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Sociologie du travail 54 (2012) 197–216 Disponible en ligne sur www.sciencedirect.com Entrer aux Chantiers : les transformations de la socialisation professionnelle et des rapports intergénérationnels aux Chantiers de l’Atlantique (1950–2005) Entering the Shipyards: Changes in professional socialization and intergenerational relationships in Chantiers de l’Atlantique (1950–2005) Nicolas Roinsard CNRS UMR 7217, centre de recherches sociologiques et politiques de Paris, équipe genre, travail, mobilité, 59–61, rue Pouchet, 75017 Paris, France Résumé Tiré d’une étude sociologique réalisée auprès de trois générations d’ouvriers des Chantiers de l’Atlantique, cet article décrit et analyse, dans une perspective dynamique, d’un côté les transformations de l’emploi et du travail dans l’industrie navale au cours des cinq dernières décennies (1950–2005) et, de l’autre, les mutations de la socialisation professionnelle et des rapports intergénérationnels au travail dans le groupe ouvrier des métallos. Partant du postulat selon lequel l’âge et la génération ne sont pas des donnés sociologiques en soi mais relèvent d’une construction sociale singulière, notre propos vise à montrer en quoi le mode d’engendrement des trois générations ouvrières ainsi observées repose d’abord et avant tout sur des modes différenciés d’accès à l’emploi, d’une part, et de socialisation professionnelle et organisationnelle, d’autre part. © 2012 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. Mots clés : Générations ouvrières ; Chantiers navals ; Socialisation professionnelle ; Rapports intergénérationnels au travail ; Organisation du travail ; Emploi ; Saint-Nazaire ; France Abstract Based on the data of a sociological study conducted among three generations of workers of Chantiers de l’Atlantique, this article describes and analyzes, in a dynamic prospect, first, the changes in employment and labor in the shipbuilding industry over the last five decades (1950–2005) and, secondly, the changes in professional socialization and intergenerational relationships at work in the group of the metal-workers. On Adresse e-mail : [email protected] 0038-0296/$ see front matter © 2012 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. doi:10.1016/j.soctra.2012.03.018

Entrer aux Chantiers : les transformations de la socialisation professionnelle et des rapports intergénérationnels aux Chantiers de l’Atlantique (1950–2005)

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Sociologie du travail 54 (2012) 197–216

Disponible en ligne sur www.sciencedirect.com

Entrer aux Chantiers : les transformations de lasocialisation professionnelle et des rapports

intergénérationnels aux Chantiers de l’Atlantique(1950–2005)

Entering the Shipyards: Changes in professional socialization andintergenerational relationships in Chantiers de l’Atlantique (1950–2005)

Nicolas RoinsardCNRS UMR 7217, centre de recherches sociologiques et politiques de Paris, équipe genre, travail, mobilité, 59–61, rue

Pouchet, 75017 Paris, France

Résumé

Tiré d’une étude sociologique réalisée auprès de trois générations d’ouvriers des Chantiers de l’Atlantique,cet article décrit et analyse, dans une perspective dynamique, d’un côté les transformations de l’emploi et dutravail dans l’industrie navale au cours des cinq dernières décennies (1950–2005) et, de l’autre, les mutationsde la socialisation professionnelle et des rapports intergénérationnels au travail dans le groupe ouvrierdes métallos. Partant du postulat selon lequel l’âge et la génération ne sont pas des donnés sociologiquesen soi mais relèvent d’une construction sociale singulière, notre propos vise à montrer en quoi le moded’engendrement des trois générations ouvrières ainsi observées repose d’abord et avant tout sur des modesdifférenciés d’accès à l’emploi, d’une part, et de socialisation professionnelle et organisationnelle, d’autrepart.© 2012 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.

Mots clés : Générations ouvrières ; Chantiers navals ; Socialisation professionnelle ; Rapports intergénérationnels autravail ; Organisation du travail ; Emploi ; Saint-Nazaire ; France

Abstract

Based on the data of a sociological study conducted among three generations of workers of Chantiers del’Atlantique, this article describes and analyzes, in a dynamic prospect, first, the changes in employmentand labor in the shipbuilding industry over the last five decades (1950–2005) and, secondly, the changes inprofessional socialization and intergenerational relationships at work in the group of the metal-workers. On

Adresse e-mail : [email protected]

0038-0296/$ – see front matter © 2012 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.doi:10.1016/j.soctra.2012.03.018

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the basis of the postulate according to which the age and the generation are not sociological data in themselvesbut result from a singular social construction, our purpose is to show how the mode of production of thethree working generations observed is directly related to differences in access to employment on the onehand, and to professional and organizational socialization on the other hand.© 2012 Elsevier Masson SAS. All rights reserved.

Keywords: Working generations; Shipyards; Professional socialization; Intergenerational relationships at work; Employ-ment; Organization of work; Saint-Nazaire; France

Cet article s’appuie sur une enquête sociologique que j’ai menée courant 2005–2006 auprèsde trois générations de salariés des Chantiers de l’Atlantique dans le cadre d’une recherchecomparative internationale sur « la transformation des solidarités » (Argentine, Canada, France)1.Toute une partie du matériau recueilli dans le cadre de cette enquête concerne plus particulièrementl’évolution conjointe des sociabilités ouvrières et des conditions d’emploi et de travail au seindes chantiers navals de Saint-Nazaire2. En reconstituant les trajectoires professionnelles d’unequarantaine d’individus représentant trois générations d’ouvriers de la navale — une première néeentre 1930 et 1950, une seconde née entre 1950 et 1970, et une dernière née entre 1970 et 1985 —cette enquête a permis de reconstruire les transformations, mais aussi certaines reproductions, quiont affecté ce groupe professionnel en l’espace d’un peu plus de cinquante ans (1950–2005)3.L’attention portée aux transformations de l’emploi et du travail dans l’industrie navale au cours descinq dernières décennies permet en particulier de montrer en quoi le mode d’engendrement destrois générations ouvrières ainsi observées repose d’abord et avant tout sur des modes différenciésd’accès à l’emploi d’une part, et de socialisation professionnelle et organisationnelle d’autre part,ces deux facteurs étant par ailleurs en partie liés.

Le texte qui suit se propose de mettre en perspective la construction sociale de ces troisgénérations ouvrières sous l’angle d’une triple évolution observée au sein du groupe ouvriermétallo4 des Chantiers de l’Atlantique. Suivant en cela la chronologie de toute trajectoire

1 PICS 2510, CNRS, sous la direction de Francis Bailleau, 2004–2006.2 Outre l’exploitation de statistiques relatives aux effectifs salariés des Chantiers (évolution démographique, répartition

par sexe, âge et catégories socioprofessionnelles, niveaux de qualification, structure des emplois, etc.) et au poids del’industrie navale dans le bassin d’emploi nazairien, le matériau recueilli dans le cadre de cette enquête est essentiellementethnographique et repose, pour l’essentiel, sur des entretiens et récits de vie réalisés auprès de 40 ouvriers métallos — lesuns retraités, les autres en activité. Des entretiens ont également été menés auprès de la direction des ressources humainesdes Chantiers, des principaux syndicats présents dans l’entreprise (CGT, CFDT, FO), de la mutuelle des Chantiers, desCastors de l’Ouest, du Centre de culture populaire de Saint-Nazaire, des maisons de quartier implantées dans des territoiresaccueillant historiquement un grand nombre d’ouvriers de la navale, de l’association des anciens salariés de Dubigeon(chantiers navals de Nantes), dont beaucoup ont été embauchés par les Chantiers de l’Atlantique suite à la fermeture du sitenantais en 1987. Parallèlement à ces entretiens, nous avons consulté toute une documentation écrite se rapportant à chacunde ces acteurs (presse régionale, professionnelle et syndicale, outils de communication des Chantiers, autobiographies,etc.). Enfin, quelques observations et visites de site ont pu être réalisées sous l’encadrement d’un agent de maîtrise.

3 Ces bornes chronologiques correspondent à l’histoire des Chantiers de l’Atlantique et recouvrent trois générations detravailleurs. Nés en 1955 de la fusion des Ateliers et chantiers de la Loire (créés en 1882) et des Chantiers de Penhoët(créés en 1861), les Chantiers de l’Atlantique — propriété de la Compagnie générale transatlantique jusqu’en 1976 puisd’Alsthom par la suite — ont été rachetés en janvier 2006 par la société norvégienne Aker-Yards, deuxième constructeurde navires en Europe, qui a elle-même cédé les Chantiers en octobre 2007 au groupe coréen SIX Ship building, cinquièmeconstructeur naval au monde.

4 Le métier de métallo dans la construction navale comprend trois principaux corps de métiers : les soudeurs, lescharpentiers-fer et les chaudronniers-tôliers.

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professionnelle, nous analyserons dans un premier temps l’évolution des conditions d’entréedans l’entreprise en fonction notamment des contextes économiques et conjoncturels plus oumoins propices aux embauches et à un certain type d’embauche (emplois qualifiés/non qualifiés,garantis/non garantis). Nous décrirons ensuite quelques-unes des formes dominantes de la socia-lisation professionnelle des métallos en tâchant de caractériser plus précisément les mutations quecelles-ci ont connues en l’espace de trois générations et les effets que ces mutations ont produit surl’intégration du groupe ouvrier. Enfin, nous aborderons dans un troisième temps la transformationdes rapports de travail en nous intéressant tout à la fois aux rapports verticaux avec la hiérarchieet aux rapports horizontaux développés au sein du groupe ouvrier. À chaque fois, une attentionparticulière sera portée aux rapports intergénérationnels qui constituent aussi une grille de lectureheuristique de ces différentes transformations. Au final, notre propos sera à la fois de caractériserces trois générations en soi, en mettant en relation — dans une sociologie du destin (Chauvel,1998) — une position générationnelle et une trajectoire d’intégration professionnelle, et de lescaractériser entre elles, en décrivant plus précisément les rapports intergénérationnels au travail.

1. L’évolution des conditions d’entrée et du profil ouvrier aux Chantiers

1.1. Les Trente Glorieuses à Saint-Nazaire ou l’âge d’or de l’industrie navale dansl’économie locale

Lorsque l’on retrace les trajectoires professionnelles des trois dernières générations de métallosaux Chantiers de l’Atlantique, c’est toute la structure de l’emploi en France et l’évolution dumarché mondial de la construction navale qui se trouvent, de fait, mises en valeur5. Au débutdes années 1950, la France se situe parmi les cinq premiers pays du monde sur le créneau de laconstruction navale. La région nazairienne qui s’étend jusqu’à la Grande Brière vit au rythme del’industrie navale6. Entre 1947 et 1962, les effectifs de salariés de l’industrie progressent de 4 %par an, puis de 3 % de 1968 à 1982. Les années 1960 et 1970 sont, dans l’histoire des Chantiers, ceque l’on appelle les « années fastes ». La demande de navires sur le marché mondial est en fortecroissance en raison des besoins de transports de marchandises lourdes (les minerais, les matièrespremières et en premier lieu les produits pétroliers). Les carnets de commandes sont pleins, et lesbesoins de main d’œuvre très importants.

C’est dans le monde rural proche que les Chantiers trouvent une grande partie de leur maind’œuvre, et en particulier une main d’œuvre non qualifiée. Beaucoup de retraités appartenant àla première génération interrogée ont commencé leur vie active au sein de la ferme familiale.Dans ces familles nombreuses et dans lesquelles, de ce fait, plusieurs frères peuvent prétendreà la succession de leur père sur l’exploitation familiale, les aînés se trouvent bien souvent dansl’obligation d’aller travailler à l’extérieur. Et puisque les Chantiers embauchent, c’est dans laconstruction navale qu’ils se dirigent massivement. Ils démarrent leur carrière en qualité demanœuvre (M1 et M2) avant de passer, en toute logique, ouvrier spécialisé (OS1, puis OS2)et, plus rarement, ouvrier professionnel (OP1 ou OP2, le grade d’OP3 étant réservé aux seuls

5 Nous désignons par « Chantiers » l’entreprise Chantiers de l’Atlantique, et par « chantiers » les chantiers navals deSaint-Nazaire qui regroupent pour leur part les Chantiers de l’Atlantique ainsi que les entreprises sous-traitantes présentessur le site. Cette précision vaut surtout pour toute la partie de ce texte qui traite des rapports de travail entre les ouvriers desChantiers et ceux de la sous-traitance, rapports largement déterminés par les différences statutaires qui les caractérisent.

6 La ville de Saint-Nazaire en tire elle aussi très vite son identité première. Ainsi, on peut lire en tête des bulletinsd’activité municipale des années 1960 : « Saint-Nazaire, capitale de la construction navale ».

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titulaires d’un certificat d’aptitude professionnelle [CAP]). Si l’entrée aux Chantiers signe pourtoute une partie de ces ruraux la fin de l’économie paysanne, beaucoup d’autres continuent pourleur part à mener « la double vie » (Réault, 1991). La figure de l’ouvrier-paysan se développedès l’entre-deux-guerres, mais elle prend dans la région nazairienne une ampleur sans précé-dent dans les années 1950–1960 et, dans une moindre mesure, dans les années 1970. Cettefigure est plus particulièrement incarnée par les Briérons (Fleury, 1980) qui conservent dansleur mode de vie tout un ensemble d’activités rurales liées à l’exploitation des marais d’unepart (coupe des roseaux, tourbage, pêche, chasse, etc.), et à la perpétuation d’une petite fermefamiliale d’autre part. Cette « double vie » ou double économie — que l’on devine éprouvantetant elle se construit dans une gestion rigoureuse et optimale du temps (journées/semaines auxChantiers ; soirées/week-ends à la ferme et dans les marais) — caractérise par excellence la« prolétarisation inachevée » (Réault, 1977) de certains mondes ouvriers des Trente Glorieusesqui, pour assurer leur existence, maintiennent et mobilisent un certain nombre de ressources maté-rielles (terre, fleuve, habitat, matériel à usage collectif. . .) et immatérielles (liens et solidaritéscommunautaires, savoir-faire d’autochtonie. . .) lesquelles s’ajoutent ainsi aux seuls revenus dutravail salarié7.

Les ouvriers-paysans de Brière, embauchés pour beaucoup d’entre eux comme manœuvresmais aussi comme charpentiers, riveurs et chanfreineurs, constituent donc une première partie,massive, de la population métallo des années 1950–1960. À partir des années 1960, les ouvriersqualifiés deviennent de plus en plus nombreux : ils représentent ainsi 57,3 % de l’effectif ouvrieren 1956, 65,8 % en 1966 et 91,5 % en 1976. La plupart d’entre eux sortent du collège techniquede Saint-Nazaire ou de l’école d’apprentissage des Chantiers qui dispense des formations deCAP sur trois ans. L’école ferme en 1975, année à partir de laquelle le niveau de commande (etnotamment de pétroliers) décroît, et avec lui le niveau et la qualité des emplois dans le bassinindustriel nazairien.

1.2. Le tournant des années 1970 : l’accroissement continu de la concurrence, de lasous-traitance et de la flexibilité de l’emploi

Les années 1970 sont marquées par la dégradation de la conjoncture économique mondialeassociée à l’essor de nouveaux concurrents sur le marché de la construction navale (Japon, Coréedu Sud, Taiwan, Singapour, Brésil, Pologne, etc.). Cette nouvelle situation économique entraîneune baisse des effectifs8 ainsi que le développement de nouvelles formes d’emploi. Se développenten particulier les emplois temporaires (encadrés juridiquement par la loi du 3 janvier 1972) ainsique les contrats à durée déterminée (CDD), créés en 1979. La seconde génération de métallosinterrogée dans le cadre de cette enquête, c’est-à-dire celle qui démarre sa vie active dans lesannées 1970, est donc la première à connaître une telle phase de transition professionnelle. On

7 Les ressources tirées de l’économie rurale permettaient par exemple aux ouvriers-paysans de Brière de bien mieuxsupporter que leurs homologues vivant à Saint-Nazaire les conséquences financières des longues grèves survenues dansles années 1950 et 1960. Autre aspect de l’économie plurielle développée par les Briérons : on sait que les revenus tirésde l’activité aux Chantiers ne se limitaient pas au seul salaire de l’ouvrier. La configuration des Chantiers était telle qu’ilétait assez facile de recourir au coulage (vols d’outils, de quincailleries, etc.) ou à la pratique de la perruque qui consisteà utiliser et détourner le temps de travail ainsi que les outils et matériaux mis à la disposition des ouvriers pour concevoirdivers biens destinés à un usage privé. Ainsi, on peut entendre dire en Brière que les volets des maisons sont de la mêmecouleur que les paquebots sortis des Chantiers !

8 Les Chantiers comptaient 10 500 salariés en 1955, 8200 en 1964 et 6600 en 1974.

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relève en moyenne un salarié sur quatre appartenant à cette génération qui est passé par uneexpérience en intérim ou, plus rarement, en CDD avant d’être embauché en contrat à duréeindéterminée (CDI). Si la relation d’emploi ne se construit alors plus exclusivement autour duseul CDI, il serait erroné cependant de situer ici le début de la flexibilité de l’emploi dans le bassinindustriel nazairien. Celle-ci devient plus exactement subie, là où elle était davantage intégrée parles métallos de la première génération qui, du fait de la situation de plein-emploi alors observéeen France, n’hésitaient pas à rompre leur CDI au profit d’un autre emploi, toujours en CDI, maisoffrant de meilleures garanties sur le plan du salaire, de la couverture sociale, des conditions detravail, etc. La norme de « l’emploi à vie » telle qu’on se la représente communément à proposde cette époque mérite ainsi d’être quelque peu nuancée. Parce que la majeure partie des emploissont alors garantis dans la durée, la mobilité des salariés est de ce fait davantage encouragée :celle-ci relève d’une logique de flexibilité intégrée bien plus que d’une logique de précarité subie,comme ce sera le cas pour les générations entrant sur le marché du travail au cours des années1970 et davantage encore au cours des décennies 1980 et 1990.

L’évolution de la structure de l’emploi, qui est assez représentative de ce qui se produit dansbien des secteurs de l’industrie tout au long de la décennie 19909, est directement liée au dévelop-pement de la sous-traitance. Si celle-ci a toujours plus ou moins existé aux Chantiers, elle changede nature et s’intensifie vers la fin des années 1990. Prenant ses fonctions après quelques années debaisse de l’activité, la nouvelle direction mise en place en 1997 lance une année plus tard le PlanCap 21 (Construire l’Avenir pour le xxie siècle) dont l’objectif majeur est de réduire de 30 % lecoût de fabrication des navires en l’espace de trois ans, l’enjeu étant d’anticiper la fin des subven-tions publiques programmée pour 2001. Le choix est alors fait de recentrer la production sur lespaquebots de luxe : d’une part, ce sont des navires à forte valeur ajoutée et, d’autre part, le marchéde la croisière est à l’époque en pleine expansion10. Pour tenir ces objectifs — ils le seront —, lesChantiers développent, à côté de la sous-traitance de charge qui a toujours existé sur le site, unesous-traitance de spécialité pour l’équipement des bateaux (câbles, ventilation, cabines, etc.), lesfonctions de nettoyage, de gardiennage, mais aussi de sécurité, lesquelles sont alors assurées parl’entreprise donneuse d’ordres11. Un dernier palier, dans ce processus d’externalisation croissantede la production, est franchi lorsque les Chantiers vendent aux entreprises sous-traitantes plusieursbâtiments du site destinés à la préfabrication et au prémontage de nombreux éléments de produc-tion des paquebots. La préfabrication et le prémontage consistent à assembler directement sur lacoque des paquebots tout un ensemble d’éléments préfabriqués tels que les blocs de tôle, la tuyau-terie, la ventilation, les hublots, les passes câbles, les cabines, etc. Ces éléments sont fabriqués soitsur le site des Chantiers (lequel s’étend sur 116 hectares dont 26 de surface couverte), soit dansd’autres lieux de production. Si elles ne sauraient expliquer à elles seules le recours massif à lasous-traitance, les mutations technologiques de la construction navale caractérisées par le passagedu montage pièce à pièce des navires au prémontage en facilitent incontestablement le dévelop-pement. Fin 1999, les fournisseurs — désormais appelés coréalisateurs plutôt que sous-traitants

9 Entre 1992 et 2002, le nombre d’emplois intérimaires dans l’industrie en France a été multiplié par trois (Fabre, 2005).10 Les carnets de commande vont d’ailleurs vite se remplir : dès 1998, les Chantiers ont 17 paquebots à livrer avant 2005.11 Le procès qui s’est tenu en février 2008 à Saint-Nazaire pour juger la part de responsabilité des Chantiers de l’Atlantique

et du sous-traitant Endel au sujet de l’effondrement de la passerelle survenu le 15 novembre 2003 lors de la visite duQueen Mary II aura permis aussi de poser un certain nombre de questions sur les dérives de la sous-traitance qui, pourobtenir des marchés, n’hésite pas à « casser » les prix au détriment, parfois, de la qualité de la prestation rendue. Sur cepoint, un fournisseur déclarait lui-même : « Nous travaillons à des prix que les entreprises du bâtiment n’accepteraientpas à terre » (Bonneau et al., 2000).

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dans un souci de responsabilisation autour des impératifs de productivité12 — assurent ainsi 73 %de la valeur ajoutée d’un bateau (Bonneau et al., 2000). Au moment de la construction du QueenMary II (de janvier 2002 à novembre 2003), ce sont plus de 14 000 salariés qui travaillent sur lesite. Parmi eux, 8000 appartiennent à quelques 700 entreprises sous-traitantes (la plupart de rang1 ou 2, certaines de rang 6 voire 7) relevant au total d’une quinzaine de conventions collectives.Beaucoup de jeunes métallos des Chantiers aujourd’hui embauchés en CDI sont donc passés aupréalable par la sous-traitance et, ce qui lui est bien souvent lié, l’emploi intérimaire.

La dernière génération, qui entre sur le marché du travail dans les années 1990 et 2000, peutdonc être qualifiée, à juste titre, de « génération d’intérimaires » : ils ont quasiment tous connu unepremière expérience professionnelle en intérim — dans l’entreprise Chantiers de l’Atlantique13

ou, plus souvent, dans les entreprises sous-traitantes — avant d’être définitivement embauchés.Ces quelques années d’expérience professionnelle sur le site constituent, en pratique, une sorte delongue période d’essai. Les agents de maîtrise de l’entreprise donneuse d’ordres sont en effet encontact direct avec les intérimaires : ceux, bien entendu, qui sont embauchés par les Chantiers maisaussi ceux — largement majoritaires — qui sont embauchés par des sous-traitants. Dans bien descas, ils les encadrent et supervisent leur travail. De ce fait, c’est dans ce « stock » d’intérimairesque ces mêmes agents et, plus largement, les responsables des ressources humaines vont puiserquand ils auront besoin d’embaucher des permanents.

Toujours dans cette perspective d’embauche, les Chantiers de l’Atlantique assurent égalementune politique de formation assez volontariste en direction des nouveaux ouvriers embauchés surdes postes pour lesquels l’entreprise peine à trouver de la main d’œuvre qualifiée, comme ceux,en particulier, de soudeur, charpentier métaux et chaudronnier. Ainsi, en 1999, les Chantiersassurent 90 500 heures de formation en direction de leurs ouvriers, soit 37 000 heures de plusque les obligations légales en la matière (Gelabart, 2001). De même, alors que les critères derecrutement classiques sur les postes de soudeurs et de chaudronniers sont basés sur des niveauxde qualification (CAP, Bac professionnel et Bac technologique Sciences et techniques indus-trielles spécialisés en chaudronnerie industrielle) et d’expérience professionnelle (les soudeurspar exemple sont soumis à la validation, tous les ans, d’un agrément justifiant leurs connaissanceset savoir-faire), les Chantiers entreprennent à partir de 1999, en collaboration avec le Servicepublic de l’emploi, la mise en place de nouveaux critères de recrutement basés sur « l’habiletépersonnelle et les comportements des candidats » lors d’une mise en situation de travail afin derepérer plus aisément les ouvriers à qui proposer une formation qualifiante. C’est dans ce cadrequ’une politique de recrutement d’un personnel féminin sur des métiers jusqu’alors exclusivementmasculins (soudeurs, chaudronniers, tuyauteurs, calorifugeur, etc.) est initiée. Cette féminisationdes métiers de la navale (qui s’étend jusque dans les entreprises sous-traitantes) reste malgré toutassez marginale : si la part des femmes dans les effectifs ouvriers des Chantiers est en moyennede 2 % dans les années 1970 et 1980, et de 1 % dans les années 1990, elle passe à 4,5 % en 2005.On peut expliquer les limites de cette tentative de féminisation du groupe ouvrier par la dureté desconditions de travail et des formes de dominations vécues par beaucoup de ces nouvelles recrues(Malek et Soulier, 2005) mais aussi, d’après les témoignages recueillis auprès des syndicats, parles rapports de travail souvent difficiles qu’elles ont rencontré avec une population masculine

12 À l’époque, les sous-traitants repérés comme des partenaires privilégiés sont d’ailleurs invités à mettre en œuvre leurpropre Cap 21.13 La part de l’effectif intérimaire (équivalent temps plein) dans l’ensemble des ouvriers employés par les Chantiers

passe de 4,2 % en 1981 à 13,12 % en 2002.

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ancrée, pour sa part, depuis des décennies dans le secteur de la construction navale. Les métallospeuvent ainsi voir d’un mauvais œil cette intrusion des femmes dans leur précarré. . . En premierlieu, cette présence féminine a pour effet de remettre en question le caractère très sexué de leuridentité professionnelle. Par ailleurs, et comme nous le développons plus loin dans une analysedes rapports de travail entre ouvriers des Chantiers et ouvriers de la sous-traitance, il semble bienque toute introduction dans le procès de travail de personnel « étranger » aux Chantiers — qu’ils’agisse des femmes, des jeunes intérimaires ou des travailleurs étrangers recrutés par la sous-traitance à partir des années 2000 — soit percu comme une menace quant à la sauvegarde d’unsavoir-faire mondialement réputé sur lequel s’est bâti et repose encore aujourd’hui la forte identitéprofessionnelle des métallos de la navale nazairienne.

Un dernier point relatif aux transformations des conditions d’entrée et du profil ouvrier auxChantiers doit être souligné. Le développement de la sous-traitance s’est essentiellement réa-lisé dans la catégorie professionnelle des ouvriers. Longtemps majoritaires, ces derniers sontaujourd’hui moins nombreux que les employés, techniciens, dessinateurs et agents de maîtrise(ETDA), ce qui explique — en partie et en partie seulement car les emplois ouvriers sont enmajorité des emplois qualifiés — le poids relativement élevé des salaires dans la valeur ajoutée dela construction navale14. Ainsi, en 2005, les ouvriers ne représentent plus que 40 % de l’effectiftotal de salariés, contre 53,4 % quatre ans plus tôt (et 70 % dans les années 1970), tout en sachantque les effectifs des Chantiers sont passés de 5167 en 2001 à 3090 en 2005. Par ailleurs, au seinmême de la catégorie des ouvriers, on note un rajeunissement de la population d’une part (lamoyenne d’âge est de 40 ans en 2005, contre 48 ans, six ans plus tôt)15 et, d’autre part, une diver-sité plus grande des origines sociales et géographiques qui a eu pour effet, notamment, de limiterle phénomène des dynasties ouvrières historiquement observé aux Chantiers. Ces changementssont le fruit à la fois de recrutements de nombreux jeunes en provenance de toute la France etdu départ en préretraite des ouvriers exposés au cours de leur carrière à l’amiante16. Avec, autotal, environ 2500 recrutements et 2000 départs enregistrés entre 1998 et 2005, la physionomiede l’entreprise et de sa main d’œuvre changent énormément durant ces années, ce qui, on s’endoute, n’est pas sans produire des effets importants sur le groupe professionnel des métallos.Comme nous le développons plus loin dans l’analyse des rapports intergénérationnels au travail,on note en particulier combien le renouvellement de l’effectif ouvrier par la mobilisation desjeunes générations peut constituer un moyen essentiel de transformation de l’organisation dutravail (Flamant, 2005). Plus largement, ces changements à la fois internes et externes (via lerecours massif à la sous-traitance, francaise et étrangère) à l’entreprise posent un certain nombrede questions sur l’évolution du monde ouvrier, son organisation, son unité, ses modes d’actioncollective, etc.

14 Cette part dépasse en effet les 80 % (Banque de France, 2007). En 2007, la rémunération moyenne mensuelle bruteaux Chantiers était de 2866 D, et de 2304 D pour les seuls ouvriers.15 La moyenne d’âge a longtemps été tirée vers le haut du fait des évènements de filialisation et de défilialisation dans

l’industrie navale : les Chantiers de l’Atlantique ont intégré dans leurs effectifs des salariés de Babcock Chaudronnerieen 1973, de la SEMM Sotrimec en 1975, de la SMPA Alsthom Atlantique en 1982, des Chantiers de Dubigeon en 1987et des Ateliers et Chantiers du Havre en 1999, ce qui a ainsi pesé sur le recrutement des nouvelles générations. En 2001,21,8 % des effectifs ouvriers étaient ainsi âgés de moins de 34 ans, 12 % avaient entre 35 et 44 ans, et 66 % entre 45 et60 ans. Ces trois classes d’âge représentaient, respectivement, 50,3 %, 17 % et 32,7 % des effectifs ouvriers en 1978.16 Le décret no 99-247 du 29 mars 1999 autorise, sous certaines conditions, le départ en préretraite des personnes de

plus de 50 ans qui ont été exposées au cours de leur carrière professionnelle à l’inhalation de poussières d’amiante. Ellesrecoivent alors de leur employeur une allocation de cessation anticipée d’activité couramment qualifiée de « préretraiteamiante ».

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2. La socialisation ouvrière des métallos : entre mutation et permanence

2.1. Le temps révolu d’une socialisation « en dehors des murs »

Les sociologues du travail ont longtemps pris comme unité de mesure de la socialisationouvrière l’atelier de production en analysant notamment tout ce que les anciens transmettaientaux nouveaux, qu’il s’agisse des savoir-faire professionnels, des instruments de lutte sociale ouencore des pratiques de résistance vis-à-vis des consignes et des conditions de travail poséespar les employeurs. Si, dans l’ensemble, tous ces aspects de la socialisation au travail ont étéobservés aux Chantiers, il y en a deux autres qui nous semblent relativement importants et qui ontplus rarement été mis en avant, peut-être parce qu’ils se construisent justement à l’extérieur del’univers productif à proprement parler. Un premier aspect de cette socialisation du métallo à trait àla socialisation primaire dans des familles où un ou plusieurs membres (père, fils, oncles, cousins)travaillent ou ont travaillé aux Chantiers. Une longue tradition aux Chantiers de l’Atlantique – quiperdure dans une certaine mesure jusqu’aux années 1990 — consiste en effet à recruter des enfantsd’ouvriers déjà liés et fidélisés à l’entreprise. On suppose ici que la socialisation au travail a enpartie été assurée dans le cadre familial. Une socialisation qui ne prend pas pour autant le visagede la fascination du fils pour le métier de son père. Il est significatif en effet de noter combien cettereproduction sociale dans les familles ouvrières de la navale ne s’est pas toujours réalisée aussinaturellement qu’on pourrait le croire. Un exemple avec Pierre, ancien chaudronnier, aujourd’huipréretraité amiante et membre d’une famille qui travaille aux Chantiers depuis quatre générations :

« — Pourquoi êtes-vous entrer aux Chantiers ?— Y a pas de raisons très réfléchies de faire ce choix là, disons que, arrivé au certificat d’études,

les trois quarts des jeunes que nous étions, on allait soit à l’aérospatiale, soit aux chantiers navals.On était un peu prédestiné à aller dans ces entreprises, y avait beaucoup de travail, c’était l’ordrenaturel des choses quoi. Moi j’avais choisi une autre voie parce que mon père travaillant ici, levoyant rentré ici disons très très sale et fatigué, j’avais une image négative des Chantiers et jevoulais faire autre chose. C’est pour ca que je suis parti dans la marine. Un petit peu. . . pour pasrentrer aux Chantiers, c’est un peu, y a des contradictions partout mais là. . .

— Et on vous retrouve aux Chantiers. . .

— Et on me retrouve aux Chantiers. . .

— Alors qu’est-ce qui s’est passé pour que vous rentriez aux Chantiers ?— Ben quand j’ai quitté la marine nationale j’avais la volonté de revenir dans mon coin et c’était

l’époque [1973] où aux chantiers navals il y avait beaucoup de travail, j’ai fait une demande, etje suis rentré. »

Cet exemple dévoile le poids des structures objectives dans le processus de reproductionsociale au sein d’une famille d’ouvriers de la navale. Dans le cas présent, on remarque que lepère, dont nous livrons ici le témoignage, et son fils, actuellement salarié aux Chantiers, ont unedémarche en tous points identique. Au moment d’entrer dans la vie active, le père comme le filsne veulent surtout pas travailler aux Chantiers. Ils en ont tous deux une même image dévalorisantevéhiculée par leur père respectif. Malgré une tentative commune d’échappatoire en s’engageantdans l’armée, ils entrent pourtant tous deux aux Chantiers, et se réconcilient par là-même avecce destin social auquel ils pensent un moment pouvoir échapper. Aujourd’hui, leur discours estd’une voix : ils ne regrettent rien. Au contraire, ils sont fiers de leur choix. Cette fierté d’appartenirau groupe des ouvriers de la navale est en quelque sorte la face positive de leur socialisation. Ellese construit dans un second temps, une fois que l’on est passé du côté des ouvriers, de ceux quiœuvrent et observent, non sans admiration, la beauté et la démesure du produit réalisé :

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« On est dans un monde particulier, le chantier de l’Atlantique est chargé d’histoire, danstous les sens. Alors c’est vrai qu’on a le sentiment d’appartenir à un monde particulier, c’estvrai. Les ouvriers des Chantiers sont sûrement très différents de gens d’autres usines, de parleur histoire, de par les produits qui y sont fabriqués, de par les difficultés que représente lafabrication de ce produit, de par aussi le tempérament de l’homme. Y a un côté fierté dansla fabrication des paquebots. Je pense que les gens sont fiers de ce qu’ils font, globalement.Nous, ouvriers, on a fait ca, on fait partie des gens qui ont fait ca. Sans en tirer gloire on entire une certaine fierté. » (Pierre, ouvrier préretraité, 55 ans)

Si l’on veut suivre de nouveau la chronologie de cette socialisation ouvrière, un second aspectmérite d’être souligné tant il transparaît dans un certain nombre de récits et d’archives traitant dela vie des Chantiers et du célèbre terre-plein de Penhoët où se rassemblent régulièrement (pourles grèves mais aussi à chaque embauche et débauche) les ouvriers de la navale17. Il s’agit dece que l’on pourrait nommer « un effet de masse ». Dans les années 1950–1960, ce sont plus de10 000 travailleurs qui se rendent tous les jours aux Chantiers, les uns (nazairiens ou proches dela ville) en vélo, les autres (retirés dans l’arrière-pays) par les Autocars de la Brière. Les récits etles photos qui nous ont été laissés de cette époque témoignent tous de cette impression de masseouvrière, où les individus font corps, font bloc, et où ils donnent l’image — qui au final sembleêtre bien plus qu’une image — d’un groupe intégré. Dans son autobiographie retracant l’universdes Chantiers dans les années 1950–1960, Louis Oury décrit ainsi le premier jour où il se rend autravail :

« La circulation devient de plus en plus difficile, je suis noyé dans une foule de cyclistes, leboulevard est occupé sur toute sa largeur. [. . .] Bientôt, je me trouve au centre d’une vasteplace dont l’éclairage est incertain. C a grouille de monde. Je sens un élan d’enthousiasme metraverser, j’ai l’impression de participer à quelque chose de grandiose. Je fais corps avec cettemasse qui m’entoure, c’est dans cet instant que je ressens la première notion de solidarité,solidaire avec des inconnus, solidaire je ne sais pourquoi, solidaire sans doute parce quej’éprouve le sentiment d’être dans mon élément, solidaire surtout parce que je pressens lecontact avec une foule intègre, avec des hommes dans toute l’acceptation du terme, maisplus encore, parce que je m’apercois dans quel gouffre m’entraînait mon individualismerural légué par mes aïeux dont l’horizon se limitait à un champ de betteraves. » (Oury, 2005,p. 46–47)

Le témoignage de l’auteur est intéressant en ce sens qu’il mobilise, pour décrire les premierssignes de l’appartenance au groupe ouvrier, un registre purement physique : être plongé au milieud’une foule, c’est déjà, en quelque sorte, partager des attributs sociaux avec ceux qui la composent.De nos jours, la socialisation ouvrière ne se construit plus ou dans une moindre mesure — car ilreste toujours les grèves et débrayages pour se retrouver ensemble — dans cet effet de masse. Ellese réalise essentiellement par groupes de pairs, au sein des deux environnements de travail quicaractérisent les Chantiers : les ateliers et le « bord », c’est-à-dire sur le navire en construction,entreposé dans une cale.

17 Parmi ces récits et recueils de photos, voir notamment les ouvrages mémoriels édités à Nantes par le Centre d’histoiredu travail (2005a, 2005b).

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2.2. L’intégration au travail : reproductions et résistances de la part des nouvellesgénérations

Quand un nouveau « compagnon » arrive aux Chantiers, il est systématiquement « mateloté ».Le « compagnon », c’est le nom que les ouvriers se donnent d’eux-mêmes, ceci participant ainside l’identification et de la construction du groupe. Le « matelot » désigne quant à lui l’ouvrier aveclequel on va former un premier binôme pour apprendre (officiellement) le métier, mais aussi etsurtout (officieusement) les ficelles du métier dont font partie toutes les techniques de freinage etde contrôle du travail. Aux Chantiers (Réault, 1991) comme dans bien d’autres mondes ouvriers(Brochier, 2006 ; Pialoux, 1996), un des enjeux essentiels de la socialisation professionnelle résideen effet dans la maîtrise relative du rythme et des conditions de travail assignés par la direction.

Si l’apprentissage des formes de contrôle du travail constitue un premier élément de la socia-lisation ouvrière, la capacité des nouvelles recrues à endurer les rudes conditions de travail quicaractérisent la construction navale opère, en même temps et de manière relativement paradoxale,tel un véritable rite de passage. Nos observations rejoignent en ce sens celles de Christian Papinotlorsque celui-ci note à la fois l’importance et l’ambivalence que revêt l’effort au travail dans laculture professionnelle des métallos de la navale militaire de Brest : « Dans ce modèle ouvrier mas-culin traditionnel mettant en avant le primat du travail, la valorisation se gagne aussi par l’aptitudeà la dépense physique. Le rapport aux conditions de travail est d’ailleurs à cet égard assez ambi-valent. Régulièrement dénoncée, la pénibilité alimente aussi la construction et la légitimation decette culture agonistique » (Papinot, 2010, p. 261). Le fait de supporter individuellement la péni-bilité du travail d’abord, puis de la partager ensuite avec les collègues par le jeu des solidaritésproductives, participe fortement de l’intégration au groupe ouvrier.

La dureté des conditions de travail a longtemps été doublée d’une dureté des rapports sociauxentre ouvriers et plus particulièrement entre anciens et nouveaux (Oury, 2005). Ainsi, la relation del’ouvrier à son matelot est bien souvent ambivalente. Elle peut prendre la forme d’un parrainagedans certains cas ou d’un bizutage dans d’autres. Nombreux sont les ouvriers appartenant àla génération entrée aux Chantiers dans les années 1970 qui ont un souvenir douloureux de leur« matelotage ». « Salaud », « infecte », « méchant » sont des qualificatifs couramment utilisés pourdécrire « la mentalité » de l’époque, les abus de pouvoir de certains ouvriers en place, proches duchef d’atelier, et qui prenaient bien souvent les « jeunes pousses » comme des « larbins » plutôtque des semblables. On est loin d’une image peut être trop idéalisée de l’unité du groupe ouvrier.Les rapports intergénérationnels au sein de ce groupe se construisent ainsi pour une bonne partsous la forme de bizutages et autres rites de passage. Certaines de ces pratiques sont plutôt bonenfant. Par exemple, l’attribution d’un sobriquet, gratifiant ou non, aux nouveaux venus témoignedavantage de l’intégration des individus au groupe professionnel que d’une forme délibérée demoquerie18. Si l’usage des surnoms a quasiment disparu, d’autres pratiques mêlant travail ethumour et participant directement de la socialisation ouvrière ont perduré :

« — Aux Chantiers y a toujours les petites blagues. . . qu’ont pas marché avec moi. Y a des gensde ma famille qui sont passés avant moi donc les blagues on les connaît. Mais rien de méchant,c’est des plaisanteries : aller chercher un trousquin à roulettes au magasin ou. . . enfin un outil quin’existe pas. Et là on peut être sûr qu’arrivé au magasin : “ben j’en ai plus, il faut que tu ailles àl’autre magasin là-bas.”

18 Citons, à titre d’exemple, quelques sobriquets relevés dans les différents témoignages recueillis : « Massé gros yeux »pour l’ouvrier Massé qui était toujours en colère, « Ben Hur » pour l’ouvrier doté d’une très grande force physique,« Maillot jaune » et « Maillot vert » pour deux ouvriers zélés, qui faisaient la course en travaillant. . .

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— Oui, il y a une espèce de code. . .

— Ouais, tout le monde connaît. Et même nous après, quand on voit quelqu’un qui arrive, onlui fait le coup (rires) ! » (Frédéric, 29 ans, charpentier-fer)

Si, de nos jours, les rapports entre générations peuvent encore être parfois difficiles, ils semblents’être pacifiés. D’abord, les anciens et notamment les « vieux Briérons », qualifiés unanimementde « têtes de cochons », ne sont plus guère représentés dans le groupe ouvrier. Ensuite, beaucoup dejeunes salariés embauchés vers la fin des années 1990 évoquent, dans leurs témoignages, l’accueilchaleureux dont ils ont bénéficié à leur arrivée car cela faisait longtemps qu’il n’y avait pas eud’embauches aux Chantiers19. Leur arrivée était donc un signe rassurant sur la santé économiquede l’entreprise. Enfin, et c’est un avis partagé aussi bien par les intéressés que par les générationsplus âgées, les jeunes semblent se montrer beaucoup moins dociles et moins impressionnés parleurs aïeux que ne l’était la jeunesse ouvrière dans les années 1970, laquelle ressentait un sentimentambivalent de peur et de respect vis-à-vis des anciens. On peut expliquer en partie ces différencesd’attitudes des jeunes vis-à-vis des générations plus âgées par la transformation des cadres desocialisation : contrairement à la génération de leurs enfants, les ouvriers des années 1970 ont étésocialisés dans le monde rural au sein duquel les rapports de pouvoir étaient largement organisésautour de la figure autoritaire du patriarche.

Cette prise de distance avec les anciens, considérés à juste titre comme les détenteurs de laculture ouvrière des Chantiers, est d’autant plus prononcée que les jeunes ouvriers ont connu uneexpérience professionnelle relativement significative (entre trois et dix ans selon les cas) dansd’autres entreprises, souvent moins bien dotées en termes d’instruments de protection des salariés(présence de syndicats, de comités d’entreprise, couverture sociale, avantages sociaux, etc.). Lesjeunes qui appartiennent à cette catégorie de salariés sont nombreux à estimer qu’il ne faut pas« pousser le bouchon trop loin » et qu’à force de jouer le jeu du freinage dans la production, onjoue peut-être avec le feu : « Les compagnons qui refusent de jouer le jeu de la performance,ils mettent en péril leur propre moyen de vie. Les Chantiers peuvent fermer ! » déplore ainsi unjeune trentenaire qui a travaillé plus de dix ans chez un sous-traitant présent sur le site. Un autrerévélateur important sinon capital de cette prise de distance avec la culture ouvrière réside dansle refus de suivre systématiquement les mouvements de grève ou de débrayage. Ce qui a étéobservé par Stéphane Beaud et Michel Pialoux aux usines Peugeot de Sochaux-Montbéliard l’esttout autant aux Chantiers (Beaud et Pialoux, 1999). La participation aux mouvements sociauxest un élément déterminant de la socialisation ouvrière, de l’appartenance au groupe des « vraisouvriers », solidaires et militants par essence20 :

« La grève est un moment de vérité, on est dans un camp ou dans un autre. Dire de quelqu’unqu’il est “gréviste” dans le cours habituel de la conversation (hors de tout contexte degrève), est une manière de faire comprendre qu’il est inséré dans la culture politique dugroupe (même si par ailleurs il n’est ni militant ni syndiqué), qu’il appartient au groupedes ouvriers qui ne sont pas du côté du patron. Une réprobation très forte s’exerce, mêmedeux ou trois ans après, vis-à-vis de ceux qui n’ont à aucun moment fait grève. » (Beaud etPialoux, 1998 p. 496–497)

19 Des embauches qui sont directement liées aux 17 commandes de paquebots à livrer entre 1998 et 2005. Ainsi, alorsque les Chantiers enregistraient 89 départs pour 12 entrées sur des emplois permanents en 1997, le ratio s’inverse deuxans plus tard avec des flux beaucoup plus importants : on compte 230 départs pour 381 entrées en 1999, et 247 départspour 851 entrées en 2000.20 Cet impératif de lutte et de solidarité concerne, ici aussi, les ouvriers permanents, en opposition aux intérimaires qui,

fragilisés dans leur situation d’emploi, sont autorisés sinon encouragés à ne pas faire grève.

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Stéphane, âgé de 29 ans et soudeur aux Chantiers depuis l’âge de 25 ans, donne un exemplede cette réprobation telle qu’elle peut s’exprimer encore aujourd’hui dans son atelier, et décrit enpointillé le code d’honneur de l’ouvrier modal :

« J’en connais un qui est vraiment individuel, à la limite il parle que pour lui, et lui onl’aidera pas s’il lui arrive un truc parce qu’on dira : “Tiens, il l’a un peu cherché”. Quandil y a un débrayage il reste tout le temps, même quand ca le concerne. Il dit : “Non, moije pense qu’à moi”. Il le dit ouvertement : “Moi je pense à moi, si je débraye ca fait ca demoins à la fin du mois”. On lui dit : “Mais des fois faut le faire, pour en gagner plus”. Parceque les gens qui débrayent pas, si nous on sort et on a gain de cause, ben ils ont gain de causeaussi. Ils ont tout à gagner en restant, et en même temps ils font bien devant le chef. Doncles gens qui débrayent sont plus solidaires entre eux, et ceux qui restent c’est des personnesqui vivent que pour eux. Donc on n’aidera pas quelqu’un qui. . . Alors que si quelqu’unqui débraye tout le temps, il lui arrive un truc, et bien on peut faire un débrayage [pour ledéfendre], sauf si c’est du zèle, quand il a fait un truc qu’est vraiment pas défendable. »

Se solidariser avec les uns revient, de manière mécanique, à se désolidariser avec les autres.Ainsi se forment et se déforment les groupes d’appartenance au sein du monde ouvrier. Dansle même ordre d’idées, l’appartenance au groupe professionnel suppose chez bien des ouvriersde refuser toute mobilité sociale au sein de l’entreprise. Gravir les échelons dans la chaîne deproduction revient à s’éloigner des siens, tandis que passer dans la maîtrise est tout simplementpercu comme un acte de traîtrise. . .

3. L’évolution des rapports de travail

3.1. Des rapports verticaux plus impersonnels et davantage orientés vers des finsproductivistes

Comme nous l’indiquions en introduction, l’évolution des rapports de travail horizontaux etverticaux aux Chantiers recoupe pour une bonne part l’évolution des rapports intergénérationnels.Ceci est particulièrement vrai pour ce qui concerne les relations du groupe ouvrier à sa hiérarchiedirecte. Dans les années 1950 à 1970, époque à laquelle les Chantiers recrutent massivement samain d’œuvre dans l’aire locale, les relations verticales sont dans bien des cas doublées de relationsamicales ou familiales. De ce fait, les relations avec la hiérarchie sont relativement inégales selonles affiliations et les affinités dont peuvent se réclamer les ouvriers. Les affiliations de type clanique(être Briéron quand le chef était lui-même Briéron) et familial (être parent d’un contremaître oud’un agent de maîtrise) sont particulièrement opérantes dans ce rapprochement entre ouvriers etsupérieurs hiérarchiques21. Les galons et autres primes sont ainsi plus facilement obtenus par lesouvriers insérés dans ce type de relations (Bigaud, 1991)22. Aujourd’hui, les rapports verticaux nesont quasiment plus traversés par toutes ces affinités et par tous ces liens. Ils répondent davantageaux impératifs de productivité qui incombent à l’entreprise. À l’image des entretiens personnalisés

21 Si les relations nouées à l’extérieur de l’entreprise déterminaient en partie les relations internes, la réciproque estégalement vraie tant la vie ouvrière des Chantiers s’est longtemps prolongée en dehors des murs de l’entreprise, quel’on songe pour cela aux nombreux cafés qui bordaient alors le terre-plein de Penhoët ou encore au succès qu’a connulocalement le phénomène de l’autoconstruction développé par les Castors de l’Ouest (Écomusée de Saint-Nazaire, 1999).22 À l’inverse, les affiliations syndicales des ouvriers avaient plutôt pour effet de créer de la distance sinon du conflit

avec leurs supérieurs. Ainsi, plus on était « rouge » et moins on avait de probabilité de bénéficier de promotion interne.

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d’objectifs (EPO) conduits tous les ans, les ouvriers sont désormais évalués de manière objectivepour la qualité de leur travail et leurs perspectives de progression dans l’entreprise, là où dans lesannées 1960–1970 les appréciations subjectives et arbitraires allaient bon train en fonction de laqualité des relations entre ouvriers et « petits chefs ». On peut dire, en un sens, que nous sommespassés d’une « passion hiérarchique » (Moulinié, 1993) à une logique davantage fondée sur laraison.

On observe également que ce sont ces mêmes impératifs de productivité et de performanceéconomique qui expliquent la nouvelle politique salariale vis-à-vis des anciens ouvriers, peu ouen tout cas moins productifs en fin de carrière. Dans les années 1950 à 1970, ces ouvriers étaientplacés à des postes moins éprouvants (comme magasinier par exemple) ou encore passaient dustatut d’ouvrier qualifié à celui d’OS, mais sans perte systématique de salaire. De même, dansles relations de travail, ces ouvriers âgés étaient largement ménagés par leurs homologues plusjeunes et par leurs supérieurs hiérarchiques. À partir des années 1980 et surtout 1990 se sontdéveloppés les départs en préretraite (et notamment « pour amiante » au cours de la dernièredécennie), ce qui a permis à l’entreprise de se passer plus facilement de cette main d’œuvre.Comme le souligne Jean-Marie Pernot (2008, p. 34) : « La direction des Chantiers a d’ailleursjoué habilement du curseur pour l’étalement des départs. Dans un premier temps, elle a soutenuque les ouvriers avaient cessé d’être exposés à l’amiante en 1992, ce qui a autorisé 900 départsamiantes en 1999–2000. Puis, arrivé le creux de charge post 2003, elle a reconnu la possibilitéque l’exposition à l’amiante ait pu se poursuivre jusqu’en 1998, autorisant 1100 nouveaux départsen 2005 ».

Plus impersonnels, les rapports verticaux se construisent aussi pour une bonne part autourd’une lutte entre générations pour la maîtrise du savoir-faire professionnel. Nombreux sontles métallos proches de la retraite ou retraités depuis peu qui témoignent de l’émergence, aucours de ces dernières années, de problèmes relationnels avec leurs supérieurs hiérarchiques, enl’occurrence de jeunes ingénieurs « sortis tout droit de l’école ». Cette lutte autour de la maîtrisedu savoir-faire métallo oppose les anciens ouvriers expérimentés aux jeunes ingénieurs fraîche-ment diplômés, les détenteurs du savoir-faire pratique aux détenteurs de la théorie. Lorsque lesseconds demandent aux premiers d’adapter leurs méthodes de travail aux changements techniqueset organisationnels de l’activité de construction navale, les premiers se sentent bien souvent déqua-lifiés, humiliés, dépossédés de leur savoir-faire sur lequel repose toute leur fierté d’ouvrier de lanavale :

« On a l’habitude de faire comme ca. “Ah oui mais c’est une mauvaise habitude” [répondle jeune ingénieur]. Nous, on avait pas 50 solutions pour transporter des blocs comme onfaisait là. Eux ils voulaient nous faire voir qu’ils avaient de la théorie. La théorie, la théorieoui c’est beau la théorie, nous aussi on en avait de la théorie, mais plus de pratique. Sinon,dans ces cas là, depuis 33 ans que je suis là-dedans, si c’est maintenant qu’on s’apercoit queje suis un bon à rien y a un malaise quelque part ! Je sais pas où il est mais y a quelque chosequi déconne ! Fallait me le dire avant ! Après ils nous disent qu’on est incommandable.Ben le gars qui est incommandable c’est qu’il connaît son boulot ! » (Louis, 62 ans, ouvrierretraité)23

23 On trouvera des exemples actualisés de ce sentiment d’humiliation et d’infantilisation vécu par les ouvriers expéri-mentés dans le récit que nous livre Pauline Seiller (2010b) au sujet de la mise en œuvre parfois zélée des « cartons jaunes »adressés sous forme de sanctions aux ouvriers ne respectant pas les consignes de sécurité.

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D’une manière générale, et on en comprend aisément les raisons, les jeunes sont plus enclinsque les anciens à respecter de nouvelles consignes de travail. Au vu de ce que nous avons ditprécédemment de la socialisation ouvrière et des enjeux, qui lui sont liés, d’unité et de cohésiondu groupe, on devine aussi que ces différences de perceptions et d’attitudes entre générationsne sont pas sans produire des effets sur la qualité des relations horizontales. L’évolution récentedes rapports de travail au sein de ce groupe est déterminée par deux principaux facteurs quisont en partie liés. On retrouve, en premier lieu, les changements organisationnels survenus avecla prise de fonction de la nouvelle direction en 1997 et, en second lieu, la transformation desrapports intergénérationnels. Ces rapports horizontaux peuvent être analysés sur deux plans :celui, tout d’abord, de la relation entre ouvriers de l’entreprise donneuse d’ordres et ouvriers dela sous-traitance ; celui, ensuite, de la relation nouée entre les seuls ouvriers des Chantiers.

3.2. Des rapports horizontaux sous-tendus par les différences statutaires entre ouvriers desChantiers et ouvriers de la sous-traitance

Le plan CAP 21, mis en place à partir de 1998, a reposé en grande partie sur le développe-ment de la sous-traitance dans le groupe ouvrier. Longtemps structurés par corps de métiers, lesrapports de travail entre métallos se sont de plus en plus organisés autour du statut avec, d’uncôté, les ouvriers des Chantiers, majoritairement sous CDI et bénéficiant d’un certain nombred’acquis sociaux (treizième mois, primes, implantation syndicale, mutuelle avantageuse, etc.), etde l’autre, les ouvriers de la sous-traitance, dont certains sont en CDI (et notamment en « CDIde chantiers », contrats dits de durée indéterminée mais qui, dans les faits, sont liés à la durée ducontrat commercial), d’autres en CDD, et beaucoup en intérim. À cette multiplication des statutss’ajoute aussi la multiplication des figures du métallo avec, en particulier, l’arrivée vers la fin desannées 1990 de femmes dans des métiers que l’on croyait jusqu’alors réservés aux hommes, ainsique de travailleurs étrangers, notamment lors de la construction du Queen Mary II pour laquellela direction des Chantiers avait favorisé, selon une note interne interceptée par la CGT, « les mon-tages exotiques » dans la sous-traitance : sous-entendu le recrutement d’ouvriers spécialisés enprovenance de pays à bas salaires. En 2003, on comptait environ 1100 salariés étrangers (indiens,roumains, polonais, slovènes, grecs, croates. . .) dans les entreprises sous-traitantes, soit près de20 % de l’ensemble de l’effectif salarié24.

Cette multiplication des statuts (du point de vue de l’emploi, de la nationalité, du genre) autourde la figure de l’ouvrier de la navale a pour effet de fragiliser le collectif de travail. Beaucoupd’ouvriers permanents des Chantiers pensent qu’avec le recours massif aux intérimaires (francaiscomme étrangers), c’est un savoir-faire qui se délite : « Le travail fout le camp », se lamentent ainsiles métallos les plus attachés à la sauvegarde de leur outil de travail. Quand un atelier « est venduà la sous-traitance », les ouvriers en voie de mutation conjuguent un sentiment d’amertume liéà l’abandon de leur activité, et une inquiétude manifeste quant à la progression de ces transfertsde compétences vers la sous-traitance, qui plus est lorsqu’il s’agit de sous-traitants étrangers,accusés de « piquer les emplois » et de bâcler le travail, les travailleurs étrangers percevant enretour les ouvriers des Chantiers comme « privilégiés » et « feignants » (Seiller, 2010a). Tout entravaillant les uns à côté des autres, les relations de travail entre ouvriers des Chantiers et ouvriers

24 Ce recours massif à une main d’œuvre étrangère et bon marché ne se fera pas sans quelques entorses au droit dutravail, ce qui donnera aussi l’occasion à la section locale de la CGT de découvrir et de mener de nouveaux combats dansla défense des salariés du site : voir, sur ce point, les récits de Jo Patron (2004) et Jean-Marie Pernot (2008) ainsi que lefilm documentaire de Sabrina Malek et Arnaud Soulier (2005).

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de la sous-traitance et les liens que ces relations supportent s’en trouvent modifiés. La sous-traitance transforme « les représentations de la solidarité qui ne peuvent plus s’appuyer sur unecommunauté statutaire ou simplement professionnelle. L’extension de la sous-traitance est percuecomme une amputation qui conduit à la dissolution des groupes centraux sur lesquels s’appuyaitle syndicat » (Pernot, 2008, p. 42). C’est aussi pour lutter contre cet éclatement du groupe ouvrierque la CGT a créé en 1999 l’Union syndicale multiprofessionnelle (USM) sur le site des chantiers,l’objectif étant de retrouver une certaine unité du groupe ouvrier de la navale (avec, en particulier,la création d’un statut unique fondé sur l’emploi en CDI) en s’appuyant pour cela sur l’ensembledes syndicats présents sur le site : syndicats des intérimaires, des sous-traitants et de l’entreprisedonneuse d’ordres. Pour autant, les effets escomptés semblent bien difficiles à obtenir (Fribourg,2003 ; Pernot, 2008). L’USM rencontre de réelles difficultés dans son action car les différencesstatutaires entre ouvriers permanents et ouvriers « précaires » altèrent profondément la notiond’intérêts communs qui est aux fondements de l’action syndicale, les salariés les plus protégéscraignant un nivellement par le bas de leur niveau de droits et de protection.

Dans la mesure où les jeunes sont surreprésentés dans les effectifs intérimaires, les lignesde démarcation au sein du groupe métallo peuvent également être vécues comme des tensionsintergénérationnelles. Il est courant d’entendre les ouvriers des Chantiers dire que les jeunessalariés des entreprises sous-traitantes sont moins qualifiés. Pris dans le jeu de la sous-traitance(délais de production, rapport qualité/prix, fort turnover, etc.), ils auraient pris de mauvaiseshabitudes de travail :

« La construction navale, c’est quand même assez technique, il faut garder le savoir, lesavoir faire et le développer. J’ai rien contre les salariés de la sous-traitance mais ils sontmoins formés, ils ne connaissent pas ; les entreprises prennent des jeunes mais ils ne sontpas accompagnés. C a génère des problèmes en terme de qualité, de délais, de sécurité autravail. » (Pernot, 2008, p. 43)

Au-delà de quelques cas manifestes, cette affirmation qui tend à déqualifier systématiquementle travail des jeunes intérimaires est largement contestable dans la mesure où ces derniers sont,dans l’ensemble, tout aussi qualifiés que les ouvriers de l’entreprise donneuse d’ordres. Il semblebien, en réalité, que ce n’est pas tant la qualité du travail qui est remise en cause ici que ladivision du travail dans laquelle s’inscrit le recours à l’intérim, à savoir l’extension de la sous-traitance (Pernot, 2008). Bien malgré eux, les jeunes intérimaires symbolisent ainsi — à tortpeut-être plus souvent qu’à raison — la perte progressive d’un savoir-faire professionnel, où lerapport à la matière, l’application et l’investissement des ouvriers dans leur travail avaient touteleur importance25. « On est en train de faire des bateaux comme on fait des voitures », déploreainsi un ouvrier des Chantiers, qui regrette que le métier de métallo soit sacrifié sur l’autel desimpératifs de rentabilité économique. Plus que le métier, c’est davantage l’emploi de métallo — ausens d’un emploi protégé et garanti dans la durée — qui semble donc être menacé sous l’effetde la progression de la sous-traitance. Qu’il s’agisse du travail en équipes autonomes réalisépar des « compagnons » des Chantiers ou du travail réalisé par des intérimaires appartenant auxentreprises sous-traitantes, la qualité reste une priorité à laquelle il est de toute manière biendifficile de déroger :

25 On retrouve ces mêmes observations dans les travaux de Christian Papinot (2010) sur les rapports de travail entrepermanents et intérimaires de la construction navale militaire, rapports largement construits par la violence symboliquedes différences de statut entre les anciens ouvriers d’État, aujourd’hui « collaborateurs » DCNS, et les nouveaux ouvriersintérimaires.

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« La surveillance de l’armateur est constante : des représentants de celui-ci passent régu-lièrement et contrôlent à la fois l’avancement et la qualité du travail réalisé. Les remarquesfaites aux ouvriers sont prises en compte par ceux-ci de manière à augmenter la qualité. »(Gelabart, 2001)

Si les attitudes au travail des ouvriers permanents et des intérimaires ne sont donc pas aussicontrastées qu’on peut parfois l’entendre dire, il faut bien reconnaître, cependant, que le statutde permanent va plus souvent de pair avec une certaine appropriation du travail et de sa qualité(Gelabart, 2001).

3.3. La fragilisation du collectif ouvrier des Chantiers : un effet conjoint de latransformation des rapports intergénérationnels et du nouveau management de l’entreprise

Si l’on regarde à présent les seules relations entre ouvriers des Chantiers de l’Atlantique,on s’apercoit que celles-ci ont également connu de profondes transformations sous l’effet desréorganisations mises en œuvre à la fin des années 1990. En particulier, la mise en place des35 heures à partir de novembre 1999 modifie sensiblement le cadre des sociabilités ouvrières. Leprincipe directeur de cette mise en œuvre est de réduire le temps de présence sur le lieu de travailsans réduire le temps de production. Il s’agit, autrement dit, de supprimer tous les temps morts qui,jusqu’alors, sont comptabilisés dans le temps de travail. Ainsi, au lieu d’avoir un grand restaurant,un vestiaire central et un service de bus destiné à acheminer les ouvriers sur leur lieu de travail, lesite est désormais composé de 11 restaurants, 12 vestiaires et huit parkings, ce qui a permis, d’unpoint de vue organisationnel, des gains de temps significatifs. Mais si les temps morts le sont d’unpoint de vue productif, ils ne le sont pas, loin de là, du point de vue du collectif ouvrier qui, pourexister, s’appuit très largement sur ces temps de rassemblement. Ceux-ci se voient de nouveauamputés par la suppression de l’embauche à heure fixe au profit des horaires décalés (travail en2 × 8, en 3 × 8, en VSD [vendredi/samedi/dimanche]), ce nouveau modèle organisationnel ayantcontribué pour partie à atomiser le groupe ouvrier en définissant et en délimitant des équipes detravail dans l’espace et le temps. En réduisant de la sorte les lieux et les temps de sociabilité dansle monde ouvrier, la direction des Chantiers semble être parvenue à répondre simultanément àdeux de ses objectifs : accroître la productivité du travail et « casser » un peu cette culture de lutteouvrière, si réputée à Saint-Nazaire. Comme l’illustre le témoignage suivant d’un responsable dela CGT, ces changements organisationnels ont largement interpellé les pratiques syndicales :

« Les distributions de tracts, la difficulté, c’est 11 entrées sur le site, avec des horairescomplètement éclatés : les gars entrent à 6 heures, 7 heures, 8 heures. Avec les heures dedélégation qu’on a, comment faire ? Se répartir les accès, être là tout le temps ? Impossible. »(Pernot, 2008, p. 31)

Encore une fois, les transformations induites par le passage aux 35 heures ne sont pas percues dela même manière par les anciens et par les jeunes. À l’inverse des premiers, les seconds ont comprisque cette nouvelle organisation répondait aussi à des enjeux de modernisation du site. Inspirédes nouvelles doctrines de management caractéristiques du capitalisme moderne (Boltanski etChiapello, 1999), le discours patronal pointant les impératifs de productivité sans lesquels lesChantiers ne pourraient guère survivre au cours des prochaines années produit manifestement deseffets sur les plus jeunes salariés qui sont à la recherche de certaines garanties quant à la pérennitéde leur emploi. Bien que titulaires d’un CDI, ils savent pertinemment que si les Chantiers n’ontplus de commandes, ils risquent le licenciement économique. Lorsque les représentations du

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travail et de l’emploi diffèrent ainsi d’une génération à l’autre, cela se traduit bien souvent pardes incompréhensions réciproques. Les plus âgés déplorent en particulier le manque de culturepolitique des plus jeunes :

« Les jeunes ne sont pas dans la même démarche que les anciens, il n’y a plus le mêmeesprit de camaraderie, ils sont moins posés dans leurs revendications, ils sont plus exigeantsmais ils n’ont pas le sens de l’organisation collective qu’avaient les anciens. » (syndicalisteCGT)

Les jeunes de leur côté, du fait notamment d’une fréquentation prolongée de l’école, se recon-naissent de moins en moins dans cette culture ouvrière et dans la condition sociale qui lui estassociée (Beaud et Pialoux, 1999 ; Misset, 2009). Beaucoup d’entre eux aspirent au contraire à« quitter le bleu » un jour ou l’autre. Si, sous l’effet d’un mouvement continu et rapide de sta-bilisation professionnelle, résidentielle et économique, « l’échappée de classe » vers les classesmoyennes salariales était objectivement pensée et envisagée du point de vue du groupe ouvrier dansson ensemble au sortir des Trente Glorieuses (Verret, 1979, 1982 ; Molinari, 1997), elle sembledavantage caractériser aujourd’hui une trajectoire d’ascension sociale individuelle, l’enjeu pourEgo étant précisément de s’extraire d’une classe ouvrière en panne d’ascension depuis les années1980 (Verret, 1995).

Si, compte tenu de ces écarts de conscience de classe et de mobilisation politique, jeuneset anciens ouvriers ne parviennent pas toujours à s’entendre, certains événements propres auxrelations de travail peuvent en revanche les rapprocher. En premier lieu, la dureté des conditionsde travail dans la construction navale est telle que, nécessairement, des solidarités productives semettent en place dans le groupe ouvrier, lui-même étant généralement organisé en binômes ou enéquipe de plusieurs personnes. Les solidarités horizontales s’expriment également très souventdans un rapport frontal à la hiérarchie. Certains jeunes ont pu ainsi être agréablement surprisde voir des anciens, avec qui ils n’avaient a priori aucune affinité sinon de l’animosité, venir àleur aide lorsque par exemple un ingénieur remettait en question la qualité de leur travail. Dansce cas de figure, les rapports de classe l’emportent donc sur les rapports de génération qui, unefois l’incident clos, pourront de nouveau s’imposer dans les relations de travail. La logique estun peu la même concernant la participation des jeunes aux mouvements sociaux. Ces derniersne reproduisent peut-être pas à l’identique les modes d’adhésion et de lutte de leurs aïeux, maisils savent, à leur manière et quand cela est nécessaire, défendre les intérêts non pas de la classeouvrière dans laquelle ils se reconnaissent assez peu, mais du groupe professionnel dans lequelils sont insérés.

4. Conclusion

La perspective tri-générationnelle développée dans le cadre de cette enquête permet de biensituer les mutations récentes de la socialisation professionnelle et des rapports de travail auxChantiers de l’Atlantique. La transformation de la structure de l’emploi et de l’organisationdu travail dans le secteur industriel de la construction navale constitue une grille de lectureparticulièrement heuristique pour comprendre les fondements de ces mutations, mutations quisont elles-mêmes aux principaux fondements de la construction sociale des trois générationsouvrières ainsi observées.

Cette relation dynamique entre modes différenciés de socialisation professionnelle et moded’engendrement de génération ouvrière est plus particulièrement prononcée pour la dernièregénération. Le rapport des jeunes métallos au travail, à l’emploi et au groupe professionnel ne

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peut se comprendre en effet sans prendre en compte les nombreux changements statutaires etorganisationnels qui ont affecté ces dernières années l’exercice du métier de métallo ainsi quecertaines des sociabilités qui lui étaient liées. Interpellés par ces différentes transformations quiont contribué à la fragilisation du collectif de travail, les anciens parviennent encore dans unecertaine mesure à jouer les « passeurs » de la culture ouvrière, qu’il s’agisse de la reproduction decertaines formes de résistances au travail ou de luttes plus visibles (grèves, débrayages, syndicatsde site, etc.) destinées à défendre les intérêts et autres acquis du groupe professionnel. Conscients,malgré tout, que les règles du jeu ont changé avec, en particulier, la progression inéluctable dela sous-traitance et des formes particulières d’emploi ou encore le faible taux de syndicalisationdes jeunes ouvriers, l’enjeu pour ces détenteurs et défenseurs de la culture ouvrière métallo n’estpas tant de restaurer la figure mythique d’un groupe ouvrier intégré que « d’en perdre le moinspossible ». Le succès mitigé de l’USM en qualité de syndicat de site témoigne assez bien de cedifficile retour en arrière.

Plus largement, les différences de représentations et de revendications observées d’une géné-ration à l’autre sont symptomatiques d’un fait qui, à notre sens, dépasse le seul secteur de laconstruction navale : à savoir le déplacement de préoccupations salariales classiques basées sur laconquête de droits attachés au travail et à l’emploi, vers des préoccupations d’accès et de maintiendans l’emploi des plus jeunes. On peut se demander, pour conclure, si la fracture générationnelleobservée au sein du monde ouvrier ne constitue pas, in fine, qu’un épiphénomène de ce que nousobserverons dans les années à venir à une échelle plus globale. Si les modes différenciés de socia-lisation professionnelle au sein de l’industrie navale sont aux fondements de l’engendrement degénérations ouvrières distinctes, on peut légitimement penser en effet qu’un même processus està l’œuvre à l’échelle de la société salariale dans son ensemble, tant la jeunesse constitue de nosjours (et à ses frais) un support essentiel de la transformation structurelle du salariat (Fondeur etLefresne, 2000).

Annexe 1. La construction de trois générations ouvrières.

Les trois générations ont été construites sur la base de 11 récits pour la première, 16 pourla seconde et 13 pour la troisième. Ces récits ont été croisés avec les statistiques issues desbilans sociaux de l’entreprise afin, en particulier, de mieux situer les trajectoires générationnellesen fonction des différents moments de la politique de recrutement et de gestion du personnel(embauches de personnel qualifié ou non qualifié, développement de l’apprentissage, recourscroissant aux emplois intérimaires et à la sous-traitance pour les emplois ouvriers, cycle d’entréeset de sorties en fonction du niveau de commandes, etc.). Les statistiques disponibles couvrent lapériode 1956–2011.

La première génération est entrée aux Chantiers entre la fin des années 1940 et 1965. La moitiéd’entre eux sont entrés à l’âge de 14–15 ans en qualité d’apprentis. Une autre moitié est entrée entre17 et 22 ans, soit pour occuper leur premier emploi pour les plus jeunes, soit, pour les autres, aprèsquelques années de travail dans la ferme familiale ou en qualité de manœuvre pour des entrepriseslocales, notamment dans le domaine des BTP, particulièrement pourvoyeurs d’emplois dans larégion nazairienne de l’Après-guerre. La seconde génération est majoritairement embauchée dela fin des années 1960 au début des années 1980. Beaucoup sont également entrés en qualitésd’apprentis, mais le nombre d’ouvriers étant passés au préalable par un autre emploi (temporaire,CDD ou CDI), pour une durée moyenne de trois à quatre ans, s’accroît sensiblement. Si, pluson avance dans les générations et plus l’entrée aux Chantiers est différée avec, en particulier,un passage croissant par l’intérim, on observe en revanche une constante sur la base de ces

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deux premières générations : une fois entrées aux Chantiers, elles n’en sortiront plus avant leurretraite. La dernière génération, enfin, est embauchée tout au long des années 1990, une embaucheprécédée presque à chaque fois d’une expérience de quelques années en qualité d’intérimaire, leplus souvent sur le site des chantiers navals.

Rapportées aux statistiques de l’entreprise, la première génération représentait encore 41,3 %des effectifs ouvriers en 2001, la seconde 43,4 %, et la troisième 15,3 %.

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