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Exarcheia: l’îlot anarchiste refuge de migrants Par Robin Gabaston et Jean-Michel Ruscitto Chomeurs, étudiants et migrants se cotoient sur la place d’Exercheia, on aperçoit les affiches, nombreuses derrière les deux hommes. Photo : JMR Un après-midi comme les autres sur Exarcheia. Les terrasses de bars vides contrastent avec le monde présent sur cette petite place du centre ville d’Athènes. En plein cœur du quartier éponyme, elle constitue le bastion anarchiste de la capitale grecque. «Exarcheia, ça n’est pas Athènes», affirme l’un des occupants pour souli- gner cette différence. Entre les graffitis, les affiches collées aux murs ou accrochées entre les arbres, la dimension politique du lieu saute aux yeux. Ici, la po- lice ne rentre pas, sauf lorsqu’il s’agit de taper, et les néo-nazis d’Aube Dorée non plus. Les poubelles incendiées et quelques bancs détruits témoignent des affron- tements récents. Malgré cela, la vie suit son cours dans ce quartier pauvre, entre Polytechnique et la faculté de Droit, bien loin des sentiers tou- ristiques. Il est l’un des seuls véritables refuges pour nombre d’immigrés en situation irrégulière qui y passent leurs jour- nées. Ici, ils ne craignent ni le rejet de la popula- tion, ni les contrôles de police. Venant d’Afrique et du Moyen-Orient, via la Turquie, la Grèce ne devait être qu’une étape dans leur voyage vers les pays riches du Nord de l’Europe. Une étape qui, pour les plus malchan- ceux, dure depuis quatre ans, entre les camps, la rue et l’impossibilité de repartir. Depuis l’élection de Syriza, le 25 janvier 2015, les camps d’im- migrés ont été fermés au vu des conditions de vies inhumaines qui y existaient. C’était l’une des promesses de cam- pagne d’Alexis Tsipras, le Premier ministre grec. «Les immigrés enfermés dans ces camps se sont trouvés lâchés par des bus dans les quartiers pauvres du centre ville, sans solution» explique Odisséas, un Athénien de vingt-cinq ans. Beaucoup l’ont été dans le quartier d’Omonia, connu pour son trafic de drogue. Le gouvernement s’était engagé à leur trouver des logements mais, faute de moyens, cela a rare- ment été le cas. Beau- coup vivent du travail au noir, ce qui est monnaie

Exarcheia : l'ilôt anarchiste refuge de migrants

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Reportage dans le quartier d'Exarcheia, à Athènes où militants anarchistes, étudiants et migrants cohabitent. Il existe plusieurs organisations qui tentent d'apporter aide et respect aux réfugiés comme les centres sociaux Steki ou Nosotros.

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Exarcheia: l’îlot anarchiste refuge de migrantsPar Robin Gabaston et Jean-Michel Ruscitto

Chomeurs, étudiants et migrants se cotoient sur la place d’Exercheia, on aperçoit les affiches, nombreuses derrière les deux hommes. Photo : JMR

Un après-midi comme les autres sur Exarcheia. Les terrasses de bars vides contrastent avec le monde présent sur cette petite place du centre ville d’Athènes. En plein cœur du quartier éponyme, elle constitue le bastion anarchiste de la capitale grecque. «Exarcheia, ça n’est pas Athènes», affirme l’un des occupants pour souli-gner cette différence.

Entre les graffitis, les affiches collées aux murs ou accrochées entre les arbres, la dimension politique du lieu saute

aux yeux. Ici, la po-lice ne rentre pas, sauf lorsqu’il s’agit de taper, et les néo-nazis d’Aube Dorée non plus. Les poubelles incendiées et quelques bancs détruits témoignent des affron-tements récents. Malgré cela, la vie suit son cours dans ce quartier pauvre, entre Polytechnique et la faculté de Droit, bien loin des sentiers tou-ristiques. Il est l’un des seuls véritables refuges pour nombre d’immigrés en situation irrégulière qui y passent leurs jour-nées. Ici, ils ne craignent ni le rejet de la popula-

tion, ni les contrôles de police. Venant d’Afrique et du Moyen-Orient, via la Turquie, la Grèce ne devait être qu’une étape dans leur voyage vers les pays riches du Nord de l’Europe. Une étape qui, pour les plus malchan-ceux, dure depuis quatre ans, entre les camps, la rue et l’impossibilité de repartir.

Depuis l’élection de Syriza, le 25 janvier 2015, les camps d’im-migrés ont été fermés au vu des conditions de vies inhumaines qui y existaient. C’était l’une

des promesses de cam-pagne d’Alexis Tsipras, le Premier ministre grec. «Les immigrés enfermés dans ces camps se sont trouvés lâchés par des bus dans les quartiers pauvres du centre ville, sans solution» explique Odisséas, un Athénien de vingt-cinq ans. Beaucoup l’ont été dans le quartier d’Omonia, connu pour son trafic de drogue. Le gouvernement s’était engagé à leur trouver des logements mais, faute de moyens, cela a rare-ment été le cas. Beau-coup vivent du travail au noir, ce qui est monnaie

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«Les États du Nord de l’Europe refusent de les accueillir, et laissent la

Grèce se débrouiller. Fucking politics!»

Daniel Membre de Stéki, centre social autogéré

courante à Athènes. Il n’est pas difficile de les reconnaître, ce sont eux qui accostent les tou-ristes pour leur vendre des bibelots aux pieds de l’Acropole, dans le quartier de Monastiraki notamment. Et certains trouvent donc refuge à Exarcheia, là où ils sont tranquilles et où la popu-lation tente de les aider. Dans les centres sociaux autogérés, ils trouvent l’aide de ceux qui veulent bien la leur apporter.

Stéki est un de ces centres sociaux auto-gérés en plein cœur du quartier d’Exarcheia. Situé dans un immeuble typique des années 60, au milieu d’une ruelle à deux pas de la place principale, il abrite un café-bar gratuit pour ses membres ainsi que des salles de réunions et de cours à l’étage. Depuis la crise, de nombreux espaces de rencontres, de débats et d’entraide comme Stéki ont vu le jour à Athènes et dans toute la Grèce. On peut les définir comme des lieux d’assemblée, de dé-bats politiques et de soli-darité. Ceux d’Exarcheia sont totalement indépen-dants de tout organisme public, fidèles à leur idéologie anarchiste.

Stéki est spécialisé dans l’accueil et l’aide aux immigrés, et l’entrée y est totalement libre. Pas de devanture tapageuse, un simple écriteau, calé entre deux tags, indique

l’endroit. Une centaine d’immigrés, en situation régulière ou non, fré-quente régulièrement le centre et vient y trouver de l’aide, un dialogue et un peu de confort. Les murs rouges recouverts d’affiches et l’odeur de ci-garette accompagnent les professeurs et étudiants d’un jour. Elma1, une Islandaise d’une qua-rantaine d’années donne des cours d’anglais à une dizaine de personnes. «Je suis venue en 2012 pour apprendre le grec, après être repartie chez

moi, j’ai décidé de reve-nir pour aider ces gens et leur apprendre une langue à mon tour». Ses yeux bleus pétillants, elle remplit son tableau blanc d’un vocabulaire simple, «le plus important c’est qu’ils puissent communi-quer dans un pays où tout le monde parle anglais». La langue de Shakespeare n’est d’ailleurs pas la seule à être enseignée.

Le grec bien sûr, le français, mais aussi l’es-pagnol, l’italien et l’alle-mand y ont leur place. Cet enseignement est

Daniel, un Néo-zélandais à la retraite, habite Athènes depuis plus de vingt ans. Il est l’un des membres historiques du centre. «C’est l’un des premiers lieux de ce type en Grèce, créé en 1993 avec les premières vagues d’immigrés albanais». Ce grand chauve septuagé-naire est là quasiment depuis le début, il a vu ces différentes vagues d’immigration et leurs évolutions. Depuis 2010-2011, ce sont surtout des Africains et des gens du Moyen-Orient qui échouent sur les côtes

grecques. «Les États du Nord de l’Europe refusent de les accueillir, ignorent le problème et laissent la Grèce se débrouiller. Fucking politics!» s’ex-clame-t-il.

On rencontre deux sta-tuts chez les migrants. Le premier, celui de réfugié politique est le plus favo-rable, le moins contrai-gnant, mais le plus dif-ficile à obtenir. Pour en bénéficier, il faut venir de pays en guerre, comme l’Irak, l’Afghanistan, la Syrie, le Bangladesh où le Mali. Pour Assad, origi-naire de Homs, en Syrie, en guerre depuis 2011, cela n’a pas été un pro-blème. Âgé de 23 ans, il vit à Athènes depuis août 2014 et compte parmi les membres actif de Stéki. Avec son anglais parfait, qui témoigne d’un bon niveau d’études, il dis-pense des cours pour les autres immigrés. Mais il ne compte pas s’éterniser dans le pays. «Je veux aller en Allemagne où j’ai des proches, mais avant, je veux voir Paris». En tant que réfugié poli-tique, il peut légalement se déplacer dans l’espace Schengen à la différence des demandeurs d’asile.

C’est le cas de Youssef et de ses quatre amis. À Athènes depuis plusieurs années, ils enchaînent les galères. En cette froide soirée printanière, ce groupe de Sénégalais partage quelques bières et surtout leurs expé-riences avec certains

bienvenu pour ces immi-grés qui cherchent à quit-ter la Grèce. Un appren-tissage d’ailleurs dispensé par des membres venant de l’Europe entière, et de plus loin encore. Ironie d’une Grèce carrefour des civilisations qui sert de lieu de rencontres. Les immigrés du Sud y ren-contrent ceux du Nord venus les aider dans leur entreprise. Le tout dans un quartier anarchiste qui se veut modèle d’un renouveau de la société grecque.

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Dans la cour de l’école Polytechnique, foyer du mouvement étudiant anarchiste, à cent mètres d’Exarcheia. Une fresque géante rend hommage au rappeur antifascite Pavlos Fissas, assassiné par des militants d’Aube Dorée. Photo : JMR

membres de Nosotros, un autre centre autogéré. Il est facile de repérer Nosotros, les drapeaux noir et rouge au-dessus de la porte du bâtiment, visibles depuis la place Exarcheia, flottent sur la rue Themistokleus. Depuis 2005, militants, artistes et étudiants se côtoient ici. C’est surtout un lieu de débat poli-tique et de rencontres mais la solidarité y tient une grande place.

Youssef, surnommé «Président», a revêtu son unique costume pour l’occasion. Il est le pre-mier à prendre la parole. En Grèce depuis plus de trois ans, il n’a qu’une

envie: partir. Mais, sans papier, c’est impossible. «J’ai de la famille en France et en Espagne, ils m’envoient de l’argent. Je passe pour un incapable» soupire t-il. À 32 ans, il est l’aîné du groupe, et comme ses compatriotes, il a connu les centres de détention et a du faire face à la crise grecque. «Il n’y a pas de travail ici, tu dois survivre tous les jours, te cacher des policiers, la plupart font partie d’Aube Dorée». Il n’attend rien de cette réunion, lui n’a pas confiance «tout le monde est raciste dans ce pays sauf ceux-là», en désignant d’un signe de tête, la petite assemblée.

Les présentations faites, la discussion commence. Andreas, un habitué de Nosotros, bonnet aux couleurs de l’AEK Athènes sur la tête, prend la parole le premier. Il demande aux Sénégalais ce dont ils ont besoin. La réponse est unanime: des papiers en règles, pour circuler librement dans l’espace Schengen.

Depuis 2003, l’immi-gration dans l’Union Européenne est régie par le Règlement Dublin II2. Ce dernier stipule que le pays qui reçoit les immi-grés en a la charge. À lui de décider s’il octroie le droit d’asile ou non. En attendant, impossible

de quitter le pays en question. La Grèce mais aussi l’Italie, les deux principales portes d’en-trée dans l’Union Euro-péenne, accueillent des flots de migrants dans une globale indifférence européenne. «Mis à part la Suède et l’Allemagne, qui jouent quelque peu le jeu de la solidarité européenne, les autres pays font la sourde oreille et ne souhaitent pas renégocier ces accords. La France fait figure de mauvais élève» précise Serge Slama, maître de conférences à l’Université Paris Ouest-Nanterre La Défense, spécialiste des flux migratoires.

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À Nosotros, la discus-sion continue. Les Grecs souhaitent nouer de vé-ritables liens avec les im-migrés, ils leur proposent de revenir et de mettre à disposition la cuisine du centre. Cuisiniers, le temps d’une soirée, les amis sénégalais parta-geraient les bénéfices. Andreas insiste «Nous ne voulons pas faire la charité, mais travailler avec vous, trouver des solutions pour améliorer votre quotidien». C’est dans le concept de solidarité que ces Grecs tentent de se redresser après le plus fort de la crise. Christos n’est pas proche des milieux anarchistes, il est le porte-parole de l’asso-ciation Solidarité Pour Tous, liée économique-ment avec Syriza. Pour lui, la solidarité «c’est un concept politique, une nouvelle distribution des cartes, il s’agit de sortir de la position du donneur et du receveur comme le fait l’église orthodoxe ou Aube Dorée avec la charité. C’est un échange, avec un débat démocratique pour trouver des solutions. Chacun est acteur». C’est grâce à cette idée de dé-bats spontanés, surgie au plus fort de la crise, que les associations se sont développées.

Les immigrés ad-hèrent-ils à ce discours ? Impossible de le savoir, ils écoutent, mis à part Youssef, toujours scep-tique. Luka sourit en l’entendant, il ne peut

pas lui donner tort. En tant que jeune étudiant anarchiste, il est bien conscient d’appartenir à une minorité. «Un racisme primaire existe chez nous, il parait par exemple inconcevable à certains Grecs qu’un homme noir travaille dans un magasin ou dans un restaurant» dit-il, dé-semparé par ses propres propos.

Tous ont déjà connu ce racisme, comme Bra-him, la fois où il a failli réussir à quitter Athènes.

lui qui a connu l’escale par la Turquie, ne veut plus prendre le risque des voyages clandestins.La raison pour laquelle des Sénégalais, rêvant de la France se retrouvent à Athènes en passant par Istanbul, est politique. Elle tient dans un accord bilatéral entre la France et le Sénégal signé en 2006 puis renégocié en 20083, censé permettre une «immigration concer-tée». Il s’agit d’une mé-thode pour se prémunir d’un flux migratoire trop important en fixant des

flux plus direct.

Il serait pourtant trop simple de réduire ces migrants à des âmes en peine qui cherchent bonne fortune. Au fil de la soirée les rires se mul-tiplient, chacun se livre.

Le plus jeune, Bachir, discret au début mais qui s’exprime dans un très bon anglais, n’a pas quitté le Sénégal par nécessité. «Ma famille avait une bonne situation, je n’ai jamais manqué de rien contrairement à mes frères ici, mais je dois vivre mon aventure. Si Dieu a décidé qu’Athènes serait mon escale alors je dois rester ici et trouver une bonne situation pour moi. Ma mère pourrait m’envoyer de l’argent mais je dis qu’ici ça va. Elle ne sait pas tout ce que j’ai vécu, les camps, la rue ...». Bachir, comme ses amis, joue du tam-tam sur la place Monas-tiraki. Au milieu des touristes, il rêve encore d’un ailleurs. «J’espère un jour connaître la France, là-bas les gens nous res-pectent comme des êtres humains...».

RB et JMR

1Les noms des immigrés et des bénévoles anarchistes onété modifiés à leur demande.2«Règlement Dublin II», Europea, Dublin, 18 février 2003, www.europea.eu3«Accord France-Sénégal», Gisti, 23 septembre 2006, www.gisti.com

A l’aéroport, son billet pour Paris en poche, il attend dans la salle d’em-barquement. Sa sœur, elle, l’attend à l’arrivée. Tout bascule quand une femme grecque, la cinquantaine,apostrophe un policier, «tu devrais contrôler ce noir, voi-là ce que j’ai entendu» dit-il. Arrêté, Brahim est reconduit hors de l’aéroport, aujourd’hui il raconte son histoire avec fatalité, sans haine ni colère. Depuis, sa sœur lui a proposé de payer un passeur pour prendre la route des Balkans. Mais, tout comme ses «frères»,

conditions, de revenu par exemple, pour l’obtention d’un visa. Libre circu-lation des personnes vous avez dit? Brahim confirme: «Tu dois rem-plir des tas de paperasse, mais si tu ne connais pas la bonne personne, il te manque toujours un pa-pier, une photocopie. C’est mission impossible pour obtenir un visa» conclut-il avec toujours ce même air songeur et ce sourire sympathique. Et la Tur-quie sert de plaque tour-nante, qui plus est par sa proximité avec les pays en guerre du Moyen-Orient qui apportent un

«Ma mère ne sait pas tout ce que j’ai vécu ici, les

camps, la rue ... C’est mon aventure, je dois la vivre»

BachirImmigré sénégalais