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Douleurs Évaluation - Diagnostic - Traitement (2008) 9, 237—239 Disponible en ligne sur www.sciencedirect.com ÉDITORIAL Éthique et douleur : quelques réflexions Ethics and pain: A few thoughts La douleur reste encore un fléau mondial que rien ne peut arrêter par quelque moyen que ce soit, médical, chirurgical, paramédical, médiatique, psychologique, méthodes charlatanesques... Des siècles ont fait couler beaucoup d’encre à propos de ce « mal humain » qui malgré tout est indispensable à notre culture, notre éducation, notre adaptation à faire face aux dangers de l’existence à condition « d’en consommer avec modération ». Le fil de l’histoire a retracé les différents moyens de lutte contre la douleur qu’ont déployés les civilisations anciennes en passant par l’âge de pierre où l’on trépanait les boîtes crâniennes pour des raisons encore purement obscures même si l’on suppo- sait qu’il s’agissait de soulager la pauvre créature vociférant en portant ses mains à sa tête en proie à des céphalées ! Les civilisations helléniques, romaines, égyptiennes n’ont pas été soustraites au pouvoir de soigner et de guérir les souffrances de leurs peuples. Christian Hervé 1 apporte quelques commentaires au sujet de la philosophie de la douleur : « De l’épicurisme (qui donne un rôle à la volonté et qui soutient que les hommes et les animaux recherchent le plaisir et fuient la douleur), en passant par le courant stoïcien (qui réaffirme le rôle de la volonté dans l’acceptation de la douleur), ou par l’hédonisme (qui fonde sa morale sur la recherche unique du plaisir), ou par les huma- nistes (qui réhabilitent le courant stoïcien en essayant de la rendre compatible avec le dogme chrétien), ou par l’augustinisme (qui assure que la douleur est un moyen de rédemption des âmes), ou par T.Hobbes (qui assigne à la douleur une fonction morale n’ayant d’autre dessein que de corriger le coupable ou de rendre meilleurs ceux à qui le supplice servira l’exemple), ou par la théorie de l’échelle bipolaire de Locke, (le plaisir et la douleur en constituant les deux extrémités entre lesquelles la juste raison des hommes aurait beaucoup de difficultés à se situer), ou par Leibnitz (qui soutient l’idée d’une morale opposant l’idée d’une morale contractuelle et laïque à une morale d’inspiration religieuse), de tous ces courants philosophiques se dégage une opposi- tion entre monde sacré et monde profane qui ne fera que s’accentuer au cours de l’histoire. » L’évolution des mentalités au fil des siècles avec l’apparition des savants chirurgiens a marqué un tournant décisif dans la prise en charge de la douleur du malade. Le chirur- gien détient le pouvoir d’extirper le mal par le biais d’instruments dont les conséquences redoutables ne seront maîtrisées qu’au xx e siècle grâce à l’emploi d’analgésiques hypno- tiques et d’anti-infectieux. Le médecin détiendra le second rôle dans la prise en charge des patients plaintifs dont la chirurgie n’a plus sa place. 1 Directeur du laboratoire d’éthique médicale de la faculté de médecine Necker-Enfants-Malades (université Paris-V). 1624-5687/$ — see front matter © 2008 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. doi:10.1016/j.douler.2008.08.001

Éthique et douleur : quelques réflexions

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Douleurs Évaluation - Diagnostic - Traitement (2008) 9, 237—239

Disponib le en l igne sur www.sc iencedi rec t .com

ÉDITORIAL

Éthique et douleur : quelques réflexions

Ethics and pain: A few thoughts

La douleur reste encore un fléau mondial que rien ne peut arrêter par quelque moyenque ce soit, médical, chirurgical, paramédical, médiatique, psychologique, méthodescharlatanesques. . .

Des siècles ont fait couler beaucoup d’encre à propos de ce « mal humain » qui malgrétout est indispensable à notre culture, notre éducation, notre adaptation à faire face auxdangers de l’existence à condition « d’en consommer avec modération ».

Le fil de l’histoire a retracé les différents moyens de lutte contre la douleur qu’ontdéployés les civilisations anciennes en passant par l’âge de pierre où l’on trépanaitles boîtes crâniennes pour des raisons encore purement obscures même si l’on suppo-sait qu’il s’agissait de soulager la pauvre créature vociférant en portant ses mains àsa tête en proie à des céphalées ! Les civilisations helléniques, romaines, égyptiennesn’ont pas été soustraites au pouvoir de soigner et de guérir les souffrances de leurspeuples. Christian Hervé1 apporte quelques commentaires au sujet de la philosophie de ladouleur :

« De l’épicurisme (qui donne un rôle à la volonté et qui soutient que les hommes etles animaux recherchent le plaisir et fuient la douleur), en passant par le courantstoïcien (qui réaffirme le rôle de la volonté dans l’acceptation de la douleur), ou parl’hédonisme (qui fonde sa morale sur la recherche unique du plaisir), ou par les huma-nistes (qui réhabilitent le courant stoïcien en essayant de la rendre compatible avecle dogme chrétien), ou par l’augustinisme (qui assure que la douleur est un moyen derédemption des âmes), ou par T. Hobbes (qui assigne à la douleur une fonction moralen’ayant d’autre dessein que de corriger le coupable ou de rendre meilleurs ceux à quile supplice servira l’exemple), ou par la théorie de l’échelle bipolaire de Locke, (leplaisir et la douleur en constituant les deux extrémités entre lesquelles la juste raisondes hommes aurait beaucoup de difficultés à se situer), ou par Leibnitz (qui soutientl’idée d’une morale opposant l’idée d’une morale contractuelle et laïque à une moraled’inspiration religieuse), de tous ces courants philosophiques se dégage une opposi-tion entre monde sacré et monde profane qui ne fera que s’accentuer au cours del’histoire. »

L’évolution des mentalités au fil des siècles avec l’apparition des savants chirurgiens a

marqué un tournant décisif dans la prise en charge de la douleur du malade. Le chirur-gien détient le pouvoir d’extirper le mal par le biais d’instruments dont les conséquencesredoutables ne seront maîtrisées qu’au xxe siècle grâce à l’emploi d’analgésiques hypno-tiques et d’anti-infectieux. Le médecin détiendra le second rôle dans la prise en chargedes patients plaintifs dont la chirurgie n’a plus sa place.

1 Directeur du laboratoire d’éthique médicale de la faculté de médecine Necker-Enfants-Malades (université Paris-V).

1624-5687/$ — see front matter © 2008 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.doi:10.1016/j.douler.2008.08.001

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Qui n’a pas connaissance des problèmes que vivent certainesinstances hospitalières. Dans l’hexagone, de nombreux

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Les campagnes antidouleur et le développement deentre antidouleur sont apparus dans la seconde partie duxe siècle engendrant beaucoup de polémiques sur le droites patients face à la douleur.

Du slogan « vous avez le droit de ne plus souffrir » à « vous’avez plus le droit de continuer à souffrir » à « la douleur’est pas une fatalité » à « vaincre la douleur : la souffrance’est pas toujours une fatalité », quel est celui que nouserions à même de retenir dans notre pratique médicale lalus humaniste ? Nul ne peut douter la complexité de la dou-eur, unique à chaque personne avec son tempérament, sonmpreinte socioculturelle.

La panacée des études scientifiques, des découvertesharmacologiques et des moyens thérapeutiques déployésnt pu permettre à des milliards d’individus de soulagereurs souffrances physiques et morales et cela depuis desécennies. Chaque médecin, doté de son pouvoir altruistesoigner le mal, aura de temps à autre le désir d’être

e meilleur, le plus puissant à comprendre les méca-ismes de la douleur et à s’enfoncer dans les méandrese la recherche clinique et/ou fondamentale, mais à quelrix !

Jusqu’où iront les redondances littéraires pour explicitere même mécanisme physiologique ou physiopathologiquee la douleur ? Des idées recues se bousculent tous azi-uts, les congrès se multiplient comme « des petits pains »,ais des gens vivent encore des atrocités à travers leonde, des hôpitaux de campagne ne savent même pasu’il existe des centres de lutte contre la douleur, desnfants hurlent de douleur en subissant des actes deetite chirurgie tels que des points de suture sans anes-hésie locale, des personnes âgées agonisent encore tropouvent, les morphiniques sont des produits dangereux’après certains, utilisés à des fins toxicomanes. À quioit-on jeter la pierre ? Au gouvernement, au mondeédical ?

vrai dire, que signifie la douleur ?

n 1937, René Leriche, chirurgien de la douleur, dit cela :

« Il n’y a qu’une douleur qu’il soit facile de supporter,c’est la douleur des autres. Pour celui qui souffre, ladouleur physique est une rancon terrible de la perfectionlentement acquise d’un de nos sens. Toujours inutile, elleappauvrit l’homme. En peu de temps, elle fait de l’espritle plus lumineux un être traqué, replié sur lui-même,concentré sur son mal. En fait, la douleur est toujoursun sinistre cadeau qui diminue l’homme, qui le rend plusmalade qu’il ne serait sans elle, et le devoir strict dumédecin est de s’efforcer toujours à la supprimer, s’il lepeut. . . »

En 1976, La définition de l’International Association fortudy of Pain (IASP) a émis les propos suivants :

« La douleur est une expérience sensorielle et émo-tionnelle désagréable associée à un dommage tissulaireprésent ou potentiel, ou décrite en terme d’un tel dom-mage ».

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Éditorial

Comme le dit Thierry Delorme2, cette définitiontandard, n’est pas réductionniste dans un sens cli-ique lésionnel. La prise en charge de la douleur doittre pluridimensionnelle en insistant sur la composanteffectivoémotionnelle.

Rappelons que la douleur se distingue entre douleuriguë et douleur chronique. La première est en rapportvec une cause la plupart du temps unique, alors que laeconde, évoluant dans le temps, peut être plurifactorielle,’où la difficulté de sa prise en charge.

La douleur aiguë d’un pied qui se tord fera appel àos souvenirs d’enfance où l’interdit était prioritaire : « neouche pas le feu, attention à ne pas mettre tes doigtsntre la porte. . . la douleur chronique est d’une autreature : elle compromet l’ordre des choses et le sens de laie où elle se situe comme un arbitre entre l’homme et sonistoire. Cet arbitre impitoyable est nuisible, inutile, n’aas de fonction. Source de réflexes nociceptifs, productricee médiateurs agressifs, la douleur chronique ronge leorps et l’âme, parasite le champ de la psyché créant unnfermement progressif de celui ou celle qui en souffre.

Depuis très peu de temps, la douleur est reconnue commene maladie à part entière qui vient se surajouter à uneutre pathologie. Les médecins ont le devoir de soulagera souffrance de leurs malades selon l’article 20 du Code deéontologie médicale. La logique voudrait que le traitementttribué au patient soit aussi efficace et rapide qu’un éclair !es progrès considérables ont vu jour depuis les années 1960ans le traitement de la douleur.

Il y a encore peu de temps, l’enseignement de la dou-eur dans les facultés de médecine était précaire. Depuise second plan, Kouchner (1998—2002), il existe une voltigee recommandations des bonnes pratiques de la prise enharge de la douleur à l’hôpital et en ambulatoire. Les facul-és de médecine se sont vues octroyer un module douleurn DCEM II. Les étudiants en médecine sont plus avertis, lesquipes hospitalières sont plus solides et surtout motivées.l existe une sorte d’état d’alerte en provenance des profes-ionnels de la santé préoccupés par la souffrance du maladen proie à des douleurs chroniques qu’elles soient orga-iques et/ou psychosomatiques. De nos jours, pratiquementoutes les unités fonctionnelles sont équipées de réglettesesurant l’intensité de la douleur alors qu’il y dix ans seule-ent cet objet était encore un « objet non identifié ».Il perdure toutefois quelques points obscurs dans notre

ystème de santé :des hôpitaux en pénurie de personnel suivant certainesprovinces ;les problèmes économiques comprenant des déficits bud-gétaires hospitaliers d’où la distribution de matériel aucompte-gouttes ;les pratiques professionnelles.

a pénurie du personnel hospitalier

etits hôpitaux périphériques, éloignés des grandes villes,ont peu attractifs. Il en découle un système ou les équipes

2 Médecin spécialiste de la douleur à l’Institut Curie. Paris.

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Éditorial

sur le terrain font de leur mieux pour subvenir aux malades.Quand bien même par manque d’interne ou de médecinsseniors, les infirmières auront pour mission de délivrer desmédicaments antalgiques, le plus souvent de classe I (para-cétamol, aspirine), à l’insu du médecin.

Les problèmes économiques

Comme nous le citions précédemment, les moyens mis enœuvre pour évaluer la douleur sont actuellement bien répar-tis dans la majorité des établissements de santé. Néanmoins,il existe des hôpitaux dépourvus de comité de lutte contrela douleur, pauvres en matériel d’analgésie tels que despompes à morphine, ainsi que des produits pharmaceu-tiques. Les morphiniques sont encore prescrits avec réservedu fait et nous insistons encore sur la pénurie du personnelmédical. Le médecin junior, très souvent le faisant fonctiond’interne à qui tout le service repose sur ses épaules devraprendre des décisions importantes et très souvent la nuitlorsqu’il est de garde. Par principe de précaution, il se gar-dera de prescrire un antalgique de palier III à une malade enattendant le chef de service le lendemain matin à la relève.

Les pratiques professionnelles

Ces dernières sont actuellement sur la sellette depuis le1er juillet 2005, puisqu’elles sont soumises à une évaluationobligatoire pour tout praticien. L’évaluation des pratiquesprofessionnelles (EPP) est une opportunité qu’ont les méde-cins pour améliorer la qualité de leur exercice. L’EPP reposesur une démarche qualité organisée et explicite qui apour objectif de comparer les pratiques médicales misesen œuvre ainsi que les résultats obtenus, aux indicationsregroupées au sein d’un protocole ou d’un référentiel. Cettedémarche correspond à un double engagement des méde-

cins : s’engager à fonder leur exercice sur des protocoleset à analyser leurs pratiques et les résultats en référence àces derniers. Cette nouvelle législation se moule parfaite-ment au problème de la douleur chronique qui représenteen véritable problème de santé publique.

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ourquoi ?

es taux d’échecs à la prise en charge de la douleur sontmportants, les protocoles de soins sont nombreux maisomplexes. Les produits pharmaceutiques sont abondantsais beaucoup d’entre eux ne sont pas dénués d’effets

ndésirables. Ces derniers doivent être explicités au patientfin qu’il ne soit pas surpris par des manifestations quelqueeu encombrantes, voire invalidantes.

Néanmoins, beaucoup de patients arrêtent spontané-ent leur traitement antalgique, même si les douleurs

efont surface et s’acharnent. Les échecs de ces prisesn charge aboutiront à des nomadismes médicaux, à desctes chirurgicaux abusifs, à des litiges et à des conten-ieux.

Les plaintes réitérées par les patients au sujet de leursouleurs chroniques foisonnent dans les cabinets d’avocat.es demandes d’indemnisation pullulent.

Qu’est-ce que cela cache en vérité ?La souffrance humaine. L’homme victime de son sort et

n quête d’un idéalisme. Mais à travers quoi ? À travers uneeconnaissance de la société. Très souvent, cette recon-aissance est matérielle, économique, le patient sortantainqueur de sa souffrance par la monétarisation de son mal.Je suis indemnisé, donc je ne suis plus un numéro que l’onraite avec n’importe quel remède ! ». Du moment où lesuros sont sonnants et trébuchants, cela signifie que le malont je souffre est reconnu par les instances, donc, j’existe !

onclusion

e jamais oublier qu’un malade qui a mal dit vrai !

Isabelle FrancoService d’anesthésie-réanimation, hôpital

Femme-Mère-Enfant, 59, boulevard Pinel, 69677Bron cedex, France

Adresse e-mail : [email protected].

Disponible sur Internet le 1 octobre 2008