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Espace public neuronal et d´ egagements attentionnels Yves Citton To cite this version: Yves Citton. Espace public neuronal et egagements attentionnels. Pierre-Antoine Chardel, Brigitte Frelat-Kahn, Jan Spurk. Espace public et reconstruction du politique, Presses des Mines, pp.203-219, 2015, 9782356712127 <http://www.pressesdesmines.com/libres- opinions/espace-public-et-reconstruction-du-politique.html>. <hal-01373148> HAL Id: hal-01373148 https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-01373148 Submitted on 28 Sep 2016 HAL is a multi-disciplinary open access archive for the deposit and dissemination of sci- entific research documents, whether they are pub- lished or not. The documents may come from teaching and research institutions in France or abroad, or from public or private research centers. L’archive ouverte pluridisciplinaire HAL, est destin´ ee au d´ epˆ ot et ` a la diffusion de documents scientifiques de niveau recherche, publi´ es ou non, ´ emanant des ´ etablissements d’enseignement et de recherche fran¸cais ou ´ etrangers, des laboratoires publics ou priv´ es. brought to you by CORE View metadata, citation and similar papers at core.ac.uk provided by Hal - Université Grenoble Alpes

Espace public neuronal et dégagements attentionnelsParallèlement, un inconfort croissant a remis en question la distinction entre les sphères publique et gouvernementale, du fait

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Espace public neuronal et degagements attentionnels

Yves Citton

To cite this version:

Yves Citton. Espace public neuronal et degagements attentionnels. Pierre-AntoineChardel, Brigitte Frelat-Kahn, Jan Spurk. Espace public et reconstruction du politique,Presses des Mines, pp.203-219, 2015, 9782356712127 <http://www.pressesdesmines.com/libres-opinions/espace-public-et-reconstruction-du-politique.html>. <hal-01373148>

HAL Id: hal-01373148

https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-01373148

Submitted on 28 Sep 2016

HAL is a multi-disciplinary open accessarchive for the deposit and dissemination of sci-entific research documents, whether they are pub-lished or not. The documents may come fromteaching and research institutions in France orabroad, or from public or private research centers.

L’archive ouverte pluridisciplinaire HAL, estdestinee au depot et a la diffusion de documentsscientifiques de niveau recherche, publies ou non,emanant des etablissements d’enseignement et derecherche francais ou etrangers, des laboratoirespublics ou prives.

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« Espace public neuronal et dégagements attentionnels » in Pierre-Antoine Chardel et al., (éd.), Espace public et reconstruction du politique,

Paris, Presses des Mines-Transvalor, 2015, p. 203-2019

Yves Citton

Espace public neuronal et dégagements attentionnels

L’espace public est mort ! Comment croire encore à un concept aussi obsolète –

érodé par une définition excessivement rationaliste du débat public, sapé par la

contamination du « personnel » dans le « politique », rongé par nos pratiques numériques

quotidiennes, vermoulu par la marchandisation intégrale de nos dispositifs médiatiques ?

Cela aura pris du temps, mais l’anti-sociologie moléculaire issue de Gabriel Tarde aura fini

par prendre sa revanche sur la sociologie institutionnaliste : les vaguelettes des Lois de

l’imitation1 auront « eu raison » des lois de la République chargées de construire un mur

d’enceinte autour des règles de la Raison. La (bio)politique nous passe désormais à travers

le corps, par tous les pores de la peau et tous les ports d’ordinateurs, avant de se brancher

bientôt directement sur nos neurones. Où faire passer aujourd’hui la frontière entre le

public et le privé, dès lors que Facebook pille chaque seconde de notre intimité, et

qu’Amazon nous connaît mieux que nous-mêmes ? Et si cette involution du public dans

l’intime annonçait un nouveau besoin de redéfinir de nouvelles frontières, et de construire

de nouvelles enceintes ? L’espace public est mort ? Vive l’espace public !

Corrosion et dépérissement de l’espace public

Partons du constat souvent répété de l’obsolescence du concept d’« espace public ».

Celui-ci aurait émergé au cours du XVIIIe siècle à travers une série de lieux et de

dispositifs de socialité (les clubs, les cafés, les salons, une presse périodique non affiliée au

pouvoir d’État), instaurant une tripartition caractéristique de la modernité : tout en haut,

une sphère gouvernementale, dont les commandements sont transmis et effectués par une

série d’institutions strictement hiérarchiques et pyramidales, relevant ensemble d’une

fonction verticale d’administration (militaire, policière, juridique) ; tout en bas, une sphère

privée, où les individus, au sein de ménages à structure bourgeoise plus ou moins

patriarcale, gagnent une autonomie les mettant à l’abris des autorités religieuses et

étatiques ; entre les deux, une sphère publique, où certains individus, généralement mâles

et hautement éduqués, sortent du privé pour faire face au gouvernement en revendiquant le

droit de parler de l’intérêt commun « en tant que savants » (pour reprendre la fameuse

formule de Kant). Les débats se déroulant au sein de cette sphère publique, dûment soumis

à un impératif (ou du moins à un idéal) d’argumentation rationnelle, constituaient le lieu

1 Gabriel Tarde, Les lois de l’imitation (1890), Paris, Les empêcheurs de penser en rond, 2001.

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d’excellence de la politique, conçue comme une mise en discussion critique des

possibilités d’action du gouvernement2.

Cette tripartition s’est progressivement érodée, dès les années 1960, du fait d’une

contamination de la sphère privée par des revendications politiques. L’équation entre the

personal et the political a contribué à rendre publics les conflits traversant la famille

bourgeoise, autour des droits des femmes, puis des homosexuels. Une quatrième sphère,

celle de l’intime, a pris forme pour protéger les choix et les orientations de l’individu

contre un pouvoir familialiste perçu comme une courroie de transmission d’un ordre social

oppressif.

Parallèlement, un inconfort croissant a remis en question la distinction entre les

sphères publique et gouvernementale, du fait de l’emprise croissante exercée sur toutes

deux par les puissances économiques et financières. La privatisation des médias de masse,

l’infiltration ubiquitaire des logiques publicitaires, le rôle croissant du lobbying, tout cela a

fait soupçonner à juste titre l’espace public et l’administration politique de n’être que des

colonies ou des républiques bananières instrumentalisées par des groupes de pressions

économiques. Qu’on y ajoute la dimension toujours plus transnationale des flux de

financement et d’information, et ce sont les frontières spatiales, aussi bien que les

stratifications sociales, d’un espace public historiquement coagulé autour de dynamiques

nationales qui s’érodent horizontalement en même temps que verticalement.

L’avènement d’Internet a achevé de vider l’espace public de toute substance

crédible. Avec les réseaux sociaux et leurs différents relais, depuis les blogs jusqu’à la

presse people, un continuum remarquablement fluide relie l’intime au publié. Comme l’ont

démontré les révélations d’Edgar Snowden à propos de la NSA, nos gouvernements

pénètrent eux aussi quotidiennement nos sphères privées et intimes pour monitorer des

métadonnées susceptibles de justifier des investigations ponctuelles tout à fait

substantielles. Par le haut comme par le bas, ce qui devait constituer l’espace privilégié

d’un débat délibératif, censé éclairer notre intelligence collective sur les grands choix

politiques du moment, se voit éclaté en une multiplicité d’agents (sites, media,

organisations), où lubies intimes et lobbies privés s’entrecroisent en bénéficiant parfois de

financements publics destinés tantôt à encenser, tantôt à critiquer les mesures

gouvernementales.

Rien de nouveau sous le soleil ? On aurait sans doute raison de rappeler qu’un

périodique comme les Mémoires secrets (1762-1789)3 mêlait déjà à chaque page ragots

intimes, affaires d’État et starisation ; que Gabriel Tarde décrivait déjà la vie politique et la

vie économique comme composées des innombrables vagues imitatives traversant les

agents sociaux de flux de croyances et de désirs, toujours indissociablement intimes,

privés, publics et conditionnés par les mesures gouvernementales ; que Walter Lippmann

(1889-1974) dénonçait l’irréalisme d’un espace public où chaque citoyen(ne) serait

2 Jürgen Habermas, L'espace public. Archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société

bourgeoise (1962), trad. Marc de Launay Paris, Payot, 1988. 3 Mémoires secrets pour servir à l’histoire de la République des Lettres en France, depuis 1762 jusqu’à nos

jours, édition sous la direction de Christophe Cave, Paris, Honoré Champion, 2009-en cours.

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censé(e) prendre part aux grandes orientations sociales, tant la complexité effrayante des

problèmes à résoudre nous condamne à nous aligner sous des étendards simplistes et

fréquemment trompeurs ; que Noam Chomsky et Edward Herman4 ont depuis bientôt vingt

ans dénoncé les illusions de nos débats publics comme une « fabrique du consentement »

relevant davantage de la propagande que des Lumières de la Raison critique.

Tous ces rappels seraient bienvenus, pour montrer que la démolition (d’une

conception excessivement idéaliste) de l’espace public ne date pas d’hier, mais ils ratent ce

qui fait la spécificité de notre moment historique – spécificité qui est directement liée au

développement très récent, à l’échelle anthropologique, des réseaux numériques. C’est

pourtant de ce côté-là qu’il faut aller regarder pour comprendre les dynamiques de

dissolution affectant actuellement l’espace public.

De l’individu public au dividu algorithmique

Un présupposé fondamental des théorisations de l’espace public est que nos sociétés

se composent d’agents individuels – individualisables et individualisés. L’intime est la

sphère le plus étroitement limitée à un corps et à une subjectivité distincts du reste du

monde ; le privé permet à ce corps subjectivé de s’associer et de se reproduire à l’abri des

interventions étatiques ; le public l’invite à articuler un discours rationnel pour partager

avec d’autres individus rationnels, jamais parfaitement identiques à lui, des principes

communs susceptibles de faire consensus pour orienter les mesures gouvernementales,

lesquelles ont en retour pour vocation de s’appliquer à des individus tenus pour

responsables de leurs actions individualisées, devant la loi communément forgée. Or ce

sont ces présupposés individualistes qui sont actuellement balayés par les nouveaux modes

de gouvernement, d’association et de subjectivation induits par le déploiement des

technologies numériques.

Dans un article publié en 2010, Antoinette Rouvroy et Thomas Berns identifiaient

un « nouveau pouvoir statistique » modifiant radicalement le paramétrage à travers lequel

nous identifions les agents sociaux. Ni individus autonomes, ni même acteurs-réseaux,

nous sommes de plus en plus à concevoir comme des « profils » extraits de data mining

par des algorithmes numériques. La vogue récente de discussion des vertus et des dangers

associés aux big data (par quoi l’on entend la gestion informatique de masses énormes de

données récoltées automatiquement à l’occasion de nos transactions sur le Web) ne fait

qu’explorer les conséquences de ce nouveau statut, mais c’est bien du même phénomène

qu’il s’agit, et dont Antoinette Rouvroy parle dans sa contribution à cet ouvrage – le

remplacement des anciens individus par des dividus, ces nouvelles entités sociales

constituées par ces pratiques de profilage :

Les sujets « constitués » par ce type de gouvernement

algorithmique ne sont plus nécessairement des sujets moraux : ce type de

gouvernementalité s’accommode très bien de l’amoralité des sujets, de

4 Noam Chomsky & Edward Herman, La Fabrication du consentement. De la propagande en démocratie,

Marseille, Agone, 2008.

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leur incohérence. L’unité à laquelle s’adresse le pouvoir n’est plus

l’individu unitaire, figure centrale du libéralisme, doué de capacités

d’entendement et de volonté, identifié à un territoire corporel – cet

individu-là n’intéresse plus (directement) le pouvoir. Pour structurer le

champ d’action possible des individus, le pouvoir n’a plus à s’exercer

physiquement sur des individus identifiables ou identifiés, ni à assortir

ses injonctions de menaces de sanction. Le gouvernement algorithmique

gouverne à présent en s’« adressant » uniquement et directement aux

multiples facettes hétéroclites, différenciées, contextuelles, éminemment

changeantes, qui sont les miroitements partiels – fractions ou instantanés

– d’existences individuelles dont il peut à présent ignorer la complexité et

la vitalité. Si l’objectif reste bien de produire in fine des comportements

réguliers, c’est-à-dire prévisibles, les outils de cette rationalité

gouvernementale n’ont plus pour but d’inciter directement des individus

unifiés et rationnels à obéir à la loi, mais bien plutôt de les affecter, à un

stade préconscient si possible en anticipant ce qu’ils pourraient être ou

faire en fonction non pas de leur histoire ni de leur volonté, mais de ces

miroitements partiels, éclats dividuels et digitalisés qui sont ce dont

s’occupe le gouvernement algorithmique.

La mesure de toute chose est « dividuelle », à la fois infra- et supra-

personnelle, rhizomatique, constituée d’une multitude de représentations

numérisées, potentiellement contradictoires entre elles et en tout cas

hétérogènes les unes aux autres. C’est cet « être » numérique

constamment décomposé, recomposé, composite, qui intéresse à présent

directement le pouvoir : l’instabilité du « dividu », cette unité dépourvue

de for intérieur, correspond à l’absence de projet et d’hypothèse du

gouvernement5.

Peut-il encore y avoir un « espace public » dans une société constituée

(algorithmiquement) de « dividus » ? Telle est bien la question qui se pose à nous. Des plus

douces (Facebook) aux plus répressives (NSA), les différentes instances de contrôle qui

« gouvernent » nos comportements agissent désormais sous notre peau, à l’intérieur même

des différents pans composant notre subjectivité. Que reste-t-il de « public » (ou de

« privé » ou d’« intime ») en moi dès lors que, comme on l’entend souvent répéter non

sans raison, les algorithmes d’Amazon connaissent mieux mes goûts que moi-même, ou

dès lors que ceux de GoogleMail peuvent prévenir l’OMS d’une épidémie dont je suis

victime sans le savoir encore moi-même6 ?

5 Antoinette Rouvroy et Thomas Berns, « "Le nouveau pouvoir statistique". Ou quand le contrôle s'exerce sur

un réel normé, docile et sans événement car constitué de corps "numériques" », Multitudes, n° 40 (2010), p.

94. 6 Voir Viktor Mayer-Schönberger et Kenneth Cukier, Big Data. A Revolution That Will Transform How We

Live, Work and Think, London, Eamon Dolan/Mariner, 2014.

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Triomphe de la publicité : ubiquité du public ?

Comme le souligne pertinemment Georg Franck, la publicité ne se contente pas de

privatiser l’espace public en couvrant nos bords de routes et nos murs de sa célébration

visqueuse de notre gigantesque suicide consumériste. Depuis plusieurs décennies déjà, la

logique publicitaire s’efforce de coloniser toute notre expérience du monde, en jouant sur

ce qui constitue notre interface primordial avec ce monde – notre attention :

Le fait que l’espace public des villes, les bords de route et tout le

paysage en général se trouvent incorporés dans un même dispositif est

tout de même particulièrement frappant. Ces espaces sont la quintessence

même du bien public. […] C’est précisément cette qualité de bien public

de l’espace public qui est aujourd’hui en cours de privatisation. L’espace

public est parsemé d’affiches et d’installations qui servent à accrocher le

regard ; il se transforme en medium pour la publicité. […D’où au moins

deux conclusions :] 1. Ce à quoi nous assistons est un nouveau type de

privatisation de l’espace public : la privatisation de l’« espace

d’expérience ». 2. La privatisation de cet « espace d’expérience » est liée

à, et favorisée par, l’émergence de nouveaux marchés. Nouveaux, au sens

où ce n’est pas de l’argent qui est échangé contre de l’information, mais

de l’attention.7

Matteo Pasquinelli a bien montré en quoi l’algorithme PageRank de Google constitue

une machine absolument inédite et infiniment puissante procédant indissociablement à

l’évaluation et à la valorisation de la valeur-attention :

PageRank décrit spécifiquement la valeur attentionnelle de

n’importe quel objet dans la mesure où cet algorithme est devenu la plus

importante source de visibilité et d’autorité, même en dehors de la sphère

numérique. Au final, PageRank donne une formule d’accumulation de la

valeur qui est hégémonique et compatible à travers différents domaines

médiatiques : un diagramme pertinent pour décrire l’économie de

l’attention et l’économie cognitive en général. […] Avant l’Internet, ce

procédé était perçu comme émanant d’une impulsion générique

collective ; avec l’Internet, la structure des relations de réseau autour

d’un objet donné peut facilement être tracée et mesurée. PageRank est la

première formule mathématique capable de calculer la valeur d’attention

de chaque nœud dans un réseau complexe, ainsi que le capital

attentionnel général de l’ensemble du réseau. […] Cette valeur de

classement [rank value] mise en place par Google est reconnue

officieusement comme la monnaie d’échange de l’économie globale de

7 Georg Franck, « Capitalisme mental », Multitudes n° 54 (2013), p. 201.

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l’attention, qui influence de manière cruciale la visibilité des individus et

des entreprises sur la toile, et par conséquent leur prestige et leurs

affaires. Cette valeur d’attention est ensuite transformée en une valeur

monétaire de différentes façons8.

Conformément à la polysémie inscrite dans la langue française, le principe

fondamental de la « publicité » n’est pas tant de bourrer les crânes pour vider les bourses

mais, plus précisément, de structurer « le public » (au sens impersonnel des choses

communes qui nous font tenir ensemble), pour le mettre au profit d’intérêts privés, en y

construisant « des publics » constitués par certains régimes attentionnels. À travers les rank

values (valeurs de classement) algorithmées par Google, c’est « le public » (notre

intelligence commune) qui pénètre au cœur même de mes curiosités, pour les orienter sur

les chemins balisés en temps réel par une sorte d’audimat ubiquitaire qui classe à chaque

seconde la valeur d’attention propre à chaque nuance de mes désirs de recherche. Que

Google fasse des milliards de bénéfice grâce à la publicité (laquelle vient tordre et pervertir

l’entrejeu libre de nos intelligences collectives), voilà qui n’est certes pas anecdotique,

mais cela ne saurait masquer un phénomène peut-être encore plus inquiétant : avec

PageRank, c’est le public – un public privatisé – qui vient s’insérer entre moi et ma

curiosité.

Dans le même ordre d’idée, mais à partir des promesses que fait actuellement

miroiter la diffusion à grande échelle des GoogleGlass, Franco Berardi montre que le

pouvoir d’une firme privée peut désormais s’insérer entre moi et mon expérience

individuelle pour injecter une conscience publique – au double sens, ici convergent, de

« collectivisée » et de « publicitaire » – au cœur de mon attention la plus intime :

Supposons que vous rencontriez une personne que vous ne

connaissez pas encore : les GoogleGlass vont vous dire qui est cette

personne, si bien que vous interagirez d’après les suggestions et les

implications que vous aurez été amené à faire à partir des informations

des GoogleGlass. Petit à petit, le monde entier — qui est d’ores et déjà

totalement cartographié par Google Map — sera recodé par les

GoogleGlass, de sorte que vous puissiez accéder à l’expérience déjà

expérimentée que les GoogleGlass auront rendue disponible pour vous.

Cela signifie que vous n’expérimenterez plus le monde : vous utiliserez

(ou recevrez ou chercherez) seulement des données déjà expérimentées,

au sujet d’un objet qui ne sera plus un objet de votre expérience, mais

simplement une référence à un monde pré-conditionné.9

Les individus – ceux que fantasme un idéal républicain aujourd’hui perdu dans les

8. Matteo Pasquinelli, « Google PageRank : une machine de valorisation et d’exploitation de l’attention », in

Yves Citton, L’économie de l’attention. Nouvel horizon du capitalisme ?, Paris, La Découverte, 2014, p. 171. 9 Franco Berardi, « Attention et expérience à l’âge du neuro-totalitarisme » in Yves Citton (dir.), L’économie

de l’attention, op. cit., p. 157.

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rêveries nostalgiques d’un âge d’or révolu – pouvaient se promener au sein d’espaces

publics censés permettre à chacun de s’exprimer en savant. Nos dividus sont devenus eux-

mêmes des lieux de passage, traversés par d’incessantes colonisations publicitaires. Les

premiers étaient censés faire attention (to care for) au bien commun, en débattant

publiquement des problèmes partagés. Les seconds voient à chaque instant leur attention

faite pour eux, par des dispositifs publicitaires structurant leurs « profils » en envahissant

l’espace intime séparant leur rétine de leur cerveau.

Mais le cauchemar du totalitarisme publicitaire n’est-il pas finalement aussi halluciné

que le rêve du citoyen rationalisé par les débats délibératifs tenus dans l’espace public ? Si

le problème de l’espace public se concentre sur notre capacité d’attention, peut-être

convient-il d’analyser plus finement la nature et les propriétés de cette dernière si l’on veut

mieux se repérer dans ce qui peut rester aujourd’hui de l’espace public. Et peut-être est-ce

précisément entre nos rétines et nos cerveaux – autant que dans nos rues et nos médias –

qu’il s’agit désormais de localiser précisément ce à quoi s’est toujours référée la notion

d’espace public.

Le millefeuille attentionnel

On a peu de chance de comprendre l’attention en la conjuguant au singulier. Des

générations de philosophes et de psychologues se sont battues pour décider si les humains

disposaient d’une faculté (unitaire) identifiable sous l’appellation d’« attention », ou si on

ne regroupait sous ce terme qu’une panoplie de facultés hétérogènes, dont chacune avait

ses mécanismes propres. La question est moins de décider qui avait raison que de déplier

les multiples niveaux sur lesquels se superposent nos dynamiques attentionnelles, en

interaction constante, mais aussi en relative autonomie les uns par rapport aux autres10

.

Au niveau le plus global de l’attention collective, ce à quoi je fais attention en tant

qu’(in)dividu est conditionné par les différentes formes d’envoûtements médiatiques

auxquels sont soumis les publics dont je fais partie. Ces envoûtements prennent la forme

de l’agenda setting des mass-médias, bien entendu, mais aussi des types de récits dans

lesquels je me trouve immergé à l’occasion d’un film, d’une série télévisée ou d’un jeu

vidéo, ainsi que des types de discours dans lesquels me font baigner mon éducation

scolaire ou/et mes pratiques religieuses. Notre attention fonctionne largement comme un

écho qui résonne à ce qui résonne autour d’elle, et ce sont les voûtes des différentes formes

de médias qui structurent résonances les plus massives dans lesquelles nous baignons tous.

À cette strate d’insertion dans ce que Gabriel Tarde appelait des « publics » – soit

des ensembles d’individus recevant de façon simultanée un même signal diffusé à vaste

échelle sans qu’ils ne perçoivent leurs réactions mutuelle – s’ajoutent d’autres dynamiques,

très différentes, résultant de notre insertion dans ce que Tarde appelait des « foules », à

savoir des groupes d’individus rassemblés en un même espace, pouvant percevoir en temps

réel leurs réactions mutuelles. Ce second niveau est celui de l’attention conjointe, qui

10

Les paragraphes qui suivent résument des analyses développées dans mon ouvrage Pour une écologie de

l’attention, Paris, Seuil, 2014.

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oriente l’attention de chaque sujet humain, dès l’âge d’environ neuf mois, en fonction des

orientations prises par l’attention des autres sujets dont il perçoit la présence attentive

autour de lui. Une conversation, un stade de sport, une salle de classe ou de spectacle

vivant illustrent ces situations relationnelles où je regarde ce que je regarde (et où je

ressens ce que je ressens) parce que je perçois que d’autres le regardent (avec un certain

ressenti) autour de moi.

C’est seulement à l’intérieur des cadrages constitués par l’attention collective et

conjointe que peut se déployer l’activité d’une attention moins « individuelle »

qu’individuante. À l’intérieur de cette dernière, il convient toutefois de distinguer encore

au moins trois couches. La plus profonde relève des automatismes du système perceptif,

(presque) irrésistiblement attiré par des effets de saillance. Une sirène de pompier, une

lumière clignotante, un corps dénudé, un regard aguichant, un mot imprimé en grand, les

sons de notre nom : tous ces stimuli, dont sait parfaitement abuser la publicité, captivent

notre attention automatique de façon quasi-mécanique, sans que nous en ayons ni le

contrôle, ni même la conscience. C’est seulement sur le matériau sensoriel fourni à chaque

instant par notre système perceptif que nous pouvons nous efforcer de focaliser notre

attention sur tel ou tel flux de stimuli constitué en objet de notre attention volontaire.

Même s’il est tentant d’identifier cette capacité volontaire de focalisation

attentionnelle à notre « liberté » et à notre « activité » propre d’agents responsables – alors

que toutes les autres couches envisagées jusqu’ici relèveraient essentiellement

d’emportements, d’envoûtements, de réactions incontrôlées et difficilement contrôlables –

l’appellation de « système exécutif » par laquelle les neurosciences désignent les réseaux

neuronaux impliqués dans ces activités de focalisation peut nous faire suspecter que

« l’exécution » d’une tâche ne présuppose pas forcément son « libre choix ». De fait, ceux

qui tentent de comprendre comment fonctionne notre système exécutif n’y perçoivent que

des basculements d’équilibres chimiques, des taux de présence ou d’injection de

neurotransmetteurs, bref des processus qui ressemblent beaucoup plus à l’idée que nous

nous faisons d’une machine (vivante) que de la « liberté ». À quoi s’ajoute bien entendu le

fait que les tâches que nous exécutons « volontairement » (travailler à la chaîne, remplir un

formulaire administratif) participent aussi souvent de notre asservissement que de notre

émancipation.

Attention collective envoûtements médiatiques publics

Attention conjointe situations relationnelles foules/groupes

Attention individuante choses/expériences individus

réflexive valeurs évaluations sujets

volontaire objets focalisations système exécutif

automatique saillances captivations système perceptif

Figure 1 : Le millefeuille attentionnel

Il est pourtant une autre couche plus évanescente, plus fragile, où peut se repérer plus

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précisément le travail d’individuation qui fait de moi un « sujet » – celle d’une méta-

attention réflexive qui, en me permettant de faire attention à mes procédures, à mes choix

et à mes déterminants attentionnels eux-mêmes, me conduit à m’interroger sur les valeurs

des objets sur lesquels se focalise mon attention. Il n’est guère satisfaisant de parler de

liberté (absolue ? inconditionnée ?) à propos de cette capacité, qui relève inextricablement

de l’évaluation (mesure de valeur) et de la valorisation (production de valeur). D’abord

parce qu’elle ne prend place qu’à l’intérieur des conditionnements déjà évoqués à l’échelle

collective, conjointe et neuronale. Mais surtout parce qu’à travers mes évaluations

individuelles et individuantes, ce sont nos relations sociales inter-humaines, ainsi que nos

relations matérielles à notre environnement physico-chimique, qui se reconstituent et

s’ajustent en permanence – dans des jeux d’inter-conditionnements réciproques où la

notion de liberté tend davantage à nous éblouir qu’à nous éclairer.

L’espace public neuronal

Ce détour par la cartographie de nos multiples strates attentionnelles avait pour but

d’essayer de fournir une nouvelle assise à la notion (ainsi qu’aux vertus traditionnellement

associées à l’appellation) d’espace public. Ma proposition est la suivante : à l’âge du

neurototalitarisme et de la privatisation généralisée du public sous les effets de l’ubiquité

publicitaire, qui s’injecte jusqu’entre nos rétines et nos cerveaux, c’est dans les espaces de

dégagements fournis à notre attention réflexive que se situent les ressorts faisant le mérite

de l’espace public.

Entendu de cette façon, l’espace public n’est identifiable ni à un lieu (agora, club ou

café), ni à une règle de droit (liberté d’expression), ni à un dispositif médiatique (neutralité

du net, financement des télévisions par l’État), ni à une règle procédurale (débat rationnel,

capacité à écouter des avis divergents) – quoiqu’il soit bien entendu conditionné par tous

ces différents types de facteurs. Tel que je le recadre ici, l’espace public se situe autant

dans le rapport qu’entretiennent mes neurones que dans les rapports de propriété régissant

les murs de nos villes ou l’accès à nos écrans. Depuis le niveau neuronal jusqu’aux

dispositifs planétaires par lesquels nous (ne) faisons (pas, ou pas assez) attention aux

réévaluations nécessairement entraînées par la menace croissante de dérèglement

climatique, cet espace public traverse les sphères de l’« intime » (ce qui compte pour moi),

du « privé » (ce à quoi je tiens avec mes proches), du « public » au sens traditionnel (ce

dont nous parlons comme savants ou comme citoyens dans nos débats d’idées) et du

« gouvernemental » (ce à quoi (ne) font (pas) attention nos lois, nos décrets et nos normes

de droit).

Le terme de public mérite d’être conservé en référence à ce que l’étymologie du

populus (peuple) fait résonner au sein du publicum (étatique) : si « le public » mérité d’être

redéfini en notre début de troisième millénaire, c’est précisément par référence à ce qui fait

le commun d’un « peuple » nécessairement étendu aujourd’hui à l’ensemble des habitants

de la planète Terre (humains et non-humains). Conformément au bel adage de Miguel

Benasayag, « la société, c’est tout le monde » : tous les gens, indépendamment de leur

Page 11: Espace public neuronal et dégagements attentionnelsParallèlement, un inconfort croissant a remis en question la distinction entre les sphères publique et gouvernementale, du fait

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passeport, mais aussi tous les êtres vivants (abeilles, vers de terre, oiseaux, poissons,

arbres, semences), ainsi que tous les éléments dont se nourrissent nos vies communes

(qu’est-ce donc qu’une vie humaine ou animale sans air respirable, ni eau potable ?).

L’espace public est celui – où qu’il se situe – qui permet de dégager une attention portée au

soin de ce publicum commun.

Parler d’espace public neuronal met l’accent sur le fait que – dès lors qu’on les

conçoit à travers la cartographie du millefeuille attentionnel esquissé plus haut – ces

espaces de dégagement d’une attention susceptible de revaloriser le commun ont à vaincre

des pressions, des mimétismes et des dynamiques qui pénètrent jusque dans l’espace

intimissime séparant (et rapprochant) mes rétines de mes zones cérébrales. Ce n’est qu’à

partir d’un espace public conçu jusque dans sa microdimension neuronale qu’on pourra

monter une résistance crédible au neurototalitarisme qui se met en place à travers les

dynamiques actuelles du sémio-capitalisme en voie rapide de numérisation.

Face à la privatisation accélérée induite par les dispositifs médiatiques régissant notre

attention collective numérisée, c’est jusqu’à nos neurones qui doivent devenir publics – au

double sens de protégés de l’appropriation privative favorisée par les logiques capitalistes

et de dégagés des myopies étroitement individualistes qui nous aveuglent aux nécessités de

notre bien-être commun.

Dégagements publics et microgestes relationnels

Comment (re)construire un nouvel espace public à l’âge du neurototalitarisme ?

Autrement dit : comment traduire les jongleries conceptuelles des sections précédentes en

pratiques politiques et en revendications concrètes ? C’est bien entendu la question la plus

importante, pour laquelle on ne peut ici qu’esquisser des pistes très partielles, très

provisoires et très sommaires. Essayons toutefois de le faire en se risquant à quelques

sondages dans trois domaines hétérogènes (les « politiques publiques », l’éducation, la

recherche en sciences sociales), pour lesquels on proposera à chaque fois une formule à

l’emporte-pièce, chargée de pointer une direction générale à suivre.

Les dépenses publiques doivent être redirigées vers ce qui favorise au mieux les

dégagements publics. Plutôt qu’aider à tout prix les entreprises nationales, quoi qu’elles

produisent, nos dépenses publiques devraient se donner un objectif apparemment abstrait,

mais déclinable en une grande variété de champs, qu’il contribuerait à chaque fois à

reconfigurer selon un principe (sans doute trop) simple : est le plus utile à notre bien-être

individuel et collectif ce qui ouvre des espaces de dégagements à notre attention réflexive.

Le « gage » est à entendre ici dans son sens anglo-saxon de wage (salaire), celui-là que

réclame Sganarelle à la fin de Don Juan (« Mes gages ! Mes gages ! »). Un puissant

système s’est mis en place et s’est remarquablement raffiné au fil des siècles pour appâter

chacun de nous en le faisant courir après ses gages. La force même de ce système est en

train de le menacer d’effondrement. Plutôt qu’à souhaiter cet effondrement en prônant une

politique du pire, plutôt qu’à rêver d’une transformation miraculeuse qui l’abolirait du jour

au lendemain pour laisser place à des alternatives que nous peinons à imaginer

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concrètement, le plus prudent est peut-être de le retourner de l’intérieur.

Au lieu de déplorer ou de dénoncer les diverses « crises » dont est affecté le

capitalisme, en espérant toujours voir bientôt le bout du tunnel et le retour à la croissance,

identifions la racine de cette crise permanente qu’est le capitalisme : une crise permanente

de constante revalorisation. C’est le capitalisme lui-même qui se « dégage » incessamment

de telle entreprise, de telle branche industrielle, de tel mode de production parce qu’il n’est

plus assez rentable – pour se réinvestir dans des aventures plus prometteuses. Les sommes

collectées par ponction fiscale devraient moins viser à « investir » (le capitalisme fait cela

plus efficacement) qu’à « désengager ». Plus précisément : alors que les politiques

publiques néolibérales s’alignent sur les gages du profit marchand, l’État devrait investir

de façon prioritaire dans ce qui dégage un espace public où la reconsidération des valeurs

puisse donner sa place nécessaire à la considération du publicum commun. Concrètement,

cela signifie par exemple : assurer un revenu universel garanti (conduisant à une

revalorisation relative des emplois) ; consacrer des sommes importantes à la production et

à la diffusion des pratiques artistiques (dont l’enjeu premier, à l’époque moderne, est

justement d’instaurer un recul revalorisateur) ; soutenir les circuits alternatifs de

production (qui valorisent la qualité ou la soutenabilité davantage que les gages).

L’éducation publique doit dégager nos attentions des œillères de la

professionnalisation. Une énorme privatisation de l’enseignement supérieur est en train de

prendre place sous nos yeux, sans que nous ne l’identifiions comme telle, parce que l’État

continue à assurer l’essentiel des financements et parce que les taxes d’inscription n’ont

pas encore explosé. Et pourtant, la furie de la « professionnalisation » qui réoriente tous les

niveaux de l’éducation supérieure n’est rien d’autre qu’un alignement de notre intelligence

collective sur les gages à court terme du marché. L’impératif de professionnalisation

signifie que l’individuation des générations à venir est conçue exclusivement au niveau du

« système exécutif » et de ses hyper-focalisations : on ne conserve désormais que les

parcours universitaires assurés de « déboucher » sur une catégorie d’emploi pré-identifiée

comme telle. Autrement dit : en engageant chacun(e) dans un tunnel professionnalisant, au

lieu d’ouvrir les espaces de dégagement réflexif, on s’enfonce dans « la crise » (qui est une

crise des valeurs avant d’être une crise des emplois) au lieu de se donner les moyens d’en

sortir (par le haut).

Pire : l’impératif de professionnalisation renie et sape tout ce qui a pu nourrir les

développements connus dans la deuxième moitié du XXe siècle, qui ont été dynamisés par

la démocratisation d’une éducation supérieure mise à la portée de tous et portée vers la

formation de « chercheurs » plutôt que d’« employés ». L’espace public intellectuel a été

cultivé par une convergence de forces associant pratiques activistes et enseignements

relevant des « humanités » au sens large (lettres, arts, philosophie, sciences humaines et

sociales). En étranglant indirectement ces filières, vouées très prochainement à être

réduites à des peaux de chagrin, les politiques actuelles en matière d’enseignement et de

recherche privatisent dramatiquement notre champ intellectuel, en le privant des espaces de

dégagement qui alimentaient son renouvellement : dans le modèle en train de se mettre en

place, les universités sont appelées à fonctionner comme des usines à apprentissage

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produisant à la chaîne des esprits limités à certaines tâches préconçues – alors même que

les milieux économiques réclament avant tout des esprits « innovants », capables de penser

hors des cadres pré-paramétrés. Au-delà des demandes des entreprises, notre société dans

son ensemble a désespérément besoin, pour assurer son adaptation et sa survie, de faire de

chacun(e) de nous une espace public neuronal au sens défini plus haut : un esprit capable

de réfléchir aux valorisations guidant son attention, de façon à les réorienter sur un soin

attentionné du commun dont nous tirons nos forces et nos espoirs de bien-être avenir.

Les sciences sociales doivent s’équiper pour investiguer le domaine des micro-

gestes relationnels. Dans un article saisissant encore à paraître, Dominique Boullier

articule l’histoire des sciences sociales en trois grandes périodes. Une première génération

(illustrée par Durkheim) prenait pour concept principal la société, en s’appuyant sur des

recensements statistiques, de façon à fournir des explications capables d’aider l’État à

contrôler des corps. Une deuxième génération (illustrée par Gallup) a pris pour objet

central les opinions, en recourant à des sondages pour fournir des descriptions capables de

stratégiser la façon dont les mass-médias peuvent influencer les esprits. Nous serions

désormais entrés dans une troisième génération de sciences sociales (illustrée par le recours

au Big Data) dans laquelle ce seraient les traces numériques (et les « profils »

algorithmiques évoqués plus haut) qui joueraient un rôle central, traces computées sur ces

énormes plates-formes virtuellement monopolistiques que sont Google, Apple, Facebook,

Amazon (ou GAFA), pour identifier des corrélations permettant à des marques

commerciales (ainsi qu’aux institutions sécuritaires) d’anticiper et donc de catalyser nos

comportements à venir11

. L’auteur pose la question de chercher un terme capable de

désigner « le concept du social » sous-jacent à la gouvernementalité algorithmique par les

traces.

En guise de conclusion à cette réflexion, j’aimerais suggérer le terme de « geste »

pour saisir à la fois ce qui caractérise les modes de socialité en train de coaguler entre nous

et ce qui fait le ressort principal des dynamiques de l’espace public neuronal dont j’ai

esquissé ici les contours. Plus précisément, ce dont témoignent nos traces numériques,

c’est de nos micro-gestes relationnels. Déplions cette formule, qui constitue le pendant de

l’espace public neuronal.

Les traces collectées par GAFA manifestent bien des « corrélations », c’est-à-dire

des relations entre diverses entités reliées par les réseaux de réseaux – relations de désirs

(acheter de la musique), d’amour (appeler son conjoint), d’organisation (prendre un

rendez-vous), de spéculation (vendre des actions boursières), etc. Dominique Boullier

relève pertinemment qu’avec le développement de « l’Internet des objets », reliant

directement notre compteur électrique ou notre frigo à EDF ou à Siemens pour assurer un

monitoring en temps réel du fonctionnement de tout et n’importe quoi, ces traces de

relations sont appelées à se multiplier de façon exponentielle, les relations entre

11

Je résume ici de façon synthétique et brutale, tout en l’adaptant marginalement, le tableau synoptique par

lequel Dominique Boullier synthétise lui-même son analyse dans « Pour des sciences sociales de troisième

génération (SS3G), les sciences des conversations numériques » (à paraître).

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subjectivités humaines y tenant proportionnellement une part toujours plus réduite. De fait,

les théoriciens de l’acteur-réseau (Bruno Latour, Michel Callon, Dominique Boullier lui-

même) nous ont appris à repérer les chaînes hétérogènes que composent humains et non-

humains au sein de tout ce que nos gestes mobilisent pour effectuer dans transformations

dans notre environnement – et il serait sans doute réducteur (et vain) de vouloir re-séparer

radicalement ce qui tient si étroitement ensemble. Où placer la limite entre l’humain et le

non-humain dans les big data que traite quotidiennement le logiciel de gestion des stocks

de l’entreprise Walmart, ou dans les dialogues entre machines que fait désormais mouliner

le high speed trading ?

Pour que le « concept du social » propre à cette troisième génération de sciences

sociales ne se dissolve pas simplement dans celui (trop général) de « relation », il peut

toutefois être souhaitable de distinguer des traces impliquant directement des « gestes »

humains (physiques, mentaux, affectifs) au sein de tout ce qui peut relever de la « gestion »

automatique des choses, laquelle peut parfois se passer entre machines sans intervention

d’un corps humain. Pour aller très vite12

, notre tradition a généralement défini un geste

comme ce qui est à la fois inférieur à un « acte » (l’histrion se contente de gesticuler alors

que le héros accomplit des actes courageux), mais néanmoins doté d’une certaine

puissance de rayonnement particulière, du fait qu’un geste est appelé à être perçu par

d’autres sujets humains, et à influencer leur comportement par une dynamique

d’exemplarité.

Sur la base de cette première notion commune d’un simulacre d’acte doté d’une

puissance d’agir propre, j’ai proposé un recadrage supplémentaire voyant dans les gestes

(proprement) humains ce qui excède les programmes qui les ont conditionnés. Ce que nous

percevons comme « un geste musical » digne d’admiration relève d’une « performance »

(au sens de spectacle fait pour être perçu par autrui et au sens d’exploit athlétique) qui nous

étonne en ce que, quoique presque intégralement programmée (par différentes formes

d’entrainement, mémorisation, lecture de partition), elle excède singulièrement la somme

de programmation que nous pouvons y reconnaître.

Dès lors que nous savons être soumis à un régime de visibilité ubiquitaire qui

accumule (et vend) les traces des moindres de nos comportements (que ce soit par les

plates-formes GAFA, par nos relevés de cartes de crédit, par nos passes Navigo ou par les

caméras de surveillance multipliées autour de nous), nous sommes vite conduits à

considérer chacun de nos « actes » comme porteur d’un « geste » : acheter du sucre

provenant du commerce équitable, c’est faire un geste qui laisse des traces statistiques,

incitant d’autres magasins à offrir ce produit à d’autres consommateurs.

Mon intuition est que si les traces numériques sont si intéressantes, c’est aussi dans la

mesure où elles manifestent (par avance) ce qui, dans nos comportements, excède les

programmations qui les conditionnent. S’il suffisait à Amazon de calculer mes achats

passés pour pouvoir prédire sans erreur mes achats à venir, plus ne serait besoin de

recueillir la moindre trace. C’est parce que mes micro-gestes quotidiens excèdent les

12

Je condense ici ce que j’ai essayé de présenter plus précisément dans Gestes d’humanités (Paris, Armand

Colin, 2012), chapitres 1 à 3, et dans Renverser l’insoutenable (Paris, Seuil, 2012), chapitre III.

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programmations qui les ont conditionnés que la récolte de traces reste cruciale dans la

gouvernementalité algorithmique actuelle.

On peut donc parler de micro-gestes relationnels pour caractériser ce que les

sciences sociales de la troisième génération décrites par Dominique Boullier reconstruisent

en analysant les traces collectées sur les plates-formes GAFA – désignant par là tous ces

comportements, plus ou moins conscients, plus ou moins stratégisés, par lesquels nous

réagissons à chaque instant aux conditionnements ubiquitaires que les algorithmes affinent

incessamment autour de nous.

Reste à préciser en deux mots le rapport de solidarité qu’entretiennent l’espace

public neuronal et ces sciences sociales de troisième génération. Nos micro-gestes ne sont

véritablement des gestes (humains) que dans la mesure où ils incluent une capacité

d’attention réflexive, susceptible de reconsidérer (toujours partiellement, et le plus souvent

à l’échelle micro-) les processus de valorisation dont ils émanent. Pour le dire plus

simplement : l’espace public neuronal est la condition de la gestualité humaine. Si

l’espace public défini par opposition aux espaces intimes, privés et gouvernementaux est

bel et bien mort dans son acception classique, nous avons plus que jamais besoin d’un

espace public internalisé par chacun(e) de nous, constitué, cultivé, enrichi et protégé par

des voûtes communes ainsi que par des dispositifs ponctuels d’attention conjointe, de

façon à ce que notre attention réfléchie, collective aussi bien qu’individuelle, puisse opérer

les revalorisations de nos intérêts et de nos biens communs indispensables à la poursuite de

l’aventure humaine.