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Essais (1595) - Bruno Rigolt

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Essais(1595)

MicheldeMontaigne

P.U.F.,1965

ExportédeWikisourcele15/01/2020

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DesCoches.

CHAP.VI.

L est bien aisé à verifier que les grands autheurs,escrivant des causes, ne se servent pas seulement decellesqu’ilsestimentestrevraies,maisdecellesencores

qu’ilsnecroientpas,pourveuqu’ellesayentquelqueinventionetbeauté. Ils disent assez veritablement et utilement, s’ils disentingenieusement.Nousnepouvonsnousasseurerdelamaistressecause;nousenentassonsplusieurs,voirsiparrencontreellesetrouveraencenombre,

namqueunamdicerecausamNonsatisest,verumplures,undeunatamensit..

Medemandezvousd’oùvient cette coustumedebenire ceuxquiestrenuent?Nousproduisonstroissortesdevent:celuyquisortparembasesttropsale;celuyquisortparlaboucheportequelque reproche de gourmandise ; le troisiesme estl’estrenuement ; et, parce qu’il vient de la teste et est sansblasme, nous luy faisons cet honneste recueil.Ne vousmoquezpasdecettesubtilité;elleest(dict-on)d’Aristote.Ilmesembleavoir veu en Plutarque (qui est de tous les autheurs que jecognoisseceluyquiamieuxmeslél’artàlanatureetlejugementà la science), rendant la cause du souslevement d’estomac quiadvient à ceux qui voyagent en mer, que cela leur arrive de

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crainte,ayanttrouvéquelqueraisonparlaquelleilprouvequelacrainte peut produire un tel effect.Moy, qui y suis fort subjet,sçaybienque cette cause neme touchepas, et le sçaynonparargument,maisparnecessaireexperience.Sansalleguercequ’onm’a dict, qu’il en arrive de mesme souvent aux bestes, etnotammentauxpourceaux,horsdetouteapprehensiondedanger;etcequ’unmienconnoissantm’a tesmoignéde soy,qu’yestantfortsubjet,l’enviedevomirluyestoitpasséedeuxoutroisfois,se trouvantpresséde fraieur engrande tourmente, commeàcetancien : Pejus vexabar quamut periculummihi succurreret : jen’eusjamaispeursurl’eau,commejen’ayaussiailleurs(ets’enestassezsouventoffertde justes,si lamort l’est)quim’aitau-moins troublé ou esblouy. Elle naist par fois de faute dejugement, comme de faute de cœur. Tous les dangers que j’ayveu, ç’a esté les yeux ouverts, la veue libre, saine et entiere :encore faut-il du courage à craindre. Il me servit autrefois, auprisd’autres,pourconduireettenirenordremafuite,qu’ellefutsinon sans crainte, toutesfois sans effroy et sans estonnement :elle estoit esmeue, mais non pas estourdie ny esperdue. Lesgrandesamesvontbienplusoutre,etrepresententdesfuitesnonrassises seulement et saines, mais fieres. Disons cellequ’AlcibiadesrecitedeSocrates,soncompagnond’armes:Jeletrouvay (dict-il) apres la route de nostre armée, luy et Lachez,desderniersentrelesfuyans;etleconsideraytoutàmonaiseetenseureté,carj’estoissurunbonchevaletluyàpied,etavionsainsi combatu. Je remerquay premierement combien ilmontroitd’avisement et de resolution au pris de Lachez, et puis labraveriedesonmarcher,nullementdifferentdusienordinaire,saveue ferme et reglée, considerant et jugeant ce qui se passoitautourdeluy,regardanttantostlesuns,tantostlesautres,amiset

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ennemis, d’une façon qui encourageoit les uns et signifioit auxautresqu’ilestoitpourvendrebienchersonsangetsavieàquiessayeroitdelaluyoster;etsesauverentainsi :carvolontierson n’ataque pas ceux-cy ; on court apres les effraiez. Voilà letesmoignagedecegrandcapitaine,quinousapprend,cequenousessayons tous les jours, qu’il n’est rien qui nous jette tant auxdangers qu’une faim inconsiderée de nous enmettre hors. Quotimorisminus est, eominus fermepericuli est.Nostre peuple atortdedire:celuy-làcraintlamort,quandilveutexprimerqu’ilysongeetqu’illaprevoit.Laprevoyanceconvientegallementàce qui nous touche en bien et en mal. Considerer et juger ledangerestaucunementlereboursdes’enestonner.Jenemesenspas assez fort pour soustenir le coup et l’impetuosité de cettepassiondelapeur,nyd’autrevehemente.Sij’enestoisuncoupvaincu et atterré, je nem’en releverois jamais bien entier.Quiauroitfaitperdrepiedàmoname,nelaremettroitjamaisdroicteen sa place ; elle se retaste et recherche trop vifvement etprofondement, et, pourtant, ne lairroit jamais ressouder etconsoliderlaplaiequil’auroitpercée.Ilm’abienprisqu’aucunemaladie ne me l’ayt encore desmise. A chaque charge qui mevient, jemepresenteetopposeenmonhautappareil ; ainsi, lapremiere qui m’emporteroit memettroit sans resource. Je n’enfaictspoinctàdeux:parquelqueendroictqueleravagefauçastma levée,me voylà ouvert et noyé sans remede. Epicurus dictque le sage ne peut jamais passer à un estat contraire. J’ayquelqueopiniondel’enversdecettesentence,que,quiauraestéunefoisbienfol,neseranulleautrefoisbiensage.Dieudonnelefroidselonlarobe,etmedonnelespassionsselonlemoienquej’aydelessoustenir.Nature,m’ayantdescouvertd’uncosté,m’acouvert de l’autre ; m’ayant desarmé de force, m’a armé

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d’insensibilitéetd’uneapprehensionreigléeoumousse.Orjenepuis souffrir long temps (et les souffrois plus difficilement enjeunesse) ny coche, ny littiere, ny bateau ; et hay toute autrevoiturequedecheval,etenlavilleetauxchamps.Maisjepuissouffrirlalictieremoinsqu’uncocheet,parmesmeraison,plusaiséementuneagitationrudesur l’eau,d’oùseproduict lapeur,que lemouvement qui se sent en temps calme. Par cette legeresecousse que les avirons donnent, desrobant le vaisseau soubsnous, je me sens brouiller, je ne sçay comment, la teste etl’estomac, comme je ne puis souffrir soubs moy un siegetremblant. Quand la voile ou le cours de l’eau nous emporteesgalementouqu’onnoustoue,cetteagitationunienemeblesseaucunement : c’est un remuement interrompu qui m’offence, etplusquandilestlanguissant.Jenesçauroisautrementpeindresaforme. Les medecins m’ont ordonné de me presser et sanglerd’uneserviettelebasduventrepourremedieràcetaccident;cequejen’aypointessayé,ayantaccoustumédeluicterlesdeffautsquisontenmoyet lesdompterparmoy-mesme.Si j’enavoylamemoire suffisamment informée, je nepleinderoismon temps àdire icy l’infinie varieté que les histoires nous presentent del’usage des coches au service de la guerre, divers selon lesnations, selon les siecles, de grand effect, ce me semble, etnecessité:siquec’estmerveillequenousenayonsperdutouteconnoissance.J’endirayseulementcecyquetoutfreschement,dutemps de nos peres, les Hongres les mirent tres-utilement enbesongnecontrelesTurcs,enchacunyayantunrondellieretunmousquetaire, et nombre de harquebuzes rengées, prestes etchargées : le tout couvert d’une pavesade à la mode d’unegalliotte. Ils faisoient front à leur bataille de trois mille telscoches,et,apresquelecanonavoitjoué,lesfaisoienttireravant

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etavallerauxennemyscettesalveavantquedetasterlereste,quin’estoitpasunlegeravancement;oulesdescochoientdansleursescadronspourlesrompreetyfairejour,outrelesecoursqu’ilsenpouvoient tirerpourflanqueren lieuchatouilleuxles troupesmarchant en la campagne,ouà couvrirun logis à lahaste et lefortifier. De mon temps, un Gentilhomme, en l’une de nosfrontieres, impost de sapersonne et ne trouvant cheval capabledesonpoids,ayantunequerelle,marchoitparpaïsencochedemesme cette peinture, et s’en trouvoit tres-bien. Mais laissonsces coches guerriers. Les Roys de nostre premiere racemarchoientenpaïssuruncharriottrainéparquatreboeufs.MarcAntoine fut le premier qui se fitmener àRomme, et une garsemenestriere quand et luy, par des lyons attelez à un coche.Heliogabalusen fitdépuisautant, sedisantCibelé, lameredesdieux,etaussipardes tigres,contrefaisant leDieuBacchus ; ilattela aussi par fois deux cerfs à son coche, et une autre foisquattrechiens,etencorequattregarsesnues,sefaisanttrainerparellesenpompetoutnud.L’empereurFirmusfitmenersoncocheàdes autruches de merveilleuse grandeur, de maniere qu’ilsembloitplusvolerquerouler.L’estrangetédecesinventionsmemet en teste cett’autre fantasie : que c’est une espece depusillanimitéauxmonarques,etuntesmoignagedenesentirpointassezcequ’ils sont,de travailler à se fairevalloir etparoistrepar despences excessives. Ce seroit chose excusable en paysestranger;mais,parmysessubjects,oùilpeuttout,iltiredesadignité le plus extreme degré d’honneur où il puisse arriver.Commeàungentilhomme,ilmesemblequ’ilestsuperfludesevestir curieusement en son privé : sa maison, son trein, sacuysine,respondentassezdeluy.Leconseilqu’Isocratesdonneàson Roy ne me semble sans raison : Qu’il soit splendide en

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meublesetustensiles,d’autantquec’estunedespencededurée,qui passe jusques à ses successeurs ; et qu’il fuye toutesmagnificences qui s’escoulent incontinent et de l’usage et de lamemoire. J’aymois à me parer, quand j’estoy cabdet, à fauted’autreparure,etmesioitbien:ilenestsurquilesbellesrobespleurent.NousavonsdescomptesmerveilleuxdelafrugalitédenosRoysautourdeleurpersonneetenleursdons;grandsRoysencredit,envaleuretenfortune.Demostenescombatàoutrancela loyde sa ville qui assignoit les deniers publics auxpompesdesjeuxetdeleursfestes;ilveutqueleurgrandeursemontreenquantité de vaisseaux bien equipez et bonnes armées bienfournies.Etal’onraisond’accuserTheophrastusd’avoirestabli,en son livredes richesses, un advis contraire, etmaintenu tellenature de despence estre le vray fruit de l’opulence. Ce sontplaisirs, dict Aristote, qui ne touchent que la plus bassecommune,quis’evanouissentdememoireaussitostqu’onenestrassasiéetdesquelsnulhomme judicieuxetgravenepeut faireestime.L’emploitteme sembleroit bienplus royale commeplusutile,justeetdurable,enports,enhavres,fortificationsetmurs,en bastiments somptueux, en eglises, hospitaux, colleges,reformation de rues et chemins : en quoy le pape Gregoiretreziesmealaissésamemoirerecommandabledemontemps,etenquoynostreRoyneCatherine tesmoigneroit à longues annéessaliberaliténaturelleetmunificence,sisesmoyenssuffisoientàsonaffection.LaFortunem’afaictgranddesplesird’interromprela belle structure du Pont neuf de nostre grand’ville etm’osterl’espoiravantdemourird’enveoirentrainl’usage.Outrece,ilsemble aus subjects, spectateurs de ces triomphes, qu’on leurfaict montre de leurs propres richesses, et qu’on les festoye àleurs despens. Car les peuples presument volontiers des Roys,

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commenous faisonsdenosvalets,qu’ilsdoiventprendresoingdenousapresterenabondancetoutcequ’ilnousfaut,maisqu’ilsn’y doyvent aucunement toucher de leur part. Et pourtantl’EmpereurGalba, ayantprisplaisir àunmusicienpendant sonsouper, se fit aporter sa boete, et luy donna en sa main unepoignéed’escusqu’ilypescha,aveccesparoles :Cen’estpasdupublic, c’estdumien.Tanty aqu’il advient leplus souvantquelepeuplearaison,etqu’onrepaistsesyeuxdecedequoyilavoitàpaistresonventre.Laliberalitémesmen’estpasbienensonlustreenmainssouveraines;lesprivezyontplusdedroict:car,àleprendreexactement,unRoyn’arienproprementsien;ilsedoibtsoy-mesmesàautruy.La jurisdictionnesedonnepointenfaveurdujuridiciant,c’estenfaveurdujuridicié.Onfaictunsuperieur, non jamais pour son profit, ains pour le profit del’inferieur, et unmedecin pour le malade, non pour soy. Toutemagistrature,commetouteart, jettesafinhorsd’elle:nullaarsinseversatur.Parquoylesgouverneursdel’enfancedesprinces,qui se piquent à leur imprimer cette vertu de largesse, et lespreschent de ne sçavoir rien refuser et n’estimer rien si bienemployéquecequ’ilsdonneront(instructionquej’ayveuenmontemps fort en credit), ou ils regardent plus à leur proufit qu’àceluydeleurmaistre,ouilsentendentmalàquiilsparlent.Ilesttropayséd’imprimerlaliberalitéenceluyquiadequoyyfournirautant qu’il veut, aus despens d’autruy. Et son estimation sereglantnonàlamesuredupresent,maisàlamesuredesmoyensde celuy qui l’exerce, elle vient à estre vaine en mains sipuissantes.Ilssetrouventprodigues,avantqu’ilssoientliberaux.Pourtant est elle de peu de recommandation, au pris d’autresvertusroyalles,etlaseule,commedisoitletyranDionysius,quise comporte bien avec la tyrannie mesme. Je luy apprendroy

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plustostceversetdulaboureurancien:

Τῇχειρίδ’εἶσπείρειν,ἀλλὰμὴὁλῳτῷθὑλακῷ

qu’ilfaut,àquienveutretirerfruict,semerdelamain,nonpasverserdusac(ilfautespandrelegrain,nonpaslerespandre);etqu’ayantàdonner,ou,pourmieuxdire,àpaieretrendreàtantdegens selon qu’ils l’ont deservy, il en doibt estre royal et avisédispensateur. Si la liberalité d’un prince est sans discretion etsans mesure, je l’aime mieux avare. La vertu Royalle sembleconsister le plus en la justice ; et de toutes les parties de lajustice celle là remarque mieux les Roys, qui accompaigne laliberalité :car ils l’ontparticulierement reservéeà leurcharge,làoùtouteautrejustice,ilsl’exercentvolontiersparl’entremised’autruy. L’immoderée largesse est un moyen foible à leuracquerir bien-veuillance : car elle rebute plus de gens qu’ellen’en practique : Quo in plures usus sis, minus in multos utipossis.Quidautemeststultiusquamquodlibenterfacias,curareut id diutius facere non possis ? Et, si elle est employée sansrespect dumerite, fait vergoingne à qui la reçoit ; et se reçoitsansgrace.Destyransontestésacrifiezàlahaynedupeupleparles mains de ceux mesme lesquels ils avoyent iniquementavancez,tellemaniered’hommesestimansasseurerlapossessiondesbiensindeuementreceuzenmontrantavoiràmesprisethayneceluydequiilslestenoyent,etseraliantaujugementetopinioncommune en cela.Les subjects d’unprince excessif endons serendent excessifs en demandes ; ils se taillent non à la raison,maisà l’exemple. Ilyacertes souvantdequoy rougirdenostreimpudence ; nous sommes surpayez selon justice quand larecompenceesgallenostre service, carn’endevonsnous rienà

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nosprincesd’obligationnaturelle?S’ilportenostredespence,ilfaict trop ; c’est assez qu’il l’ayde : le surplus s’appellebienfaict,lequelnesepeutexiger,carlenommesmedeliberalitésonneliberté.Anostremode,cen’estjamaisfaict;lereçeunesemetplusencompte;onn’aymelaliberalitéquefuture:parquoyplus un Prince s’espuise en donnant, plus il s’apouvrit d’amys.Comantassouviroitildesenviesquicroissentàmesurequ’ellesseremplissent?Quiasapenséeàprendre,nel’aplusàcequ’ila prins. La convoitise n’a rien si propre que d’estre ingrate.L’exempledeCyrusneduirapasmalencelieupourservirauxRoys de ce temps de touche à reconnoistre leurs dons, bien oumal employez, et leur faire veoir combien cet Empereur lesassenoitplusheureusementqu’ilsnefont.Paroùilssontreduitsde faire leurs emprunts sur les subjects inconnusetplustost surceuxàquiilsontfaictdumal,quesurceuxàquiilsontfaictdubien ; etn’en reçoivent aydesoù ilyaye riendegratuitque lenom.Croesus luy reprochoit sa largesse,etcalculoitàcombiensemonteroitsonthresor,s’ileusteulesmainsplusrestreintes.Ileutenviedejustifiersaliberalité;et,despeschantdetoutespartsverslesgrandsdesonestat,qu’ilavoitparticulierementavancez,priachacundelesecourird’autantd’argentqu’ilpourroitàunesienne necessité, et le luy envoyer par declaration.Quand tousces bordereaux luy furent apportez, chacun de ses amis,n’estimant pas que ce fut assez faire de luy en offrir autantseulementqu’ilenavoitreceudesamunificence,yenmeslantdusien plus propre beaucoup, il se trouva que cette somme semontoit bienplusque l’espargnedeCroesus.Surquoy luydictCyrus : Je ne suis pas moins amoureux des richesses que lesautresPrinces, et en suisplus-tostplusmesnager.Vousvoyezàcombien peu demise j’ay acquis le thresor inestimable de tant

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d’amis ; et combien ilsme sont plus fideles thresoriers que neseroientdeshommesmercenairessansobligation,sansaffection:etmachevancemieuxlogéequ’endescoffres,appellantsurmoylahaine,l’envieetlemesprisdesautresprinces.LesEmpereurstiroientexcuseàlasuperfluitédeleursjeuxetmontrespubliques,de ce que leur authorité dependoit aucunement (au-moins parapparence)delavolontédupeupleRomain,lequelavoitdetouttemps accoustumé d’estre flaté par telle sorte de spectacles etexcez. Mais c’estoyent particuliers qui avoyent nourry cettecoustume de gratifier leurs concitoyens et compaignonsprincipallement sur leur bourse par telle profusion etmagnificence : elle eust tout autre goust quand ce furent lesmaistres qui vindrent à l’imiter. Pecuniarum translatio a justisdominis ad alienos non debet liberalis videri. Philippus, de ceque son fils essaioit par presents de gaigner la volonté desMacedoniens,l’entançaparunelettreencettemaniere:Quoy?as tu envie que tes subjects te tiennent pour leur boursier, nonpour leurRoy?Veux tu lesprattiquer ?prattique lesdesbien-faicts de ta vertu, non des bien-faicts de ton coffre. C’estoitpourtant une belle chose, d’aller faire apporter et planter en laplace aus arenes une grande quantité de gros arbres, tousbranchus et tous verts, representans une grande forestombrageuse, despartie en belle symmetrie, et, le premier jour,jetter là dedansmille austruches,mille cerfs,mille sangliers etmille dains, les abandonnant à piller au peuple ; le lendemain,faire assomer en sa presence cent gros lions, cent leopards, ettrois cens ours, et, pour le troisiesme jour, faire combatre àoutrance trois cens pairs de gladiateurs, comme fit l’EmpereurProbus. C’estoit aussi belle chose à voir ces grandsamphitheatres encroustez de marbre au dehors, labouré

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d’ouvrages et statues, le dedans reluisant de plusieurs raresenrichissemens,

Baltheusengemmis,enillitaporticusauro;tous les coustez de ce grand vuide remplis et environnez,

depuis le fons jusques au comble, de soixanteouquattrevingtsrangsd’eschelons,aussidemarbre,couversdecarreaus,

exeat,inquit,Sipudorest,etdepulvinosurgatequestri,Cujusresleginonsufficit;

où sepeut renger centmille hommes assis à leur aise ; et laplacedufons,oùlesjeuxsejouoyent,lafairepremierement,parart,entr’ouvriretfendreencrevassesrepresentantdesantresquivomissoient les bestes destinées au spectacle ; et puissecondement l’innonderd’unemerprofonde,qui charrioit forcemonstresmarins,chargéedevaisseauxarmez,à representerunebataillenavalle;et,tiercement,l’aplaniretassecherdenouveaupourlecombatdesgladiateurs;et,pourlaquatriesmefaçon,lasablerdevermillonetdestorax,aulieud’arene,pourydresserunfestinsolemneà toutcenombreinfinydepeuple : ledernieracted’unseuljour;quotiesnosdescendentisarenaeVidimusinpartes,ruptaquevoragineterraeEmersisseferas,etiisdemsaepelatebris Aurea cum croceo creverunt arbuta libro. Nec solumnobis silvestria cernere monstra Contigit, aequoreos ego cumcertantibus ursis Spectavi vitulos, et equorum nomine dignum,Sed deforme pecus. Quelquefois on y a faict naistre une hautemontaigne plaine de fruitiers et arbres verdoyans, rendans parson feste un ruisseau d’eau, comme de la bouche d’une vivefontaine.Quelquefoisonypromenaungrandnavirequis’ouvroitetdesprenoitdesoy-mesmes,et,apresavoirvomydesonventre

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quatre ou cinq cens bestes à combat, se resserroit ets’esvanouissoit,sansayde.Autres-fois,dubasdecetteplace,ilsfaisoyent eslancer des surgeons et filets d’eau qui rejalissoyentcontremont, et, à cette hauteur infinie, alloyent arrousant etembaumantcetteinfiniemultitude.Poursecouvrirdel’injuredutemps, ils faisoient tendre cette immense capacité, tantost devoilesdepourpre labourezà l’eguille, tantostdesoyed’uneouautre couleur, et les avançoyent et retiroyent en un moment,commeilleurvenoitenfantasie

Quamvisnonmodicocaleantspectaculasole,Velareducuntur,cumvenitHermogenes.

Les rets aussi qu’on mettoit au devant du peuple, pour ledefendredelaviolencedecesbesteseslancées,estoyenttyssusd’or:

auroquoquetortarefulgentRetia.

S’ilyaquelquechosequisoitexcusableen telsexcez,c’estoù l’invention et la nouveauté fournit d’admiration, non pas ladespence.Encesvanitezmesmenousdescouvronscombiencessieclesestoyentfertilesd’autresesprisquenesontlesnostres.Ilva de cette sorte de fertilité comme il faict de toutes autresproductions de la nature.Ce n’est pas à dire qu’elle y ayt lorsemployé son dernier effort. Nous n’allons point, nous rodonsplustost,ettournoionsçàetlà.Nousnouspromenonssurnospas.Jecrainsquenostrecognoissancesoit foibleen toussens,nousnevoyonsnygueresloin,nyguerearriere;elleembrassepeuetvitpeu,courteetenestanduedetempsetenestanduedematiere:

VixerefortesanteAgamemnona

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Multi,sedomnesillachrimabilesUrgenturignotiquelongaNocte.EtsuperabellumTrojanumetfuneraTrojae,Multialiasaliiquoquerescecinerepoetae.

EtlanarrationdeSolon,surcequ’ilavoitapprinsdesprestresd’Aegyptedelalongueviedeleurestatetmaniered’apprendreetconserverleshistoiresestrangeres,nemesembletesmoignagederefusencetteconsideration.Si interminataminomnespartesmagnitudinem regionum videremus et temporum, in quam seinjiciens animus et intendens ita late longeque peregrinatur, utnullam oram ultimi videat in qua possit insistere : in hacimmensitate infinita vis innumerabilium appareret formarum.Quand toutcequiestvenupar rapportdupassé jusquesànousseroitvrayetseroitsçeuparquelqu’un,ceseroitmoinsquerienauprisdecequiestignoré.Etdecettemesmeimagedumondequi coule pendant que nous y sommes, combien chetive etracourcie est la cognoissancedesplus curieux !Non seulementdesevenemensparticuliersquefortunerendsouvantexemplairesetpoisans,maisdel’estatdesgrandespolicesetnations,ilnouseneschappecentfoisplusqu’iln’envientànostrescience.Nousnousescriïonsdumiraclede l’inventiondenostreartillerie,denostreimpression;d’autreshommes,unautreboutdumondeàlaChine,en jouyssoitmilleansauparavant.Sinousvoyonsautantdu monde comme nous n’en voyons pas, nous apercevrions,commeilestàcroire,uneperpetuelemultiplicationetvicissitudedeformes.Iln’yariendeseuletderareeuesgardànature,ouybien eu esgard à nostre cognoissance, qui est un miserablefondement de nos regles et qui nous represente volontiers unetres-fauce imagedes choses.Commevainement nous concluons

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aujourd’hui l’inclination et la decrepitude du monde par lesarguments que nous tirons de nostre propre foiblesse etdecadence,

Jamqueadeoaffectaestaetas,affectaquetellus;ainsi vainement concluoit cettuy-là sa naissance et jeunesse,

parlavigueurqu’ilvoyoitauxesprisdesontemps,abondansennouvelletezetinventionsdediversarts:

Verum,utopinor,habetnovitatemsumma,recénsqueNaturaestmundi,nequepridemexordiacoepit:Quareetiamquaedamnuncartesexpoliuntur,Nuncetiamaugescunt,nuncadditanavigiissuntMulta.

Nostremondevientd’entrouverunautre(etquinousrespondsi c’est le dernier de ses freres, puis que les Daemons, lesSybilles et nous, avons ignoré cettuy-cy jusqu’asture ?) nonmoinsgrand,plainetmembruqueluy,toutesfoissinouveauetsienfantqu’on luyaprendencoresonabc : iln’yapascinquanteansqu’ilnesçavoitnylettres,nypois,nymesure,nyvestements,nybleds,nyvignes.Ilestoitencoretoutnudaugiron,etnevivoitquedesmoyensdesamerenourrice.Sinousconcluonsbiendenostre fin, et ce poete de la jeunesse de son siecle, cet autremonde ne faira qu’entrer en lumiere quand le nostre en sortira.L’universtomberaenparalisie;l’unmembreseraperclus,l’autreen vigueur. Bien crains-je que nous aurons bien fort hasté sadeclinaison et sa ruyne par nostre contagion, et que nous luyaurons bien cher vendu nos opinions et nos arts. C’estoit unmondeenfant ; sine l’avonsnouspas foité et soubmisànostredisciplineparl’avantagedenostrevaleuretforcesnaturelles,nynel’avonspractiquéparnostrejusticeetbonté,nysubjuguépar

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nostre magnanimité. La plus part de leurs responces et desnegotiationsfaictesaveceuxtesmoignentqu’ilsnenousdevoyentrienenclartéd’espritnaturelleetenpertinence.L’espouventablemagnificence des villes de Cusco et de Mexico, et, entreplusieurschosespareilles,lejardindeceRoyoùtouslesarbres,les fruicts et toutes les herbes, selon l’ordre et grandeur qu’ilsontenunjardin,estoyentexcellemmentformezenor;comme,ensoncabinet,touslesanimauxquinaissoientensonestatetensesmers ;et labeautéde leursouvragesenpierrerie,enplume,encotton,enlapeinture,montrentqu’ilsnenouscedoientnonplusen l’industrie.Mais, quant à la devotion, observance des loix,bonté,liberalité,loyauté,franchise,ilnousabienservyden’enavoir pas tant qu’eux : ils se sont perdus par cet advantage, etvendus, et trahis eux mesme. Quant à la hardiesse et courage,quantàlafermeté,constance,resolutioncontrelesdouleursetlafaimetlamort,jenecraindroispasd’opposerlesexemplesqueje trouverois parmy eux aux plus fameux exemples anciens quenous ayons ausmemoires de nostremonde par deçà.Car, pourceux qui les ont subjuguez, qu’ils ostent les ruses et batelagesdequoy ils se sont servis à les piper, et le juste estonnementqu’aportoitàcesnations làdevoirarriversi inopinéementdesgens barbus, divers en langage, religion, en forme et encontenance, d’un endroict du monde si esloigné et où ilsn’avoyent jamais imaginé qu’il y eust habitation quelconque,montez sur des grands monstres incogneuz, contre ceux quin’avoyent non seulement jamais veu de cheval, mais bestequelconqueduicteàporteretsoustenirhommenyautrecharge;garnis d’une peau luysante et dure et d’une arme trenchante etresplendissante,contreceuxqui,pourlemiracledelalueurd’unmiroir ou d’un cousteau, alloyent eschangeant une grande

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richesseenoretenperles,etquin’avoientnysciencenymatiereparoùtoutàloisirilssçeussentpercernostreacier;adjoustezylesfoudresettonnerresdenospiecesetharquebouses,capablesde troubler Caesar mesme, qui l’en eust surpris autantinexperimenté, et à cett’heure, contre des peuples nuds, si cen’estoùl’inventionestoitarrivéedequelquetissudecotton,sansautres armes pour le plus que d’arcs, pierres, bastons etboucliersdebois;despeuplessurpris,soubscouleurd’amitiéetdebonnefoy,parlacuriositédeveoirdeschosesestrangeresetincogneues:contez,dis-je,auxconqueranscettedisparité,vousleurosteztoutel’occasiondetantdevictoires.Quandjeregardecete ardeur indomptable dequoy tant de milliers d’hommes,femmes et enfans, se presentent et rejettent à tant de fois auxdangers inevitables, pour la deffence de leurs dieux et de leurliberté;cétegenereuseobstinationdesouffrirtoutesextremitezetdifficultez,et lamort,plusvolontiersquedesesoubmettreà ladominationdeceuxdequiilsontestésihonteusementabusez,etaucunschoisissansplustostdeselaisserdefaillirparfaimetparjeusne, estans pris, que d’accepter le vivre desmains de leursennemis,sivilementvictorieuses, jeprevoisque,àqui leseustattaquezpairàpair,etd’armes,etd’experience,etdenombre,ilyeustfaictaussidangereux,etplus,qu’enautreguerrequenousvoyons.Quen’esttombéesoubsAlexandreousoubscesanciensGrecs et Romains une si noble conqueste, et une si grandemutationetalterationde tantd’empiresetdepeuplessoubsdesmainsquieussentdoucementpolyetdefrichécequ’ilyavoitdesauvage,eteussentconfortéetpromeulesbonnessemencesquenature y avoit produit, meslant non seulement à la culture desterresetornementdesvilles lesartsdedeçà,en tantqu’ellesyeussentesténecessaires,maisaussimeslantlesvertusGrecques

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etRomainesauxoriginellesdupays!Quelle reparationeust-ceesté,etquelamendementàtoutecettemachine,quelespremiersexemples etdeportemensnostresqui se sontpresentezpardelàeussentappelécespeuplesàl’admirationetimitationdelavertuet eussent dressé entre eux et nous une fraternele societé etintelligence!Combienileustestéaisédefairesonprofitd’amessineuves,siaffaméesd’apprentissage,ayantpourlapluspartdesi beaux commencemens naturels ! Au rebours, nous noussommesservisdeleurignoranceetinexperienceàlesplierplusfacilement vers la trahison, luxure, avarice et vers toute sorted’inhumanitéetdecruauté,à l’exempleetpatrondenosmeurs.Quimit jamais à tel pris le service de lamercadence et de latrafique?Tantdevillesrasées,tantdenationsexterminées,tantdemillionsdepeuplespassezaufildel’espée,etlaplusricheetbellepartiedumondebouleverséepourlanegotiationdesperlesetdupoivre :mechaniquesvictoires. Jamais l’ambition, jamaisles inimitiezpubliquesnepousserent leshommeslesunscontrelesautresàsihorribleshostilitezetcalamitezsimiserables.Encostoyant lamer à la queste de leursmines, aucuns Espagnolsprindrentterreenunecontréefertileetplaisante,forthabitée,etfirent à ce peuple leurs remonstrances accoustumées : Qu’ilsestoientgenspaisibles,venansdeloingtainsvoyages,envoyezdela part du Roy de Castille, le plus grand Prince de la terrehabitable,auquellePape,representantDieuenterre,avoitdonnélaprincipautédetouteslesIndes;Que,s’ilsvouloientluyestretributaires, ils seroient tres-benignement traictez ; leurdemandoient des vivres pour leur nourriture et de l’or pour lebesoingdequelquemedecine;leurremontroientaudemeurantlacreanced’unseulDieuetlaveritédenostrereligion,laquelleilsleurconseilloientd’accepter,yadjoustansquelquesmenasses.La

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responce fut telle : Que, quand à estre paisibles, ils n’enportoient pas lamine, s’ils l’estoient ; Quand à leur Roy, puisqu’ildemandoit,ildevoitestreindigentetnecessiteux;etceluyqui luy avoit faict cette distribution, homme aymant dissention,d’aller donner à un tiers chose qui n’estoit pas sienne, pour lemettreendebatcontrelesancienspossesseurs;Quantauxvivres,qu’ils leur en fourniroient ; D’or, ils en avoient peu, et quec’estoit chose qu’ilsmettoient en nulle estime, d’autant qu’elleestoitinutileauservicedeleurvie,làoùtoutleursoinregardoitseulementàlapasserheureusementetplaisamment;pourtantcequ’ilsenpourroienttrouver,saufcequiestoitemployéauservicede leurs dieux, qu’ils le prinssent hardiment ; Quant à un seulDieu, le discours leur en avoit pleu, mais qu’ils ne vouloientchanger leur religion, s’en estans si utilement servis si longtemps, et qu’ils n’avoient accoustumé prendre conseil que deleursamisetconnoissans;Quantauxmenasses,c’estoitsignedefautedejugementd’allermenassantceuxdesquelslanatureetlesmoyens estoient inconneux ; Ainsi qu’ils se despeschassentpromptement de vuyder leur terre, car ils n’estoient pasaccoustumez de prendre en bonne part les honnestetez etremonstrances de gens armez et estrangers ; autrement, qu’onferoit d’eux comme de ces autres, leur montrant les testesd’aucunshommesjusticiezautourdeleurville.Voilàunexempledelabalbuciedecetteenfance.Maistantyaquenyencelieulàny en plusieurs autres, où les Espagnols ne trouverent lesmarchandisesqu’ilscerchoient,ilsnefeirentarrestnyentreprise,quelqueautrecommoditéqu’ilyeust,tesmoingmesCannibales.Des deux les plus puissans monarques de ce monde là, et, àl’avanture,decettuy-cy,RoysdetantdeRoys,lesderniersqu’ilsenchasserent,celuyduPeru,ayantestéprisenunebatailleetmis

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àunerançonsiexcessifvequ’ellesurpassetoutecreance,etcellelà fidellement payée, et avoir donné par sa conversation signed’uncouragefranc,liberaletconstant,etd’unentendementnetetbiencomposé, ilprintenvieauxvainqueurs,apresenavoir tiréun million trois cens vingt cinq mille cinq cens poisant d’or,outrel’argentetautreschosesquinemonterentpasmoins,siqueleurs chevaux n’alloient plus ferrez que d’or massif, de voirencores, auprisdequelquedesloyautéquece fut,quelpouvoitestre le reste des thresors de ce Roy, et jouyr librement de cequ’il avoit reservé. On luy apposta une fauce accusation etpreuve, qu’il desseignoit de faire souslever ses provinces pourse remettre en liberté. Sur-quoy, par beau jugement de ceuxmesme qui luy avoient dressé cette trahison, on le condemna àestrependuetestranglépubliquement,luyayantfaictracheterletourmentd’estrebruslétoutvifparlebaptesmequ’onluydonnaau supplice mesme. Accident horrible et inouy, qu’il souffritpourtant sans sedémentirnydecontenancenydeparole,d’uneforme et gravité vrayement royalle. Et puis, pour endormir lespeuplesestonnezet transisdechose si estrange,oncontrefitungrand deuil de sa mort, et luy ordonna l’on des somptueusesfunerailles.L’autre,RoydeMexico,ayantlongtempsdefendusaville assiegée et montré en ce siege tout ce que peut et lasouffrance et la perseverance, si onques prince et peuple lemontra, et son malheur l’ayant rendu vif entre les mains desennemis,aveccapitulationd’estretraitéenRoy(aussineleurfit-ilrienvoir,enlaprison,indignedecetiltre);netrouvantpoinctaprescettevictoiretoutl’orqu’ilss’estoientpromis,apresavoirtout remué et tout fouillé, semirent à en cercher des nouvellesparlesplusaspresgeinesdequoyilssepeurentadviser,surlesprisonniers qu’ils tenoient. Mais, n’ayant rien profité, trouvant

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descouragesplusfortsqueleurstorments,ilsenvindrentenfinàtelle rage que, contre leur foy et contre tout droit des gens, ilscondamnerentleRoymesmeetl’undesprincipauxseigneursdesa court à la geine en presence l’un de l’autre.Ce seigneur, setrouvantforcédeladouleur,environnédebraziersardens,tournasurlafinpiteusementsaveueverssonmaistre,commepourluydemandermercydecequ’iln’enpouvoitplus.LeRoy,plantantfierementetrigoureusementlesyeuxsurluy,pourreprochedesalaschetéetpusillanimité,luydictseulementcesmots,d’unevoixrudeetferme:Etmoy,suis-jedansunbain?suis-jepasplusàmon aise que toy ? Celuy-là, soudain apres, succomba auxdouleursetmourutsurlaplace.LeRoy,àdemyrosty,futemportédelà,nontantparpitié(carquellepitiétouchajamaisdesamesqui,pourladoubteuseinformationdequelquevased’oràpiller,fissent griller devant leurs yeux un homme, non qu’un Roy sigrand et en fortune et enmerite),mais ce fut que sa constancerendoit de plus en plus honteuse leur cruauté. Ils le pendirentdepuis,ayantcourageusemententreprisdesedelivrerpararmesd’unesilonguecaptivitéetsubjection,oùilfitsafindigned’unmagnanime prince. A une autre-fois, ils mirent brusler pour uncoup,enmesmefeu,quatrecenssoixantehommes tousvifs, lesquatre cens du commun peuple, les soixante des principauxseigneurs d’une province, prisonniers de guerre simplement.Noustenonsd’eux-mesmescesnarrations,carilsnelesadvouentpas seulement, ils s’en ventent et les preschent. Seroit-ce pourtesmoignagedeleurjusticeouzeleenverslareligion?Certes,cesontvoyestropdiversesetennemiesd’unesisainctefin.S’ilssefussentproposésd’estendrenostrefoy,ilseussentconsideréquecen’estpasenpossessionde terresqu’elles’amplifie,maisenpossession d’hommes, et se fussent trop contentez desmeurtres

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que la necessité de la guerre apporte, sans y meslerindifferemment une boucherie, comme sur des bestes sauvages,universelle, autant que le fer et le feu y ont peu attaindre, n’enayant conservé par leur dessein qu’autant qu’ils en ont voulufairedemiserables esclavespour l’ouvrageet servicede leursminieres:siqueplusieursdeschefsontestépunisàmort,surleslieux de leur conqueste, par ordonnance des Rois de Castille,justement offencez de l’horreur de leurs deportemens, et quasitousdesestimezetmal-voulus.Dieuameritoirementpermisqueces grands pillages se soient absorbez par la mer en lestransportant, ou par les guerres intestines dequoy ils se sontentremangezentreeux,etlaplusparts’enterrerentsurleslieux,sansaucun fruictde leurvictoire.Quantàceque la recepte, etentrelesmainsd’unprincemesnageretprudent,respondsipeuàl’esperance qu’on en donna à ses predecesseurs, et à cettepremiere abondance de richesses qu’on rencontra à l’abord decesnouvellesterres(car,encorequ’onenretirebeaucoup,nousvoyonsquecen’estrienauprisdecequis’endevoitattendre),c’est que l’usagede lamonnoye estoit entierement inconneu, etque par consequent leur or se trouva tout assemblé, n’estant enautre service que de montre et de parade, comme un meublereservé de pere en fils par plusieurs puissants Roys, quiespuisoienttoujoursleursminespourfairecegrandmonceaudevasesetstatuesàl’ornementdeleurspalaisetdeleurstemples,aulieuquenostreoresttoutenemploiteetencommerce.Nouslemenuisonsetalteronsenmilleformes,l’espandonsetdispersons.Imaginons que nos Roys amoncelassent ainsi tout l’or qu’ilspourroient trouver en plusieurs siecles, et le gardassentimmobile.CeuxduRoyaumedeMexicoestoientaucunementpluscivilisez et plus artistes que n’estoient les autres nations de là.

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Aussijugeoient-ils,ainsiquenous,quel’universfutprochedesafin, et en prindrent pour signe la desolation que nous yapportames.Ilscroyoyentquel’estredumondesedepartencinqaagesetenlaviedecinqsoleilsconsecutifs,desquelslesquatreavoientdesjà fourny leur temps,etqueceluyqui leuresclairoitestoit le cinquiesme. Le premier perit avec toutes les autrescreatures par universelle inondation d’eaux ; le second, par lacheuteducielsurnous,quiestouffa toutechosevivante,auquelaageilsassignentlesgeants,etenfirentvoirauxEspagnolsdesossements à la proportion desquels la stature des hommesrevenoit à vingt paumes de hauteur ; le troisiesme, par feu quiembrasaetconsumatout;lequatriesme,paruneémotiond’airetdeventquiabbatitjusquesàplusieursmontaignes:leshommesn’enmoururentpoinct,maisilsfurentchangezenmagots(quellesimpressionsnesouffrelalachetédel’humainecreance!);apreslamortdecequatriesmeSoleil, lemonde futvingt-cinqansenperpetuellestenebres,auquinziesmedesquelsfutcreéunhommeet une femme qui refeirent l’humaine race ; dix ans apres, àcertain de leurs jours, le Soleil parut nouvellement creé ; etcommence,depuis, lecomptedeleursannéesparcejourlà.Letroisiesmejourdesacreation,moururentlesDieuxanciens;lesnouveaux sont nays depuis, du jour à la journée. Ce qu’ilsestimentdelamanierequecedernierSoleilperira,monautheurn’en a rien appris. Mais leur nombre de ce quatriesmechangement rencontre à cette grande conjonction des astres quiproduisit,ilyahuictcenstantd’ans,selonquelesAstrologiensestiment, plusieurs grandes alterations et nouvelletez aumonde.Quant à la pompe et magnificence, par où je suis entré en cepropos,nyGraece,nyRomme,nyAegyptenepeut,soitenutilité,ou difficulté, ou noblesse, comparer aucun de ses ouvrages au

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cheminquisevoitauPeru,dresséparlesRoysdupays,depuisla ville de Quito jusques à celle de Cusco (il y a trois censlieues), droict, uny, large de vingt-cinq pas, pavé, revestu decostéetd’autredebellesethautesmurailles,etlelongd’icelles,par lededans,deuxruisseauxperennes,bordezdebeauxarbresqu’ils nomment molly. Où ils ont trouvé des montaignes etrochers,ilslesonttaillezetapplanis,etcomblélesfondrieresdepierre et chaux. Au chef de chasque journée, il y a de beauxpalaisfournisdevivres,devestementsetd’armes,tantpourlesvoyageursquepourlesarméesquiontàypasser.Enl’estimationdecetouvrage,j’aycomptéladifficulté,quiestparticulierementconsiderableencelieulà.Ilsnebastissoientpoinctdemoindrespierresquededixpiedsencarré; ilsn’avoientautremoyendecharrier qu’à force de bras, en trainant leur charge ; et passeulement l’artd’eschafauder,n’y sçachantautre finessequedehausserautantdeterrecontreleurbastiment,commeils’esleve,pourl’osterapres.Retombons à nos coches. En leur place, et de toute autre

voiture, ils se faisoient porter par les hommes et sur leursespaules. Ce dernier Roy du Peru, le jour qu’il fut pris, estoitainsiportésurdesbrancarsd’or,etassisdansunechezed’or,aumilieudesabataille.Autantqu’ontuoitdecesporteurspourlefairechoiràbas,caronlevouloitprendrevif,autantd’autres,etàl’envy,prenoientlaplacedesmorts,defaçonqu’onnelepeutonquesabbatre,quelquemeurtrequ’onfitdecesgenslà,jusquesàcequ’unhommedechevall’allasaisiraucorps,etl’avallaparterre.

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