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LEHPAD :
Juin 2006
PREMIER MINISTRE
Pour finir de vieillir
Ethnologie compare de la vie quotidienneen institution griatrique
(tome I)
Etude ralise pour le Centre danalyse stratgiquepar la Fondation Maison des sciences de lHomme
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PROTOCOLE DETHNOLOGIE DES ORGANISATIONS
LEHPAD POUR FINIR DE VIEILLIREthnologie compare de la vie quotidienne en institution griatrique
Mars 2006
www.strategie.gouv.fr www.msh-paris.fr
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Contacts
Centre danalyse stratgique
18, rue de Martignac 75700 Paris Cedex 07
tlphone : 01 45 56 51 00
Contact : Sbastien Doutreligne, Charg de mission au Dpartement Questions
sociales
E-mail : [email protected]
Fondation Maison des Sciences de lHomme
54, bd Raspail 75006 Paris
tlphone : 01 44 41 32 00
Contact : Jean-Luc Lory, (CNRS, FMSH)
Adjoint de lAdministrateur de la FMSH
Coordinateur du Protocole dethnologie des organisations
E-mail : [email protected]
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PROTOCOLE DETHNOLOGIE DES ORGANISATIONS
LEHPAD pour finir de vieillirEthnologie compare de la vie quotidienne en institution griatrique
Auteurs du rapport
Nicolas Jaujou (ethnologue Laprade), Rdacteur du rapportEric Minnart (ethnologue Mont Arbrai)Laurent Riot (ethnologue Muset)
Comit Scientifique
Alain dIribarne (CNRS - MSH, Paris)Sbastien Doutreligne (CGP puis Centre danalyse stratgique), Secrtairedu Comit ScientifiqueMaurice Godelier (EHESS, Paris)Monique Jeudy-Ballini (CNRS - Laboratoire dAnthropologie Sociale,Paris)Pierre Lemonnier (CNRS - CREDO, Marseille)Jean-Luc Lory (CNRS - MSH, Paris), Coordinateur du Protocoledethnologie des organisations
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Tables des matires
TABLES DES MATIERES . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .4
AVANT-PROPOSV IEILLIR EN SOCIETE , UN DESTIN ET UNE DETTE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .9
INTRODUCTION . . . . . . . .. . . . . . . . .. . . . . . . . .. . . . . . . .. . . . . . . . .. . . . . . . . .. . . . . . . . .. . . . . 13 Pourquoi des enqutes ethnographiques dans des tablissements
accueillant des personnes ges et/ou dpendantes ?......................... 13Principes de la dmarche ethnologique et conditions denqute........ 15
Justification du choix des terrains...................................................... 17
Critres pris en compte dans le choix des terrains............................. 18
Cinq tablissements, cinq modes dimmersion ethnologique............ 20
Choix du plan du prsent rapport de synthse ................................... 22Quelques rsultats propres la dmarche ethnologique .................... 24
CHAPITRE 1 ENTRER EN MAISON DE RETRAITE . . . . . . . .. . . . . . . . .. . . . 27
1.1 Lentre en institution : histoire dun consensus.................................... 291.1 .1 Devenir un poids , supporter un fardeau :
un arr ire-plan famil ia l . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 30
Une cohabitation impossible ? ........................................................... 32Maintien domicile et dpossession de la vie prive ........................ 33
Un asile pour le repos de lentourage :
le cas des personnes sniles ............................................................... 36
Survenue des handicaps des parents gs et ge des descendants ..... 38
1.1 .2 Un discours mdical prpondrant et aux ver tusdcu lpab i li santes . . . . . . . . . .. . . . . . . . .. . . . . . . .. . . . . . . . .. . . . . . . . .. . . . . . . 39
Rpartition des rles entre mdecins et responsablesdtablissement .................................................................................. 40Une entre dans linstitution sans alternative ?.................................. 41
Loffre de places :
des critres obscurs et imprvisibles pour les familles ...................... 42
Lurgence, rvlatrice des bons procds entre parents gs etentourage............................................................................................ 46
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1.2 Lintgration des rsidents dans les tablissements spcialiss............. 501.2 .1 Les premiers pas dans les tablissements . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 50
Avec ceux de linstitution.................................................................. 50Une rclusion temporaire normalise ................................................ 52
Laccs un lieu nvralgique : la salle de restauration...................... 53
1.2 .2 Vie soc iale e t l eadersh ip dans l es tab l i s sements . . . . . . . 56
Limportance des critres de sant : avoir sa tte et ses jambes .. 57
Lempreinte des statuts sociaux antrieurs ........................................ 58
Des ges au rythme des gnrations .................................................. 60Les personnalits et leurs qualits relationnelles ......................... 62
1.2 .3 Cooprat ion entre val ides et handicaps :
une logique sociale spci f ique. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 65
La solidarit dmonstrative des plus valides...................................... 65Solidarit et espoir de contre-don ...................................................... 68
1.2 .4 Animat ions ou rinser tion ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 70 1.2 .5 Pouvoir se sentir chez so i . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 74
La symbolique des dcors intrieurs.................................................. 75Lancien domicile irremplaable ....................................................... 77
Le Dernier chez-soi mis en demeure............................................ 78
Conclusion......................................................................................................... 82
CHAPITRE 2 VIVRE SA DEPENDANCE DANS UNE INSTITUTION
POUR PERSONNES AGEES DEPENDANTES . . . . . . . .. . . . . . . .. . . . . . . . . .. . . . . 84
2.1 tre(s) en demande.................................................................................... 862.1 .1 Demande et dpendance . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 86
Apprendre demander....................................................................... 86
Mdicalisation des relations de service en maison de retraite ........... 88
Demande de prsence ................................................................... 902.1 .2 Rpondre aux demandes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 92
Demandes et demandeurs .................................................................. 92
Demandes en concurrence ................................................................. 93
Qualifier et disqualifier les demandes................................................ 95Pouvoir rpondre................................................................................ 96
Lexprience de la demande .............................................................. 972.1 .3 Entendre les p laintes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 99
Se plaindre de quoi ?.......................................................................... 99Savoir se plaindre............................................................................. 102
Au-del de la relation de service...................................................... 104
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2.2 Amnager le temps.................................................................................. 1062.2 .1 Savo ir a t t endre , con t inuer de s an imer . . . . . . . .. . . . . . . . .. . . 106
Attendre, cest faire quelque chose .................................................. 106Lautre temps ................................................................................... 108
Lanimation : construction dun temps partag ............................... 111
2.2 .2 Organiser la concordance des t emps . . . . . . . . .. . . . . . . . .. . . . . 116
Repousser le repas du soir : enjeux dune restructuration du temps 116
Prendre le temps de manger............................................................. 119
Concordance des temps : un temps travaill .................................... 121
2.3 Le corps dpendant en institution.......................................................... 1242.3 .1 Mobi li t e t ident i t . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 124
Reprsentation et appropriation de lespace .................................... 124
Circulation et identification ............................................................. 1262.3 .2 Les contours du corps dpendant . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 131
Recomposer son corps ..................................................................... 131
Les connaissances de la dpendance................................................ 136
CHAPITRE 3 LES SENS DUNE FIN DE VIE EN U SLD . . . .. . . .. . . .. . 1 42
3.1 La prise en charge de la fin de vie.......................................................... 1443.1 .1 Prcarit du dernier l ieu de vie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 144
Perte de mmoire / perte dautonomie ............................................. 145
Sur les paules du personnel ............................................................ 147 Sa maison, cest sa chambre ! .................................................... 151
3.1 .2 La mort comme projet de f in de vie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 153
Rintgrer la famille en institution................................................... 153
Prise en charge et stratgies de fin de vie ........................................ 155
3.2Vivre avec la mort .................................................................................... 1573.2 .1 Reconna tre la mort . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 157
Lagonie........................................................................................... 157
Confrontation................................................................................... 158
Institutionnaliser la mort .................................................................. 1593.2 .2 Prvenir les vivants . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 161
Lannonce aux familles.................................................................... 161
Sapproprier la mort ......................................................................... 163
3.3 Aprs la mort ........................................................................................... 1663.3 .1 La prparation des morts et des vivants . . . . . . . . . . . . . . . . . . 166
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Prparation de la chambre................................................................ 166Sortie de corps.................................................................................. 167
Prparation du corps mort ................................................................ 1693.3 .2 R ituels funraires ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 171
Crmonies et convois funbres ...................................................... 171
La mise en bire de Mme Cassandre ............................................... 173
Le rituel funraire de M. Humbert ................................................... 173
Vers la dernire demeure ................................................................. 1743.3 .3 De la mmoire des morts . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 177
A la croise des histoires de vie ....................................................... 177
Reconnaissance dune histoire collective ........................................ 180
CONCLUSIONS . . . . . . . .. . . . . . . . .. . . . . . . . .. . . . . . . .. . . . . . . . .. . . . . . . . .. . . . . . . .. . . . . 182
Approche ethnologique .................................................................................. 182La dpendance . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 184 Les re lations entre rsidents et personnels . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 185
La demande et les plaintes ............................................................... 185
La prise en charge et sa conception ................................................. 186
Les reprsentations de soi ................................................................ 189
Les relations entre co-rs idents . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 190
Les relations entre famil les et personnel . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 191
Le rapport la mort . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 191 La relation des personnels la mort des rsidents........................... 191
Le traitement du corps ..................................................................... 194
Les relations entre familles et personnels ........................................ 194
Orientations et propositions .......................................................................... 196Orientat ions pour le Centre danalyse s tratgique . . . .. . . .. . . 1 9 6 Proposi t ions aux profess ionnels et aux usagers . . . .. . . .. . . .. . 2 0 1
Recommandations croises............................................................................ 207
Organisat ion et valorisat ion locale de l offre
dhbergement . . . . . . . .. . . . . . . .. . . . . . . . . .. . . . . . . .. . . . . . . . .. . . . . . . . .. . . . . . . .. . 207
Personnels , familles et animations en inst i tut ions . . . .. . . .. . 2 1 2
Innovat ion, veil le et enqute de terrain . . . . . . . .. . . . . . . . .. . . . . . . . . 215
Perspectives..................................................................................................... 217
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ANNEXES . . . . . . . . .. . . . . . . . .. . . . . . . .. . . . . . . . .. . . . . . . . .. . . . . . . .. . . . . . . . . .. . . . . . . .. . . 218
Fiches de prsentation synthtique des EHPAD.......................................... 219Sigles et termes spcialiss ............................................................................. 232Bibliographie................................................................................................... 235
Ouvrages , ar t i c l es de sc iences soc ia les . . . . . . . . .. . . . . . . . .. . . . . . . .. 235Rapports , chartes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 248 Revues des tines aux personnes ges ou parlant des
personnes ges . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 250 Si tes In terne t . . . . . . . . . . . .. . . . . . . . .. . . . . . . . .. . . . . . . . .. . . . . . . .. . . . . . . . . .. . . . . . . 251
INDEX . . . . . . . . .. . . . . . . .. . . . . . . . .. . . . . . . . .. . . . . . . .. . . . . . . . .. . . . . . . . .. . . . . . . . .. . . . . . . 252
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Avant-proposVieillir en socit, un destin et une dette
Nous nous sentons tous solidaires des personnes ges, mais
secrtement, gostement cest notre vieillesse qui nous obsde, que lon refuse.
Vieillesse que lon ne voit que chez lautre, que lon conjure en ne se voyant
pas soi-mme vieillir , en shabituant la lente modification de son apparence.
Lenteur propice la bienveillance vis--vis de son image ; bienveillance qui fait
dire que lon nest pas vieux, pas encore vieux, ou pas un vieux .
Insidieusement, cependant, le doute sinstalle, lon commence poser
autour de soi un regard diffrent sur les siens, parents et enfants, sur le cercle desamis, puis sur les autres, dans la promiscuit professionnelle ou du quotidien,
dans les transports ou dans la foule.
Quelle est ma classe dge ? Comment caractriser les autres pour
mexclure de ce terme de vieux , que lon ressent intimement comme un mot
grossier quand il est employ pour sa famille et presque comme un mot tabou
quand on se lapplique.
Notre socit, fort opportunment, nous donne des raisons objectives dediffrer linluctable destin de vieux. La vie sallonge, on vieillit mieux, nous
devenons des jeunes retraits, puis des seniors, avant de devenir des sniles.
Nous sommes de moins en moins des vieux tout court
Or toutes les socits humaines sont constitues dun ensemble de
classes dges qui vont de la petite enfance la vieillesse, et ces classes dges
font intgralement partie du corps social ; elles en attestent la dynamique, la
reproduction, la prennit. Ignorer ce continuum cest nier son appartenance lasocit, cest contribuer dnouer ce lien social quil est vital de resserrer
lorsque lhomme est en situation de dpendance, laube ou au crpuscule de sa
vie.
Marginaliser ce phnomne social total et intime en le rationalisant au
travers de prtextes mdicaux, conomiques ou administratifs est vain. A moins
que ces alibis illusoires nous aident justifier et rendre supportable la
culpabilit que nous ressentons envers nos ans, avant que sinstalle une forme
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dindiffrence puis doubli qui agirait comme un dipe tardif dune autrenature.
Moi-mme, ethnologue et coordinateur de cette tude, je me suis
retrouv, tout au long de ce travail la fois acteur et sujet, observateur et
observ. Observateur du vcu de ces enqutes par mes jeunes collgues mais
aussi des sentiments partags par les ethnologues seniors qui les
accompagnaient. Observ et observateur de ma personne vis--vis des personnes
ges, de ma famille ou de mon entourage.
Cest l que ce travail ethnologique prend tout son sens, toute son
importance. Limmersion de trois chercheurs - Nicolas Jaujou, Eric Minnart,
Laurent Riot - dans les EHPAD porte sur cette ralit une lumire qui ne procurenulle ombre propice lvitement, lignorance. Nulle ombre sur les conditions
de cette fin de vie, nulle ignorance sur la responsabilit qui chot ces
tablissements et leurs personnels, qui assument de faon professionnelle et
tout en la vivant pour leur propre compte, cette promiscuit journalire avec despersonnes ges sur le point datteindre ltape ultime de leur vie, la fin.
Ces tudes ethnographiques au sein dtablissements pour personnes
ges, nous devrons donc nous efforcer de les publier intgralement
ultrieurement, car elles tmoignent que la fin de vie est avant tout la vie. Que
demeurent des attentes, des changes, des besoins qui rfrent la vie en socit, la vie davant ; ce lien qui na pas de raison sociale dtre rompu par autre
chose que par la mort.
Il faut esprer que ce travail, au-del de son utilit politique, puisse
contribuer souligner limportance de prserver ou de reproduire, tout au long
de la vie, une cellule familiale, un foyer , unit originelle constitutive de notresocit civilise et quainsi notre fin de vie nous conduise la mort sans
saccompagner dun suicide social.
Je tiens remercier trs sincrement les trois ethnologues pour leurengagement dans cette mission : Nicolas Jaujou, Eric Minnart, Laurent Riot.
Ces trois docteurs en ethnologie, se sont rellement immergs pendant 6 mois
dans leurs terrains puisque tous ont particip aux tches quotidiennes des
tablissements dans lesquels ils se trouvaient et que deux dentre eux ont pu treen immersion totale, cest--dire quils taient hbergs sur les lieux de leur
travail .
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Ils ont t utilement et concrtement accompagns par le Comit
Scientifique que jai eu le plaisir de coordonner, comit constitu par :- Monique Jeudy-Ballini (CNRS, Laboratoire dAnthropologie Sociale)- Maurice Godelier (Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales)- Alain dIribarne (CNRS, FMSH)- Pierre Lemonnier (CNRS, Centre de Recherche et de Documentation sur
lOcanie, Marseille)
- Jean-Luc Lory (CNRS, FMSH).Les membres du Comit Scientifique ont non seulement particip aux
orientations de cette tude et sa rdaction, mais ils ont aussi accompagn nos
ethnologues sur le terrain et suivi concrtement leur travail au fur et mesure derunions rgulires qui furent de vrais sminaires de recherche.
Je tiens galement remercier les deux Commissaires au Plan qui,
successivement, ont rendu ce travail possible au travers dune convention avec laFondation Maison des Sciences de lHomme, respectivement M. Alain
Etchegoyen et Mme Sophie Boissard1. Ainsi que Lucile Schmid et Stphane Le
Bouler, coordonnateur du rapport de la mission Prospective des quipements et
services pour les personnes ges dpendantes , qui nous aura permis de mettre
en miroir nos travaux en regard du rapport quil a coordonn dans le cadre de
la commande ministrielle de M. Philippe Bas, ministre dlgu la Scuritsociale, aux Personnes ges, aux Personnes handicapes et la Famille, et
Sbastien Doutreligne, charg de mission qui, depuis le dbut de cette entreprise,
a travaill nos cts, non seulement comme intermdiaire indispensable, mais
aussi comme un interlocuteur scientifique de grande qualit.
Enfin, lensemble de ce travail aurait t infaisable sans le support et lacollaboration participative des responsables des tablissements o les terrains
ont t effectus. Collaboration dont la qualit tmoigne de la dtermination
dassumer non seulement des responsabilits administratives, mais aussi
citoyennes et individuelles dans le cadre de leurs fonctions.
Cette dtermination a t galement constate par tous, comme en
tmoigne la coopration totale quont rencontre nos ethnologues de la part des
1 Mme Sophie Boissard est Directrice gnrale du Centre d'analyse stratgique, nouvelleinstitution cre par dcret du 6 mars 2006, qui succde au Commissariat gnral duPlan.
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personnels tous les niveaux des institutions dans lesquelles ces recherchesethnographiques ont t conduites. Sans eux et sans, bien videmment, laccueil
que les rsidents des EHPAD ont fait nos chercheurs, nous naurions puprtendre porter, sur les maisons de retraite, ce regard que nous esprons utile et
vrai.
J.-L. Lory (CNRS-FMSH)
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IntroductionMaurice Godelier
Monique Jeudy-Ballini
Pierre Lemonnier
Comit scientifique duProtocole dethnologie des organisations
Au-del des problmes politiques, conomiques ou administratifs quelle
soulve, la prise en charge du grand ge est dabord un problme de socit :
lvolution des structures familiales tant ce quelle a t depuis cinquante ans,
les personnes ges sont souvent amenes terminer leur vie dans destablissements spcialiss. De simples considrations dmographiques indiquent
que leur nombre ira croissant, et lEtat se doit de prvoir et dimaginer leur
accueil.
Ici sajoute un effrayant constat qualitatif car, linstant prsent,
nombre de rsidents des multiples tablissements pour personnes ges
expriment une demande qui souligne autant leur profonde dtresse que la mal-adaptation de ces maisons de retraite : ils veulent soit rentrer chez eux, soit
mourir. Il en rsulte que prvoir laccueil des personnes ges ne consiste pas
seulement valuer une demande future en termes de places, de personnel,dorganisation du travail ou dinvestissement de lEtat. Cest aussi envisager de
prendre bras-le-corps la question du bien-tre physique et moral des personnes
en fin de vie. Dans une telle optique qualitative et dans le cadre du Protocole
dethnologie des organisations le Commissariat gnral du Plan a confi la
Maison des Sciences de lHomme la ralisation dune triple enqute mene pardes ethnologues.
Pourquoi des enqutes ethnographiques dans des tablissements accueillant
des personnes ges et/ou dpendantes ?
Les ethnologues travaillant dans les socits traditionnelles dAfrique oudOcanie, par exemple, savent que les gens gs ny font jamais lobjet dune
discrimination ou dun enfermement dans un lieu particulier destin les sparer
des autres. Ce constat qui vaut de la mme faon pour les malades et ceux
quun handicap physique ou mental rend dpendants des autres sapplique
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aussi certains pays dEurope, comme la Grce, trs attachs aux modlesfamiliaux daide informelle. La prise en charge se trouve alors assume par la
famille jusquau dcs de la personne au lieu dtre dlgue un tablissementspcialis comme cest le cas en France (du moins dans la priode moderne de
son histoire).
Dans les pays mditerranens, ces diffrences renvoient des raisons
conomiques (manque de ressources financires, dficit de protection sociale) et
mdicales (labsence daccs aux soins qui, dans les pays du Nord, permettentune augmentation de la longvit favorisant lapparition de multiples maladies
dgnratives). Mais ces diffrences sont galement dordre culturel car elles se
fondent sur des conceptions opposes de la vie, du rapport au corps et des
relations sociales. En particulier, les membres des familles vivent gnralementplus prs les uns des autres. Dans des socits comme la ntre qui associent la
vie des valeurs lies la rentabilit, lefficacit, le dynamisme, le pouvoir et la
sant (au risque de la surmdicalisation) , loccultation de la mort et sa
sgrgation constituent des faits quun clairage ethnologique permet de mieuxsituer dans leur globalit. Le sort fait aux vieux ne peut en effet tre pens
sparment du contexte densemble dans lequel il sinscrit et avec lequel il
forme systme2.
Habitus analyser les conceptions qui sous-tendent certains modes de
vie ou faons de faire, les ethnologues ont une comptence qui les prdispose la prise en compte des problmes de tous ordres (individuels et collectifs) poss
par la relgation et la prise en charge institutionnelles des personnes en fin de
vie.
2 Le journalLe Monde du 1er fvrier 2006 (p. 25), publiait un article intitul Avoir plusde 75 ans en Europe . Il faisait rfrence une tude de lINED portant sur la disparit
compare du sort rserv aux personnes ges dans 9 pays europens et observait que cedernier variait considrablement dune contre une autre . Il convient de noter quelapport de lethnologie ne tient pas seulement la singularit de sa dmarche(limmersion dans une ralit concrte) mais quelle renvoie en outre au fait que laconnaissance de laltrit est aussi, pour un ethnologue, un moyen de penser sa propresocit. Peut-on rflchir une manire damliorer ce qui peut ltre, sans avoir lesprit une perspective comparative plus large ? Cest ce qui donne en partie leurlgitimit aux rsultats dune enqute ethnographique : le fait quelle soit porte la fois
par une attention minutieuse au terrain et par un regard loign , pour emprunter une formule de Claude Lvi-Strauss.
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Principes de la dmarche ethnologique et conditions denqute
Lethnologie est un mode de connaissance visant comprendre la
manire dont un groupe social vit et interagit avec les autres. Si elle a eu
longtemps vocation sintresser aux socits lointaines, elle a perdu son
caractre prfrentiellement exotique pour se porter, depuis quelques dcennies
dj, vers ltude des socits occidentales. Sa rflexion sest alors oriente vers
de nouveaux objets dobservation comme les entreprises, le milieu industriel, les
espaces urbains et les institutions par exemple, soit autant de lieux dont ltude
se situe au carrefour de plusieurs disciplines : notamment lhistoire, la
sociologie, le droit et lconomie. Tout en exploitant certains apports de ces
disciplines, lenqute ethnographique dans de tels milieux produit des donnes
qualitatives fines que seule une familiarit intime avec la ralit du terrainpouvait faire merger. Elle le doit prcisment la mthode singuliredobservation quelle met en uvre.
Cette mthode implique limmersion quotidienne et prolonge de
lobservateur au sein du groupe tudi. En partageant son ordinaire, en
participant concrtement ses activits les plus diverses, lethnologue accde
par empathie de lintrieur en quelque sorte des informations sur la
ralit quotidienne de ce groupe. Les informations ainsi obtenues ne se
contentent pas de reproduire des opinions recueillies en rponse un
questionnaire prtabli. Elles correspondent au contraire des donnes saisies ensituation et que les intresss ne seraient pas toujours en mesure de formuler ou
dexpliciter, dont ils nont pas forcment conscience, ou qui manifestent un
dcalage entre discours et pratiques quil sagit alors dexpliquer. La manire
spcifique daborder ce milieu particulier permet galement de faire la part entre
ce qui relve de lexceptionnel ou de lordinaire, de la norme ou de linformel,
selon des distinctions quautorise seule une grande familiarit avec le terrain.
Sur un plan pratique, la difficult dune enqute ethnographique dans un
tablissement pour personnes ges et/ou dpendantes est den faire admettre le
sens auprs de ceux qui y travaillent ou y vivent, selon une raison tenant aucaractre indit et exprimental de ce type de recherche dans de tels lieux. Uneautre difficult renvoie lhtrognit de la population tudie qui oblige
lobservateur dmultiplier ses points de vue. Dans les tablissements
considrs, cette population se divise en effet en trois grandes catgories dont la
prsence renvoie des motivations distinctes : professionnelles, pour les
membres du personnel ; relatives lge et ltat de sant, pour les rsidents ;
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et familiales ou relationnelles, pour ceux qui leur rendent visite. Il est noter quele statut particulier (et nouveau) des ethnologues sest largement construit sur la
difficult quont eue les diffrents acteurs des maisons de retraite assigner uneseule fonction aux chercheurs, du fait de la diversit de leurs activits et de leurs
changements de tenues vestimentaires au cours de leur mission (du blanc des
soignants aux habits ordinaires des administratifs).
Les relations de confiance que lobservateur parvient tablir avec ses
divers interlocuteurs en les assurant notamment de prserver leur anonymatdans les rsultats de sa recherche , nexcluent pas quil soit la cible de
tentatives dinstrumentalisation. Ces phnomnes, quil est prpar reprer en
tant que tels, courants dans la plupart des situations dobservation, ne font pas
entrave au droulement de sa recherche. Ils sont traits au contraire commeautant de sources dinformation ethnographique ou dobjets de rflexion part
entire quil convient dintgrer dans lanalyse du milieu concern.
Limplication, plein temps, de lethnologue sur le terrain passe parloccupation successive demplois divers au sein des tablissements qui sont
propres lui fournir des angles dobservation changeants et complmentaires ;
propres galement faire de lui lune des rares personnes ayant une
connaissance densemble du milieu concern. Les tches concrtes quil remplit
quelque niveau que ce soit de la hirarchie de ltablissement sont un atout de
sa crdibilit auprs dinterlocuteurs dont il partage le vcu professionnel et quise trouvent ainsi enclins agir devant lui dans une certaine transparence. Elles
lui permettent en mme temps de saisir sur le vif des situations et des
interactions au sein des membres du personnel, ainsi quentre ces derniers et les
rsidents ou leurs familles. Les observations recueillies dans ces conditions
revtent la fois une qualit informative et une dimension motionnelle et
sensible (ou sensorielle) minemment prcieuses dans la comprhension quelon peut avoir dun milieu particulier. Dans le cas prsent, cette observation
participante a plac les trois ethnologues du ct des personnels : ils ont tour
tour confectionn et servi des repas, aid des pensionnaires manger, se
dplacer, effectu des toilettes, prpar les morts et apport divers appuislogistiques aux personnels soignants.
Lun des piliers mthodologiques de lethnologie est la dmarche
comparative : une situation culturelle particulire est interprte en fonction dece que lon sait dautres situations ethnographiques raisonnablement
comparables. Dans le cas prsent, le comparatisme sexerce plusieurs niveaux :
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- au sein dun mme tablissement, lorsquon y rencontre divers modes deprise en compte des personnes ges (cas de lhpital local de Laprade3
[voir ci-dessous], o il est possible de comparer la nature des demandesdans les units de soins de longue dure et dans les trois services de
maisons de retraite de ltablissement ou encore dy comparer la charge
de travail) ;
- dans une mme rgion : par exemple, lenqute Laprade a pu trecomplte par des observations au restaurant-foyer troisime ge
jouxtant lhpital lui-mme et la maison de retraite des Mimosas (unEHPAD de 50 rsidents), une dizaine de kilomtres de Laprade ;
- entre les diffrents terrains denqute investis par les ethnologues durantleur mission (5 tablissements en tout), comme cela a t
systmatiquement fait tant pendant la phase denqute que dans lespages qui suivent.
Plus gnralement, chacun peut tout moment rapprocher ses observations des
analyses ethnologiques sur le statut des personnes ges dans diverses socits.
Justification du choix des terrains
Comme lindiquait le texte dfinissant le Protocole dethnologie des
organisations (25 mai 2005) : Le travail entrepris par la MSH ne prtend pas lexhaustivit. Seules, trois
maisons de retraites seront tudies de faon prolonge. Toutefois, les
ethnologues mettront profit leurs expriences rciproques pour couvrir un
panel significatif. Il ne sagit pas de dresser un tableau de la situation franaise
de lhbergement des personnes de grand ge mais de dgager des lments de
rflexions et dactions partir dtudes de cas prcises et dtailles.
Cest ainsi que cette tude ethnologique peut enrichir les
connaissances sur la gestion de la fin de vie en tablissements et, ce titre, faire
partie dun corpus de connaissances plus large susceptible dorienter lespolitiques publiques de prise en charge du grand ge. Elle peut aussi contribuer
la dfinition dun modle de constitution dtablissement. Les fondements
dun tel modle semblent difficilement pouvoir tre distancis du vcu de
3 Pour des raisons de confidentialit, les noms des tablissements cits dans ce rapportsont fictifs.
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lensemble des acteurs et sujets travaillant ou rsidant en tablissementsdhbergement.
Critres pris en compte dans le choix des terrains
Dans la rflexion qui a men la dtermination des terrains denqute
aussi bien que dans la pratique de lanalyse compare, il est rapidement apparu
que les catgories selon lesquelles les tablissements pour personnes ges sonthabituellement rpartis dissimulent plus quelles ne font ressortir les problmes
sur lesquels se penche lethnologie.
Ces catgories rsultent du croisement dune multiplicit de facteurshtrognes :
- rattachement au domaine mdico-social (Conseil Gnral) ou audomaine sanitaire (DDASS, ARH, DRASS) ;
- degr de mise en commun de services collectifs ;- degr de prise en charge des personnes ;- dimension administrative (existence dune convention tripartite pour les
EHPAD) ;
- existence ou non dun Cantou4 ;- capacit daccueil mdicalis ;- tablissement circuit (avec regroupement de divers services sur un
mme site) ou tablissement spcialis dans la gestion dun seul type de
dpendance ;
- part dactivit des mdecins libraux ;- public / priv ;- etc.
Pratiquement, le choix des trois terrains retenus sest dabord fond sur
les dimensions suivantes :
- public/priv, sans pour autant inclure le priv lucratif jug moinsreprsentatif en termes dhtrognit de la population accueillie ;
- le rapport urbain/rural nimpliquant sans doute pas les mmesdynamiques de recours linstitutionnalisation ;
4 Cantou : Centre dActivits Naturelles Tires dOccupations Utiles. Cf. Sigles ettermes spcialiss p. 231.
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- la dimension mdicale diversifie : environnement hospitalier directou indirect, prise en charge spcifique ou non des affections neuro-
dgnratives ;- la dimension architecturale varie ;- le positionnement gographique : Nord, Sud et Ouest, avec trois climats
diffrents (ocanique tendance continentale, ocanique, ocanique t
sec) et avec diffrentes traditions de prises en charge, familiales ou non,
des personnes ges.
Dans le cours de lanalyse et lors de la rdaction du prsent rapport ,
dautres catgories dapprhension de la ralit se sont dgages. Dabord, des
catgories oprationnelles pour lobservation et la comparaison. Celles-ci font
ressortir la pertinence des critres et facteurs suivants :- situation gographique des tablissements ;- homognit culturelle de la population ;- provenance des rsidents ;- provenance du personnel.Enfin, pour la rdaction du prsent rapport, on a galement fait ressortir la
diversit des situations relatives :
- aux modalits de direction ;- la taille de la structure (cohrence de la structure) ;- la caractristique hbergement ou mdicalisation de la structure ;- la dure des sjours et lge des rsidents.
Au-del de leur htrognit, labondance mme de ces catgories
montre que, tout en conduisant des rsultats gnraux et gnralisables de
premire importance, lethnologie compare des cinq institutions dhbergement
observes ne saurait tre considre comme rendant compte des situationscontrastes rencontres dans lensemble des maisons de retraite franaises. Loin
de l. Il importerait tout particulirement daller enquter galement dans des
tablissements privs de luxe , afin de dterminer en quoi et comment la prise
en charge des personnes ges se trouve modifie l o un abondant financementet un personnel en nombre suffisant permettent, a priori, de mieux rpondre aux
multiples demandes des rsidents.
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Cinq tablissements, cinq modes dimmersion ethnologique
Les tches occupes par les trois ethnologues nont pas t dcides a
priori mais en fonction des caractristiques des sites observs et des meilleures
possibilits dobservation quelles offraient. Les tablissements tudis
prsentent cet gard, en effet, une grande disparit. Alors quune forte unit de
lieu prvaut dans celui de Muset, de taille assez restreinte, lhpital local de
Laprade et ltablissement de Mont Arbrai, aux effectifs importants, abritent
plusieurs services (soins de suite, units de soins de longue dure, Cantou, etc. ).
De ces configurations diffrentes, il rsulte que les conditions de visibilit et
denqute ne sont pas les mmes pour lobservateur, qui doit commencer par se
familiariser avec le lieu avant dtre en mesure de dterminer les modalits
adquates de son intgration aux activits internes de linstitution et de dciderde rsider (ou non) sur place la nuit.
Les limites fixes davance la participation des observateurs furent
dordre technique, les ethnologues devant sabstenir de tout acte dordre mdical
(ralisation de pansements, prise de sang, pose de sonde, distribution de
mdicaments, etc.), dordre administratif ou comptable (saisie des mouvements
des rsidents, saisie de factures, prise de commandes, etc.). Ces limites
techniques nont pas empch les ethnologues de se placer au plus prs du corps,
dans ses expressions les plus crues. Ils ont donc effectu des toilettes, des
changes, des massages simples, ils ont fait marcher, fait manger, etc. EricMinnart est all jusqu suivre le travail des thanatopracteurs et les seconder
dans leur prparation du corps mort.
Lethnologue travaillant dans la maison de retraite de Muset a procd
ainsi quotidiennement la distribution des petits djeuners (et des journaux aux
abonns) tous les tages de ltablissement, en compagnie dune salarie agent
dhbergement ayant 27 ans danciennet. Lintrt que celle-ci a demble
manifest pour lenqute la amene delle-mme faire parler les rsidents,
leur poser des questions sur leur vie. Ce contact rgulier et la participation de
lobservateur des activits entre rsidents (belote, lecture des quotidiens, etc.) apermis dentreprendre la constitution de nombreux rcits de vie. Divers autrestypes de tches ont ensuite t accomplis, permettant dassurer la rotation de
lethnologue dans les services et de multiplier ainsi ses angles de vue, comme la
restauration, le suivi des aides-soignants et des infirmiers, le jour puis la nuit, un
sjour dans lunit de vie (ou Cantou), la participation des animations diverses
(dj existantes ou indites), laccompagnement de lhomme dentretien, la
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participation quotidienne aux transmissions ces moments de pauseformaliss o les personnels soignants et administratifs examinent en coulisse
les rsidents au cas par cas ainsi que lobservation des entretiens de pr-admission entre familles, futurs rsidents et responsables dtablissement.
Le chercheur qui a dormi et enqut pendant 5 mois au sein de lhpital
local de Laprade a dbut ses observations en travaillant aux cuisines, do il a
investi progressivement les units de soins de longue dure et les services de
maison de retraite pour exercer diffrentes activits touchant au corps de lapersonne ge, son hygine et sa mobilit (toilettes, changes,
accompagnement, services en chambre, etc.) et comportant pour la plupart une
importante dimension mnagre (vaisselle, nettoyage, rfection des lits, etc.).
Devenu rsident, il a par ailleurs particip lorganisation de la vie quotidiennede ltablissement et son calendrier (participation llaboration et au service
des repas, animation, kermesses, etc.). En dehors de ces tches proprement dites,
ltude ethnographique a aussi consist quasiment tous les jours partager des
moments de pause avec les salaris et assister leurs transmissions . Desrecherches darchives ont galement t ralises pour connatre lhistoire des
tablissements et comprendre la manire dont la mmoire de ce pass pouvait
ventuellement clairer les principes de son organisation interne et de son
fonctionnement.
Pour lethnologue qui a pass six mois dans une chambre de lunit desoins de longue dure du Mont Arbrai, limplication a pu se dvelopper sur la
continuit des vingt-quatre heures dun service. Son observation sest donc
intresse, la fois aux rythmes et aux activits des membres du personnel et
des rsidents, mais aussi aux vnements propres la fin de vie. tre confront
des personnes affaiblies et trs dpendantes, dcouvrir un univers de la fin de
vie, avec ses codes dusage, son vocabulaire mdical, ses codes de conduites, seslangages (chtimi, polonais, etc.) et des modes de communication rduits parfois
une gestuelle, sont des expriences troublantes et prouvantes. Accompagner
une personne dans la mort, suivre son corps jusqu la morgue de lhpital,
rencontrer la famille, tre prsent pour la toilette funraire, pour la mise en bire,puis lors des rituels dinhumation, observer les interventions du personnel de la
structure, de lhpital, des ambulanciers, des thanatopracteurs a demand une
grande souplesse dans lorganisation du temps de travail et a t rendu possible
par labsolue disponibilit et la participation pleine et entire de tous les niveauxhirarchiques de lorganisation.
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Tous trois docteurs en ethnologie, les enquteurs ont eu entre eux deschanges permanents qui ont permis non seulement dintroduire dans leur travail
la dimension comparative indissociable de toute approche ethnologique, mais,par analogie ou opposition, de faire merger pour chaque terrain des donnes de
moindre visibilit selon les lieux observs.
Signalons pour finir que, dans les cinq tablissements tudis, laccueil
trs favorable rserv aux ethnologues tous les niveaux de la hirarchie par le
personnel (certains responsables se montrant particulirement satisfaits quunetude du Commissariat gnral du Plan ait choisi leur institution) a facilit leur
mobilit au sein des lieux tudis et suscit un intrt manifeste chez leurs
interlocuteurs.
Choix du plan du prsent rapport de synthse
Lanalyse qui suit est centre sur les itinraires des personnes ges eninstitution. Elle prsente une suite dtapes caractristiques de ces itinraires en
renvoyant une utilisation large du concept de carrire 5, cest--dire, pour
paraphraser Howard S. Becker, dsignant les facteurs dont dpend la mobilit
dune position une autre, aussi bien les faits objectifs relevant de la structuresociale que les changements dans les perspectives, les motivations et les dsirs
des individus (Becker 1986).
On est parti du principe que ces itinraires ne dpendent pas seulement
dactions et de choix qui leur sont propres, mais aussi de ce que dautres
personnes impliques dans ces choix (familles, mdecins de famille, spcialistes,
co-rsidents, personnels soignants ou dhbergement, par exemple) font ou
dcident dans des situations donnes. En dehors dlments socioconomiques,comme loffre de places en institution, les impratifs gestionnaires ou
lorganisation du travail dans les tablissements, cette perspective tient compte
galement daspects plus flottants de la vie de tous les jours, dont seule
lobservation ethnographique permet de rendre compte : la complexit des
5 Pour des rfrences traduites en langue franaise, voir par exemple E. C. Hughes, Carrire, cycles et tournants de lexistence , in Le regard sociologique, Paris, Ed.EHESS, 1996, pp. 165-173. H. S. Becker, Outsiders, Paris, Ed. Mtaili, 1986, p. 45 et Biographie et mosaque scientifique , Actes de la recherche en sciences sociales,n 32-63, juin 1986, pp.105-110, ainsi que E. Goffman, Asiles. Etude sur la conditiondes malades mentaux, Paris, Ed. Minuit, 1968, pp. 188-189.
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relations affectives au sein du cercle familial, la survenue des problmes desant, lvolution des affinits noues au fil du temps pass dans linstitution.
Cette attention porte la carrire ou aux itinraires des personnes
ges est une sorte de guide qui permet une srie dclairages sur des pratiques
et des reprsentations observes en situation, de lentre la fin de vie en
institution, en passant par une phase de vieillesse dans celle-ci et son
corollaire, la reconnaissance dun degr de dpendance . Cette suite
dclairages fait apparatre tour tour plusieurs protagonistes qui, danslinstitution, agissent directement sur les itinraires des personnes ges
(personnels soignants, personnels administratifs) ou plus indirectement
(familles, proches, mdecins de familles). La pluralit de ces points de vue est
ici notamment rendue sous la forme dencadrs indiquant les diverses pratiques,reprsentations, controverses, stratgies, etc. qui concernent plusieurs thmes
retenus cet effet, dont celui de la chute, de la demande ou de lhbergement
temporaire.
La construction de ce plan en trois parties, de lentre la mort en
institution, en passant par ce devenir dpendant a priori inexorable, tire profit de
la varit du panel dtablissements tudis par Nicolas Jaujou, Eric Minnart et
Laurent Riot. Les questions abordes nont en effet pas la mme pertinence pour
ltude de chacune de ces structures prsentant leurs spcificits. Ces trois
phases ressortant plus ou moins fortement selon les cas, une rpartition des rlesentre les ethnologues a t dcide, chacun prenant connaissance du travail des
autres pour mettre en vidence les variations propres son terrain, de faon
ouvrir les perspectives de lanalyse gnrale.
La question de lentre en institution trouve un cho singulier Muset et
Bel air, tablissements modestes o la slection des rsidents constitue unenjeu et fait lobjet de multiples ngociations. A ce titre, il faut noter que les
phases dintgration et de reconstruction dune autonomie en maison de retraite
dcrites par Laurent Riot sont trs limites Mont Arbrai o, par exemple, on ne
rencontre pas de rsidents vaquant leurs occupations sans se soucier du travaildes soignants. Profitant de la proximit des familles, Laurent Riot aborde ainsi la
nature des compromis entre lentourage et les parents gs avant de dcider de
leur entre en institution. Puis il tudie leur pendant administratif en dgageant
de faon critique le rle et la place des catgories administratives organisantloffre dhbergement pour les personnes ges dpendantes. Enfin il sintresse
ce premier travail dintgration (de la part du rsident, mais aussi des
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personnels et des co-rsidents) qui caractrise lentre en institution. Il rendcompte des ressorts de cette intgration par lapprentissage de codes implicites
entre les rsidents et par la reconnaissance de groupes spcifiques selon leurposition et leur mobilit dans lespace.
Lintrt de Nicolas Jaujou pour le devenir de la dpendance et ses
relations avec lorganisation du travail est li la diversit des services
reprsents au sein de lhpital local de Laprade. A la diffrence de Muset et de
Mont Arbrai, Nicolas Jaujou a observ la cohabitation dans une mme structuredunits de soins longue dure et de services de maison de retraite. Il y a
constat des diffrences tant dans le vcu de leurs rsidents que dans
lorganisation et les reprsentations du travail qui y ont cours. En traitant de la
place de la demande dans la communication entre rsidents et personnels, endistinguant leur reprsentation du temps et en sintressant lentre progressive
du corps dpendant dans lorganisation du travail, ce chercheur rend compte
du devenir des personnes ges vieillissant au sein dinstitutions spcialises
dans le traitement de la dpendance.
Notre rapport se termine sur Mont Arbrai, notamment parce que la
question de la mort y est omniprsente, mais galement parce quEric Minnaert
a suivi de prs lensemble des activits sarticulant autour des soins prodigus
aux personnes en fin de vie et du dernier parcours du corps. Des derniers instants
de vie aux crmonies dinhumation, en passant par les traitements du corpsmort, ces tapes nous disent beaucoup du rapport de nos contemporains avec la
mort et, trs concrtement, des pratiques de dritualisation des crmonies
funraires. Son point de vue unique lui permet de questionner le traitement
professionnel de la mort dans ces tablissements destins accueillir des
personnes de grand ge en fin de vie. De mme, en revenant sur les rapports
entre les diffrentes ruptures qui vont des accidents de la vieillesse jusqu lamort, ainsi qu la mise mal des relations familiales, Eric Minnaert offre un
regard original sur ces trajectoires en institution qui sont au cur de notre
rapport.
Quelques rsultats propres la dmarche ethnologique
Au-del des connaissances qualitatives approfondies rassembles dans laprsente synthse, les trois enqutes ont galement montr le bien-fond de
lapproche ethnologique dans ltude dinstitutions modernes comme les
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tablissements pour personnes ges. Ce point particulier est dvelopp plus loin(conclusion de ce rapport). Il importe de souligner limplication des observateurs
sur le terrain, pendant plusieurs mois et plein temps, leurs changements deposte, les relations troites quils ont noues tout la fois avec le personnel, les
rsidents et les familles ; mais aussi lamplitude des points de vue ainsi runis
sur la ralit concrte de la vie ou du travail au sein des tablissements. Cest de
la multiplicit de ces micro-enqutes croises et de la dimension motionnelle
lie des vcus parfois trs opposs que rsulte la finesse de donnes que seule
la dmarche ethnologique permet de mettre en lumire.
Les changements de poste, par exemple, ont permis daccorder une
cohrence certaines activits demandant lintervention de professions
diffrentes. Ainsi, Laprade, lquipe des cuisines ne suit pas les chariots repasquelle prpare ( lexception parfois de la ditticienne). Elle ne participe pas
aux services du midi ou du soir. Les multiples points de vue expriments par
lethnologue en simpliquant dans la confection du repas jusqu son service
sont relativement indits assez pour intresser le personnel. Le chef de cuisineaime savoir par exemple si les quantits proposes correspondent bien aux
besoins des units ou si les rsidents ont apprci un plat particulier.
Au crdit des trois recherches effectues, on retient encore quelles
dmontrent la ncessit fondamentale de prendre en considration les volutions
physiques et mentales des gens gs, et den tenir compte dans la manire dont illeur est alors possible de se rapproprier lespace collectif. On retient aussi
quautour de notions particulires, telles que celles de dpendance, de chute,
dattente ou de demande, lethnologue peut mettre en vidence des jeux
dacteurs, faire entendre des voix et des points de vue diffrents, souligner des
dtails signifiants et expliciter les reprsentations et pratiques quils recouvrent.
Bien quelles rsument succinctement les donnes recueillies et leur
analyse, et bien quelles ne se substituent aucunement aux trois ethnographies
ralises (qui feront lobjet de publications spares), les trois parties du prsent
rapport montrent combien sapprocher au plus prs de toutes les catgoriesdacteurs humanise notre comprhension des problmes soulevs par la fin de
vie. Ici, il nest pas seulement affaire de moyens financiers ou de grandes
options gnrales sur larticulation entre le maintien domicile et lentre en
institution, entre les diffrentes offres dhbergement pour personnes ges,laugmentation du nombre de places ncessaires, le recrutement des personnels
soignants, etc.
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Il est dabord question de diminuer le mal-tre des personnes ges en
amliorant de multiples aspects de leurs relations avec leur environnementhumain, sans ncessairement bouleverser le cadre structurellement lourd et
dterminant que constituent en eux-mmes les tablissements pour personnes
ges dpendantes.
Quelques propositions (ou pistes de rflexion, plutt) sont donc
avances en conclusion de ce rapport : soutenir les recours alternatifs auxinstitutions griatriques, en dveloppant tout particulirement lhbergement
temporaire,offrir un statut permettant aux familles de simpliquer et de prendre
des responsabilits dans la vie quotidienne des institutions griatriques,
multiplier les occasions dtre dans la rciprocit pour la personne ge,prendreen compte linactivit et ne pas la stigmatiser, notamment en lui offrant des lieux
spcifiques, etc.
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Chapitre 1Entrer en maison de retraite
Laurent Riot
Considres comme des tapes dcisives de la trajectoire des personnes
ges vers les tablissements dhbergement, les circonstances de lentre en
institution et lintgration sociale des rsidents dans ces tablissements sont les
deux principaux objets abords dans cette partie liminaire du rapport. Monimplication plein temps dans la maison de retraite des Gents, puis une
immersion de plus brve dure dans la maison de retraite de Bel air6 mont rendu
particulirement sensible la fois aux parcours familiaux et sociaux prfigurant
lentre des personnes ges en institution et aux relations sociales luvre
entre ces personnes dans le nouvel univers quelles intgrent. Le type de
structure dans lequel je me suis impliqu joue pour beaucoup dans cet intrt
port aux relations sociales. A la diffrence des deux autres terrains, en effet, les
Gents et Bel air sont des tablissements mdico-sociaux. Ni totalementmdicaliss comme peuvent ltre les services dune unit de soins longue
dure (USLD) ou dun hpital local ni totalement trangers au milieu mdical,les maisons de retraite prsentent un ensemble de traditions danimation et
dencadrement social que lon ne retrouve pas ncessairement dans destablissements rattachs au secteur sanitaire. Ceci ne signifie pas, bien entendu,
quaucune vie sociale nexiste dans des environnements plus mdicaliss. Mais
japporterai sur cette question quelques clairages qui feront ressortir plusieurs
types de variations entre les maisons de retraite et des structures plus
mdicalises.
Les circonstances de lentre en maison de retraite sont bien souvent le
fruit dun consensus tacite entre les personnes ges, leur entourage proche et lecorps mdical. Ce consensus tient en grande partie au sentiment indiciblequprouvent les personnes ges de devenir un poids pour leurs proches, et,
pour les proches et les gnralistes, celui de soccuper dun fardeau . La
6 On trouvera en annexe une prsentation synthtique des diffrents terrains tudis dansle cadre du Protocole dethnologie des organisations. Jai pass six mois temps pleinaux Gents, et trois semaines dans la rsidence de Bel air.
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survenue de nouveaux handicaps chez les personnes ges entrane, de fait, desexpriences de prise en charge indites, qui conduisent trs souvent lentre en
institution, sans autre alternative. On verra, pour autant, quune telle dcisionrepose largement sur des non-dits entre les diffrents acteurs en jeu et que les
conditions dans lesquelles la demande rencontre l offre dhbergement
peut parfois tre brutale. Lintgration des rsidents dans lunivers des
tablissements de prise en charge est ensuite une tape cruciale de litinraire
des personnes ges en institution, avant les relations proprement dites avec les
personnels soignants. Cette intgration passe par plusieurs phases dadaptation lunivers collectif, par lapprentissage de normes de comportement propres au
groupe des rsidents, et par des ajustements continuels ces normes collectives,
alors mme que celles-ci se trouvent remises en cause par lvolution de la sant
physique ou mentale des rsidents au fil du temps pass dans linstitution.
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1.1 Lentre en institution : histoire dun consensusLes sciences sociales redcouvrent et interrogent aujourdhui les liens
familiaux entre gnrations ges et moins ges, aprs avoir dnonc, depuis
les annes 1950, leur dsagrgation7. Tout un pan des relations familiales se
trouve en effet mis lpreuve lapproche de la fin de vie des personnes ges,
alors que co-existent aujourdhui deux gnrations retires du monde du travail.
Si la question du soutien aux personnes de grand ge fait lobjet dune attention
publique accrue, cette question rvle au quotidien les relations ncessairement
complexes, qui se sont constitues depuis plusieurs dcennies au sein des
familles. Les descendants respectent entre eux diffrents niveaux deresponsabilits dans les soins prodigus aux ans, responsabilits qui prolongent
une histoire familiale et affective chaque fois singulire. Quelques-uns des
membres de la ligne et sil ny a pas de descendance directe, des neveux, des
nices ou des frres et surs ont un rle plus important que dautres dans cette
assistance aux ans. Un nombre important denfants de la fratrie, des principes
familiaux divergents entre belles-familles, la mobilit sociale de certains
membres de la fratrie, lloignement gographique dautres de ces membres,
lvolution des modles ducatifs, ou, dans certains cas, les modes de
transmission patrimoniale sont autant dlments qui concourent, au fil des
histoires familiales, tantt au rapprochement dune partie des descendants deleurs parents gs, tantt leur loignement8.
Cest dans ce cadre la fois gnral et singulier des relations familiales
que lide dentrer en tablissement dhbergement collectif devient petit petit
lobjet dun consensus entre les personnes ges et leurs proches. Ce consensus
rsulte dexprimentations qui, en rponse des incapacits physiques ou
mentales nouvelles des ans, sont juges insatisfaisantes par ces diffrents
protagonistes. La cohabitation au domicile des proches, le recours des services
7 Cette redcouverte des liens familiaux tient, pour une part, daprs J.-P. Lavoie, lallongement de lesprance de vie et la crise conomique contemporaine,Cf. J.-P.Lavoie, Familles et soutien aux parents gs dpendants, Paris, LHarmattan, 2000(introduction).8 Sur les formes de conflits gnrationnels au sein des familles contemporaines enFrance, voir par exemple C. Attias-Donfut, N. Lapierre et M. Segalen, Le nouvel espritde famille, Paris, Odile Jacob, 2002, pp. 139-183, M. Segalen, Sociologie de la famille(5e d.), Paris, A. Colin, 2000, pp. 74-87 et C. Lemarchant,Belles-filles. Avec les beaux-
parent, trouver la bonne distance, Rennes, PUR, 1999.
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de maintien au domicile, laide apporte au domicile par les proches eux-mmes,lhospitalisation, le repos en maison de convalescence prfigurent en partie
lentre dfinitive en tablissement dhbergement collectif. Avant lpuisementde tous les recours possibles, les tablissements dhbergements collectifs
apparaissent alors frquemment comme une solution acceptable pour lavenir
immdiat des personnes ges : un lieu intermdiaire entre lancien domicile des
ans et celui des proches, et dans lequel les ans ont le sentiment quils
pourront vivre la fin de leur vie sans peser sur celle de leurs descendants.
1.1.1 Devenir un poids , supporter un fardeau :un arrire-plan familial
Quand elles parlent des circonstances de leur entre en tablissementdhbergement, les personnes de grand ge prsentent presque toujours ces
circonstances comme le rsultat dinitiatives personnelles et dchanges de bons
procds avec leurs proches la suite dvnements particuliers : Jtais en
maison de convalescence suite ma pneumonie, et jai dit ma fille :
Maintenant, tu me trouves une maison de retraite, je ne peux plus me suffire
moi-mme, dit par exemple une dame des environs de Muset, ne en 1913,
entre aux Gents en 2004. Cette prsentation de soi est rcurrente dans les
tablissements dhbergement collectif 9. Lide que la plupart des personnesges expriment ici a posteriori est quen prenant une telle initiative et en
assumant elles-mmes financirement les services des tablissements, elles
nauront plus le sentiment dtre un poids pour leur entourage. Cette
impression de faire peser un fardeau sur lentourage nat dexpriences
concrtes. Insuffisance cardiaque, vertiges, difficults marcher, chutes
entranant des incapacits physiques inattendues, perte dun conjoint ou dun
ami proche, annonce soudaine dune maladie incurable, aggravation dune
affection bnigne, pertes de mmoire entranant dautres troubles : cesvnements font prendre conscience aux personnes ges qui les vivent quelles
ont dsormais affaire un corps fragilis et pesant , cest--dire ncessitantune attention particulire. Pour autant, en sattribuant elles, et elles seules, la
responsabilit dentrer en maison de retraite, elles gomment larrire-plan
familial dans lequel a t construite cette dcision. Par l, elles sefforcent
9 Elle est par exemple signale par la sociologue Isabelle Mallon dans son tude rcentesur les maisons de retraite. Isabelle Mallon : Vivre en maison de retraite. Le dernierchez-soi, Rennes, PUR, 2005, pp. 58-60.
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dattnuer le sentiment de culpabilit quelles prouvent entre lattenteimprobable dune prise en charge par les descendants forme dassistance
encore prsente lesprit de certaines familles rurales et qui constitue unepratique effective de certaines familles avant lintgration dun tablissement
et loffre de soins en institutions spcialises. Les personnes ges se rangent
explicitement du ct de lalternative institutionnelle quand il savre que celle-
ci apparat leurs yeux comme la meilleure solution pour leurs proches.
Sur le long terme, une familiarisation avec les diffrents acteurs desmaisons de retraite permet de voir, larrire-plan, le rle que jouent les enfants
ou dautres proches dans ces dcisions. Laction densemble de lentourage
familial contribue en effet jeter des passerelles en
direction des institutions et amne les personnes ges aller la rencontre de ces institutions pour y finir leur
vie. Bien quelles cherchent montrer quelles ont
dcid elles-mmes dentrer dans un tablissement et
quelles ont pris pour cela des mesures spcifiques, cesont bien souvent les proches qui contactent les
tablissements et qui prsentent sous le meilleur jour
leur parent g dans lespoir que le cas de ce parent sera
retenu. Des conversations informelles avec les
rsidents, dun ct, et avec les familles, de lautre,
permettent de recouper des informations assez fines surles compromis familiaux prfigurant lide dentrer en
institution. En complment, les entretiens de pr-
admission 10 sont loccasion dobserver directement de
quelle manire lentourage familial dcrit certains
lments de la vie de tous les jours qui sont
progressivement devenus des problmes. Le rlequendossent les proches en prenant contact avec les institutions est souvent le
fruit dune concertation pralable avec les ans. Nanmoins, les parents gs ne
sont pas toujours au courant des dmarches quentreprend leur entourage auprs
des institutions et certains proches anticipent la volont de leurs ans sansncessairement les avertir de leurs initiatives. Si les responsables
10 Les entretiens de pr-admission confrontent les rsidents potentiels et leur famille auxdirections dtablissement. A lissue de ces entretiens, les directions jugent, daprs lessituations qui leur sont prsentes, si les personnes ges rencontres leur paraissent
prtes ou non entrer en institution. On reviendra plus loin sur les critres de jugementdes responsables dtablissement.
CHUTERLe risque de chute est omniprsent dans
l'esprit des personnes ges. La chute a en
effet un rle central dans les circonstances
de leur entre en institution et desconsquences sur leur itinraire dans les
tablissements spcialiss, une fois qu'elles
s'y trouvent hberges. La chute marque untournant dans la vie des personnes ges, en
ce sens qu'elle reprsente un moment
fatidique o lindividu fait acte socialement
de sa vulnrabilit et, sans le vouloir, poussesa famille agir pour pallier lincapacit
rester seul que cet acte manifeste. Dans les
rcits de vie des rsidents, la chute apparat
comme un vnement dclencheur : lorigine de handicaps durables, elleentrane souvent un premier recours des
services ou des institutions de soins et des
changements dcisifs au sein des institutions,
(utilisation de fauteuils roulants,
interventions des personnels soignants).
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dtablissement refusent en thorie des demandes auxquelles les personnes gessemblent ne pas avoir t associes, leur jugement se fonde en premier lieu sur
ce que leur prsentent des reprsentants de la famille. De fait, cette situationconduit les responsables estimer les accords auxquels semblent tre parvenus
les parents gs et leur entourage. Lors des premiers contacts avec linstitution,
les proches justifient presque toujours leur dmarche auprs des responsables
dinstitution en se dfendant de vouloir se dbarrasser de leur an. Ceci est
surtout vrai lorsque les personnes ges quils reprsentent nont plus toutes
leurs facults mentales et quils parlent leur place et en leur nom. Ainsi, unedame venue avec sa belle-sur dans le bureau de la directrice des Gents pour
un premier entretien dit pour commencer lentrevue : Vous savez, on nest pas
les belles-filles qui veulent se dbarrasser tout prix de leur beau-pre .
Cherchant viter tout malentendu, la dame prcise, sur le mode de la boutade,quelle et sa belle-sur viennent au nom de leurs maris respectifs au travail
et de leur belle-mre. Quelles circonstances amnent donc les ans et leurs
proches sentendre pour contacter des tablissements dhbergement collectif ?
La description de handicaps physiques ou de maladies neuro-dgnrativesattestes (maladie dAlzheimer, par exemple) interfre ici avec des
considrations plus personnelles qui expliquent une telle dmarche : une
cohabitation impossible avec les proches, langoisse de devoir grer distance
des aspects de la vie des parents gs, la fatigue morale et physique consquente
laide apporte des ans atteints de snilit, par exemple.
Une cohabitation impossible ?
Ne vraisemblablement de lattente implicite dun contre-don de
proximit, daffection et dentraide de la part des parents gs, la prise en charge
au sein du domicile des descendants peut tre une tape contribuant la dcisionde contacter un ou plusieurs tablissements dhbergement spcialiss. De
manire gnrale, cette exprience a pour consquence dinverser les rles
parentaux entre adultes dune mme famille et conduit inexorablement des
tensions intergnrationnelles. Dans une telle situation, les parents gs sesentent souvent inutiles et sennuient, car les initiatives quils prennent dans la
sphre domestique de leurs proches ne saccordent pas avec les routines que
ceux-ci y ont instaures. Cest surtout vrai pour les femmes ges. Un monsieur
de cinquante-huit ans explique par exemple la directrice de Bel air que sa mreest tombe dun escalier alors quelle voulait seconder sa belle-fille pour la
gestion du linge : Vous comprenez, ma mre, cest une active Elle peut pas
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rester rien faire. Un jour, elle a voulu descendre le linge que ma femme avait
mis scher dans le grenier. On lui avait rien demand, hein. Elle descendait
lescalier avec la bassine dans les mains, hop, elle a loup une marche et elle est
tombe . En dehors des tches mnagres, les conseils donns aux enfants sur
lducation des petits-enfants que ceux-ci soient encore au foyer ou dj entrs
dans la vie dadulte constituent un autre objet de conflit lorsque parents gs et
proches cohabitent. Une telle cohabitation sur le long terme apparat en outre
dautant plus difficile que les parents gs dpendent de leur entourage pour tout
un ensemble de dmarches qui viennent sajouter dautres contraintesordinaires : accompagner son an chez un mdecin ou un spcialiste,
laccompagner dans ses rendez-vous auprs des banques et, plus gnralement,
laider grer ses finances, par exemple. La cohabitation des descendants et des
parents gs nest pas ncessairement trs rpandue aujourdhui on lobserveencore en milieu rural. Mais elle fait clairement apparatre tous ceux qui la
vivent la difficult dinverser les rles parentaux durant cette phase de
lexistence.
Maintien domicile et dpossession de la vie prive
Un recours possible pour pallier cette situation est lutilisation deservices de maintien domicile. Les personnes ges restent alors une distance
respectable de lunivers familier de leurs proches et nempitent pas sur celui-ci.Ce type de service implique cependant lentourage de faon plus ou moins
directe, surtout lorsque celui-ci rside dans lenvironnement immdiat des
personnes ges. Les quipements en tlalarme, par exemple, sont souvent
relis un proche de la famille, en plus de ltre des personnels susceptibles
dapporter un secours dans lurgence. Dans ce cas, lentourage est directement
sollicit par la personne ge lorsque celle-ci utilise ce systme. De plus, lorsqueltat de sant des parents gs ncessite des interventions approfondies et
rptes de personnels domicile pour laide mnagre, le portage des repas,
les toilettes et des soins infirmiers , les proches et les personnes ges prennent
conscience que ces interventions se font au dtriment de lunivers priv dans cetespace. Si le maintien domicile reprsente un idal de prise en charge il
permet littralement le maintien des personnes ges dans un espace priv
quelles ont investi affectivement , lactivit densemble des employs daide
domicile finit en effet par donner limpression que les parents gs sontdpossds de cet univers. Certaines personnes ges soulignent plusieurs types
de dconvenues allant dans ce sens : impossibilit de sortir de chez soi avant
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larrive de tel ou tel personnel, susceptible dtre retard dans son travail cause des relations de service engages auprs dautres usagers, conflits entre
catgories de personnels sur la rpartition du travail domestique au sein mmedu domicile (est-ce que jeter les ustensiles de soins fait partie des tches
accomplir par les infirmires ou par les aides mnagres ?), multiplication du
personnel intervenant. Il rsulte de tout cela un sentiment dintrusion progressive
des services de maintien domicile dans la vie prive et une forme de lassitude
des personnes ges et de leur entourage. Ce sentiment se trouve pleinement
exprim dans les propos suivants :
Question : Et vous avez fait appel aux services domicile [retour chez elle
aprs une priode de convalescence faisant suite une fracture du col du
fmur non dplace] ?La fille [rpondant la place de la mre] : Oui, euh non Enfin, je crois
que maman, hein On a vu assez vite que ctait pas la panace
La mre, 93 ans, rsidente des Gents : Bah, que voulez-vous Un coup,
cest la fille qui vient faire le mnage, un autre coup cest la fille qui vientaider faire les repas, un autre coup, encore, cest linfirmire Et puis
cest pas les mmes personnes parce que elles font a que la moiti du
temps. Alors, cest pas pour dire, hein parce que cest souvent des filles
trs dvoues, il faut pas leur enlever a elles voient des cas, quand
mme. Mais, que voulez-vous, pour une personne de mon ge, cest
fatiguant, la fin. A mon ge, on aime bien rester tranquille chez soi
Pour lentourage, cette impression est parfois redouble par le sentiment dtre
soi-mme dessaisi de toute initiative dans le domicile des parents gs, alors que
lunivers de leur parent est un monde qui leur est familier.
Lappel des services de maintien domicile, galement, est frquentquand parents gs et proches se trouvent gographiquement loigns les uns
des autres. Paralllement au processus gnral de vieillissement, la vie dadulte
et la carrire professionnelle des enfants concourent en effet une telle prise de
distance entre gnrations. Cest le cas dune bonne partie des familles que nousavons rencontres dans les cinq tablissements, except peut-tre en milieu rural,
o les parents gs et une bonne partie de leurs descendants restent proximit.
Lorsque surviennent des problmes de sant ou dun autre ordre chez les
personnes ges, lentourage familial fait alors bien souvent appel desassociations employant des personnels domicile ce qui vite aux proches
davoir se dplacer plus souvent qu laccoutume. Dans ce cas, cest
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distance que les enfants interprtent les relations entre les parents gs et cespersonnels, et certains vnements rapports par les parents gs viennent
parfois rompre la confiance que lentourage avait dans ces personnels. Lesreprsentations de ce qui se passe concrtement chez les ans peuvent prendre
une dimension indite, dans la mesure o elles sont modeles et amplifies par
limaginaire. Les enfants craignent par exemple tout coup que leurs parents
gs soient devenus trop fragiles pour continuer vivre loigns deux et sans
leur soutien moral. Certains vnements leur paraissent tre galement les
indices du manque de discernement de leurs ans dans les relations que ceux-cientretiennent avec les personnels domicile et lenvironnement immdiat. De
faon gnrale, lloignement gographique induit une part de spculation chez
les enfants et cette part de spculation explique que le recours aux services
domicile soit transitoire dans ces conditions. Les proches cherchent alors attirer leurs parents une distance plus raisonnable deux, par lintermdiaire
dun tablissement dhbergement collectif. Lanecdote suivante illustre bien ce
genre de situation. Elle montre, par ailleurs, que les personnes ges ont parfois
limpression dtre prises au pige des peurs de leur entourage :
[Rsidente de Bel air, 82 ans]
Jaurais pu rester chez moi, mais ma fille a eu peur, et depuis six ans, je
suis l. Cest une idiotie, de ma part. Je prenais un bain chez moi et quand
jai voulu me relever pour sortir de la baignoire, je me suis retrouve
coince. Pendant trois quart dheure, une heure environ, je suis restecoince comme a. Javais rendez-vous avec mon mdecin, il fallait que je
le prvienne que je serai en retard. Ma petite aide mnagre ntait pas l.
Elle devait venir mais elle navait pas prvenu quelle ne viendrait pas.
Alors, je me suis nerve et le rsultat, cest que je ne pouvais plus faire
un mouvement. Quand je me suis calme, a sest arrt []. Jai vu par
la suite le mdecin et il ma rassure en me disant que a pouvait arriver.Mais jai eu lidiotie de dire a ma fille. Elle a pris peur, et elle a fait
toutes les dmarches pour contacter une maison de retraite prs de chez
elle, parce quelle pensait que ma petite jeune de compagnie ne suffisait
pas. [Mme Palisse, 79 ans, ayant quitt la banlieue parisienne pour emmnager
Bel air, dans lOuest de la France]
La suspicion lgard de personnels entretenant des relations trop intimesavec les parents gs peut galement aboutir de telles interprtations
spculatives. Les enfants souponnent par exemple telle aide mnagre de
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profiter de la fragilit morale et de lisolement de leur parent pour le voler oulescroquer. Constitus la plupart du temps sur la base dindices rels, ces points
de vue sont partiellement dforms et conduisent des dcisions htives. Unersidente des Gents mexplique, par exemple, que cest son aide mnagre qui
la informe quelle pouvait bnficier dune allocation personnelle dautonomie
(APA). Les dmarches que cette personne ge entreprend pour obtenir
lallocation permettent laide domicile de rmunrer ses services. Ne
connaissant pas lexistence de lAPA, les enfants, distants chacun de plusieurs
centaines de kilomtres, pensent nanmoins que laide domicile cherche soutirer de largent leur mre. A la suite de cette affaire, lan de la fratrie
essaie de contrler la situation en demandant sa mre de se rapprocher de lui.
En somme, le recours aux services de maintien domicile, idal enapparence, est bien souvent une tape transitoire dans le parcours des personnes
ges.
Un asile pour le repos de lentourage : le cas des personnes sniles
Lintervention des familles ou des personnels au domicile de personnes
ges prsentant des troubles neuro-dgnratifs comme la maladiedAlzheimer et dautres maladies apparentes est une autre configuration
spcifique qui prfigure la dcision dentrer en institution. Dans ce contexte, lecontact dun tablissement dhbergement est souvent laboutissement de
dilemmes moraux importants au sein du corps familial. Pertes de mmoire
immdiate, difficult pour se nourrir, se laver ou shabiller, conduite dangereuse
en voiture ou dsorientation spatiale plus ou moins temporaire sont des sources
dinquitude permanentes pour lentourage familial. La matrise de ces troubles,
qui apparaissent trs progressivement, contrairement dautres handicapsphysiques, dpend avant tout du degr de coopration des personnes qui en sont
atteintes. Mais lacceptation de laide extrieure, notamment, celle de
lentourage, ne va pas de soi de la part des malades. Elle repose sur diverses
techniques de persuasion moralement et physiquement prouvantes. Danscertains cas, lappui dune autorit mdicale permet de prvenir certains risques
consquents aux troubles causs par la maladie. Mais les familles sont
gnralement seules pour faire face aux squelles de celle-ci sur leurs parents.
Les proches de personnes ges atteintes voquent frquemment le fait quellessont amenes distordre en quasi-permanence des lments de la ralit pour
viter que celles-ci ne prennent des risques selon eux inconsidrs : perte
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volontaire des clefs de voiture pour viter des sorties inopines et dangereuses,dissimulation dobjets tranchants (rasoirs, couteaux, ciseaux, etc.) pour viter
que les personnes ne se blessent, sont ici des exemples ordinaires. Les prochesse trouvent constamment obligs de justifier ces ruses dans la mesure o les
personnes juges malades retrouvent des moments de lucidit et, dans ces
moments, nacceptent pas lide quelles sont malades11. Dans dautres
situations, lorsque les parents gs malades et leur entourage sexposent
ensemble en public, les proches sefforcent de normaliser les stigmates
apparents de la maladie chez leur parent g, en anticipant par la parole cesstigmates tout en accompagnant ces paroles de gestes directifs.
Ces techniques, aussi efficaces quelles puissent tre, apparaissent
difficiles supporter dun point de vue moral, dautant quelles visent prserver une faade sociale qui, pour une part, nexiste plus. Une femme
retraite dune soixantaine dannes explique ainsi la directrice de Bel air
quelle et sa mre sont puises de devoir faire face, tous les jours, aux
problmes causs par le pre : ancien contrleur des tabacs et fumeurinvtr, celui-ci aurait dj manqu de mettre le feu la maison en bourrant
sa pipe avec du papier, aprs avoir essay avec du pain sec, se lve en pleine
nuit et rclame manger et est totalement incontinent. Outre la fatigue et
les preuves psychiques que disent ressentir les proches de personnes atteintes
de ces troubles, le regard compatissant ou critique de personnes extrieures
confrontes ces troubles est une autre source dembarras pour les familles.Cest le cas, par exemple, lorsque les personnes ges sniles se perdent, ne
retrouvent plus leur chemin, et quune personne les aide rentrer chez elles.
Cest le cas galement lorsque un handicap passager li la maladie occasionne
un accident, et par l, la responsabilit des proches. Au fil de lvolution de la
maladie, lentourage en vient alors associer les tablissements dhbergement
collectif une sorte dasile. Mais dans ce cas prcis, la dcision prendre nestpas vidente pour lentourage, car celui-ci ne peut pas la partager totalement
avec les parents gs malades. Les tablissements dhbergement collectifs sont
alors perus comme un lieu grce auquel il est possible, pour les proches,
desprer une forme dapaisement ou de rpit 12 , mais aussi un lieu supposprotger les parents gs dagressions extrieures.
11 Pour une analyse des symptmes psychologiques et psychosomatiques des maladiesneuro-dgnratives, on lira avec attention louvrage du Dr Jean Maisondieu, Lecrpuscule de la raison. Comprendre, pour les soigner, les personnes gesdpendantes, Paris, Bayard Editions, 1989.12 Pour reprendre ici une catgorie du milieu griatrique.
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Survenue des handicaps des parents gs et ge des descendants
Lavance plus ou moins grande en ge des enfants au moment o
apparaissent des handicaps des parents gs explique aussi en partie le
rapprochement des familles des tablissements dhbergement. Certains
descendants sont dj des retraits ayant environ soixante-dix ans, dautres sont
plus jeunes dune dizaine dannes, enfin, une troisime catgorie comprend desenfants gs dune cinquantaine dannes et qui sont encore actifs. La situation
des proches vis--vis du statut de retrait est prpondrante pour rendre compte
des compromis auxquels parviennent les familles lgard des tablissements de
prise en charge. Ainsi, tout se passe comme si, aux ples extrmes des trois gesvoqus cinquante ans et soixante-dix ans environ , le recours un
tablissement pour viter de peser sur les descendants se justifiait plus
facilement qu lge mdian soixante ans environ. Le temps dont disposent
les plus jeunes pour soccuper de leurs parents gs se trouve diminu par lefait que leur propre filiation nest pas encore totalement autonome (en tudes, au
chmage ou dans une autre situation, mais encore au foyer parental). De leur
ct, les septuagnaires observant chez leurs parents des handicaps nouveaux
lis lge se trouvent souvent comme devant un miroir grossissant de leurpropre vieillesse phnomne que lon observe galement dans les relations
entre co-rsidents dans les tablissements et conoivent lide de lentre enmaison de retraite comme une solution leurs angoisses. Dans ce qui suit, les
propos de lan dune fratrie de trois enfants gs de quarante cinquante ans
donnent une ide des difficults envisager de soccuper plus avant des parents
gs, pour des enfants jeunes :
Mon beau-frre, qui tait son compte, a eu une crise cardiaque il y aun an. Il a arrt son activit. Ma sur, qui avait pas de boulot et qui sest
occupe un peu de ma mre, au dbut quelle avait ses problmes
dAlzheimer, a donc t oblige de reprendre le boulot Maintenant, elle
est ambulancire. Donc, cest plus possible quelle soccupe de ma mre.Mon petit frre, il a qu