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SAM  SZAFRAN  Flammarion Entretiens avec Alain Veinstein

Entretiens avec Sam Szafran

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Alain Veinstein nous livre ses entretiens avec Sam Szafran

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Page 1: Entretiens avec Sam Szafran

 sam  szafran 

Flammarion

Entretiens avecAlain Veinstein

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Entretiens avec Alain Veinstein

Rituel

Depuis le début, le rituel est au point. Dès mon coup de son-nette, je suis accueilli par les aboiements d’un chien (deux même,au début, le plus grand est mort entre-temps) dans lesquels seperdent les phrases de bienvenue. Une fois franchi le corridorplutôt encombré, je suis invité à monter l’escalier qui mène ausalon où Sam a l’habitude de recevoir et où ont lieu nos entretiens.Assez étroite, la pièce donne sur le jardin. Les murs sont tapissésde dessins et de lithographies (les livres sont plutôt dans la pièceattenante, une ancienne salle à manger, je suppose, que je n’ai faitqu’apercevoir). Sur les murs, je remarque une suite de Giacometti,des Picasso, un grand Olivier O. Olivier au-dessus d’un buffet et,si je ne me trompe, des encres de Michaux. La plupart des chaisessont occupées par des piles de livres, de documents et de dossiers.Toute la maison d’ailleurs, à l’image de l’atelier envahi par lesplantes, m’apparaît comme un conservatoire d’objets de toutessortes accumulés au fil du temps et qui affirmeraient leur sympathiepour le parti du chaos. La maison ne se contente pas d’être un lieude vie, elle est un atelier, un jardin et, en quelque sorte, un cabinetde curiosités.

Le rituel est au point, mais peut subir des entorses. Il est arrivéque Sam se déclare trop peu en forme pour se prêter à l’entretien.Il me demande malgré tout de le suivre au premier étage. Il s’assoitdans son fauteuil, face à la table où attendent les cigarettes, lesverres, la bouteille de bordeaux et les coupelles d’amuse-bouches,que le chien vient renifler par intermittence. Puis la conversationcommence, comme si de rien n’était. Je mets le magnétophone enmarche, mais Sam s’y oppose d’un geste de la main. Pas questiond’enregistrer, alors que la parole, précisément ce jour-là, est éblouis-sante. Je sais qu’elle est perdue pour toujours : l’intervieweurn’arrive jamais à faire répéter les mots et les intonations qui, un jourplus tôt, se sont envolés. La perte est lourde : Szafran se montraitintarissable sur de multiples sujets qu’il ne me serait même pasvenu à l’esprit d’aborder, et, peu lui importait, manifestement, quenous n’en gardions pas la trace. En remontant le passé, il ne voulaitpas, ce soir-là, sortir du présent. J’ai bien essayé la fois suivante derevenir sur des sujets développés ce jour-là : en vain. Le cœur n’yétait plus.

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Autres cas de figure que j’ai eu à connaître : je sonne à la porteà l’heure du rendez-vous, j’entends les aboiements du chien, maisla porte reste désespérément close malgré toutes mes tentatives.Apparemment, personne à la maison. Inutile d’insister, je doisrebrousser chemin. Ou dernière variante : je sonne à la porte.J’entends les aboiements du chien et la porte s’ouvre. Mais c’estLilette, la femme de Sam, qui m’annonce qu’au dernier momentun autre visiteur s’est présenté à l’improviste. Sam a des questionsimportantes à régler avec lui. Il en est désolé, il ne pourra pas merecevoir. Nous nous verrons une autre fois.

Et malgré tout, j’ai plaisir à le reconnaître, j’ai toujours aiméla compagnie de Sam. Ses « fantaisies » n’ont jamais entaché masympathie. L’impatience m’a laissé en paix. Je n’ai pas été gagné parces accès de doute qui compromettent si facilement un projet déjàassez difficile par lui-même pour qu’on s’abstienne de collectionnerles motifs d’incitation à la brouille. Même quand j’avais, en arri-vant, l’impression de le déranger dans son travail, la cordialité pre-nait très vite le dessus et je le sentais heureux de faire le récit deson expérience, si exceptionnellement riche, de la vie. Un sourireapparaissait alors sur ses lèvres, qui contrastait avec le ton de gravitéqu’avait sa voix lorsque, vrillant son regard dans mes yeux, il retrou-vait des scènes lointaines où la violence le disputait à la plus vivedes émotions.

Le récit de Sam

Le suivre, dans les premiers temps, n’allait pas de soi. Le récitavançait par associations qui s’accompagnaient de grands sauts dansle temps et j’avais du mal à m’y retrouver dans la chronologiebrouillée des événements. Impossible de s’en tenir à la linéarité.Chaque question appelait son lot de détours et renvoyait au fonddu chaos à partir duquel, après coup, on peut se risquer à renouerles fils d’une cohérence détruite. Le danger, pour l’intervieweur,c’est de s’imaginer lire dans cette cohérence cachée comme dans unlivre ouvert et d’orienter l’entretien à partir de ses intuitions. C’estpourquoi j’ai préféré rester à l’écoute et m’en remettre à la teneurde ce qui était dit sans chercher à faire bouger les lignes et lesthèmes par le feu de mes questions. Tendre l’oreille n’est pas un

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petit rôle. Je ne vois pas la nécessité d’essayer de tirer son épingledu jeu en faisant valoir son point de vue dans ce qui aurait l’allured’une discussion. Cela m’a toujours paru hors sujet, même quanddes propos de Sam ne recevaient pas pleinement mon assentimentou lorsque, à plusieurs reprises, il m’a renvoyé mes questions enm’interpellant : « Et vous, qu’est-ce que vous en pensez ? » Notretête-à-tête ne devait pas nous tromper : c’était le récit de Sam quej’étais venu chercher. Rien d’autre. Loin de moi l’idée d’être sur sestalons, de le pousser par tous les moyens dans ses derniers retran-chements, comme si répondre à des questions – certains inter-vieweurs le croient –, c’était forcément se cacher pour tenter devous échapper.

Quand tout se passait bien, c’est-à-dire quand il m’avait ouvertla porte et que nous montions au premier étage prendre nos placeshabituelles dans le petit salon, généralement baigné d’une musiqueque je lui demandais aussitôt de couper en vue de l’enregistrement,nous expédions les politesses d’usage et entrions rapidement dansle vif du sujet. À peine l’ébauche d’une question et Sam filait sonmonologue, manifestement heureux de se prêter au jeu. Je medemandais même parfois si le récit qu’il reconstituait au gré de sessouvenirs n’avait pas pour lui, par ces temps qui couraient versl’heure d’hiver, la fonction cruciale de déchirer l’oubli.

Lutter contre l’oubli, c’est parer à des coups qui pleuvent detoutes parts et à tout moment, dans une chronologie évidemmentbouleversée. Mais je me dis que le lecteur, à partir des entretiensqu’il va découvrir, n’aura pas de mal à retracer l’autobiographie quien résulte malgré les libertés prises à l’égard de la chronologie et,parfois peut-être aussi, de la hiérarchie des épisodes.

Celui qui refuse toutes les interviews, qui vit la passion de lafureur, l’obsession de la désobéissance, de la non-conformité et setient reclus dans son atelier n’est pas un être de peu de paroles. Ilsait précisément ce qu’il veut dire et où il souhaite aller. La radiome l’a appris : celui qui a une réputation de mutique peut se révélerintarissable, à charge, pour l’intervieweur, de trouver sa place, lajuste distance, qui va faire reculer, peu à peu, la défiance.

Si vous lui posez la question de la guerre et de la déportation,Sam s’empresse de l’éluder. L’horreur de raconter tient pour lui ausouvenir des disparus, envers lesquels il entend témoigner d’unefidélité qu’il dit supérieure. Il se méfie en outre du pathos pour

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évoquer la douleur : il craint de susciter une compassion qui seraitcomme une nouvelle violence qu’il infligerait à ceux qui l’ont déjàsubie, de plein fouet. Peut-être même la violence de la pitié. Trèssouvent, pourtant, son récit revient aux jours sombres par desdétours. De sorte que, tout en ne souhaitant pas en parler, il necesse d’en parler. Il rappelle en particulier le sort réservé à sa familleet les conditions, à ses yeux miraculeuses, dans lesquelles il a pu enréchapper, être là, aujourd’hui, comme il me l’a dit à de nom-breuses reprises, en train de raconter sa vie. Seul naufragé, parmiles siens, à avoir retrouvé la terre ferme.

Il ne faut pas avoir l’oreille absolue pour entendre, en fait, quele moindre de ses propos est tendu vers ces souvenirs, probablementles seuls que la mémoire ne détruit pas. C’est là qu’est le foyer. Delà que partent tous les mots, sans qu’aucun mot puisse véritable-ment dire ce qui a été vécu. Car sa vie fut à la fois « sauvée » et« dénaturée », « faussée », comme si, de la même façon qu’on le ditdes objets, elle n’était pas « d’origine ». Il en parle, du reste, commed’une « solution de dépannage » en raison du désastre. Il n’auraitfait, au fond, que gagner du temps sur le temps mort. La machinede mort a mis sa vie dans ses rouages. Et parce qu’elle a tout déco-loré en lui, autour de lui, il a voulu retrouver des couleurs. Unecouleur ?

Une œuvre

Retrouver… Une couleur… Safran (cette fois sans z) est unecouleur. Cette couleur que Flaubert, découvert par Sam grâce àOdilon Redon, prétendait retrouver en écrivant Salammbô. Quellecouleur Sam Szafran a-t-il cherché, lui, à retrouver par l’usage dela couleur ? Si c’était une couleur, je n’hésiterais pas à parler derésistance. Référence à la guerre, inutile de le préciser, et, au-delà,aux menaces d’une sorte de faillite quotidienne, ainsi qu’à la fuiteque permet le travail pour tenter d’échapper à la folie destructricequi, loin de se faire oublier après la guerre, n’a cessé d’étendre sesravages. Or, la couleur de la couleur, c’est simplement la vie. C’estce qui maintient en vie. C’est, si l’on veut, l’enfance. Au sens queGeorges Bataille donne à ce mot lorsqu’il évoque la littérature. « La

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littérature, écrit-il, c’est l’enfance enfin retrouvée. » Retrouvée, c’est-à-dire maintenue en vie dans le présent, qui est pour Szafran, onl’a vu, de la survie miraculeuse.

Sam Szafran, le peintre des ateliers, des imprimeries, des escaliers,des plantes et des paysages urbains. C’est ainsi que l’artiste est pré-senté généralement. Mais peu importent les motifs. L’œuvre puiseson énergie dans un resserrement sur l’essentiel où ce qui compte,c’est la profusion des nuances apportées, à force de répétitions, à unmême sujet. L’œuvre joue sur le resserrement et la répétition pours’enrichir de valeurs nouvelles. Comme les mêmes scènes défilent,depuis toujours, au fond de son cerveau, Sam dessine continûmentles mêmes images, le plus près possible des données immédiates de savie, c’est-à-dire le plus loin possible de ces scènes de violence qui lehantent. Rendues plus réelles que toute réalité, ces images traduisentle désir d’un monde à leur image. Elles s’inscrivent entre quatre murs.Quatre murs qu’aucun hasard ne fera probablement jamais voler enéclats. Mais de ces quatre murs, Szafran a fait un abri pour échapperà l’horreur dont il a été si tôt la victime. C’est là, entre quatre murs,dans cet abri, qu’il oppose la couleur, c’est-à-dire sa force de vie, àla violence, à commencer par la violence du désœuvrement. Ne pasgalvauder cette force est pour lui une exigence. Travailler, donc, sansrépit. Faire parler l’inconnu dans le plus connu : ce qui est là, chaquejour, sous les yeux, sous la main.

L’abri

L’abri, c’est d’abord, assurément, l’atelier, au rez-de-chaussée dela maison de Malakoff, où rien ne fait obstacle au grand labeur,quand Sam ne se contente pas de tourner autour des choses,d’attendre de voir… Plus qu’un abri, d’ailleurs, l’atelier est unrefuge. Le refuge où s’arrêter après la fuite, quand la fureur dudedans est préférée aux violences du dehors, destructrices de la vraievie. Plutôt la cachette de l’atelier que l’enclos du conformisme.

Abri, havre, antre, repaire, tanière… J’ignore quel mot choisirpour désigner ce lieu qui donne sur un jardin mais est lui-mêmeun jardin, pour être la proie d’innombrables plantes, certaines grim-pantes, qui y croissent librement. Rien à voir avec ce système policéqu’était, à Giverny, le jardin de Monet. Sam préfère se nicher sous

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la protection de la sauvagerie, même si toute cette végétation, il ena fait l’expérience, est terriblement mangeuse d’air : le gaz carbo-nique rejeté dévore lentement mais sûrement l’air que ceux quivivent sur les lieux sont censés respirer. Voilà donc le peintre vouéà un duel fratricide avec son modèle. Il risque d’être réduit ausilence s’il n’arrive pas à lui parler. Peindre, après tout, c’est savoirparler à l’air sans blesser l’espace. Y trouver sa voie. Aussi bien quesa voix, l’air étant également – ne l’oublions pas – une musique.

À l’atelier, outre les plantes – philodendrons, fougères, aralias,caoutchoucs… –, s’entassent d’innombrables choses liées au travail– chevalets, châssis, rouleaux de papier, feuilles déchirées, livres, quioccupent les tables, les chaises et sont empilés un peu partout –ou aux curiosités successives de l’artiste : des collections d’oiseauxempaillés, par exemple, d’insectes, de pierres… Le regard du visi-teur est encore attiré par le cylindre du poêle à charbon, si souventreprésenté. Mais surtout, indissociables du lieu, par les fameuxbâtonnets de craie du pastelliste, rangés dans des boîtes selon unegradation qui n’est pas laissée au hasard. Près de 1 800 tons, dont375 de vert : il y a de quoi faire. La seule contemplation de cetrésor pourrait occuper une vie entière.

Du coup, à l’atelier, la ligne droite est moins à l’honneur que laligne serpentine. Pour tout dire, c’est même, ici, le triomphe de laspirale. Pas de métaphore plus puissante de l’œuvre. Elle est rappe-lée par la présence, dans un coin de l’atelier, d’un escalier, l’un desthèmes favoris de Sam Szafran, on le sait. Par des volées de marches,on repasse toujours au même point, mais jamais au même étage. Ilen va comme de la répétition évoquée plus haut. Ou encore de lamusique dite répétitive. L’escalier visible dans l’atelier est privé defonction, réduit à sa forme. Il ne mène nulle part. Il est l’appel duvide, le haut lieu du vertige. Une tragédie à lui tout seul. L’imagede l’échec, peut-être, de l’impossibilité du salut, de l’absenced’ouverture. Et d’une certaine façon, on peut prétendre que l’œuvren’est pas, dans tant de peintures, la représentation de l’escalier, maisque c’est au contraire l’escalier qui représente l’œuvre. À l’origine,je suis tenté d’y voir cette scène traumatique que Sam raconte : sononcle, un jour, faute d’avoir reçu une réponse satisfaisante à l’unede ses questions, fait passer l’enfant par-dessus la rampe, au qua-trième étage de l’immeuble de la rue Saint-Martin. Il le tient, sus-pendu dans le vide, et menace de le laisser tomber s’il ne donnepas la réponse attendue.

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Aujourd’hui, Sam Szafran vit reclus dans sa maison-atelier deMalakoff. La quitter, ne serait-ce que quelques jours, est pour lui,chaque fois, une épreuve. Ce n’est pas même de gaieté de cœurqu’il se rend aux vernissages de ses propres expositions à l’étranger.Sa hantise : devenir une personnalité du monde des arts. Quelqu’unqui accepte sans coup férir de jouer le rôle de l’artiste dont lasociété, quand ce n’est pas l’État, l’investit. Il n’est pas dans le social,le monde dans lequel il s’est retrouvé sans savoir comment : il estdans le doute. Son art se dissocie de l’esthétique. Il ne relève pas,à ses yeux, de ce qu’on appelle, en règle générale, la « culture ». Ilobéit à une nécessité qui n’appartient qu’à lui et ne répond nulle-ment à l’exigence de plaire ou de déplaire. À son retour de Brühl,où était présentée, au musée Max-Ernst, l’une des plus importantesrétrospectives de son œuvre jamais proposées, il me disait que l’idéed’être « arrivé » lui était complètement étrangère, comme tout sen-timent d’accomplissement, même si une certaine « reconnaissance »contribue sans doute à adoucir ce qu’a été, pour l’essentiel, une viede galère. Et il ne l’accepte, cette « reconnaissance », que pour ladédier aux disparus et à ses proches, sa femme Lilette et son filsSébastien, et à la condition, cela va sans dire, qu’elle ne s’accom-pagne d’aucune compromission. Il assigne même aujourd’hui à sonart une fonction vitale : permettre à ceux qu’il aime de vivre aprèsqu’il aura disparu.

Le travail

Quand Szafran a achevé une peinture, il ne sait jamais s’il pourraen commencer une autre. D’ailleurs, dans nombre d’œuvresrécentes, la part de la couleur s’amenuise. Le blanc s’impose enforce. En force ou par défaut ? Peut-être dit-il, en fin de compte,la nécessité de poursuivre, quand bien même la peinture se dérobe-rait. Le blanc est la porte dérobée de la peinture. Une porte quiouvre sur une autre peinture, par le jeu de la répétition. La même,comme les paliers franchis lorsqu’on grimpe l’escalier ? Pas sûr. Ilfaudrait une lunette grossissant au moins quatre cents fois, tellecelle qu’Arago mit à la disposition de Victor Hugo à l’Observatoireen 1834, pour y voir plus clair dans cette répétition où le peus’enflamme. Et encore, avec pareille lunette, le poète n’eut-il devant

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les yeux – il le raconte dans Le Promontoire du songe – qu’une sortede « trou dans l’obscur », une « brusque arrivée de ténèbres », « laplénitude du noir », qui n’est peut-être que le fourmillement de lavie. « On a le vertige de cette suspension d’un univers dans levide », note plus loin Victor Hugo, dans ce qui pourrait être undialogue avec Sam Szafran, artiste du vertige, on l’a souvent dit,hanté par un cauchemar qui a tenu lieu de cette réalité qu’il acherché, d’une peinture à l’autre, à prendre au piège du regard.

« Nous n’avons pas assez parlé du travail », me répète Sampresque à la fin de chaque entretien. La fois suivante, j’arrive avec laferme intention, par mes questions, de corriger le tir. Mais à peinecommence-t-il à me répondre qu’il est ramené à des souvenirs quiouvrent de nouveaux chapitres de la biographie. Il se peut queparler du travail soit aussi difficile, sinon impossible, que de parlerdu présent qui, par définition, s’efface à chaque instant. Toujoursen cours, le travail ne se laisse pas aisément mettre aux arrêts.« Peut-être dans l’atelier, me dit-il, ça sera plus facile dans l’atelier. »

Justement, l’entretien suivant doit être enregistré dans l’atelier.« Nous allons finir dans l’atelier », m’a-t-il annoncé. Commententendre « finir » ? Je ne suis pas certain que Sam veuille en finir.Sans doute s’agit-il d’une décision improvisée sous l’influence del’air du temps. L’air d’un mauvais jour. Nous verrons bien. Enattendant, j’arrive, à l’heure dite, fin prêt pour la visite de l’atelier.Comme à l’accoutumée, nous nous arrêtons d’abord au premierétage. Sam s’assoit devant la petite table, dressée, comme chaquefois, par Lilette. Verres, bouteille de bordeaux et coupelles d’amuse-bouches, cigarettes et cendrier : rien ne manque. Sam me parlelonguement de l’exposition du musée Max-Ernst de Brühl, ouverteen novembre 2010, et de l’effort qu’il a dû faire pour se rendre enAllemagne où il s’était juré de ne jamais mettre les pieds. Heureuse-ment, tout s’est passé pour le mieux grâce aux efforts de WernerSpies, commissaire de la rétrospective avec Julia Drost. Ce qui l’afinalement décidé à accepter, c’est que Brühl est la ville natale deMax Ernst, pour qui il ne cache pas son admiration. Il me conseillela lecture de la préface écrite par Werner Spies pour le catalogue.Elle est intitulée « Je ne pourrai plus sortir de cette forêt », l’excla-mation de Golaud dans Pelléas et Mélisande de Debussy, en réfé-rence au « vertige des nuances infinies » où les œuvres de Szafran

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entraînent l’œil du spectateur. Une façon de parler du travail, com-mente Sam, sans doute plus pertinente que de longs discours. Jepense en effet aux rampes, aux escaliers, aux volées de marches quine mènent nulle part, ou vers l’improbable, « ôtant au regard touteassurance, le précipitant dans le vide », écrit Werner Spies. Le videsur quoi donne, quelles qu’en soient les figures, un univers toujoursproliférant et labyrinthique, chargé d’une tension vertigineuse.

Comme je risque une question plus directement tournée vers lesmoyens de la peinture, Sam l’élude en m’entraînant à nouveau dansune bifurcation. J’insiste, mais la nuit tombe. Il allègue le tempsqu’il faudrait pour aborder un tel sujet. Je reviens malgré tout surnotre projet de descendre à l’atelier où il serait peut-être plus faciled’entrer dans le processus du travail. Mais il est décidément troptard. Plus assez de lumière…

Le dernier entretien

Je me souviens qu’il y eut plusieurs « derniers entretiens ». Nousnous disions : « ce sera le dernier », et ce n’était pas le dernier.Comment finir ? Comment ne pas penser à Yves Bonnefoy quia intitulé récemment L’Inachevable le recueil de vingt ans de sesentretiens ? Les choses de la vie décident parfois à notre place. Sam,à un moment, fut moins disponible et connut de graves inquiétudesliées à la santé de son fils. Le téléphone sonnait souvent dans levide. Découragé, je laissai le temps passer. Jusqu’au jour où, contretoute attente, Sam m’a appelé. Nous allions nous voir. Il fallaitl’enregistrer, ce dernier entretien.

En arrivant à l’heure du rendez-vous, j’avais un mauvais pressen-timent, je m’attendais à trouver porte close. Mais non, au boutd’un moment, Sam est apparu dans les aboiements du chien. Je nesais pas pourquoi, mais, à cet instant, ces mots de Nietzsche mesont revenus en mémoire : « J’ai donné un nom à ma douleur etl’appelle “chien” – elle est tout aussi fidèle, aussi indiscrète et effron-tée, aussi distrayante, aussi sage que n’importe quel autre chien… »

« On a dû vous le dire, me répète Sam une nouvelle fois, commenous montons l’escalier qui mène au premier étage, c’est fou cetteressemblance avec Giacometti… » Et nous voilà repartis dans l’évo-cation de l’ami. Il m’en parle comme si je l’avais connu moi aussi,

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ce dont je finis par me convaincre, tant ses propos confirment l’idéeque j’ai pu m’en faire à partir des traces et des témoignages quinous sont parvenus.

Je me suis demandé si l’idée de Sam n’était pas de finir paroù nous avions commencé en consacrant notre dernier entretien àGiacometti. En fait, je l’ai vite senti préoccupé, un peu absent. Lefeu, pour la première fois, ne prenait pas. Son visage accusait unebarbe de deux jours, il avait des cernes inhabituels sous les yeux.Entre deux silences : « La faucheuse a été dure avec moi ces dernierstemps… » Et d’évoquer ses amis disparus : il avait perdu son grandami Henri Cartier-Bresson en 2004 et, dans le temps même denos entretiens, Roman Opalka, Leonardo Cremonini, James Lord,Raymond Mason… dont la disparition l’a complètement boule-versé. Chaque fois, pour lui qui a fait sa vie d’une mort différée,c’est la même stupeur. Chaque fois, la mort détruit l’harmonie. Ellevient rompre le fil sur lequel, tant bien que mal, avec l’aide de lapeinture, il a tenté de se tenir en équilibre.

L’écoutant revenir sur ces disparitions, je regrette de ne pas l’avoirinterrogé sur les silhouettes d’êtres humains qui apparaissent detemps en temps dans ses peintures, notamment dans les plusrécentes. J’aurais dû également insister sur le sens qu’il donne à untel acte de présence, par rapport au surgissement de la mort, certes,au cœur de nos vies, mais aussi par référence à notre époque deréel illusoire, de dévastations trouées de vides, et d’abord à la ques-tion de l’inhumanité et de la folie destructrice du totalitarisme, quia voulu chasser l’homme du centre des choses. Peut-être suis-je restétrop silencieux également sur les battements de cœur : le besoindes autres, l’amour, l’amitié, la sympathie dont je parlais au débutde cette préface, en pensant en premier lieu à Giacometti.

En attendant, Sam est là, face à moi, cigarette aux lèvres, verreà la main. Alors que je ne le fais jamais, je lui demande la permis-sion de le photographier. Sur l’écran, l’image qui fut la sienne pen-dant tout le temps de nos entretiens : pantalon marron, veste delaine à grands carreaux tirant sur le rouge, aux poches bourrées decrayons et de stylos, ouverte sur une chemise en jean qui recouvreelle-même un t-shirt blanc. Il me fixe avec ses yeux vifs, l’expressionmoitié souriante moitié anxieuse, l’air, parfois, de se cacher dansune phrase ou de se situer dans je ne sais quel affrontementimaginaire.

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Je l’écoute. Je retrouve dans chacune de ses phrases le franc-parlerqui traduit sa haine de toute hypocrisie sociale. Jamais il n’entreradans ce jeu-là, quitte à revendiquer, à certains moments, plus oumoins de violence verbale. Mais il n’est pas difficile d’apercevoir,derrière l’agressivité de façade, une vulnérabilité qui, si l’on y prendgarde, poigne le cœur.

La voix a quelque chose d’espiègle, qui résulte de ce mélange dedouceur et de virulence. Parfois, des intonations de fureur prennentle dessus. À de rares moments, la voix se brise sous l’effet d’uneémotion trop forte.

À chaque instant, du premier au dernier entretien, j’ai été frappépar le sentiment d’urgence qui inspirait son désir de parler, c’est-à-dire de tenter de faire se rejoindre dans un récit tous les fils quiont tissé sa vie. Le fil d’Ariane, pas de doute : la révolte contre laviolence ignominieuse qui a secoué son enfance à la façon d’unséisme. Il s’est efforcé d’y répondre par le refus du renoncementet la recherche d’un lieu (la maison-atelier-jardin) où instaurer unéquilibre entre l’ordre d’une œuvre, construite peu à peu, et lasauvagerie, affirmée haut et fort par le jardin. L’équilibre reposesur un système de relations dépourvues de raisons et de logique,n’obéissant qu’à ses lois propres. L’art reste le moyen de s’ouvrir àcette expérience par laquelle Szafran a pu naître à lui-même. Uneporte dérobée.

Je l’écoute et, comme à chaque visite, je m’inquiète de la perti-nence de mes questions. L’ont-elles entraîné là où il voulait aller ?L’ai-je amené assez loin ?

Ce n’est plus le moment de laisser parler l’inquiétude. Nousavons enregistré le dernier entretien. La nuit est bien tombée surMalakoff et j’annonce mon intention de prendre congé. « Nousallons décrypter tout ça. Ça va prendre du temps. Je vous enverraile texte, quand ça sera prêt… – Je vous laisse faire, répond-il. Cesont vos entretiens. Je n’y suis pour rien. Seulement, ne me faitespas paraître trop bête, si possible… Plus bête que je ne suis… »

Nous nous levons et descendons l’escalier qui mène à la ported’entrée. Je l’ai souvent observé : le chien n’aboie pas dans le sensde la descente. Une fois arrivé, Sam constate que la porte est ferméeà clef et que la clef a elle-même disparu. Il la cherche partout oùelle pourrait se trouver. Sans résultat. Nous sommes, à proprementparler, « enfermés dedans ». Après un temps d’affolement, il a l’idée

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Page 13: Entretiens avec Sam Szafran

Portrait sans pose

de recourir à une porte dérobée, apparemment condamnée, à enjuger par les caisses et cartons qui l’obstruent. Nous déplaçons lesobstacles. Pas de clef sur la porte. Mais cette fois, Sam en connaîtla cachette. Je crois être sauvé, sauf que, dans un premier temps, laclef ne tourne pas dans la serrure. Il insiste. En vain. Alors, à l’aided’un chiffon, il s’applique, de toutes ses forces, à essayer de la fairetourner. Miracle : elle tourne. Et la porte s’ouvre.

Alain VEINSTEIN.

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Page 14: Entretiens avec Sam Szafran

Sam Szafran

dans son atelier de Malakoff, 1992.

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