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Espoir et desespoir de la raison chez Kant par Nicolas Grimaldi, Paris Lorsque s'acheve PEsthetique transcendantale, tout est dejä presque joue. S'il est vrai, comme dans Pempirisme, que tout savoir commence avec 1'experience, la raison a toutefois trouve le moyen d'echapper au desesperant et humiliant scepti- cisme que Hume avait developpo comme 1'inevitable corollaire d'un aussi precaire fondement. Sur l'espace et le temps, la raison peut maintenant esperer developper un Systeme de jugements apodictiques dont aucune impression ne viendra compro- mettre la purete et la verite des idees. Parce qu'aucune intuition sensible n'a ici ni pertinence ni emploi, les surfaces peuvent etre construites a partir de lignes et les lignes a partir de points, sans qu'il y ait a repondre a 1'embarrasante objection de savoir comment on peut se representer un point, c'est-a-dire 1'idee d'une realite etendue mais indivisible, derivant d'une impression mais sans qu'il lui en reste la moindre trace de grandeur, de grosseur ni de couleur 1 . Mais a quoi bon pour la raison avoir sauve ce qui ne peut toutefois lui servir a si peu que rien? Car a 1'inverse de l'espoir que l'invincibilite des mathematiques avait pu donner a la raison carte- sienne, leur nature transcendantale ne permet precisement pas a la raison kantienne d'esperer pouvoir construire les objets de notre connaissance a la maniere dont les mathematiques construisent les leurs dans les formes a priori de toute intuition sensible possible. II n'y a done plus a esperer aucune mathesis universalis la ou c'est l'existence elle-meme et modalite qui nous importent. Premiere consequence d'un savoir qui ne puisse exceder 1'experience et d'une experience qui ne puisse etre re$ue sinon dans l'espace et dans le temps: c'est qu'il ne peut rien y avoir d'absolument inetendu ou d'absolument intemporel qui puisse jamais etre connu. Ni 1'ame, si on entend par la la permanence d'une substance inetendue la ; ni Dieu, si on entend par la un etre eternel qui serait partout actif et present nulle part, ne peuvent etre les objets d'aucune science. La raison kantienne vient done de decouvrir ainsi que ce qui lui importe le plus est ce qu'elle est le moins capable de connaitre. 1 Cf. D. Hume, Tratte de la Nature humaine, livre I, 2 e partie, section IV, trad. A. Leroy, Paris, 1946, p. 108-113. la Cf. Kant, Critique de la Raison pure (= Kr.d.r.V.), Analytique transcendantal, Remarque sur le Systeme des principes, Ak III, 200 / edition de la Pleiade, Paris 1980 (= Pi), t. 1, p. 967: «pour donner dans 1'intuition quelque chose de permanent qui corresponde au concept de substance, nous avons besoin d'une intuition dans l'espace (celle de la matiere), parce que seul l'espace est determine de fac.on permanente ...» Brought to you by | University of Guelph (University of Guelph) Authenticated | 172.16.1.226 Download Date | 6/9/12 4:16 PM

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Espoir et desespoir de la raison chez Kant

par Nicolas Grimaldi, Paris

Lorsque s'acheve PEsthetique transcendantale, tout est dejä presque joue. S'il estvrai, comme dans Pempirisme, que tout savoir commence avec 1'experience, laraison a toutefois trouve le moyen d'echapper au desesperant et humiliant scepti-cisme que Hume avait developpo comme 1'inevitable corollaire d'un aussi precairefondement. Sur l'espace et le temps, la raison peut maintenant esperer developperun Systeme de jugements apodictiques dont aucune impression ne viendra compro-mettre la purete et la verite des idees. Parce qu'aucune intuition sensible n'a ici nipertinence ni emploi, les surfaces peuvent etre construites a partir de lignes et leslignes a partir de points, sans qu'il y ait a repondre a 1'embarrasante objection desavoir comment on peut se representer un point, c'est-a-dire 1'idee d'une realiteetendue mais indivisible, derivant d'une impression mais sans qu'il lui en reste lamoindre trace de grandeur, de grosseur ni de couleur1. Mais a quoi bon pour laraison avoir sauve ce qui ne peut toutefois lui servir a si peu que rien? Car a 1'inversede l'espoir que l'invincibilite des mathematiques avait pu donner a la raison carte-sienne, leur nature transcendantale ne permet precisement pas a la raison kantienned'esperer pouvoir construire les objets de notre connaissance a la maniere dont lesmathematiques construisent les leurs dans les formes a priori de toute intuitionsensible possible. II n'y a done plus a esperer aucune mathesis universalis la ou c'estl'existence elle-meme et sä modalite qui nous importent. Premiere consequence d'unsavoir qui ne puisse exceder 1'experience et d'une experience qui ne puisse etre re$uesinon dans l'espace et dans le temps: c'est qu'il ne peut rien y avoir d'absolumentinetendu ou d'absolument intemporel qui puisse jamais etre connu. Ni 1'ame, si onentend par la la permanence d'une substance inetenduela; ni Dieu, si on entend parla un etre eternel qui serait partout actif et present nulle part, ne peuvent etre lesobjets d'aucune science. La raison kantienne vient done de decouvrir ainsi que cequi lui importe le plus est ce qu'elle est le moins capable de connaitre.

1 Cf. D. Hume, Tratte de la Nature humaine, livre I, 2e partie, section IV, trad. A. Leroy,Paris, 1946, p. 108-113.

laCf. Kant, Critique de la Raison pure (= Kr.d.r.V.), Analytique transcendantal, Remarquesur le Systeme des principes, Ak III, 200 / edition de la Pleiade, Paris 1980 (= Pi), t. 1,p. 967: «pour donner dans 1'intuition quelque chose de permanent qui corresponde auconcept de substance, nous avons besoin d'une intuition dans l'espace (celle de la matiere),parce que seul l'espace est determine de fac. on permanente ...»

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A qui veut dominer la nature, il est certes reconfortant de savoir qu'il ne peut yavoir aucune realite pour nous qui ne soit une grandeur extensive2, que le tout n'estpar consequent rien d'autre que la somme de ses parties, qu'il n'y a done rien quine soit aussi bien composable que decomposable, et qui, etant de part en partnombrable, ne soit toujours exprimable par une equation mathematique et ainsitoujours previsible. Mais, comme dans la nature cartesienne, ou tout est explicablerien n'est merveilleux. La seconde analogic de 1'experience complete cette axioma-tique de notre representation: rien n'apparait jamais dans le temps qui ne doive etrerapporte a ce qui precede comme un effet a sa cause3. Comme tout est homogeneet continu dans le temps, tout est homogene et continu dans la nature. Comme rienn'y peut done jamais absolument commencer4, rien n'y peut jamais naitre qui nesoit de ja vieux de tout ce qui le precede. Ni spontaneite par consequent, ni secret,ni mystere, ni interiorite, ni profondeur: teile est cette phenomenologie de la platitudeque la raison kantienne elucide et developpe comme le correlat de toute sciencepossible. L'action de tout homme doit done pouvoir s'expliquer a chaque instantpar Petat de la nature tout entiere, puisque ses inclinations sont determinees aussinecessairement par son histoire et son milieu que le mouvement des marees par laloi de l'attraction universelle. Quant a ce que nous n'en savons pas encore ramenera un Systeme de la nature et a la solidarite de tous les phenomenes entre eux, c'estbien la principale exigence de la raison dans son usage regulateur que d'obtenir de1'entendement une teile reduction de la diversite a l'unite et de l'apparente hetero-geneite des effets a l'homogeneite des causes.

Et pourtant, plus incontestable qu'aucune intuition empirique, aussi irrecusabledans 1'usage pratique que le principe du determinisme et de la causalite dans 1'usagetheorique, il y a un fait de la raison5 qui nous fait reconnaitre en toute actionhumaine, independamment de toute circonstance, de toute situation et de toutecondition, 1'effet d'une pure causalite par liberte6. Insurmontable serait certes cettecontradiction si l'Analytique des principes ne s'etait clöturee en rappelant le Statutstrictement phenomenal, et en quelque sorte insulaire7, de notre connaissance. Carsi les regies de 1'entendement constituent en ce sens «la source de toute verite»8,elles n'en sont pas pour autant les conditions de toute realite. C'est pourquoi la

2 Cf. Kr. d. r. V., Analytique des principes, chap. II, 3 section. Axiomes de l'intuition, Ak III,148 - 149/P11, p. 902 - 903.

3 Kr.d.r. V., Ak III, 166-168/Pl I, 925-926.4 Kr.d.r.V., Anal, des Principes, ch. Ill, Ak III, 369/Pl I, 1175: «Chaque action, comme

phenomene, en tant quelle produit un evenement, ou quelque chose qui advient, quipresuppose un autre etat ou se rencontre sa cause; et ainsi, tout ce qui arrive n'est qu'unecontinuation de la serie, et aucun commencement qui se produirait de lui-meme n'y estpossible.»

5 Cf. Critique de la Raison pratique (= Kr.d.p. V.), lepartie, livre I, Analytique, chap. I, S 7,Ak V, 31-32/P1II, 645.

6 Kr.d.p. V., S 5, Ak V, 28-29/Pl II, 641.7 Cf. Kr. d. r. V., Anal, des principes, chap. Ill, Ak III, 202: « Dieses Land aber ist eine Insel...»8 Kr. d. r. V., Ak III, 203/P1 I, 791.

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raison doit admettre comme possible, par-dela toute phenomenalite et toute connais-sance humaine, l'existence de noumenes, qui pourraient done procurer une intuitionde la realite affranchie des conditions subjectives de l'espace et du temps. OrI'universelle experience du devoir, I'imperatif categorique comme fait irrecusable dela raison, manifestent comme leur condition meme un tel caractere intelligible9, parlequel la volonte de tout homme doit etre consideree comme une cause absolumentpremiere, produisant immediatement son effet dans le monde sensible sans que rienne la preceede, et par consequent ne la puisse elle-meme determiner10.

A la fois requise et manifestee par la raison, teile est done l'amphibologie de lacondition de l'homme chez Kant. D'une part, comme phenomene, il n'est qu'unobjet parmi l'infinite des objets de la nature11, et comme eux de part en partdetermine par les enchainements necessaires de la causalite physique: c'est ce quenous en pouvons connaitre. D'autre part, en tant qu'il est aussi une realite en soi,il est soustrait toute determination temporelle et a toute liaison de la successionpar le concept de causalite: c'est ce que sa nature morale nous en fait necessairementsavoir, bien que nous n'en puissions rien connaitre. Or, nous dit Kant, cette causalitephysique selon la necessite, et cette causalite metaphysique par liberte, se conjoignentdans le meme effet12, de sorte que le caractere intelligible de chacun doit « pouvoiretre α>ηςυ conformement a son caractere empirique »13 et que ce dernier peut etreconsidere comme «le scheme sensible » du premier14.

9 Kr. d. r. V., Dial, transc., chap. II, 9 section, S III, Ak III, 366/Pl I, 1171, 1172; Kr. d. p. V., le

partie, Analytique. Ak V, 48-49/Pl 666-667.10 Kr.d.r. V., Ak III, 367-368/Pl I, 1173-1174: «d'apres son caractere intelligible, ... le sujet

devrait etre declare libre de toute influence de la sensibilite et de toute determination pardes phenomenes; et, comme rien n'arrive en lui en tant que est noumene, comme il ne s'ytrouve aucun changement, - lequel exige une determination dynamique de temps, — etpar consequent aucune liaison avec des phenomenes comme causes, cet etre agissant seraitdans ses actes independant et libre de toute necessite de la nature comme celle qui se trouvesimplement dans le monde sensible. Il serait entierement exact de dire de lui qu'il commencede lui-meme ses effets dans le monde sensible ...»

11 Kr. d. r. V., Anal, des principes, chap. II, 3e analogic de Pexperience, Ak III, 181/Pl I,942-943; Dial, transc., chap. II, 9e section, §111, Ak III, 367/P1 I, 1173: «D'apres soncaractere empirique, ce sujet serait done, comme phenomene, soumis a toutes les lois de ladetermination suivant la liaison causale, et il ne serait en ce sens rien qu'une partie dumonde sensible, dont les effets decouleraient infailiblement de la nature, comme tout autrephenomene»; et Ak HI, 370/Pl I, 1176: «le sujet agissant, comme causa phaenomenon,serait enchaine a la nature, dans une dependance indissoluble de tous ses actes ...»; etp. 1177: « L'homme est un des phenomenes du monde sensible, et a ce titre il est aussi unedes causes de la nature dont la causalite doit etre soumise a des lois empiriques.»

12 Kr. d. r. V., Ak III, 366/Pl I, 1172: « Nous nous ferions done, du pouvoir d'un tel sujet, unconcept empirique et en meme temps aussi un concept intellectuel de sa causalite, conceptsqui se rencontrent tous deux dans un seul et meme effet.»

13 Kr.d.r.V., Dial, transc., chap. II, 9e section, $111, Ak III, 367/Pl I, 1173: « Ce caractereintelligible ... devrait etre pense conformement au caractere empirique ...»

14 Kr.d.r. V., Ak III, 374/Pl I, 1182: «Eu egard au caractere intelligible dont (le caractereempirique) n'est que le scheme sensible ...»

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Un meme effet, un meme comportement, une meme action, seraient done suscep-tibles d'une double lecture15. D'une part, ils prendraient place dans une serieindefinie, ou tout ce qui precederait les determinerait de fa$on absolument necessaireet les rendrait en droit absolument inevitables et absolument previsibles16: commela chute d'un corps a un moment donne, ou comme n'importe quel phenomenemeteorologique, toute action humaine ne ferait qu'accomplir et exprimer I'histoirede toute la nature a un moment donne. D'autre part, la meme action serait enmeme temps comprise comme Pintrusion dans la nature d'une pure liberte, commela manifestation d'une imprevisible volonte, comme la cesure d'un instant inauguraldans la continuite homogene du temps. Une meme action manifesterait done a lafois la previsibilite et Pimprevisibilite, la continuite et la discontinuite, Phomogeneiteet Pheterogeneite, Pabsolument determine et Pabsolument indeterminable, la neces-site et la liberte, a la fois un simple phenomene de la nature et une pure decisionde Pesprit. Or une teile correlation, une aussi prodigieuse correspondance, une aussiinexplicable entrexpression entre Pordre de la nature et Pordre de Pesprit ne sepourraient comprendre qu'en supposant, comme chez Leibniz, quelque harmonicuniverselle instituee a la fois par Pinfinie sagesse et Pinfinie puissance de Dieu. C'estpourquoi, notre foi morale en Pexistence d'un Dieu juste et reparateur, ne peutqu'etre precedee d'une foi doctrinale17 en un Dieu qui a rendu compatibles Pusagetheorique et Pusage pratique de notre raison, Pordre de la science et Pordre de lamorale, la coherence d'un Systeme a priori de la nature et le fait metaphysique denotre liberte.

Toutefois, cette correlation entre notre phenomenalite empirique et notre volontemorale n'est pas aussi simple que Kant avait pu nous le faire esperer dans sa fameuseresolution de la troisieme antinomie. Car si, en toute occurrence, le comportementde tout homme schematise de quelque fa$on Pusage intelligible qu'il a fait de saliberte, cependant nous ne pourrons jamais savoir si Paction que nous observonsest simplement conforme a la moralite, ou si eile a etc accomplie uniquement par

15 Kr. d. r. V., Ak III, 366/Pl I, 1172: « Nous nous ferions done, du pouvoir d'un tel sujet, unconcept empirique et en meme temps aussi un concept intellectuel de sa causalite ... »; AkIII, 369/Pl I, 1175: «il est possible de regarder cette necessite, qui d'un cote n'est qu'unsimple effet de la nature, comme etant en outre d'un autre cote un effet par liberte »; AkIII, 371/P1 I, 1177: « Lui-meme (Phomme) est sans doute, par un cote, phenomene; mais ilest aussi, par un autre cote, eu egard a certains pouvoirs, un objet purement intelligible ...»

16 Kr.d.r. V., Ak III, 372/Pl I, 1180: «toutes les actions de Phomme dans le phenomene sontdeterminees, suivant Pordre de la nature, par son caractere empirique ... et si nous pouvionspenetrer jusqu'au fond tous les phenomenes de son arbitre, il n'y aurait pas une seuleaction humaine que nous ne puissions predire avec certitude et que nous ne puissionsreconnaitre comme necessaire a partir de ses conditions anterieures.»

17 Kr.d.r. V., Theorie transcendantale de la methode, canon de la raison pure, 3esection, AkIII, 534-535/P1 I, 1380-1381.

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respect pour la loi morale18. Si c'est la purete de l'intention qui a seule une valeurmorale19, comme rien ne distingue son action de celle qu'eut inspiree un simplepharisai'sme, nous pourrons done toujours douter s'il y cut jamais au monde uneseule action absolument vertueuse20. Par cette purete de l'exigence rationnelle, nousvoici done introduits en quelque ontologie du secret21, desesperant de jamais pouvoirconnaitre ni reconnaitre un seul juste.

Quand, dans son usage theorique, la raison desesperait de jamais pouvoirconnaitre ni l'existence de Dieu, ni l'existence de 1'ame, ni la liberte de 1'homme,son usage pratique lui faisait neanmoins savoir que s'il lui etait impossible deconnaite 1'absolu, a tout le moins lui etait-il enjoint de le vivre, et que si rien neprouvait theoriquement que Christ cut ressuscite a la P que, il nous etait cependantrien moins present que de porter la croix de 1'absolu en cette vie comme en un longvendredi saint. Mais I'ambigu'ite de toute action laisse cependant indetermine le faitde savoir si quelque secrete inclination de la sensibilite et de l'amour propre nenous a pas inspire ce sacrifice, et s'il y cut jamais une seule action ou un seuljugement absolument desinteresses. Par ailleurs, et si respectueux que nous puissionsmeme etre de la loi morale, un deuxieme probleme est celui de comprendre comment1'action libre d'une volonte autonome et purement intelligible peut s'inscrire etprendre place dans la serie continue et necessairement determinee de tous lesphenomenes.

Parce que ses concepts sont toujours trop grands par rapport a toute intuition,la raison speculative ne peut jamais ni connaitre ni avoir aucune experience de cevers quoi eile tend: on pourrait done dire que c'est a eile que nous devons de faireainsi, quoique dans le desespoir, l'experience metaphysique de l'absence. Parce quele caractere noumenal d'une action morale n'est jamais empiriquement observable,on peut toujours douter si sa conformite a la loi est veritablement l'effet du devoir,de sorte que la raison pratique, eile aussi, nous fait faire l'experience d'une vertutoujours exigee mais jamais rencontree, c'est-a-dire egalement d'une desesperanteabsence.

18 Cf. Fondements de la Metaphysique des mceurs, T section, Ak IV, 406/Pl II, 266: «il n'y apoint d'exemple certain que Γόη puisse rapporter de l'intention d'agir par devoir, carmainte action peut etre realisee conformement a ce que le devoir ordonne, sans qu'il cessepour cela d'etre encore douteux qu'elle ait etc realisee proprement par devoir, et qu'ainsieile a une valeur morale. »

19 Fondements, Ak IV, 407/Pl II, 267: « quand il s'agit de valeur morale, Pessentiel n'est pointdans les actions, mais dans ces principes Interieurs des actions, que Γόη ne voit pas.»

20 Fondements, Ak IV, 207/Pl II, 267: «il est absolument impossible d'etablir par experienceavec une entiere certitude un seul cas ou la maxime d'une action d'ailleurs conforme audevoir ait uniquement repose sur des principes moraux et sur la representation du devoir. »

21 Cf. La Religion dans les limites de la simple raison, 2e partie, le section, B, Ak VI, 63/PlIII, 79: « selon la loi, tout homme devrait equitablement donner un exemple en lui-memede cette Idee dont 1'archetype demeure toujours dans la raison. Mais dans l'experienceexterieure il n'y a pas d'exemple qui lui soit adequat, par le fait que cette experience nedevoile pas l'interieur de l'intention ...»

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Pour que la raison put reprendre espoir, il faudrait done d'abord qu'elle re£Utl'assurance de ce qu'un jugement absolument desinteresse est possible, en deuxiemelieu que l'ordre de la nature et de la necessite est accueillant a Pordre de l'esprit etde la liberte; et enfin que, par leur presence meme, certaines intuitions empiriquespuissent, a defaut de faire sentir, du moins faire pressentir le sens de ses principauxinterets. Or nous allons voir que tel est precisement le Statut de l'art chez Kant.

Ce qui est proprement esthetique dans un ob jet, nous rappelle Kant, c'est ce qu'ily a de simplement subjectif dans sa representation22, c'est-a-dire ce qui, ne pouvantparticiper a aucune connaissance, est seulement le plaisir ou la peine que nousretirons de sa representation23. Or, affirmer la beaute d'un objet, c'est reconnaitredans la simple reflexion sur sa forme la cause du plaisir que nous y prenons24, etpar consequent reconnaitre reflexivement la fmalite de cet objet25. En effet, tout sepasse alors comme si quelque secrete connivence unissait la nature et l'esprit, desorte qu'une forme de la nature füt destinee a l'esprit, et que l'esprit düt recevoirde la nature l'occasion de son propre accomplissement.

Si Kant va commencer son analyse du jugement de goüt par le moment de laqualite, c'est parce que le premier probleme a se poser a propos du plaisir esthetiqueest a la fois celui de sa realite et de la realite de ce qui le produit. En effet, il est del'essence meme du plaisir esthetique de s'eprouver « comme necessairement lie a larepresentation d'un objet, non seulement pour le sujet qui en saisit la forme, maisaussi en general pour tout sujet qui en jugerait »26. « Cette pretention a l'universalite,constate Kant, appartient si essentiellement a un jugement qui affirme la beauted'une chose qu'il ne viendrait a l'esprit de personne d'user de ce terme sans luiattribuer une validite universelle»27. Or, comme ce qui plait materiellement auxsens est particulier a chacun28, Pinclination qu'on retire de ce qui nous est agreablene peut etre qu'incommunicable29, et ne saurait done participer en rien au jugementesthetique. C'est pourquoi, le plaisir esthetique ne pouvant etre qu'independant dela materialite, et par consequent de l'existence meme de l'objet30, la probleme seposait en effet de savoir quelle realite pouvait bien alors susciter ce plaisir, et

22 Cf. Critique de la Paculte de juger (= Kr.d. 17.), Introduction, VII, Ak V, 188/P1II, 945.23 Kr. d. U., Ak V, 189/P1 II, 945.24 Kr. d. U., Ak V, 190/P1 II, 947.25 Kr. d. U., Ak V, 190 et 192/Pl II, 946 et 948.26 Kr. d. U., Ak V, 190/P1 946-947.27 Kr.d. U., Analytique du beau, S 8, Ak V, 214/Pl II, 970-971.28 Kr. d. U., § 7, Ak V, 212/Pl II, 968 - 969.29 Kr. d. U., § 39, Ak V, 291/Pl II, 1069-1070; et S 44, Ak V, 306/Pl II, 1087: « La communi-

cabilite universelle d'un plaisir implique de par son concept qu'il ne s'agisse pas d'un plaisirde jouissance reposant sur la seule sensation, mais necessairement d'un plaisir de reflexion. »

30 Kr. d. U., S 2, Ak V, 204-205/Pl II, 959.

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correlativement en quoi pouvait bien consister la realite de ce plaisir meme. Autrechose, par ailleurs, est ce que nous jugeons beau, et autre chose ce que nous jugeonsbon. Qu'il s'agisse du Bien en soi, c'est-a-dire de la morale, ou qu'il s'agisse de cequi est bon a quelque chose, c'est-a-dire de Putilite, tout ce que nous jugeons bonse rapporte au concept d'une fin, et ne nous plait qu'a cause de Pinteret que nousy prenons31. Tout a 1'inverse, strictement contemplatif32, aussi independant dePexistence que du concept meme d'aucun objet, le jugement de goüt ne peut doneetre qu'absolument desinteresse. Voila pourquoi, autant de fois avons-nous eprouvela beaute d'une ceuvre, autant de fois avons-nous eprouve que tout homme Peprou-verait avec nous, autant de fois nous avons done pressenti qu'etant ainsi capabled'un absolu desinteressement, tout homme est egalement capable de vertu.

Or, si nous avons pu caracteriser la pure forme d'une representation comme laseule cause du plaisir esthetique, il nous reste cependant a comprendre en quoi peutbien consister la paradoxale realite de ce plaisir que nous eprouvons sans que nossens ni notre entendement y puissent etre interesses. A cette question, Kant vadonner trois reponses.

Parce que ce plaisir est subjectivement eprouve comme universel, ce sont lesmemes conditions qui doivent le susciter semblablement en chacun. Or, de memequ'il n'y a rien d'universalisable qui ne soit desinteresse33, il n'y a rien d'universelqui ne soit transcendantal34. Mais comme cette communicabilite universelle n'estpas celle d'un concept, il reste seulement qu'elle soit celle de «1'etat d'esprit produit,dans cette contemplation, par le rapport de nos facultes de representation»35, c'est-a-dire par le libre jeu de l'entendement et de l'imagination. Teile est la premiererealite de P experience esthetique chez Kant, qui consiste dans le plaisir d'eprouver,a l'occasion de cette pure contemplation, «l'harmonie de nos facultes»36, comme

31 Kr. d. U., S 4, Ak V, 207/P1 II, 962-963.32 Kr. d. U., % 5, Ak V, 209/Pl II, 965; et S 12, Ak V, 222/Pl II, 981.33 Kr.d.U., §6, Ak V, 211/P1 II, 967: «qui a conscience que la satisfaction produite par un

objet est independante de tout interet, ne peut faire autrement que de juger que cet objetcontient necessairement un principe de satisfaction pour tous. Dans la mesure, en effet, oucette satisfaction ne se fonde pas sur une inclination quelconque (ni sur quelque autreinteret reflechi), mais ou, au contraire, celui qui porte un tel jugement s'eprouve entierementlibre quant a la satisfaction qu'il prend a Pobjet, il ne peut degager au principe de laditesatisfaction aucune condition d'ordre personnel et prive, dont il serait seul a dependreconime sujet. Il doit done necessairement regarder cette satisfaction comme fondee surquelque chose qu'il peut aussi supposer en chacun. Il s'ensuit qu'il devra necessairement secroire fonde a attendre que tous eprouvent une satisfaction semblable.»

34 Kr. d. U., Deduction des jugements esthetiques purs, S 39, Ak V, 292/Pl II, 1071: « Ce plaisirdoit necessairement reposer chez chacun sur les memes conditions subjectives parce qu'ellessont les conditions subjectives de la possibilite d'une connaissance en general»

35 Kr. d. U., Anal, du beau, S 9, Ak V, 217/P1 II, 975.36 Kr. d. U., § 9, Ak V, 218/P1 II, 976.

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si la spontaneite de chacune s'epanouissait et s'accomplissait dans la libre inventionde ce jeu sans contrainte37.

En deuxieme lieu, de meme que nous avons du eprouver naguere « un plaisir tresremarquable devant la comprehensibilite de la nature»38, de meme l'experience dela beaute suscite en nous le plaisir d'eprouver une secrete convenance (Einstimmung),une sorte de connivence et de camaraderie entre la realite empirique de la nature,ses compositions, ses formes, ses entrelacs, et la spontaneite de nos propres facultesde representation39.

La troisieme et principale origine de ce plaisir est sa communicabilite meme. « Leplaisir relatif a 1'objet (dans une pure contemplation), nous dit en effet Kant, est laconsequence de la communicabilite universelle de 1'etat d'esprit que suscite sarepresentation »*°. Mais il ne s'agit pas seulement ici d'un simple plaisir de sociabilite,car nous aurions alors affaire a un interet empirique concernant la beaute41. Aucontraire, parce que nous eprouvons subjectivement un tel plaisir comme universelet comme necessaire, c'est 1'humanite tout entiere que nous sentons convoquee etrassemblee autour de nous, mais non pas 1'humanite empirique et charnelle, soumisea l'amour de soi et a la loi de la sensibilite: communiant avec nous dans cette memejubilation contemplative, c'est la libre societe des esprits dont nous pressentonsautour de nous la fraternelle et secrete presence, c'est le grand rassemblement dePEglise invisible.42

37 Kr. d. U., § 40, Ak V, 296/Pl II, 1075: « C'est seulement lorsque Pimagination dans sa liberteeveille Pentendement et que celui-ci, sans faire intervenir de concepts, engage Pimaginationdans un jeu regulier, que la representation se communique, non comme une pensee, maiscomme sentiment interne d'un etat de Päme conforme a une fin.»

38 Kr.d. U., Introduction, VI, Ak V, 187/Pl 943.39 Kr. d. U., Ak V, 188/Pl II, 943.40 Kr. d. U., § 9, Ak V, 217/P1 975.41 Ibid, et surtout S 41, Ak V, 296-297/Pl II, 1076-1077: «Le beau ne suscite un interet

empirique que dans la societe, et si Pon accorde que Pinstinct qui le pousse a former unesociete est naturel chez Phomme, que Paptitude et le penchant pour la societe, — c'est-a-dire la sociabilite, — sont necessaires a Phomme en tant que creature destinee a vivre ensociete, et done comme une propriete de 1'humanite, on ne manquera pas de considereregalement le gout comme la faculte de juger de tout ce qui nous permet de communiquera tout autre homme jusqu'a notre sentiment, et par consequent comme un moyen derealiser ce qu'exige le penchant naturel de tout homme ...Get interet indirect pour le beau, ou intervient la mediation d'un penchant pour la societe,cet interet empirique done est pour nous tout a fait negligeable.»

42 Cf. La Religion dans les limites de la simple raison. 3e partie, section, IV, Ak VI, 101/PlIII, 122: «Un corps ethique sous une legislation divine morale est une Eglise qui, pourautant qu'elle n'est pas Pobjet d'une experience possible, se nomme UEglise invisible ...L'Eglise invisible est Punion effective de tous les hommes en un tout qui s'accorde avec cetideal.»

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Si seule la beaute peut susciter le libre jeu de notre entendement et de notreimagination, et s'il n'y a qu'un tel etat d'esprit que nous eprouvions universellementcommunicable quoique sans concept, sous quelles conditions toutefois un objetpeut-il etre juge beau? II va de soi que, s'agissant d'un jugement reflechissant, nulconcept ni nulle regle ne peuvent servir a determiner ce qui est beau. Mais commen'importe quel objet n'est pas juge beau, il doit bien y avoir, au moins negativement,une specification ou une caracterisation de la beaute.

Que nous ne puissions pas avoir affaire, dans le jugement de gout, a une beauteadherente43, cela est bien clair, puisque la beaute adherente n'est autre chose que lagloire du concept rayonnant a travers la matiere ou il s'accomplit. Mais s'il ne peutdone s'agir que d'une beaute libre, la rencontrerons-nous aussi bien dans lesproductions de la nature que dans les oeuvres de 1'art? Si c'est la couleur de certainscoquillages ou le chatoiement de certains plumages qui nous plaisent, il s'agit d'uninteret empirique, fort proche alors de la sensualite d'un agrement. Si, admirant lalibre beaute de certaines fleurs ou le chant de certains oiseaux, nous eprouvons unplaisir esthetique, «la pensee que la nature a produit cette beaute doit accompagnernotre intuition et notre reflexion; et c'est la-dessus seulement, observe Kant, que sefonde 1'interet immediat que nous y prenons»44. La preuve en est que ces puresformes ne nous plaisent pas intrinsequement, ni de fa$on absolument desinteressee:si nous venons, en effet, a decouvrir que ces fleurs etaient artificielles et n'avaientdone que l'apparence de la nature, ou que le chant du rossignol etait contrefait par1'espieglerie d'un enfant, voici que tout aussitot viennent paradoxalement a nousdeplaire ces memes formes dont la purete semblait nous toucher si profondementauparavant45. Ce qui nous plaisait dans ces fleurs ou dans ce chant n'etait done pastant leur forme que l'attendrissante et reconfortante pensee qu'elle nous etait adresseepar la nature elle-meme. Plutot qu'un plaisir proprement esthetique, c'est done enfait un interet seulement moral que nous prenions a cette contemplation46. Seulesles ceuvres de I'art peuvent par consequent nous procurer un pur plaisir esthetiqueabsolument desinteresse, a condition toutefois que nous n'ayons affaire ni a un

43 Cf. Kr.d. l/., S 16, Ak V, 229-230/Pl II, 990-991.44 Kr. d. U., S 42, Ak V, 299/Pl II, 1079-1080.45 Kr. d. 17., Ak V, 299 et 302/P1 1079 et 1083.46 K.d. U., Ak V, 299-300: «Le privilege de la beaute naturelle sur celle de Tart, ... qui en

fait la seule a inspirer un interet immediat, s'accorde avec la maniere de penser eclairee etprofonde de tous les hommes qui ont cultive leur sentiment moral» et Ak V, 300/Pl II,1081: « dans la mesure ou la raison est aussi interessee a ce que les idees (pour lesquelles,dans le sentiment moral, eile suscite un interet immediat) aient egalement une realiteobjective, — c'est-a-dire a ce que la nature laisse une trace ou un indice temoignant qu'ellecontient en soi un quelconque principe qui permette de supposer qu'il existe un accord,conforme a une loi, entre ses produits et notre satisfaction independante de tout interet,... la raison doit avoir un interet pour toute manifestation naturelle d'un tel accord; et parconsequent 1'esprit ne peut reflechir sur la beaute de la nature sans s'y trouver du memecoup interesse.»

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trompe-Pceil qui nous donnerait Pillusion de la nature elle-meme47, ni a des ceuvresd'agrement dont Pinteret ne peut etre qu'empirique, — soit qu'elles facilitent lasociabilite, soit qu'elles nous aident a passer le temps en nous empechant de voir letemps passer48.

Si seules des oeuvres peuvent done etre les objets d'un jugement de goüt pur, ils'ensuit que nous ne pouvons former un tel jugement que si nous avons d'abord lesentiment d'a voir effectivement affaire a des ceuvres. Or deux conditions sontrequises pour susciter un tel sentiment.

De meme, nous rappelle Kant, qu'il ne convient de nommer « art» que « ce quia ete produit par une liberte qui a mis la raison au fondement de son action»49, dememe doit-on « prendre conscience, en face d'une ceuvre d'art, qu'il s'agit effecti-vement d'une oeuvre et non d'un simple effet ou d'une simple production de lanature»50. Par sä propre forme, par son ordonnancement, son agencement, sacomposition, toute oeuvre doit done nous convaincre d'emblee de ce qu'elle n'auraitpu etre ainsi produite par le simple enchainement aveugle des phenomenes naturels.Sans que nous soyons capables de la determiner pour autant, nous eprouvons qu'uneconstante et opiniätre intention a du rassembler, organiser, harmoniser chacune deces parties pour les faire toutes concourir a Punite d'une meme expression. Sansqu'un concept ait transi cette volonte, on sent qu'une volonte transit cette ceuvreentiere.

Pour qu'une oeuvre soit percue comme une oeuvre d'art, il faut en outre, analyseKant, que sa finalite nous paraisse « aussi libre de toute contrainte par des regiesarbitrages que s'il s'agissait d'un produit de la simple nature»51. Par consequent,bien que le propre de la finalite d'une O3uvre soit d'etre intentionnelle, — commecelle de n'importe quel autre objet produit par une technique, — il faut qu'en memetemps eile paraisse n'etre pas intentionnelle, et bien que nous devions necessairementavoir conscience qu'il s'agisse d'un art, cet art doit pourtant avoir Papparence dela nature52. Comment cela est-il possible? Kant s'en explique au § 45 de la Critiquedu Jugement: « une oeuvre d'art a Papparence de la nature lorsqu'on y trouve unerigoureuse et exacte conformite aux regies selon lesquelles le produit peut devenirce qu'il doit etre; mais cela ne doit pas etre penible; le procede scolaire ne doit pastransparaitre; en d'autres termes Pceuvre ne doit en rien laisser soupsonner quePartiste ait pu etre gouverne par aucune regie ... »53. Par consequent, le propre d'une

47 Kr. d. U., Ak V, 301/Pl II, 1082.48 Kr. d. U., S 44, Ak V, 305 -306/Pl II, 1087.49 Kr. d. U., S 43, Ak V, 303/P1II, 1084.50 Kr. d. U., S 45, Ak V, 306/Pl II, 1088, cf. aussi: « Part ne peut etre appele beau que lorsque

nous sommes conscients qu'il s'agit bien d'art».51 Ibid.52 Kr. d. U., $ 45, Ak V, 306-307/Pl II, 1088 -1089: « dans les productions des beaux-arts, la

finalite, bien qu'animee d'une intention, ne doit pas paraitre intentionnelle; autrement dit,les beaux-arts doivent revetir Papparence de la nature, bien que Pon ait conscience qu'ils'agit d'art.»

53 Kr. d. U., Ak V, 307/P1 II, 1089.

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ceuvre d'art serait que la finalite externe y prit 1'apparence d'une finalite interne. Siprodigieuse y doit done etre la technique, que le metier en vient a gommer toutetrace du metier, et que, selon la fameuse formule d'Ingres, 1'art cache Tart. Semblantdone manifester la meme spontaneite organique, la meme individualite et la memeautonomie creatrices qu'un etre vivant, toute oeuvre d'art parait ainsi figurer qu'ensa liberte I'esprit pourrait donner la vie aux choses. C'est pourquoi, dans Plntro-duction a ses Propylees de 1798, Goethe pourra dire que «la plus fondamentaleexigence envers un artiste sera toujours qu'il produise quelque chose de semblableaux phenomenes de la nature ...; qu'il cree, en rivalisant avec la nature, quelquechose de spirituellement organique, de sorte que son oeuvre paraisse a la fois naturelleet surnaturelle »54. Reprenant a son compte cette meme analyse de Kant, Carl GustavCarus pourra encore ecrire, en 1831, dans la premiere de ses Neuf lettres sur lapeinture de paysage, que, « bien qu'elles ne soient pas douees d'une vie reelle, lesoeuvres d'art peuvent nous sembler vivantes, et ratifier ainsi Paffinite de Phommeavec I'esprit du monde»55.

Pour qu'une oeuvre ait 1'apparence de la nature, Kant a toutefois specific qu'elledoit manifester une stricte conformite aux regies de la necessite mecanique qui sontles conditions ordinaires et naturelles d'une semblable production56. Or, cettemaitrise des mecanismes materiels qui doit en outre s'exercer comme en se jouant,sans hesitation, sans tätonnement, sans peine et sans effort, avec la meme liberteque s'il s'agissait d'une pure spontaneite, c'est la virtuosite meme. On peut done iciconclure que, s'il n'y a d'art que du genie57, il n'y a pas de genie sans virtuosite,pas de virtuosite sans talent, pas de talent sans metier, et pas de metier sansapprentissage58. Aussi Kant constate-t-il qu'entre tous les beaux-arts «il n'y en apas un seul ou ne doive s'exercer quelque chose de mecanique qu'on ne peutcaracteriser et acquerir que conformement a des regies, c'est-a-dire quelque chose

54 Cf. Goethe, Ecrits sur Van, trad. J.-M. Schaeffer, Klincksieck, Paris, 1983, p. 129.55 Cf. C. G. Carus et C. D. Friedrich, De la peinture de paysage dans l'Allemagne romantique,

Klincksieck, Paris, 1983, p. 59.56 Cf. Kr. d. 17., S 45, Ak V, 307/P1 II, 1089: «une production de Part apparait comme un

produit de la nature si Pon y rencontre toute Pexactitude possible dans Paccord avec lesregies d'apres lesquelles seulement la production pourra devenir ce qu'elle doit etre; maisce, sans que Paccord soit laborieux, sans qu'on y sente Pecole, c'est-a-dire sans qu'on yreleve trace de ce que Partiste a eu la regie sous les yeux ...»

57 Kr.d.U., §46: «les beaux-arts sont les arts du genie».58 Kr.d.U., $43, Ak V, 304/Pl II, 1085-1086: «Puisque beaucoup d'educateurs croient

favoriser Part liberal en supprimant toute contrainte et en transformant le travail en jeu,il n'est pas inutile de rappeler que dans tous les arts liberaux il faut qu'il y ait une certainecontrainte ou, comme on dit, un mecanisme, sans lequel I'esprit qui, dans Part, doit etrelibre, n'aurait aucun corps et s'evaporerait completement» et § 46, Ak V, 307/Pl II, 1089:«tout art suppose des regies qui constituent le fondement selon lequel sa production estd'abord representee comme possible, pour que cette production puisse etre nominee artis-tique ».

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de scolaire qui constitue une condition essentielle de Part »59. A defaut qu'elle puisseen etre une condition s ffisante, l'une des conditions necessaires de Part est donePassimilation des processus mecaniques par lesquels la virtuosite de l'artiste mimeen quelque sorte, ainsi que l'avait decrit Aristote, l'ordre de la causalite naturelle:ή τέχνη μιμείται την φύσιν60. Goethe en repetera la legon dans ses Propylees:« L'exercice des arts plastiques, y observera-t-il, est mecanique, et la formation del'artiste en sa prime jeunesse doit done commencer avec raison par le cote meca-nique»61. Anticipant les analyses que developpera la critique du jugement teleolo-gique sur le sens de 1'evolution de la vie s'accomplissant a travers la causalitemecanique de la matiere62, P experience de la creation artistique nous fait doned'ores et deja pressentir que, tout de meme que les precedes scolaires et les regiesdu metier concourent a la finalite de Pceuvre du genie, de meme la causalitemecanique concourt dans la nature a la causalite finale.

Le double requisit de 1'ceuvre d'art que nous venons d'analyser pose cependantun probleme. En effet, comment I'art peut-il etre distingue de la nature s'il doitparaitre naturel6*, et comment peut-il «avoir l'apparence de la nature»6* s'il doiten meme temps nous « donner conscience qu'il ne s'agit nullement d'une productionde la nature»65. C'est par Poriginalite de sa theorie du genie que Kant nous paraitresoudre cette aporie. En effet, parce qu'il n'y a pas de genie sans regies66, il n'y apas de genie qui ne manifeste par sa virtuosite et son elegante maitrise des meca-nismes naturels que son oeuvre ne peut pas etre un simple effet de l'aveugle nature.

59 Kr.d.U., §47, Ak V, 310/P1 II, 1093. Cf. aussi: «II faut bien qu'on ait eu une finalite entete, car sans cela la production artistique ne pourrait etre attribuee a aucun art et seraitle simple fruit du Hasard. Or, mettre en oeuvre une fin exige des regies determinees donton ne peut s'affranchir ... Le genie ne peut que procurer une riche matiere aux productionsdes beaux-arts; le travail d'elaboration a partir de cette matiere et la forme exigent untalent forme a une ecole ...»

60 Cf. Aristote, Physique II, 2, 194 a 21.61 Cf. Goethe, Ecrits sur I'art, p. 61.62 Cf. Kr.d. U., 2epartie, Methodologie du jugement teleologique, $ 80, Ak V, 417-420/Pl II,

1218-1221.63 Kr. d. U., $ 43, Ak V, 303/Pl II, 1084: « En toute rigueur, on ne devrait appeler art que ce

qui est produit par liberte, c'est-a-dire par un libre arbitre ayant la raison pour principede son action ... Lorsqu'on qualifie quelque chose d'oeuvre d'art, pour la distinguer d'uneffet naturel, on entend toujours par la une oeuvre de l'homme. » Et § 45, Ak V, 306/Pl II,1088: « Face a une production des beaux-arts, nous devons prendre conscience qu'il s'agitd'une oeuvre de Part et non d'un produit de la nature; ... Part ne peut etre appele beauque lorsque nous sommes conscients qu'il s'agit bien d'art...»

64 Kr. d. U., $ 45, Ak V, 307/Pl II, 1088: «les beaux-arts doivent revetir l'apparence de lanature ...»

65 Kr. d. U., § 45, Ak V, 306/Pl II, 1088.66 Kr.d.U., $43, Ak V, 304-305/P1 II, 1085-1086; §46, Ak V, 307/Pl II, 1089; S 47, Ak V,

310/P1II, 1092-1093.

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Mais parce qu'il n'y a pas de regle du genie67, on comprend qu'il est un don de lanature, et qu'a travers sa spontaneite c'est en fait «la nature qui donne des regiesa Part»68. Dans I*existence du genie s'opere done la Synthese de la nature et del'artifice, d'une finalite interne et d'une finalite externe, de la necessite et de laliberte.

Ce paradoxe metaphysique est longuement decrit ans les paragraphes consacrespar Kant au Statut de la genialite, et qui nous paraissent constituer la principaleraison d'etre de la Critique du jugement esthetique. Parce que le genie « ne peut nidecrire subjectivement, ni exposer scientifiquement comment il realise son oeuvre »,parce qu'« il ne sait pas lui-meme comment surviennent les idees qui se rapportenta son oeuvre », parce qu'« il n'est pas plus en son pouvoir de concevoir volontairementet methodiquement de telles idees que de les communiquer aux autres »69, le geniene peut ni s'apprendre ni s'enseigner70. Absolument irreductible a toute regie, a toutprecede, a tout enchainement de causes mecaniques et repetables, hors tout conceptet toute necessite, le genie est le prodigieux paradoxe d'un fait proprement surnaturelproduit dans la nature par la nature elle-meme. Parce qu'il est «totalement opposea 1'esprit d'imitation »71, parce que rien de ce qui le precede ne peut ni le determiner,ni 1'expliquer, ni meme le faire pressentir ou prevoir, son premier caractere estI'originalite meme (§ 46). Sans genealogie, sans ascendance, sans apprentissage, sanspasse, il est 1'intrusion dans la nature d'un pur commencement. Soustrait par le faita la deuxieme analogic de Pexperience et aux postulate de la pensee empirique engeneral, // est dans le temps ce qui n'a pas de passe, dans l'ordre des phenomenesce qui echappe a la loi meme de la phenomenalite, dans l'ordre de la necessite 1'effetd'une pure liberte. Ainsi que la decrit Valery, «entre le vide et l'evenement pur»72,l'oeuvre du genie est la sureminence du hiatus (datur hiatus): 1'incomprehensible, lamerveilleuse et irrefutable intrusion d'une causalite noumenale dans la serie infinieet uniformement banale des phenomenes.

67 Kr. d.U.,% 46, Ak V, 307/Pl II, 1090: «le genie est un talent qui consiste a produire ce donton ne saurait donner aucune regie determinee. Il ne peut done s'agir d'une aptitude aproduire quelque chose qui pourrait etre appris en se conformant a quelque regie que cesoit».

68 Kr. d. U., S 46, Ak V, 307/Pl II, 1089.69 Kr. d. U., S 46, Ak V, 308/Pl II, 1090.70 Kr.d.U., §47, Ak V, 308-309/Pl II, 1091; et S 49, Ak V, 317/Pl II, 1101: «le genie reside

a proprement parier dans un rapport heureux — qu'aucune science ne peut enseigner niaucune application acquerir par apprentissage ... ».

71 Kr. d. U., S 47, Ak V, 309/Pl II, 1091.72 Cf. Paul Valery, « Le Cimetiere marin », in Charmes, Paris, 1931:

« Ο pour moi seul, a moi seul, en moi-meme,Aupres d'un coeur, aux sources du poeme,Entre le vide et l'evenement pur,J'attends l'echo de ma grandeur interne,Amere, sombre et sonore citerne,Sonnant dans 1'ame un creux toujours futur!»

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Mitoyen entre 1'intemporalite et la temporalite, comme toute creation, le genieest ce que rien ne precede mais que tout le reste suit, ce qui inaugure une traditionsans aboutir d'aucune, ce qui a un avenir et qui n'a pas de passe. Car s'il est vraique l'imitation du genie ne rend pas genial, quoiqu'il ne soit done pas un exemplea imiter73, il demeure toutefois, nous dit Kant, « exemplaire pour un autre genie en1'eveillant au sentiment de sä propre originalite, et en Pincitant a exercer sonindependance a l'egard des regies et des precedes de l'art»74. Comme ce n'estevidemment pas en imitant ce qui est original qu'on devient original, le genie nepeut etre l'exemple que de ce qui est sans exemple. S'il est un modele, ce ne peutdone etre qu'en communiquant l'audace de 1'originalite, c'est-a-dire la foi dans cetteparadoxale capacite de rompre et d'innover, qui est l'audace meme de la liberte.

Par ailleurs, de meme que le gout ne peut etre eduque que par la culture et quela culture ne peut etre formee que par Pexemple des ceuvres de la tradition75, dememe, nous dit Kant, «les modeles de l'art sont les seuls guides qui peuvent letransmettre a la posterite»76. D'une part, en effet, si l'originalite est la conditionnecessaire du genie, eile en est toutefois une condition insuffisante, car «l'absurdeaussi peut etre original»77; de sorte que les oeuvres du genie doivent servir a saposterite, au moins de fa$on disciplinaire, d'exemples de gout. D'autre part, 1'ob-servation et l'etude des oeuvres du genie permettent de fonder dans les ecoles « unenseignement methodique suivant des regies»78; de sorte que 1'ficole apprend a laposterite par quelles regies reproduire ce que le genie a produit sans en connaitreles regies. II est done bien legitime de dire que le genie est ce qui a une posteritesans avoir d'ascendance, qu'il est veritablement une cause sans etre cependantnullement un effet, et qu'il atteste done par son existence meme la possible mani-festation du supra-sensible dans le sensible, et la realisation dans la necessite de lanature de ce qui n'a pu etre produit cependant que par liberte.

Quoique par un jugement reflechissant, 1'experience de l'art et le Statut de lagenialite apportent done a l'anxiete de la raison le reconfort d'eprouver que lacausalite mecanique est accueillante a la causalite finale, et que loin d'etre inhos-pitaliere aux fins de l'esprit, la nature semble meme capable d'en inspirer et d'enfavoriser la realisation.

Que nous puissions etre soustraits a la temporalite objective de la nature, deja lasimple experience de la contemplation esthetique nous l'avait atteste. En effet, lelibre jeu de notre imagination avec notre entendement fait que c'est une seule et

73 Cf. Kr. d. U., S 49, Ak V, 318/P1II, 1102.74 Ibid.75 Kr. d. U., S 32, Ak V, 283/P1II, 1059-1060: « de toutes les facultes et de tous les talents, le

goüt est precisement celui qui, parce que son jugement ne peut etre determine par desconcepts et des preceptes, a le plus grand besoin des exemples qui, dans le developpementde la culture, ont ete le plus longtemps consideres comme pertinents par tous ... ».

76 Kr. d. U., § 47, Ak V, 309/Pl II, 1092.77 Kr. d. U., S 46, Ak V, 308/Pl II, 1090.78 Kr. d. l/., S 49, Ak V, 318/Pl II, 1102-1103.

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meme chose de contempler une oeuvre et de Pinterpreter. Comme en temoigne laplus banale experience de Part, sans que Pceuvre change jamais, la perception quenous en avons peut indefiniment changer, precisement parce que percevoir n'estalors autre chose que jouer, c'est-a-dire interpreter. Mais alors que, dans la nature,il n'est rien de si nouveau qui ne commence aussitot a devenir ancien, alors que lepasse ne cesse de peser sur le present en sorte qu'il n'est rien qui dure qui ne s'use,Kant observe dans sa Remarque generate sur la 1έΓε section de PAnalytique que « ceavec quoi I'imagination peut jouer naivement et suivant une finalite est pour noustoujours nouveau et (qu')ow ne se lasse pas de le regarder ... »79. Dans Pexperiencede l'art, tout est done toujours en la merveille de son premier instant, en sorte que,n'en finissant pas de commencer, la contemplation d'une oeuvre nous introduit enPeternite meme.

Or une oeuvre ne possede le pouvoir de nous inviter a une teile experience deI'eternite que si eile est capable de provoquer le libre jeu de nos facultes, ce queKant nomme « avoir de Tame », « ce principe vivifiant de l'esprit qui stimule Pelande nos facultes en les incitant a un jeu»80. Mais Kant complete aussitot cettedefinition en ajoutant que « ce principe n'est autre chose que la faculte de presen-tation des Idees esthetiques », et qu'on peut meme « dofinir le genie comme la facultedes Idees esthetiques »81. Ce mot d'Idee, Kant ne 1'emploie que pour manifester quec'est bien avec les principaux interets de la raison que I'imagination se trouve icisolidaire82. Si « on peut nommer Idees de telles representations de I'imagination»,explique-t-il, c'est en effet parce que, comme la raison en ses concepts, « elles tendentpour le moins a quelque chose qui se trouve au-dela des limites de Pexperience, etcherchent ainsi a s'approcher d'une presentation des concepts de la raison »83. Lavie secrete et toujours invisible des mes, leurs debats, leurs enfers et leurs tentations,leur devotion, leur sacrifice et leur abnegation, au porche des cathedrales le Jugement

79 Kr. d. U.9 Remarque generale sur la premiere section de L'Analytique du beau, Ak V, 2437PHI, 1007-1008.

80 Kr. d. U., Deduction des jugements esthetiques purs, § 49, Ak V, 313 -314/Pl II, 1097: « Ausens esthetique, Vame designe le principe qui insuffle sa vie a l'esprit. Ce qui permet auprincipe d'animer ainsi l'esprit, la matiere qu'il y emploie, est ce qui declenche Pelan,Oriente par rapport a une fin, des facultes de l'esprit, c'est-a-dire declenche leur jeu, qui semaintient de lui-meme et va jusqu'a renforcer les facultes qui y sont adonnees. Je soutiensque ce principe n'est autre chose que la faculte de presenter des Idees esthetiques ...»

81 Kr. d. U.9 § 57, Ak V, 344/P1II, 1133.82 Kr.d.U.y Ak V, 343/Pl 1133: «ces deux sortes d'Idees, les Idees de la raison tout autant

que les Idees esthetiques, doivent avoir leurs principes toutes deux dans la raison, mais lesIdees rationnelles dans les principes objectifs de son usage, et les Idees esthetiques dans sesprincipes subjectifs.»

83 Kr. d. U., § 49, Ak V, 314/Pl II, 1098: « On peut nommer Idees de telles representations:d'une part parce qu'elles tendent pour le moins vers quelque chose qui se situe au-dela deslimites de Pexperience, et cherchent ainsi a s'approcher d'une presentation des concepts dela raison — ce qui leur donne I'apparence d'une realite objective-, d'autre part et surtoutparce que, dans la mesure ou elles sont des intuitions interieures, aucun concept ne peutleur etre completement adequat. »

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144 Nicolas Grimaldi

dernier et le pelerinage des Justes qu'on voit se mettre en marche, a la droite duPere, vers le royaume des saints, tous ces concepts qui sont derives soit de notreliberte, soit de Pimmortalite de nos mes et de l'existence d'un Dieu justicier,createur du ciel et de la terre, voila ce que le genie represente ou exprime symbo-liquement, en donnant ainsi «1'apparence d'une realite objective » aux concepts dela raison84. Parce qu'aucune intuition ne pouvait jamais correspondre a ces Ideesde la raison, parce que notre raison ne pouvait done jamais voir ce qu'elle nepouvait que concevoir, eile faisait ainsi melancoliquement, dans son usage theorique,P experience metaphysique de 1'absence. Mais lorsque vient le poete et qu'il «osedonner une forme sensible aux Idees de la raison »85, voici que grace a son art et ason imagination creatrice, le libre jeu de nos facultes vient effectivement a nousrepresenter ce qui dans la nature ne peut jamais etre presente, et a nous y fairepressentir ce qu'on n'y peut jamais sentir. Car Pimagination interpretative « est trespuissante pour creer en quelque sorte une autre nature a partir de la matiere quela nature reelle lui donne ... En laissant notre liberte jouer selon les regies empiriquesde Passociation, nous empruntons alors a la nature la matiere dont nous avonsbesoin, et celle-ci peut etre travaillee par nous en quelque chose qui depasse lanature»86. Comme les allegories des Vertus et des Vices aux chapiteaux de tantd'eglises romanes, comme a la vo te de la Sixtine Adam alangui recevant du boutde son index defaillant la force de la vie de Pindex tendu de Dieu, comme au porcheseptentrional de Strasbourg la contorsion des Vierges folles laissant renverser leurlampe et epiant en tous sens dans la nuit si le pas inconnu qui s'annonce n'est pascelui du plaisir a defaut qu'il ne puisse plus desormais etre celui de Pepoux, detoutes parts en effet dans Part voici que la nature se fait la metaphore du surnaturel.D'une maniere figuree, par metonymie, symboliquement87, le sensible nous y parledu supra-sensible. Ainsi, en 1807, lorsque Caspar David Friedrich peint la fameusechapelle de Tetschen, lui-meme en interprete le symbolisme: «la croix, dechiffre-t-il, se dresse sur le rocher, inebranlable comme notre foi en Jesus-Christ. Toujoursverts, resistant au temps, les sapins entourent la Croix comme Pespoir que leshommes mettent en lui»88. Par la mediation de Part, c'est done la nature elle-memequi nous entretient de notre connaturalite avec le surnaturel, et semble annoncer ala raison, sans qu'elle puisse le comprendre, que la nature conspire avec Pesprit, etque Pordre mecanique des causes n'est ni hostile, ni refractaire, ni meme etrangeraux exigences et aux implorations de la raison.

84 Ibid.85 Ibid.86 Kr.d. U., Ak V, 314/Pl II, 1097.87 Kr.d.U., §59, Ak V, 352/Pl II, 1142-1143: «Toutes les intuitions que Γόη soumet a des

concepts a priori sont soit des schemes, soit des symboles, dont les premieres contiennentdes presentations directes du concept, et les secondes des presentations indirectes. Lesschemes precedent demonstrativement, les symboles au moyen d'une analogic (pour laquelleon se sert egalement d'intuitions empiriques).»

88 Cf. De la peinture de pay sage dans I'Allemagne romantique, p. 151.

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Espoir et desespoir 145

C'est pourquoi, la premiere partie de la Critique de la faculte de juger nous paraitune indispensable propedeutique a la seconde en montrant sur une experiencecommune, qui est celle de 1'art, que la causalite mecanique peut effectivementconspirer avec la causalite finale, Pordre de la necessite accueillir les oeuvres de laliberte, et la nature secretement preparer Pavenement du surnaturel.

Dans son Eclaicissement de Pidee cosmologique d'une liberte en Harmonie avecla necessite universelle de la nature, Kant avait conclu que «1'unique question etaitde savoir si, en ne reconnaissant qu'une necessite de la nature dans la serie entierede tous les evenements, il etait encore possible de regarder cette necessite qui, d'uncote n'est qu'un simple effet de la nature, comme etant d'un autre cote un effet dela liberte, — ou s'il y avait une insurmontable contradiction entre ces deux typesde causalites89. En analysant le Statut de Pceuvre d'art et de sä production par legenie, la Critique du jugement esthetique vient precisement de repondre a cettequestion. La Critique du jugement teleologique n'a done plus maintenant qu'a sedevelopper pour nous montrer, a travers l'histoire immemoriale de la vie, la causalitemecanique concourant partout a la causalite finale, et la nature tendant versPHomme en tant que par ses fins dernieres 1'Homme tend vers le surnaturel90. S'ilest done vrai, selon une expression de Leibniz91 d'ailleurs reprise par Kant92, que«Pordre de la Nature concourt a l'ordre de la Grace», nous sommes desormaisfondes a esperer93 que s'il a done du y avoir une intelligence supreme capable demettre Pune en harmonic avec Pautre, eile sera bien capable aussi de mettre un jourle bonheur des justes en Harmonie avec leur vertu, ce qui est precisement P ideal dusouverain bien94.

89 Cf. Kr. d. r. V., Dial, transc., Solution des idees cosmologiques, Ak III, 368/Pl I, 1175.90 Cf. Kr.d.U., §80, AkV, 418-419/Pl II, 1219-1220; S 82, Ak V, 426 - 427/P1II, 1228-

1229; et S 86, Ak V, 442-446/Pl II, 1247-1253.91 Cf. Leibniz, Principes de la Nature et de la Grace, § 87-88, Gerhardt, VI, 622.92 Cf. Kr.d. r.V., Canon de la raison pure, 2e section, Ak III, 527/Pl I, 1370.93 Kr. d. r. V., Ak III, 525 - 526/Pl I, 1368 -1369.94 ibidem: «L'idee d'une teile intelligence ... qui serait la cause de tout bonheur dans le

monde, en le procurant a chacun proportionnellement a ce qu'en merite sä moralite, je1'appelle Pideal du souverain bien».

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