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ÉNERGIE ET MARCHÉ INTÉRIEUR Revue du Marché commun et de l’Union européenne, n°516, mars 2008 169 1 992-2008. Entre ces deux dates, plus de quinze ans de mise en place pro- gressive d’une politique européenne de l’énergie avec, au terme de cette période, un sentiment mitigé dans l’opinion publique hexagonale et chez les décideurs quant à l’opportunité et l’intérêt d’une telle démarche. Comme nous l’avons développé par ailleurs (1), le discours politique est en ce sens révélateur, qui est allé successive- ment de l’opposition pure et simple (1992- 1996), essentiellement par incompréhen- sion des mécanismes en œuvre, à l’espoir d’une articulation réussie entre les valeurs de service public auxquelles notre pays est fortement attaché et l’intérêt d’une approche concurrentielle (1996-2000) avant de revenir à une vision critique et hos- tile contre cette Europe censée détruire le « capital » historique incarné à travers nos entreprises énergétiques nationales (2000- 2007). Aujourd’hui, les promesses ont fait place à beaucoup de déception: hausse des prix, amélioration relative de la qualité pour le consommateur, critiques sur la faiblesse des investissements et la démarche « spécu- lative » d’entreprises dont le capital a été ouvert en 2004... Pris dans le chevauche- ment complexe entre public et privé, entre vision régulée et concurrentielle, le secteur semble aujourd’hui au « milieu du gué »: faut-il stopper le processus, revenir en arriè- re, aller plus loin? Même les États-Unis, qui ENTRE SERVICE PUBLIC ET CONCURRENCE EUROPÉENNE QUINZE ANS DE VALSE-HÉSITATION ÉNERGÉTIQUE FRANÇAISE ...ET D’INCOMPRÉHENSION MUTUELLE par MICHEL DERDEVET Lauréat de la faculté de Droit et des Sciences économiques de Montpellier I Diplômé d’HEC – Maître de conférences à l’Institut d’Études politiques de Paris L’ouverture du secteur énergétique européen suscite depuis plus de quinze ans beaucoup de débats, souvent passionnés, entre partisans d’une dérégulation avancée, homogène à l’échelle européenne, et défenseurs des modèles intégrés, nationaux ou régionaux. Depuis 2000, le scepticisme s’est accru, notamment en France, quant à l’efficacité du modèle européen en terme de baisse des prix, d’amélioration de la qualité délivrée au consommateur et de suffisance des investissements nécessaires pour renouveler le parc de production et les moyens de transport d’énergie. Plutôt qu'une approche «bloc contre bloc», entre d’un côté un service public à la française mythifié et une concurrence européenne caricaturée, l’auteur suggère, après analyse des textes de droit communautaire publiés depuis dix ans, deux pistes: redéfinir d’abord, activités par activités, ce qui relève aujourd’hui pleinement des missions d’intérêt général, qui mérite à ses yeux une intervention publique garantie, nationale ou européenne, et ce qui participe de la compétition européenne, qui doit être libre et sans entrave; à l’image du mouvement de « rerégulation » engagé aux États-Unis, il évoque aussi, afin de garantir à la fois une meilleure stabilité des prix et une sécurité d’approvisionnement accrue, l’intervention de mécanismes de puissance publique afin qu’une croissance durable et la garantie pour tous les européens d’une vraie indépendance énergétique deviennent des objectifs prioritaires de l’Union, prenant le pas sur une vision stricte de la compétition européenne érigée en modèle canonique. (1) « France - Europe - Énergie: la grande désillusion? », Revue politique et parlementaire, 2007; 109 (1042).

Entre service public et concurrence européenne

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ouverture du marche europeen de l'electricite

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ÉNERGIE ET MARCHÉ INTÉRIEUR

Revue du Marché commun et de l’Union européenne, n°516, mars 2008 169

1992-2008. Entre ces deux dates, plusde quinze ans de mise en place pro-gressive d’une politique européenne de

l’énergie avec, au terme de cette période, unsentiment mitigé dans l’opinion publiquehexagonale et chez les décideurs quant àl’opportunité et l’intérêt d’une telle

démarche. Comme nous l’avons développépar ailleurs (1), le discours politique est ence sens révélateur, qui est allé successive-ment de l’opposition pure et simple (1992-1996), essentiellement par incompréhen-sion des mécanismes en œuvre, à l’espoird’une articulation réussie entre les valeursde service public auxquelles notre pays estfortement attaché et l’intérêt d’uneapproche concurrentielle (1996-2000)avant de revenir à une vision critique et hos-tile contre cette Europe censée détruire le« capital » historique incarné à travers nosentreprises énergétiques nationales (2000-2007). Aujourd’hui, les promesses ont faitplace à beaucoup de déception: hausse desprix, amélioration relative de la qualité pourle consommateur, critiques sur la faiblessedes investissements et la démarche « spécu-lative » d’entreprises dont le capital a étéouvert en 2004... Pris dans le chevauche-ment complexe entre public et privé, entrevision régulée et concurrentielle, le secteursemble aujourd’hui au « milieu du gué »:faut-il stopper le processus, revenir en arriè-re, aller plus loin? Même les États-Unis, qui

ENTRE SERVICE PUBLICET CONCURRENCE EUROPÉENNE

QUINZE ANS DE VALSE-HÉSITATION ÉNERGÉTIQUE FRANÇAISE...ET D’INCOMPRÉHENSION MUTUELLE

par MICHEL DERDEVETLauréat de la faculté de Droit et des Sciences économiques de Montpellier I

Diplômé d’HEC – Maître de conférences à l’Institut d’Études politiques de Paris

L’ouverture du secteur énergétique européen suscite depuis plus de quinze ans beaucoupde débats, souvent passionnés, entre partisans d’une dérégulation avancée, homogène à

l’échelle européenne, et défenseurs des modèles intégrés, nationaux ou régionaux. Depuis2000, le scepticisme s’est accru, notamment en France, quant à l’efficacité du modèle

européen en terme de baisse des prix, d’amélioration de la qualité délivrée auconsommateur et de suffisance des investissements nécessaires pour renouveler le parc de

production et les moyens de transport d’énergie. Plutôt qu'une approche « bloc contrebloc », entre d’un côté un service public à la française mythifié et une concurrence

européenne caricaturée, l’auteur suggère, après analyse des textes de droit communautairepubliés depuis dix ans, deux pistes: redéfinir d’abord, activités par activités, ce qui relève

aujourd’hui pleinement des missions d’intérêt général, qui mérite à ses yeux uneintervention publique garantie, nationale ou européenne, et ce qui participe de la

compétition européenne, qui doit être libre et sans entrave; à l’image du mouvement de« rerégulation » engagé aux États-Unis, il évoque aussi, afin de garantir à la fois une

meilleure stabilité des prix et une sécurité d’approvisionnement accrue, l’intervention demécanismes de puissance publique afin qu’une croissance durable et la garantie pour tousles européens d’une vraie indépendance énergétique deviennent des objectifs prioritaires de

l’Union, prenant le pas sur une vision stricte de la compétition européenneérigée en modèle canonique.

(1) « France - Europe - Énergie: la grande désillusion? »,Revue politique et parlementaire, 2007; 109 (1042).

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ont suivi le même chemin, paraissent reve-nir à certaines méthodes administrées,notamment pour ce qui relève de leur sécu-rité d’approvisionnement. Et si, in fine, toutcela relevait d’une absence de vision straté-gique de ce qui d’une part est et doit rester,à moyen-long terme, sous le contrôle del’État français ou d’un régulateur indépen-dant, et de ce qui, d’autre part, doit êtreenvisagé, désormais, dans le cadre d’unecompétition européenne ouverte et loyale,pour laquelle notre pays dispose d’atoutsessentiels? Notre hypothèse de travail seraque, faute d’avoir clairement fait le choixentre les deux options, on mélange allégre-ment les deux, sans arriver à remettre lepublic et le privé à leur juste place, c’est-à-dire en risquant à la fois d’amodier dansnotre pays les qualités du service publicénergétique et d’échouer dans la « mise enorbite » européenne de nos opérateursnationaux (2).

1. Le modèle européen originel

À l’issue d’un mouvement d’intégration desactivités, réalisé principalement dans ladeuxième moitié du XXème siècle, à la foispour des raisons d’économies d’échelle et derationalisation des investissements (3), laplupart des entreprises énergétiques euro-péennes étaient caractérisées au début desannées 1990 par une organisation centrali-sée et verticalement « intégrée ». Ces entre-prises électriques ou gazières réunissaient enconséquence les fonctions de production,de transport et de distribution, et étaientsouvent en situation de monopole, soit auniveau régional soit au niveau national; enconséquence, les prix étaient dans la plupartdes pays membres réglementés. Certes, desinterconnexions entre pays européens exis-taient; mais elles répondaient plus à unelogique de secours mutuel et de gestionoptimale des moyens de production qu’àune visée concurrentielle.

Initiée au début des années 90, la politiqueeuropéenne de l’énergie s’est donc essentiel-lement concentrée sur le passage de cemodèle d’entreprises monopolistiques à ungrand marché intérieur concurrentiel, où lesélectrons et le gaz pourraient circuler sansobstacle, par delà les frontières nationales.Chaque client européen était sensé théori-quement pouvoir se fournir auprès du pro-ducteur de son choix, quelle que soit lanationalité de ce dernier.

La vision sous-jacente est que le secteur doitêtre décentralisé, afin de profiter des bien-faits de la concurrence; celle-ci est supposéegénérer des prix inférieurs, un service dequalité accrue et des décisions d’investisse-ments plus optimales. Facilitée par une séried’innovations technologiques (4), sonadoption est portée par le tournant libéralamorcé aux États-Unis et en Grande-Bretagne à partir des années 1980: la plani-fication centralisée devient « has been », entout cas moins optimale que la libre alloca-tion des investissements réalisée par le mar-ché; les monopoles prélèveraient une rentesystématique au détriment des consomma-teurs. Aux États-Unis, cette restructurationde l’industrie électrique est conduite avec lePublic Utilities Regulatory Act de 1978, maissurtout l’Energy Policy Act de 1992: ouver-ture de la concurrence dans le secteur de laproduction, création des marchés de gros,mise en place des principes de l’accès nondiscriminatoire des tiers aux réseaux sousl’autorité d’un régulateur fédéral, la FERC.Cette dernière pousse par ses ordonnances àla création de gestionnaires de réseaux indé-pendants (5) et régionaux (6).

Mais la désintégration verticale est d’embléepensée conjointement avec un deuxièmepilier, l’élargissement horizontal des mar-chés: la concurrence est accompagnée par lacréation d’un grand marché continental etconcurrentiel à partir de « marchés » locauxet monopolistiques. Le nouveau modèletrouve donc un écho auprès des institutions

fédérales américaines et de la Commissioneuropéenne, qui vient de créer au 1er janvier1993 le Marché intérieur imaginé dans lecadre de l’Acte unique européen de 1986.En 1991, le commissaire européen à l’Éner-gie, Antonio Cardoso e Cunha, souhaitegénéraliser le marché intérieur au secteur del’énergie, dont il recommande la libéralisa-tion totale (7): un niveau des prix supérieurde 40% en Europe par rapport aux États-Unis résulterait, au dire de la Commission,d’un défaut de concurrence...

a) La première directive électricité de 1996:la logique « bloc contre bloc »

La 1ère directive électricité de 1996 (8) enga-ge le processus de libéralisation en Europe.Mais son adoption a été précédée par desnégociations difficiles et de multiples rebon-dissements; alors que la Commission prôneun modèle concurrentiel total, à l’image de la

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(2) Cf. l’article récent publié au sujet des tarifs réglementés(Les Échos du 14.1.2008) par Me Marc SÉNAC deMONSEMBERNARD qui conclut que « l’État français est schi-zophrène, fermant à Paris les marchés dont il approuve l’ou-verture à Bruxelles, mettant en péril les services publics enprétendant défendre les intérêts de leurs usagers et les appau-vrissant au moment même où il en décide la privatisation ».

(3) « Les réseaux électriques, au cœur de la civilisation indus-trielle », Christophe BOUNEAU, Michel DERDEVET, JacquesPERCEBOIS,Timée, mai 2007.

(4) Réduction de la taille optimale des centrales et donc faci-lité à concevoir un marché de la production ouvert à la concur-rence; réduction des pertes occasionnées par le transport del’électricité (rendant plus facile la concurrence de centrales dis-tantes de plusieurs centaines de kilomètres).

(5) Les ISO ont été créées par la Rule 888 de la FERC en1996, principalement au niveau de chaque État.

(6) Les ISO ont été encouragés à fusionner et à constituer desentités régionales (RTO) par l’Order n° 2000 du15 décembre 1999.

(7) COM(91) 548 final.

(8) Directive 96/92 du Parlement européen et du Conseil du19 décembre 1996 concernant des règles communes pour lemarché intérieur de l’électricité, JOCE n°L 27 du 30.1.1997,p. 20.

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libéralisation engagée en Grande-Bretagneou dans les pays scandinaves, certains États,au premier rang desquels la France, souhai-tent préserver les missions de service publicet les voir formellement inscrites dans letexte. Le groupe socialiste du Parlementeuropéen menace même en 1994, si celan’était pas acté, de censurer la Commissioneuropéenne (pourtant présidée par le socia-liste français Jacques Delors). La crise seraévitée... de peu! Grâce notamment au travaild’amendements du député belge ClaudeDesama, un texte de compromis sera trouvéen décembre 1996 qui, tout en s’inspirant dumodèle britannique, prévoit que les États« peuvent imposer aux entreprises du secteurde l’électricité des obligations de servicepublic, dans l’intérêt économique général,qui peuvent porter sur la sécurité, y comprisla sécurité d’approvisionnement, la régulari-té, la qualité et les prix de la fourniture, ainsique la protection de l’environnement » (9).Cette première directive électricité instaure laconcurrence dans le domaine de la produc-tion, prévoit l’ouverture progressive du mar-ché de la consommation (10), l’accès destiers au réseau (ATR), la dissociation comp-table et financière des activités de transportdes autres activités des compagnies élec-triques, ainsi que des clauses de sauvegarde etde dérogations transitoires afin de limiter lesdéséquilibres générés par l’ouverture desmarchés.

En France, cette directive est transposée, tar-divement, par la loi du 10 février 2000 (11).Pourquoi ce retard? Pourquoi une gestationsi difficile? Selon Christian Bataille, rappor-teur à l’Assemblée nationale, « parce que latraduction de la directive électricité, enFrance plus qu’ailleurs en Europe, touche àune dimension quasi culturelle. Parce que leservice public est, chez nous, central ». C’estla raison pour laquelle d’ailleurs cette loi detransposition est nommée « loi de moderni-sation et de développement du service publicde l’électricité » par le ministre de l’Industrie

de l’époque, Christian Pierret, qui met l’ac-cent en permanence sur l’objectif doublequ’elle vise: ouvrir le marché électrique fran-çais et défendre le service public.

La loi du 10 février 2000 permet l’entrée surle marché de nouveaux producteurs, crée laCommission de Régulation de l’Électricité(CRE) (12), ainsi qu’un marché de gros(complété par le lancement de la boursePowernext en 2001). L’activité transportd’EDF est progressivement séparée de laproduction pour créer, au 1er juillet 2000,un gestionnaire de réseau indépendant,RTE, Réseau de Transport d’Électricité(13). Le marché de détail est partiellementouvert, permettant à des consommateursdits « éligibles » de changer de fournisseur,c’est-à-dire de s’approvisionner sur le mar-ché libre européen, à un prix non régulé.

À l’échelle européenne, les négociationsconcernant le gaz sont facilitées par l’adop-tion du compromis sur l’électricité et unedirective est adoptée en 1998 (14), avec lesmêmes objectifs et modes de fonctionne-ment: ouverture progressive du marchégazier (15), extension progressive de la caté-gorie des clients dits éligibles (16), défini-tion de deux formules d’accès au réseau (unaccès négocié ou réglementé), dérogationstransitoires,...

b) Le « deuxième paquet »: le prolongementde la logique de libéralisation,adopté dans une anxiété croissantepar le Parlement français

La communication de la Commission auConseil et au Parlement du 13 mars 2001,intitulée « L’achèvement du marché inté-rieur de l’énergie » (dit « Paquet dePalacio », du nom de la commissaire àl’Énergie) (17), fait un bilan encourageantde la mise en œuvre de la première directi-ve. Alors que le minimum d’ouverture fixépar ce texte doit être de 30% pour l’électri-cité et de 20% pour le gaz, il est respective-ment de 66% et de 79% pour la moyenne

de l’UE (18). Selon Eurostat, entre 1996et 2001, les prix de l’électricité payés par lesménages et les industriels ont baissé enmoyenne d’environ 6% dans l’Union euro-péenne.

La Commission estime sur ces bases que denouvelles mesures sont nécessaires pourachever le marché intérieur de l’énergie.Après deux ans de débat, les secondes direc-tives sur le gaz et l’électricité (« Secondpaquet énergie ») sont en conséquenceadoptées le 26 juin 2003 (19). Elles pré-voient l’ouverture des deux marchés pourtous les consommateurs professionnels d’icijuillet 2004 et pour l’ensemble des consom-mateurs d’ici juillet 2007. Elles mettentaussi l’accent sur la séparation (découplageou « unbundling ») juridique entre les acti-

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(9) Directive 96/92/CE, article 3.2.

(10) Soit 26% du marché en 1999, 30% en 2000 et 33% en2003.

(11) Loi n° 2000-108.

(12) Devenue la Commission de Régulation de l’Énergie en2003 (loi 2003-8 du 3 janvier 2003).

(13) La même démarche amènera sept ans plus tard, le1er janvier 2008, à la création d’une entreprise équivalentepour la distribution, ERDF.

(14) Directive 98/30/CE du Parlement Européen et du Conseildu 22 juin 1998 concernant des règles communes pour lemarché intérieur du gaz naturel, Journal officiel n° L. 204 du21/07/1998 p. 01 - 12.

(15) Le seuil fixé correspond à 20% de la consommationannuelle en 2000, 28% en 2005 et 33% en 2010.

(16) Clients consommant plus de 25 millions de m3 par an etpar site de consommation puis 15 millions en 2005 et 5 mil-lions en 2010.

(17) Communication de la Commission au Conseil et auParlement européen, « Achèvement du marché intérieur ».Règlement du Parlement européen et du Conseil concernantles conditions d’accès au réseau pour les échanges transfron-taliers d’électricité, Bruxelles, 13/03/2001, COM(2001) 125final.

(18) L’Allemagne et le Royaume-Uni sont à 100%, tandis quela France atteint les seuils minimums.

(19) Directive 2003/54/CE pour l’électricité et 2003/55/CEpour le gaz.

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vités « distribution » et « transmission/trans-port ». Enfin, elles renforcent les pouvoirsdu régulateur et fixent des normes mini-males de service public.

La France a transposé ce second paquet pardeux lois, l’une en 2004 (20), l’autre en2006 (21). L’examen des débats parlemen-taires relatifs à ces lois révèle un scepticismecroissant à l’égard de la concurrence et uneinquiétude de plus en plus forte quant à lasécurité des approvisionnements (22). En2000, il apparaissait encore possible, enFrance, de concilier libéralisation du mar-ché de l’électricité et missions de servicepublic; le marché pouvait encore faire bais-ser les prix. Mais de 2004 à 2006, le thèmede la hausse des prix apparaît de manièreaccrue dans le discours politique hexagonal,qui s’épanouit alors dans le champ lexical dela peur et de l’angoisse. Les préoccupationsconcernant la sécurité des approvisionne-ments s’accroissent, consécutivement auxdifférents black-out (crise californienne de2001; black-out est-américain & italien de2003,...).

Les parlementaires français cherchent doncà limiter la libéralisation au moment mêmeoù ils transposent les directives. La loi du9 août 2004, relative au service public del’électricité et du gaz et aux entreprises élec-triques et gazières, entend donner à EDF etGaz de France les moyens juridiques etfinanciers d’affronter la libéralisation dumarché de l’énergie. Les établissementspublics EDF et Gaz de France deviennentdes sociétés anonymes dont le capital estdétenu à plus de 70% par l’État, qui pour-ront dorénavant commercialiser des servicesassociés à la fourniture d’énergie.Conformément aux exigences européennes,la séparation juridique des réseaux de trans-port d’électricité et de gaz est actée, toutcomme la séparation comptable de la distri-bution. Mais la préoccupation de servicepublic reste présente, par la définition decontrats entre l’État et EDF.

En complément, la loi du 7 décembre 2006relative au secteur de l’énergie vise, notam-ment, à permettre la réalisation du projet defusion entre GDF et Suez (23). Elle permetaussi la transposition des directives visant àl’ouverture complète des marchés de l’éner-gie au 1er juillet 2007. La CRE voit ses com-pétences renforcées et élargies au domainedu gaz naturel.

Mais les parlementaires s’inquiètent tou-jours de la hausse des prix de l’énergie, quipénalise les plus pauvres et pèse sur la com-pétitivité des entreprises; un « tarif régle-menté transitoire d’ajustement au marché »(TARTAM) est créé pour une durée dedeux ans (24), qui permet à ceux qui ontprécédemment choisi le marché de revenir àun tarif réglementé; un tarif social doitparallèlement être mis en place pour les per-sonnes en situation de précarité. Endécembre 2007, une loi permet auxconsommateurs particuliers de retrouver letarif réglementé au bout de six mois s’ils nesont pas satisfaits par les offres de prix dumarché. En janvier 2008, un amendementsera adopté visant à prolonger ce TARTAM.Quel meilleur symbole, à travers ce disposi-tif, de la valse-hésitation française évoquéeci-dessus! On veut bien s’ajuster au marchéconcurrentiel européen, mais, de grâce, lais-sez-nous quelque temps supplémentaire...

2. Les résistances à la libéralisationconduisent à des résultats peusatisfaisants, d’où de nouvelles mesuresproposées par la Commission,qui visent à achever de séparerles entreprises intégrées

a) Des dysfonctionnementsque la Commission européenneassocie à une concurrence insuffisante

En juin 2005, la Commission lance uneenquête (25) sur les dysfonctionnementspersistants des marchés européens du gaz et

de l’électricité, qui subissent « des haussesimportantes des prix de gros du gaz et del’électricité qui ne s’expliquent pas totale-ment par des coûts plus élevés des combus-tibles primaires et des obligations de protec-tion de l’environnement, des plaintes persis-tantes sur les barrières à l’entrée sur le mar-ché et les possibilités limitées pour lesconsommateurs de choisir leur fournis-seur ». Si le marché ne fonctionne qu’im-parfaitement, c’est selon elle parce qu’il restetrop oligopolistique, que la concurrence estinsuffisante entre les grands opérateurs etqu’il « subsiste des entraves au libre jeu de laconcurrence »; Elle estime précisément cesentraves au nombre de huit:

1) Les marchés restent nationaux et autantconcentrés qu’avant la libéralisation, ce quiprocure aux fournisseurs traditionnels unpouvoir de marché exorbitant.

2) La séparation insuffisante des réseaux detransport et de distribution (« verrouillagevertical du marché ») empêche l’entrée deconcurrents et menace la sécurité d’approvi-sionnement, car les opérateurs sont moins

ÉNERGIE ET MARCHÉ INTÉRIEUR

(20) Loi n° 2004-803 du 9 août 2004.

(21) Loi n° 2006-1537 du 7 décembre 2006.

(22) Article déjà cité, « France - Europe - Énergie: la grandedésillusion? », M. DERDEVET, Revue politique et parlemen-taire, 2007; 109 (1042).

(23) Le seuil minimal de participation de l’État au capital deGaz de France est abaissé à 1/3.Dans le groupe nouvellementconstitué, la part de l’État sera abaissée à 34% et une actionspécifique (dite « Golden share ») sera créée pour permettreà l’État de s’opposer à toute mesure compromettant la sécu-rité des approvisionnements en énergie.

(24) La loi n° 2008-86 du 21 janvier 2008 confirme ce dis-positif de droit de retour au tarif réglementé pour les consom-mateurs domestiques et les petits professionnels.

(25) Communication de la Commission: « Enquête menée envertu de l’article 17 du règlement (CE) n° 1/2003 sur les sec-teurs européens du gaz et de l’électricité (rapport final) »,COM(2006) 851. Le résultat définitif de cette enquête estprésenté le 10 janvier 2007.

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incités à investir dans les interconnexionsou le développement du réseau.

3) Le marché européen n’est pas intégré. Lesmarchés sont nationaux, les intercon-nexions insuffisantes et il manque notam-ment une surveillance réglementaire deséchanges transfrontaliers.

4) Le marché manque de transparence,d’informations fiables et disponibles entemps réel, notamment sur la disponibilitétechnique des interconnections et sur latransformation, l’équilibrage et l’énergie deréserve ainsi que sur la charge.

5) La formation des prix est complexe.Comme le note la Commission européen-ne, « les hausses du prix des carburants pri-maires ont certainement joué dans l’évolu-tion récente des prix de l’électricité, surtoutpour les centrales marginales. Ce phénomè-ne ne paraît toutefois pas expliquer totale-ment les récentes hausses de prix. Demême, l’effet du système européen d’échan-ge des droits d’émission de CO2 sur les prixde l’électricité n’est pas encore tout à faitclair ».

6) La concurrence est insuffisante au niveaude la distribution (marchés en aval).

7) Les marchés d’équilibrage/ajustementfavorisent souvent les exploitants tradition-nels.

8) Le potentiel des fournitures de GNL (gaznaturel liquéfié) est insuffisamment exploité.

b) Le Troisième paquet se concentresur une mesure forte, mais contestée:la séparation patrimoniale des activitésde transport

L’analyse des dysfonctionnements du marchéconduit la Commission à proposer un pro-gramme d’action, le « troisième paquet éner-gie », ébauché le 10 janvier 2007 et présentédans le détail le 19 septembre 2007 (26). LeConseil européen du printemps 2007, favo-

rable aux mesures environnementales dupaquet (27) de janvier 2007, préféra cepen-dant attendre des propositions plus précisesde la Commission (notamment concernantle nucléaire et la séparation des activités detransport et de production) pour se pronon-cer, faisant ainsi écho aux interrogationsconjuguées de la France et de l’Allemagne.

La mesure phare de ce projet de directive(article 1er, paragraphes 5 à 9) est d’obligerles États membres à réaliser la séparationpatrimoniale (ownership unbundling) desactivités de transport, dans un délai maxi-mal de trente mois (28).

La Commission propose deux modèles deséparation. La dissociation totale, toutd’abord, qui consiste en la séparation effec-tive entre la gestion des réseaux de transportd’électricité et de gaz d’une part, et les acti-vités de fourniture et de production d’autrepart. Il est interdit à une entreprise de pro-duction/commercialisation de détenir unquelconque « intérêt » ou des droits minori-taires de blocage dans un Gestionnaire deRéseau de Transport (GRT), de nommerdes membres des organes de surveillance,d’administration ou de direction ou d’êtremembres de tels organes.

Un modèle alternatif est proposé, à caractè-re transitoire (sans toutefois qu’aucun délaine soit précisé), celui dit ISO (Independentsystem operator), qui prévaut dans plusieursÉtats des États-Unis (29). Le GRT seraitscindé en deux sociétés: la propriété de l’in-frastructure serait détenue par une société,éventuellement filiale de l’entreprise activedans le secteur de la fourniture ou de la pro-duction; la gestion technique et commer-ciale de ces actifs étant assurée par une autreentreprise, indépendante, désignée par lepropriétaire de l’infrastructure et approuvéepar la Commission. La société propriétairede l’infrastructure devrait « financer lesinvestissements décidés par l’ISO » et s’en-

gager à respecter certains niveaux d’indé-pendance à l’égard de sa société mère, ainsiqu’un « compliance program » destiné àempêcher toute discrimination à l’accès auréseau.

Avec un tel modèle, on atteindrait unniveau de complexité extrême, fragilisant la« viabilité » industrielle du modèle françaisde GRT « plein », incarné par RTE, quiassocie dès l’origine (2000) la gestion dusystème électrique et l’ingénierie de déve-loppement et d’entretien du réseau. Onengendrerait aussi un système dangereux,

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(26) Projet de directive modifiant la directive 2003/54.

(27) Depuis le Sommet informel des chefs d’État et deGouvernement de Hampton Court en 2005 suivi par le Livrevert sur une Stratégie européenne pour une énergie durable,compétitive et sûre adopté par la Commission en mars 2006,l’énergie est devenue une des priorités politiques de laCommission. Le 10 janvier 2007, elle propose un paquet inté-gré de mesures dans le domaine de l’énergie et du change-ment climatique (communication de la Commission euro-péenne, « Une politique de l’énergie pour l’Europe »,COM(2007) 1 final.) : développement d’un « véritable marchéintérieur de l’énergie », passage plus rapide aux énergies pro-duisant peu de carbone (20% de l’énergie produite en 2020issus des énergies renouvelables, 10% des biocarburants), effi-cacité énergétique (économie de 20% de la consommationtotale d’énergie primaire d’ici à 2020), « politique énergétiqueinternationale pour laquelle l’UE parle d’une seule voix ».

(28) Délai de 18 mois pour la transposition et d’un an pourla séparation effective.

(29) Les ISO ont été créées par la Rule 888 de la FERC en1996, principalement au niveau de chaque État. Ils ont étéencouragés à fusionner et à constituer des entités régionales(RTO) par l’Order n° 2000 du 15 décembre 1999. La plani-fication du réseau et son développement sont assurés par lesRTOs sous l’autorité de la NERC (North American ElectricReliability Council), organisation créée sur base volontairepar les entreprises d’électricité pour coordonner les échangesentre acteurs et ainsi assurer la fiabilité du réseau. Cette orga-nisation, composée de huit zones, est dotée depuis le 1er jan-vier 2007 de pouvoirs coercitifs dans le cadre de la nouvelleloi (Energy Policy Act) sur l’énergie votée en 2005, loi quiconfère également, pour la première fois, un pouvoir à la FERCen la matière (pouvoir d’imposer la construction de nouvelleslignes en cas de blocage persistant des autorisations par lesÉtats, ou backstop authority).

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générateur de tensions permanentes entre le« propriétaire » et le « locataire » du réseau.

C’est la raison pour laquelle la France etl’Allemagne, satisfaites ni par l’une ni parl’autre de ces solutions, envisagent à l’heureactuelle une troisième voie, essentiellementarticulée autour du renforcement des garan-ties d’indépendance des GRT et de régula-tion de leur marché.

Dernier dispositif proposé par l’UE dans lebut de protéger les réseaux d’énergie com-munautaires des entreprises étrangères, ilserait interdit à une entreprise d’un Étattiers de prendre le contrôle d’un GRT com-munautaire, à moins d’un accord bilatéralentre États et que l’acquéreur soit lui-même« unbundlé ». Compréhensible, cette mesu-re n’en reste pas moins orthogonale à cer-tains principes généraux prévalant, notam-ment dans le cadre de l’OMC.

L’analyse d’impact fournie par laCommission pour appuyer son projet« d’unbundling » cherche à montrer que lesprix et l’investissement dans les réseaux etles interconnexions ont mieux évolué dansles pays ayant réalisé la séparation que dansles pays verticalement intégrés (30). Parexemple, entre 1998 et 2006, les prixcumulés et agrégés de l’électricité pour lesménages auraient progressé de 5,91% dansles marchés « unbundlés » contre 29,46%pour les autres. Cette analyse est cependantdiscutable... et discutée (notamment auParlement européen)! Elle ne prend pas encompte les niveaux initiaux de prix, maisseulement les évolutions. Elle n’identifie pasd’autres facteurs importants, comme lestaxes, les circonstances particulières, ou bienles nombreux facteurs responsables de l’évo-lution des prix (différences de mix énergé-tique, coûts des permis d’émission, régula-tion des prix de détail ou de la distribution,etc.). Enfin, elle ne fait aucune distinctionentre acteurs publics et privés dans son ana-lyse de l’investissement, alors que le sujet

paraît pourtant important: grâce au modè-le financier imaginé, en France, en 2000 (lerégulateur propose au ministre un tarifpublic d’utilisation du réseau, qui fournitles recettes du GRT, et examine son pro-gramme d’investissements annuel), uneentreprise publique comme RTE peutinvestir 850 millions en 2008 (contre 500en 2005), et dès 2009 de l’ordre d’un mil-liard d’€ par an. Quelle garantie donnerait« l’ardente exigence » de séparer RTEd’EDF si l’on oubliait en chemin cela?Certes, EDF détient aujourd’hui 100% deRTE, mais la séparation comptable etfinancière est une réalité, et l’opérateur his-torique ne peut interagir en rien sur les« fondamentaux » économiques et finan-ciers, sur la gestion quotidienne de laSociété gestionnaire du réseau de transport,réputée et reconnue par ailleurs pour sonindépendance.

L’idée de séparation patrimoniale est ainsicontestée ou débattue par de nombreuxacteurs. En s’appuyant sur l’expérience fran-çaise, « la CRE considère ainsi qu’il est pos-sible d’avoir, au sein de groupes intégrés, desgestionnaires de réseaux de transport réelle-ment indépendants et reconnus comme tels,à condition qu’existe une régulation vérita-blement indépendante et intrusive (31) ».

À tout prendre, la CRE considère que lemodèle ISO serait le plus complexe et déli-cat à mettre en œuvre. Il semble avoir été àl’origine d’un déficit d’investissement sur lesréseaux aux États-Unis, qui se sont montrésincapables de faire face à l’accroissement età la diversification des transits d’électricitéconsécutifs à l’ouverture des marchés et àl’augmentation de la demande dans lesannées 1990. Ce sous-investissement chro-nique a accru le risque de défaillance du sys-tème et la fréquence des incidents (parexemple le gigantesque black-out du 14 août2003 dans les États du Nord-Est et enOntario). On peut d’ailleurs noter que c’estsuite au black-out ayant affecté la péninsule

italienne, le 28 septembre 2003, qu’a étéprise la décision de fusionner propriété duréseau et gestion en Italie, jusqu’alors un desrares pays européens à avoir opté pour lemodèle ISO.

La séparation patrimoniale, totale ou par-tielle, serait, elle, aux yeux du régulateur,une solution plus simple. Comme elle lenote, dès 2005, lors de la filialisation juri-dique de RTE, « une prise de participationde la Caisse des Dépôts avait d’ailleurs étéenvisagée et annoncée par le ministre del’Industrie (32) ».

c) Afin d’améliorer la concurrenceet les échanges transfrontaliers,le « 3ème paquet énergie » propose aussides mesures de renforcement du rôledes régulateurs, et suggère plusde transparence et une meilleure coordinationentre GRT

Le « Paquet Énergie » comprend aussi unprojet de règlement qui crée une Agence decoopération des régulateurs (ACER) natio-naux de l’énergie, capable de compléter oude coordonner l’action des régulateursnationaux sans toutefois se substituer à eux.Cette création, qui s’inspire du groupeconsultatif des régulateurs européens dansl’électricité et le gaz (ERGEG), vise à ren-forcer les moyens confiés aux autorités derégulation et à améliorer les échanges trans-frontaliers d’énergie.

Dans le même objectif, la Commission pro-pose un nouveau réseau européen pour lesgestionnaires de réseau de transport(European Network of Transmission

ÉNERGIE ET MARCHÉ INTÉRIEUR

(30) Commission Staff working document accompanying thelegislative package on the internal market for electricity andgas, Brussels SEC(2007) 1179, 19/09/2007.

(31) CRE, Décryptages, n° 6, novembre/décembre 2007.

(32) CRE, Décryptages, n° 6, novembre/décembre 2007.

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System Operators for Electricity – ENT-SOE) dans le domaine de l’électricité (33).Ce réseau devra publier tous les deux ans unplan d’investissement sur dix ans pourl’Europe. Il pourra adopter des codes tech-niques et commerciaux, après consultationde ses membres, avis de l’ACER et avis cir-constancié de la Commission: règles desécurité et de fiabilité, règles d’accès auxréseaux, règles opérationnelles pour les casd’urgence, règles d’ajustement, etc. La miseen place de ce réseau permet de faire face àl’interdépendance croissante des États et desréseaux entre eux: le 4 novembre 2006, unincident sur le réseau à très haute tensionallemand a ainsi conduit à un « black out »très médiatisé pour environ 15 millionsd’Européens, obligeant notamment RTE,en France, à opérer des délestages impor-tants. Cette panne a remis au premier planla nécessité de mieux réguler certainsréseaux nationaux et de favoriser, entreréseaux européens, une meilleure coopéra-tion et l’adoption de normes communes.

La Commission cherche aussi à rapprocherles marchés nationaux pour une meilleureentraide en cas de menace pour la sécuritéde l’approvisionnement. Prenant en comp-te la lenteur de création d’instruments decoopérations multinationaux, elle prévoitque les réseaux publient tous les deux ansdes plans d’investissements à la maille régio-nale (cohérent avec celui de l’ENTSOE) etqu’ils adoptent/adaptent ensuite leurs déci-sions d’investissements en fonction de cesplans.

Enfin, la Commission souhaite améliorer latransparence, pour permettre aux acteurs deprendre leurs décisions d’investissement enfonction des informations les plus opti-males: les acteurs du marché doivent doré-navant fournir pour publication aux ges-tionnaires de réseaux de transport toutes lesdonnées pertinentes concernant les prévi-sions de consommation et de production, la

disponibilité des actifs de production et deréseau, les capacités de réserve et d’ajuste-ment.

3. Les propositions de la CE font peut-être excessivement confiance en laconcurrence et ne prennent pas assez encompte les objectifs de stabilité des prixet de sécurité d’approvisionnement

La stabilité des prix et la sécurité des appro-visionnements pourraient être mieux assu-rées en rompant avec une juxtapositionnéfaste du public et du privé et en donnantau public la place qu’une focalisation exces-sive sur la concurrence lui a enlevée.Certaines évolutions récentes laissent penserque les États-Unis, déçus par certains dys-fonctionnements du marché, ont uneapproche plus pragmatique que celle del’Union européenne.

a) La juxtaposition d’un marché libreet d’un marché régulé conduità des dysfonctionnements dans le systèmedes prix, qui donne de mauvais signauxaux investisseurs et aux consommateurs

En Europe comme aux États-Unis, un cer-tain nombre d’États, inquiets de la haussedes prix de l’énergie, ont préféré conserverdes tarifs régulés au détriment de la librefixation des prix sur le marché. En effet,après avoir baissé au début des années 2000,les prix sur le marché libre français ont aug-menté à partir de 2003, s’alignant sur l’aug-mentation générale du prix des matièrespremières (gaz et charbon) sur les marchésmondiaux (34). Or, les tarifs régulés n’ont,eux, souvent pas varié en termes réels. Eneffet, le Gouvernement considère légitimede maintenir le tarif régulé à un niveau voi-sin de celui qui était le sien en 2000: la pro-duction française étant majoritairementd’origine nucléaire, son coût moyen n’a pasfondamentalement varié. En conséquence,les tarifs régulés sont devenus inférieurs aux

prix de marché, qui s’alignent eux, inter-connexions européennes obligent, sur lecoût marginal de la dernière centrale euro-péenne (allemande) mise en service. Ainsi,en France, le tarif vert d’EDF (35) devient,dès l’automne 2003, inférieur au prix dumarché à terme (contrat de long terme), etle prix de court terme (Powernext Dayahead) le dépasse à l’été 2004. Un certainnombre de consommateurs éligibles, quiavaient quitté le tarif au moment où cechoix était avantageux, subissent alors lahausse et réclament un retour à des tarifsréglementés.

La question de savoir si les prix de marchéssont trop élevés ou si les tarifs régulés sonttrop faibles est complexe. La Commissioneuropéenne a ouvert, le 13 juin 2007, uneenquête sur les tarifs réglementés de l’élec-tricité en France. Rien de tel aux États-Unis,où la FERC, malgré le récent accroissementde ses pouvoirs qui lui a été conféré parl’Energy Policy Act du 8 août 2005, ne peutcontester aux 50 États fédérés leurs préroga-tives de régulation et de réglementation enla matière: alors que le modèle concurren-tiel a été mis en place parallèlement desdeux côtés de l’Atlantique, les États-Unisparaissent aujourd’hui plus prudents dans lamise en place progressive de ce modèle. Or,certains États aux USA, considérant que lalibéralisation n’apportait pas les bénéficesescomptés, ont décidé soit de ne pas déré-guler leurs marchés, soit de ralentir le mou-

ÉNERGIE ET MARCHÉ INTÉRIEUR

(33) Projet de modification du règlement 1228/2003.

(34) Sur un marché électrique, les prix sont déterminés parl’unité marginalement appelée. Ainsi, quand bien même lamajorité du parc de production serait constituée de centralesnucléaires aux coûts de fonctionnement relativement stables,ce sont bien souvent les centrales à gaz ou à charbon qui« font » le prix.

(35) Entreprises raccordées en haute tension.

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vement, soit de l’inverser (Virginie, Ohio).À ce jour, aux États-Unis, seulement unevingtaine d’États est engagée dans l’ouver-ture des marchés de détail pour certainescatégories de consommateurs.

S’il est difficile d’acquérir une certitude surla justesse comparée des prix et des tarifs, ilest cependant très probable que la coexis-tence du marché libre et du tarif régulé soit,in fine, négative. Tout d’abord, sujet intéres-sant pour la Commission européenne, lemaintien des tarifs retarde la concurrence:selon la CRE en 2006, « les fournisseurs nedisposant pas de moyens de production debase aussi compétitifs que le nucléaire sontvictimes d’un effet de ciseau car les prixd’approvisionnement sur le marché sontplus élevés que les tarifs réglementés dont leniveau n’évolue pas » (36). Ensuite, unvolume important d’électricité échappe aumarché, ce qui nuit à sa liquidité, donc àson efficacité dans la fixation d’un justeprix. De plus, les acteurs du secteur del’énergie peuvent être incités à retarder leursinvestissements, compte tenu d’un niveaude tarif réglementé plus faible que le prix surle marché libre. Enfin, les consommateurssont moins incités à réduire leur consom-mation, ce qui contrevient aux objectifsécologiques fixés par le Gouvernement et laCommission européenne. Ainsi, la juxtapo-sition du modèle régulé et du modèleconcurrentiel paraît porteuse d’effets secon-daires paradoxaux, comme la possibilité deretour aux tarifs régulés... pour mieux inci-ter les consommateurs à aller vers le marchélibre!

La Commission européenne pourrait aiderles États à s’engager sans crainte dans lemarché. Or, l’insistance sur la séparation nerépond pas à cet enjeu. Plusieurs réponsespourraient être apportées, comme le déve-loppement de la liquidité et de la profon-deur du marché de l’électricité. À cet effet,le projet de fusion annoncé récemment

entre Powernext et EEX, les bourses del’électricité française et allemande, pourraitaccroître la liquidité du marché de gros.

Un autre élément qui permettrait une évo-lution favorable des prix serait la modifica-tion du mix énergétique, par l’augmenta-tion de la part du nucléaire, peu coûteux,dans la production d’électricité européenneou, plus précisément, par l’augmentation dela durée pendant laquelle le nucléaire estl’unité marginale dans les principales zonesde production européennes. En effet, lahausse des prix sur le marché libre françaisest due à son alignement sur les prix de sesvoisins, notamment allemands, plus élevéscar calculés à partir d’une utilisation decapacités de production hydrocarbures. Cephénomène de « rente nucléaire », analysépar plusieurs économistes et repris au plushaut niveau de l’État (37), traduit un effetimmédiat de la libéralisation: le rapproche-ment des prix à l’échelle européenne se faitau détriment du consommateur français etau profit du producteur français (récipro-quement, au profit du consommateur néer-landais mais au détriment du producteurdes Pays-Bas). Dans ce cadre, un développe-ment important du nucléaire en Allemagne,et dans d’autres pays limitrophes, pourraitéventuellement permettre de baisser les prixdu marché, donc d’augmenter progressive-ment les tarifs réglementés (38). En effet,puisque, dans un marché libre, le prix estdéterminé par l’offre de l’unité marginale (ladernière unité appelée pour satisfaire lademande), un accroissement de la durée demarginalité du nucléaire permettrait dediminuer les prix de l’électricité sur le mar-ché. Cette solution paraît cependant com-plexe à mettre en œuvre, compte tenu dutemps nécessaire pour construire de nou-velles centrales nucléaires et de l’oppositionencore forte de certains États à l’énergienucléaire. Concernant cette énergie, laCommission a décidé d’adopter une posi-

tion « agnostique », laissant les Étatsmembres décider en la matière.

b) Aller plus loin dans la sécurisationdes approvisionnements, notammenten faisant intervenir des mécanismesde puissance publique

Un des axes majeurs à venir pour l’Unioneuropéenne doit être de prendre en comp-te les enjeux de sécurité d’approvisionne-ment, que ce soit dans le domaine énergé-tique ou des matières premières (minerais,métaux,... (39)).

Au terme des études publiées par RTE, lasécurité d’approvisionnement électrique dela France paraît assurée jusqu’en 2011,mais, dans le même temps, notre pays paraîtmanquer de capacités de pointe (parexemple des turbines à gaz ou à fioul), alorsque ces unités sont justement essentielles aubon fonctionnement d’un système élec-trique (40). Ici encore, les prix de l’électrici-té ne donnent pas un signal favorable à uninvestissement conséquent et à une régula-tion de la consommation pour les périodes

ÉNERGIE ET MARCHÉ INTÉRIEUR

(36) Commentaires de la CRE sur le rapport préliminaire del’enquête sectorielle menée par la DG concurrence (2006).

(37) Discours du Président de la République, université d’étédu MEDEF, Jouy-en-Josas, 30/08/2007.

(38) Voir par exemple David SPECTOR, « Électricité: faut-ildésespérer du marché? »,Cepremap,2007.http://www.cepre-map.ens.fr/depot/opus/OPUS5.pdf

(39) La Commission européenne a publié, le 5 juin 2007, undocument de travail qui estime que la plupart des industrieseuropéennes vont faire face à une diminution de l’offre enmatières premières dans les années à venir. (Document de tra-vail des services de la Commission « Analyse de la compétiti-vité de l’industrie extractive non énergétique dans l’UE »(SEC(2007) 771)).

(40) Puisqu’elles sont souvent appelées par les gestion-naires du système pour équilibrer production et consom-mation du fait de leur temps de réactivité extrêmementcourt.

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de pointe. Le réseau d’électricité françaisprévoit ainsi que les pointes atteindront95000 MW en 2010 et 103000 MW en2020, alors que les capacités totales, enFrance, du seul producteur EDF atteignentaujourd’hui 96400 MW: d’ici à 2010, lespériodes de pointe mobiliseront donc laquasi-totalité des capacités théoriques deproduction du leader français.L’investissement doit donc être porté enpriorité sur les capacités de pointe. Demême, les capacités d’effacement (non-consommation momentanée) devraient êtreplus développées. Enfin, les consommateursdevraient être incités davantage à moinsconsommer, spécialement en période depointe.

En terme de sécurité d’approvisionnement,un nouveau modèle est en train d’être défi-ni aux États-Unis, à la suite de la crise cali-fornienne de 2001: le système actuel s’estrévélé incapable de générer les investisse-ments adéquats en capacités de production;des opérateurs peu scrupuleux ont enrevanche utilisé ses failles pour s’octroyerdes rentes substantielles en tirant les prixvers des niveaux artificiellement élevés.Plusieurs gestionnaires de réseau ont décidéen conséquence de « compléter » les mar-chés de gros par des marchés de capacité, enpartant de l’idée que toute capacité de pro-duction supplémentaire accroît la fiabilitéde l’ensemble du système et doit donc êtrerémunérée en conséquence. Ces nouveauxmodèles de marché de capacité, forwardcapacity market (41) en tête, sont le signe

d’une volonté accrue de pilotage des mar-chés, par la fixation d’objectifs quantitatifsen matière de sécurité d’approvisionnementet la mise en place d’une surveillance demarché extrêmement développée (42). EnFrance, la programmation pluriannuelle desinvestissements (PPI), consacrée par la loidu 10 février 2000, permet aussi de mieuxajuster l’offre à la consommation et pourraitservir de fondement à un système européenvertueux en ce sens.

Ainsi, l’approche américaine actuellenuance la vision dérégulatrice des années1980 et apparaît plus pragmatique que laposition européenne. L’Energy Policy Act,signé par le président Bush le 8 août 2005,relève bien d’une volonté similaire à celleexprimée dans le troisième paquet énergied’accroître les pouvoirs des organes fédé-raux et de poursuivre la politique de libé-ralisation (43). Mais, à la différence del’Europe, la politique américaine de l’éner-gie est avant toute marquée du sceau de lasécurité d’approvisionnement, et non decelui de l’accès au réseau ou de la concur-rence « pure et parfaite »! Si l’on considèreque les besoins d’investissements (à la foisen nouveaux moyens de production et detransmission) sont colossaux sur notrevieux continent (44) et que, comme le rap-port Syrota l’évoquait fort justement l’andernier (45), « les prix du marché ne don-nent que des signaux faibles et imprécis surla nécessité d’investir pour assurer la sécu-rité du système électrique européen », onne peut pas s’en remettre aux seuls appels

d’offre engagés par les États membres pourla réalisation de nouvelles, et nécessaires,capacités de production. Il faut plus quejamais réorienter la politique européennede l’énergie, et privilégier un modèle où lacroissance durable et la garantie pour les600 millions d’Européens d’une indépen-dance énergétique pérenne prendront lepas sur une vision de la compétition érigéeen modèle canonique ! L’interventionpublique ne doit plus être un sujet« tabou ». Elle conditionne le fait que nousaurons, demain, une vraie politique euro-péenne, intégrée et durable ■

ÉNERGIE ET MARCHÉ INTÉRIEUR

(41) Modèle de marché de capacité à long terme avec cour-be de demande administrée mis en œuvre par le principal ges-tionnaire de réseau américain, PJM, et actuellement en coursde discussion dans d’autres RTO (New England par exemple).

(42) Ainsi le régulateur américain, la FERC, par le biais de sonOffice of Enforcement, supervise le marché de gros, analyseles anomalies du marché (essentiellement les prix trop élevés)et les violations des règles de marché, avec la capacité d’infli-ger des amendes pouvant aller jusqu’à 1 million de dollars parjour et par infraction.

(43) Possibilité d’établir des mesures financières incitatives enfaveur des compagnies de transport inter-États et exiger d’unopérateur de transport exerçant son activité sur plusieursÉtats d’appliquer une tarification du transport uniforme, pou-voir décisionnaire de dernier ressort pour les décisions deconstruction de nouvelles infrastructures de transport dansl’hypothèse où les autorités des États s’y opposeraient.

(44) Le chiffre de 1000 milliards d’€ a été avancé, en 2007,par les experts de Cap Gemini.

(45) Rapport d’orientation de la Commission énergie duConseil d’Analyse stratégique – 6 avril 2007 – p. 49.