à la quille au maître-couple, pour venir se fixer selon un angle de près de 30° à son extrémité surl’étrave. On doit donc effectuer un ployage de près de 60° sans point d’appui. Pour cela, on a dû procéder à un premierployage des planches à la vapeur par étuvage, puis à leur ajustement sur place directement à la flamme vive après avoirmouillé abondamment le bois (Fig. 6). Les techniques de ployage à la chaleur sont attestées dans les textes anciens et,encore aujourd’hui, on voit dans les chantiers de construction navale du Gujarat, en Inde, des ployages à vapeur réalisésavec des feux de braises placés sous les bois mouillés.Il a fallu aussi expérimenter les techniques d’assemblage par ligatures pour trouver la procédure la plus efficace (Fig.7). C’était d’autant plus important que la réalisation finale du bateau a nécessité près de dix mille points de ligature etcinq kilomètres de fil de lin. Enfin, la mise au point de l’enduit d’étanchéité, composé d’un mélange de cire d’abeille et de poix de conifère, anécessité de nombreux essais pour trouver la composition la plus efficace.Entre temps, nous avons repris en modélisation 3D tous les plans du bateau, en lui apportant quelques petitesmodifications, ainsi que toutes les pièces de la structure (Fig. 8). Tout a été redessiné par informatique sur un logiciel3D83. Ces modélisations nous ont permis de donner aux charpentiers des épures cotées extrêmement précises de toutesles pièces et de préfigurer toutes les phases des opérations. Cette approche a constitué pour nous une aide extrêmementimportante et a été une des clés du succès de l’opération en nous permettant de construire le bateau dans des délais trèscourts.La mise en couleur et le décor du bateau constituent aussi des opérations importantes qui confèrent au navire une allureauthentique. Pour cela, il a fallu se fonder sur des sources fiables et respecter les données fournies par les textes etl’iconographie grecs de l’époque. Ainsi, la couleur noire de la carène, le rouge lie de vin du pavois, et les yeuxapotropaïques figurant de part et d’autre de la proue (Fig. 11) sont des reproductions extrêmement fidèles des couleurset décors des bateaux contemporains de nos embarcations tels qu’ils figurent sur les vases du VIe s. av. J.-C.Au total, la construction de la réplique Gyptis de l’épave JV9 a permis de comprendre et d’illustrer le système deconstruction navale antique, en usage à Marseille à l’époque archaïque, fondé sur un principe et un procédé deconstruction sur bordé et des assemblages par ligatures (Fig. 9). Pierre Poveda, recruté à cet effet, a assuré lacoordination et la mise en œuvre de la construction sur le chantier où s’activaient en permanence quatre charpentiers demarine84, aidés par des stagiaires, étudiants ou bénévoles, pour la confection des ligatures. Sans oublier toute une équipelogistique assurant la gestion financière de l’opération, le secrétariat, la communication, la couverture photographiquede la construction et des navigations et le tournage d’un film et les médiateurs chargés des visites et des manifestationsauprès du public. Un comité scientifique constitué de personnalités reconnues pour leur compétence en matièred’archéologie navale et de navigation antique a assuré le contrôle scientifique de l’opération et un comité de pilotage,composé des représentants des partenaires de la convention de construction, en a assuré le financement selon l’étatd’avancement des travaux. Dans ce cadre, pour répondre à un des objectifs du projet, une attention particulière a étéportée à la diffusion du projet, notamment du point de vue patrimonial, auprès du plus large public scientifique ou nonet envers les médias.Au total, la construction du bateau proprement dite a été réalisée en sept mois et demi, plus un mois et demid’expérimentation préliminaire. Elle a représenté cinq mille heures de travail de charpentier plus deux mille heures detravail bénévole pour la réalisation des ligatures. L’expérience a été assez extraordinaire tant du point de vue scientifique qu’humain du fait de la collaborationinhabituelle entre archéologues et charpentiers de marine autour de la réalisation d’un même projet où tout était àdécouvrir mais dans lequel chacun apportait sa part de compétence. Finalement, le lancement officiel du bateau a eu lieu à la mi-octobre au Vieux-Port de Marseille en présence d’une foulenombreuse estimée à mille cinq cents personnes (Fig. 10). L’événement se transformait ainsi en véritable fête populaireet démontrait l’appropriation par les Marseillais de leur patrimoine maritime le plus ancien.Après un retour au chantier pour terminer ses équipements, le bateau reçu son gréement, ses rames et son système degouverne afin d’être prêt à entamer ses essais en mer et ses premières navigations.Équipé de trois ou quatre paires d’aviron, le bateau porte aussi une voile carrée de 25 m2 munie d’un système de carguesà l’antique permettant de modifier ou de réduire la voilure en cas de besoin (Fig. 11). Pour sa gouverne, il est muni dedeux gouvernails latéraux installés de part et d’autre de la poupe selon le système en usage dans l’Antiquité (Fig. 12).Les premiers essais montrèrent rapidement que le bateau était bien né, sain et stable. Léger et rapide, il permetd’atteindre facilement 2/3 nœuds à l’aviron (Fig. 13) et 5 nœuds sous voile, voire même 7 nœuds dans certainesconditions. Néanmoins, si la voile se révèle particulièrement efficace aux allures portantes, ses capacités à remonter auvent restent limitées comme c’est le cas habituel pour ce type de gréement. Quant à l’appareil de gouverne, il se révèle

83 Ce travail a été effectué par Pierre Poveda qui a soutenu sa thèse de doctorat en archéologie sur les restitutions informatiques des épaves antiquesà l’université d’Aix-Marseille au mois de décembre 2012. Début 2013, je le recrutais pour assurer la coordination de la construction du Gyptis etmettre en œuvre les essais en mer et les navigations.

84 Recrutée par le chantier naval Borg, l’équipe des charpentiers était composée de Thierry Garval, José Cano, Pierre Jacot-Descombes, Nabil Merabet, Sammy Bertoliatti.

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sensible et son efficacité est maximum lorsque l’on n’utilise que le gouvernail situé sous le vent.Fort de ces premiers essais concluants, qui permirent de se familiariser avec le bateau et de le prendre en main en toutesécurité, le programme de navigation côtière mis en place dans le cadre des manifestations de Marseille-Provence,capitale européenne de la culture 2013 fut réalisé au cours du mois de décembre en bénéficiant d’une météoexceptionnelle. Ses navigations conduisirent le bateau de Marseille aux Embiez aller-retour avec escale à la Ciotat etCassis. Chaque escale comportait des visites du bateau à l’attention des écoles et du public local ainsi que desconférences publiques. En 2014, le bateau a poursuivi son programme de navigation et de participation à desévénements nautiques, comme nous l’avons évoqué précédemment. Du point de vue de l’administration des Affaires Maritimes, le Gyptis entre dans la catégorie des bateaux à caractèrehistorique et de leurs répliques. Si ce classement nous affranchit de certaines contraintes techniques et permet de fairenaviguer le bateau construit et équipé selon les techniques antiques – à condition de pouvoir démontrer qu’elles ont bienexisté, ce qui relève du dossier archéologique – il est néanmoins limité à la navigation de jour, à une distancen’excédant pas 6 miles nautiques d’un abri, et à une force de vent ne dépassant pas force 4 sur l’échelle Beaufort (soit28 km/h). En outre, le bateau a été reconnu par la Fédération du Patrimoine Maritime comme Bateau d’IntérêtPatrimonial (BIP), ce qui confirme que l’objectif de valorisation du patrimoine maritime, qui était l’un des objectifsessentiels du projet initial, a bien été pris en compte. De même, cet aspect a été bien reconnu par la presse spécialisée85

qui à côté de l’aspect scientifique de la réalisation a mis en valeur son intérêt patrimonial.

85 Bateaux, février 2014, p. 72-76 ; Archéologia, n° 520, avril 2014, p. 37-43 ; National Géographic, n° 176, mai 2014, p. 104-111 ; Chasse-Marée, n° 259, mai-juin 2014, p. 58-69 ; Dossiers d’Archéologie, n° 364, juillet/août 2014, p. 42-47 ; Neptunia, n° 275, septembre 2014, p. 16-27.

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Temps d’échanges avec la salle par Katia Baslé (Chef de travaux d’art, CICRP) et BénédicteRolland-Villemot (Conservateur du patrimoine, Inp, Département des restaurateurs)

Bénédicte Rolland-Villemot : Je me présente je suis Bénédicte Rolland-Villemot, conservateur en chef du patrimoineau C2RMF avec une mission à l’Institut national du patrimoine et je représente Roch Payet, directeur du Départementdes restaurateurs à l’INP. J’ai longtemps travaillé dans le domaine de la conservation-restauration puisque j’ai travailléau Service restauration des Musées de France où j'ai dirigé de 1990 à 1997 la filière consacrée aux collectionsethnographiques, techniques et industrielles. J’ai par la suite travaillé au MuCEM jusqu’en 2012 où j'ai mis en place lechantier des collections en 2005. Je voudrais d’abord remercier Katia Baslé et par l’intermédiaire de celle-ci le CICRP,Jean-Louis Kérouanton et le musée d’Histoire de m’avoir proposé de participer à ces rencontres et donc d’animer lesquestions avec la salle.Ce que je voudrais retenir, de ces journées d'études, c’est d’ailleurs ce qu’avait bien dit Roland May lorsqu’il a introduitles journées hier matin, c’est la première fois que l’on prend l’objet dans sa globalité depuis l’approche historiquejusqu’à sa conservation et sa modélisation. A l’instar des chaînes opératoires en archéologie, ces journées d’étudesprennent en compte la chaîne opératoire en conservation.On a bien vu grâce à Florent Laroche que la 3D n’était pas que de la vulgarisation mais un outil de recherche à partentière et qui apportait beaucoup dans la connaissance du patrimoine.La 3D ne doit jamais être une substitution de l’objet réel, mais être un complément d’information, une aide dans ledomaine de la recherche et de la conservation-restauration. J’ai également beaucoup aimé les hypothèses « flottantes »issues de l’archéologie expérimentale qui est aussi une forme de conservation du patrimoine puisque c’est l’idée decomprendre le patrimoine dans sa dimension technique en faisant une réplique techniquement crédible.J’ai également apprécié ce qu’a dit Myriame Morel lorsqu’elle a retracé l’histoire du musée d’Histoire de la Ville deMarseille et qu’elle a parlé de la conservation du patrimoine industriel qui pose des problèmes en termes deméthodologie et de déontologie.C’est une idée qu’ont très bien repris ce matin Marie-Laure Griffaton ainsi que François Bellec, lorsqu’ils ont parlé desproblèmes de conservation des bâtiments classés où ils ont très bien exposé les différences entre réparation, restitution,réplique, restauration. Ce qui permet d’arriver à une nouvelle déontologie de la conservation et, peut-être même, deredéfinir une déontologie de la conservation. Il me semble d’ailleurs, comme Roland May l’expliquait, que nousretrouvions les mêmes problèmes dans l’art contemporain : on fait des répliques, on fait beaucoup de restitutions… Ladéontologie de la restauration dans la pensée de Cesare Brandi a peut-être été trop conçue pour des objets d’art, d’objetsindividuels et justement d’objets dont on voulait « assurer l’authenticité ».On a également parlé de réversibilité ou de non réversibilité puisque Marie-Laure Griffaton a bien dit d’ailleurs,lorsqu’elle a évoqué la restauration du navire le Duchesse Anne, qu’il avait été décidé sur une partie de la coque de faireun doublage des parties vives. Si la réversibilité de telles opérations est techniquement faisable, elle est beaucoup moinsréalisable en pratique. J’ai également trouvé très intéressante toute cette notion de nouveau patrimoine, de patrimoineinvisible, de patrimoine fragile. Les objets techniques et du patrimoine industriel sont des objets fragiles. Il faut enassurer la durabilité culturelle.Et puis aussi les notions qu’avait bien analysé Jean-Louis Kérouanton entre les questionnements sur le port, le rapportentre le port, les territoires, la ville, Est-ce que toute la France n’est finalement pas un port ? Où commence le port, oùs’arrête le port ?Cette notion d’aménagement du territoire en termes de conservation-restauration est importante car le patrimoineportuaire n'existe que dans son rapport à l'espace. Nous avons bien vu par l’intervention de Patrick Féron « le bateau,objet patrimonial ou palimpseste ? » que la notion de patrimoine maritime et portuaire trouve sens dans la remise encontexte historique. Il a bien démontré aussi l'importance des anciennes techniques, des savoir-faire autour de larestauration, de la réparation et de l’entretien pour assurer une bonne conservation-restauration des bateaux dans ladurée. Nous avons évoqué en pointillé ou en ligne rouge pendant tout le long de ces deux journées les savoir-faire dontnous pouvions avoir besoin : aussi bien à la Ciotat qu'avec la réparation navale à Marseille, les savoir-faire dont on avaitbesoin pour connaître le patrimoine maritime et portuaire : les savoir-faire sont des outils de connaissance pourdocumenter les objets techniques en terme d’histoire des techniques. La conservation des savoir-faire est un aspectessentiel et très important de la connaissance, de la conservation-restauration et de la mise en valeur des objetsindustriels.En effet, pour assurer une bonne présentation et une bonne conservation des objets industriels, la sauvegarde dedifférentes compétences est indispensable. Mais aujourd’hui se pose alors le devenir de ces musées et de la conservationdes savoir-faire dont les métiers de la restauration ont besoin pour une bonne conservation des objets techniques et pourleur maintenance et leur entretien dans le cas surtout d’une remise en fonctionnement de l’objet. Mais il faut avoirconscience qu’il est impossible de conserver tous les savoir-faire. Certains d’entre eux vont disparaître d’une façonirrémédiable. Cette obsolescence peut entraîner la disparition des objets ou alors une transmission incomplète de ceux-ci ; ce qui rendra toute valorisation patrimoniale difficile. Mais dans certains domaines, il est encore temps de faire desenquêtes auprès de leurs détenteurs et d’étudier des modalités de transmission pour les musées. On pourrait intégrer le

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savoir-faire des anciens métiers dans les écoles de restauration du patrimoine.Se pose alors une question fondamentale et récurrente dans le domaine du patrimoine technique de savoir quel lien ouquel pont pourrait-on faire avec les conservateurs-restaurateurs du patrimoine et comment associer justement lescharpentiers de marine, les ferronniers dans un projet global de conservation restauration ?Le principal problème rencontré lors d’une opération de restauration d’un objet industriel est d’abord celui de ladéfinition préalable du projet de restauration et de la « muséographie » ? Pourquoi le conserver et que veut-on dire aveclui ? Il est nécessaire que ces questions soient résolues avant de commencer les interventions de restauration.Le choix de la remise en fonctionnement pose aussi des problèmes variés qui sont alors d’ordre technique, sécuritaire etfinanciers mais aussi humains. Se pose alors le problème de l’intégration des savoir-faire dans un projet de restauration.Cette intégration n’est possible qu’à certaines conditions : s’il n’y a pas de confusion entre la restauration, la réparationet la restitution.La conservation des éléments immatériels (archives, enquêtes) est un des enjeux de la restauration d’un objet industriel.Or cette conservation n’est pas aisée car beaucoup d’éléments (les archives) ont disparu.

Katia Baslé : S’il y a des questions par rapport à cette matinée, par rapport aux interlocuteurs qui sont là et qui sontintervenus ce matin…

Jean Antoine Collin : Je me présente, Jean Antoine Collin, architecte maître-assistant à la retraite de l’écoled’architecture de Marseille : à propos des bateaux j’étais intéressé par la notion de projet, le projet, on le fait toujoursdans sa tête mais il y a toujours des médiums, des intermédiaires. Il y a un dessin des maquettes, etc. Dans les bateaux,j’ai entendu ce qu’on avait dit à propos de ceux de Colbert où il y avait des petits modèles qui étaient là prêts pour laproduction de la flotte. J’ai parlé un petit peu tout à l’heure avec François Bellec, de ce qu’il se passait pour certainsbateaux, est-ce que nous avons des plans ? Qu’en est-il du processus entre la représentation que l’on a dans la tête etl’objet qui flotte ?

François Bellec : Merci de votre question. Il y a eu effectivement une période où tout était dans la tête desconstructeurs. L’équation d’un navire en bois s’est longtemps résumée à trois chiffres. Les Espagnols disaient « un, dos,tres ». Pour un nombre de coudée de largeur du maître couple, il fallait deux fois plus de longueur de quille et trois foisplus de longueur totale du navire. En donnant à la cale une hauteur égale aux trois quarts du maître bau, le plan étaitcomplet, On construisait un bateau partir de rien. Directement sur la cale.A partir de 1741, la fondation de l’école des ingénieurs constructeurs par Duhamel du Monceau a fondé la constructionnavale sur des bases mathématiques. Ce fut un bouleversement. Ce qui n’a pas empêché que l’on construisait encore despetits bateaux à Camaret, il y a quelques décennies, d’après des demi-coques. C’était une demi-maquette dans le senslongitudinal, en bois plein constitué d’un empilement de planches, dans lequel le charpentier sculptait sa coque. Leprojet terminé et accepté par l’acheteur, il relevait les cotes sur les planches et les transformait en cotes de constructiongrandeur nature. D’un bateau à l’autre, le client demandant une coque plus ventrue, plus longue, plus courte, plus ceciou moins cela, en fonction de ce qu’il voulait en faire, goémon, palangre, sardine ou casiers. Cela marchait très bien àpartir d’une sorte de conception d’artiste.Vous qui êtes architecte, vous avez besoin de plans de construction. On a su longtemps s’en passer. La constructionartisanale a conçu de façon empirique des bateaux qui marchaient bien. De temps en temps, il y avait une erreur quelquepart. Le Vasa a chaviré dès que l’on a hissé les voiles. Mais la plupart du temps, l’expérience du constructeur suffisait, àpartir des antécédents, sans aucun intermédiaire entre la tête du charpentier et le bateau construit. Patrice Pomey vousdira son sentiment là-dessus.

Bénédicte Rolland-Villemot : N’y avait-il pas tout de même des gabarits, avec des tracés, je parle du XVIIIe siècle ?

François Bellec : Le principe de construction sur la base un, dos, tres consistait à construire le bateau à partir de laquille et du maître-couple, c’est-à-dire le couple le plus large du bateau. On plaçait ensuite l’étrave et l’étambot et puisdes couples intermédiaires dont les dimensions harmonieuses dessinaient le contour de la future coque. On remplissaitensuite de couples de proche en proche jusqu’à achever la carcasse. Sans avoir besoin d’aucun plan. Au simple regard.

Bénédicte Rolland-Villemot : Moi j’avais visité le chantier de l’Hermione avant qu’il soit terminé et il me semble bienque celui-ci avait un petit souci : c’était de convertir les mesures en système décimal.

François Bellec : L’ Hermione a été construite à une époque où l’on avait acquis un sens de l’hydrodynamique, où l’onconstruisait des bateaux sur des bases mathématiques. On était passé du temps des maîtres de hache tout dans la tête auxingénieurs constructeurs capables de calculer. Colbert entreprit de mettre fin à l’empirisme des maîtres charpentiers. UnConseil de construction fut installé dans chaque port en 1671 et les premiers règlements commencèrent à mettre enordre les classes de navires jusqu’à la disparates. Une ère d’expérimentation s’ouvrit au moment où l’on achevait decreuser le Grand Canal dans l’axe du château de Versailles. Des vaisseaux de guerre en réduction s’ajoutèrent aux

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embarcations de parade et de plaisance. Sous son aspect ludique, le Grand Canal avait une capacité de bassin d’essaisde modèles. Des vaisseaux en réduction à l’échelle du quart, arrivèrent à Versailles « en fagot ». Ils étaientexplicitement destinés à définir des types réglementaires si leurs essais étaient concluants. D’autres bateaux à vocationexpérimentale furent commandés pour Versailles : une felouque napolitaine, un caboteur hollandais et deux yachtsanglais. A une époque où tout était à inventer, on confrontait à Versailles le savoir-faire des arsenaux de la marine et desexpériences étrangères. On a donc travaillé longtemps de façon empirique. Il y a peut-être une raison à cela. En fait, lemerveilleux de la construction navale, c’est qu’un bateau qui marche bien est beau. Quand un bateau n’est pas beau, ilest raté. Cela se voit à l’œil.

Bénédicte Rolland-Villemot : Et alors, cher Patrice (Pomey), au VIe siècle av. J.-C. ça se passait comment ?

Patrice Pomey : Je crois qu’il y a une notion très importante qu’il faut développer, c’est la notion de constructionprivée et la notion de construction d’État. Il y a une grande différence entre elles. Le domaine de la construction privéereste jusqu’à une date récente, comme l’a dit l’amiral Bellec, du domaine de l’empirisme. Les constructeurs travaillenten fonction de leurs traditions, de leur savoir-faire et la transmission de ce savoir se fait oralement. En revanche, dans laconstruction d’État, dans les grands arsenaux du XVII-XVIII e siècles, mais également dans les grands chantiers d’Étatde l’Antiquité, on est là dans une construction dite « savante ». D’ailleurs dans l’Antiquité, on fait la distinction entreles constructeurs et les architectes, les architectes navals et les fabriques navales, c’est-à-dire les charpentiers demarine…Dans l’Antiquité la notion de plan n’existe pas. De toute façon, la notion de plan moderne n’apparaît qu’à la fin duXVII e siècle. Avant nous avons des diagrammes de construction comme la mezzaluna, des systèmes de réduction, etc. On est donc dans le cadre d’une construction empirique mais qui est toujours fondée sur l’évolution d’un modèle donnépréalable. Il n’existe pas dans l’Antiquité d’architecte naval qui se mettrait directement au travail sur sa planche à dessinet qui dirait « Eurêka ! J’ai dessiné un bateau génial ». C’est toujours à partir d’un modèle donné que l’on procédaitdans l’Antiquité, y compris pour les plus grands comme la Syracusia …En revanche la notion de « dessin » et de « maquettes » existait déjà dans l’Antiquité. J’ai interprété une lettre deRamsès II, datant du milieu du XIIIe siècle avant J.-C, qui écrit au roi hittite Hattousil III : « Je vais vous envoyer desbateaux, faites les dessiner de façon à en construire des répliques. »Il faut voir ce qu’il y a derrière. Ce ne sont pas des plans de construction, mais ce sont des schémas de construction, surlesquels sont reportés des proportions, car la notion de proportion est très importante. Nous avons d’autres textesanciens qui montrent très bien que la dimension fondamentale c’est le maître-bau et que les autres proportions du bateausont déterminées à partir de sa largeur. Par ailleurs, on fait des dessins, ou on fait des maquettes, pour aller montrer aucommanditaire ce que l’on va faire. « Voyez comme mon bateau va être beau et à quoi il va ressembler ». Mais ce nesont pas des plans de construction.

Jean Antoine Collin : C’est vrai qu’il y a une transmission de savoir-faire, il y a des traditions, mais quand même c’estla révolution qui a inventé l’École polytechnique, et est ce qu’à l’École polytechnique ils n’ont pas un peu mis leur nezlà-dedans ?

Patrice Pomey : On passe de l’époque des constructeurs à l’époque des ingénieurs. Les ingénieurs, le corps desingénieurs du génie maritime, c’est Colbert qui l’établit, et à partir de ce moment-là on a une construction savante. C’estaussi lié aux progrès des mathématiques, c’est le calcul différentiel qui permet de calculer les carènes, les surfacesgauches, etc. Avant on ne savait pas le faire. On va à ce moment-là vers une uniformisation des bateaux, alors qu’avanton avait des bateaux qui étaient réussis et d’autres qui étaient loupés, on n’en avait pas deux pareils. On commence à cemoment-là avoir des bateaux qui se ressemblent car ils sont dessinés par les ingénieurs qui savent les calculer.

Frédéric Gerber : Défaut d’archéologue, je reviens un petit peu à l’archéologie. On a vu des bateaux sauvegardés, deschoses impressionnantes, un patrimoine incontestable, mais qu’en est-il des petits objets qui étaient à côté ? C’est-à-dire, des fonds de seaux, des fonds de tonneaux, probablement des pelles en bois, pas mal d’objets … Sur Arles, on a vudes bouchons en liège sur les amphores même si ce n’est pas forcément lié à l’épave … Est-ce qu’au niveau de l’épaveil y avait du mobilier qui pouvait appartenir à l’équipage ou être en relation directe avec l’activité portuaire ? Quel a étéle sort de ces objets ? Ont-ils été considérés comme du patrimoine moins important ? Est-ce qu’on les a conservés etmis en valeur ?

David Djaoui : Sur la dotation de bord du bateau, on avait effectivement des céramiques, quelques instrumentsmétalliques comme une serpe vigneronne … Ce sont des éléments qui sont aujourd’hui présentés dans le bateau. On aune section avec le dolium et tous les autres objets trouvés. Pour les autres objets, les objets d’accastillage par exemple, c’est en cours de restauration et ça va être égalementétudié. On n’a pas privilégié un matériel par rapport à un autre ; cela fait l’objet d’appels d’offre, d’appels à desspécialistes pour arriver à étudier l’ensemble du dépotoir portuaire.

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Henri Bernard Maugiron : Concernant les objets trouvés sur les fouilles Jules-Verne, il y a en fait mille objets qui ontété confiés à l’atelier Arc-Nucléart pour être traités, aussi bien du bois, que des objets en cuir et des cordages.

Patrice Pomey : Précisons que ces objets de la place Jules-Verne ont été fournis par la fouille de la plage littorale, carles bateaux étaient vides. Il y avait beaucoup d’objets qui étaient simplement le reflet de l’activité portuaire, sans êtredirectement liés aux bateaux eux-mêmes. Mais il y a quand même une collection extrêmement importante de piècesd’accastillage, cap de mouton, cabillot, etc. Cela fait partie de la série que vient d’évoquer Henri Bernard-Maugiron. Onles retrouve aussi dans des vitrines entières du musée d’Histoire de Marseille qui sont remplis de cabillots, deminahouets, de caps de mouton, de moques, etc.

Bénédicte Rolland-Villemot : Y’at-il d’autres questions ? Jean Antoine Collin : J’ai toujours été étonné de voir ce qu’il y avait comme réserves, par exemple, dans le Louvre, ily a de quoi remplir quinze Louvre …

Bénédicte Rolland-Villemot : Non monsieur, n’exagérez pas, ce n’est pas tout à fait vrai, et puis tout dépend de ce quevous appelez « réserve », car il y a aussi un matériel qui est un matériel scientifique, pour que des archéologues puissentl’étudier, ce qui n’a pas forcement d’intérêt pour le grand public. Je vous signale que le Louvre déménage d’ailleurs sesréserves dans le cadre du projet Louvre-Lens. Les musées exposent au grand public les objets les plus intéressants.

Jean Louis Riccioli : En réserve on conserve essentiellement soit des objets que nous avons en double, en triple, enquadruple ... on n’expose plus aujourd’hui des séries thématiques de quinze ou vingt caps de mouton par exemple.Il y a aussi des objets en état de conservation moindre et des objets d’études. Tout ça, ce sont les réserves et ce sont deschoses qui permettent de faire des expositions temporaires, des prêts, de faire des dépôts. N’ayons plus aujourd’hui devision de réserves de musée comme quelque chose de poussiéreux. En réalité c’est un autre musée, c’est un lieu derecherche, c’est un lieu de diffusion et c’est un lieu de conservation.

Bénédicte Rolland-Villemot : D’autant plus que la plupart des musées, et c’est aussi vrai pour le CCE (Centre deConservation et d’Etudes en Archéologie), accueillent de plus en plus de public, ils font visiter leurs réserves etn’oublions pas non plus ce dont il était question ce matin à savoir le numérique, les collections en ligne et tout ce qui estvirtuel. C’est une façon de diffuser les collections mais aussi de les conserver.

Jean Louis Riccioli : Il y a dans cette salle, un certain nombre de collègues conservateurs dont je connais les réserveset je peux vous dire que nous pouvons aller y faire un tour, on peut aller voir, c’est essentiellement ouvert auxchercheurs, mais il y en a qui sont ouvertes au grand public. Celle du MuCEM reçoit par exemple régulièrement.

Bénédicte Rolland-Villemot : En effet, sur le CCR (Centre de Conservation et de Ressource du MuCEM), il fautprendre rendez-vous et vous pouvez aller voir les objets.

Katia Baslé : Puisque nous avons un après-midi chargé, que nous avons des contraintes horaires etpar respect pour les intervenants je vous propose que nous écoutions Nicla Buonasorte.

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Quelle valorisation de l’histoire portuaire dans les musées ?

« Quelle valorisation de l’histoire portuaire dans les musées ? » Nicla Buonasorte, Musée de la Mer et des Migrations, Gênes

L’inauguration du Galata - Musée de la mer à Gênes a eu lieu il y a maintenant dix ans. Aujourd’hui ce musée attire prèsde deux cent mille visiteurs par an. Ce succès était difficilement prévisible mais il montre que la réhabilitation de lieuxpatrimoniaux abandonnés peut amorcer un cercle vertueux.Le quartier Galata qui accueille le nouveau Musée de la mer de Gênes est en fait l’unique témoin des transformationsportuaires de l’Arsenal de la République de Gênes. Il doit son nom à l’ancienne présence génoise à Constantinople,dans le quartier Galata, où la tour Galata – justement - est encore bien conservée. Notre musée n'a pas de sections spécifiquement dédiées à l'histoire du port, car nous pensons que l'histoire même de laville et de ses liens avec la mer se croise avec l’histoire du port dans un jeu de miroir. Gênes ne possède pas d’arrière-pays, le port est au cœur de son développement et constitue la porte vers les différentesparties de son royaume, c'est-à-dire la Méditerranée.Le visiteur est d’abord accueilli par l’image de la cité de Gênes en 1485 (Fig.1). C’est l’image d’une cité achevée, en cesens qu’elle est restée en l’état sans mutation essentielle si ce n’est la grande industrialisation de la seconde moitié duXIX e siècle. Cette cité s’est étendue en éventail autour de son arc portuaire, dans l’espace même occupé par l’arsenal.Mais faisons un retour en arrière dans la Gênes du XII e siècle. La cité est enfermée dans les remparts édifiés vers 1150pour la défendre contre l’empereur allemand Barberousse. La Commune n’existe que depuis quelques années, elle a étéconstituée par les familles les plus influentes afin d’organiser la croisade à Jérusalem.

Mais la ville dispose déjà de remarquables infrastructures portuaires :- une darse naturelle fermée par un môle et un phare. Ce dernier signale le promontoire abritant le golfe au levant,- les quais – alors des appontements encore en bois - au service de l’activité des marchands qui avaient leurs entrepôts ethabitations dans les premiers édifices du bourg, appelés Ripa maris,- quelques cales couvertes appelées scale où les embarcations arrivaient sur la plage.Le complexe « darsena – arsenal » prendra vraiment corps dans l’espace vacant situé entre l’extrémité ouest desremparts et le littoral où se trouvent les cales susnommées. Ce projet a été porté par le gouverneur français Boucicaut au début du XVe siècle afin d’assurer le contrôle de la cité. Ils’agissait de créer une darse militaire jointe sans solution de continuité avec le petit château où se trouvaient les sallesde la garnison française et de faciliter la descente sur le port des soldats en cas d’urgence. La darse est constituée de deux étendues d’eau qui prendront par la suite le nom de la « Darsena du vin » et de la«Darsena des galères». Dans cette dernière venaient s’amarrer les galères de la République - peu nombreuses - et,occasionnellement, celles appartenant à des personnages privés. Sans barrière de protection, les vents d’ouest comme le libeccio (suroît ?), fréquent dans le golfe de Gênes,s’engouffraient dans les cales de l’Arsenal appelées arcate. Là, les galères publiques étaient abritées pendant la saisonhivernale, quand la navigation était interdite. La darse était fermée par deux tours de garde. Les fondations des darses étaient périodiquement reprises à cause des pierres et des sédiments charriés par la mer. Lasituation reste pratiquement inchangée si ce n’est qu’à la fin du XVIe siècle sont entrepris de gros travaux deremblaiement souhaités par les autorités locales. Une nouvelle étendue d’eau protégée est creusée devant les arcatemédiévales alors que sont construites huit nouvelles arcate perpendiculaires aux premières. C’est sur ce site que seraédifié le quartier Galata.Au cours du XVIIe siècle, la fin de l’alliance avec l’Espagne aura comme conséquence la reconstruction d’une flottepublique de quinze unités occupant ainsi toutes les arcate de l’arsenal. Mais, peu à peu, deux facteurs de crise vontémerger :- l’infériorité des galères face aux nouveaux vaisseaux de guerre,- la montée des pouvoirs monarchiques européens.L’indépendance politique et militaire de la République n’est désormais plus qu’un souvenir. Cette situation estnotamment marquée par le bombardement français de Gênes en 1684. Pour mémoire, ce fut le premier bombardementnaval d’une cité européenne.La conséquence formelle de la soumission à la France conduira à démobiliser la flotte. Nombre d’arcate restées videsfurent bombardées. Les rapports de l’époque déplorent l’incurie et les dégradations qui suivront. C’est à la fin du XVIIe

siècle que se vérifieront les transformations les plus significatives, limitées aux nouvelles arcate. Il faut noter qu’au milieu du XVIIIe siècle, existe encore à la Darse la mosquée, espace séculaire de prières pour lesgalériens musulmans. C’est le signe d’une tolérance ancienne que les guerres de religion avaient étouffée, mais rétabliepar les exigences commerciales et industrielles.

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Les vieilles arcate se présentaient en voûtes contiguës. Après l’annexion au royaume de Sardaigne leur usage change :elles deviennent le lieu de travaux forcés. Elles seront démolies dans les années 1950 (Fig.2).Au début du XIXe siècle, les arcate neuves vont devenir des magasins. Ceci entraîne la transformation de laconfiguration originelle des bâtiments. L’extérieur est méconnaissable. Les anciens hangars avec leurs charpentesangulaires sont devenus un corps de bâtiment unique. Un nouveau corps de bâtiment est ajouté sur le côté de la Darse. L’aménagement définitif comme lieu de stockage au cours des années suivantes entraînera le redimensionnement de lahauteur des anciennes galeries avec la construction de nouveaux planchers. Le toit charpenté disparaît pour laisser placeà un quatrième niveau avec une terrasse indépendante. Les planchers inclinés des rez-de-chaussée utilisés pour lelancement des galères dans les bassins sont nivelés, le bassin étant lui-même comblé et transformé en petite placeentourée d’un rempart.La nouvelle façade se distingue aujourd’hui par la petite tour de l’Horloge et par un hangar dédié à la protection du quaide marchandises (Fig.3). Le quartier Galata possède aussi un magasin douanier avec des marchandises étrangères entransit. Parmi les modifications structurelles les plus significatives, on note la destruction de la première galerie côté montagne,celle dite de la capitainerie, dont seul subsiste le soubassement des piliers. Ces derniers sont englobés dans les mursextérieurs, libérant une suite d’espaces destinés aux bureaux (scagni) des transporteurs.Dans les années 30, deux petites tours pour les monte-charges sont réalisées et raccordées par deux couloirs et unegrande terrasse au niveau du premier étage. Lorsque nous avons procédé à la réhabilitation de ce lieu, il était abandonné depuis les années 1960. Un des problèmesétait la mauvaise qualité des matériaux usagés et composites récupérés dans des chantiers de démolition. Nous avonsrencontré d’autres difficultés comme les altérations liées à la proximité de la mer, comme l’humidité remontant parcapillarité ou le dépôt de nitrate des déchets alimentaires conservés pendant des années dans cet environnement et quidonne encore aujourd’hui des phénomènes de moisissure des crépis difficiles à éliminer. Mais il s’agissait d’un édifice fascinant par son implantation, son importance et les potentialités qu’il offrait pourl’accueil du public. Ces potentialités sont devenues aujourd’hui réalités. Le projet de l’architecte catalan Vasquez Consuegra entre 2000 et2004 a valorisé la monumentalité de l’édifice, l’enveloppant dans une sorte de vitrine de cristal (fig.4). Les espaces intérieurs riches d’histoire se présentent aux visiteurs dans leur linéarité et austérité primitives, tandis que lamuséographie en épouse les idées originales, les adaptant chaque fois non seulement avec respect mais avec l’intentionde les valoriser.La dernière grande transformation portuaire fut accomplie dans la deuxième moitié du XIXe siècle, à l'époque de lagrande émigration pour les Amériques. Nous avons repris ce thème en réalisant un pavillon spécifique dédié aux migrations passées et contemporaines, aucentre duquel on retrouve la mer, route dangereuse mais essentielle.Ce pavillon, intitulé «MEM» (mémoire et migration) présente la reconstitution de la gare maritime Federico-Guglielmo,bâtie pour accueillir les paquebots des émigrants. Cette histoire constitua un nouveau tournant pour le port et pour laville.Anciennement gérés par les autorités portuaires, les bassins de l’ancienne darse sont désormais sous la compétence de lacommune de Gênes, ce qui a permis le démarrage du projet de l’Open Air Museum qui présente notamment un sous-marin, le Nazario Sauro. La ville a évolué en même temps que le port. La réappropriation de l’ancien port a été un long processus et un important travail commencé dans la première moitiédes années 80, avec le projet de Renzo Piano pour Expo 92. Ce projet a changé la physionomie et la fonction du PortoAntico (vieux port). Gênes a eu pour la première fois un lieu portuaire ouvert au public, ce qui a permis d’envisager untourisme culturel. A trente ans exactement de distance, ce processus n’est pas totalement achevé. Le chantier du pont Parodi - adjacent à laDarse - est destiné à devenir un pôle de réception des croisiéristes mais la crise économique a ralenti le projet. En conclusion, on peut dire que la réappropriation de l’ensemble du front de mer de l’ancienne cité est emblématique del’histoire du passage de la cité moderne à la cité postindustrielle.

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« Le projet Bertré : retours d’une expérience de muséologie inclusive »Kélig-Yann Cotto, Conservateur du musée de Douarnenez

Si le Port-musée de Douarnenez dans le Finistère a une longue expérience et une pratique quotidienne de la restaurationdes navires du patrimoine, il n'en demeure pas moins un musée de société expérimentant des pratiques à destination despublics qui s'inscrivent dans ce qui est parfois qualifié de muséologie inclusive.C'est ainsi qu'en 2011, sur la base de la découverte d'une série inédite de photographies datant du début du XXe siècle, ila initié, non pas une simple exposition, mais un vaste projet de collecte de paroles retranscrites et restituées via uneexposition, un ouvrage, des mises en spectacle, le tout dans un processus d'accompagnement thérapeutique soutenu parle service de gériatrie de l'hôpital de Douarnenez.Tout au long de ce projet est apparue la question fondamentale de la place de l'individu et de celle de l'institution dans laconstruction d'un savoir scientifique. En d'autres termes, le musée s'est retrouvé devant la question de savoir s'il pouvaitdonner à l'individu une voix dans la construction de sa propre représentation, et quelle place il lui accordait.La question n'est pas anodine car elle sous-tend toute l'ambiguïté de la relation d'un musée de société avec lacommunauté dont il est issu, qu'il cherche à représenter, à documenter et à interroger. Elle questionne le positionnementheuristique de l'équipe scientifique avec son sujet, lequel est loin d'être inerte, tout en s'inscrivant dans la continuité depistes muséologiques du XXe siècle. Enfin, il n'est pas anodin qu'une telle démarche et de tels questionnements aient étéentrepris au sein d'un musée à l'histoire particulière dont l'existence a parfois été mise en débat dans une société littoraleen pleine mutation.

Le port-musée: un équipement atypiqueDouarnenez est situé à l’extrême ouest de la France et même à l’extrême ouest de la Bretagne. C'est une ville portuaireau passé récent des plus riches. Longtemps exclusivement tournée vers la pêche et la transformation de ses produits - onpeut même dire que c’est une ville qui vit de la pêche depuis la fin du XVIIe /début XVIIIe siècle - elle a accompagné àson échelle la frénésie de la révolution industrielle en connaissant une croissance extraordinaire dans la deuxièmemoitié du XIXe siècle. Sa population triple en l’espace de cinquante ans, atteignant vers 1900 environ vingt millehabitants sur moins d'un kilomètre carré. Ce développement s’explique par l’essor de l’industrie de la conservenotamment la transformation de la sardine dont la pêche était pratiquée dans la baie de Douarnenez.Douarnenez a aussi une histoire particulière, même au sein de la Bretagne, qu'elle affirme avec fierté. C'est celle d'unehistoire sociale extrêmement forte qui l’a profondément modelée politiquement, socialement et psychologiquement enmême temps qu'elle l'a marquée dans la région. C’est une ville dont la légende aime à rappeler qu’elle a été la villerouge de Bretagne, la première à avoir élu une municipalité communiste dès 1921, en y associant des femmes, et encultivant volontiers tout au long du XXe siècle à la fois un esprit frondeur et une recherche d'expérimentations.C'est au sein de ce territoire que s'est édifié le Port-musée des années quatre-vingt. Celui-ci est aujourd'hui unétablissement situé au Port-Rhu et qui comprend à la fois des espaces à flot, un équipement portuaire et un espace à quaiavec des surfaces d’exposition de près de 2800 m² et des réserves de plus de 5000 m².Sa collection est très atypique, puisqu’elle regroupe plus de deux cent soixante navires dont la plupart sont conservésdans les réserves, une vingtaine étant présentés au sein de l'exposition permanente du musée proprement dit. Il s'agitpour l'essentiel de bateaux vernaculaires, des bateaux de travail pour lesquels, dans bien des cas, nous n’avons ni plans,ni informations si ce n’est la coque proprement dite. Huit navires sont également présentés à flot, trois d'entre eux étantdes Établissements Flottants Recevant du Public. Ces derniers, des bateaux-musées, sont ainsi visitables de la cale aupont et accueillent chaque année entre quarante et soixante mille visiteurs. A ces unités s'ajoutent dix mille objets et unfonds photographique important regroupant environ soixante-dix mille documents. L'équipe est à l'image de cettecollection, atypique et variée, comprenant aussi bien des corps de métiers liés au monde la mer et peu en phase avec lescadres d'emploi de la fonction publique territoriale, que du personnel scientifique et d'accueil plus classique.

Une histoire cathartiqueL’histoire chaotique du Port-musée a marqué les esprits et la mémoire, en Bretagne et au-delà, constituant un cas d'écolesouvent cité dans la bibliographie. Il est ainsi impossible de faire référence à cet établissement sans revenir sur ce quiest désormais marqué dans son ADN et qui constitue encore aujourd'hui un de ses enjeux.En 1979, l’association Treizour (le « passeur » en breton, c’est évidemment un jeu de mot entre le passage d’une rive àl’autre et le passage du patrimoine vers les générations futures), commence une vaste entreprise de collecte. A la suitede la création du premier musée en 1985, la ville se lance dans la création d'un établissement de grande enverguredestiné à pallier la fin de l’activité de port de pêche de Douarnenez. C'est un projet muséal et culturel qui ambitionne degénérer une activité économique et touristique prenant le relai de l’activité de pêche. Une inauguration retentissante alieu en 1993 en présence de plusieurs ministres. Des travaux d'investissement considérables avaient abouti à la créationd'une écluse pour aménager un bassin à flot, barrant ainsi une ria naturelle, où est présentée une flotte extrêmementimpressionnante.

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Car cette genèse du Port-musée s’est déroulée dans un contexte difficile, presque traumatique pour ce port de pêcheautrefois très dynamique. C'est celui du plan Mellick qui restreint les flottes de pêche et signe l'abandon de la vocationpremière du port de Douarnenez, celle autour de laquelle la communauté a construit son identité. Douarnenez est unegrande victime de la réorganisation de la pêche et ses navires sont désarmés. Face à cette situation deux réponses sontpossibles : la destruction du navire ou le transfert du bateau dans la collection du musée. Les choix doivent se fairerapidement, presque de façon précipitée. A ce contexte déjà difficile s'ajoutent un certain nombre de maladresses du projet muséal donnant l'impressiond'enfermer « dans le formol » un contexte social et une culture encore bien vivante. Par son implantation et sonorganisation, il clôt physiquement un espace qui était jusque-là dévolu ou du moins fréquenté par la population, qui sesent de plus en plus écartée du projet. Les investissements consentis pour la construction de cet établissement sont peu àpeu vécus comme des choix discutables, sentiment qu'accélèrent ensuite des retombées économiques décevantes.Car malheureusement, en 1995, deux ans après l’ouverture, l'équilibre économique du système s'avère impossible, voiredésastreux, les résultats escomptés en terme de fréquentation n'étant pas au rendez-vous malgré les cent trente millevisiteurs de la première année. La société d’économie mixte qui gère le lieu dépose donc le bilan avant que l'équipementne redevienne municipal en 1997 et que commence une lente reconstruction, d'abord par le chantier des réserves, puispar l'écriture d'un Projet scientifique et culturel et une rénovation. C'est ainsi que le Port-musée devient un point de fixation du débat public dans une période qui va de 1995 à 2008, objetrécurrent de chaque élection : la question du musée, de son avenir, de ce qu’il fallait en faire et de son projet revenantrégulièrement ; son existence même étant parfois mise en question.A travers ces débats, c'est toute la place et la légitimité sociale de l'institution qui se trouve posée et qui a obligé l'équipemuséale à repenser ses approches, son rapport aux publics et à la population du territoire.

La reconstructionLa reconstruction du musée dans les années 2000 va s'appuyer sur un Projet scientifique et culturel dont une despriorités est de tenir compte de cette greffe hasardeuse. Celui-ci s'attache prioritairement à redéfinir son positionnementvis-à-vis de la population.De musée principalement technique, il ambitionne de devenir musée d’ethnologie, un musée de société attaché à sonterritoire en remettant l’homme au centre de son propos scientifique et en s'appuyant sur la création de vastes sallesd’expositions temporaires qui vont permettre véritablement de faire rentrer le musée dans une nouvelle dynamique. Sonpremier acte sera justement de faire entrer l'histoire sociale du territoire via une grande exposition sur l'histoire desconserveries de poisson en 2006, tandis que trois axes de programmation en lien avec l'identité et le devenir du territoirevont peu à peu émerger:- la valorisation du territoire et de la mémoire collective,- l’ouverture aux horizons lointains, comme autant de contrepoints à sa propre histoire,- les questions et les enjeux contemporains du littoral, sujets brûlants sur un territoire en déficit démographique et qui sevit toujours comme en perte de repères.

Le projet BertréC'est dans ce contexte global de reconquête que se situe l'expérience dite « Bertré », du nom de l'auteur d'une série deplaques photographiques stéréoscopiques prises en 1910 et 1913 : Georges Bertré (1883-1972).Conservé au sein d'une collection familiale, ce lot de plaques de verre a été confié au musée dans le sillage d'uneprécédente exposition. Il comportait plusieurs centaines de plaques de verre stéréoscopiques dans leur emballaged’origine portant à l’encre de Chine un titre, une date, l’heure de prise de vue, les conditions d’exposition. Figurent surcelles-ci des scènes de ports, des scènes de commises (les femmes qui attendent le retour des chaloupes pour les fairerentrer dans les conserveries), des portraits, des scènes de travail, de navires étrangers acheminant les produits destinésaux usines de transformation (rogue de Norvège, huile d'Espagne ou d'Italie) et des scènes plus anecdotiques quiévoquent la belle société de Douarnenez profitant des régates, des familles de conserveurs, des familles d’épiciers. Unevision moins tranchée de la société littorale émerge, où se côtoient le monde des négociants, des industriels, lesouvriers, les marins pêcheurs ; les plaisirs du rivage, des bains de mer, de la régate, ceux du labeur desmanutentionnaires et des risques de la mer.Sans être fondamentalement différentes par leur thématique, ces représentations s'éloignent des photographieshabituelles du XXe siècle, où prime la recherche de pittoresque destinée à alimenter la fabrique de cartes postales. Ellesoffrent le regard d'un familier des lieux dont l'origine bourgeoise et familiale, celui d'une deuxième génération originairedes comptoirs hanséatiques de Norvège, se situant à la fois dans l'intimité des lieux et l'empathie avec ses habitants, enconservant toutefois cette petite distance qui le conduit dans une sensibilité de photojournaliste. Composé de plus dequatre cents plaques dont deux cent cinquante sont extrêmement bien conservées, ce fonds présente ainsi des scènesétonnantes, comme celle qui représente au premier plan un yacht classique avec juste derrière une chaloupe sardinière,c’est-à-dire un bateau de travail. Cette combinaison de deux milieux sociaux, de deux environnements sur un mêmecadrage, sur une même scène, traduit une forme de cohabitation que la mémoire collective, et ses représentations, avaittendance à éluder.

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Compte-tenu de son histoire tourmentée, le musée avait donc là un minerai de premier ordre pour repenser et traduireune nouvelle forme de relation vis à vis de la population. Il lui appartenait de l'associer à la lecture de ces photos, à leurcompréhension et à leur analyse dans une démarche de co-construction d'un travail de restitution scientifique.Le processus a été conduit en plusieurs étapes, et en adaptant notre ligne de conduite aux ramifications qui peu à peu sedessinaient. Dans un premier temps, il y a eu partage des grilles de description avec les habitants et notamment des personnes-ressources identifiées sur le territoire, avant que des projections publiques jouant sur l’effet de surprise et des appels àtémoignage ne soient organisées. Lors de ces projections, l’équipe du musée présentait un certain nombre de photos etproposait aux gens de s’exprimer. Les premières séances ont été marquées par une spontanéité dans la prise de parolequi a fait assez rapidement place à une monopolisation du discours par quelques personnes dans lesquelles la populationse reconnaissait : un ancien maire de la ville, un responsable d’une association ... Néanmoins sur la base de ceséchanges un premier jeu de photographies a émergé devant constituer le terreau de la future exposition de quatre centsmètres carrés.Mais l’originalité du projet a été de se mettre en rapport avec l’hôpital de Douarnenez et principalement avec sonservice de gériatrie pour « faire parler » ces photos. Connu pour ses travaux sur la lutte non médicamenteuse contre lamaladie d’Alzheimer et les troubles de la mémoire, le service de gériatrie de l’hôpital de Douarnenez avait déjà conduitdes expériences de décryptage et de lecture de photographies anciennes auprès de ses patients. La plupart de cettedocumentation relevait du domaine de la carte postale et les images portées étaient connues, stéréotypées et ressassées.Nous leur avons donc proposé d’utiliser notre matière photographique inédite pour leurs séances de travail avec encontrepartie la possibilité d’enregistrer les échanges afin de pouvoir compléter, documenter ces photos et surtout d'encomprendre la résonance sociale. C’est dans ce but qu’ont été ainsi menées près de quarante séances auprès desdifférentes maisons de retraite et structures médicales, sources de dizaines et dizaines d'heures d’enregistrement sonore. L'expérience ainsi menée a bénéficié d'un long processus de retranscription et d'analyse. Elle a abouti à plusieurs formesde restitution:- la création de modules itinérants de l'exposition qui ont circulé d’une maison de retraite à une autre, y compris àl’hôpital témoignant de l'expérience en cours- et surtout la réalisation d’un catalogue d’exposition édité par les éditions Palantines (160 pages) présentant le portfoliodes photographies exposées dans le musée. A chaque cliché correspondent deux cartels : un cartel scientifique signalépar une police droite qui présente l’analyse de la photo telle qu’elle a pu être faite par l’équipe du musée ou par lesscientifiques qui s’y sont associés ; un cartel dit « sensible » en italique qui fournit une sélection des réactions que cesphotos ont suscitées dans la population et auprès des personnes âgées. Cela offre une double lecture pour chaquephotographie. Ce processus a souvent fait appel à des souvenirs très intimes, très intérieurs que nous avons sélectionnés avec soin.Devant ces témoignages, la surprise a parfois été totale et dans quelques cas très au-delà des habituels poncifs plaquéssur une histoire empreinte de nostalgie. Ainsi cette expérience a-t-elle permis de faire évoluer des grilles de lecture et decollecter des données nouvelles sur le ressenti de l'histoire sociale, économique ou de l'évolution géographique duterritoire.Et quand bien même ce passé documenté par les photos témoignait souvent d’une génération antérieure au vécu desgens que nous avions interrogés, la façon qu’ils avaient de s’exprimer sur ces photos, la façon dont ils les avaientsélectionnées a amené l’équipe à changer son regard sur un lieu, sur une scène voire même sur certains aspectshistoriques. En ce sens, ce projet a permis une autre approche historique du territoire au XXe siècle et une meilleurecompréhension du vécu de cette communauté. L'implication de l'équipe autour de ce projet, la construction collective de la restitution écrite et les ramificationsauxquelles elle a donné naissance (mise en spectacle notamment) ont été soutenues par la Fondation de France au titredu programme « Vieillir dans son quartier, vieillir dans sa ville ». Le projet a ainsi obtenu le prix Coup de cœur duForum national des associations et des fondations en 2011-2012.Mais c'est aussi sur le plan de la relation à la population que les enseignements ont été les plus nombreux. Car ce projetn'a pas été sans déteindre sur notre approche muséale et scientifique. Par son coté inclusif, cette expérience était propreà déstabiliser l’équipe du musée, celle-ci n'étant plus dans la position de celui qui sait, mais plutôt de celui qui s'engageà accepter de modifier sa grille de lecture en fonction de la parole et du ressenti de son sujet d'étude. Il y a donc eu unvéritable aller-retour et nous avons essayé de nous positionner dans une relation non heuristique avec la population puistenté d’en faire une synthèse. Ces témoignages ont donc un peu fait évoluer nos convictions et nos informationspremières. Nous en avons tiré beaucoup d’enseignements et d’intérêt sur le plan scientifique d'autant amplifié, et cela enconstitue sans nul doute une limite déontologique, par le fait que les patients atteints de troubles de la mémoire ouaffectés par ces syndromes sont souvent désinhibés dans leur prise de parole.Au-delà même de l'intérêt scientifique, c'est bien la démarche de restitution et d'analyse collective d'un témoignage dupassé qui humainement a été la plus riche. Elle répond ainsi aux enjeux et aux attentes d'une communauté désireuse departiciper à la construction de sa propre représentation, sans nier à l'institution le droit d'y porter son regard et sonanalyse universitaire et scientifique.

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« Du plongeur au conservateur : présenter les fouilles du Rhône à Arles » Claude Sintès, Directeur du musée départemental de l ’Arles antique

La valorisation du site de fouille de la barge Arles-Rhône 3 et de ses résultats est quelque chose de tout à fait particulier.Tout d’abord ce sont des fouilles qui se sont installées dans la durée puisque cela fait plus de vingt-cinq ans que l’équipedu DRASSM, celle de l’association Arkaeos et celle du musée fouillent cet ensemble. C’est aussi une zone extrêmementvaste se déployant sur plus de trois cents mètres de long par trente mètres de large. C’est enfin un milieu très complexepuisque l’on ne pénètre pas facilement dans les eaux boueuses et dangereuses du fleuve lorsque l’on est unprofessionnel et donc encore moins pour le grand public auquel on ne peut pas proposer de visite in situ comme sur lessites terrestres. En contrepartie le site est proche du musée ce qui permet un dialogue tout à fait intéressant.

Valorisation des fouillesCes fouilles sont spectaculaires et attractives pour le grand public grâce au grand nombre d’objets remontés : objets dela vie quotidienne, centaines d’amphores, lampes à huile, céramique sigillée ... Elles le sont aussi parce qu’il y a unmélange fascinant entre le patrimoine antique et la très haute technologie (restauration, fouille, plongée professionnelleoù des scaphandriers industriels viennent travailler avec des archéologues). Cette association d’une très hautetechnologie et du patrimoine enchante le grand public : nous avons autant de questions sur les objets eux-mêmes et cequ’ils nous disent du point de vue patrimonial, que sur les techniques mises en œuvre pour la fouille et les restaurations.Scientifiquement, le site est une zone portuaire mais c’est aussi une zone de rejet où les riverains à travers les âges ontabandonné beaucoup d’objets mis au rebut. On touche à la fois à l’histoire portuaire stricto sensu, à l’histoire de lanavigation et du commerce, mais aussi à celle des riverains qui perdaient ou qui jetaient volontairement des choses. Ilfaut donc expliquer au public et mettre en valeur des œuvres d’art comme un sublime Captif en bronze ou destémoignages extrêmement modestes comme une semelle cloutée de travailleur.Dans le musée nous avons la chance d’avoir la maîtrise d’une partie de la chaîne de traitement des objets depuis ladécouverte jusqu’à la mise en place dans les vitrines, en passant par le suivi muséographique et de restauration. Cettemaîtrise de la chaîne est quelque chose de très précieux pour nous parce qu’elle évite des pertes de temps entre deséquipes qui pourraient appartenir à des administrations différentes et qui pourraient parfois ne pas avoir les mêmestemps de réaction et perspectives de travail. Au musée c’est la même équipe qui gère l’objet d’un bout à l’autre de lachaîne et ainsi qui peut le valoriser à différents moments de son traitement.

Une médiatisation inhabituelleAllant de pair avec son côté spectaculaire, la médiatisation de ce site est absolument hors normes. Pas moins de quatreémissions télévisées de vulgarisation y ont été consacrées comme par exemple les magazines « Des Racines et desAiles » ou « Thalassa », on a des pages de journaux un peu partout dans le monde y compris jusqu’au Japon. Lemensuel américain National Geographic a édité seize pages sur cette fouille et les a sorti en version mondiale. Ça peutsembler anecdotique voire même un peu vaniteux que de dire « on parle de nous dans le monde entier » mais si jesignale cela, c’est parce que dans notre valorisation, on est obligé de tenir compte du public qui a beaucoup vu, lu etentendu et qui arrive souvent avec des idées préconçues sur ce qu’il va voir. Il faut parfois que l’on reprenne le discoursjournalistique forcément globalisant pour aller vers un discours un peu plus maîtrisé. Je peux illustrer cela de manièreamusante : j’ai eu un moment de grand délice un jour car un monsieur devant moi (il ne savait pas qui j’étais bien sûr)montrait un cartel à son épouse et lui disait « regarde leur étiquette, ils se sont trompés car ils ne disent pas ça dans lejournal ». J’ai trouvé cela assez drôle mais cela prouve à quel point le discours des médias peut imprégner nos visiteurs.Et ne parlons pas de la tête de César (Fig. 1) dont je pense que seules les peuplades reculées en Papouasie-NouvelleGuinée n’ont pas entendu parler, jusqu'à la Poste qui vient de sortir un timbre officiel sur César. Bien évidemment neparlons pas ici de l’attribution scientifique, les spécialistes sont partagés sur la question. César ou pas César, ce n’est pasle propos vous l’avez bien compris mais dans l’imaginaire populaire, c’est obligatoirement lui, quel que soit le discoursplus nuancé que l’on peut tenir.

La médiation in situAvec tous ces éléments parfois contradictoires, comment avons-nous travaillé sur cette valorisation ? Il y a eu plusieursaspects : un projet global de médiatisation, puis une exposition temporaire et enfin une exposition permanente via uneextension pérenne du musée. Commençons par ce projet global de médiatisation, étant entendu que ces trois aspects sesont combinés : je le présente de manière linéaire pour faciliter la compréhension du propos. Dans un premier temps, nos équipes ont fait venir le public sur le site, même s’il ne pouvait pas voir ce qui se passaitsous l’eau (Fig. 3). Pour que le public participe à la fouille sans se mouiller, les plongeurs étaient équipés sur leurcasque de caméras subaquatiques. Cet outil, à l’origine nécessaire pour leur sécurité, a été détourné pour pouvoir fairedes présentations au public, celui-ci étant invité à suivre la fouille en direct, commentée par un autre archéologueregardant les mêmes écrans que l’assistance. C’était assez drôle parfois car le site étant d’une richesse inouïe, lorsque

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les plongeurs découvraient une amphore, une lampe à huile, des fragments sculptés, le public était absolument persuadé,certains nous l’ont dit, que nous avions triché, c’est-à-dire que nous avions filmé la découverte avant et que nous leurpassions les images en boucle. Leur surprise était alors d’autant plus grande lorsqu’ils voyaient le plongeur sortir del’eau en fin de séance avec la lampe à huile qui venait d’être dégagée à la main. Cette forme de direct a énormémentmarché. Cela a tellement bien fonctionné d’ailleurs qu’à l’origine nous avions une assistance de cinquante-soixantepersonnes et à la fin nous en avions plus de trois cents. Il a fallu ramener des sièges en urgence et acheter des grandsécrans pour que tout le monde puisse voir. Il y a également eu un site web qui permettait aux gens éloignés de pouvoir suivre la fouille en différé. Ce site étaitalimenté tous les jours et on pouvait donc voir l’avancée des travaux avec des films et un certain nombre de rubriques.On a voulu aussi au moment des opérations les plus emblématiques, notamment le relevage du bateau, inviter le public(Fig. 4). Cela n’a pas été fait pour les premières manipulations car nous n’étions pas du tout sûr de la réussite del’opération, mais nous avons attendu d’être rodés en relevant deux ou trois tronçons avant. Il fallait bien sûr ne pasrisquer une casse ou un problème de sécurité devant des centaines de gens. Lors de ces opérations, de nombreusespersonnes se sont déplacées et il a fallu presque instaurer un numerus clausus pour pouvoir intégrer les visiteurs, enprogrammant plusieurs séances. Nous avons également organisé un certain nombre de rencontres hebdomadaires où descollègues présentaient des objets découverts peu de temps auparavant, pour certains déjà restaurés et tout en donnantdes informations sur la manière dont la fouille évoluait.Ce dispositif a été complété par des visites fluviales faites en liaison avec les « Voies Navigables de France » et avec desassociations de bateaux traditionnels. Le public pouvait embarquer et des médiateurs lui expliquaient l’histoire du port àl’époque antique mais aussi à l’époque moderne, voire contemporaine. Notre objectif était de lui faire comprendre qu’ily avait une filiation entre ce que nous trouvions du commerce maritime et fluvial antique et ce que l’on voyait sur lefleuve aujourd’hui, les péniches qui passaient chargées de nitrate ou de toutes sortes de marchandises. Cela a étéégalement très apprécié. Enfin, on a mis en place un certain nombre de conférences et de projections en plein air sur des écrans géants le long duRhône. Notre Département des publics a fait appel aux archéologues du musée, à des restaurateurs ou à desarchéologues et scientifiques invités. Nous avons également invité des jeunes musiciens qui faisaient du rap et du slamen utilisant le vocabulaire de l’archéologie. C’était très drôle et très bien fait, mais ils nous ont avoué que pour lapremière fois de leur vie, ils s’intéressaient à l’histoire alors qu’ils fuyaient les cours au collège et au lycée ! Pour cettemanifestation un peu décalée j’avais trouvé un très joli titre en latin mais mes jeunes collègues m’ont dit que c’étaittotalement ringard, qu’il fallait un titre américain pour que cela plaise, donc ils ont appelé ça « Rhône Movie Party » !

L’exposition temporaire « César, le Rhône pour mémoire « Le deuxième aspect de la valorisation a concerné une exposition temporaire permettant de comprendre les conditions detravail sous l’eau mais aussi de se rendre compte de la masse des objets remontés. Ce souhait d’associer le patrimoineaux techniques a amené le public, dès l’entrée de l’exposition, à « entrer » dans un moulage reconstitué du fond dufleuve, entouré d’écrans présentant une séquence de fouille dans une ambiance sombre : le visiteur avait l’impressiond’être en immersion avec une visibilité diminuée. Pour poursuivre cette impression, devant certains objets on a placé des petits écrans qui permettaient de montrer lemoment précis où l’objet a été découvert. Ce lien entre l’objet réel et les images de sa découverte était très fort pour lepublic qui avait l’impression de participer à la fouille. On a aussi présenté le « dépotoir », mélange incroyable de toutessortes de choses, avec des objets aussi variés que des louches, des tamis, des chaussures, des bagues ... Tout ce que lesriverains perdaient ou jetaient volontairement a été présenté en vrac. Certains objets ont cependant été triés en fonctionde leur provenance : la Gaule, l’Espagne, le Portugal, l’Afrique, etc. pour pouvoir parler de l’organisation du commerce

dans l’Antiquité.

La scénographie a joué sur l’accumulation, en montrant beaucoup parce que c’était le principe de cette expositiontemporaire. Par exemple la centaine d’amphores qui a été exposée représente un modeste échantillon de toutes cellesqui ont été découvertes. L’idée était de faire sentir au public à quel point cette masse déjà spectaculaire n’était qu’uneportion du tout et que derrière, en coulisse, il y avait un travail passionnant de recherche et de documentation beaucoupplus ample. Dans la dernière partie de l’exposition, on a voulu faire un clin d’œil aux journalistes en parlant des « trésors » dufleuve. On a rassemblé les pièces parmi les plus prestigieuses comme la statue de Neptune (Fig. 5 et 6), l’emblématiqueCésar ou des chapiteaux qui proviennent de cette fouille. Le buste de César a été présenté devant un fond doré, ce quiétait une petite allusion à sa célébrité incroyable.

L’extension du muséeLa troisième étape de cette valorisation a été la création d’une extension du musée. Si la plupart des objets découvertsau cours de ces fouilles pouvaient être accueillis dans le musée existant, il était impensable en revanche d’y loger unbateau mesurant trente-et-un mètres de long. Pour pouvoir le faire, un projet d’extension du musée a été présenté auxélus en 2010, sans trop de succès au début. Mais, et je le dis bien volontiers à Marseille, c’est parce que Marseille-Provence a été retenue comme Capitale Européenne de la Culture 2013 que ce projet a pu voir le jour, sinon nous

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n’aurions pas pu obtenir l’accord de nos élus, ni les budgets. Cette extension de huit cents mètres carrés nous a amené à devoir trancher cette question : Faut-il présenter làuniquement les aspects portuaires, le commerce, le bateau, l’accastillage ou bien, comme dans l’exposition temporaire,une importante partie de ce qui a été trouvé dans le fleuve quelle qu’en soit la thématique ? Finalement, après de longsdébats internes, on a convenu qu’il fallait que cette aile constitue une nouvelle section du musée, la sectionfluviomaritime, montrant avant tout les liens commerciaux existant entre Arles, le reste de la Méditerranée et lesprovinces du Nord. Les objets emblématiques ne faisant pas partie de cette thématique portuaire ont du coup été placés ailleurs, parexemple le César se trouve dans la partie consacrée à la romanisation, le Captif en bronze dans la section de l’armée,etc. La nouvelle aile est donc consacrée en totalité au chaland romain, à la navigation, au commerce fluviomaritime et à ceque nous savons du port antique. C’est un peu désormais le paradoxe, on connaît de mieux en mieux le port, sesactivités, les bateaux qui arrivaient, ce que l’on déchargeait, ce que l’on embarquait, mais toujours à peu près rien desstructures portuaires sur la berge. Le bateau lui-même a été présenté avec un artifice scénographique permettant d’en voir l’intérieur, comme si le visiteur,sur un quai, avait l’impression d’un bateau à flot.Sur l’autre bord, la hauteur du sol a été calculée pour montrer où se situait l’eau dans l’Antiquité. Donc on a les deuxvisions, une vision depuis le quai et une vision depuis le fleuve, ce qui permet en outre de voir le bateau sous tous sesaspects architecturaux (Fig. 2). Une autre grande question a été « Est-ce que l’on présente le bateau dans l’état où les archéologues l’ont trouvé commeça a été superbement fait à Marseille, ou est-ce qu’on le présente dans son état d’utilisation ? ». On a finalement tranchéavec les collègues du DRASSM : nous avions tellement d’éléments que nous avons souhaité présenter le bateau dansson état d’utilisation. On a donc demandé aux restaurateurs de remettre en place le mât, la pelle de gouverne, le dolium,la cuisine des marins et puis on a complété les rares parties manquantes par des fac-similés. Quant à la cargaison,comme il était impensable de mettre en place la charge de blocs, ce qui aurait détruit la barge, ce sont des fac-similés depierres qui ont été installés. Une précision pour répondre à la question d’une personne qui se demandait tout à l’heure ce que l’on fait des objets quel’on trouve en contexte. Le four des bateliers, la vaisselle de bord avec leurs noms gravés, les outils ont été présentésdans la partie « cuisine » du bateau puisque les archéologues étaient absolument certains de leur connexion. Enrevanche d’autres objets pour lesquels il y avait un doute ont été écartés de la présentation, même s’ils rentrent dans lecorpus de l’étude mobilière. Pour terminer cette présentation des modalités scénographiques, j’ajouterai quelques points complémentaires. Toutd’abord, on a souhaité intégrer les objets qui appartiennent au monde portuaire et commercial mais qui avaient ététrouvés anciennement et donc présentés dans l’ancienne partie du musée. Pour prendre un exemple, le relief desemballeurs découvert au XVIIe siècle a trouvé naturellement sa place à côté d’outils de calfatage et un maillet decharpentier provenant des fouilles récentes. Ensuite, nous avons souhaité des vitrines les plus évocatrices et surtout nepas les charger en objets. C’est le contraire exact de ce que l’on avait fait dans l’exposition temporaire où on avait voulumettre le maximum pour donner un effet de masse. Dans l’exposition permanente on souhaitait plutôt faire un tri trèssoigneux et mettre l’accent sur tel ou tel type d’objet très particulier accompagné d’un maximum d’informations. Deplus, comme nous avions constaté que le public était fasciné par toute cette aventure technologique, nous avonsaménagé un petit auditorium qui permet de compléter le discours sur les aspects les moins visibles de ces différentesopérations.La fouille, la valorisation et l’installation de la barge Arles-Rhône 3 et des objets connexes, par sa démesure, par soncôté atypique et par la nécessité de respecter des délais démentiels, restera un moment unique dans la vieprofessionnelle de tous ceux qui ont eu la chance d’y participer.

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« La présentation du port antique de Narbonne dans le futur Musée Régional de Narbonne Antique (MuRéNa) »

Ambroise Lassalle, Conservateur du patrimoine, Musée Régional de la Narbonne Antique

Contrairement à la plupart des autres communications que vous avez pu entendre jusqu’à maintenant, je vais vous parlerd’un projet de musée, donc d'un musée qui n’existe pas encore, qui est en phase assez avancée de conception mais pourlequel je ne pourrai pas vous montrer d’image correspondant à la réalité. Je vais néanmoins vous donner à voir demanière la plus précise possible la configuration de ce musée. Je vous propose dans un premier temps de vous présenterles grandes lignes de ce projet, ses intentions, ses objectifs et dans un deuxième temps de vous donner plus précisémentà voir comment nous présenterons le port antique de Narbonne puisque le projet dont je vais vous parler est le MuséeRégional de la Narbonne Antique. Ce projet, lancé en 2010, a la particularité d’être porté par une région, par le Conseil régional du Languedoc-Roussillon.Il se donne pour ambition de rassembler et valoriser le patrimoine antique de la ville de Narbonne. Narbonne, c’est un peu la grande orpheline des cités romaines du Sud de la France. C’est une ville qui a joué un rôleparticulièrement important pendant toute l’antiquité romaine mais dont il reste aujourd’hui très peu de vestigesmonumentaux visibles. Néanmoins la ville possède un patrimoine antique exceptionnel, original et mal connu du grandpublic. Pour réparer ce paradoxe, la Région Languedoc-Roussillon a donc choisi de lancer la construction d’un nouveau muséequi rassemblera le patrimoine antique et qui présentera l’histoire de cette cité pour l'époque antique au sens large, depuisla fin de la Protohistoire jusqu’au début du Moyen Âge. Ce projet, du fait de sa collectivité de tutelle, ambitionne des’ouvrir à l’échelle régionale pour valoriser le patrimoine archéologique antique tout en ayant bien sûr comme point dedépart la ville de Narbonne et son patrimoine.Dès le début du projet, les intentions étaient de faire plus qu’un simple musée. Nous avions la volonté de créerégalement un espace ouvert à la recherche archéologique, aux archéologues, aux universitaires, d’où l’intégration dèsles premières études de programmation d’espaces de travail sur les collections, notamment des ateliers de restauration etplus particulièrement d’ateliers consacrés à la restauration d'enduits peints archéologiques.Ce projet a donc été officiellement lancé en 2010 avec un budget de quarante-quatre millions d’euros. C’est un muséelabellisé Musée de France. Nous travaillons donc en lien étroit avec le ministère de la Culture. Dans un premiers temps, je vais vous présenter le patrimoine archéologique et les collections à partir desquelles nousavons développé ce projet. Tout d’abord, cette cité romaine a joué un rôle important d’un point de vue historique en tant que première colonieromaine fondée en territoire gaulois (fondée en 118 av. J.-C.), puis en tant que capitale provinciale. A ce titre, le choixd’implantation de cette cité et son développement sont aussi liés à son rôle de grand port de commerce. Le patrimoine antique à Narbonne, c’est également un ensemble exceptionnel d’enduits peints et de décors de maisonsissus du site du Clos de la Lombarde. Ce site correspond à un quartier de riches maisons romaines qui a été fouillépendant plus de trente ans et dont les décors d’enduits peints ont été recueillis, étudiés et restaurés. On peut citernotamment le panneau spectaculaire de la peinture « au Génie » qui est une grande mégalographie datant de la fin du IIe

siècle et qui correspond au décor du triclinium d’une des deux maisons. Le troisième ensemble patrimonial exceptionnel à Narbonne et sans doute le plus emblématique, c’est sa collectionlapidaire aujourd’hui conservée dans le Musée lapidaire, abrité dans une ancienne église, Notre-Dame de Lamourguier.Narbonne possède une collection de plus de mille quatre cents blocs de pierre qui sont pour une grande majorité desfragments de mausolée remployés dès la fin de l’Antiquité et jusqu’au XIXe siècle dans les remparts de la ville. Onimagine sans doute plusieurs remplois successifs qui ont permis la conservation de toutes ces pierres. Tous ces blocsportent des éléments très variés que ce soit de l’épigraphie en grande quantité, des décors architecturaux, des bas-reliefset toute une série d’informations permettant de documenter l’histoire de la cité, que ce soit sa population, sesmonuments ou ses activités .La région a lancé en 2011 un concours d'architecture qui a permis d’aboutir au recrutement d’une équipe d’architectescomposée de l’agence Foster & Partners, agence anglaise bien connue qui s’est associée à un scénographe français leStudio Adrien Gardère. Le projet architectural retenu nous a séduits par plusieurs aspects, notamment par sa simplicité,sa fonctionnalité en terme d’organisation spatiale et par la place accordée à la collection lapidaire. Ce projet s’implantera à l’entrée est de la ville de Narbonne, sur un terrain d’environ trois hectares qui pourra bénéficierde deux espaces de jardins, l’un ouvert à tous les publics et l’autre sous douane qui développera un certain nombre depoints liés au patrimoine antique de Narbonne. Le lieu d’implantation retenu est une zone intermédiaire entre le cœur historique de la ville et la périphérie. Noussommes sur un site intéressant de par sa proximité avec le canal de la Robine au sud. Ce canal est l’ancien cours del’Aude qui relie la ville à la mer, ce qui permet de faire le lien avec la thématique portuaire. Par ailleurs, le sites’implante dans un quartier qui va bénéficier d’aménagements dans le cadre d’une ZAC (Zone d’Aménagement

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Concerté) avec une revalorisation des environs du stade, du parc des expositions et la reconversion de certainesparcelles en habitat. Pour revenir rapidement sur son organisation, le bâtiment est conçu de plain-pied et construit sur un système simple depoteaux-poutres permettant de dégager de grands espaces aménageables. C’est un bâtiment d’environ quatre-vingt-dixmètres sur quatre-vingt-dix mètres. Ce qui fait son originalité, c’est la grande galerie lapidaire qui le traverse. Cettegrande galerie sépare le bâtiment entre la zone publique avec l’entrée, l’espace boutique, l’exposition permanente,l’exposition temporaire et l’auditorium et les espaces professionnels qui s’organisent autour de trois patios : espace derecherche, espace de gestion des collections et, en mezzanine, des bureaux de l’administration. D’un point de vuearchitectural, le bâtiment est traité de manière simple avec une grande toiture saillante qui protégera façades et baiesvitrées du rayonnement solaire. Le traitement des murs est original. C’est un élément que les architectes ont intégré encours de projet. Ils ont choisi de traiter les murs sous forme d’un béton teinté, mis en place par couches superposées, quidonne au final un aspect d’accumulation de strates, évoquant la stratigraphie en archéologie. Ce choix esthétique seraégalement visible dans certains espaces à l’intérieur du bâtiment, dont les espaces d'exposition permanente.Je vais revenir plus en détails sur le parcours muséographique sur lequel nous travaillons.Le parcours commencera par un espace d’introduction doté de deux grandes cartes animées permettant de resituergéographiquement Narbonne et donnant à voir son évolution dans le temps. Il s’agit de cartes en relief sur lesquellesune animation sera projetée, pour raconter de manière imagée l'évolution de ce territoire dans l'Antiquité.La visite continuera dans la grande galerie lapidaire. Elle constituera assurément un espace spectaculaire puisque nous yprésenterons une grande majorité de la collection sous forme d’une accumulation de près de quatre-vingts mètres delong et sept mètres de haut. Cette galerie sera en effet équipée sur toute sa longueur d'un grand rack à charge lourde oùseront présentés les blocs. L’idée est de pouvoir ici rappeler la longue histoire de cette collection, c‘est-à-dire lesremplois des blocs dans les remparts de la ville, mais également l’usage initial de ces pierres dans les mausolées etmonuments. Pour cela, plusieurs dispositifs de médiation sont imaginés dont une série d’écrans intégrés dans le mur, quipermettent de donner à voir sous forme de réalité augmentée leur intégration dans des monuments. Ils permettront ainside compléter les œuvres par des images de restitution, expliquant leur intégration dans un monument. La galerielapidaire sera dotée sur sa face arrière d’un outil mécanisé de déplacement des blocs qui permettra de les déplacerfacilement, notamment ceux situés en partie supérieure, à des fins d’études ou de prélèvement. Le parcours thématique se développe selon quatre grands thèmes :- La ville, l’espace urbain et monumental et la population. - La maison romaine et son décor, avec une scénographie constituée de grandes cellules qui restituent certaines piècesdes maisons du Clos de la Lombarde, à leur échelle d'origine.- Le port, ses activités, la navigation commerciale.- L’évolution de la ville de Narbonne dans l’Antiquité tardive et au Haut Moyen-Âge.

La partie centrale du parcours est dotée d’un espace qui rappelle un atrium qui sera en fait un espace de repos et detransition autour duquel s’articulent quatre espaces de médiation. Nous souhaitons y développer une présentation desmétiers de l’archéologie et des pratiques des archéologues aujourd’hui. L’idée étant de pouvoir investir ces espaces plusisolés avec des outils de projection d’images, de son afin de faire parler des archéologues et montrer leur travail defaçon vivante.Pour ces zones de médiation, nous avons choisi quatre thématiques qui pourront évoluer au fil du temps :- L’épigraphie, c’est-à-dire comment les textes inscrits nous renseignent sur la civilisation romaine et, plusparticulièrement, sur la cité antique de Narbonne.- L’architecture romaine à travers l’exemple du Capitole, le grand temple de Narbonne qui a aujourd’hui disparu maisque nous pouvons restituer à partir de nombreux fragments.- Le port et plus particulièrement les programmes de recherche sur les ports antiques. Le programme qu’a présentéMarie-Pierre Jézégou sera développé ici de manière approfondie.- Le site du Clos de la Lombarde depuis sa découverte jusqu’aux fouilles archéologiques.

Je vais vous exposer maintenant plus particulièrement la séquence 3 où nous présenterons le port. La ville de Narbonnea complètement perdu son caractère portuaire puisque les ports antiques ont été ensevelis depuis longtemps et sont doncinvisibles. C’est un cas un peu particulier puisqu’il s’agit de rappeler aux visiteurs cette dimension, cette identité et defaire comprendre que le port était un des grands moteurs de la ville romaine, pour son développement, sonenrichissement et son histoire.Les structures portuaires qui ont été mises à jour se développent sur de très grandes échelles, sur des centaines demètres, plusieurs kilomètres même. L’enjeu et la difficulté sont de faire comprendre cette organisation complexe et faireressentir cette échelle extraordinaire aux visiteurs.La séquence consacrée au port se déploie en trois parties : - La première, correspondant à la présentation des structures portuaires, ne présentera pas de collection mais seraconstituée principalement d’un outil de médiation, une digitable multitouch que je vous présenterai un peu plus loin. - La deuxième séquence présentera les acteurs du commerce et les marchandises.

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- Le troisième espace présentera les navires et la navigation commerciale.Comme je vous le disais à l’instant, la principale difficulté est de faire comprendre aux visiteurs que le port s’estdéveloppé sur de très grandes distances. Les deux principaux sites, la Nautique et Mandirac, en cours de fouille, sontsitués loin du centre de la ville et les vestiges ne sont pas toujours lisibles d’où l’idée d’utiliser pour la médiation unecarte digitale animée.Pour la deuxième thématique, de nombreux objets illustrant la typologie des marchandises montrent l’évolution dugrand commerce narbonnais. Il y aura également une série de représentations sous forme de bas-reliefs, extraits de cetteexceptionnelle collection lapidaire dont je vous parlais tout à l’heure. Ce qui est intéressant c’est que cette collectionlapidaire constituera finalement un fil rouge dans tout le parcours muséographique, du fait qu’elle permet d’illustrertoutes les thématiques que nous développerons. Cette deuxième sous-séquence regroupe à la fois les marchandises et lesacteurs du commerce que l’on connaît principalement par l’épigraphie. Nous avons à Narbonne l’un des plus richesrépertoires de métiers du monde romain avec Rome et Aquilée, notamment des métiers liés à l’argent, au port et auxactivités commerciales. Il s’agira ici de présenter ces inscriptions et notamment quelques grandes familles decommerçants narbonnais que nous connaissons, comme celle des Fadii, famille pour laquelle on retrouve desinscriptions peintes jusqu’à Rome sur le Monte Testaccio. La troisième sous-séquence renverra aux navires eux-mêmes. Les navires dont nous avons retrouvé depuis longtempsdes témoignages matériels à Narbonne, mais il s’agit souvent d’objets isolés, de découvertes fortuites. Pour illustrercette thématique, nous bénéficions d’un répertoire de bas-reliefs assez importants, notamment la représentation d’unchargement d’un navire de commerce. En complément de ces objets isolés, nous présenterons une épave qui n’est pas directement issue de Narbonne et de saproximité mais qui est tout à fait intéressante du fait qu’elle est emblématique des courants commerciaux du HautEmpire et notamment ceux qui liaient Narbonne avec le reste de l’Empire, particulièrement dans sa partie occidentale.C’est une épave, qui a été fouillée dans les années 80 et qui est intéressante car elle a sans doute transité par Narbonne.Cela permet de bien comprendre quel était au moins son point de départ et sans doute son point de destination c’est-à-dire Narbonne ou la Narbonnaise pour la diffusion d’amphores d’Espagne. En complément des collections, nous projetons de mettre en place un certain nombre d’outils de médiation qui aiderontles visiteurs à comprendre de nombreux aspects du port. Ces outils auront pour but à la fois de compléter des objetsfragmentaires, mais aussi parfois d’expliquer, d’interpréter des traces qui sont visibles. Cela permettra de fairecomprendre aux visiteurs l’ampleur du port sous forme d’une carte interactive enrichie de contenus vidéo, photos,textes... Les visiteurs pourront obtenir des informations sur les différents sites qui ont été fouillés. Cet outil permettra deprésenter les fouilles réalisées et les restitutions proposées, l’idée étant de faire évoluer le paysage du port antique au furet à mesure de l’avancée des recherches. Le fait d'utiliser un dispositif multimédia permettra d'intégrer facilement lesdécouvertes futures, et de faire évoluer les contenus.Nous souhaitons aussi développer une médiation autour de l’épigraphie, notamment de l’épigraphie amphorique avecun dispositif qui aide le visiteur à comprendre les abréviations, les principes de l’épigraphie, etc. Ce dispositif n’est pasencore complètement finalisé, il sera décliné tout au long du parcours sur un certain nombre d’inscriptions etnotamment sur les inscriptions peintes sur amphores. Le troisième outil de médiation choisi utilisera la réalité augmentée pour permettre de compléter la coupe restituée de lacoque du Saint-Gervais 3 exposée au mur. Cela fonctionne sur le principe d’un écran qui donne à voir la coupe de lacoque de navire telle qu'elle est dans le musée, et qui sera complétée par des images de synthèse. Cet outil a déjà étébeaucoup utilisé pour l’architecture et nous souhaitons tenter de l’utiliser pour l’architecture navale. Nous souhaitons également présenter des maquettes traditionnelles de navires de commerce. Il s’agit de représentertrois types de navires emblématiques, restitués au 1/30e :- un grand navire de tonnage de type ponto,- un deuxième de moyen tonnage de type corbita qui serait proche du type de l’épave du Saint-Gervais 3,- un troisième petit navire qui serait plus proche de l’allège, c’est-à-dire une embarcation qui permettait le déchargementdes gros navires dans les ports.Pour terminer, un espace de médiation consacré au travail des archéologues présentera le travail de recherche dont aparlé Marie-Pierre Jézégou. Ce programme de recherche passionnant a mobilisé une équipe de spécialistes très variés ;l’idée est de les faire parler et de montrer comment tous ensemble, ils ont travaillé pour essayer de reconstituer le port etson évolution en intégrant des problématiques paléo-environnementales. Cet espace sera constitué de projectionsmurales et donnera à voir les paysages du port, les paysages tels qu’ils sont aujourd’hui et des éléments du paysage telsqu’ils étaient à l’époque antique. Pour conclure, nous espérons faire renaître ce fabuleux port antique aux yeux des visiteurs et donner à comprendrel’importance qu’il a eu dans l’histoire de Narbonne, mais également rester ouvert aux nombreuses évolutions, auxnombreuses recherches qui sont susceptibles de se développer.

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Table ronde Animée par Jean-Louis Riccioli

Jean Louis Riccioli, Conseiller musées à la DRAC PACALaurent Védrine , Conservateur en chef du musée d’Histoire de Marseil leBertrand Guillet , Directeur du musée d’Histoire de Nantes, Château des ducs de BretagneClaude Sintès, Directeur du musée départemental de l’Arles antiqueAmbroise Lassalle, Conservateur du patrimoine, Musée Régional de la Narbonne Antique

Jean Louis Riccioli : la table ronde de cet après-midi sera essentiellement orientée sur la question de la mise en valeuret je céderai la parole en priorité à Bertrand Guillet qui est directeur du musée de Nantes et qui ne s’est pas encoreexprimé.

Bertrand Guillet : je vais essayer de vous présenter le musée d’histoire de Nantes sans pour autant entrer dans unechronologie longue et fastidieuse de la réalisation du projet, la constitution des collections, les premiers programmes, larestauration du monument... Je crois que nous aurons le temps d’en parler un peu plus longuement l’année prochainepuisque je vous invite à venir nous rejoindre à Nantes pour la deuxième session de ce programme en collaboration avecle musée de Marseille. Je vais plutôt vous faire une présentation courte qui permettra à nos collègues de réagir sur lesquelques points que je vais aborder et qui ont accompagné notre réflexion dans la constitution du musée d’histoire. Contrairement à ce que j’ai pu entendre aujourd’hui, nous sommes à Nantes dans une situation radicalement différentepuisque nous ne sommes pas sur un site archéologique, malgré la cour du château et son potentiel archéologique nonexploité. Nous avons principalement la gestion d’un monument ancien bâti, plusieurs d’entre vous le connaissent, lechâteau des ducs de Bretagne. Celui-ci possède une forte présence dans la ville, en tant qu’objet patrimonial mais aussiidentitaire. Il a fallu en prendre compte pour la constitution du musée d’histoire. Nous avons dû inventer une rhétoriqueentre le monument et le musée d’histoire, comment celui-ci pouvait nous aider à lire et à comprendre la ville, sonterritoire, ses territoires. L’enjeu était considérable, complexe puisqu’il a fallu faire parler le monument bien sûr pourlui-même et pour les territoires vers lesquels il renvoie, mais aussi pour la ville. L’autre difficulté fut d’intégrer notrepropos historique dans le bâtiment existant. Nous n’étions pas face à un bâtiment moderne conçu pour épouser lesformes de notre propos. Nous avons dû contraindre celui-ci pour loger dans les espaces médiévaux du site.Nous avons donc dû jouer avec une succession de salles médiévales, de circulations complexes qui nous ont parfoisaidés dans la rythmique du propos et de la visite mais souvent perturbés dans la tenue de la compréhension du récit. Etévidemment, le discours que nous voulions tenir, celui des premières intentions que nous avions écrites dans leprogramme, il a fallu l’adapter, le changer. C’est un point important sur lequel on reviendra peut être à Nantes de façonplus concrète en visitant le monument.La deuxième question que nous nous sommes posée est le fil rouge. Nous sommes ici à Marseille dans une rencontreautour du fait portuaire. Or, je dirais presque de façon caricaturale, ce n’est pas le fait portuaire qui nous a intéressé dansle récit que nous avons élaboré et dans ce fil rouge que nous avons tendu de la première à la dernière salle, mais plutôtla relation à l’eau. Une relation à la dimension fluviale, à la dimension maritime dans toutes ses composantes, danstoute sa pluralité, la question du symbole et de la représentation, de l’imaginaire, mais aussi l’enchaînement dessentiments d’amour et de désamour entre le fleuve et la ville. Après un éloignement lourd de conséquences au cours duXX e siècle, nous assistons aujourd’hui à un nouveau rapprochement entre la ville et le fleuve. Cela a été le sens de notreréflexion : tracer ce fil rouge que l’on peut suivre dans toutes nos salles, les objets fortement symboliques ponctuant lapromenade.L’autre question que nous nous sommes posés, je pense qu’elle est importante - nous en discutions avec Jean-LouisKérouanton : « Quand nous parlons du port, de sa définition, de quels territoires parlons-nous ? Aussi, quels territoiresallions-nous raconter ? Sur quels territoires allions-nous poser notre regard ? » Évidemment nous aurions pu nousarrêter sur la ville dans sa conception métropolitaine d’aujourd’hui. Nous avons plutôt choisi d’élargir notre champ surl’amont, sur l’aval, sur l’estuaire et au-delà… Je crois qu’aujourd’hui, nous ne pouvons pas appréhender Nantes, en toutcas dans sa réalité portuaire, sans la dimension estuarienne, la question de la façade atlantique et de la Bretagne. Bienau-delà, la question de l’ailleurs a été également pour nous une réflexion cruciale, fondamentale dans cet emboîtementdes territoires pour la réalisation de ce musée d’histoire de ville. A titre d’exemple, si l’on avait pu poser la question àun Nantais du XVIIIe siècle « Quel est l’hinterland de la ville ? », il vous aurait cité entre autres Saint-Domingue et lesîles antillaises. Il a donc fallu intégrer cette composante.L’autre point sur lequel nous avons beaucoup travaillé est cette notion un peu « fourre-tout » d’accessibilité utilisée dansla présentation de notre projet. Elle nous a amené à réfléchir sur la cartographie, moins réussie qu’à Marseille, nousallons nous en inspirer pour les années à venir, mais aussi sur la chronologie. Sur quelle chronologie allions-nous nousfonder ? Quels récits allions-nous raconter au travers de cette chronologie ? Une chronologie nationale, un grand romanou plutôt une chronologie appliquée à notre territoire, ou à ces emboîtements de territoires ? Cela a été un sujetrelativement complexe, avec un choix arbitraire mais assumé.

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Et pour aller vite, le dernier point qui a été important dans notre réflexion a été la question des acteurs, on en aégalement parlé hier avec Jean-Louis Kérouanton. Un port, c’est un territoire, c’est fondamentalement avant tout desacteurs. Donc, au-delà du territoire, la question des acteurs, les « bavards », mais aussi les silencieux, les oubliés a étéplacée au centre de notre propos. Nous l’avons évidemment traitée sur la longue durée, mais nous avons aussi tiré ce filjusqu’à la période contemporaine car nous avons souhaité regarder et questionner le fait contemporain. Cela nous aamené à travailler sur la dimension participative auprès de la population qui peut prendre des formes relativementvariées. Pour permettre ce travail, les expositions temporaires constituent une antichambre ou en tout cas un terraind’expérimentation pour l’enrichissement du musée. Ce processus sera désormais visible au sein du musée à partir de2016.Ce matin, Florent Laroche vous a présenté le projet « Port 1900 « que nous menons pour 2015. L’enrichissement decette base de données reste fondamentalement lié à la dimension participative via la collecte et le Net. C’est un travailfin que nous menons auprès de la population locale depuis plusieurs années sur plusieurs sujets.Je vais m’arrêter ici sur ces quelques points. Nous pourrons en évoquer de nouveaux lors de notre prochaine rencontre.

Jean-Louis Riccioli : Merci infiniment. En cette fin de journée, nous avons exploré différentes voies : l’objetpatrimonial bateau, les objets archéologiques, les bateaux à flot, les territoires, les hommes… Et on peut se poser la question, de la mise en valeur de ce type de patrimoine. C’est une question évidemment complexeà laquelle vont tenter de répondre les différents responsables d’établissements regroupés autour de moi. On a vu que les hommes et le territoire étaient au centre de la problématique, également au cœur du questionnement desmusées des sciences et d’industrie. Ce champ est extrêmement ouvert, ce qui en fait la richesse.Qui voudrait commencer à s’exprimer ? Kélig-Yann Cotto peut être ?

Kélig-Yann Cotto : Nous, nous avons un établissement particulier, extrêmement complexe parce que l’on a, à la fois unintérieur, un extérieur, des logis portuaires, des objets de collections qui sont pour la plupart en bois. On a parlé derestauration tout à l’heure, notamment avec notre collègue du musée de Dunkerque. Il s’agissait de bateaux métalliques.Moi je suis plutôt dans l’atypisme, je serai plus volontiers porté pour répondre à des questions plus particulières, plutôtque dans la synthèse.

Laurent Védrine : Je réagirai d’abord sur ce qui peut nous rassembler ou marquer nos différences. Je ne vais pas tropm’étendre sur ce qui a été fait au musée d’Histoire de Marseille puisqu’on peut le visiter aujourd’hui. Tout d’abord notre fil d’Ariane, notre fil conducteur est l’histoire portuaire de Marseille. Nous voulions donner unematérialité à cette histoire sur la très longue durée, sur vingt-six siècles grâce à quatre mille pièces exposées. Même si les visiteurs n’ont pas le droit de toucher aux objets, d’après les témoignages que nous avons recueillis, ils ontvraiment l’impression de pouvoir « toucher du doigt » ces pièces. Je pense que c’est l’un des gages de qualité de lascénographie qui est proposée, il y a une grande accessibilité dans le partage du patrimoine portuaire.La documentation va nous aider à faire parler les objets. Cela veut dire que si l’on arrive à donner du sens aux objetsgrâce à la documentation, on va raconter l’histoire de ceux qui les ont fabriqués, de ceux qui les ont vendus, qui les ontjetés, qui les ont transformés. Cette imagination à travers ce patrimoine matériel est essentielle dans notre projet.Nos efforts pour les années à venir vont se porter sur la collection. Actuellement il y a plusieurs études qui sont menéesdans le musée, je pense notamment à des prélèvements sur l’épave de la Bourse ou à des recherches sur les naïskoi, ex-voto grecs du VIe siècle av.J.-C.La question du multimédia est pour nous également importante. La relation entre l’objet et le public passe aussi par lemultimédia pour contextualiser ces objets, qui en totalité proviennent de Marseille ou de la rade de Marseille.L’un de nos principaux questionnements était de savoir comment allait se passer la relation entre la collection et lemultimédia.On constate que le multimédia est très utilisé par des personnes d’âges très différents et que justement cela permet decréer, de favoriser cette rencontre avec les objets. Là encore, contrairement à certaines idées reçues, le multimédiahumanise le rapport avec le patrimoine de deux manières. D’une part, c’est pouvoir faire en sorte que ces objetss’inscrivent dans un récit et racontent une histoire, l’histoire des gens qui les ont conçus et qui ont vécu avec. Etégalement on l’espère, et c’est ce que l’on va essayer de construire dans les années à venir, c’est d’inscrire lemultimédia comme un outil au service d’une dimension participative par rapport à cette histoire. Je vais vous donner un exemple très concret, on s’éloigne un tout petit peu d’une dimension maritime et portuaire. Il y aenviron six semaines, il y a eu une réflexion avec un groupe d’habitants qui souhaitait donner une maquette d’unquartier auto-construit, on va dire d’un bidonville de Marseille. Il y a eu un débat avec de nombreuses personnes autourde cette maquette : anciens habitants, acteurs sociaux, militants, conservateurs, l’architecte en charge du relogement… La question posée était : « Qu’est-ce qu’on va faire de cette maquette ? ». Il va y avoir une désappropriation et dans lemême temps un souci de conserver cette histoire. Ce que l’on a proposé, c’est de pouvoir réaliser avec les habitants unemaquette multimédia en s’appuyant sur leur parole. Par exemple, ils trouvaient la maquette trop belle, trop immaculéepar rapport à ce qu’ils avaient vécu. Il n’y avait pas d’assainissement, pas d’eau courante, pas de chauffage, c’était desconditions de vie très dures. On pense que le multimédia permettra à la fois d’associer les habitants et de mettre en

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perspective cette histoire mémorielle, encore toute récente, dans la longue durée. Dans le passé, il y avait des bassins d’argile, des Italiens et des Espagnols s’y sont installés à un moment donné. Ils ontensuite loué le terrain à des Marocains qui sont venus s’y installer… Il y a donc eu toute cette histoire jusqu’à unnouveau quartier aujourd’hui. Dernier élément, c’est la relation avec le monument. Au musée d’Histoire de Marseille, notre monument c’est la salledu musée à ciel ouvert. Le site archéologique va faire l’objet de la seconde phase du programme avec le lancement d’undiagnostic sanitaire et surtout d’un programme de valorisation.

Jean-Louis Riccioli : Claude Sintès, je crois que tu voudrais intervenir…

Claude Sintès : Oui, je voudrais, à propos du multimédia, aller justement dans un sens complètement différent de celuide mon collègue. Ce n’est pas une querelle entre les Anciens et les Modernes, encore moins une querelle de personnespuisqu’on se connaît bien avec Laurent Védrine et qu’on s’apprécie beaucoup, mais à Arles au contraire de Marseille,nous n’avons pas souhaité mettre de « nouvelles technologies » dans le musée, puisque je crois qu’il ne faut plus parlerde « multimédia », comme nous l’a expliqué Florent Laroche ce matin.Dans notre nouvelle extension, ces technologies se réduisent au minimum, un seul film montrant les coulisses del’aventure notamment pendant la fouille et puis chez les restaurateurs. Cet espace est dissimulé, je vous ai montré lapetite salle dans laquelle on présente le film autour de l’histoire du bateau. Cette position, bien différente de celle deMarseille, est voulue pour laisser les objets dans une position d’immédiateté avec chacun. On s’aperçoit, lorsque lepublic vient dans notre musée et qu’il voit les tombeaux, les portraits, les objets liés à l’architecture, que l’intérêt estplus ou moins grand en fonction du niveau de connaissance des uns et des autres. En revanche, quand les gens sontdevant le bateau, quand ils sont devant les outils en bois de ce calfat, quand ils sont devant certaines pièces de la viequotidienne, ils nous parlent de leur émotion à chaque fois. Et à chaque fois - statistiquement ça doit être 90% des gens-et bien ils nous disent « ça nous touche, on comprend », quel que soit leur niveau de culture. Quand on essaie d’aller unpeu plus loin et de savoir pourquoi ça les touche, on constate qu’ils sont très surpris que ces objets si fragiles aientsurvécu. Autant un tombeau ou un portrait de marbre ou encore une amphore leur semblent éternels, si je puis dire,autant des outils en bois ou a fortiori de très gros objets comme un bateau, ça aurait dû disparaître. Et c’est pourtantc’est là. C’est la première réflexion.La deuxième c’est lorsqu’ils nous disent qu’ils « voient » les bateliers passer sur ce bateau, qu’ils « voient » les esclavesdéchargeant la pierre... Et le public nous le dit avec ses mots à lui qui sont d’autant plus touchant pour nous car celaimplique une relation directe avec ce passé. On n’a donc pas voulu amoindrir cette immédiateté de la sensation, mêmeau prix de l’aide qu’apporte le multimédia. Je faisais une petite blague en disant c’est ce n’était pas une querelle entreles anciens et les nouveaux, entre les pro- et les anti-technologie, en réalité c’est juste une autre option.Le musée d’Histoire de Marseille est superbe et j’avoue que je me suis vraiment fait plaisir à voir ce dispositifmultimédia nous apprendre plein de choses, de voir des collègues (que je connais pour certains depuis très longtemps)nous expliquer leurs recherches comme si nous étions en train de leur parler, c’est formidable. Nous, le fait qu’il n’y aitpas du tout de multimédia, amène un autre type de sensibilité, amène un autre type de relation à l’objet ce quin’empêche pas les gens d’être contents. Je crois que ce sont deux voies également respectables. Dans les années 80, Henry de Lumley a créé le musée de Tautavel où le moindre tesson, le moindre éclat de pierredevait être accompagné de trois écrans de télévision, c’est une tendance qui a été un peu lourde à un moment et quiaujourd’hui est abandonnée. Peut-être que de ne rien mettre du tout c’est un po’ troppo, comme disent nos amis italiens,mais en tout cas on s’aperçoit que ça marche très bien : l’extension a ouvert en octobre et sans vouloir faire du chiffre nide l’audimat, nous sommes déjà à cent trente mille visiteurs. Les livres d’or et les observatoires de publics nousmontrent que les gens sont ravis dans leur très grande majorité.

Kélig-Yann Cotto : Juste une réflexion par rapport à ça. Nous avons dans nos musées et nos réserves des bateaux detravail, des bateaux vernaculaires, des petits bateaux, pour lesquels souvent nous n’avons pas beaucoup dedocumentation. Ce sont presque des bateaux archéologiques dans le sens où bien souvent ce sont les derniers témoins deces types de navires. On essaye de faire susciter justement l’émotion du visiteur face à la rencontre de ce type de navire en leur expliquantque chaque stigmate que le bateau porte est un témoignage de son histoire. Chaque imperfection témoigne à la fois de lafaçon dont il a été construit, de la façon dont il a évolué en même temps que son milieu socio-économique. En ce sens, on se rapproche beaucoup de l’archéologie et de ce que Claude Sintès vient de dire. En même temps parceque nous avons des contraintes de conservation et de surveillance énormes, on a développé les aspects 3D. Le projetAVEL que vous avez vu tout à l’heure, nous le développons en interne au sein du musée pour tout simplement restaurer,documenter, anticiper, reconstruire, mais aussi remodeler les navires à différentes phases de leur histoire.En ce sens, je rejoins l’avis de notre collègue du musée de Marseille. Mon interrogation aujourd’hui est de savoircomment on peut réussir à combiner ces deux approches. Voilà ma réflexion.

Jean-Louis Riccioli : Merci, je peux témoigner qu’au musée de Douarnenez, l’émotion aussi ça marche.

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Bertrand Guillet : Je voudrais juste réagir à ces deux voies, il me semble qu’à Nantes nous avons travaillé sur unetroisième voie, celle du primat du discours. Peut-être, à la différence de vos deux musées, j’ose le dire, je pense que macollègue Krystel Gualdé me suivra dans cet avis, la faiblesse de nos collections était évidente et nous a amené àchercher autre chose. Donc quand nous avons commencé à réfléchir à ce que devrait être le musée d’histoire de Nantes, nous avons eu uneapproche que je qualifierai de canadienne. Nous avons fait l’effort d’oublier la collection, de mettre les objets en réservepour construire le discours. Nous avons écrit le propos, le récit, ce que l’on souhaitait finalement raconter, donner à voiret à comprendre aux visiteurs.C’est dans un deuxième temps que nous sommes allés chercher les collections avec cette situation très paradoxale duchoix : à savoir sélectionner uniquement les objets qui apportaient du sens à notre discours en laissant en réserve lesautres objets, y compris des pièces importantes. Aujourd’hui encore des visiteurs viennent nous voir et nousquestionnent « pourquoi telle pièce importante, pourquoi telle collection, vous ne la montrez pas alors que ce sont despièces de qualité ? » Notre réponse reste très simple : un choix en étroite relation avec ce que nous voulons raconter.Quand nous avons achevé ce travail, nous avons alors constaté - l’expression n’est pas élégante - des « dents creuses »dans notre propos. Mais il fallait absolument tenir le propos. J’aime souvent dire, « ce n’est pas parce qu’il n’y a pasd’archive qu’il n’y a pas d’histoire ». Il fallait trouver alors des solutions, nous avons donc travaillé sur d’autressupports.L’un d’eux fut les « Nouvelles Technologies ». Ce fut donc pour nous l’occasion de questionner la pertinence de l’outil« Nouvelle Technologie » au service du musée.

Jean-Louis Riccioli : Merci, Ambroise Lassalle voulait également intervenir…

Ambroise Lassalle : Oui, je voudrais réagir par rapport à la question sur les nouvelles technologies. C’est vrai que c’estune question qui est prégnante depuis un certain temps dans les musées. On ne peut plus parler de phénomène de modedu fait que ce sont des nouvelles technologies qui ont beaucoup évolué, qui ont imprégné de manière approfondie la viede tous et celle des musées. Pour le cas du musée de Narbonne, je pense qu’on a affaire à un cas de figure un peuparticulier dans le sens où c’est une ville chargée d’archéologie, mais d’une archéologie peut-être plus fragmentairequ’ailleurs et dont les vestiges sont moins visibles.L’archéologie a joué un rôle important pour mieux identifier, mieux connaître ce passé. Pour cela on a estimé que lesoutils de nouvelle technologie pouvaient être judicieux s’ils étaient bien employés, et s’ils l’étaient en vue d’un butprécis. C’est pourquoi nous avons essayé de développer un programme qui sans être trop lourd, est un programmed’outils de nouvelle technologie dont les objectifs sont clairement identifiés : compléter un objet fragmentaire, apporterun témoignage des acteurs de l’archéologie, favoriser l’immersion, etc. A chaque fois, on a essayé de réfléchir à cetéquilibre et sans perdre de vue l’objectif premier d’un musée qui est de présenter des collections.On a réussi à trouver un équilibre en dialogue avec le scénographe, en essayant de partager l’espace entre des lieuxpleinement consacrés aux collections et un certain nombre d’espaces consacrés à l’image et à la parole des acteurs del’archéologie. Je suis actuellement dans la situation assez facile qui consiste à parler d’un musée qui n’existe pas ; le mieux sera doncde venir essayer, de venir tester le résultat, dans le nouveau musée.

Jean-Louis Riccioli : Merci, moi il y a une chose qui me frappe dans tout ce qui a été dit cet après-midi c’est laprégnance des lieux. On est sur un port à flot, un musée à flot, un port palimpseste - c’est pratiquement ça -, un château,des lieux aux découvertes archéologiques majeures. Comment envisager au-delà des objets, la mise en valeur de ceslieux vis-à-vis du public, d’un public de plus en plus nombreux et de plus en plus demandeur ?

Kélig-Yann Cotto : Puisqu’on parle de « port » je suis en premier lieu concerné puisque notre port est actif. C’est-à-dire que c’est un espace que l’on partage avec l’actuel port de plaisance amené à se repatrimonialiser en partie nord,comme un écrin pour le musée. Aujourd’hui nous travaillons sur un vaste projet avec le port de plaisance et le serviceenvironnement, dans le cadre aussi d’une coopération avec la Cornouaille britannique. L’objectif est de créer un circuitd’escales pour des bateaux du patrimoine de part et d’autre de la Manche et de créer de la circulation et de l’activité. Ces bateaux historiques qui viennent et reviennent de part et d’autre de la Manche doivent également être entretenus.Les équipements et les chantiers navals sont autour de nous, le musée est en fait intégré à un projet plus global, unprojet à la fois de territoire et de port. Une des particularités du musée de Douarnenez c’est de travailler davantage avecdes ports et des musées étrangers qu’avec des musées français. Alors je suis désolé de le dire, mais en fait ce n’est pasun problème de refus, c’est simplement que c’est naturel. On est en bord de mer, on est face aux autres, on a desmusées comme le musée de Falmouth en Cornouaille britannique qui est l’un de nos partenaires, le musée de Vigo oud’autres qui ont les mêmes problématiques que nous, c’est-à-dire d’être excentrés par rapport par exemple au réseaufrançais des chemins de fer. Étant situé en bord de mer à l’écart de ce réseau de chemin de fer ou des grands axes autoroutiers, il est plus simplepour nous de travailler avec nos collègues britanniques ou galiciens qui connaissent les mêmes problèmes. A l’échelle

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de notre petite communauté et de notre petite agglomération, notre musée joue un rôle dans la définition et lastructuration du tissu urbain, de son avenir et de la façon dont on conçoit les choses. Effectivement, notre muséepossède une infrastructure portuaire qui est intégrée à une dimension plus vaste. Nous gérons aussi un certain nombred’amarrages, d’allées et venues de certains bateaux, c’est aussi notre quotidien. Ce qui nous manque peut être parfois etc’est ce que l’on va essayer de développer dans les cinq à six ans à venir, c’est de permettre aux visiteurs venus ducontinent de comprendre ces différentes interactions et notamment l’interaction environnementale. La création de zones humides est également une perspective actuelle.

Jean-Louis Riccioli : D’accord merci. Une autre réaction sur ce problème du lieu, de sa mise en valeur ?

Laurent Védrine : Oui, peut être une autre perspective à notre projet… J’évoquais cette question de la conservation etla valorisation des ports. Ce site archéologique, dont les premières fouilles datent de 1967, avec des vestiges qui sontaujourd’hui visibles va faire l’objet d’une réflexion pour voir de quelle manière la valorisation et l’accessibilité pour lepublic peuvent être compatibles avec les questions liées à la conservation. Ce travail va sans doute commencer dès ledébut du mois de septembre dans le cadre d’un appel d’offre. Et après, par rapport à la question de la valorisation ettoujours de l’utilisation de nouvelles technologies, on a un projet qui s’appelle la « Voie historique ». Ce projet va nouspermettre - on l’espère - de peut-être relier trois ports sur les quatre qui sont connus à Marseille : le port antique au seindu site archéologique, le Vieux-port, le port de la Joliette créé au XIXe siècle et qui s’est développé au XXe siècle et leport actuel vers Fos et l’étang de Berre.Les trois premiers ports sont reliés par un axe industriel, la rue la plus ancienne de France qui part du sitearchéologique, qui va jusqu’au fort Saint-Jean et que l’on appelle la Voie Historique.Cet axe est véritablement un voyage dans l’espace et dans le temps à travers 2600 ans d’histoire. Il est ponctué detémoins matériels, cette fois-ci immobiliers, soit une vingtaine de sites classés monuments historiques, depuis le portantique, jusqu’aux immeubles de Pouillon datant de la reconstruction juste après la guerre. L’idée c’est de pouvoirutiliser un système d’application smartphone - c’est un projet qui est conduit par Xavier Corré qui est intervenu hier aumusée d’Histoire - , avec cette idée de pouvoir proposer au public une lecture de paysages en se disant « voilà ce quevous voyez , essayons ensemble de comprendre la ville d’aujourd’hui grâce au multimédia » pour comprendre commentMarseille a pu évoluer, comprendre aussi - ce qui n’est pas simple - l’hétérogénéité de ce patrimoine avec l’appui enpremier lieu des scientifiques qui interviennent à de très nombreuses reprises et qui vont permettre de présenter uncertain nombre d’hypothèses de restitution. C’est une application qui est aujourd’hui accessible et lisible. Jean-Louis Riccioli : Merci, on aurait pu aussi interroger notre collègue Nicla Buonasorte qui nous a si brillammentexposé tout à l’heure comment son musée s’incluait dans son territoire et sur un lieu extrêmement chargé d’histoire. Il ya aussi une chose qui m’a frappé ce matin en écoutant Patrice Pomey présenter l’archéologie expérimentale. Moi jeviens d’un autre monde qui est celui des armes, où on a des reconstitutions, vous allez voir tout de suite où je veux envenir. Comment se place-t-on lorsque, dans un cadre privé, on est confronté à une reconstitution fantaisiste, comme on apu le voir ce matin et c’était très drôle ? Comment se positionne-t-on quand on est sollicité ou que l’on se trouveconfronté à ce genre de chose ? J’aimerais bien savoir et je crois que le public en est friand. C’est aussi un médiumintéressant parce que l’on voit les choses en 3D, on les voit évoluer et réagir dans le cas de l’archéologie expérimentale.Mais que doit-on faire ?

Marie Laure Griffaton : Pas sur la dernière question précisément, mais pour revenir à la question « émotion » versus « compréhension » etc. Lorsque l’on s’appuie sur des témoignages, c’est justement une façon aussi d’allier le côtéémotionnel et la compréhension d’outils techniques un peu plus compliqués. Tout dépend également du type de collection : à Dunkerque nous avons à la fois des figures de proue et des maquettesde porte-containers, objets qui n’ont pas du tout le même pouvoir émotionnel. Si une maquette de porte-containers n'estpas accompagnée d'explications, je ne suis pas sûre que ça passionne les gens, d’autant plus que comme on le disait cematin, les gens n’ont plus accès aux zones portuaires d’activités. Il est donc absolument indispensable d'expliquer cegenre d'objet.

Jean Louis Riccioli : Oui je crois que Patrice Pomey demande la parole…

Patrice Pomey : C’est pour répondre à votre question sur l’avenir en somme de l’archéologie expérimentale. Il y a ungros problème effectivement, c’est que ce sont des opérations extrêmement coûteuses. S’il n’y avait pas eul’opportunité de Marseille 2013, cette opération n’aurait jamais vu le jour en France.Actuellement, il se trouve que l’effet médiatique entraîné par cette opération touche effectivement le public beaucoupplus directement que la simple présentation des épaves. Moi je suis frappé de voir que les épaves ont donné lieu à destas d’articles scientifiques. Je ne suis pas persuadé que le public lise les Comptes rendus de l’Académie des inscriptionset belles-lettres tous les jours ou même d’autres publications.La construction de la réplique navigante a immédiatement mobilisé les gens, les foules, parce qu'ils voyaient ce

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patrimoine revivre. C’est ça je crois le plus important. Le problème c’est que pour maintenir tout ça en état defonctionnement, au-delà de l’aspect purement expérimental et scientifique avec tout ce que l’on peut apprendre, c’esttrès compliqué et très cher et nous n’avons pas, il faut le reconnaître, les structures qui le permettent. Ce qui fait que jene vais pas pouvoir faire naviguer le bateau encore cette année. J’ai quelques pistes de crédits qui me laissent penserque je vais pouvoir le faire naviguer encore l’année prochaine et puis il arrivera un moment où je n’aurais plusforcément les moyens de continuer. D’autant plus que s’agissant d’un bateau « cousu » - on a évoqué ce matin leproblème de la longévité des navires - on est dans un cas de figure où la longévité est relativement brève. C’est ce quifait d’ailleurs partie de l’expérimentation, on va voir combien de temps ça va tenir. Et donc ce bateau à mon avis, unjour ou l’autre finira dans un musée, et peut-être que dans un certain nombre d’années, il sera même classé commemonument historique, pourquoi pas ? Cela dit, il y a des possibilités d’y échapper, ça c’est le destin méditerranéen caron est justement un peu en manque de culture maritime par rapport à nos élus, par rapport aux gens qui ont le pouvoirde décision et de financement.En revanche, un exemple dont nous n’avons pas parlé aujourd’hui, c’est Roskilde, le musée des bateaux vikings auDanemark qui est une expérience assez exceptionnelle - encore qu’il y ait eu quelques problèmes dernièrement - où leséquipes scientifiques sont intégrées aux équipes muséographiques. Les chantiers de construction navals traditionnelsreconstruisent des répliques navigantes et au fur et à mesure des reconstitutions, ils les font naviguer de façon continue. Ça fait dix ans que ça dure. J’ai été au conseil du musée de Roskilde pendant dix ans, donc je connais bien le systèmequi a été mis en place. Ils font naviguer les écoles - alors là je serais curieux de savoir comment réagissent les affairesmaritimes de leur région - mais ils embarquent des écoliers, alors que moi je n’ai absolument pas le droit d’embarquerquelqu’un qui ne fait pas partie de l’équipe scientifique. Alors on prend les « équipes scientifiques » au sens large : sivous avez envie de naviguer, je vous ferai naviguer mais je ne peux pas embarquer d’école, c’est évident. Alors qu’auDanemark ils font naviguer les gens et cela a un impact extraordinaire. Tous les écoliers danois ont navigué sur une desdiverses répliques. Ils ont une culture maritime qui leur permet ça parce que les élus sont sensibles, comprennent etdonc ces structures existent mais elles sont extraordinairement lourdes.

Kélig-Yann Cotto : La question des répliques c’est une question plus compliquée que celle des bateaux «authentiques».Le principal problème est de se poser la question de savoir si le bateau peut être considéré comme un objet scientifiqueou pas. Pour la réplique que nous venons d'évoquer, il n’y a aucun doute, la nécessité de la conserver, d’envisager son avenirdans un musée se justifie par elle-même. Après on a des répliques qui sont des « images de », qui sont des imagesidéalisées d’un bateau qui parfois n’a pas existé et c’est assez facile de mobiliser des gens, de vendre cette idée. Laquestion du bateau est assez compliquée sans parler d’objets qui parfois sont déguisés « à la manière de » et qui sontensuite «vendus au public» comme étant des bateaux authentiques. Pour ce qui est de la conservation des bateaux en bois, l’analyse que nous avons faite par rapport à nos proprescollections et au maintien à flot - et là je parle de bateaux qui sont maintenus à flot mais qui ne naviguent pas - sur labase de toutes les interventions que l’on a menées en vingt-cinq ans et pour lesquelles on a construit une base dedonnées, on aboutit au constat que l’on a des cycles de dix ans. C’est-à-dire que tous les dix ans il faut refaire uncarénage. Une opération de carénage consiste à refaire toute l’étanchéité du bateau, tout le bordage extérieur, le bordagede la coque et de la proue et d’intervenir éventuellement sur la membrure, donc ce n’est pas simple. Quand on présenteun bateau dans un musée, on le présente à un public et on transforme un objet navigant en ERP (Établissement Recevantdu Public). Ce n’est donc pas la même logique qu’un bateau qui est là pour la navigation. Là on présente ce quej’appelle un objet scientifique, muséographique qu’on scénographie et dans lequel on construit un discours. On vaentamer des travaux de restauration mais aussi de consolidation qui vont permettre de garder certaines parties du bateauoriginal qui n’auront plus de rôle architectonique et on va constituer en quelque sorte une forme d’ossature nouvelle, quielle va permettre de tenir l’architecture du navire. En ce sens on est assez proche d’un site archéologique, par exempleune villa romaine avec des murs arasés que l’on va conserver et on va construire une toiture par-dessus pour protégerces parties authentiques.C’est tout l’enjeu de la restauration des bateaux qui ont vécu, qui sont des objets scientifiques et qu’on présente commetel au public. Ce n’est pas antinomique avec la réplique, car effectivement la réplique est proche du domaine del’archéologie expérimentale, dans une logique de pratique et de navigation. Mais la vraie question par rapport auxrépliques c’est de savoir si les répliques que l’on nous présente sont des objets scientifiques ou des objets idéalisés,voire fantasmés. Et là il y a un peu un travail à faire au niveau associatif. J’ajouterai que c’est un travail qui a desconséquences très pratiques sur le plan de la conservation et donc des coûts qui sont liés. On a eu à travers le concoursdu Chasse-marée à la fin des années 80 - début des années 90, une flotte conséquente qui s’est constituée en Bretagne etqui a un rôle social. Les communautés ont construit un bateau sur le littoral qui les représente mais qui est aujourd’huien fin de vie et qui a des problèmes de restauration. De plus vous parliez de ne pas pouvoir embarquer des gens à bord.Vous n’avez surtout pas le droit d’embarquer des gens que vous feriez payer. Ça veut dire qu’il n’y a pas de stratégied’exploitation possible alors que ces bateaux doivent être entretenus. Donc vous devinez que c’est assez complexe.

Patrice Pomey : Je suis bien d’accord, au départ on reste dans une opération qui est purement scientifique avec une

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possibilité de valorisation médiatique. Mais dans le cas d’une opération scientifique nous avons quand même descritères d’évaluation sur la notion de réplique : cahier des charges, protocole expérimental extrêmement bien défini,conseil scientifique de contrôle, etc.Il ne s’agit pas que chacun s’amuse à construire un bateau dans son coin. C’est vraiment une opération lourde et quinécessite un travail en amont de préparation qui est extrêmement long.

Jean-Louis Riccioli : Merci beaucoup, est-ce qu’il y a encore des réactions ?

Fréderic Gerber : Je voudrais faire une réflexion plus générale mais je voudrais d’abord réagir sur cette histoire de«réplique farfelue» en vous renvoyant à l’exposition et surtout au succès de l’exposition « Egyptomania ». Qu’est-cequ’il se serait passé si on avait mis à la poubelle tous les faux, enfin les reconstitutions, les poteries complètementfarfelues de la fin du XIXe ou du début du XXe siècle ?On a eu le même phénomène avec les faux en Mésoamérique, que l’on a redécouverts dans les musées (pour laMésoamérique c’est d’ailleurs plutôt dans les muséums d’Histoire naturelle). Je pense que cela fait partie du patrimoine.Ce n’est certes pas un patrimoine scientifique, mais c’est quand même la manière dont certaines personnes ont étéinitiées au monde scientifique, se sont appropriées l’Histoire, se la sont imaginée.Au départ donc, je voulais prendre le micro par rapport à la question de tout à l’heure à savoir « Qu’est devenu le petitmatériel, le mobilier moins exceptionnel que les bateaux ? »Je voulais rebondir sur ce que j’ai présenté sur Bordeaux hier où les seules choses qui ont été conservées - si on regardebien - sont une barrique pour mettre du vin et des éléments de pressoir. Ces objets correspondent à l’image que la villevoulait donner d’elle-même, celle d’une ville du vin, quitte à sacrifier le patrimoine portuaire. Je pense que nous nepouvons arriver à une conservation du patrimoine réussie que si nous avons un consensus politique et muséographique,en tout cas si tous les intervenants qui travaillent sur le patrimoine se concertent ou vont dans le même sens et surtout, sila ville se réclame d’un passé et d’une image portuaires.Dans le cas de Bordeaux, le réaménagement qui a été fait avec le tramway et la reconquête des quais, c’estcomplètement l’inverse. On a rasé les docks, on en a gardé deux mais vraiment très loin pour faire des boutiques àl’intérieur, on a mis des rambardes le long du fleuve pour que les gens ne tombent pas à l’eau, mais du coup ceux-cis’appuient pour regarder le fleuve et ce n’est plus le fleuve qui regarde la ville. La place de la Bourse, comme cela a étédit hier, était effectivement une place de commerce où les bateaux venaient payer la taxe. Désormais, elle devientvraiment la place royale, une façade monumentale mais plus du tout une façade portuaire. On était prêt à raser la base sous-marine faite par les Allemands, heureusement cela n’a pas été fait, mais c’était devenutellement insalubre qu’on se demandait ce que l’on allait en faire. De même, à peine le classement UNESCO obtenu, ona voulu raser le pont tournant de Bacalan. Et c’est parce que la ville de Bordeaux a failli perdre son classement que ducoup il a été conservé et que l’on a trouvé une solution. Pourtant là, c’était du patrimoine portuaire comme on en faitpeu.Voilà je souhaitais élargir la réflexion en voyant votre table où il n’y a que des gens qui travaillent dans des villes oùexiste une conscience d’un patrimoine portuaire et maritime.

Jean-Louis Riccioli : Merci… d’autres réactions dans la salle…

Patrick Féron : Ma question s’adresse à Kélig-Yann Cotto à propos du musée de Douarnenez. Je suis étonné quandj’entends dire que les bateaux vernaculaires n’ont plus d’identité puisqu’ils ont tous eu un matricule et ont été identifiéspar les affaires maritimes. Lorsqu’ils ont été prélevés il y avait quand même une histoire derrière, est-ce qu’elle a étéoubliée ?

Kélig Yann Cotto : Si j’ai parlé d’identité proprement dite, excusez-moi, ce n’était pas le terme que je voulais utiliser.Nous avons quand même une documentation pour nos navires, nous avons des dossiers d’œuvre qui correspondent aumoment où ils sont entrés dans les collections, parfois l’historique et grâce à leur immatriculation justement, le suivi despropriétaires.Mais bien souvent, ce que nous n’avons pas, ce sont les plans, les relevés et je parle notamment des relevésd’architecture parce que souvent en terme d’architecture navale, on se contente simplement des plans de forme, deslignes d’eau, de ces éléments qui permettent d’envisager les qualités hydrostatiques, nautiques et navigantes du bateau.Il y a aussi toute une architecture qui témoigne des savoir-faire, des coups de main et l’évolution même des petits détailsarchitecturaux nous amène à considérer ces objets comme ayant évolué dans leur milieu socio-économique. Je prendsl’exemple d’un certain nombre de bateaux qui sont passés par des viviers ou par des puits à glace, enfin tous ceséléments-là qui ont subi des transformations en même temps que les transformations socio-économiques du XXe siècletouchaient les communautés littorales. Souvent ces documents existent sur le bateau mais comme à l’origine il n’y a niplan ni relevé, c’est à nous de les faire. On ne peut pas se contenter de relevés manuels avec les nouvelles technologiesque l’on a aujourd’hui : laser, scanner ou autre photogrammétrie nous permettent de documenter de façon importante lebateau et de l’étudier sous toutes ses formes. Des documents secondaires sont alors produits : des plans, des sections,

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des détails, des éléments qui font de cet objet bateau, fragile, un véritable objet d’étude scientifique. C’est ce que je voulais dire, bien souvent dans nos navires de travail, nos navires vernaculaires, le plan était dans la têtedes gens. Au fur et à mesure la façon de retraduire ce plan a évolué non seulement en fonction des envies du patronmais aussi de l’histoire de la communauté et de l’histoire socio-économique.

Patrick Féron : Des travaux significatifs en terme de réplique, dont on parlait tout à l’heure par exemple, ont été faitpar les Ateliers de l’Enfer en reste-t-il quelque chose ?

Kélig-Yann Cotto : Il s’agit de réplique, on est bien d’accord. Je vais prendre un autre exemple. Je connais un très grosbateau qui est présenté aujourd’hui comme une restauration. Il s’agit en fait d’une réplique. On a reconstruitintégralement un navire qui respecte les formes du navire initial mais pour lequel on a refait intégralement tous lesassemblages pour pouvoir maintenir ce bateau dans une stratégie de trente ans. Je ne peux pas leur en vouloir, ils ontvoulu refaire ce navire, ils l’ont refait pour qu’il puisse être utilisé sur la longue durée. Mais en réalité ils l’ont détruit etils n’ont pas étudié tous les petits détails, tous les petits assemblages qui étaient à l’origine sur ce navire parce qu’iln’avait pas été construit dans le même milieu.

Patrick Féron : Je ne sais pas si vous voulez parler de Biche, mais il y a pourtant eu un travail considérable de fait enlien avec des architectes et des savoir-faire et des modes d'assemblage ont été retrouvés grâce à cette réplique.

Kélig-Yann Cotto : Ils n’ont pas été retrouvés, ils ont été complètement refaits. C’est un exemple comme un autre, jene m’y oppose pas, je dis simplement que ce n’est pas la même chose. On a à travers un navire, un concentré d’histoirequ’il nous faut étudier et qu’il nous faut relever au minimum. Bien souvent les relevés sont simplement des relevés deforme et non pas d’architecture et c’est dommage parce qu’il s’agit d’une lacune de l’information scientifique et dansbien des cas d’ailleurs on a pas du tout de relevé. Donc c’est l’importance de ces coques.

Patrick Féron : Oui enfin, il me semble qu’il y a des avis contradictoires notamment pour en avoir parlé avec YannMauffret du Chantier du Guip, la description qu’il m’en fait me laisse un peu dubitatif tout de même...

Kélig-Yann Cotto : Vous parlez avec le chantier qui reconstruit le bateau en question, donc forcément il ne va pas vousdire le contraire… Moi je travaille très bien avec les Ateliers de l’Enfer mais questionnez-les : la réplique qu’ils ontfaite de l’annexe Treizourig elle n’a rien à voir avec les assemblages initiaux et on en a discuté tout à fait sereinement.

Florent Laroche : J’avais une toute petite question. On en discute depuis deux jours et même pendant les pauses,finalement un port c’est un réseau, une ville, on s’est rendu compte que les ports communiquaient aussi les uns avec lesautres par l’intermédiaire des bateaux. Maintenant il n’y a plus trop de port, par contre il y a des musées qui mettent toutça en valeur. Ma question est simple, est ce que vous imaginez un jour peut être une mise en réseau des musées, desports, et si oui comment ? Les journées d’études actuellement sont déjà une bonne idée, moi mon rêve c’est qu’unvisiteur qui soit dans le musée d’Histoire de Marseille puisse communiquer avec un visiteur dans le musée d’Histoire deNantes en temps réel par exemple, est ce que c’est parfaitement utopique ? C’est une piste… peut être qu’il y en ad’autres…

Kélig-Yann Cotto : J’ai peur de monopoliser la parole mais il existe un réseau européen qui s’appelle EuropeanMaritime Heritage et qui fédère les institutions qui sont liées au maritime et pour les musées maritimes il y a égalementl’ International council of maritime museum. Par contre vous avez raison, sans doute que nos réseaux ne sont pas encoreassez structurés…

Florent Laroche : Je pense que c’est très bien structuré, mais ça s’adresse aux professionnels en fait…

Bertrand Guillet : Les réseaux professionnels, il en existe beaucoup, au musée de Nantes, nous sommes présents dansx réseaux liés à nos problématiques : la traite des Noirs, les droits de l’Homme, les musées d’histoire, etc. La questionfondamentale que tu poses est la connexion en temps réel sur deux sites à distance face à une problématique rencontréeà un moment donné. Mais je pense que pour répondre à cette question, c’est plutôt toi la personne compétente.

Patrice Pomey : Juste une remarque en parlant des expériences qui nous ont été présentées, notamment celles du muséed’Histoire de Marseille ou celle d’Arles que je connais bien. Ce qui me frappe c’est l’importance de la très étroitecollaboration entre les équipes scientifiques, historiens ou archéologues, avec les équipes de conservation-restaurationet les équipes de muséographie. Je crois que le succès de ces opérations qu’elles soient multimédia ou pas, est dû à cettetrès étroite collaboration et à l’association, le plus en amont possible, des équipes scientifiques, muséographiques et derestauration. Je crois que c’est extrêmement important, on pourrait citer de très nombreux exemples sur le rôle desconservateurs-restaurateurs dans la connaissance scientifique. Cela implique que dans le cadre de l’archéologie il faut

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qu’il y ait une prise en compte des opérations le plus en amont possible de façon à mettre en place des stratégies defouilles en pensant aux besoins de la conservation-restauration et de la muséographie. Moi j’ai été frappé ce matin dansl’exposé d’Henri Bernard-Maugiron, de voir que l’opération Arles-Rhône 3 s’était faite en trois ans, alors quel’opération Jules-Verne a pris vingt ans ans. En réalité pour l’opération Jules-Verne, la chaîne opératoire a été conçuedès le début avec le musée et l’équipe de restauration et elle a commencé à démarrer avec le traitement de JV7, JV9, etc.Mais ensuite, il y a eu des défauts au niveau politique, de financement. Comme on avait conçu la chaine opératoire dèsle départ, lorsque le projet a repris, on a pu la réactiver, rien n’avait été compromis et cela a permis, même vingt ansaprès, de pouvoir réaliser la présentation actuelle parce que les principes avaient été respectés même si les choixmuséographiques ont évolué. Et dernière remarque : on a vu trois opérations exceptionnelles, musée d’Histoire de Marseille, musée d’Arles, puisvous me permettrez d’ajouter Prôtis. Ce sont trois opérations qui ont été rendues possible par Marseille ProvenceCapitale Européenne de la culture, je crois que nos amis de Douarnenez ou de Nantes aimeraient bien à leur tourpouvoir bénéficier d’une telle manne… Nous nous félicitons d’avoir su profiter de cette manne mais ça veut dire que ce sont des opérations qui ne sereproduiront pas forcement d’ici longtemps, que ce soit la récupération Arles Rhône 3 ou les répliques navigantes.

Jean Louis Riccioli : Merci infiniment, d’autres réactions encore… Oui, Laurent Védrine

Laurent Védrine : Juste pour en revenir au cas de Bordeaux, je trouve vraiment cette remarque très intéressante et çanous appelle à être particulièrement vigilant et pragmatique. Vous avez évoqué ces fouilles sur le port qui ont été très médiatisées au niveau national voire européen et on voit ce quia été conservé de cet ensemble. Je ne peux pas m’empêcher de penser à un bateau qui a été découvert dans les années1990, un bateau du XVIIIe siècle exceptionnel qui a été étudié par notre collègue Bruno Bizot, un bateau qui a étédémonté, transféré à Arc-Nucléart, protégé au titre des monuments historiques et aujourd’hui il y a une procédure dedéclassement de ce bateau qui ne sera malheureusement pas conservé. Il faut anticiper cette dimension dans lesdécisions : est-ce que l’on a aussi les budgets avant de sortir des épaves du fond de l’eau ainsi que les espaces et lediscours pour pouvoir les valoriser ?Il y avait un autre bateau découvert exactement au même endroit, un petit bateau qui s’appelle « le bateau sans nom »,un bateau là aussi très intéressant et qui aujourd’hui est en train de pourrir au fond d’un terrain vague. On voit que leportage politique a une grande importance par rapport à ce que l’on veut en faire et comment ce patrimoine peut être«instrumentalisé». Notre rôle est d’essayer de donner du sens et de montrer tout l’intérêt que l’on peut avoir à valoriser,à conserver ce patrimoine jusqu’à des logiques économiques, touristiques. Ce qui ne veut pas dire qu’il ne faut pas fairede choix entre ce qui sera conservé et ce qui ne le sera pas, mais il doit vraiment y avoir une prise en compte du sens decette histoire, de cette mémoire du patrimoine portuaire de nos villes.

Bertrand Guillet : Je voulais réagir sur ce qui vient d’être dit sur Bordeaux, je crois qu’il ne faut pas non plus seleurrer. Nous fabriquons un discours avec une communauté d’acteurs dans un contexte et une temporalité où bienévidemment le poids du politique est plus que présent. Je crois que l’on fabrique ce discours à Nantes. L’intentiond’ouvrir un grand musée d’Histoire fondé sur la relation de la ville à l’eau nous renvoie aussi à l’image que la villeaujourd’hui veut se donner d’elle-même, dans une ambition européenne.De même quand nous regardons la réalité historique, quand nous posons la question du fait portuaire et que nousregardons une gravure de Nantes du XVIIIe siècle, ne sommes-nous pas face à une création idéalisée porteuse aussid’enjeux à l’époque ! Le port à l’époque ne pouvait recevoir de gros navires en raison de l’ensablement du fleuve maisil fallait communiquer sur l’idée que Nantes était bel et bien un grand port ! Se pose donc en filigrane la questioncomplexe d’un territoire finalement beaucoup plus large avec ses ports éphémères, ses ports fossiles ou ses avant-ports.Et cela renvoie bien entendu à une réalité beaucoup plus globalisante en termes de territoires et d’acteurs. Je croisqu’aujourd’hui dans notre musée, nous sommes comme ces contemporains du XVIIIe dans l’élaboration d’une image,d’un discours sur la réalité portuaire.

Claude Sintès : Je voudrais juste revenir sur ce que disait Patrice Pomey et sur le fait qu’il y a eu ces cohésionsscientifiques entre les équipes. Maintenant que le bateau est visible, il y a aussi une nouvelle dimension qui est celle dupublic, c’est la « quatrième composante », si je puis dire, et elle est absolument essentielle. Je voudrais juste vousdonner un exemple qui va vous faire sourire, puisqu’on a parlé de réplique. L’anecdote que je vais raconter est possibledans une ville comme Arles qui est une toute petite ville (Arles c’est trente mille habitants agglomérés, cinquante milleen comptant tous les «écarts » comme on dit ici) mais ce ne serait peut-être pas possible dans des grandes villes commeMarseille, Nantes ou Lyon.Donc, après que ce bateau ait été trouvé et présenté dans le musée, la population se l’est complètement approprié,dessins d’enfants, œuvre d’artistes s’en inspirant, copie en Légo faite en classe, etc. Et un jour nous avons reçu unedélégation du CIQT (Comité d’Intérêt du Quartier de Trinquetaille) qui nous demandait les plans du bateau. Noussommes restés bien sûr un peu circonspects, nous avons demandé « Mais pourquoi avez-vous besoin de cela ? ». En fait

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ces gens voulaient créer une réplique du bateau pour le Corso fleuri et pouvoir défiler dessus, déguisés en bateliersromains !!! Du coup ça nous a beaucoup amusé et mes collègues Sabrina Marlier et David Djaoui leur ont mis àdisposition les éléments dont ils avaient besoin et ont répondu à toutes leurs questions. Ils se sont alors appliqués à faireun chaland qui évidement n’a rien de scientifique, vous vous en doutez, mais ils sont même allés jusqu’à taillergrossièrement des membrures et des bordés en bois.C’est une anecdote évidemment mais ce que je veux vous dire c’est qu’à la suite de ça, j’ai eu trois appels d’élus quim’ont dit « Mais comment, vous avez le comité d’intérêt de quartier de Trinquetaille qui s’intéresse à ça ? C’estformidable, ils nous en ont parlé, ils sont ravis d’avoir travaillé avec le musée, etc. » Ce qui pour nous était un gagdevenait tout à fait important pour des élus, à savoir qu’on pouvait se mobiliser pour quelque chose de patrimonial et le« détourner » dans un sens populaire. Ça n’a rien à voir avec le bateau de Turquie que nous a montré Patrice Pomey,avec sa proue en plastique mais qui avait une prétention scientifique alors qu’il ne l’était pas du tout. Là c’étaitclairement « on s’amuse », mais c’est le signe d’une appropriation forte. C’est pour cela que je voulais raconter cettepetite histoire avec le CIQT, la blague d’un char de corso permet que le dialogue soit plus étroit avec les élus et qu’ilssoient plus sensibles à nos problématiques.Cette question du public est essentielle pour la fréquentation aussi : on a ouvert l’extension depuis octobre, donc il y asix-sept mois et on a eu déjà cent vingt-cinq mille visiteurs pour le bateau. La réaction du Conseil général a étéimmédiate, dès les premières statistiques : « Combien de Marseillais ? Combien de Provençaux sont venus voir,combien d’Arlésiens ? Est-ce que vous pouvez nous dire ça par rapport aux statistiques ? » Ils ne s’intéressaient passpécialement au nombre d’Américains, de Canadiens, de Parisiens, des gens du Nord, des Brestois ou des Nantais, maissavoir combien de Marseillais était venus, cela était important. Ces décideurs en tiennent compte et nous savons quegrâce à ce chaland et à son impact économique et politique, nous allons continuer à obtenir des budgets intéressants,malgré les baisses généralisées, pour continuer à protéger le patrimoine, pour mettre en œuvre des animations, pourfaire de la mise en valeur, pour des actions scientifiques, pour, en fait, jouer notre « vrai » rôle.

Jean-Louis Riccioli : Encore une intervention dans la salle…

Krystel Gualdé : Une réaction de l’Ouest parce que depuis deux jours, j’entends des histoires superbes, magnifiques,vous creusez des trous, vous trouvez des bateaux, ça c’est toujours des choses qui font rêver c’est évident. Mais il y aaussi les histoires dont on aime se souvenir, celles auxquelles vous participez, celles que vous racontez qui sont debelles histoires, de grandes histoires et puis il y a des histoires qu’on aime mieux oublier. Moi je viens d’une ville,Nantes, où l’histoire portuaire et maritime est en grande partie douloureuse. C’est une histoire qui sans avoir connu dedéni, a connu un temps long d’oubli et même si aujourd’hui Nantes affirme très fort qu’elle a été ça le premier portnégrier de France y compris au XIXe siècle au moment de la traite illégale, c’est une histoire que le public a du mal àtrouver affective et chaleureuse. Il a du mal à se l’approprier, même si depuis 2007 nous la racontons avec force puisquevous savez qu’il y a aussi un Mémorial à l’abolition de l’esclavage à Nantes, qui est un mémorial unique en Europe.C’est une histoire que le public a du mal à faire sienne.Et pour revenir sur l’instrumentalisation ou non politique, je pense qu’il est important d’avoir ce regard-là. Sachez qu’àNantes on ne parle que de deux répliques de navires : un bateau ayant appartenu à Jules Verne, sans être spécialiste deces questions, je ne suis même pas sûre qu’il ait navigué avec sur la Loire, et l’autre réplique, c’est une réplique denavire négrier. Cette question de la réplique d’un bateau négrier j’aime mieux vous dire qu’elle fait débat à Nantes etdepuis plusieurs années, tout simplement parce qu’elle est portée par une association dont la vocation n’est pas unevocation scientifique ni même véritablement historique, c’est une association mémorielle qui est très proche desassociations qui organisent les Marches de l’esclave le 10 mai sur les quais de la Fosse. Cette association annonce un objectif pédagogique mais qui est davantage de mémoire, voire à l’extrême de repentance.Donc c’est le seul projet de réplique dont il est question aujourd’hui à Nantes et c’est un projet qui fait débat depuis denombreuses années. Je ne suis pas favorable à cette construction de réplique, je le dis tout de suite, je ne suis pas porte-parole de cette association.L’argent n’a pas été trouvé pour mettre en place cette réplique, bien sûr c’est un trois-mâts du XVIIIe siècle donc vousimaginez le coût, mais d’autres projets sont très chers à Nantes et se font. Mais reconstruire un bateau de la traitenégrière, le rendre accessible et bien ça porte un autre message. On a parlé d’histoire, de patrimoine, mais on n’a pasparlé d’image de ville ni d’imaginaire portuaire or ça contribue aujourd’hui à la construction du discours historique quel’on nous demande aux uns et aux autres d’écrire et de porter. Si nous n’étions pas dans des villes qui voulaient avoir une forte identité portuaire, nous n’aurions sans doute pas lescrédits, les subsides, les soutiens d’élus dont vous venez de parler mais il y a l’histoire dont on aime se souvenir et il y acelle qui même pour une ville comme Nantes est difficile à porter. Et l’appropriation du public pour revenir à ça, ellen’est pas la même à Marseille et à Nantes, on le développera l’année prochaine, mais sachez que cette histoire deréplique de bateau négrier finalement revient par la petite porte puisqu’aujourd’hui l’association porte un nouveauprojet. N’ayant pas obtenu les subventions pour mener à terme son projet initial, elle souhaite construire une coquepédagogique, un bateau hors d’eau, sur les quais qui serait démontable et qui pourrait se promener dans différentesvilles.

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C’était donc simplement pour dire qu’il y a réplique et réplique, qu’il y a projet et projet, il y a intention politique,intention mémorielle, intention scientifique, portage archéologique ou pas, enfin ce sont des questions qui sontcomplexes mais je pense que l’aspect politique, la question de l’instrumentalisation, de la participation des uns et desautres à l’écriture d’un discours commun, c’est quelque chose que l’on développera sans doute l’année prochaine àNantes mais qui me semble aussi important.

Jean Louis Riccioli : Voilà, je crois que nous sommes au terme de journées très riches et bien remplies qui ouvrent, eneffet, des perspectives qui nous étaient un petit peu déjà apparues, mais les choses sont de plus en plus nettes sur cepatrimoine. Il me reste à remercier tous les participants et la salle pour ces échanges riches qui ne manqueront pas devenir nourrir la publication qui suivra. Merci infiniment, je vous souhaite une bonne soirée à tous.

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