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REVUE BELGE DE DROIT INTERNATIONAL 2017/1 – Éditions BRUYLANT, Bruxelles INTRODUCTION PAR Olivia NEDERLANDT* ET Damien SCALIA** En vue de pallier les manquements des juridictions nationales, les juridic- tions internationales pénales ont longtemps été présentées comme la meil- leure réponse aux crimes de masse. Après les tribunaux militaires internatio- naux de Nuremberg et de Tokyo, la fin de la guerre froide a marqué le début d’une multiplication desdites juridictions en vue de lutter contre l’impunité. Les tribunaux ad hoc pour l’ex-Yougoslavie et le Rwanda ont constitué une première réponse dans cette lutte, mais cette réponse était tardive, imposée, temporaire et n’a pas échappé à la critique. Entre la signature du Statut de Rome le 17 juillet 1998 établissant la Cour pénale internationale (C.P.I.) et l’entrée en vigueur de celui-ci le 1 er juillet 2002, une autre forme de juri- dictions est apparue : les juridictions pénales internationalisées (J.P.I.), à savoir les chambres spéciales créées au Timor Oriental (2000), les magistrats internationaux nommés dans les juridictions du Kosovo (2000) et le tribunal spécial pour la Sierra Leone (T.S.S.L. — 16 janvier 2002). L’institution de la Cour pénale internationale (C.P.I.) était destinée à apporter une réponse à vocation permanente aux crimes de masse. On aurait pu croire que de nouvelles juridictions pénales internationales ne verraient donc pas le jour par la suite, et pourtant, ce ne fut pas le cas. Ont ainsi émergé les J.P.I. suivantes : les Chambres extraordinaires au sein des tribunaux cambodgiens (C.E.T.C. — 2003), la Chambre spéciale pour les crimes de guerre en Bosnie- Herzégovine (2004), le Tribunal spécial pour le Liban (T.S.L. — 2007). Les juridictions, appartenant à cette première vague qui s’étend des années 2000 à 2007, constituent la catégorie des J.P.I. classiques, dont le travail a été abondamment commenté pour la plupart de celles-ci. Ces dernières années, nous assistons à une seconde vague de création de J.P.I., qui remettent en cause les critères « classiques » d’appartenance à cette catégorie (notamment l’implication des Nations Unies), à savoir : les Chambres africaines extraor- * Chercheuse F.R.S.-FNRS à l’Université Saint-Louis Bruxelles. ** Professeur à l’Université libre de Bruxelles, Faculté de droit et de criminologie.

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REVUE BELGE DE DROIT INTERNATIONAL 2017/1 – Éditions BRUYLANT, Bruxelles

INTRODUCTION

par

Olivia NEDERLANDT*

et

Damien SCALIA**

En vue de pallier les manquements des juridictions nationales, les juridic-tions internationales pénales ont longtemps été présentées comme la meil-leure réponse aux crimes de masse. Après les tribunaux militaires internatio-naux de Nuremberg et de Tokyo, la fin de la guerre froide a marqué le début d’une multiplication desdites juridictions en vue de lutter contre l’impunité.

Les tribunaux ad hoc pour l’ex- Yougoslavie et le Rwanda ont constitué une première réponse dans cette lutte, mais cette réponse était tardive, imposée, temporaire et n’a pas échappé à la critique. Entre la signature du Statut de Rome le 17 juillet 1998 établissant la Cour pénale internationale (C.P.I.) et l’entrée en vigueur de celui-ci le 1er juillet 2002, une autre forme de juri-dictions est apparue : les juridictions pénales internationalisées (J.P.I.), à savoir les chambres spéciales créées au Timor Oriental (2000), les magistrats internationaux nommés dans les juridictions du Kosovo (2000) et le tribunal spécial pour la Sierra Leone (T.S.S.L. — 16 janvier 2002). L’institution de la Cour pénale internationale (C.P.I.) était destinée à apporter une réponse à vocation permanente aux crimes de masse. On aurait pu croire que de nouvelles juridictions pénales internationales ne verraient donc pas le jour par la suite, et pourtant, ce ne fut pas le cas. Ont ainsi émergé les J.P.I. suivantes : les Chambres extraordinaires au sein des tribunaux cambodgiens (C.E.T.C. — 2003), la Chambre spéciale pour les crimes de guerre en Bosnie- Herzégovine (2004), le Tribunal spécial pour le Liban (T.S.L. — 2007). Les juridictions, appartenant à cette première vague qui s’étend des années 2000 à 2007, constituent la catégorie des J.P.I. classiques, dont le travail a été abondamment commenté pour la plupart de celles-ci. Ces dernières années, nous assistons à une seconde vague de création de J.P.I., qui remettent en cause les critères « classiques » d’appartenance à cette catégorie (notamment l’implication des Nations Unies), à savoir : les Chambres africaines extraor-

* Chercheuse F.R.S.-FNRS à l’Université Saint-Louis Bruxelles.** Professeur à l’Université libre de Bruxelles, Faculté de droit et de criminologie.

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dinaires au Sénégal pour juger Hissein Habré (C.A.E. — 2012-2013), la Cour pénale spéciale centrafricaine (C.P.S. — 2015) et le Tribunal spécial pour les crimes de guerre commis au Kosovo (2015-2016). L’intérêt grandissant pour cette catégorie de juridictions est illustré non seulement par la création de ces récentes juridictions, mais aussi par les nombreuses propositions qui sont faites en vue d’en créer d’autres : le congrès des États-Unis a proposé de créer une juridiction hybride pour poursuivre les crimes commis en Syrie, dans un pays à la frontière en raison de la poursuite du conflit, des statuts ayant déjà été rédigés ; la possibilité de créer une J.P.I. au Sri Lanka pour poursuivre les crimes de guerre et crimes contre l’humanité commis pendant la guerre civile entre les forces gouvernementales et les militants des Tigres Tamouls a aussi été évoquée ; l’idée d’établir une J.P.I. a encore été avancée pour Israël, la Corée du Nord, la République démocratique du Congo et le Sud- Soudan (1). Les Nations Unies elles-mêmes considèrent les J.P.I. comme un instrument de l’état de droit pour les pays sortant d’un conflit (2).

Plusieurs raisons peuvent être avancées pour expliquer cet intérêt. Mark Kersten en dénombre trois : les limitations auxquelles la C.P.I. se trouve confrontée, la reconnaissance de plus en plus importante du fait que la C.P.I. n’est pas la seule voie pour la justice pénale internationale, et enfin, l’utilité des juridictions pénales internationalisées pour la communauté internatio-nale (3).

La C.P.I. est en effet confrontée à une compétence limitée ratione materiae (la C.P.I. n’est compétente que pour les crimes les plus graves : crime de géno-cide, crimes contre l’humanité, crimes de guerre et crime d’agression), ratione personae, ratione temporis (des conflits échappent à la Cour parce qu’ils datent d’avant l’entrée en vigueur de son statut) et ratione loci (d’autres conflits échappent également à la Cour parce qu’ils se déroulent sur le territoire d’États non signataires du Statut si le Conseil de sécurité ne la saisit pas en vertu de la Charte des Nations Unies et du Statut). Ainsi, de nombreuses J.P.I. traitent de situations qui sortent de la compétence ratione temporis de la C.P.I. (Cambodge, Chambres africaines extraordinaires, Kosovo, …).

(1) M. Kersten, « As the Pendulum Swings : The Revival of the Hybrid Tribunal », 26 avril 2017, https://justiceinconflict.org/2017/04/26/as-the- pendulum-swings-the-revival-of-the-hybrid-tribunal-new-paper/, accessible en entier sur : www.academia.edu/32649463/As_the_Pendulum_Swings_-The_Revival_of_the_Hybrid_Tribunal, consulté le 26 octobre 2017 ; H. hobbs, « Towards a Principled Justification for the Mixed Composition of Hybrid International Criminal Tribunals », Leiden Journal of International Law, 2017, p. 178 ; sur la proposition de J.P.I. pour la République démocratique du Congo, voy. aussi la contribution de Maryse Alié dans ce dossier.

(2) Haut- Commissariat des Nations Unies aux Droits de l’Homme, Les instruments de l’état de droit dans les sociétés sortant d’un conflit : valorisation des enseignements tirés de l’expérience des tribunaux mixtes, New York et Genève, 2008 (les contributions de Catherine Denis et Maryse Alié recourent à ce rapport).

(3) M. Kersten, « As the Pendulum Swings : The Revival of the Hybrid Tribunal », op. cit. ; voy. aussi O. nederlandt, « Les “juridictions pénales internationalisées” : un nouveau modèle de juridictions de proximité, ou le pari sur une justice respectueuse des peuples », Annales de Droit de Louvain, 2012, pp. 217-285.

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En raison de ses ressources limitées, la Cour n’est par ailleurs pas en mesure de poursuivre tous les auteurs de crimes relevant de sa compétence : le Pro-cureur, dans l’exercice de sa discrétion, doit opérer une inévitable sélection dans les poursuites. L’efficacité de la C.P.I. est mise en cause en raison de la lenteur et de la lourdeur de ses procédures (4), et de sa dépendance à l’égard de la collaboration et donc de la bonne volonté des États (comme l’a illustré la non- collaboration de certains États membres au Statut de Rome ayant refusé d’arrêter Omar Hassan Ahmad Al Bashir sur leur territoire en vue de le remettre à la C.P.I.). Le caractère « hors sol » (5), détaché des réalités locales, est une autre pierre d’achoppement de la Cour. Enfin, la politisation de la Cour conduit aussi à de nombreuses critiques, qui se sont cristallisées dans toute une série d’événements : la volonté de l’Afrique du Sud et de la Namibie de se retirer de la C.P.I. et le retrait fin octobre 2017 du Burundi, la demande de l’Union Africaine de voir garantie l’immunité pour les chefs d’État en exercice (6), le reproche d’une Cour se focalisant sur l’Afrique (7) et les « secrets de la Cour » révélés par Médiapart (8).

Quoi qu’il en soit, la C.P.I. ne pouvait être considérée comme un aboutis-sement de par sa « complémentarité » aux poursuites nationales : consacrer le principe de complémentarité (voy. à cet égard, la contribution de Maryse Alié) est déjà la preuve que la C.P.I. ne peut se suffire à elle-même, ou, pour reprendre les termes de la Procureure Fatou Bensouda, que la C.P.I. « n’est pas la panacée mais la dernière barrière » (9). À ce propos, Mark Kersten souligne que la Procureure a tendance à reconnaître les limites à l’action de la C.P.I., comme l’illustrent les propos qu’elle a tenus face à l’extension des compétences de la Cour africaine de justice et des droits de l’Homme pour

(4) M. alié, « Cour pénale internationale : une montagne accouchant d’une souris ? Observations sur les premiers jugements dans les affaires Lubanga et Ngudjolo », in D. bernard et D. scalia, Vingt ans de justice internationale pénale, coll. Les dossiers de la Revue de droit pénal et crimino-logie, Bruxelles, la Charte, 2014, pp. 240-241 ; H.D. bosly et D. vandermeersch, Génocide, crimes contre l’humanité et crimes de guerre face à la justice, Bruxelles, Bruylant, 2010, pp. 161-162.

(5) P. hazan, La justice face à la guerre, Paris, Stock, 2000. (6) Extraordinary Session of the Assembly of the Africain Union, Decision on Africa’s Rela-

tionship with the International Criminal Court, Ext/Assembly/AU/Dec.1(Oct.2013), 12 October 2013, www.iccnow.org/documents/Ext_Assembly_AU_Dec_Decl_12Oct2013.pdf, consulté le 26 octobre 2017.

(7) Ibid. ; voy. aussi R. J. V. cole, « Africa’s relationship with the International Criminal Court: More Political than Legal », Melbourne Journal of International Law, 2013, pp. 670-698 ; voy. à cet égard la réponse de la Procureur Fatou Bensouda : The Hague Justice Portal, Statement of the Prose-cutor of the International Criminal Court, Fatou Bensouda: The ICC is an Independ Court that Must be Supported, 24 novembre 2015, www.haguejusticeportal.net/index.php?id=13403, consulté le 26 octobre 2017.

(8) Médiapart, « Les secrets de la Cour », septembre- octobre 2017, www.mediapart.fr/journal/international/dossier/notre- dossier-les-secrets-de-la-cour (consulté le 10 octobre 2017).

(9) « Nor is the ICC a panacea. Rather, it is the ultimate backstop: addressing the injustices that fall through the gaps when national courts can’t or won’t step in » : The Hague Justice Portal, State-ment of the Prosecutor of the International Criminal Court, Fatou Bensouda: The ICC is an Independ Court that Must be Supported, op. cit., www.haguejusticeportal.net/index.php?id=13403, consulté le 26 octobre 2017.

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inclure, entre autres, les crimes internationaux visés par le Statut de Rome, considérant qu’il ne fallait pas y voir une compétition avec la C.P.I. (10). Entre les poursuites nationales et les poursuites devant la C.P.I., il existe tout un champ de possible, comme l’a souligné Antonio Cassese : à la diversité et la complexité des crimes internationaux, il convient d’apporter des réponses diverses et tenant compte de cette complexité (11).

Ces constats rendent ladite « troisième génération » (12) de juridictions par-ticulièrement intéressante : quelle opportunité représentent les J.P.I., aussi qualifiées de mixtes ou d’hybrides pour la justice pénale internationale, à quels besoins spécifiques répondent-elles ?

Malgré une absence de consensus autour d’une définition claire de ce que sont (ou pourraient être) ces juridictions et le fait que leur création inter-vienne à chaque fois dans des contextes singuliers, la doctrine a déjà mis en exergue diverses caractéristiques (13). En plus de leur caractère d’instances judiciaires, ces juridictions comportent toutes un élément d’internité et un élément d’extranéité (ou d’internationalité) (14) qui en font des organes « mixtes » (15). Cette mixité apparaît à différents niveaux de ces juridictions,

(10) M. Kersten, « As the Pendulum Swings: The Revival of the Hybrid Tribunal », op. cit. (11) A. cassese, « The Role of Internationalized Courts and Tribunals in the Fight Against Inter-

national Criminality », in Internationalized criminal courts: Sierra Leone, East Timor, Kosovo and Cambodia, Oxford, Oxford University Press, 2004, p. 13 : « International criminal law deals with the darkest side of humanity. However, it also deals with the question of how society should attempt to limit violence and aggression as much as possible. I think that the magnitude of this task is such that there is no single response to the multifarious aspects of international criminality. Therefore, one must resort, I think, to a variety of responses, each best suited to a specific situation. I strongly believe that, in the long term, resorting to mixed or internationalized criminal courts and tribunals may prove to be one of the most effective societal and institutional devices of the many which are at present available to inter-national law- makers ».

(12) C. laucci, « Projet de Tribunal Spécial pour la Sierra Leone : vers une troisième génération de juridictions pénales internationales ? », Obs. des NU, no 9, 2000, p. 197. Yann Kerbrat parle d’« une troisième voie » de justice pénale : « [o]pérant la synthèse des avantages respectifs de la justice inter-nationale et de la justice nationale, la pratique contemporaine pourrait avoir ouvert une troisième voie de la justice pénale : une voie intermédiaire entre la justice nationale des juges nationaux et la justice internationale des juges internationaux, celle d’une justice pénale internationale de proxi-mité. C’est cette réflexion, peut-être un peu naïve, qu’inspire la création récente des juridictions pénales dites “mixtes” » (Y. Kerbrat, « Juridictions internationales et juridictions nationales inter-nationalisées : les tribunaux hybrides pour le Cambodge et la Sierra Leone », in Actualité de la juris-prudence pénale internationale à l’heure de la mise en place de la Cour pénale internationale, Bruxelles, Bruylant, 2004, pp. 263-264).

(13) H. ascensio, É. lambert- abdelgawad, J.-M. sorel (dir.), Les juridictions pénales interna-tionalisées (Cambodge. Kosovo, Sierra Leone, Timor Leste), Société de législation comparée, Paris, 2006 ; A.-Ch. martineau, Les juridictions pénales internationalisées : un nouveau modèle de justice hybride ?, Paris, Pedone, 2007 ; S. nouwen, « Hybrid Courts : The Hybrid Category of a New Type of International Crimes Courts », Utrecht Law Review, 2006, pp. 190-214.

(14) J.-M. sorel, « Introduction », in H. ascensio, É. lambert- abdelgawad, J.-M. sorel (dir.), Les juridictions pénales internationalisées (Cambodge. Kosovo, Sierra Leone, Timor Leste), op. cit., p. 11 ; R. Kolb, « Le degré d’internationalisation des Tribunaux pénaux internationalisés », in ibid., pp. 47-68.

(15) A.-Ch. martineau, Les juridictions pénales internationalisées : un nouveau modèle de justice hybride ?, op. cit., p. 3.

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que ce soit dans leur composition, leurs actes créateurs, leurs compétences, le droit ou la procédure qu’elles appliquent. C’est ainsi que l’acte constitu-tif d’une J.P.I. peut être un accord entre l’État idoine et une organisation internationale, une loi interne découlant de cet accord ou un acte unilatéral d’une telle organisation — qui est bien souvent l’ONU mais peut aussi être une organisation régionale. La compétence des dites juridictions varie aussi mais, à quelques exceptions près, elles ont toutes mandat de juger des crimes internationaux et parfois des crimes nationaux. Enfin, leur composition est mixte, puisque siègent dans ces J.P.I. tant des juges nationaux qu’interna-tionaux.

Afin d’analyser ces différentes juridictions et l’opportunité qu’elles peuvent ou non représenter, le présent dossier regroupe quatorze contributions faisant le bilan de presque quinze années d’activité des J.P.I. Toutes les J.P.I. ne sont pas étudiées, les contributions publiées font suite à un appel qui n’a pas vu de propositions les abordant toutes : si certaines J.P.I., les plus étudiées ou les plus récentes, ont fait l’objet de plusieurs propositions de contributions, ce ne fut pas le cas pour d’autres, comme la J.P.I. au Timor Oriental ou en Bosnie- Herzégovine.

Ces contributions sont réparties en quatre parties : la première présente un bilan (judicaire et fonctionnel) de certaines J.P.I. ; dans la seconde, des réflexions sont menées à propos de nouvelles J.P.I. ; de manière transversale, la troisième partie aborde quelques avancées jurisprudentielles opérées par les J.P.I. ; enfin, la quatrième partie questionne la réception des J.P.I. tant sur le plan national que dans le système de droit international pénal.

Ainsi, dans la première partie, Mélanie Vianney-Liaud, dans sa contribu-tion « La juridiction internationalisée des C.E.T.C. », s’interroge sur la nature juridique exacte de cette juridiction, et sur les effets que la notion de J.P.I. a eus dans la pratique des C.E.T.C. Elise Le Gall et Margaux Lenormand analysent le travail réalisé par les Chambres extraordinaires du Sénégal (« Les chambres extraordinaires du Sénégal ou les prémices d’une nouvelle génération de juridictions pénales internationalisées »), mises en accusation ensuite par Antoine Kaboré qui questionne la nécessité et la légalité de cette juridiction (« Les juridictions sénégalaises avaient-elles besoin de chambres extraordinaires pour poursuivre et juger Hissein Habré ? »). Enfin, Aurélie Aumaître, pour sa part, propose de comparer les procédures des différentes J.P.I., en dépassant les différences entre les systèmes de common law et civil law, autour de la notion de « dossier de la procédure » (« Le dossier de la pro-cédure devant les juridictions pénales internationalisées »).

Dans une deuxième partie, Jean- François Akandji-Kombé et Catherine Maia étudient la toute nouvelle Cour pénale centrafricaine (« La Cour pénale spéciale centrafricaine : les défis de la mise en place d’une justice pénale inter-nationalisée en République centrafricaine »), mise en perspective quant à son potentiel futur impact par Catherine Denis (« Juridictions pénales “hybrides”, un impact durable est-il possible ? Le cas de la Cour pénale spéciale en Répu-

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blique centrafricaine »). Enfin, Jelena Aparac présente le Tribunal spécial pour les crimes de guerre commis au Kosovo dans une contribution intitulée « Les Chambres spécialisées pour le Kosovo et le Bureau du Procureur spé-cialisé : un échec de la communauté internationale ».

Dans une troisième partie, le lecteur trouvera les contributions analysant spécifiquement quelques apports (de droit substantiel) des J.P.I. à la jurispru-dence internationale. Ainsi, Marina Eudes et Emmanuel Guematcha étudient l’apport des chambres extraordinaires africaines à la définition des crimes internationaux et à la procédure internationale (« Quels apports des Chambres extraordinaires africaines ? »), Marco Bortoluzzi présente l’approche du T.S.S.L. quant à la notion d’aide et d’encouragement (« Faire des affaires avec le Diable. La contribution du Tribunal spécial pour la Sierra Leone en matière d’aide et d’encouragement »), et Julie Roux met en lumière la contribution des C.E.T.C. et du T.S.S.L. à la définition du crime de mariage forcé (« La jurisprudence du T.S.S.L. et des C.E.T.C. relative à la définition du crime de mariage forcé, enrichissement ou morcellement du droit international pénal ? »).

Enfin, une quatrième partie regroupe les contributions questionnant la réception des J.P.I., tant sur le plan national que dans le système de droit international pénal. Ainsi, Maria-Luisa Cesoni, dans sa contribution « Le Tri-bunal spécial pour le Liban : de l’adhésion de principe au désenchantement », analyse la réception du T.S.L. (et de son activité) par les composantes de la population libanaise et Robert Roth (« Tribunal spécial sur le Liban : retour sur une expérience ») met en exergue les tensions entre politique et justice, tout en soulignant le rôle des Nations Unies en la matière. Stefaan Smis et Ezéchiel Amani s’interrogent ensuite sur la viabilité du modèle des J.P.I. sur le long terme et proposent d’étudier la pertinence d’une juridiction régionale permanente, dont le rôle en Afrique pourrait être joué par la section de droit international pénal de la Cour africaine de justice, des droits de l’homme et des peuples (« Repenser la création fragmentée des juridictions hybrides en Afrique au profit de la Cour africaine de justice, des droits de l’homme et des peuples »). Enfin, Maryse Alié questionne quant à elle l’articulation et les liens potentiels entre les J.P.I. et la C.P.I. (« Cour pénale internationale et juridictions nationales mixtes ou hybrides : un mariage de raison ou la raison d’un mariage ? »).

Après lecture de ces différentes contributions, le lecteur s’interrogeant sur l’opportunité de ces juridictions constatera qu’ au-delà de leurs spécificités, toutes sont traversées par des questionnements identiques, qui tiennent à leur légalité, leur effectivité et leur légitimité (16), questionnements qui se recoupent à bien des égards. Si toutes les J.P.I. n’ont pas fait l’objet d’une analyse (supra), des tendances (généralisables ?) peuvent être dégagées.

(16) La légalité, l’effectivité et la légitimité sont des critères permettant d’appréhender une norme ou une institution juridiques : Fr. ost et M. van de Kerchove, De la pyramide au réseau, pour une théorie dialectique du droit, Bruxelles, Publication des F.U.S.L., 2002.

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La question de la légalité des J.P.I. entraîne de nombreuses discussions. Les J.P.I. sont souvent un point de départ, dans des pays ravagés par les conflits, pour la reconstruction du système judiciaire, et participent dès lors à la restauration de l’État de droit. C’est certainement un avantage des J.P.I. par rapport aux tribunaux ad hoc ou à la C.P.I. que de participer à la res-tauration ou au renforcement des institutions judiciaires de l’État, au lieu d’imposer une juridiction de l’extérieur. En cela, elles peuvent permettre, semble-t-il, un renforcement de la légalité d’un système juridique, à tout le moins viser ce renforcement (comme le démontrent Jelena Aparac ou encore Catherine Maia et Jean- François Akandji-Kombé).

Face à cela néanmoins, la légalité des J.P.I. est souvent mise en cause à deux niveaux : la légalité de leur création, mais aussi le respect du principe de légalité par ces juridictions. Ainsi, seront questionnées dans les contributions du présent dossier tant la légalité de la création des Chambres africaines extraordinaires (par Antoine Kaboré (17)) que celle du Tribunal spécial pour le Liban (par Maria Luisa Cesoni). Mais plus encore, la question du respect du principe nullum crimen, nulla poena sine lege et l’interdiction de la rétroacti-vité des lois pénales apparaît comme un problème récurrent dans l’analyse des J.P.I. : les Chambres extraordinaires au sein des tribunaux cambodgiens, les Chambres africaines extraordinaires, la Cour pénale spéciale centrafricaine, le Tribunal spécial pour le Liban, les Chambres spécialisées pour le Kosovo, la Chambre d’appel du T.S.S.L. Si la compétence rétroactive des J.P.I. se justifie par le besoin d’apporter des réponses aux crimes internationaux, cette question de la légalité est pourtant généralement éludée par les J.P.I. ou traitée de façon incomplète et toutes ces juridictions semblent confrontées au problème bien connu des juridictions internationales pénales (18).

La question de l’effectivité des J.P.I. se pose aussi à différents niveaux : en termes de coûts, en termes judiciaire et en termes d’harmonisation du droit international pénal.

D’un point de vue « économique », les J.P.I. sont « moins coûteuses ». La proximité des J.P.I. permet d’éviter les dépenses liées au rassemblement des preuves et aux voyages des témoins, victimes ou auteurs et la présence de juges nationaux entraîne une réduction des coûts de traduction. À titre de comparaison, la J.P.I. en Bosnie- Herzégovine représentait en 2009 6 %

(17) Voy. également sur les interrogations suscitées par l’application de la responsabilité pénale du supérieur hiérarchique au regard des exigences du principe de légalité dans l’affaire Hissein Habré : Y. hamuli Kabumba, « Revisiter le principe de responsabilité pénale du supérieur hiérar-chique à la lumière de l’affaire Hissein Habré », Rev. dr. pén. crim., 2017, pp. 777-794.

(18) M. boot, Genocide, Crimes Against Humanity, War Crimes: Nullum Crimen Sine Lege and the Subject Matter Jurisdiction of the ICC, Cambridge, Intersentia, 2002 ; W. schabas, « Perverse Effects of nulla poena principle: National practice and the ad hoc Tribunal », E.J.I.L., vol. 11, 2000, pp. 521-539.

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du budget du T.P.I.Y. (19). Le budget annuel des C.S.T.O. s’élève à une moyenne de 6 millions USD, les C.E.C. entre 6 et 7 millions USD, 15 mil-lions USD pour le Kosovo et 20 millions USD pour le T.S.S.L., ce qui signi-fie une moyenne de 48 millions USA pour ces quatre J.P.I., tandis que le T.P.I.Y. entraînait à lui seul une dépense pour l’année 2003 de 128 mil-lions USD (avec un coût total estimé à 1,5 milliard USD pour 17 ans de fonctionnement (20)). Quant au budget de la C.P.I., il s’élevait pour l’année 2016 à 139,5 million EUR (21). Toutefois, le revers de la médaille est que le système de financement des J.P.I., dépendant de contributions volontaires non assurées ou des systèmes nationaux parfois déjà très pauvres, entraîne une situation de manque de ressources, et une justice dont l’action est sans cesse délimitée par la bonne volonté des donateurs (voy. la contribution de Stefaan Smis et Ezéchiel Amani Cirimwami), avec le risque d’un impact sur les garanties du procès équitable.

Les J.P.I. peuvent être considérées comme plus effectives judiciairement : les J.P.I. ont des compétences plus larges que les juridictions internationales ou nationales pures, dès lors qu’elles peuvent, pour la plupart, connaître de crimes internationaux et nationaux. Cet élargissement des compétences matérielles (englobant des crimes de droit commun ou des crimes que ne connaissent pas les juridictions internationales — voy. les contributions de Jelena Aparac et de Maria-Luisa Cesoni) permet de soutenir l’aspect judi-ciaire des J.P.I. en atteignant toute une série de responsables qui seraient res-tés hors des filets de la justice. Aussi d’autres extensions pourraient à l’avenir être envisagées. Parce qu’elles disposent de cette sphère de compétences différente des autres juridictions, les J.P.I. sont amenées à développer une jurisprudence inédite : qu’il s’agisse de définition des crimes (voy. la contri-bution de Marina Eudes et Emmanuel Guematcha et celle de Julie Roux) ou des formes de responsabilité (voy. la contribution de Marco Bortoluzzi), les J.P.I. ont démontré que leur attachement au droit international n’est pas total et qu’elles savent s’en écarter quand cela est nécessaire en fonction des contingences nationales.

L’effectivité judiciaire doit aussi être évaluée à la lumière de la capacité des J.P.I. à accélérer les poursuites et les procès sans compromettre le respect des standards des droits humains et du droit international pénal (22). Le cas des Chambres africaines extraordinaires est ici révélateur en ce qu’il a démontré que la justice internationale pénale n’était pas l’apanage de la procédure de

(19) M. masselot, « La contribution de la Section Crimes de guerre de la Cour de Bosnie- Herzégovine à la lutte contre l’impunité », Rev. dr. pén. crim., 2009, p. 798.

(20) T. ingadottir, « The financing of Internationalized Criminal Courts and Tribunals », in C. P.R. romano, A. nolKaemper, J. Kleffner (dir.), Internationalized criminal courts: Sierra Leone, East Timor, Kosovo and Cambodia, Oxford, OUP, 2004, pp. 281-285.

(21) Voy. www.icc-cpi.int/about?ln=fr, consulté le 27 octobre 2017. (22) A. cassese, « The Role of Internationalized Courts and Tribunals in the Fight Against Inter-

national Criminality », op. cit., p. 6.

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common law (voy. la contribution d’Élise Le Gall et Margaux Lenormand) et que la longueur des procédures internationales que connaissent la C.P.I. et les tribunaux ad hoc n’était pas une fatalité (voy. l’article de Stefaan Smis et Ezéchiel Amani Cirimwami). Par ailleurs, il peut être soutenu que les J.P.I., parce qu’elles contribuent à l’implantation du droit international dans les États sur le territoire desquels elles sont installées et participent à son déve-loppement et, d’autre part, parce qu’elles incitent ces États à aligner leur droit national sur les garanties de procédure prévues en droit internatio-nal, aident à l’émergence de standards internationaux au niveau des crimes poursuivis et des garanties du procès équitable (voy. les contributions de Catherine Maia et Jean- François Akandji-Kombé).

Toutefois, la question se pose de savoir si le caractère hybride de ces juri-dictions et leur singularité contribuent à un enrichissement ou à une fragmen-tation du droit international pénal. C’est la question que pose Julie Roux à l’égard du crime de mariage forcé. Les différences d’interprétation des juges pourraient être problématiques pour diverses raisons soulignées ailleurs par William Burke-White : « [t]out d’abord, les crimes internationaux qui sont censés être universels par nature perdraient leur universalité et leur portée de condamnation mondiale s’ils venaient à subir des variations régionales. Deuxièmement, les auteurs de crimes internationaux pourraient échapper à une condamnation en utilisant les failles créées dans le système mondial par les variations régionales dans les définitions des crimes. Troisièmement, les juges dans certaines régions pourraient remodeler le droit international pénal pour permettre à certains individus d’éviter une condamnation » (23). A contrario, il peut être soutenu que les variations servent d’expériences, permettant au droit international de se développer, sans remettre en question la cohérence et la légitimité de l’ensemble (24). À notre sens, les apports des J.P.I. sont davantage une source d’enrichissement, tant que leurs décisions, malgré leurs différences, demeurent engagées dans une même perspective globale qui assure aux acteurs de justice une toile de fond stable, enrichie d’éléments locaux. Ainsi, Mark Kersten considère que, plutôt que de voir les J.P.I. comme en opposition à la C.P.I., il conviendrait de voir l’ensemble de ces juridictions comme un réseau (25) grandissant de justice pénale interna-tionale (26). Carsten Stahn pointe quant à lui le besoin de diversité en droit international, tant au niveau du droit matériel que de la procédure pénale,

(23) Traduction libre de l’anglais, W. W. burKe-white, « Regionalization of International Criminal Law Enforcement: A Preliminary Exploration », Texas International Law Journal, 2003, pp. 756-757.

(24) J. I. charney, « Is International Law Threatened by Multiple International Tribunals? », R.C.A.D.I., vol. 271, 1998, p. 137 ; F. pocar, « The Proliferation of International Criminal Courts and Tribunals, A Necessity in the Current International Community », J.I.C.J., vol. 2, 2004, pp. 307-308.

(25) Sur la pensée du droit international pénal comme réseau, voy. D. bernard, Trois proposi-tions pour une théorie du droit international pénal, Bruxelles, Publication des F.U.S.L., 2014.

(26) M. Kersten, « As the Pendulum Swings: The Revival of the Hybrid Tribunal », op. cit.

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pour avoir un véritable impact au niveau national : importer un paquet de nouvelles règles internationales risque de conduire à ce que seuls les avocats internationaux spécialisés ne s’investissent et si le droit procédural de la J.P.I. est incompatible avec le droit national, il ne sera pas reconnu sur le long terme au niveau national (27). Toutefois, l’intervention d’une juridiction régionale permanente ou de la C.P.I. pourrait s’avérer nécessaire comme instance d’harmonisation du droit.

C’est enfin la légitimité des J.P.I. qui est souvent interrogée. Cette légi-timité est a priori soutenue par la composition des J.P.I. : si les éléments nationaux permettent d’ancrer géographiquement et culturellement ces juri-dictions — ouverture au local permettant d’éviter les reproches de « hors sol » et parfois, d’impérialisme, adressés aux juridictions internationales —, les éléments internationaux permettent quant à eux de dépasser les conflits nationaux et notamment les éventuels soupçons de partialité ou de manque d’indépendance des juges nationaux. Certains auteurs considèrent aussi que l’élément international est nécessaire au vu du caractère international des crimes. Ainsi, critiquant le procès d’Eichmann, Hannah Arendt considérait qu’un tribunal international aurait été préférable, soulignant que permettre à une seule nation de juger de tels crimes a pour conséquence d’en minimiser le caractère monstrueux (28). Pour Harry Hobbs encore, la justification d’une composante internationale ne dépend en rien de la question de savoir si les juges locaux seraient ou non incapables ou corrompus, mais découle du fait que dès lors que les crimes internationaux portent atteinte à la société tant locale que globale, le principe de « fair reflection » (les juges doivent refléter la société sur laquelle ils exercent leur juridiction dans toute sa diversité) exige que les juridictions soient composées de juges locaux et internationaux (29).

Si cette justification semble valable au moment de la création des J.P.I. (voy. les contributions de Maria Luisa Cesoni, d’Antoine Kaboré, de Marina Eudes et Emmanuel Guematcha ou de Catherine Maia et Jean- François Akandji-Kombé), l’activité des J.P.I. peut rapidement se retourner contre elles notamment quand les liens entre le politique et le juridique ne sont pas clairs, comme le démontrent Maria Luisa Cesoni ou Robert Roth.

Quoi qu’il en soit, afin que les populations concernées n’aient pas le senti-ment d’une justice extérieure, les J.P.I. doivent véritablement être hybrides. Les populations doivent pouvoir « comprendre » cette justice, qui doit dès lors ressembler à un certain point à leur système judiciaire national. Sur ce point, le choix des règles procédurales est important, les juridictions internationales

(27) C. stahn, « Between Harmonization and Fragmentation: New Groundwork on Ad Hoc Criminal Courts and Tribunals », Leiden Journal of International Law, 2006, pp. 576-577.

(28) h. arendt, Eichmann à Jérusalem. Rapport sur la banalité du mal, coll. Folio, Paris, Galli-mard, 1997, pp. 409 et s.

(29) H. hobbs, « Towards a Principled Justification for the Mixed Composition of Hybrid Inter-national Criminal Tribunals », Leiden Journal of International Law, 2017, pp. 177-197.

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appliquant un système mixte de common law et civil law, pouvant être diffi-cilement compréhensible pour un État relevant de l’un ou de l’autre de ces systèmes. Toutefois, la plupart des J.P.I. semblent avoir adopté une procé-dure la plus proche possible de l’État concerné (la reprise par exemple de la figure du juge d’instruction dans les C.E.T.C., au T.S.L. ou dans les C.A.E.). À nouveau, la question de ces différences procédurales comme « enrichisse-ment ou fragmentation » du droit international pénal peut être posée. Aurélie Aumaître propose de dépasser cette opposition et d’utiliser comme clé de lecture de ces différentes procédures « le dossier de la procédure ». La question des différences de jurisprudence entre juridictions pénales internationales comme enrichissement ou fragmentation abordée ci- dessus dans le cadre de l’effectivité, peut également être abordée sous l’angle de la légitimité. À cet égard, nous rejoignons Diane Bernard en ce qu’elle souligne – au sujet du Statut de Rome mais cela illustre l’enjeu des différentes approches du droit international pénal par les J.P.I. –, que « la mise en œuvre flexible du droit des crimes internationaux (…) participe également d’une forme d’éthique, d’ouverture, d’autant plus importante quand on connait les reproches d’im-périalisme parfois adressé aux juridictions pénales internationales » ; « renon-cer à une sécurité juridique fondée sur le même et l’ordre, pour admettre un fonctionnement basé sur le similaire et le raisonnable, cela paraît permettre de respecter mieux la pluralité de l’expérience humaine » (30).

La légitimité dépend aussi de la transparence du travail des J.P.I. : toutes les J.P.I. n’ont pas un site Internet, avec une jurisprudence publiée et acces-sible, toutes ne publient pas leur budget. À cet égard, la section « Outreach » du T.S.S.L. a réalisé un travail remarquable de sensibilisation, d’accessibi-lité et de visibilité de la justice auprès de la population locale, avec nom-breuses initiatives dans les écoles, les universités et auprès de groupes cibles. L’impact de ce travail, qualifié de « success story » ou « gold standard » (31), a été mesuré à la suite d’une enquête conduite en 2006 par Memunato Baby Pratt de l’Université de Sierra-Leone auprès de 10.000 personnes provenant des régions urbaines et rurales, qui a révélé que 79 % des personnes inter-rogées comprennent le rôle du Tribunal, 85 % s’estiment capables de parler des activités du Tribunal grâce aux informations dispensées par la section Outreach, dont le travail est estimé excellent par 88 % (32). En comparaison,

(30) D. bernard, « Une allégorie de la fonction de juger en droit international pénal », R.I.E.J., 2013, p. 183.

(31) J. N. ClarK, « International War Crimes Tribunals and the Challenge of Outreach », Interna-tional Criminal Law Review, vol. 9 (2009), p. 106. Voy. aussi S. worden et E. wann, « Special Court of Sierra Leone Briefing: The Taylor Trial and Lessons from Capacity- Building and Outreach », 2007, www.usip.org/publications/special-court-of- sierra-leone-briefing-the-taylor-trial-and-lessons-capacity-building ; et T. perriello, M. wierda, « The Special Court for Sierra Leone Under Scru-tiny », Report of the International Center of Transitional Justice, 2006, pp. 35 et s., www1.umn.edu/humanrts/instree/SCSL/Case- studies-ICTJ.pdf, consulté le 26 octobre 2017.

(32) memunatu baby pratt, « Nation-wide survey report on public perceptions of the Special Court for Sierra Leone », 2007.

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une enquête réalisée en 2002 auprès de 2.091 Rwandais a démontré que 87 % d’entre eux n’étaient pas bien informés, voire pas du tout informés au sujet du travail du T.P.I.R. (soulignons que la section Outreach du T.P.I.R. n’a été créée que quatre ans après le début des activités du Tribunal) (33).

Enfin, la légitimité d’une J.P.I. dépendra également des relations respec-tueuses qu’elle entretiendra, le cas échéant, avec les autres instances de justice transitionnelle, notamment les commissions vérité- réconciliation — leurs interactions pouvant parfois conduire à des interférences dans leur travail réciproque (34). Ce respect est essentiel dès lors que les J.P.I. et les com-missions vérité sont des mécanismes complémentaires dans la lutte contre l’impunité et la recherche de la réconciliation nationale : des chercheurs ont démontré que leur action commune permet une meilleure protection des droits de l’homme (35). Les J.P.I. et commissions vérité, plutôt que s’exclure mutuellement ou de se faire concurrence (36), doivent chercher à coopérer.

Tandis que certains auteurs ne cachent pas leur enthousiasme, imaginant les challenges et les promesses des J.P.I., d’autres sont plus sceptiques, ne voient pas en celles-ci un modèle viable pour le futur. Ainsi, certains songent à des juridictions plus permanentes pour à terme remplacer ces réponses « ad hoc » et temporaires. Stefaan Smis et Ezéchiel Amani Cirimwami voient une opportunité en la section de droit international pénal de la Cour africaine de justice et des droits de l’homme et des peuples comme juridiction régionale permanente par exemple. Mark Kersten relève que d’autres auteurs pro-

(33) O. Nederlandt et D. Vandermeersch, « Le tribunal pénal international pour le Rwanda et le Tribunal Spécial pour la Sierra Leone : quel bilan à l’heure de la clôture de leurs travaux ? », in D. bernard et D. scalia, Vingt ans de justice internationale pénale, op. cit., p. 207.

(34) A. bisset, Truth Commissions and Criminal Courts, Cambridge, Cambridge University Press, 2014 ; W. A. schabas, « The Relationship Between Truth Commissions and International Courts: the Case of Sierra Leone », Human Rights Quarterly, 2003, pp. 1035-1066 ; W. A. schabas, « A Synergistic Relationship: The Sierra Leone Truth and Reconciliation Commission and the Special Court for Sierra Leone », C.L.F., 2004, pp. 3-54 ; A. tejan-cole, « The Complementary and Conflicting Relationship between the Special Court for Sierra Leone and the Truth and Reconcilia-tion Commission », Yearbook of International Humanitarian Law, 2002, pp. 313-330 ; M. wierda, P. Hayner, P. van zyl, « Exploring the Relationship Between the Special Court and the Truth and Reconciliation Commission of Sierra Leone », 24 juin 2002, www.ictj.org/sites/default/files/ICTJ- SierraLeone-Court-TRC-2002-English.pdf, consulté le 26 octobre 2017 ; E. M. Evenson, « Truth and Justice in Sierra Leone: Coordination between Commission and Court », Columbia Law Review, 2004, pp. 730-767.

(35) Voy. par exemple, H. Kim, K. siKKinK, « Explaining the Deterrence Effect of Human Rights Prosecutions for Transitional Countries », International Studies Quarterly, 2010, pp. 939-964 ; T. D. olsen, L. a. payne, A. g. reiter, e. wiebelhaus-brahm, « When Truth Commissions Improve Human Rights », The International Journal of Transitional Justice, 2010, pp. 457-476 ; R. aldana, « A Victim- Centered Reflection on Truth Commissions and Prosecutions as a Response to Mass Atrocities », Journal of Human Rights, 2006, pp. 107-126.

(36) Devant les difficultés rencontrées par les Chambres spéciales au Timor Oriental, des États, comme la Nouvelle- Zélande par exemple, ont commencé à préférer faire des dons à la commission vérité (Br. menard, « L’émergence de nouvelles institutions en droit pénal international : le cas du Timor Oriental, du Sierra Leone et du Cambodge », in Voie vers la Cour pénale internationale : tous les chemins mènent à Rome, Montréal, Thémis, 2004, p. 216).

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posent un tribunal hybride permanent, ayant à disposition un personnel avec une expertise, évitant de devoir à chaque fois repartir de zéro (37).

Si les J.P.I. représentent un modèle de justice encore loin d’être parfait, les auteurs de ce dossier ont révélé, outre les limites et espoirs déçus, toute la potentialité d’une justice pouvant fusionner à différents degrés des éléments nationaux et internationaux. Les aspects innovants des récentes J.P.I. ont montré que la justice pénale internationale n’était pas dénuée de créati-vité et de dynamisme pour sans cesse s’adapter aux situations particulières. Gageons qu’un nouveau dossier sur le sujet sera nécessaire d’ici quelques années pour aborder les J.P.I. à venir.

(37) M. Kersten, « As the Pendulum Swings: The Revival of the Hybrid Tribunal », op. cit.