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ESPRIT 212, rue Saint‑Martin, 75003 Paris www.esprit.presse.fr Rédaction : 01 48 04 92 90 ‑ [email protected] Ventes et abonnements : 03 80 48 95 45 ‑ [email protected] Fondée en 1932 par Emmanuel Mounier Directeurs de la rédaction Antoine Garapon, Jean‑Louis Schlegel Rédactrice en chef Anne‑Lorraine Bujon Secrétaire de rédaction Jonathan Chalier Responsable de la communication Edouard Chignardet Conseil de rédaction Hamit Bozarslan, Carole Desbarats, Anne Dujin, Michaël Fœssel, Emmanuel Laurentin, Camille Riquier, Lucile Schmid Comité de rédaction Olivier Abel, Vincent Amiel, Bruno Aubert, Alice Béja, Françoise Benhamou, Abdennour Bidar, Dominique Bourg, Fabienne Brugère, Ève Charrin, Christian Chavagneux, Guy Coq, François Crémieux, Jacques Darras, Gil Delannoi, Jean‑Philippe Domecq, Élise Domenach, Jacques Donzelot, Jean‑Pierre Dupuy, Alain Ehrenberg, Jean‑Claude Eslin, Thierry Fabre, Jean‑Marc Ferry, Jérôme Giudicelli, Nicole Gnesotto, Pierre Hassner, Dick Howard, Anousheh Karvar, Hugues Lagrange, Guillaume le Blanc, Erwan Lecœur, Joseph Maïla, Bernard Manin, Michel Marian, Marie Mendras, Patrick Mignon, Jean‑Claude Monod, Véronique Nahoum‑Grappe, Thierry Paquot, Bernard Perret, Jean‑Pierre Peyroulou, Jean‑Luc Pouthier, Richard Robert, Joël Roman, Olivier Roy, Jacques Sédat, Jean‑Loup Thébaud, Irène Théry, Justin Vaïsse, Georges Vigarello, Catherine de Wenden, Frédéric Worms Directeur de la publication Olivier Mongin Comprendre le monde qui vient

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ESPRIT

212, rue Saint‑Martin, 75003 Pariswww.esprit.presse.fr

Rédaction : 01 48 04 92 90 ‑ [email protected] et abonnements : 03 80 48 95 45 ‑ [email protected]

Fondée en 1932 par Emmanuel Mounier

Directeurs de la rédaction Antoine Garapon, Jean‑Louis SchlegelRédactrice en chef Anne‑Lorraine BujonSecrétaire de rédaction Jonathan Chalier

Responsable de la communication Edouard ChignardetConseil de rédaction Hamit Bozarslan , Carole Desbarats, Anne Dujin, Michaël Fœssel, Emmanuel Laurentin, Camille Riquier, Lucile Schmid

Comité de rédactionOlivier Abel, Vincent Amiel, Bruno Aubert, Alice Béja, Françoise Benhamou,

Abdennour Bidar, Dominique Bourg, Fabienne Brugère, Ève Charrin, Christian Chavagneux, Guy Coq, François Crémieux, Jacques Darras,

Gil Delannoi, Jean‑Philippe Domecq, Élise Domenach, Jacques Donzelot, Jean‑Pierre Dupuy, Alain Ehrenberg, Jean‑Claude Eslin, Thierry Fabre,

Jean‑Marc Ferry, Jérôme Giudicelli, Nicole Gnesotto, Pierre Hassner, Dick Howard, Anousheh Karvar, Hugues Lagrange, Guillaume le Blanc, Erwan Lecœur,

Joseph Maïla, Bernard Manin, Michel Marian, Marie Mendras, Patrick Mignon, Jean‑Claude Monod, Véronique Nahoum‑Grappe,

Thierry Paquot, Bernard Perret, Jean‑Pierre Peyroulou, Jean‑Luc Pouthier, Richard Robert,

Joël Roman, Olivier Roy, Jacques Sédat, Jean‑Loup Thébaud, Irène Théry, Justin Vaïsse, Georges Vigarello, Catherine de Wenden, Frédéric Worms

Directeur de la publication Olivier Mongin

Comprendre le monde qui vient

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Les engage-ments de Chris MarkerIntroduction. Anne-Lorraine Bujon & Carole Desbarats p. 38

Génération MarkerFrançois Crémieuxp. 41

La guerre a bien eu lieu. De Giraudoux à MarkerOlivier Mongin p. 50

Croix de bois et chemin de ferChris Marker p. 61

Instants magiquesJean-François Dars et Anne Papillault Cahier photo

Le cinéaste-caméléon et la mémoire palimpsesteNathalie Bittinger p. 66

Le Meccano imaginaire de Chris MarkerCarole Desbarats p. 77

À plusieurs voixSyrie : quelles leçons pour la France sept ans après ?Michel Duclosp. 10

Poutine et l’Europe Alexis Prokopievp. 14

Les Démocrates américains n’ont-ils rien appris ? Michael C. Behrentp. 18

En Italie, l’abîme ou l’horizonNicolas Léger p. 22

Quels juges protègent nos libertés ?Matthieu Febvre-Issaly p. 25

Demain, la villeHacene Belmessous p. 28

Faut-il désirer la transparence en politique ?Marion Betp. 31

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VariaLectures de Marx par la Nouvelle gauche en 1968Dick Howard p. 90

Sens et forme de la fragilitéEntretien avec Jean-Louis Chrétien p. 100

#MeToo : Je, Elle, NousVéronique Nahoum-Grappe p. 112

L’Europe qui surveilleHans Kundnani p. 120

La transmission au défi du numériqueCécilia Suzzoni p. 127

CulturesPoésie / Jacques Ivart. Surréaliste picardJacques Darrasp. 140

Hommage / En quête de l’âme iranienne.Daryush Shayegan (1935-2018)Ramin Jahanbegloop. 144

Colloque / UriageEmmanuel Laurentinp. 147

Danse / Cunningham vivantIsabelle Dantop. 147

Exposition / Eugène Delacroix, ni vu, ni connuHélène Mugnier p. 152

Cinéma / Call Me by Your Name de Luca GuadagninoLouis Andrieup. 155

Livresp. 158

Brèves / En échop. 181

Auteursp. 189

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LES MOTS ONT LEUR

IMPORTANCE

Vexé de ne pouvoir faire financer la construction de son mur à la frontière entre le Mexique et les États‑Unis, Donald Trump a annoncé début avril qu’il enverrait l’armée garder cette frontière sud. Des mesures militaires s’imposent, dit‑il, tant que les lois sur l’immigration ne seront pas assez strictes. Dans le même temps ou presque, Viktor Orban remportait lar‑gement les élections législatives en Hongrie, après des mois d’une cam‑pagne axée sur la défense et la protection de la nation hongroise, contre un complot supposé de Bruxelles – et de George Soros – qui viserait le remplacement des populations d’Europe centrale par les réfugiés venus d’Afrique et du Moyen‑Orient. La Hongrie s’imagine ainsi retrouver son rôle historique de rempart de l’Europe chrétienne contre les barbares.

Comment ne pas voir que, chez ces deux hommes au moins, qui professent l’un pour l’autre une grande admiration, les attaques contre la démo‑cratie ont partie liée avec ce discours de repli national‑ protectionniste, maintenant accompagné chez Donald Trump, pour faire bonne mesure, d’un regain de ferveur militariste ? Prenons garde alors de ne pas les montrer trop vite du doigt, comme si nous étions naturellement protégés de pareilles dérives, quand un vocabulaire et des images se répandent partout aujourd’hui, y compris en France et y compris dans des cercles soi-disant modérés, qui construisent l’immigration comme un fléau, une menace en partie confondue avec celle du terrorisme, contre laquelle il serait urgent de construire des murs et des barricades.

Éditorial

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Esprit

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En campagne, Emmanuel Macron avait défendu la vision d’une société ouverte, fière de ses différences culturelles et de ses aspirations univer‑selles. Aujourd’hui, son ministre de l’Intérieur explique que certaines régions de France menacent de se défaire, « submergées par des flux de demandes d’asile ». Un pays de 66 millions d’habitants serait « submergé » par les 100 000 demandes d’asile instruites par l’Ofpra l’année dernière, dont 32 000 ont permis d’accorder une protection à des réfugiés venus majoritairement de Syrie, d’Afghanistan et du Soudan ? Comment l’Al‑lemagne a‑t‑elle donc fait pour instruire 900 000 demandes en 2015 sans que le pays ne sombre dans le chaos ?

On ne peut parler d’immigration dans des termes qui l’assimilent

à une forme de désastre.

Les mots ont leur importance, et on ne peut parler d’immigration dans des termes qui l’assimilent à une forme de désastre, d’épidémie ou de catastrophe naturelle. Dans sa leçon inaugurale au Collège de France, François Héran rappelle que la migration reste un phénomène minori‑taire à l’échelle du globe, qui concerne 3,4 % de la population mondiale. Elle est aussi un phénomène au long cours, devenu dans certains pays, dont la France, une composante ordinaire de la société – il s’agit d’une « infusion durable, et non d’une intrusion massive », pour reprendre ses termes, d’une réalité avec laquelle nous vivons. Le nombre de titres de séjours accordés en France depuis une trentaine d’années est stable, même s’il a augmenté à compter de 2015 avec la détérioration de la situation au Moyen‑Orient, et les réfugiés continuent de présenter une part très faible des immigrés de première et deuxième génération en France aujourd’hui.

Avions‑nous donc besoin d’une énième loi pour « une immigration maîtrisée et un droit d’asile effectif » quand celle‑ci n’apporte pas ou peu de réponses, ni sur le plan de l’humanité, ni sur celui de l’efficacité, les deux prin‑cipes auxquels le gouvernement dit se référer ? Les débats auxquels cette loi a donné lieu à l’Assemblée nationale sont significatifs : jusque dans les rangs de La République en Marche, qui rompt cette fois avec l’unanimisme qu’on a pu lui reprocher ces derniers mois, des députés

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Les mots ont leur importance

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s’inquiètent de l’écart entre les principes affichés et la réalité du traitement des migrants aujourd’hui en France, dont on détruit les campements sans ménagement, et qui pourraient maintenant être enfermés dans des centres de rétention administrative jusqu’à 90 jours, enfants compris, en attendant leur expulsion probable.

Replacer la réalité des migrations dans une perspective rationnelle, ce n’est pas nier qu’elle appelle un certain nombre de réponses politiques, administratives ou éducatives, en particulier une meilleure répartition des nouveaux arrivants sur le territoire, des moyens accrus pour l’apprentissage du français et une volonté de remédier aux échecs de l’intégration là où ils sont visibles. Il ne s’agit pas de défendre un monde sans frontières, où les flux l’emporteraient définitivement sur les lieux, où un grand brassage global viendrait dissoudre les cultures ou empêcher l’inscription dans une communauté politique. Mais on ne peut flatter l’opinion dans ses peurs et ses représentations les plus anxiogènes, contri‑buant par là‑même à une dynamique politique à laquelle on sera demain contraint de se soumettre. La société ouverte, comme l’hospitalité, sont des valeurs qui demandent à être réfléchies et débattues, comme notre revue entend le faire dans de prochains dossiers, mais on ne peut renoncer à les placer, fermement, au fondement de la Cité.

Esprit

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À PLUSIEURS

VOIX

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À PLUSIEURS

VOIX

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À plusieurs voix

SYRIE : QUELLES LEÇONS POUR LA FRANCE SEPT ANS APRÈS ?Michel Duclos 1

Lorsque le soulèvement en Syrie commence, le gouvernement de Nicolas Sarkozy est encore en guerre en Libye, il a mal géré la révolution en Tunisie et l’un des alliés historiques de la France dans la région, Hosni Mou-barak, vient de tomber en Égypte. Très vite, les autorités françaises condamnent la répression féroce que le régime Assad oppose aux mani-festations pacifiques. Le ministre des Affaires étrangères de l’époque, Alain Juppé, est la première personnalité étrangère à déclarer que Bachar al-Assad a perdu toute légitimité. L’appel à un départ d’Assad devient le mantra de l’approche française pour les années qui suivent, sous François Hollande comme sous N. Sarkozy.Vue de l’étranger, la virulence des administrations Sarkozy puis Hollande

1 - Ancien ambassadeur de France en Syrie (2006-2009), conseiller spécial à l’Institut Montaigne.

sur le sort d’Assad a pu surprendre. Lorsqu’en août 2013, la question d’une intervention occidentale s’est posée, à la suite de l’usage de l’arme chi-mique dans la Ghouta, les dirigeants français n’avaient aucun doute sur la nécessité « d’y aller ». La volte-face de Barack Obama a constitué pour eux un véritable traumatisme. Comment expliquer cette fermeté ? Au départ bien sûr, dans le brouillard de la crise, le gouvernement Sarkozy a peut-être cru simplement se positionner dans le sens de l’Histoire. La diplomatie fran-çaise a-t-elle par ailleurs, comme le disent certains analystes, sous-estimé la résilience du régime Assad ? C’est mal connaître l’empirisme des diplo-mates français, dont l’évaluation a fluctué en fonction de l’évolution du rapport de force, comme celle de la plupart des observateurs.Le ressort de l’attitude française est à rechercher ailleurs : dans une éva-luation de la nature du régime Assad fondée sur une longue expérience. D’une part, à deux reprises, sous Jacques Chirac puis sous N. Sarkozy, la France a tenté une politique de la main tendue à Bachar al-Assad. Dans les deux cas, Assad n’a pas tenu ses pro-messes. Il était difficile aux hauts fonc-tionnaires français de recommander à F. Hollande de faire confiance une troisième fois à l’homme de Damas. D’autre part, les Français ont eu très tôt le pressentiment, premièrement,

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À plusieurs voix

qu’un tel régime répondrait à la contes-tation par la violence, en refusant toute concession, et, deuxièmement, que cette violence sans limite (« Assad ou nous brûlons le pays ») allait favoriser l’essor du terrorisme. C’est sur cette donnée de base que les premiers désac-cords sont apparus avec Moscou qui, dès le début, a soutenu sans nuance le régime Assad. Sergueï Lavrov disait à son homologue français qu’il fallait soutenir le gouvernement légitime de Damas contre les terroristes islamistes et Alain Juppé essayait d’expliquer à son homologue russe que c’est en défendant Assad que l’on allait créer un immense problème terroriste.Le développement du conflit a été une expérience particulièrement amère pour les responsables français. Tout d’abord, la tragédie syrienne a mis en relief les limites de ce qu’un pays comme la France peut faire dans ce type de situation. Lorsqu’il fut clair que le régime Assad ne se prêterait à aucun règlement politique et que le soulèvement se transformait en une insurrection, la France, aux côtés de ses alliés américains, britanniques et régionaux, a apporté sa contribution à l’assistance aux groupes armés. Celle-ci est restée limitée de crainte de voir des armements sophistiqués arriver dans les mains de groupes djihadistes. Parallèlement, les auto-rités françaises ont appuyé avec constance les efforts de l’opposition

pour se doter d’une structure politique représentative. Elles ont soutenu les tentatives de médiation des Nations-Unies, acceptant donc de facto qu’une négociation s’engage avec Assad. Elles ont voulu croire dans les chances de règlement ouvertes par le commu-niqué de Genève de juin 2012 ou, ultérieurement, par la résolution 2254 de décembre 2015. Ces différentes voies se sont révélées des impasses, essentiellement parce que le régime, conformément au jugement initial français, n’a jamais envisagé la moindre négociation.À partir du renoncement occidental de 2013, puis de la montée en puissance de l’État islamique et de l’intervention militaire russe de 2015, les marges de manœuvre de la France se sont trouvées de plus en plus réduites. Paris a été marginalisé par les ini-tiatives d’abord russo-américaines, lorsque John Kerry courait après S. Lavrov, puis russo-irano-turques, lorsque les trois compères ont créé le processus d’Astana. Comme les autres capitales occidentales, son action s’est pour l’essentiel recentrée sur le combat contre l’État islamique. Un autre mantra est apparu : l’ennemi du peuple français est Daech ; Assad est l’ennemi de son peuple.Enfin, une dernière avanie attendait les Français, cette fois sur le plan intérieur. Sous la Ve République, les grandes lignes de la politique étrangère font

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en général l’objet d’un consensus. Cela a sans doute été moins vrai pendant le mandat de N. Sarkozy. Mais c’est surtout sur la Syrie que le consensus s’est défait : parallèlement à la « cin-quième colonne » pro-Assad que l’on trouve dans tous les pays, un courant de contestation est apparu au sein de la classe politique, dans les médias et chez les commentateurs. À la fin du mandat de F. Hollande, ce courant était devenu majoritaire dans les cercles influents. La ligne du président et de son ministre des Affaires étran-gères, Laurent Fabius, était mise en cause comme manquant de réalisme, trop empreinte de considérations morales, alignée sur les États-Unis, insuffisamment ouverte à la concer-tation avec Moscou, voire trop rigide à l’égard du régime de Bachar al-Assad. Procès presque entièrement faux bien entendu : par exemple, le gouver-nement de F. Hollande a presque tou-jours été en désaccord avec l’adminis-tration Obama et a toujours recherché un dialogue avec Moscou. Ce sont les Russes, comme l’a prouvé la visite du président Hollande à Moscou en novembre 2015, qui n’ont jamais trouvé intérêt à écouter les Français. Mais le procès est instruit par des auto-rités écoutées dans le débat interne français, comme Hubert Védrine ou Dominique de Villepin, qui de surcroît rattachent la ligne suivie sur la Syrie à une prétendue tendance excessive à

privilégier l’option militaire. Non sans bizarrerie puisque, précisément, les Occidentaux ont reculé devant toute intervention en Syrie et que ce sont les Russes qui ont envoyé leur aviation, des systèmes d’armes modernes et des hommes.

Le fond du problème de la France dans le drame

syrien a été l’absence de leviers pour agir.

Quelle est, dans ce contexte, l’approche du président Macron ? D’un côté, Emmanuel Macron s’inspire lar-gement de cette ligne critique à l’égard de la politique syrienne de son prédé-cesseur. Il rappelle régulièrement qu’il ne fait pas du départ d’Assad une condition ou que l’on « n’impose pas la démocratie de l’extérieur par la force ». Il est allé jusqu’à dire que « l’on ne lui avait pas présenté de successeur légitime » à Assad. Il a souhaité renouer avec la Russie et donné l’impression d’être ouvert à une reprise de certains contacts avec le régime d’Assad. D’un autre côté, il a énoncé deux lignes rouges, sur l’emploi de l’arme chimique et sur l’accès des convois humanitaires. Il a même évoqué la menace d’une inter-vention militaire unilatérale si ces lignes rouges n’étaient pas respectées.Comme il est naturel, la position du nouveau gouvernement s’adapte au

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À plusieurs voix

développement des circonstances. Le président répugne à un langage trop émotif ou moralisateur : il a parlé de « postures morales qui incapacitent ». Il n’en a pas moins été amené assez vite à rappeler le caractère criminel du tyran de Damas. Surtout, devant les atrocités commises dans la Ghouta, la France a été l’un des derniers pays à tenter de faire prévaloir les consi-dérations humanitaires. E. Macron s’est engagé personnellement dans ce combat. Le principal défaut de la ligne critique à l’égard de la politique de Hollande et Fabius est qu’elle était stérile : elle ne débouchait sur aucune proposition d’action, à part « intensifier le dialogue avec la Russie ». En réalité, si l’on veut bien s’abstraire de tout esprit partisan, le fond du problème de la France dans le drame syrien n’a pas été les positions qu’ont prises ses diri-geants, mais l’absence de leviers pour agir. Si l’approche d’E. Macron et de ses ministres a un mérite, c’est qu’elle paraît chercher à doter la diplomatie française de moyens d’action : Paris refuse la tentation de commencer à financer la reconstruction du pays aussi longtemps qu’Assad sera aux commandes à Damas, ce qui revien-drait à se priver prématurément d’une carte éventuelle ; et les Français restent militairement présents, aux côtés des Américains et d’autres, dans la zone libérée de l’État islamique, au nord-est

de la Syrie, tentant d’acquérir ainsi un gage pour la suite.Sept ans après le début de la révo-lution en Syrie, l’ampleur du désastre, des pertes humaines, des souffrances, des destructions trouble la conscience des Français ordinaires, même si la question de minorités – chrétiennes et kurdes en fait – demeure prégnante dans leur esprit. L’ex-président Hol-lande est sorti de sa réserve le 12 mars par un entretien au Monde dans lequel il reproche implicitement à son suc-cesseur de ne pas en faire assez. Cet entretien a reçu un large écho : cela ne prouve pas que l’opinion endosse les critiques de F. Hollande, mais cela confirme que la question syrienne continue à toucher une corde doulou-reuse chez les Français.Dans le même temps, la nature du conflit évolue. La Syrie est devenue le champ clos d’un affrontement entre Turcs, Iraniens, Américains, Israéliens et Russes. Le risque d’es-calade entre puissances extérieures commence à dominer. La division du pays en zones d’influence paraît en outre se cristalliser. Tout cela, pour l’opinion, rappelle des traits carac-téristiques de la guerre froide. D’ail-leurs, la complicité de la Russie avec le régime Assad, à l’occasion d’épi-sodes tragiques comme celui de la Ghouta, est perçue comme de moins en moins justifiable et paraît s’ins-crire dans une attitude plus générale

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de confrontation délibérée avec l’Occident. À Washington, un sen-timent d’exaspération grandit contre la politique russe en Syrie, les menées iraniennes et la folie criminelle (dont on ne voit pas la fin) du régime.Dans ce contexte, que peut la France d’E. Macron ? Elle doit contribuer, à la mesure des moyens qu’elle peut engager, à stabiliser la zone est du pays et à pousser, si ardue que paraisse cette tâche, à la réconciliation avec la Turquie (priorité vitale pour les Occi-dentaux). Elle pourrait s’efforcer de canaliser les velléités d’action des États-Unis, si ceux-ci ne tournaient pas casaque une fois de plus, vers un agenda de protection des popula-tions en zone contrôlée par le régime (armes chimiques, bombardements indiscriminés, traitements inhumains en tout genre). Cela ne l’empêcherait nullement de maintenir les canaux ouverts à l’égard de la Russie et des puissances régionales pour tenter de contenir les risques d’escalade et pré-parer le moment éventuel où ces diffé-rents acteurs seraient prêts à coopérer à une solution politique. S’agissant de l’opinion publique, elle soutiendra sans doute tout effort du président et de son gouvernement pour jouer un rôle utile. Sept ans après le début du conflit en Syrie, les Français sont lucides sur les limites de la capacité d’action de leur pays, mais ils ont aussi appris les limites du cynisme,

fût-il paré de l’étiquette de réalisme. On peut penser qu’ils n’attendent pas nécessairement de leur gouvernement des « résultats », mais au moins l’indi-cation d’un cap clair et une fidélité aux principes d’un vieux pays attaché aux droits de l’homme.

POUTINE ET L’EUROPEAlexis Prokopiev

« Avant, il était juste notre président et il pouvait être remplacé. Maintenant, il est notre vojd et nous ne laisserons personne le rem-placer. » Notre vojd, « guide », est le nom historiquement donné à Staline. Cette déclaration de Margarita Simonian, rédactrice en chef de Russia Today et porte-parole officieuse du Kremlin, au lendemain du plébiscite obtenu par Vladimir Poutine, dit bien le message que les partisans du « leader national » veulent envoyer aux électeurs russes.Le scrutin du 18 mars dernier aura certes été légèrement différent des exercices précédents : un choix plus large de candidats – huit, contre cinq en 2012 –, des profils plus variés, avec notamment la participation de la jour-naliste Ksenia Sobtchak, des débats plus animés… Mais, finalement, ce fut une élection sans alternative réelle. Même si l’objectif « 70-70 » du

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Kremlin (un taux de participation de 70 % et 70 % des suffrages pour Vla-dimir Poutine) n’a pas été atteint, la participation n’ayant été que de 67 %, le score de 76 % attribué à Vladimir Poutine frappe les esprits, à l’intérieur et à l’extérieur du pays, et laisse ima-giner un soutien réel et massif au sein de la population russe. On est même tenté de se demander pour quelles raisons, au vu de ces chiffres, les auto-rités s’obstinent à de telles méthodes de pression sur les électeurs et sur les votes.Le mouvement indépendant Golos a ainsi reçu plus de 3 000 témoignages d’infractions électorales diverses1. Si les falsifications ont sans doute été moindres que lors, par exemple, des élections législatives de 2011, une pression sans précédent a été exercée pour pousser les Russes à aller voter : chantage à l’emploi, menaces sur les étudiants dans les universités, pressions dans les administrations et les entre-prises proches du secteur public… Comme le remarque Anna Collin Lebedev, « le gros de la manipulation élec-torale s’est déroulé avant le scrutin, par le ver-rouillage du vote des citoyens qui dépendent, de près ou de loin, de l’État ». Selon elle, « le pouvoir autoritaire, paradoxalement, croit aux élections » et, par conséquent, « veut les manipuler ». C’est d’ailleurs ce constat qui met fin aux comparaisons,

1 - www.golosinfo.org.

parfois utiles mais souvent exagérées, entre le pouvoir russe actuel et le tota-litarisme soviétique. Alors que Staline et Brejnev n’avaient pas à craindre les urnes ou les manifestations, le « Poutine collectif 2 » défend avant tout ses intérêts économiques et son maintien au pouvoir, ce qui le rend aussi offensif que vulnérable.Cette peur des urnes s’exprime aussi dans le refus de Vladimir Poutine, depuis son arrivée au pouvoir, en 1999-2000, de participer aux tra-ditionnels débats électoraux ou de laisser des opposants « hors système », comme l’avocat anti-corruption Alexei Navalny, concourir au scrutin présidentiel. Ce dernier, déclaré inéligible à la suite d’un procès jugé « arbitraire » par la Cour européenne des droits de l’homme, est tout de même parvenu à influer sur la cam-pagne. En rassemblant des milliers de personnes dans la rue, en diffusant des vidéos qui dépassent souvent plusieurs millions de vues et, surtout, en appelant au boycott des urnes, il a sans doute poussé le pouvoir russe à gonfler les chiffres de la partici-pation et à redoubler ses efforts pour

2 - Le terme est utilisé par le journaliste et écrivain russe Mikhail Zygar pour décrire la structure du pouvoir en Russie et ses multiples groupes, parfois concurrents, notamment au sein du Kremlin Voir Mikhail Zygar, les Hommes du Kremlin. Dans le cercle de Vladimir Poutine [2016], trad. par Paul Simon Bouffartigue, Paris, Le Cherche-Midi, 2018.

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À plusieurs voix

mobiliser l’électorat. De fait, le niveau de participation plutôt élevé est un revers pour Navalny. Ceci étant, la stratégie « inverse » de participation au scrutin, retenue par les candidats libéraux Sobtchak et Iavlinski s’est également soldée par un échec. Leurs faibles résultats (respectivement 1,6 % et 1 %) ont été brandis comme une défaite des idées européennes et libé-rales, tandis que leur participation à la campagne a permis de légitimer le scrutin.En sur-jouant la victime pour ne pas répondre de sa propre agressivité, comme en invoquant de prétendues blessures pour exiger réparation, le pouvoir russe sort du discours de la loi, pourtant cher à Poutine au début de son mandat, pour se projeter vers ce que l’historien Timothy Snyder qualifie de « politique de l’éternité ». Ce discours, qui justifie tout au nom des « intérêts supérieurs » perpétuellement menacés par des « ennemis extérieurs et intérieurs », « place la nation au centre d’une histoire cyclique de la victimisation » et « propage la conviction que le gouver-nement ne peut pas aider la société dans son ensemble, mais seulement la préserver contre les menaces3 ».Certes, le discours du « Poutine collectif » profite à plein des lacunes et des légè-retés de certaines déclarations média-

3 - Timothy Snyder, “Vladimir Putin’s Politics of Eternity”, The Guardian, 16 mars 2018.

tiques américaines et européennes pour justifier, en interne, la suspension de l’institution démocratique qu’est une élection présidentielle, la dispa-rition progressive du pluralisme dans les principaux médias russes, la mise en place de lois réduisant les droits et les libertés des citoyens, ainsi qu’une politique agressive qui a déjà conduit à la destruction de milliers de vies humaines en Russie, en Ukraine et en Syrie.Le discours de la puissance à l’exté-rieur doit donc aussi se comprendre en réaction aux évolutions à l’intérieur du pays4. L’émergence d’une « nouvelle société civile russe » au début des années 2010, avec un foisonnement d’ini-tiatives locales, artistiques, journalis-tiques, militantes et, in fine, politiques avec les grandes manifestations « pour des élections justes » en 2011-2012, a conduit à une contestation inédite du pouvoir de Vladimir Poutine5. La demande de plus de libertés et de plu-ralisme s’est confirmée lors des élec-tions locales de 2013, lorsque l’oppo-sition et les candidats indépendants ont réalisé des résultats inespérés dans plusieurs villes, dont Moscou où Navalny avait obtenu plus de 27 %, et même des victoires surprenantes comme à Petrozavodsk.

4 - Voir Françoise Thom, Comprendre le pouti-nisme, Paris, Desclée de Brouwer, 2018.5 - Voir Alexis Prokopiev, « Pourquoi la Russie s’est levée ? », Regard sur l’Est, 15 janvier 2012.

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Appelé au dialogue par la société civile et l’opposition, le Kremlin a choisi de répondre par la chape de plomb : limi-tation du droit de manifester, entraves à la liberté d’expression (notamment sur les réseaux sociaux), pressions sur les contestataires les plus actifs – cer-tains emprisonnés, d’autres contraints à l’exil. Surtout, le renforcement de l’arsenal répressif s’est accompagné d’un durcissement idéologique. Alors que le discours du pouvoir russe se concentrait sur le besoin de « stabilité » politique et économique, il multiplie désormais les références aux « valeurs » de la « civilisation russe », dont le rappel vibrant est inévitablement suivi d’une critique de « l’Occident ».Comme le souligne Mikhail Zygar, contrairement à l’image de « stratège » qu’alimentent les communicants du Kremlin, Poutine n’a « aucun plan en ce qui concerne la politique intérieure, l’économie, l’international ». Dans ce contexte, le régime de Poutine a surtout besoin d’un adversaire. Et son principal ennemi est l’Europe : non pas l’institution de l’Union euro-péenne, mais l’ensemble des principes fondamentaux, des droits, de la pros-périté et des opportunités qu’incarne l’idéal européen. D’où sa volonté, de plus en plus fermement exprimée, de fragiliser l’Europe.

Le régime de Poutine a surtout besoin d’un adversaire.

Et son principal ennemi est l’Europe.

Poutine entend ainsi jouer – les évé-nements diplomatiques et les mou-vements tactiques de ces dernières années en ont amplement témoigné – un rôle au-delà de « notre Mère Russie ». En évoluant d’un discours faiblement idéologique de restauration de la fierté russe et de la stabilité écono-mique « post-impériale » à une bataille dogmatique sur les valeurs, opposant les supposées faiblesses libérales d’une société ouverte à la « virilité autoritaire » et décomplexée d’une « Russie unie » par son guide, en désignant ses adver-saires à l’intérieur et à l’extérieur du pays, en verrouillant le récit de l’his-toire et en accentuant la pression sur les milieux artistiques et culturels, en nouant des alliances avec les blocs réactionnaires en Europe6, Poutine se pose en dirigeant de la restauration conservatrice en Europe. Les Euro-péens seraient inspirés de le prendre au sérieux.

6 - Voir Anton Shekhovtsov, Russia and the Wes-tern Far Right: Tango Noir, New York, Routledge, 2018.

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Néanmoins, élu par un « rituel d’applaudissements 7 », un régime autori-taire, surtout après deux décennies au pouvoir, peut toujours être contesté et ne sort pas forcément renforcé d’un scrutin largement gagné d’avance. Après les multiples empoisonnements dus aux rejets toxiques d’une décharge à Volokolamsk, près de Moscou, le drame de Kemerovo, où un incendie a coûté la vie à au moins soixante-quatre personnes, a provoqué une vague de manifestations dans tout le pays. Ces deux catastrophes illustrent en effet, aux yeux de nombreux Russes, l’ensemble des maux qui minent leur pays : la corruption, la faible qualité des services publics, l’absence de l’État de droit et, surtout, contrairement à la promesse faite par Poutine il y a près de vingt ans, l’irresponsabilité des autorités et leur incapacité à protéger la population en cas de désastre.

7 - Terme utilisé par Marie Mendras sur Europe 1, le 19 mars 2018.

LES DÉMO-CRATES AMÉRICAINS N’ONT-ILS RIEN APPRIS ?Michael C. Behrent

« Ils n’ont rien appris, ni rien oublié », aurait dit Talleyrand pour décrire les émigrés rentrés en France après la chute de l’Empire. Malgré tout ce qui pourrait séparer les deux situations historiques, ce mot décrit assez bien l’opposition démocrate à l’heure de Trump. Toujours sous le choc de la surprise maudite de novembre 2016, les Démocrates admettent à peine la légitimité du nouveau président et continuent de rêver à sa destitution, tout en accordant à Hillary Clinton un rôle d’icône culturelle et en préparant la canonisation de Barack Obama. Ce choc initial a bien commencé par sus-citer une crise d’angoisse et un effort de compréhension dans la gauche américaine : pourquoi les Démocrates ont-ils perdu leur électorat populaire, notamment celui de la classe ouvrière blanche ? Se sont-ils trop enlisés dans les politiques identitaires (identity politics) ? Sont-ils devenus, malgré leur soutien aux minorités, le parti élitiste des grandes villes côtières ? Ont-ils cessé d’offrir une véritable alter-

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native ? Mais tout se passe comme si ces mea culpa n’avaient eu aucune suite – plus encore, comme si la première année de la présidence Trump n’avait finalement eu d’autre conséquence que d’encourager les Démocrates à poursuivre dans la voie empruntée lors de l’élection présidentielle.

Les échéances de mi-mandatSi les Démocrates évoluent peu, c’est sans doute parce que la situation politique leur paraît plutôt favorable en vue des midterms, le scrutin de mi-mandat qui aura lieu le 6 novembre 2018. D’une part, le bilan législatif des Républicains est fort mince, exception faite de la loi fiscale adoptée fin décembre, qui devrait se traduire par une légère hausse des salaires – et des réductions d’impôts autrement plus importantes pour les entreprises et les plus fortunés. D’autre part, le taux de popularité de Trump patauge autour de 40 %, un chiffre particulièrement bas aux États-Unis. Les Républicains qui contrôlent le Congrès sont aussi mal vus que leur chef, permettant aux Démocrates d’espérer la conquête d’au moins une chambre et peut-être même des deux. Que le parti du président perde des sièges lors des midterms est un phénomène classique dans la vie politique américaine. Ainsi, les Démo-crates ont une importante longueur d’avance dans les sondages du generic

ballot, dans lesquelles on interroge les électeurs sur leurs préférences parti-sanes à un moment précis, indépen-damment de leurs opinions sur tel ou tel candidat en lice ; le nombre des élus de la majorité républicaine à avoir démissionné ou à avoir annoncé ne pas se représenter est inhabituellement élevé ; enfin, les Démocrates ont rem-porté plusieurs scrutins intermédiaires depuis novembre, notamment au New Jersey, en Virginie, de manière notable dans l’Alabama, et en Pennsylvanie.La victoire démocrate lors des « mid-terms » est pourtant loin d’être acquise, pour des raisons principalement struc-turelles. L’ensemble de ses 435 sièges étant à pourvoir, la Chambre des représentants semble plus susceptible de connaître une poussée démocrate, alors même que les Républicains dis-posent actuellement d’une avance de 45 sièges. Les Républicains sont particulièrement vulnérables dans le Nord-Est et en Californie – régions qui ont largement soutenu Hillary Clinton au mois de novembre. Au Sénat, par contre, le terrain s’annonce nettement moins propice, en dépit d’une majorité républicaine très courte (51 sièges contre 49) : car sur 34 sièges à pourvoir (le Sénat étant renouvelé par tiers tous les deux ans), 26 sont occupés actuellement par des Démo-crates, alors que les Républicains n’en défendent que huit. Par ailleurs, cinq des États où les Démocrates sont sur

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la défensive se trouvent dans des terri-toires où Trump l’a emporté avec des marges confortables.La victoire du sénateur démocrate Doug Jones dans l’Alabama, le 12 décembre dernier, a fait croire aux Démocrates que le vent commençait à tourner en leur faveur. Dans cet État qui symbolise le Sud profond, ils n’avaient pas remporté un scrutin sénatorial depuis 1992 ; Trump y a fait un score de 62 %. Mais cet événement politique extraordinaire s’explique surtout par une campagne hors du commun : les Républicains avaient choisi un candidat controversé, Roy Moore, réputé pour avoir été deux fois élu président de la Cour Suprême de l’Alabama et deux fois contraint à démissionner – une fois pour avoir autorisé un monument public affi-chant les dix commandements, l’autre pour avoir refusé de faire appliquer le mariage homosexuel. De plus, le Washington Post a révélé que Moore, lorsqu’il était procureur, avait agressé plusieurs adolescentes – accusations qu’il a démenties. Ainsi, Doug Jones a bénéficié d’une puissante mobilisation des Afro-Américains et d’une désaf-fection de l’électorat conservateur urbain et des banlieues à l’égard de Moore. Plus de 20 000 électeurs ont proposé sur leur bulletin le nom d’un autre candidat (un write-in, permis aux États-Unis), soit à peu près la marge de victoire des Démocrates.

Le parti des minorités ?Le problème de ce succès électoral, et plus largement de l’enthousiasme que suscite la « résistance » anti-Trump à gauche, est qu’il encourage les Démo-crates à ne pas repenser les options prises lors de la campagne d’Hillary Clinton (et bien avant). La population qui soutient les Démocrates demeure urbaine, relativement aisée, diplômée et concentrée sur les deux côtes – ce que Thomas Frank appelle la « classe professionnelle 1 ». À celle-ci s’ajoutent les minorités et les populations issues de l’immigration, formant une coalition qui pourrait bien devenir un jour imbattable, notamment lorsque les minorités deviendront démogra-phiquement majoritaires, aux alen-tours de 2040-2050. Pour le moment, néanmoins, les Démocrates sont enclavés et la vie politique américaine de plus en plus polarisée.Cette alliance entre une classe moyenne relativement aisée et les minorités a joué un rôle évident dans l’épisode récent du shutdown (arrêt du gouver-nement) provoqué par un désaccord entre les élus des deux partis au Congrès concernant le budget fédéral. Les Démocrates ont posé comme condition à l’adoption du budget la résolution du statut des dreamers : ces immigrés sans papiers installés aux

1 - Thomas Frank, Listen, Liberal: Whatever Happened to the Party of the People? , New York, Metropolitan Books, 2016.

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Publié avec le concours du Centre national du livre

Dépôt légal avril 2018 – Commission paritaire 0722 D 81899ISSN 0014 0759 – ISBN 978-2-37234-050-2

no 444, mai 2018

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