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Eugène Ysaye, le dernier romantique. Ou Le sacre du violon

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EUGENE YS AYE

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MAXIME BENOÎT-JEANNIN

EUGENE YSAYE Le dernier Romantique ou le Sacre du Violon

PIERRE BELFOND 216, boulevard Saint-Germain

75007 Paris

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Si vous souhaitez recevoir notre catalogue et être tenu au courant de nos publications, envoyez vos nom et adresse, en citant ce livre, aux Éditions Pierre Belfond, 216, Bd Saint-Germain, 75007 Paris.

ISBN 2.7144.2340.X

Copyright © Le Cri, Bruxelles, 1989. Tirage exclusif pour la France effectué pour les Éditions Pierre Belfond, Paris, 1989.

Tous droits de reproduction, par quelque procédé que ce soit, d'adaptation ou de traduction, réservés pour tous pays.

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« Ysaye était un géant. Sa nature titanesque se manifesta particulièrement en musique. Quand il interprétait Bach, sa manière de jouer manquait peut-être de rigueur mais

était tellement puissante par sa profondeur et son immense pouvoir d'émotion »

Georges ENESCO.

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L'école franco-belge de violon

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Première partie

Les années de formation (1858-1886)

« Il me semble que pour un concerto de violon, c'est tout à fait bien d'employer des

airs wallons, c'est bien le moins qu'on puisse faire pour un pays qui fournit des

violonistes à toute l'Europe »

E . CHAUSSON

(à E. Ysaye).

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I

Les Enfances d'Eugène

En 1820, lorsque Georges Ysaye, originaire de Soumagne, bourgade vouée depuis des siècles à l'industrie du fer, émigre à Liège, l'Europe est en paix depuis cinq ans seulement. Après la défaite de Napoléon I le Congrès de Vienne a remodelé le continent. Les anciennes provinces du sud des vieux « Pays-Bas », autrement appelées provinces « belgiques », ont été attribuées à la couronne de Hollande.

Georges est donc Hollandais, même s'il ne parle que wallon et français. Ses ancêtres, d'ailleurs, en dépit des changements de domination ayant affecté la Wallonie, ont conservé non seulement leur vieille langue wallonne et leur profession de cloutier, mais aussi leur plaisir à jouer du violon. Concentrée surtout dans l'ancienne principauté de Liège, la lutherie est, de longue date, une des activités les plus prospères de la région. On lui doit la popularité de l'instrument dans toutes les couches de la société, y compris les plus pauvres.

Les dimanches, à l'église Georges Ysaye tire de son violon des airs à faire pleurer les femmes. Dans les bals et les mariages, il sait aussi les faire danser.

Le reste du temps — six jours dans la semaine —, le grand- père d'Eugène travaille comme maçon. Les progrès de l'industrie et l'essor du machinisme l'ont contraint à abandonner la profes- sion de cloutier, traditionnelle chez les Ysaye et pratiquée jusqu'à lui sans interruption.

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A Liège, Georges rencontre une femme qu'il épouse. Elle lui donne huit enfants. Deux seulement, Jean-Pierre et Nicolas, survivront. Nicolas sera le père d'Eugène.

Georges transmet son savoir et sa technique musicale à ses deux fils. Fruste pédagogie : la main leste et le coup de pied facile. Ajoutez à cela que ses fils doivent apprendre un vrai métier et vous aurez une idée du petit enfer que fut l'enfance de Jean-Pierre et de Nicolas.

Le premier entre en apprentissage chez un armurier, le second chez un tailleur. Sentant peut-être que la musique lui permettra d'échapper un jour à sa condition, l'apprenti tailleur s'inscrit au Conservatoire de Liège, dans la classe de François Prume. Ce virtuose, qui avait déjà effectué plusieurs tournées en Europe, était un représentant typique de l'école franco-belge de violon

Au physique, Nicolas est une force de la nature. Il le faut, du reste, pour mener de front la profession de tailleur devenue la sienne, des études de violon et de trombone, des prestations exécutées dans les services religieux et les fêtes.

Enfin, après des années de travail acharné pour la musique, les efforts de Nicolas sont récompensés. En 1850, à vingt-quatre ans, il est engagé comme chef d'orchestre au Théâtre de Mons. A suivre son itinéraire, on est tenté de paraphraser Groucho Marx : parti de rien, Nicolas est arrivé à la pauvreté. En effet, son emploi ne lui rapporte que vingt francs par semaine. Mais au moins exerce-t-il la profession de son choix.

Peut-être a-t-il également un autre motif de satisfaction s'il est sensible aux questions nationales. Né Hollandais par les hasards de l'histoire, il était devenu Belge en 1830, quand les bourgeoisies francophones de Wallonie et de Flandre se dotèrent d'un état indépendant. De ce fait, comme si l'insurrection avait libéré des forces insoupçonnées, le nouveau royaume, foyer de

1 L'école franco-belge de violon : la plupart de ses éminents représentants, s'ils sont nés dans la partie francophone de la Belgique actuelle, ont fait carrière en France où ils ont formé des violonistes français et européens.

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libéralisme, connaît une prospérité rapide que peuvent lui envier ses vieux et puissants voisins.

Mais la situation de l'individu Nicolas Ysaye n'en est pas améliorée pour autant. Sans repos, il court le cachet et donne des leçons particulières. Déjà précaire, sa position sociale devient encore plus incertaine lorsqu'il tombe amoureux de Marie-Thé- rèse Sottiaux, la fille d'un contremaître des houillères du Hainaut, un porion. Le père de la jeune fille s'oppose au mariage. Pour lui, Nicolas est une sorte de gueux, un gratteur de crin-crin, tout juste bon à faire danser les ours dans les fêtes foraines. Il n'y a pas de langage commun entre un violoniste désargenté, fût-il chef d'or- chestre d'un théâtre de province, et le père Sottiaux, agent de maîtrise, imbu de son appartenance à l'« aristocratie ouvrière » et tout dévoué à la production de sa compagnie.

De guerre lasse, Nicolas enlève Marie-Thérèse et l'em- mène à Liège. Le couple s'installe dans un deux-pièces, au deuxième étage d'une maison sise 233 rue Sainte-Marguerite. Le logement ne respire pas l'aisance. On mange et vit dans la cuisine- salle à manger. Pour dormir, on se retire dans une chambre meublée du strict minimum : une chaise, une table de nuit, un lit.

Les trois premiers enfants du couple naissent dans cet appartement étroit et incommode. Marie d'abord, en 1852, Jo- seph, en 1854, et Eugène-Auguste, le 16 juillet 1858. Ce jour-là, la mère, comme elle en a l'habitude, accouche chez elle, aidée seulement d'une voisine. Marie et Joseph jouant ensemble de l'autre côté de la rue, dans la cour d'une ferme, sont priés d'aller accueillir leur petit frère Eugène, seulement Eugène car on n'uti- lisa jamais son deuxième prénom. Le bébé a les yeux bleus et pèse près de cinq kilos.

Le jour suivant, l'enfant est baptisé en l'église Sainte- Marguerite. Il n'y a pas grande dépense ce 17 juillet, la famille tirant toujours le diable par la queue.

Marie-Thérèse gère comme elle peut le fragile ménage. Pour pallier le manque d'argent — les gains de Nicolas lui filaient entre les doigts —, la jeune femme se place à la journée dans

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certaines maisons de Liège. A priori, Eugène n'est pas né dans le cocon idéal pour élever de la graine d'artiste. Ses trois premières années sont celles d'un enfant du peuple. Un de ses jeux en témoigne : en compagnie de ses camarades, fils de paysans et de mineurs, il escalade le terril voisin et se laisse glisser du sommet.

En décidant de lui apprendre le violon à quatre ans, Nicolas ne se doute probablement pas qu'il va modifier pour toujours le destin de son fils. Sinon, rien n'aurait différencié Eugène de ceux qui, dès dix ans, descendaient à la mine ou travaillaient dans les champs.

Eugène a déjà entendu Nicolas donner quelques bribes d'enseignement à Joseph, l'aîné des garçons. Mais jamais encore il n'a éprouvé la curiosité de toucher à l'instrument et d'en tirer des sons.

Nicolas inculque d'abord à Eugène l'A.B.C. de la tenue du violon. Les préceptes en sont connus depuis qu'ils ont été exposés en 1834 par Baillot, élève français de Viotti, dans son Art du violon. En résumé, Eugène doit placer son instrument sur la clavicule gauche, « incliné vers la droite d'environ 45 degrés, maintenu par le menton, à gauche du cordier, l'instrument à peu près horizontal, la volute légèrement surélevée, faisant face au milieu de l'épaule gauche, le coude gauche rentré, à l'aplomb du milieu de la table »

Nicolas s'y prend de la même manière que son père jadis avec lui. Si Eugène, épuisé par des heures d'exercices de sons filés, abaisse le manche de l'instrument, il reçoit un coup de baguette sur la main gauche.

Le père a un caractère rude, impatient. Sa vie laborieuse et épuisante ne le prédispose pas à la douceur, à la psychologie. Il multiplie les engagements pour nourrir sa famille. N'ayant rien oublié de son métier de tailleur, il coupe lui-même les vêtements de sa femme et de ses enfants. Il sait aussi se transformer en instituteur apprenant à lire et à écrire à ses deux garçons.

1 Marc PINCHERLE, Le Violon, PUF.

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Misère digne. Rien à voir avec les débordements des prolétaires de la maison voisine. Chez Nicolas, les instincts sont bridés, on sublime tant qu'on peut. On lutte pour ne pas sombrer dans l'animalité d'une grande partie de la classe ouvrière. On se cramponne à sa dignité, à sa conscience, à la musique.

Eugène s'évade souvent de cette ambiance affreuse. Dans la rue, il oublie l'atmosphère contraignante du ménage de ses parents. Lorsqu'il rentre pour sa leçon, le visage noir de charbon, les vêtements déchirés, cela rend Nicolas fou de rage. De quoi dégoûter à tout jamais l'enfant de l'art du violon et de l'étude du solfège. Mais Nicolas croit bien faire. Il rêve pour Eugène d'une vie plus facile que la sienne. Et pourquoi pas, de la célébrité qui donne la richesse et les honneurs. L'instinct de survie de sa lignée guide Nicolas.

Les coups, le frottement mécanique de l'archet sur les cordes, cela dure des années. Jusqu'à ce qu'Eugène, de lui-même, fasse vibrer le son. Cette découverte lui est interdite. Impitoyable, Nicolas s'emporte : vibrer à sept ans, mais à quoi pense-t-il, ce gosse ignorant ! Pas question de le laisser exprimer ce qu'il ressent en son âme.

L'enfant en a assez. A la fin d'une leçon tristement pareille aux précédentes, il sort dans son quartier recouvert, été comme hiver, de poussière de charbon. Retourner dans le logement de ses parents ? Pour retrouver, malgré deux déménagements, le même deux-pièces exigu, merci bien ! Le front buté, Eugène marche au hasard. Il regrette un instant sa mère, mais tant pis ! Sa mère est coupable d'être impuissante à le protéger de Nicolas, ce tyran au visage trop souvent crispé par la colère. Adieu ! la vraie vie est ailleurs. Eugène décide de partir à l'aventure, vers la forêt où il espère trouver refuge, loin des vociférations et des raclées. On pense à Rimbaud (onze ans à l'époque), qui ne vivait pas très loin d'ici, à Charleville. Rimbaud, le précoce, et ses poètes de sept ans, qui n'avait pas à craindre les colères d'un père angoissé (il l'avait abandonné) mais l'austère inflexibilité d'une mère étouffante.

Eugène disparu ! Alertés, les gens du quartier participent

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aux recherches. Plusieurs heures après, le petit est retrouvé, endormi sous un arbre, le visage caché sous ses boucles brunes. Les yeux de Nicolas brillent d'un éclat étrange. Sa voix tremble quand il demande à Eugène de rentrer. Il n'y a pas de sanction, pas de coups, pas d'invectives. Et les leçons recommencent, plus sereines... jusqu'à la prochaine crise.

Dans le quartier populaire d'outre-Meuse à Liège, où, notons-le, Simenon naîtra quarante-huit ans plus tard, le Théâtre du Pavillon de Flore est voué à l'opérette. Nicolas Ysaye dirige l'orchestre, déjà composé de plusieurs membres de sa famille lorsqu'Eugène y entre. A sept ans, il en est le plus jeune membre. La terreur que lui inspire son père ne l'empêche pas, à plusieurs reprises, de lui jouer des tours. Battant la mesure, Nicolas se venge sur-le-champ et, à la dérobée, décoche à Eugène quelques mé- chants coups de pied au derrière. Le spectacle est alors aussi bien dans la fosse d'orchestre que sur le devant de la scène et dans la salle remplie d'un public bon enfant qui s'amuse de tout et de rien.

Toujours sous la direction de Nicolas, Eugène joue dans un cadre plus élevé : la cathédrale Saint-Paul. Le samedi, changement de décor, l'enfant connaît alors, comme son père et son aïeul, les mariages et les fêtes de village. D'une génération à l'autre, les Ysaye empruntent les mêmes expédients pour rapporter quelques francs de plus à la maison.

Bientôt, Eugène entre en apprentissage chez un armurier, un nommé Gérard. L'oncle Jean-Pierre dont c'est la profession, l'a chaudement recommandé. Un bon métier, armurier. Pratiqué depuis des siècles dans la région, il inspire confiance. Il y faut de la main, de l'œil, du savoir-faire, de la force. Violoneux, ménes- trel, c'est une occupation de crève-la-faim. Rien de nouveau sous le soleil.

1 Théâtre du Pavillon de Flore : on y signale le passage d'Yvette Guilbert à ses débuts, ainsi que celui du baryton José Beckmans. Situé 15 rue Surlet, ce théâtre fut inauguré en 1864 et cessa ses activités en 1924. Sylvain DUPUIS ( 1856-1931 ) y entra presque en même temps qu'Ysaye.

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Certes, Nicolas rêve pour Eugène d'une carrière plus brillante que la sienne, mais la réalité recommande de garder les yeux ouverts. Un abîme sépare un violoneux de province d'un virtuose acclamé dans toutes les cours européennes, comme cet Henri Vieuxtemps par exemple. Né à Verviers en 1820, concer- tiste dès l'âge de sept ans. Elève de Charles de Bériot (dernier époux de la Malibran). Devenu, dès sa vingtième année, soliste du tsar de toutes les Russies, il était célèbre jusqu'en Amérique.

N'étant pas encore très sûr des dispositions de son fils, Nicolas préfère le voir embrasser une profession plus tangible. Heureusement, après quelques semaines, il comprend que cet apprentissage risque de gâcher ses chances et l'en retire à temps.

L'éducation rigoriste que subit le garçon, loin de l'avoir réduit à l'obéissance hypocrite, a fait de lui un rebelle au tempé- rament provocateur. Il ne tient pas en place et aime les plaisante- ries douteuses, puisant dans l'arsenal classique des garnements : pétards, poil à gratter, boules puantes dispensés généreusement en tous lieux. Du coup, l'exaspération monte et les taloches conti- nuent de pleuvoir sur l'irréductible.

Il y a plus grave. Jouant régulièrement à la cathédrale, Eugène gagne chaque semaine deux francs (de l'époque). Son père les perçoit à sa place des mains du bedeau. Pour une raison inconnue, un soir de paie, Nicolas est absent. Eugène voit ses camarades empocher l'argent qu'ils ont gagné. Pourquoi pas lui ? D'abord, il n'ose pas, puis, encouragé par les autres, il réclame son dû. A sa grande surprise, sans lui poser de question, le bedeau lui règle non seulement son salaire, mais celui de son père. Eugène se retrouve donc en possession de six francs soixante-quinze cen- times. Jamais il n'a possédé une telle somme. Pris de vertige, l'enfant sort de la cathédrale et dans la rue, voit ce qu'exposent les vitrines des magasins. Il réalise soudain qu'il a dans ses poches de quoi combler ses désirs...

Gourmand, il s'offre pour soixante-quinze centimes de pâtisserie. Il manque de jouets, qu'à cela ne tienne, l'argent lui permet d'acheter ce qu'il convoite depuis si longtemps. Les bras

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chargés de paquets, il s'offre encore des bonbons... Peu à peu sa frénésie retombe. L'heure de rentrer est venue.

Alors la peur fait disparaître les dermiers restes d'euphorie. Que dire ? comment s'expliquer ? Ayant dépensé une somme qui aurait dû servir, il le sait, aux besoins des siens, il n'est pas pressé de les retrouver. Il traîne, fait des détours. Il échoue sur un pont. Et en passant au-dessus de la Meuse, il a une idée : se débarrasser de ses nouveaux jouets en les jetant dans le fleuve. Mais le sentiment de la faute demeure, de plus en plus lourd à mesure qu'Eugène se rapproche de son quartier.

Enfin, vers les six heures, il atteint les abords de sa maison. Dans la rue, il distingue tout de suite une haute et massive silhouette qu'il connaît bien. Véritable statue du Commandeur, Nicolas le foudroie de son regard furieux. Evitant de justesse une gifle proportionnée à l"indignation du père, qui sait qu'il a touché l'argent à sa place et qu'il en a dépensé la plus grande partie, Eugène détale. Il court se réfugier dans l'appartement, mais ni la mère, ni Joseph, le frère aîné qui en brandissant ses ciseaux de tailleur, l'a souvent sauvé des colères effrayantes de Nicolas, ne sont là pour le protéger. Eugène est seul. Il pose sur la table les quelques pièces restantes. Nicolas devient livide. Il s'empare d'Eugène et le roue de coups. Ensuite, il lui ordonne de demeurer à genoux jusqu'à son retour. Qu'il ne bouge surtout pas et qu'il demande pardon et encore pardon. Nicolas doit aller solliciter une avance au Théâtre du Pavillon de Flore. Avant de partir, il vocifère des reproches... et enferme Eugène.

Aussitôt seul, le garçon brise la porte vitrée qui le sépare de la cuisine, passe dans cette pièce qui donne directement sur le couloir et disparaît.

Nicolas n'a pas traîné. L'évasion d'Eugène, la vitre brisée, c'en est trop ! Bien décidé à faire un exemple, il se lance à sa poursuite armé d'une cravache. La correction qui attend le sacri- pant promet d'être mémorable. Repéré sur le carreau de la mine toute proche, le garçon, talonné par son père, revient chez lui comme un animal blessé. Dans l'appartement, au moment de lever

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sa cravache sur le visage de son fils, Nicolas s'aperçoit qu'Eugène est blessé. En brisant une des vitres de la porte, il s'est entaillé le poignet et a perdu beaucoup de sang au cours de sa fuite. Opéré, pansé, pendant le temps de sa convalescence il échappe aux leçons de violon et aux réprimandes qui les accompagnent.

Guéri, Eugène n'étudiera plus longtemps sous la férule de son père. Nommé chef de l'Orchestre royal de Liège, Nicolas est entièrement pris par son emploi. En octobre 1865, il fait entrer Eugène au Conservatoire, alors sous la direction d'Etienne Soubre. Depuis sa fondation en 1827, l'établissement a gagné en réputation. Du temps d'Eugène, il abrite trois cents élèves, formés par trente-deux professeurs. Parmi les anciens élèves, César Franck, en 1834, y a obtenu un premier prix de piano et Martin Marsick, en 1864, la médaille d'or. Par la suite, Marsick deviendra fameux comme professeur de violon au Conservatoire de Paris où il aura dans sa classe Enesco et Jacques Thibaud. Quant à Franck, nous verrons combien son rôle a été déterminant dans la vie d'Ysaye. A Liège, Eugène travaille sous la direction de Désiré Heynberg, élève de Prume et pédagogue renommé, s'il n'est qu'un bon exécutant. Le garçon ne donne pas entièrement satisfac- tion. De 1865 à 1869, les appréciations d'Heynberg varient. « A des dispositions, de grandes dispositions, fait de grands progrès, progrès mais ne travaille pas assez bien, avance peu ». En solfège, c'est plus inquiétant : « disparaît de la classe, des dispositions mais très négligent, ne travaille pas ».

Sur cette appréciation négative, Eugène, à onze ans, est exclu du Conservatoire. Au faîte de la gloire, il aimera rappeler que ce fut pour « incapacité notoire ». Pied de nez évident à ses anciens professeurs. Mais que s'est-il passé en réalité ? En classe, Eugène critique les méthodes éducatives de son professeur et vante celles de son père, dont, entre parenthèses, il n'eut pas toujours à se féliciter. Les deux hommes se connaissaient et ne s'appréciaient pas. Tous deux élèves de Prume, l'un avait choisi la sage voie de l'enseignement, l'autre l'insécurité de la vie

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d'artiste. Heynberg dut croire que Nicolas poussait Eugène à la rébellion. Quoi qu'il en soit, sapant son autorité professorale, Eugène jetait le trouble parmi les élèves. Un bon motif pour se séparer de ce garçon encombrant...

Mais d'autres raisons peuvent expliquer son échec, malgré un second prix de violon obtenu à neuf ans. La famille Ysaye s'est encore agrandie de Théophile, né en 1865, puis d'Alfred, né en 1869 et qui ne survivra que deux mois. Ils vivent désormais à six dans leur habituel deux-pièces. Une bouche de plus à nourrir signifie une course aux cachets encore plus effrénée qu'avant. Il n'est pas rare qu'Eugène, son frère Joseph et leur père jouent dans les bals jusqu'à l'aube. Epuisé par le manque de sommeil, Eugène tente de suivre les cours tant bien que mal. Au Théâtre du Pavillon de Flore, il passe trois fois par semaine. Et n'oublions pas les répétitions et les prestations à la cathédrale Saint-Paul.

Et, soudain, dans les années 1867-68, il y a l'absence du père. Nicolas franchit l'océan. Il accompagne en Floride et en Louisiane Adelina Patti, une des plus célèbres cantatrices de toute l'histoire de l'art lyrique.

Pendant ce temps, la charge de nourrir la famille incombe à Eugène et à Joseph. Si Eugène ne subit plus l'incessante contrainte exercée par Nicolas, il n'a pas beaucoup le loisir d'en profiter. Les soucis matériels priment tout. Les études d'Eugène en souffrent. Cependant, ceci n'est rien encore. Nicolas à peine rentré d'Amérique, Marie-Thérèse meurt le 26 juillet 1868. Lais- sant ses enfants dans la plus profonde affliction, la jeune femme a succombé à son cinquième accouchement. Dans cette famille longtemps marginale (Nicolas n'avait épousé Marie-Thérèse qu'en 1860), où la tension est quotidienne, la défunte dispensait douceur, compréhension et amour. La figure maternelle était nécessaire face à un père qui, à sa manière, aimait ses enfants, mais qui exprimait surtout le pouvoir et la colère, effrayante quand le premier était bafoué. Nicolas Ysaye, avec sa stature et son visage de patriarche biblique porte bien son nom. Paradoxe des plus banals, lorsqu'Eugène deviendra à son tour un homme mûr, il

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rendra hommage à ce terrible père : « (...) Sans la manière forte, je ne serais jamais arrivé au résultat qui m'a fait devenir ce que je suis. Mon père fut indiscutablement mon véritable maître ». Peut- être... Admirons au passage combien la mémoire a la faculté de tout embellir, de transformer le calvaire d'un enfant en apprentis- sage bénéfique.

Orphelin de mère à dix ans, Eugène connaît le plus grand chagrin de sa jeune existence. Les malheurs dont il avait pâti jusqu'ici ne sont rien en comparaison.

Après son renvoi du Conservatoire, il est repris en main par Nicolas. Ce dernier l'emmène dans des tournées qui s'étaleront sur trois ans. La mort de sa femme a libéré l'homme de toute attache. Il accepte un engagement à Spa, ville d'eau des plus réputées, à l'égal de Vichy, Baden-Baden ou Marienbad. La musique, légère de préférence, constitue, avec le jeu, le principal divertissement des curistes.

Après Spa, les Ysaye séjournent à Verviers, petite cité proche de Liège et centre important de tissage. Ils donnent ensuite des concerts à Gand, Ostende et Dunkerque. Ils apparaissent encore à Dieppe, puis poussent jusqu'à Brest. On les entend aussi à Lyon et à Genève. A Lyon, Nicolas rencontre celle qui allait devenir pendant quelque temps sa deuxième compagne, une obscure cantatrice française, prénommée Clémence

A cette dure école de musicien itinérant, travaillant pour des publics divers, Eugène acquiert un vaste répertoire allant de Beethoven à Wagner, de Berlioz à Johann Strauss, sans oublier les opérettes d'Offenbach. Il a la curiosité inlassable des autodi- dactes. La fatigue des tournées et des répétitions ne l'empêche pas de lire. Pour connaître les mots dont il ignore le sens, il achète un dictionnaire. Il a l'ambition d'écrire correctement et se plonge dans une grammaire. Bientôt l'arithmétique n'a plus de secret pour lui. Les pays traversés lui donnent le goût de la géographie

1 Clémence Ysaye apparaît, dans les quelques lettres qu'elle a laissées, comme une personne affectueuse et bonne.

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et de l'histoire. Dans les villes, dès qu'il a un moment de libre, il se précipite au musée. Du point de vue de l'apprentissage et de la connaissance des arts et de la vie, cette periode est sans doute la plus capitale de son existence. Elle lui permet de s'élever au- dessus d'un destin tout tracé d'exécutant.

Nicolas semble être revenu de ses rêves de gloire pour Eugène. D'abord, le garçon s'est révélé incapable de se plier à la discipline du Conservatoire. Ensuite, il est inégal, brouillon, avec de courtes fulgurances. Le père en vient donc à reporter ses espoirs sur son aîné, Joseph, talentueux mais sans éclat. Au moins, lui est discipliné. Par cette préférence, Nicolas exprime sa méfiance et sa jalousie envers ce fils qu'il n'est pas parvenu à dompter. Pourtant, le père sent en lui des potentialités qui le dépassent. Le garçon est de l'étoffe des virtuoses ou des histrions. Comment savoir ? C'est vrai qu'il possède ce qui différencie le grand artiste de l'artisan consciencieux, une personnalité, une originalité de caractère. Mais Nicolas craint aussi qu'Eugène n'éblouisse trop vite et ne tienne pas la distance. Son talent se développera-t-il encore ou ne sera-t-il qu'un feu de paille ? Si Eugène monte trop vite, sans pouvoir se maintenir, il retombera et sa carrière sera brisée à tout jamais.

Cependant Nicolas, qui fait encore travailler son fils, mais d'une manière plus appropriée à sa nature et à sa sensibilité, se rassure en voyant la facilité avec laquelle jaillissent de son instrument en une suite presque ininterrompue, les morceaux les plus complexes des Locatelli, Paganini, Rode, trois extraordi- naires virtuoses, les concertos de de Bériot, Ernst, Léonard, Viotti, avec une prédilection pour ceux de Henri Vieuxtemps, le compa- triote wallon, œuvres ne pouvant être jouées que par des interprè- tes de haut niveau.

On se tromperait en croyant qu'Eugène n'existe que pour la musique. A quatorze ans, il est doté d'une taille et d'une force d'adulte, sa personnalité exceptionnelle s'exprime aussi par un courage physique à toute épreuve. Extrait de la « Geste d'Eu- gène» : sautant d'un pont, à Spa, il évite à un camarade de se

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rompre les os ; à Liège, il sauve un ami de la noyade ; il arrête un cheval emballé, exploit que l'on prête généralement à un jeune prince dans les contes populaires. Mais un prince ignorant de sa haute naissance et qui aurait été éduqué au milieu de son peuple. Car son amour du violon et de la musique, ses curiosités intellec- tuelles, ses premiers voyages n'effacent pas le fait qu'il est resté un gamin né dans la pauvreté, entre un terril et une cour de ferme, véritable personnage de Dickens.

Ses anciens camarades de la rue Sainte-Marguerite sont depuis longtemps au travail dans les mines, les fonderies ou les armureries de la région. Il n'est pas jusqu'à la langue qui ne les sépare, eux qui ne parlent souvent que le wallon. Leur avenir est tout tracé. A leur âge, Eugène ne distingue pas encore clairement le sien. Nicolas ne se prononce pas non plus. Il a deux fers au feu, Joseph et Eugène, avec une préférence pour le premier qui le rassure, mais avec tout de même une admiration secrète pour le second. Et si Eugène était un génie ? Sur le violon, il en sait bien autant que son père, qui n'a plus rien à lui apprendre.

Eugène allait devoir se développer seul ou trouver un autre maître.

Note de l'auteur : Les sources qui m'ont permis d'écrire ce premier chapitre sont essentiellement originaires du milieu familial d'Ysaye. C'est-à-dire qu'elles proviennent surtout de conversations entre Eugène Ysaye et son fils Antoine, qui les a rapportées de manière indirecte dans un recueil de documents et de souvenirs dont on trouvera la référence en fin de volume. Si j'ai développé aussi longuement ce chapitre des enfances de mon héros, c'est que son apprentissage du violon a commencé dès l'âge de quatre ans, dans une ambiance et un milieu qui ne pouvaient pas être sans influence sur le développement de sa personnalité d'homme et d'artiste.

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II

Le Temps des Maîtres

La guerre franco-allemande de 1870-1871 a fait craindre quelque temps pour la paix de l'Europe. Mais la France n'a pas d'alliés contre les Etats allemands réunifiés sous la férule de Bismarck. Neutre, la Belgique se tient farouchement à l'écart du conflit. Elle accueille pourtant des réfugiés de guerre et des fuyards de la Commune de Paris. Avec la chute du Second Empire, les menaces annexionnistes que les Belges ont longtemps cru déceler dans la politique aventuriste de Napoléon III disparaissent avec lui. La III République doit panser les plaies de la France. L'Empire allemand s'étant stabilisé, une période de quarante-trois ans de paix va régner en Europe et la civilisation de notre continent atteindra son apogée. C'est dans ce monde presque sans frontières qu'Eugène Ysaye déploiera un génie que son pays ne peut nourrir et fortifier.

En 1872, à Liège, la tribu Ysaye loue un appartement de la rue aux Frênes, dans le pittoresque quartier d'outre-Meuse. Bo- hème famille d'artistes. Marie, la fille aînée, est partie tenter sa chance à Anvers où elle joue dans des pièces de boulevard et des « revues ». Moins cette sœur, ils sont tout de même cinq, Nicolas ayant ramené Clémence, sa chanteuse française, à la maison. S'isoler pour répéter? Impossible. Eugène découvre une cave inutilisée dans l'immeuble voisin et s'y réfugie pour faire ses exercices en paix.

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Entre ces personnages règne une ambiance fraternelle qui n'évoque en rien la vie familiale d'antan. Le caractère de Nicolas semble s'être apaisé. A quarante-six ans, les fureurs de sa jeunesse l'ont abandonné. Les gains étant mis en commun, la vie, moins âpre que par le passé, s'élève au-dessus de la misère. Un peu d'argent, beaucoup de musique, la recette du bonheur pour des violonistes.

Nicolas et Clémence souvent en tournée, Joseph veille sur les études musicales d'Eugène. Un hiver, Joseph se casse une jambe en glissant sur le trottoir gelé. Incapable d'aller travailler, il s'en remet entièrement à Eugène. Sans rechigner, ce dernier rapporte l'argent qui leur est nécessaire. Il trouve encore le temps d'égayer son frère en lui interprétant quelque morceau en vogue, mais rien qui puisse faire crier au génie dans l'exécution.

Un jour pourtant, Eugène éblouit Joseph par une interpré- tation stupéfiante du Quatrième Concerto en ré majeur de Vieux- temps, alors à l'apogée de sa gloire. En 1841 déjà, le critique musical du Morning Post de Londres l'avait qualifié de Beethoven de tous les violons connus.

En 1872, le Quatrième est le plus joué des concertos. A l'écoute d'Eugène, Joseph se rend compte des progrès inouïs accomplis par son frère en peu de temps. En travaillant comme un forcené, il a trouvé sa voie propre. Joseph comprend que leur père se trompe : de toute évidence, ce sera Eugène, et non lui, qui continuera, en la dépassant, la tradition des ménestrels du pays liégeois. Eugène portera haut et loin le nom des Ysaye. Consé- quence : Joseph déclare que c'en est fini pour lui du violon. Il fera désormais tout ce qui est en son pouvoir pour dégager Eugène des soucis matériels, le temps nécessaire à ses études. Eugène ne sait que dire. Il est touché. Il sait qu'il est meilleur violoniste que Joseph, mais celui-ci a des qualités de coeur qui compensent largement son infériorité artistique. Joseph s'occupe aussi de la formation musicale du jeune Théophile, dit Théo. Nicolas, jugeant qu'il y a déjà trop de violonistes dans la famille, a décidé que le cadet opterait pour le piano.

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Ne pouvant plus disposer de sa cave, Eugène en est réduit à s'entraîner chez lui, jouant le Cinquième Concerto en la mineur de Vieuxtemps, œuvre écrite à Paris une dizaine d'années aupara- vant, à la demande d'Hubert Léonard et destinée aux concours.

Eugène écrira plus tard, dans une étude des œuvres de son vieux maître : « C'est le plus difficile des concertos de Vieux- temps. Difficile, d'abord, par le rapprochement extrême des passages délicats. Et, ensuite, parce que la virtuosité exigée ne peut produire son effet que si l'exécutant enlève les traits non seulement avec une aisance souveraine mais en y mettant une très perceptible sensibilité ».

Il arrive parfois que des miracles changent la vie des individus exceptionnels. La rencontre entre Eugène et Vieux- temps appartient à cette catégorie d'événements. A cette époque, Vieuxtemps, résidant à Paris et à Bruxelles, enseigne dans les Conservatoires des deux capitales. Pour une raison obscure, il se trouve à Liège et s'y promène. Sans doute tue-t-il le temps avant de reprendre le train pour Bruxelles. Par le plus grand des hasards, ses pas le conduisent rue aux Frênes. Devant la maison des Ysaye, il entend son Cinquième Concerto. Celui-ci est joué avec tant de sensibilité, de poésie et de puissance que l'auteur veut connaître son interprète.

Présent dans l'appartement, Nicolas ouvre au visiteur. Il manque de tomber à la renverse en le reconnaissant. Ce front haut dégarni et plissé, ces abondants favoris grisonnants appartiennent bien à l'illustre Henri Vieuxtemps en personne ! Très fier de l'intérêt du maître, Nicolas lui présente son fils Eugène, quatorze ans, et violoniste. Vieuxtemps félicite le garçon. Naturellement, Eugène fréquente le Conservatoire. Dans quelle classe ?

Au risque d'étonner le maître, Nicolas lui dit la vérité. Eugène a été mis à la porte de l'établissement après quatre ans passés dans la classe d'Heynberg. Celui-ci n'a pas supporté la personnalité indépendante de son élève. Heynberg ! Nicolas le 1 LÉONARD (1819-1890), violoniste. Professeur au Conservatoire de Bruxelles. Ami de Fauré. Dédicataire du Quatuor (opus 15).

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connaît bien, un personnage froid, sans imagination. Vieuxtemps veut entendre Eugène dans une autre œuvre.

Son impression favorable a encore besoin d'être fortifiée. Il est comblé : accompagné par son père, Eugène interprète la Fantasia appassionnata de... Vieuxtemps soi-même. Magistral ! Cette fois, le virtuose est conquis. Il félicite Eugène et promet de le faire réadmettre au Conservatoire. Le tort sera réparé. En effet, Vieux- temps intervient auprès de son ami Théodore Radoux, le nouveau directeur, qui accepte de reprendre Eugène dans la classe de Rodolphe Massart.

Muni de cette recommandation, Eugène revient par la grande porte. Radoux et Massart se doutent bien que Vieuxtemps ne s'entiche pas de n'importe qui.

Rodolphe Massart appartient à une grande famille de vio- lonistes. Son oncle Lambert Massart, professeur de violon au Conservatoire de Paris, est l'ami de Liszt et de Berlioz. Le neveu s'aperçoit vite des dons prodigieux de son singulier élève. Il n'a plus grand-chose à lui apprendre. Les années 1869 à 1872 où Eugène a travaillé d'arrache-pied dans les diverses formations dirigées par son père, lui ont été plus profitables que s'il était resté dans la classe d'Heynberg. En moins de deux ans, deux grands prix couronnent Eugène. Pourtant, on ne le voit guère aux cours, ses engagements comme accompagnateur et soliste étant déjà nom- breux. A Liège même, il se produit toujours au Théâtre du Pavillon de Flore et au Théâtre royal dont son père conduit l'orchestre. Des tournées en province et en Rhénanie l'éloignent également plu- sieurs semaines. Ces absences, intolérables de la part d'un élève ordinaire, rendent plus précieux ses passages au Conservatoire.

Quand Eugène joue, les autres classes s'entassent dans celle de Massart et dans les couloirs, professeurs et élèves confondus dans la même admiration. On ne lui conteste plus son talent, certains osant avancer le terme de génie.

Eugène se sent porté par cette reconnaissance académique, elle le fortifie. Il n'est plus un violoneux pour bals populaires, un

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exécutant de fosse d'orchestre, mais un artiste. En 1873, il reçoit le premier prix avec distinction. Radoux,

le directeur, écrit simplement : « Les oiseaux chantent, Ysaye joue du violon ». Au concours de l'année suivante, il triomphe avec le Concerto de Mendelssohn et le Sixième Prélude de Bach, qui lui valent la médaille d'or. Cette consécration lui ouvre des horizons nouveaux.

Il rêve d'atteindre la perfection. Pour réussir, il lui faut un maître incontesté. Vieuxtemps s'impose. Mais comment donner tout son temps et son énergie à l'étude quand on court après les engagements ?

Heureusement, Radoux obtient une bourse pour cet élève hors du commun dont la renommée de soliste commence à s'étendre. Un concert privé à Bruxelles vaut à Eugène les applau- dissements d'un public aristocratique, parmi lequel le prince de Caraman-Chimay personnage très en vue à Paris.

Premier contact avec le grand monde, là où s'impose la réputation des artistes de toutes tendances. A une époque où le public mélomane est peu nombreux, où les moyens d'enregistre- ment n'existent pas encore (le phonographe ne sera inventé qu'en 1878), le public des salons et des salles de concert, quelques critiques, des connaisseurs, personnalités capricieuses, versatiles, décident du destin des interprètes. Eugène brûle de leur montrer ce dont il est capable. Ils l'admireront et l'aimeront. En attendant ce moment, il faut travailler, placer son violon entre l'épaule et le menton. Et en avant, comme jadis, des heures d'exercices pendant lesquelles vibrent toutes les cordes de son âme.

Bruxelles, 1874. La capitale de la Belgique a peu changé depuis le séjour de

Baudelaire, en 1866. Les grands travaux qui la bouleverseront ne sont qu'ébauchés. Cependant, la ville a déjà beaucoup perdu de

1 CARAMAN-CHIMAY, Elisabeth, comtesse Greffulhe, jouera un rôle important dans le mécénat artistique, surtout musical, à Paris dans les dernières années du siècle. Elle sera l'amie de Fauré et de Proust.

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son passé flamand. Généreusement accueillante aux proscrits d'Europe, elle a vu débarquer sur son pavé les fuyards de 1815, de 1848, de 1851 et de 1871, pour ce qui concerne seulement les événements français. Le peintre David y est mort. Victor Hugo, un certain Karl Marx y ont brièvement séjourné avant de partir, l'un pour les îles anglo-normandes, l'autre pour l'Angleterre.

Après deux ans de résidence, hôtel du Grand Miroir, Baudelaire y a été frappé d'aphasie. Rimbaud et Verlaine y ont abrité un temps leur « jeune ménage », avant de rompre de la manière la plus sordide : les coups de feu tirés par Verlaine dans une chambre d'hôtel, rue des Brasseurs. Puis son arrestation, place Rouppe, sur dénonciation de la victime.

Si Rimbaud a eu le temps de faire imprimer Une saison en enfer chez Poot et C il n'a pu acquitter la facture.

Dans l'indifférence générale, Lacroix, éditeur de Hugo, a publié les Chants de Maldoror à compte d'auteur.

On signale la présence de Rodin, qui travaille, pour le compte de Carrier-Belleuse, à la décoration de la Bourse et du Palais des Académies.

En 1876, Huysmans éditera Marthe, son premier roman, chez le libraire Jean Gay.

Peu à peu, une école belge du roman, de tendance natura- liste, se constituera autour de Camille Lemonnier, infatigable animateur de revues littéraires. Dans l'une d'elles, L'Actualité, Huysmans publiera son éloge de Zola.

On trouve donc là un embryon de vie artistique et littéraire propre à séduire un jeune Liégeois dont la spécialité instrumentale n'a en rien altéré la curiosité pour les autres branches de l'art et de la connaissance. D'ailleurs, en musique, rien de notable n'est à signaler.

Grâce à sa bourse, Eugène s'apprête à suivre les cours de perfectionnement donnés par Vieuxtemps au Conservatoire. Malheureusement à la rentrée, le virtuose est victime d'une paralysie des mains. Contraint d'abandonner sa classe, il retourne à Paris. Son remplaçant, Henri Wieniawski, ancien élève de

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Grand interprète de Bach et de Beethoven, Eugène Ysaye (1858-1931) créa les œuvres les plus représentatives de son temps, imposant au grand public Franck, Lekeu, d'Indy, Chausson, Fauré, Debussy.

Le célèbre quatuor Ysaye, qu'il avait fondé en 1886, occupa une place pré- pondérante dans la vie musicale bruxelloise et parisienne jusqu'aux premiè- res années de notre siècle.

Echappant aux classifications, Ysaye fut une véritable star, lancée dans de gigantesques tournées en Europe — Russie comprise — et en Amérique où, au cours des six premiers mois de 1905, il ne donna pas moins de cent vingt concerts à travers les Etats de l'Union.

Ysaye, qui avait débuté dans les brasseries, joua devant les derniers monarques de l'Europe et porta, comme jadis Liszt à Weimar, le titre nostalgique de maître de chapelle de la cour.

A soixante ans, il commença une nouvelle carrière à la tête de l'Orchestre symphonique de Cincinnati.

Ses partenaires : Raoul Pugno, Isaac Albéniz, Rachmaninov, Busoni, Eugène d'Albert, les deux Rubinstein — pour ne citer que les plus connus — et, sur le tard, Cortot, Yves Nat et Clara Haskil. Heifetz et Milstein eurent encore la chance de jouer avec lui... Casals l'accompagna à Vienne dans un concert mémorable... Thibaud aimait à recevoir ses conseils.

Professeur, Ysaye attira à lui des dizaines d'élèves dont certains devaient, à leur tour, former des virtuoses comme Menuhin, Stem ou Grumiaux.

Compositeur plus qu'estimable, son œuvre est aujourd'hui redécouverte.

Maxime Benoît-Jeannin, né en 1946, est l'auteur de cinq romans, dont Le Florentin, le roman de Dante (Stock, 1985) et d'une trentaine de nouvelles. Il a écrit le scénario et les dialogues du documentaire-fiction « L'école belge de violon » (RTBF, 1988).

Enthousiasmé par la personnalité d'Eugène Ysaye, il nous offre aujour- d'hui la première biographie de référence de ce grand musicien.

ISBN 2.7144.2340.X HSC 60.13791

145 F TTC

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