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EXÉGÈSE D'UNE LÉGENDE

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EXÉGÈSE D'UNE LÉGENDE

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DU MEME AUTEUR

AUX ÉDITIONS DE L'É'.ClAT

Au-delà de la guerre. Trois études sur Levinas, 2004

CHEZ D'AUTRES ÉDITEURS

Une affinité littéraire : Le Titan de jean-Paul et le Docteur Faustus de Thomas Mann,

Klincksieck, 1972

Système et Révélation. La philosophie de Franz Rosenzweig, Seuil, 1982, Il' éd. Bayard, 2003

Spuren der Schrift. Von Goethe bis Celan, Athenâum, 1987, Il' éd. Suhrkamp, 1992

L:Ange de l'Histoire. Rosenzweig, Benjamin, Scholem, Seuil, 1982; Il" éd. «Folio

Essais», Gallimard, 2006.

Paul Celan: Entretien dans la montagne, Chandeigne, Paris 1994; Il' éd. Verdier, 2001

L'Éros et la Loi. Lectures Bibliques Seuil, 1999

Le Sacrifice d'Abraham, (avec Marc de Launay et Olivier Revault d'Allones), Des­

clée de Brouwer, 2001

n1'J1110:1 n11l J'O'J:l 1~?1

(Walter Benjamin et l'esprit de la modernité) Resling, Tel-Aviv 2003

Stéphane Mosès

Exégèse d'une légende Lectures de Kafka

éditions de l'éclat

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© 2006- Editions de l'éclat, Paris-Tel-Aviv. 'WWW.lyber-eclat.net

Introduction

Un livre de plus sur Kafka? Peu d'œuvres lit­téraires du vingtième siècle ont été autant commentées que la sienne. Ses romans et

ses récits à l'allure énigmatique, ont toujours incité les lecteurs à chercher derrière ses textes des signifi­cations cachées. À leur propos, l'imagination des interprètes s'est donnée libre cours sans le moindre frein. Max Brod, l'ami intime de Kafka et le pre­mier éditeur de ses deux romans les plus célèbres, Le Procès et Le Château, en a proposé, dès leur paru­tion en 1925 et en 1926, une lecture théologique. Puis, dès les années 1930, ont suivi des interpréta­tions psychologiques ou psychanalytiques, qui par­taient de ce que l'on croyait savoir du personnage de l'auteur et de sa personnalité. Au fur et à mesure de la publication de son journal, de sa correspon­dance, de ses innombrables ébauches et esquisses, la biographie de cet obscur écrivain juif de Prague a fourni aux commentateurs un matériau interpréta­tif aussi facile qu'inépuisable. En même temps, commençaient à paraître des interprétations socio­logiques, puis directement marxistes. À l'opposé,

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8 LECTURES DE KAFKA

Gershom Schelem crut voir dans l'œuvre de Kafka une version sécularisée des grands thèmes de la mystique juive. Le premier à prendre ses distances avec ces lectures spéculatives fut Walter Benjamin, qui, dans son étude de 1934 publiée en Allemagne à l'occasion du dixième anniversaire de la mort de Kafka, proposa d'aborder son œuvre non pas à par­tir d'une analyse de ses thèmes mais d'une logique des images: il fut le premier à déceler chez Kafka la présence d'une série d'images récurrentes et de ges­tes caractéristiques tissant un réseau serré de corres­pondances qui, à ses yeux, laissaient entrevoir autant de traces d'un monde archaïque encore sousjacent au nôtre.

Il fallut attendre la redécouverte de l'œuvre de Kafka dans la France des années 1945 pour voir apparaître, sous l'influence de la mode philosophi­que de l'époque, une lecture «existentialiste» de ses romans. Kafka y devenait, aux côtés de Sartre et de Camus, l'archétype de l'homme du vingtième siècle, confronté à l'absurdité du monde. Depuis, la recherche universitaire s'est emparée de Kafka, dont l'œuvre a connu entre temps (surtout en Alle­magne) une série d'éditions savantes aussi érudites que méritoires, mais la submergeant également (en particulier en Amérique) sous un déluge de gloses plus fantaisistes les unes que les autres.

Donc, encore une fois, pourquoi ajouter une nouvelle pierre à c.ette montagne de commentai­res? Sans doute précisément parce que les écrits de Kafka n'ont pas besoin de nouvelles interprétations, mais plutôt d'une analyse rigoureuse de leur logi­que sous:jacente. Walter Benjamin les avait définis

INTRODUCTION 9

comm·e «des contes pour dialecticiens 1». Il se trouve en effet que ces textes se présentent-presque toujours comme de véritables labyrinthes formels, portés par une .logique narrative d'une complexité abyssale, qu'il s'agit avant tout de déchiffrer. Kafka a peut-être dévoilé lui-même le secret de cette tech­nique dans un texte rédigé en 1923 et que Max Brod, qui l'avait découvert, avait intitulé •<A propos des paraboles»:

Bien des gens se plaignent du fait que les paroles des sages ne sont jamais que des paraboles, inap~ plicables dans notre vie quotidienne alors que c'est la seule que nous ayons. Lorsqu 'un sage dit: «Passe de l'autre côté», il ne veut pas dire que nous devons nous rendre de l'autre côté, chose qu'après tout nous serions capables de faire, si le résultat du trajet en valait la peine, mais il veut parler de quelque au~delà mythique que nous ne connaissons pas, que lui~même serait d'ailleurs bien en peine de définir, et qui ne nous aiderait en rien dans notre vie d'îci-bas. En fait, toutes ces paraboles signifient seulement que l'incompré~ hensible est incompréhensible, et cela, nous le savions déjà. Mais les problèmes avec lesquels nous nous débattons dans notre vie de tous les jours sont des choses tout à fait différentes.

Sur quoi quelqu'un a dit: «Pourquoi vous défendre? Si vous suiviez les paraboles, vous seriez vous~mêmes devenus des paraboles, et par là même débarrassés des soucis quotidiens.)~

L Walter Benjamin, «Franz Kafka. Pour le dixième anniver~ saire de sa mort••, in Œuvres Il, traduction Maurice de Gandillac et Pierre Rusch, Gallimard, <<Folio Essais "• Paris, 2000, p. 420.

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IO LECTURES DE KAFKA

Un autre a dit: «je parie que cela aussi est une parabole.»

Le premier répondit: «Tu as gagné. »

L'autre dit: «Mais hélas seulement dans la parabole. >)

Le premier répondit: <<Non, en réalité. Dans la parabole tu as perdu. 1»

Dans ce texte, deux traits essentiels nous frap­pent d'emblée: d'une part l'extrême sophistication de sa structure logique et d'autre part ses éclats d'ironie sous-jacente: («notre vie quotidienne, la seule que nous ayons»; « ce qu'après tout nous serions capables defaire, si le trajet en valait la peine»;<< l'in­compréhensible est incompréhensible, et cela, nous le savions déjà,), À l'opposé de l'image convenue de Kafka comme d'un auteur essentiellement sombre et tragîque, ce petit texte est sous-tendu par une technique littéraire raffinée et un humour souvent dévastateur. On peut même supposer qu'« À propos des paraboles» représenterait, pour Kafka, une sorte de méta-texte dans lequel il nous livrerait la clé de son écriture. En ce sens, ses textes- même lorsqu'il se présentent comme des paraboles­seraient toujours construits sur une grande com­plexité narrative, pouvant aller jusqu'à une forme de jeu littéraire, aussi subtil qu'ironique.

Que nous dit en effet le texte sur les paraboles? Il comprend deux parties distinctes. La première, plus théorique, soutient·que les paroles des sages, qui se présentent presque toujours sous forme figurée, ne nous aident en rien, parce que ces figures sont trop

1. Notre traduction.

INTRODUCTION II

abstraites pour pouvoir éclairer notre vie quoti­dienne. Kafka vise-t-il ici ironiquement le sens de ses propres textes? Il n'est pas impossible qu'il ait voulu mettre en garde ses lecteurs contre la tentation d'une interprétation univoque de ses écrits. On peut montrer par exemple que dans La Métamorphose Kafka a consciemment codé plusieurs types d'inter­prétation possibles. On sait en tous cas que pendant certaines de ses séances de lecture publique de cette nouvelle, il lui arrivait d'éclater de rire (peut-être pour empêcher ses auditeurs de se livrer à une iden­tification trop pathétique à ses yeux entre l'auteur et le cafard Gregor Samsa). Kafka raconte également, dans une page de son .Journal, qu'à sa sœur Ottla qui lui avait fait remarquer que dans ce même récit le plan du logement de la famille Samsa correspondait exactement à celui de l'appartement familial des Kafka, il aurait répondu: «Mais ce n'est pas possible ! dans ce cas papa logerait dans les toilettes! »

Dans la deuxième partie de cette parabole sur les paraboles, l'auteur met en scène un dialogue imagi­naire entre deux lecteurs commentant le texte. Le premier invite les lecteurs des paraboles à s'appro­prier entièrement leur signification symbolique, afin d'échapper aux soucis quotidiens en acceptant de vivre dans la dimension de l'imaginaire. Sur ce, son interlocuteur, s'élevant à un niveau logique supérieur, démontre qu'en fait ce conseil relève lui aussi d'une forme de pensée symbolique. Lorsque le premier lui donne raison sur ce point (car il doit admettre qu'en vivant dans le symbolique, selon son propre conseil, on n'échappe pas à la réalité), son compagnon l'entraîne vers un niveau rhétorique

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!2 LECTURES DE KAFKA

encore plus général, en lui faisant remarquer que cette concession elle-même ne fait pas avancer le raisonnement, dans la mesure où elle redouble seu­lement l'emprise du symbolique sur la réalité. C'est alors que survient le renversement logique décisif: selon le premier des deux interlocuteurs, (qui se hausse ainsi à un quatrième niveau d'argumenta­tion), il est vrai qu'interpréter le monde à travers la grille du symbolique (comme ille fait lui-même) nous maintient malgré nous prisonniers de la réa­lité à laquelle nous voulions justement nous sous­traire: en contestant, au nom du principe de réalité, la thèse du premier interlocUteur parce qu'elle est elle-même de l'ordre du symbolique, le deuxième dirait donc la vérité («dans la réalité, [il] a gagné») ; mais ce faisant, ajoute le premier, il dévalue sans le vouloir l'ensemble du monde sym­bolique par rapport à la réalité matérielle ("dans la parabole, il [a] perdu»). Renoncer à l'ordre du symbolique, suggère-t-il, serait se condamner à per­dre ce qui fait l'essence même de toute pensée, c'est-à-dire aussi de l'art et de la littérature elle­même.

«À propos des paraboles, serait donc le para­digme d'un texte se prenant lui-même pour objet. Parlant de l'écriture, il renverrait en même temps à l'essence même de l'art de Kafka.

INTRODUCTION 13

*

Les quatre chapitres de ce livre traitent de divers aspects de la dialectique formelle qui sous-tend cer­tains des écrits de Kafka. Le« Silence des sirènes)) analyse la logique narrative de ce récit qui reprend un passage célèbre de l'Odyssée. Il apparaît alors que J'artifice qui permet à Ulysse d'échapper au chant mortel des sirènes n'est pas tant sa ruse que la construction même du récit, où le personnage du héros mythologique est plaqué, comme de l'exté­rieur, sur des données narratives nouvelles dont il ignore tout. L'étude sur La Métamorphose suggère que Kafka a consciemment encodé dans son récit trois possibilités interprétatives différentes, aussi convaincantes l'une que l'autre. Le chapitre sur « Le prochain village » confronte deux interpréta­tions différentes de ce bref récit, l'une de Bertolt Brecht, l'autre de Walter Benjamin. Il apparaît alors que par-delà la divergence de leurs méthodes, l'un et l'autre mettent en évidence la technique narra­tive subtile grâce à laquelle Kafka reformule le célè­bre paradoxe de l'école éléatique sur Achille et la tortue, et, plus généralement, sur la nature du temps. Enfin, l'étude sur Le Procès se concentre sur la longue discussion entre Joseph K. et l'aumônier des prisons, à propos de l'interprétation de la légende du gardien de la Loi. Il apparaît alors que ce débat, d'une extrême sophistication dialectique, suit, sous une forme sécularisée, les moindres détails de la technique interprétative des rabbins du Talmud dans leurs discussions sur le sens de cer­tains passages de l'Écriture. Or, c'est à travers cette

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14 LECTURES DE KAFKA

reprise- parfois ironique- d'es méandres les plus formels de l'herméneutique rabbinique, que Kafka transcende à l'avance toutes les interprétations pos­sibles de son roman, pour laisser le lecteur devant la tâche d'une relecture sans fin.

1 Ulysse chez Kafka

Le Silence des Sirènes*

Preuve du fait que même des moyens insuffisants, voire enfantins, peuvent servir au salut. Pour se protéger des Sirènes, Ulysse se boucha les oreilles avec de la cire et se fit enchaîner au mât. Bien entendu, tous les voyageurs auraient pu en Jaire de même depuis toujours, sauf ceux que les Sirènes auraient d4Jà charmés de loin, mais tout le monde savait qu'il était impossible que cela puisse aider. Le chant des Sirènes transperçait tout, et la passion de ceux qu'elles avaient séduits aurait fait voler en éclat bien plus que des chaînes et un mât. Mais Ulysse ne pensait pas à cela, bien qu'il en eût peut-être entendu parler. Il se fiait entièrement à sa poignée de cire et à son amas de chaînes, et c'est plein d'une joie innocente à la pensée de ses petits stratagèmes qu'il se porta à la rencontre des Sirè­nes. Or, les Sirènes disposent d'une arme encore plus ter­rible que leur chant, à savoir leur silence. Jamais il

*.Traduction Stéphane Mosès.

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!6 LECTURES DE KAFKA

n'était arrivé- bien que cela fût peut-être pensable - que quelqu'un échappât à leur chant, mais cer­tainement pas à leur silence. Rien de terrestre ne saurait résister au sentiment de les avoir vaincues par ses propres forces, ni à l'orgueil irrésistible qui en résultait. Et de fait, lorsqu 'Ulysse apparut, les puissantes chanteuses ne chantaient pas, soit qu'elles eussent pensé qu'à un tel adversaire elles ne pouvaient opposer que leur silence, soit que l'image de la féli­cité qui se peignait sur le visage d'Ulysse, qui ne pensait à rien d'autre qu'à sa cire et à ses chaînes, leur eût fait totalement oublier de chanter. Mais Ulysse- si l'on peut dire n'entendait pas leur silence,· il croyait qu'elles chantaient, et que lui seul était préservé de les entendre. En passant devant elles il vit d'abord leur cou se tordre, leur respiration profonde, leurs yeux remplis de larmes, leur bouche à demi ouverte, mais il croyait que cela faisait partie des airs qui s'évanouissaient autour de lui sans qu'il les eût entendus. Bientôt touts 'ef faça devant ses yeux fixés sur le lointain, les Sirè­nes disparurent littéralement face à sa résolution, et c'est justement lorsqu 'il en fut le plus proche qu'il ne sut plus rien d'elles. Mais elles- plus belles que jamais- s'étiraient, se tournaient, laissaient leur effrayante chevelure dénouée flotter au gré du vent, et étendaient libre­ment leurs griffes sur les rochers. Elles ne cher­chaient plus à siduire, elles voulaient seulement saisir au voile plus longtemps possible le reflet des deux grands yeux d'Ulysse. Si les Sirènes avaient été douées de conscience, elles

ULYSSE CHEZ KAFKA

auraient été anéanties ce jour~ là. Mais ainsi elles demeurèrent, seul Ulysse leur échappa. La tradition nous livre d'ailleurs un complément à cette histoire. Ulysse, dit-on, était si retors, c'était un tel renard, que la déesse du destin elle-même ne pouvait pas pénétrer jusqu 'à son for le plus pro­fond. Peut-être- bien que l'entendement humain ne soit plus capable de saisir une telle chose- s'est-il vraiment aperçu que les Sirènes se taisaient, et peut-être, dans une certaine mesure, n'a-t-il opposé aux Sirènes et aux dieux le processus évoqué plus haut qu'en guise de panneau.

I

<<Le Silence des Sirènes>> fait partie de l'ensem­ble des textes et fragments narratifs découverts par Max Brod dans les papiers posthumes de Kafka. À l'origine, le récit ne portait pas de titre. Ce fut Max Brod qui lui donna celui que nous connaissons aujourd'hui, lorsqu'ille publia pour la première fois en 1931'. Le texte original se trouvait dans l'un des huit« Cahiers in-octavo >> déposés aujourd'hui à la Bodleian Library à Oxford; il fut probablement rédigé en octobre 1917'. Du point de vue thémati­que, {{Le Silence des Sirènes» appartient à un

1. In Beim Bau der chinesischen Mauer. Ungedruckte Erz.iihlungen und Prosa aus dem Nachlass. Hrsg. von Max Brod und Hans joa­chim Schoeps, Berlin, 1931.

2. Malcom Pasley/Klaus Wagenbach," Datierung si.imtlicher Texte Franz Kafkas "• in Kajha-Symposion, München, dtv, 1965, p. 64,

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r8 LECTURES DE KAFKA

groupe de quatre textes dont le point commun est de se r~férer à la mythologie classique, les trois autres etant« Le nouvel avocat», «Prométhée» et « Poséïdon ». Les deux premiers de ces textes, ai,nsi que« Le ~ile~ce des Sirènes ''• furent écrits à quel­ques mo1s d Intervalle, le dernier, trois ans plus tard, en automne 1920'. La proximité chronologi­que de ces quatre récits, venant s'ajouter à leur parenté thématique, renforce le sentiment qu'ils for~ent, dans l'œuvre de Kafka, un groupe distinct, e.xpnmant un aspect bien particulier de son inspira­tion.

D'autres textes, également conçus entre 1917 et 1920, sont ar:parentés à ce premier groupe, moins par leur th~me proprement dit que par leur conceptiOn d ensemble, laquelle, à son tour, déter­mine leur structure formelle. Il s'agit d'un ensem­ble de récits qui se réfèrent à un donné traditionnel antérieur: mytho;ogie, culture (réelle ou imagi­naire)_, :e~vre httera1re devenue classique. Ainsi, ((La vente sur Sancho Pan ça» renvoie à Don Qui­chotte, «Les Armes de la ville,, à la Bible et aux ~yth~logies ~oyen-orientales, «Un Message impé­nal » a une Chme de fantaisie. L'unité de ces textes ainsi que des quatre récits qui se rapportent à 1~ mythologie classique, provient de leur structure interne: l'opposition nettement marquée entre deux éléments distincts. Le premier est une réfé­rence à une sourc~ traditionnelle. Cette référence peut prendre des formes très diverses: renvoi au récit traditionnel («Quatre légendes nous parlent

l. Ibidem.

ULYSSE CHEZ KAFKA

de Prométhée»), citation d'un fragment de celui-ci ("Pour se protéger des Sirènes, Ulysse se boucha lès oreilles avec de la cire et se fit enchaîner au mât»), mention d'un simple nom propre (Bucé­phale, Poséïdon, Sancho Pan ça, la Tour de Babel). Dans tous les cas, la fonction de cette référence est de citer un fragment d'un monde culturel antérieur, ce fragment servant de point de départ, ou encore de pré-texte, à la fable proprement dite. Celle-ci, qui représente dans la structure du texte le second élé­ment, joue par rapport à la citation le rôle d'une glose; commentaire, exégèse ou réinterprétation du matériel traditionnel. Ces interprétations sont tou­jours marquées par une grande liberté, un ton d'ir­révérence à l'égard du mythe auquel elles se réfèrent. Dieux et héros, privés de leur aura mytho­logique, sont réduits à la condition de personnages quotidiens: Poséïdon devient un fonctionnaire de la Compagnie des Eaux; Bucéphale, le cheval d'Alexandre, se réincarne en avocat. Cette désacra­lisation des personnages légendaires s'accompagne d'un retournement du sens que le mythe leur avait attribué: Prométhée, symbole de l'éternelle révolte de l'homme contre les dieux, n'intéresse plus ceux qu'il avait irrités, sa blessure se referme, tout le monde se lasse de lui et 1' oublie; Ulysse, incarna­tion de la ruse, personnifie à présent la naïveté; Sancho Pança est le véritable Don Quichotte, et le personnage qui porte ce nom n'est que son double imaginaire. Dans le cas du récit: «Les Armes de la ville», le mythe tout entier voit son sens renversé: à force de préparatifs, les habitants de Babel en oublient de construire leur Tour. Dans ces travestis-

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20 LECTURES DE KAFKA

semen.ts du mythe, cette désacralisation de textes canonzques, on pourra reconnaître certains traits de ce que Mikhaïl Bakhtine appelle l'" esprit carna­valesque»: retournement burlesque de toutes 1

1 - b . es va eurs eta. hes, «nouvelle logique des mésalliances et de~ abazssements profanants 1

J échos enfin de la par~dza sacra, parodie des textes et des rites sacrés2>>. Ma1s, pour l'essentiel, les textes de Kafka sont" l'opposé de l'esprit carnavalesque. Celui-ci, qu~ mamfeste « le pathos de la déchéance et du rempla­cement, de la mort et de la renaissance>> célèbre à l~ fois l'abolition d'un ordre ancien et la' naissance d un"monde nouveau, de même que le carnaval est 1~ «fete du temps destructeur et régénérateur\>. Au nre carna~alesq~e, opti.miste et joyeux, s'oppose chez Kafka la melancohe que suscite le souvenir d'un univers mythique ~ich_e de certitudes, mais qui a perdu po.u: nous sa Signification sacrée, et dont ~ous ne saisissons les derniers échos que sous la forme dégradée du paradoxe et de la parodie. L'hu­m ... our des tex ... tes de Kafka, à la fois irrévérencieux et desench.ante, est une forme de ce «grotesque moderniste>> que Bakhtine oppose au «réalisme grote.sque » (carnavalesque) du Moyen Âge et de la Renaissance.

1. Mîkhaïl Bakhtine, La Poétique de Dostoi"evski Seuil Paris 1970,p.171. , , ,

2. Ibid., p. 175. 3. Ibid., p. 172. ~· Mikhaïl Bakhtine, L'Œuvre de François Rabelais Gallimard

Pans, 1970, p. 561. ' '

ULYSSE CHEZ KAFKA 21

II

Dans le groupe des {{récits mythologiques» de Kafka, «Le Silence des Sirènes>>, se distingue par une structure formelle plus complexe que celle indiquée plus haut. D'une part, en effet, le texte s'articule autour de l'opposition entre une citation mythologique et son exégèse. Mais d'un autre côté, il se présente comme un apologue, fondé sur l'ac­cord entre un enseignement et la fable qui l'illus­tre. La combinaison de ces deux schémas, la façon dont leurs différents éléments se relient, tantôt s'opposant, tantôt se complétant, définissent le caractère propre du texte et déterminent son sens.

La première phrase du texte remplit une double fonction: elle le constitue comme apologue: «Preuve du fait que ... >>, et elle exprime, sous forme de maxime, l'enseignement que cet apologue vient apporter: «Même des moyens insuffisants, voire enfantins, peuvent servir au salut.>> Tout le reste du texte forme alors la fable qui illustre l'enseigne­ment, et qui, dans chacun de ses détails, doit en confirmer la justesse.

Mais cette fable n'est pas homogène. C'est elle qui, à l'intérieur de l'apologue, constitue le« récit mythologique, proprement dit, avec ses deux élé­ments antagonistes: la citation mythologique et sa glose. "Pour se protéger des Sirènes, Ulysse se bou­cha les oreilles avec de la cire et se fit enchaîner au mât)}: ce résumé d'un passage de l'Odyssée 1

, frag-

1. Au chant XII. Voici le passage de l'Odysséedont Kafka s'est inspiré: "En pleine course le solide navire que poussait le bon

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22 LECTURES DE KAFKA

ment d'un texte canonique et témoignage d'un monde mythique disparu, forme la référence mythologique dont la suite de la fable (c'est-à-dire tout le reste du texte) sera le commentaire. II faut noter ici l'ambivalence fonctionnelle du récit mythologique proprement dit: la citation mythique, qm sert de point de départ et de pr~texte au récit,

vent s'approchait des Sirènes. Soudain, la brise tombe· un calme sans haleine s'établit sur les flots qu'un dieu vient end~rmir. Mes gen~ se sont levés; dans le creux du navire, ils amènent la voile et,~ asseyant aux rames, ~ls font blanchir le flot sous la pale en s~pm. Alor:, de~ mo~ poignard en bronze,je divise un grand gate~u de c1re; a plemes mains, j'écrase et pétris les morceaux. La C!r~ est.bientôt molle entre mes doigts puissants. De banc en ~anc,Je vms ~eur boucher les oreilles; dans le navire alors, ils me he~1t bras et jambes et me fixent au mât, debout sur l'emplature, pms, chacun en sa place, la rame bat Je flot qui blanchit sous les cou.ps. N~us passons en vitesse. Mais les Sirènes voient ce rapide navtre qm bondit tout près d'elles. Soudain, leurs fraîches voix ~ntonnent un cantique ''Viens ici viens à nous Ulysse tant vanté 1 ~onneur de l'Achaïe J •.• Arrête ton croiseur viens écouter nos votx! ]~mais ~n noir vaisseau n'a doublé notre cap, sans ouïr les doux .atrs qm sortent de nos lèvres, puis on s'en va content et ~lus nche en savoir, car nous savons tous les maux que les dieux,

ans le.s champs de Troade, ont infligés aux gens et d'Argos et de Tr~t.~, et nous savons aussi tout ce que voit passer la terre nournctere".

, , "Elles chantaien_t ~ins'i'et leurs voix admirables me remplis­~atent .le c.œ~r du destr d ecouter. Je fronçais les sourcils sur la lame~ lis ttratent, Euryloque venait, aidé de Périmède, resserrer ;es hens et mettre un tour de plus. Nous passons, et bientôt J'on ~ ent~~dyius l~s cris ni les :hants des Sirènes. Mes braves gens alors s~ hatent d :nlev~r la ctre que j'avais pétrie dans leurs oreîl­les, puts de me detacher" (traduction Victor Bérard).

~a~s le résumé qu'il en donne, Kafka a condensé et simplifié cet. eptsode. Dans l'Odyssée, seuls les matelots ont les oreilles bou­chees par de la cire, car ils ne peuvent pas être attachés, devant

ULYSSE CHEZ KAFKA 23

est en même temps destinée à illustrer 1' enseigne­ment de l'apologue. De même, la partie exégétique du récit, qui a pour fonction d'interpréter la réfé­rence mythologique, c'est-à-dire, dans une certaine mesure, de la réinventer, doit elle aussi confirmer la validité de cet enseignement. Autrement dit, cha­cnn des deux éléments du récit mythologique (la citation et sa glose) est pris dans un double réseau de relations: l'un couvre l'ensemble des rapports internes du récit mythologique (rapport de la glose à la citation; rapport de l'une et de l'autre à la tota­lité du récit); l'autre envisage le récit mythologique comme une partie de l'apologue (sa fable, son illus­tration), et comprend l'ensemble des rapports de la citation et de sa glose avec la maxime initiale de l'apologue.

Il faut ajouter que la partie exégétique du récit mythologique se divise elle-même en deux. En effet, le texte nous propose deux interprétations différen­tes, et dans une certaine mesure opposées, du pas­sage de l'Odyssée: la première, dont l'exposition couvre la plus grande partie du texte de Kafka (elle commence immédiatement après la citation et se

rester libres de leurs mouvements pour ramer. Ulysse, lui, peut se faire attacher au mât, ce qui lui permet de renoncer à la cire, et d'écouter sans danger le chant des Sirènes. Dans la citation que fait Kafka, il n'est plus question des matelots, et c'est Ulysse qui utilise les deux stratagèmes. Mais cette modification ne change rien au rapport des forces entre Ulysse et les Sirènes. Dans la source homérique comme dans le résumé de Kafka, les deux artifices employés sont parfaitement efficaces pour ceux qui les utilisent. C'est cette confiance de l'homme mythologique en ses pouvoirs qu'il importe à Kafka de mettre en évidence, alors que pour lui, l'homme moderne a perdu tous ces pouvoirs.

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24 LECTURES DE KAFKA

termine juste avant le derrlier paragraphe), déve~ loppe l'idée de la naïveté d'Ulysse; la deuxième, exposée dans le dernier paragraphe, prête au héros grec une sagesse surhumaine. Ces deux interpréta­tions entretiendront donc des relations opposées tant avec la citation mythologique qu'avec la maxime de l'apologue.

On peut résumer la structure générale du texte par le schéma suivant:

rEnseignement

j Citation 1 mythologique

Apologue Fable

l-1 """ exégèse

Glose

_ 2'' exégèse

L'enchainement des divers éléments du texte obéit à un principe de composition permanent: le principe de retardement. A la suite de la maxime qui introduit l'apologue, nous attendons le récit qui en confirmerait la justesse. À la place de ce récit, le texte nous propose une évocation d'un passage de l'Odyssée qui ne confirme en rien la maxime initiale. Cette confirmation est reportée à plus tard, à l' exé­gèse qui, nous l'espérons, réconciliera la citation mythologique avec l'enseignement de l'apologue.

Mais cette exégèse ne conclut rien: le commen-

ULYSSE CHEZ KAFKA 25

taire rebondit, une deuxième interprétation vient contredire la première, le texte s'achève dans l'am­b,iguïté, sans que nous sachions si l'enseignement a été vérifié ou non. Cet ajournement indéfini de la sàlution nous invite à revenir sur le texte et sur ses tensions. Est-il prouvé que ((même des moyen~'i insuf Jtsants et enfantins peuvent servir au salut»? A cette question, ni le mythe ni son exégèse n'apportent de féponse catégorique. Mais entre les quatre élé­ments du texte (enseignement, citation, et les deux interprétations) un jeu logique complexe de concordances et de contradictions institue une mobilité dialectique, une instabilité du sens, qui, pour Kafka, rend sans doute compte, mieux que le système monologique de l'affirmation et de la néga­tion, des dimensions multiples de la question: posée celle des moyens du salut.

III

Entre la maxime qui introduit le texte et le pas­sage de l'Odyssée qui est censé l'illustrer apparaît d'emblée une contradiction fondamentale. Ce pas­sage, en effet, loin d'apporter à la maxime la confir­mation annoncée ((<Preuve du fait que ... »), vient au contraire clairement la démentir. Car Ulysse, dans l'Odyssée, incarne la ruse et non la puérilité, et les procédés qu'il met en œuvre pour échapper aux Sirènes sont présentés dans le poème homérique non pas comme (<des moyens insuffisants et enfan­tins», mais comme des subterfuges hautement raffi­nés. Cette brutale rupture de sens, ce décalage par

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rapport aux lois habituelles de la logique, tend d'abord à faire basculer le texte dans un monde d'incertitudes et de paradoxes, qui n'a plus rien à voir avec le ton volontairement plat et didactique de la maxime précédente. En même temps, cette contradiction implique déjà, comme sa seule résolu­tion, une réinterprétation du fragment mythique. Présenter l'épisode d'Ulysse et des Sirènes comme une preuve de l'efficacité de moyens de salut insuf­fisants et enfantins c'est inverser sa signification tra­ditionnelle, travestir Ulysse en naïf et ses artifices en marques d'ingénuité. La contradiction entre la maxime et le fragment mythologique se retrouve donc au cour de celui-ci, sous la forme d'une oppo­sition entre l'argument de cet épisode et son interpré­tation, ou encore entre sa signification traditionnelle et sa signification contextuelle. Autrement dit, Kafka ne mod~fie pas les données du récit traditionnel; il résume fidèlement le passage de l'Odyssée dont il s'inspire; et cet épisode transporte avec lui le sens que la tradition lui a toujours accordé. Mais cette même citation mythologique, considérée non plus en elle-même, mais comme un élément fonctionnel dans un ensemble, comme un des termes d'une séquence logique (la preuve d'une démonstration), change radicalement de sens par rapport à ce nou­veau contexte. En comparant l'opposition externe maxime/citation mythologique et l'opposition interne à la citation: argument/interprétation, on constate que dans les deux cas, le récit mythique représente un donné narratif antérieur, par défini­tion, au texte dans lequel il s'insère, alors que maxime et interprétation expriment, par rapport à

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'-d! -donné narratif, une situation nouvelle. Cette dou­blè opposition se résume alors dans l'antonymie passé/présent. Une analyse des points de vue narratifs dans les deux premières phrases du texte de Kafka rloùs mènerait à la même conclusion: la maxime initiale (l'apologie de la naïveté) est exposée au présent, car elle a valeur actuelle; elle est immédia­tement contemporaine du discours narratif. De même, l'interprétation contextuelle du passage de l'Odyssée (ingénuité d'Ulysse et pauvreté de ses ruses) est commandée par sa fonction de preuve à l'intérieur d'un raisonnement démonstratif, qui, par définition, se déploie au présent. En revanche, le passage de l'Odyssée auquel le texte se réfère est amené comme un emprunt à un texte antérieur (citation), doté depuis longtemps d'une interpréta­tion canonique. Ce fragment plus ancien, le narra­teur l'insère, comme un élément hétérogène, dans le déroulement actuel de son récit. L'exégèse qui suit aura alors pour fonction de réconcilier les deux termes de l'antonymie, en montrant que, malgré les changements amenés par le temps, le passé (un texte ancien) peut servir à éclairer le présent (un enseignement portant sur les moyens du salut).

La structure que nous venons d'exposer, faite de la combinaison de trois éléments- une maxime, la citation d'un texte ancien et son exégèse- rappelle la composition de textes appartenant à la littérature juive ancienne, les midrashim homélitiques. Dans ce genre littéraire, une maxime d'ordre très général est illustrée par une citation biblique qui est censée en prouver la validité, alors que sa signification ori­ginelle est souvent très éloignée de celle de cette

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maxime. C'est alors qu'un commentaire vient .. · '"'-·'"' préter la citation biblique, c'est-à-dire en m<)dJttl<'r et parfois même en inverser le sens, afin de concilier avec celui de l'enseignement qu'il de transmettre. Les procédés de midrashique visent à accorder des pr•éo<:cttp<tticms: ~ actuelles avec un système de références cct:uu.nF

ques; même si cet accord du nouveau et de l'ancien peut souvent paraître artificiel et peu convaincant, l'essentiel est, pour le midrash, d'affirmer la cu<IU->.%l

nuité d'un système de valeurs et la permanence son autorité.

Ce qu'il y a de commun entre le texte de et le midrash homélitique, ce sont les tensions inter­nes, les séries d'oppositions qui séparent et relient à la fois les trois éléments qui les constituent. Mais ce qui les distingue n'en est que plus frappant: «Le Silence des Sirènes)>, l'exégèse ne parvient pas à confirmer jusqu 'au bout la thèse de la maxime. Elle hésite, change de direction, propose une deuxième interprétation, ne réconcilie pas ment présent et passé. À la question qui porte sur les moyens du salut, la sagesse ancienne n'apporte que des réponses ambiguës.

IV

La première exégèse vise à accorder la citation de l'Odyssée et l'enseignement de l'apologue. Pour ce faire, elle doit parvenir à inverser le sens du récit homérique, et prouver que ce qui a sauvé Ulysse de menace des Sirènes, ce n'est pas sa ruse mais son

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Cette exégèse devra en même temps respec­données essentielles du récit mythologique,

que la citation elle-même les expose: l'affron­tèrnent de deux adversaires, Ulysse et le groupe des S'ir'ènes, disposant chacun de ses armes propres, ieur chant pour les Sirènes, l'assourdissement volontaire et la décision de se faire ligoter pour Ulysse. Si le sens traditionnel du mythe doit être rètourné, c'est à l'intérieur d'un cadre narratif contraignant; cette fidélité aux termes du récit mythique déterminera le choix des procédés d'in­terprétation: ce que le mythe dit ne pouvant être changé, l'exégèse qui vise à en retourner le sens prendra appui sur ce qu'il ne dit pas. Les éléments de base du récit traditionnel, auxquels l'exégèse reste fidèle, témoigneront du fait que le mythe conserve, pour l'essentiel, sa valeur de paradigme. Mais si l'interprétation ne touche pas à ces données élémentaires du mythe, elle se déploie en revanche, avec toute sa richesse irrévérencieuse, dans l'espace vide qui les sépare. Elle ajoute des détails, des variantes, formule des hypothèses, comble les blancs du récit, imagine des motivations, tisse le réseau de causes et d'effets qui sous-tend l'action.

Cette élaboration du mythe signifie en même temps sa récusation. Car les données traditionnelles du récit homérique ne suffisent pas à en assurer la cohérence. Au contraire, elles suscitent plus de questions qu'elles n'apportent de réponses. Pour­quoi a-t-il fallu attendre Ulysse pour que soit inventé un stratagème aussi élémentaire? Pourquoi les Sirènes se laissentwelles berner aussi facilement? Si le mythe a besoin d'une exégèse, c'est qu'il n'est

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pas clair. N'étant pas porteur d'évidence, il ne plein d'une joie innocente à la pensée de ses petits stratagè-prétendre enseigner. L'interprétation, en rn,es qu'il se porta à la rencontre des Sirènes»). au jour les incohérences du mythe, lui dénie sa Ces doutes, ces hésitations proviennent de ce que tention à une vérité apodictique. Aux ' l': exégète doit imaginer ce que le mythe ne dit pas. du mythe elle substitue une série d'interrogations, tes-éléments du récit traditionnel lui paraissent ses certitudes elle oppose des hypothèses, à son trop fragmentaires pour former un ensemble cohé-cours autoritatif la forme du doute et de rent. Faut-il admettre que l'épisode d'Ulysse et des tion. Cette remise en question de l' Sirènes, tel que la tradition nous l'a transmis, nous mythique est obtenue grâce à un ensemble de est parvenu sous une forme mutilée? Ou que son cédés stylistiques: formes hypothétiques à · caractère même de fragment, de citation coupée de ("Tous les voyageurs auraient pu en faire de l'univers mythologique dont elle faisait partie, nous depuis toujours, [ ... ] mais tout le monde savait le rend aujourd'hui inintelligible? Dans les deux était impossible que cela puisse aider"); cas, l'attitude critique de l'exégète traduit la dis-concessives qui évoquent, pour ne pas les tance qui le sépare d'un texte témoignant d'une d'autres possibilités narratives VI:•:'LSemut<wJteSl)} vision du monde aujourd'hui disparue. Pour le ("Mais Ulysse ne pensait pas à cela, bien qu'il en comprendre, il doit y introduire sa propre logique, peut-être entendu parlen>; <:Jamais il n'était arrivé c'est-à-dire ajouter au récit des données nouvelles. bien que cela fût peut-être pensable- que quelqu' Pour motiver ces additions, l'exégète feint de se échappât à leur chant, mais certainement pas à référer à d'autres sources, à des traditions parallè-silence ~>; {<Mais Ulysse- si l'on peut dire-n' les, à des variantes connues de lui seul; mais il n'y a dait pas leur silence>~); constructions plus ici de certitudes, et par rapport à l'évidence du où s'expriment des alternatives («Et de texte original, tout devient conjectural. Mais par-lorsqu'Ulysse apparut, les puissantes chanteuses delà cette fiction, la structure même d'un texte qui chantaient pas, soit qu'elles eussent pensé qu'à oppose une citation mythologique et sa glose tel adversaire elles ne pouvaient opposer que impose à l'exégète d'inventerdes données narratives silence, soit que l'image de la félicité qui se différentes de celles que la tradition a fixées; ces sur le visage d'Ulysse, qui ne pensait à rien données nouvelles sont celles qu'une vision qu'à sa cire et à ses chaînes, leur eût fait moderne de l'épisode homérique dicte à un narra-oublier de chanter»); atténuations d' teur contemporain, que sa situation condamne à qui soulignent les incertitudes de l'exégèse(« actualiser le mythe pour le rendre intelligible. être», <{si l'on peut dire»); ironie à l'égard de Par rapport au fragment de l'Odyssée, le texte de source mythologique («Il se fiait entièrement à sa Kafka propose deux innovations qui en inversent la poignée de cire et à son amas de chaînes, et c'est signification. En premier lieu, nul artifice neper-

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met d'échapper au chant des Sirènes:<> Le des Sirènes transperçait tout, et la passion de cellX\~. qu'elles avaient séduits aurait fait voler en éclat plus que des chaînes et un mât.>} D'autre part, nous·W$ dit le narrateur,« les Sirènes disposent d'une arrnesi• encore plus terrible que leur chant, à savoir silence», à l'appel duquel nul ne pouvait se S011S·0I\

traire. Car ({rien de terrestre ne saurait résister sentiment de les avoir vaincues par ses propres ces, ni à l'orgueil irrésistible qui en résultait Parmi ces deux innovations, la seconde seule silence des Sirènes) représente, par rapport au de l'Odyssée, une donnée proprement nouvelle. première («le chant des Sirènes transperçait tout constitue une nouvelle interprétation d'une do· n-i!;; née traditionnelle. La combinaison de ces ueux:00 modifications crée une situation entièrement velle, où le rapport d'Ulysse et des Sirènes se trc>UV•e'lfZ inversé. Dans 1 'Odyssée en effet, les Sirènes sont nies par leur fonction: leur nature est de cnanrer·,s$1 elles n'ont aucune possibilité d'agir autrement elles représentent une nécessité sans nulle noence .. ss Ulysse au contraire affronte une épreuve: il dépe,ncl2ii de lui d'écouter les Sirènes ou de se rendre leur chant; entre la perdition et le salut, il est de choisir. Dans le texte de Kafka, la situation héros mythologique et de ses adversaires est in,,er-1!! sée: les Sirènes possèdent à présent deux arrne:s,/0' leur chant et leur silence; entre ces deux m.w,,n,;:S; elles sont libres de choisir. Ulysse, quant à peut plus se rendre sourd au chant des Sirènes, leur chant transperce tout. D'autre part, il est aussi désarmé devant leur silence, puisque celui-ci

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attire les voyageurs encore plus irrésistiblement que ne le fait leur chant. Chant et silence définissent !;ensemble de toutes les possibilités auxquelles Ulysse risque d'être affronté; dans tous les cas logique­ment pensables il est nécessairement condamné à l'échec.

Dans la réinterprétation kafkaïenne du mythe homérique, le premier changement se rapporte donc à l'opposition liberté/nécessité, où les protago­nistes ont interverti leurs rôles. Par rapport aux Sirènes, libres de choisir leurs armes, Ulysse semble d'emblée contraint à l'impuissance. Ce même ren­versement s'opère à l'intérieur d'une seconde opposition, très voisine de la première: celle de la puissance et de la vulnérabilité. Dans l'Odyssée, la situation initiale est très favorable à Ulysse: c'est armé de sa ruse légendaire qu'il affronte les Sirè­nes, alors que celles-ci ne disposent que de leur chant, auquel, comme le note le narrateur-exégète, il n'est guère difficile de .se soustraire («Tous les voyageurs auraient évidemment pu en faire de même ... ~~). Les deux données nouvelles sur lesquel­les se fonde la réinterpréta ti on du mythe accrois­sent en revanche la puissance des Sirènes à tel point qu'elles en paraissent presque invincibles. En face de cette transformation du rôle des Sirènes, le per­sonnage d'Ulysse, dont les attributs sont demeurés inchangés, apparaît comme dérisoirement naïf, et ses ruses ne sont plus que des témoignages d'ingé­nuité.

On peut concevoir l'épisode d'Ulysse et des Sirè­nes comme une variation d'une séquence classique du mythe et du conte populaire: le combat du héros contre des puissances adverses. Le plus sou-

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vent, ce combat est en mê'me temps une épreuve destinée à montrer si le héros est capable de mener à bien la mission dont il est chargé. Dans le cas pré­sent, l'épreuve ne consiste pas en un combat physi­que mais en un conflit moral. Les Sirènes représentent une tentation à laquelle le héros devra prouver qu'il sait résister. Et parce que de l'issue de ce conflit dépend la poursuite de la mission du héros, les Sirènes incarnent la mort et la volonté d'Ulysse la vie. Le sens de cet épisode peut donc se résumer à une série d'oppositions sémantiques héros/adversaires, séduction/résistance, chant/surdité, vie/mort. Il faut ajouter que dans le cas de l'Odyssée l'issue du conflit est prévisible; elle est déterminée

. dès l'origine par le caractère exemplaire du héros: Ulysse est l'incarnation de la ruse, il a triomphé jusqu'à présent de tous les obstacles; la situation initiale où le récit mythique le place lui est très lar­gement favorable. C'est cette situation initiale que l'exégèse kafkaïenne modifie radicalement: dans l'épreuve symbolique où l'homme est affronté à des puissances qui veulent sa perte, la victoire ne lui est plus promise dès le départ. Au contraire, la puis­sance de la tentation est irrésistible, il n'est pas pos­sible de se rendre sourd à son chant, l'appel de la mort est plus fort que la volonté de vivre.

L'Ulysse de Kafka n'est plus un héros inépuisa­blement inventif et quasi invincible, mais un per­sonnage vulnérable et naïf, exposé à un danger dont il ignore lagravité.

Or, c'est précisément cette ignorance qui devient l'instrument de son salut. Comme son modèle mythologique, l'Ulysse de Kafka échappe aux Sirè-

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nes, mais par des moyens opposés. Or, c'est des ffioyens du salut que cette exégèse d'Homère vient parler. L'analyse devra donc découvrir comment, à partir d'une situation initiale presque désespérée, )'Ulysse de Kafka parvient malgré tout à triompher. Il faut remarquer ici que dans le récit de Kafka, Ulysse utilise exactement les mêmes stratagèmes que dans l'Odyssée; il n'invente pas d'artifices nou­veaux; au contraire, il emploie, face à une situation radicalement différente, où toutes les conditions lui sont défavorables, des moyens adaptés à un tout autre état de choses, où tout lui était propice. Ce n'est donc plus Ulysse qui est ici l'auteur de son propre salut. D'autre part, les éléments narratifs que l'exégète emprunte au récit homérique (la ten­tative de séduction des Sirènes, le charme de leur chant) sont eux aussi invariables, et n.e peuvent pas contribuer à la transformation d'une situation ini­tiale quasi désespérée en une situation finale où le héros triomphe. Seules les données nouvelles introduites par le narrateur dans le schéma originel (le silence des Sirènes, l'impossibilité d'échapper à leur chant) per­mettent donc au récit d'évoluer, de passer d'une situa­tion à une autre. C'est dire que ce qui sauve Ulysse, dans le texte de Kafka, ce ne sont pas ses propres artifices, mais les procédés narratifs de l'auteur.

Ces procédés se ramènent pour l'essentiel à la confrontation de deux éléments hétérogènes qui restent toujours distincts et ne se combinent jamais: d'une part le personnage d'Ulysse tel qu'il apparaît dans l'Odyssée, avec sa ruse et ses stratagèmes; d'au­tre part, une situation radicalement transformée par l'adjonction de données nouvelles, étrangères à

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l'épisode mythologique. Le personnage mythologi­que est extrait de son monde familier, et transposé, comme dans un collage, dans un contexte nouveau, préparé par le narrateur, et dont les lois lui sont inconnues. Dans toute cette séquence, les points de vue d'Ulysse et du narrateur sont absolument distincts: Ulysse se comporte comme dans l'Odyssée, il ne sait rien de la menace que constitue pour lui l'accroisse­ment de la puissance des Sirènes. Ces pouvoirs nou­veaux exposent Ulysse à des dangers inconnus du récit homérique; ce qui le sauve, c'est qu'illes ignore:" C'est justement lorsqu'il en fut le plus proche qu'il ne sut plus rien d'elles.,

Pour permettre à Ulysse d'échapper aux Sirènes, le narrateur doit, pour ainsi dire, annuler les deux armes dont elles disposent: leur chant et leur silence. La première de ces deux entreprises paraît presque impossible: le chant des Sirènes n'est pas seulement mortel, comme dans l'Odyssée, mais éga­lement irrésistible. Cependant, les Sirènes ont aussi la possibilité de se taire: l'introduction de cette donnée nouvelle, qui accroît leurs pouvoirs, leur confère en même temps la liberté. Or, être libre, c'est être sujet à l'erreur: lorsqu'Ulysse paraît, les Sirènes ne chantent pas. Le narrateur joue ici de l'in­teraction des motifs: l'un des deux éléments nou­veaux du récit (l'impossibilité d'échapper au chant des Sirènes) est neutralisé par l'autre (la faculté qui leur est donnée de se taire).

Mais Ulysse, qui ignore les modifications apportées par le narrateur moderne à la fable mythologique, ne sait pas que les Sirènes ont le don de se taire. D'autre part, et pour la même raison, il ne sait pas que si les Sirènes

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'chantaient, il serait contraint de les entendre. Il doit donc nécessairement en conclure que les Sirènes chantent, et qu'il ne les entend pas: «Mais Ulysse- si l'on peut dire­n'entendait pas leur silence ; il croyait qu'elles chan­tàient, et que lui seul était préservé de les enten­dre., En d'autres termes, Ulysse échappe -Subjectivement au silence des Sirènes (elles se taisent, mais il ne le sait pas) et objectivement à leur chant (elles ne chantent pas). Son salut provient de la cOmbinaison et de la corrélation de deux procédés narratifs distincts: l'introduction de motifs nouveaux par rapport au récit mythologique, et le fait que le héros ignore ces modifications. La structure formelle du texte est ici plus explicite encore que sa fable. Celle­ci nous apprend qu'Ulysse a échappé aux Sirènes bien que ses ruses aient été inadéquates. L'analyse des procédés de narration montre qu'il a été sauvé à cause de cette inadéquation. L'épisode d'Ulysse et des Sirènes, tel que le réinvente le narrateur moderne, confirme donc la thèse de l'apologue: il existe des situations tellement désespérées que seule la plus totale ingénuité permet d'y échapper.

L'opposition du personnage et de sa situation est symétrique aux autres oppositions qui caractérisent ce passage: fragment mythique/exégèse, passé/présent. Les conditions nouvelles introduites dans le récit par le narrateur traduisent son point de vue d'homme moderne. La situation simple et relative­ment facile à laquelle Ulysse est affronté dans l'Odyssée devient, dans sa réinterprétation moderne, d'une extrême complexité, et paraît presque déses­pérée. Face à de telles difficultés, le personnage mythique, fort de ses seules certitudes, apparaît

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comme le témoin anachronique d'un univers aujourd'hui disparu. Ulysse chez Kafka: ce «mon­tage» ironique accuse cruellement l'insuffisance des vertus mythologiques dans un monde où il arrive que les Sirènes se taisent. Ulysse, (<le plus rusé des mortels», n'est plus qu'un inconscient dans un univers dont, sans le savoir, il ignore les règles. Mais en même temps, cette inconscience le protège et le sauve. C'est parce qu'il ne voit pas le danger qu'illui échappe: "Il croyait que [les Sirè­nes) chantaient,> (alors qu'elles se taisaient) «et que lui seul était préservé de les entendre» (alors que ses stratagèmes ne pouvaient en: aucun cas le faire échapper à la séduction de leur chant, si seule­ment elles avaient voulu chanter). L'immensité de son aveuglement neutralise les Sirènes: «Bientôt tout s'effaça devant ses yeux fixés sur le lointain, les Sirènes disparurent littéralement face à sa résolu~ ti on, et c'estjustement lorsqu'il en fut le plus pro­che qu'il ne sut plus rien d'elles., Lorsque ni le calcul ni le raisonnement ne permettent plus de conjurer le danger, l'inconscience seule offre une chance de salut. L'ignorance frôle alors la divina­tion, et la naïveté se retourne en génie.

v

Le mythe ainsi réinterprété confirme la thèse de l'apologue: «Même des moyens insuffisants et enfantins peuvent servir au salut.» L'exégèse de l'épisode homérique ayant fourni la preuve de cet enseignement, l'argumentation semble close, et le

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texte de Kafka devrait s'arrêter là. Mais au dernier moment, et comme en passant, le narrateur ajoute

11'11 appendice à son récit. Il existe, nous dit-il, une autre version de l'épisode: <(Ulysse, dit-on, était si retors, c'était un tel renard, que la déesse du destin elle-même ne pouvait pas pénétrer jusqu'à son for le plus profond. Peut-être- bien que l'entende­ment humain ne soit plus capable de saisir une telle chose- s'est-il vraiment aperçu que les Sirènes se taisaient, et peut-être, dans une certaine mesure, n'a-t-il opposé aux Sirènes et aux dieux le processus évoqué plus haut qu'en guise de panneau. }}

L'introduction de cette deuxième version est motivée par les incertitudes de la tradition. Pour le narrateur qui écrit au présent ({<La tradition nous livre d'ailleurs un complément à cette histoire>}), l'univers du mythe est si éloigné que seuls en par­viennent des échos fragmentaires et contradictoi­res. Le mythe n'est plus pour lui source de vérité absolue, mais une rumeur confuse, provenant du fond des âges, et livrée au hasard des interpréta­tions. Comment, dès lors, attribuer à l'épisode d'Ulysse et des Sirènes un sens univoque, et com­ment un fragment mythique, ambigu par nature, peut-il confirmer ou infirmer un enseignement d'ordre moral, sinon à son tour de façon ambiguë? Sur certains points en effet, cette deuxième version du récit mythologique contredit l'exégèse précé­dente: là, Ulysse ignorait que les Sirènes se tai­saient; ici, ille sait. Dans la première interprétation, Ulysse représente la naïveté et l'inconscience; ici, il incarne une lucidité surhumaine. Bien plus: la structure même de cette deuxième version contre-

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dit celle de la première. Celle-ci était fondée sur le décalage d'Ulysse par rapport à la situation dans laquelle il se trouve; ici au contraire, Ulysse est inté­gré au contexte narratif: il en connaît toutes les données, même celles qui ont été ajoutées par le narrateur moderne dont il est ici le contemporain. Mais d'un autre côté, certains éléments de la deuxième version sont fidèlement empruntés à la précédente interprétation: les pouvoirs des Sirènes ne sont pas ceux, fort limités, que le récit homéri­que leur attribuait, mais ceux que leur prête la réin­terprétation moderne du mythe. D'autre part, le comportement d'Ulysse est exactement le même que dans la première exégèse; celle-ci à son tour reprenait la description des stratagèmes évoqués dans l'Odyssée: «Pour se protéger des Sirènes, Ulysse se boucha les oreilles avec de la cire et se fit enchaîner au mât. )>

On peut représenter par le tableau suivant les diverses transformations que subit l'épisode d'Ulysse et des Sirènes à l'intérieur du texte de Kafka:

Attributs Attributs Attitude des sirènes d'Ulysse d'Ulysse

Mythe Chant Cire et chaînes Ruse

l"' interprétation Chant irrésistible Cire et chaînes Naïveté

Silençe 2''"" interprétation Chant irrésistible Cire et chaînes Ruse

Silence surhumaine

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On. peut constater que les conditions extérieures du combat mythique entre Ulysse et les Sirènes sont ~igoureusement identiques dans les deux interpré­tations. Dans la deuxième version comme dans la première, Ulysse affronte un~ situatio~ qu~si déses­pérée avec des armes parfattement Inadequates. Toute la différence entre les deux interprétations provient de l'attitude intérieure d'Ulysse, c'est-à-dire de la façon dont il comprend sa situation. Or, c'est de cette attitude intérieure que dépend son salut ou sa perdition, et, plus précisément, de sa connais­sance ou de son ignorance des données nouvelles introduites par le narrateur. Pour échapper au silence des Sirènes, auquel nul ne résiste, Ulysse, dans la première exégèse du mythe homérique, doit ignorer qu'elles se taisent; il croit que les Sirè­nes chantent et qu'il est seul à ne pas les entendre. Dans la deuxième version au contraire, il sait qu'el­les ne chantent pas; pour leur échapper, il ne peut que feindre de ne pas le savoir, Jaire commes 'il croyait qu'elles chantent pour tout le monde et que lui seul ne les entend pas. Le changement est invisible; tout se passe dans l'esprit d'Ulysse. Entre naïveté véritable et naïveté simulée, ignorance réelle et ignorance fictive, rien, de l'extérieur, ne permet de trancher. L'extrême calcul prend ici le masque de l'extrême innocence : Ulysse possède une connaissance totale de sa situation, il en comprend toutes les données et sait comment elles peuvent se combiner. Sa science du jeu et de ses règles lui apprend que l'unique coup vainqueur est celui qui postule l'ignorance d'une partie des données. Il reconsti­tuera donc l'ensemble du processus logique

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menant de cette ignorance initiale au salut Cette fiction qu'il organise a sans doute toutes apparences de la réalité; mais c'est une mise en (Scheinvorgang), un spectacle monté à l'intention des Sirènes et des Dieux pour les abuser, ou encore comme le suggère le double sens du mot Schild, u~ panneau semblable aux reliefs qui ornaient les bou­cliers antiques.

Mais Ulysse ne peut ici simuler l'ignorance que parce que sa place dans la structure du récit a radi­calement changé. S'il sait à présent que les Sirènes se taisent, c'est que, sur ce point du moins, sa pers­pective se confond avec celle dü narrateur moderne. Bien que ses artifices (la cire et les chaî­nes) restent ceux que lui attribuait l'Odyssée, l'Ulysse de cette deuxième version n'est plus identique au héros légendaire prisonnier des limites du monde homérique, et incapable de percevoir la réalité nou~ velle dans laquelle le narrateur l'a ironiquement transposé. L'opposition passé/présent, qui dominait la première réinterprétation, change ici de sens, car le personnage est devenu contemporain d'un récit dont il comprend les lois. Pourtant, d'un autre côté, tout l'artifice d'Ulysse consiste à feindre qu'illes ignore. Par son comportement extérieur, il se conforme fidèlement à son propre modèle mytho­logique. Ce rôle qu'iljoue dédouble le personnage. Au décalage extérieur du héros et de son contexte se substitue un décalage nouveau, intérieur, cette fois au personnage: celui d'un Ulysse moderne, parfaitement conscient de sa situation désespérée, et d'un Ulysse mythologique armé de sa seule sim­plicité. Pour échapper aux Sirènes, l'Ulysse

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xAPrt>e, privé de l'inconscience qui faisait son ne peut plus qu'en mimer les attitudes, en

,dc>ss<më le masque de son modèle archétypique. fonction de cet. Ulysse moderne est très pro­

?;"oi:he de celle du narrateur. Partageant son point de sur le récit, il se situe à l'intérieur d'un monde

;lJifl.ni=m<:nt plus complexe que l'univers du mythe. 'Cc>m1me le narrateur, il appartient au présent du

non au passé du texte traditionneL Mais sa :: X''"''' avec le narrateur est plus essentielle

; 'er1cc1re: comme lui, l'Ulysse moderne est créateur de .!"'"""·Certes, il ne va pas jusqu'à inventer les clon­

ées de sa situation; celles-ci s'imposent à lui n 'l ?~mme une nécessité extérieure dont 1 est sans --~0ute conscient, mais qu'il n'a pas créée. Mais une fbis confronté à cette- situation, il imagine ce qu'il 'aurait fait s'il avait été naïf, autrement dit,. ce qu'au­rait fait à sa place l'Ulysse de la mythologte. Auteur de sa propre histoire, il réinvente pour son propre compte les attitudes que le narrateur, dans la ver­sion précédente de l'épisode, avait attribuées au héros mythologique. Dans l'hypothèse où cette seconde version serait la vraie, il en résulterait qu'Ulysse n'ajama~s te~u le raisonnem:,nt im~li~ite que le narrateur lm prete .dans la prer~uere exegese, mais qu'il a seulement fez nt de le tenlf, pour trom­per les Sirènes et les Dieux. Dans ce cas, c'est lui qui en_ serait le véritable inventeur. En d'autres termes, ce n'est pas le narrateur qui, par ce raisonnement, traduirait son point de vue sur la situation et l'im­poserait à Ulysse comme de l'extérieur, mais c'est la logique interne du personnage lui-même qui se serait imposée au narrateur. Un Ulysse moderne,

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44 LECTURES DE KAFKA

conscient d'être prisonnier d'une situation presque, désespérée, ne peut tenter de se sauver qu'en «manipulant'> ses adversaires, c'est-à-dire en leur suggérant une fausse image de lui-même qui les abusera. On peut se demander pourquoi il est si important pour Ulysse de se faire passer pour naïf aux yeux des Sirènes, alors que de toute façon il a trouvé le moyen, en ce qui le concerne, de se rendre insensible à leur silence. C'est qu'en vérité, il y a une idée sousjacente à toute cette manœuvre: les Dieux, qui ne tolèrent pas que l'homme puisse leur échapper par la ruse, ne se laissent désarmer que par le spectacle fascinant de l'inconscience absolue.

Cet Ulysse joueur et masqué, si proche du narra­teur qu'il se confond en partie avec lui, inventeur de fiction, mimant à la perfection une action arché­typique, et trompant jusqu'aux Dieux par sa fausse · ingénuité, n'a-t-il pas tous les attributs de l'écrivain? Kafka ne cesse de le répéter: 1' écriture est un com­bat contre les Dieux, où il y va du salut ou de laper­dition, et où la ruse suprême consiste peut-être à feindre la candeur.

VI

Dans le texte de Kafka, le résumé de 1' épisode homérique, fragment mythologique coupé de son contexte, est comme la trace, dépourvue par elle­même significatiOn d'un univers disparu. Pour le rendre intelligible, il faut le transposer dans un autre contexte, projeter sur lui une nouvelle lumière, autrement dit, rintégrer à l'univers de nos

ULYSSE CHEZ KAFKA 45

''''oréocc,upatJIOilS familières. Tel est le sens de sa c<>nltro,utation avec une maxime qui concerne la on duite de notre vie quotidienne, mais qui, en ~ème temps, pose la question infiniment plus énérale des moyens du salut: «Même des moyens

g f" . . . 1 t insuffisants et en an uns peuvent servir au sa u ·. )) C'est cette affirmation que l'épisode d'Ulysse et des Sirènes est invité à confirmer ou à démentir. La question implicite posée par l'exégèse du fragment mythologique sera alors: le mythe peut-ri encore nous parler aujourd'hui? Sa vérité peut-elle encore nous atteindre? Au terme de la première interpré­tation, le mythe ne parvient à confirmer la thèse de l'apologue que parce que sa signification a été iro­niquement renversée : par rapport à la réalité déses: pérée imaginée par le narrateur. Ulysse, le plus ruse des héros mythologiques, apparaît comme l'incar­nation même d'une naïveté qui seule permet à l'homme d'échapper aux menaces qui le cernent de toutes parts. Une deuxième interprétation, dont la seule possibilité vient d'ailleurs jeter le doute sur celle qui précède, ne confirme l'enseignement ini­tial qu'en inversant son sens: la candeur d'Ulysse n'est qu'unjeu, elle traduit en vérité une ruse sur­humaine.

Ces deux interprétations prouvent que le mythe ne nous atteint plus que sous la forme de l'ironie et du paradoxe. La vérité qu'il nous transmet est pro­fondément ambiguë: pour être sauvé, nous dit-il, il faut être ou bien immensément naïf ou bien immensément rusé, en deçà de la sagesse ou au­delà d'elle. L'extrême simplicité appartient à ceux qui, comme l'Ulysse de la première interprétation,

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LECTURES DE KAFKA

portent encore en eux l'inriocence originelle ~ âge d'or disparu. Ceux à qui cette grâce a été refu­sée ne peuvent que se vouer au masque et à l'arti­fice, pour retrouver, comme l'Ulysse de la seconde interprétation, une naïveté simulée dans les jeux de la rnimésis, et pour opposer aux Sirènes et aux Dieux les pouvoirs de la fiction.

2 La polysémie dans

La Métamorphose

Dédié au souvenù· de M.fL

· De toutes les œuvres de Kafka, la Métammphose est celle qui a suscité le plus d'interprétations 1

• Son caractère fantastique, le mystère de la transforma­tion d'un homme en insecte, et, par contraste, la banalité du cadre petit-bourgeois dans lequel le récit se déroule, confèrént à cette histoire une aura énigmatique, soulignée encore par le ton de froide rieutralité sur lequel elle est racontée. Ce qui sem­biC: avoir provoqué la fascination des commenta­tèurs, c'est moins le défi aux lois de la vraisemblance sur lequel le récit est fondé (puisque ce défi est précisément une des composantes essen­tielles du genre fantastique), mais le fait que, dans: la Métamorphose, l'invraisemblable soit présenté comme une évidence irréfutable: contrairement à la loi fondamentale du fantastique, il n'y a pas ici d'hésitation possible entre l'acceptation du surnatu­rel et l'explication rationnelle2

; la transformation

1. Stanley Corngold: The Cornmentator's Despair, The Interpreta­tion of Kajha's «Metamorphosis,, Port Washington/LoncJon, 1973.

2. Cf. la définition du genre fantastique dans Tsvetan Todorov: Introduction à la littérature fantastique, Paris, 1972.

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LECTURES DE KAFKA

de Gregor Samsa en cafard-ou en scarabée n'est un rêve du protagoniste, ni un fantasme, ni illusion de ses sens; c'est un fait objectif, aussi que la réalité quotidienne qui l'entoure. D'un côté, c'est cette présence permanente de la la plus banale qui empêche le lecteur de cherr:he refuge dans ce que Todorov appelle le « m'·rvei

leux•>, c'est-à-dire dans l'idée d'un genre lîtté·r"ir"

qui, par convention, se situe au cœur du Dans la JVlétamorphose, l'irrationnel apparaît sous forme la plus pure, c'est-à-dire la plus menaçante comme une rupture absolue, en un de ses prnn!Is, de la réalité et de ses lois, alors que, partout leurs, l'ordre habituel des choses continue à re:~ner.

Beaucoup de commentateurs se sont efforco§s: consciemment ou non, d'évacuer ce noyau tionnel, sans doute afin de mettre le récit de en accord avec leur conception de la «

blance "· Il s'agit, dans ce type d'interprétations, réduire la métamorphose à un événement de conscience de Gregor Samsa, fantasme d'au punition ou expression de l'instinct de more. tres, fidèles à la thèse selon laquelle tous les de Kafka seraient des<~ paraboles2», ont cherché mettre en lumière l'idée que la Métamorphose merait, et dont le récit lui-même ne serait alors la traduction symbolique3

• On retrouve ici l'in

1. Hellmuth Kaiser, «Franz Kafka's Inferno: Eine psychologi­sche Deutung semer Strafphantasie "• in Imago 17, 1931, H.1., p. 55; Friedrich Beissner, Dri Eniihler Franz Kafka, Stuttgart, 1952, p. 36.

2. Pour un bilan détaîllé de la littérature critique sur La Méta­morphose, cf. Peter U. Beicken, Franz Kafka. Eine kritische Einjüh~ rung in die Fcrrschung, Frankfurt a. Main, 1974, p. 261~272.

3. Cf Beicken, cit., p. 262.

LA POLYSÉMIE DANS LA MÉTAMORPHOSE 49

'tation psychanalytique, centrée autour de l'idée rue conflit œdipien dans lequel Gregor se débat,

is aussi un type d'interprétation marxiste, qui m~t dans le récit de Kafka la dénonciation de l'alié-vol ·

1 ti on économique et sociale dans laquelle VIt a M . l famille du protagoniste, ou bien, au contraire, a condamnation du «parasitisme» dans lequel Gre­goraurait sombré 1

• ~n autre gro~pe de co:nme?ta­teufs voit dans la J\1etamorphose l Illustration d un processus métaphysique:, que ce soit c~lui par lequel le protagoniste se libere de _son ahenat10;' p~ur découvrir son Moi authenttque, ou celui grace auquel les forces de la vie (symbolisées par la famille Samsa) finissent par triompher au détri­~ent des valeurs spirituelles incarnées par Gregor2•

Ce que ces différentes interprétations ont en commun, c'est leur caractère symbolique; elles reposent toutes sur une conception implicite du texte littéraire où celui-ci n'est que la manifestation plus ou moins« esthétique.» d'~ne signific~tio~ ~ui existerait en dehors de lUI, et a laquelle l exegese -~-stcensée le ramener. C'est, bien sûr, méconnaître la nature essentiellement fictionnelle de l'œuvre lit­t-éràire, qui, en créant un monde imaginaire, crée , temps les lois qui gouvernent sa significa­

tion. <<Mes histoires sont des images, rien que des images}~, aurait dit un jour Kafka3• La transforma­tion de Gregor Samsa en cafard n'a pas de sens en

1. Helmut Richter, Franz Kajka. Werk und Entwurf, Berlin, 1962, p, 114 sq.

2. Wilhelm Emrich, Franz Kafka, Honn/Frankfurt, 1958, P. 122 sq.

3. Gustav Janouch, Gespriiche mit Kafka, 1968, p. 54.

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LECTURES DE KAFKA

dehors du récit dans lequel elle se produit; il n'y pas d'explication qui puisse en rendre compte; contraire, c'est cette transformation qui explique récit; elle seule peut rendre compte de ses terlsi<)ns de ses contradictions, et, plus généralement, de stabilité du sens qui le caractérise.

L'étude de la Métamorphose (comme celle de 1 vre de Kafka en général) a fait de grands progrès partir du 1noment où la critique a renoncé à réduire le récit à une signification toute faite chanalytique, sociologique ou métaphysique), s'est appliquée à étudier, pour ainsi dire de l' rieur, les lois de fonctionnement du texte. Il en particulier de l'analyse du point de vue no,rr""' qui est en grande partie (mais pas excbusivem<eOI comme nous le verrons) celui du protagoniste, que de 1 'affirmation du caractère fonctionnel de métamorphose 1

• En effet, lorsque l'on met parenthèses la question de la signification svrnboli,aui de la transformation de Gregor en un insecte trueux pour se contenter d'analyser la fonction cette transformation dans le processus narratif, apparaît qu'elle constitue un événement abso.lu ment imprévisible qui vient soudain déchirer le de la vie quotidienne de la famille Samsa et la verser de fond en comble, à la façon du choc qui vient briser l'inertie d'un système physique et mettre en mouvement. Par l'effet de ce choc un certain nom,bre de réactions se déclenc entre les différents éléments du système IC:rPrmr

son père, sa mère, sa sœur, les personnages

1. Cf. Beicken, cit., p. 262.

LA POLYSÉMIE DANS LA MÉTAMORPHOSE 51

dàires); réactions qui suscitent: à leur tour des répon­~~s de plus en plus complexes, créant, à l'intérieur du système, les conditions d'une instabilité qui non seulement menace de le détruire, mais qui rend aussi sa description détaillée de plus en plus difficile

"pour l'observateur (c'est-à-dire le lecteur et le crîtî-que),jusqu'à ce que le système retrouve une nou­velle forme de stabilité en éliminant le facteur de la -perturbation initiale. En ce sens, on pourrait com­prendre la Métamorph~s~ comme une e:péri~nc~, conduite dans des conditions de laboratmre ( c est-a­dire dans l'imagination de l'auteur), et répondant à la question:" Qu'adviendrait-il dans une famille de petits-bourgeois, si, un matin, elle découvrait l'un de ses membres transformé en cafard?>> En d'autres termes, la métamorphose de Gregor doit être com­prise comme une hypothèse de départ en fonction de laquelle le récit tout entier sera structuré. Nous vou­drions essayer de montrer comment cette hypothèse _de départ conditionne à la fois la structure du texte comme énoncé et ceBe de l'acte d'énonciation dont il procède. Nous espérons ainsi, par une analyse essen­tiellement linguistique, pouvoir mettre en évidence l'unité formelle qui lui garantit sa cohérence.

Cependant, le sens d'un texte ne s'épuise pas dans sa structure linguistique. Franz Rosenzweig avait déjà montré que l'œuvre d'art devait être com­prise comme l'enjeu d'un acte de communication entre son créateur et le spectateur (ou l'auditeur, ou le lecteur) qui la reçoit1

• Cet acte de communica-

1. Franz Rosenzweig Der Stern der Erldsung, Frankfurt a. Main, 1921. 1930'. Heidelb<'g. 1954',!1 p. 206.

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52 LECTURES DE KAFKA

tion peut être décomposé en trois moments: le jet initial du créateur, l'œuvre dans laquelle ce jet s'incarne, et l'interprétation qui lui donne vie. Comprendre une œuvre, ce n'est donc pas _ ment analyser sa structure, c'est aussi la saisir sa fonction de moyen terme dans un processus communication. Mikhaïl Bakhtine, dans ses sur le caractère dialogique du texte littéraire, a cisé le rôle du contexte (historique, social, cu1w.re.t) dans le processus de la communication esthétique:; c'est la situation concrète dans laquelle , ti on se produit qui constitue l'horizon commun à l'auteur et au lecteur. Par-delà la forme pu.rem<mt linguistique de l'énoncé, celui-ci n'est compr.éhensi­ble pour le lecteur que dans la mesure où il réfère à une réalité (espace, temps, · sociales et culturelles, hiérarchie de valeurs) soient communes aux deux partenaires du nnoc,,., sus de communication. Mais pour Bakhtine­c'est là toute l'originalité de sa théorie par aux méthodes d'interprétation pré-formalistes situation extra-verbale( ... ) n'agit pas du de comme une force mécanique. Non, la situation dans l'énoncé comme un constituant nécessaire de structure sémantique 1». Toute l'œuvre critique Bakhtine est consacrée à l'analyse, dans les étudiés (Dostoïevski, Rabelais) des types d'énoncé travers lesquels l'auteur fait entendre au lecteur «harmoniques contextuelles» dont constitue le sens de l'œuvre.

Nous voudrions, quant à nous, essayer de

1. Cité par Tzvetan Todorov dans Mikhaïl Bahhtine, le principè dialogique, Paris, 1981, p. 67.

LA POLYSÉMIE DANS LA MÉTAMORPHOSE 53

que les.différents types d'interprétation" idéologi­ques» de la Métamorphose que la critique a tour à tour proposés (interprétations psychanalytique, sociologi­que, métaphysique), dont le trait commun est de ten­ter de réduire le récit de Kafka à une «signification>> qui existerait en de~ ors de lu!, n'en_répondent pa~ i:noins à des suggestions, ou a des szgnaux, codes a l'intérieur de la structure formelle du texte. Tout se passe comme si Kafka ne s'était pas contenté, dans la Métamorphose, de raconter une histoire, mais comme s'il avait en même temps voulu proposer au lecteur uÙe série de clés possibles pour son interprétation. Daùs la façon de mettre en scène son récit, de dra­matiser certaines scènes, d'insister sur certaines ima­ges, d'accentuer certains effets, il semble en effet que Kafka ait voulu Jaire référence à des catégories et à des r-eprésentations présentes dans la culture de son temps, et que le lecteur, à son tour, identifiera comme telles. En d'autres termes, par-delà les faits rac~ntés, qui constituent la Jable du récit, Kafka fait atlusion, comme dans une série de citations, à des catégories culturelles plus générales destinées, en apparence du moins, à en éclairer la signification. Déjà dans le Verdict, écrit six semaines seulement avant la Métamorphose, Kafka, comme son journal en

, témoigne, avait consciemment joué avec des thèmes freudiens'. De même, dans la Métamorphose, il par­sème son récit d'indications destinées, semble-t-il, à n'rien ter l'interprétation dans un sens psychanalyti­que (même si, en vérité, il s'agit plutôt pour lui de brouiller les pistes), en particulier en mettant en évi-

l.journa~ 23 septembre 1912.

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54 LECTURES DE KAFKA

denee, par rapport au contexte, les scènes à charge œdipienne et en en soulignant de façon que parodique les connotations freudiennes. Poroll~­lement, l'évocation caricaturale de la vie qctotidienne' de la famille Samsa et la rnise en évidence par le rateur de l'aliénation économique et sociale de cun de ses membres renvoie à un thème courant dans la littérature allemande de l'époque, en nortu·n.

lier dans la poésie et dans le théâtre exprcèSsiormi,st<:s; celui de la dénonciation d'un ordre social injuste déshumanisant. Enfin, il est possible que dans le du rejet de Gregor par sa famille, et en par son père, Kafka ait voulu rappeler un que du conte populaire, celui du fils chassé par malédiction paternelle, et, plus spécialement, thème biblique de la lapidation du fils rebelle'. ce qui est essentiel, c'est que ces divers signaux nous mènent jamais à la découverte d'un sens du texte, dont l'autorité ou l'évidence mettraient terme au travail de l'interprétation. Au contraire, ne constituent, au même titre que la fable même, qu'un élément parmi d'autres de la "'r"r'nr'"

sémantique du texte. Ils ne possèdent aucun . herméneutique privilégié qui nous permettrait traduire le texte en quelque métalangage Mais d'un autre côté, la présence dans le texte de signaux codés permet à Kafka d'inclure dans son la question de son interprétation.

Le problème théorique de J'interprétation a jours obsédé Kafka. À partir du Procès, ce ne se contentera plus d'apparaître

1. Deutéronome, 21, 18-21.

LA POLYSÉMIE DANS LA MÉTAMORPHOSE 55

comme dans la Métamorphose), mais deviendra le thème d'un certain nombre de textes (J'exégèse de là parabole « Deva?t la Loi>> dans le Procès, Prométhée, Au sujet des lois, A propos des paraboles). Un genre in-termédiaire est représenté par les œuvres où la question de l'interprétation est thématisée indirecte­ment, c'est-à-dire où elle est posée non par l'auteur lui-même mais par le protagoniste (le Procès, le Châ­teau, Recherches d'un chien). Dans la i\1étamorphose, c'estle lecteur qui est aux prises avec les diverses interprétations que l'auteur lui a proposées. L'objet de la Métamorphose n'est pas seulement de raconter une histoire, mais aussi de faire entendre au lecteur qu'il n'existe pas de signification« objective» à laquelle elle puisse se réduire. C'est ici peut-être que la fameuse ~<polysémie,,: des textes de Kafka révèle sa véritable nature: non pas juxtaposition ni même 'addition de diverses significations partielles, mais cOnstruction labyrinthique savamment dessinée, où le lecteur est sans cesse renvoyé d'une hypothèse à rautre, à une lecture et à une relecture sans fin, et où les différentes possibilités d'interprétation, rigou­-reusement articulées dans la structure du texte, se proposent et se dénoncent à tour de rôle, sans qu'aucune d'elles n'aitjamais le dernier mot.

II

L'unité formelle de la Métamorphose, par-delà la multiplicité des significations auxquelles le récit renvoie, trouve son fondement dans la structure de l'acte d'énonciation qui le produit. Cette structure

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LECTURES DE KAFKA

possède des propriétés génêrales, communes à nombreux autres textes, et des propriétés tout à spécifiques, liées à la nature propre de l' évét1etnent relaté, c'est-à-dire de l'énoncé. De façon générale, rapports entre énonciation et énoncé dans la morphose peuvent être schématisés de la manière vante: un locuteur, que nous appellerons narrateur, produit, en un acte d'énonciation (E1

)

énoncé (e'), que nous appellerons le récit m(ér1:eu1 qui a pour objet un deuxième locuteur, le fm?ta[<G niste, lequel produit à son tour, en un a<,u:Ktt:mc acte d'énonciation (K~). un deuxième énoncé que nous appellerons le récit intérieur.

Narrateur (E')

Récit extérieur ( e1}

Protagoniste (E')

On remarquera, dans ce type de récit, le ambivalent du protagoniste, par la voix passe la narration du récit intérieur, mais qui même temps l'objet du discours du narrateur. la critique a noté depuis longtemps que dans Métamorphose la plus grande partie du récit conduite du point de vue de Gregor Samsa, joue ainsi le rôle d'un second narrateur. Mais il faut pas oublier que Gregor est lui-même un sonnage dans le discours du narrateur exre•-•eur. que le regard qu'il pose sur les événements, et, généralement, sur le monde qui l'entoure, n'est nécessairement identique au regard de ce n"'rrat'"' extérieur'. D'où de fréquents effets de dü;tanciatio ou d'ironie du narrateur à l'égard de son

l. j'emploie les termes de voix et de regard dans le sens par Gérard Genette dans Figures III, Paris, 1972.

LA POLYSÉMIE DANS LA MÉTAMORPHOSE 57

mais aussi, et ceci est encore plus important, à J'égard de la manière dont celui-ci rend compte des _événements. Ainsi pour le passage où Gregor, à l'écoute derrière sa porte, entend son père expli­quer qu'il avait pris depuis longtemps l'habitude de mettre de côté une partie de l'argent que Gregor rapportait à sa famille, et ceci sans en informer son fils:

Gregor, derrière sa porte, procédait à des hochements de tête convaincus, îl était tout heureux de cette pré­voyance inattendue. Sans doute, grâce à ces réserves, aurait-il pu amortir plus rapidement la dette contrac­tée par le père envers son directeur, ce qui aurait considérablement rapproché la date de sa délivrance; mais, étant donné les d.rconstances, il valait beaucoup mieux que M. Samsa eût agi comme il avait fait1•

Il est clair que dans ce passage deux voix se font entendre: celle de Gregor, rapportée au discours m<cneui indirect, qui approuve la conduite de son

et celle du narrateur, qui, par le choix des («prévoyance inattendue», « délivrance >~) et

la syntaxe («Sans doute, grâce à ces réserves, :cr':iûrcait-il pu amortir plus rapidement la dette ... "•

qui aurait considérablement rapproché la date sa délivrance)}), laisse entendre que le père a

frQmtpé Gregor et que celui-ci est bien naïf en ten­de Je justifier.

De ce point de vue, la Métamorphose illustre par­<t:aitcem,en,tla nature et la fonction du récit subjectif à

Kafka, Œuvres complètes, éditées par Claude David, vol. II , Il), Paris,« Biblîothèque de la Pléiade "• 1980, p. 215.

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LECTURES DE KAFKA

la troisième personne. Ce qui distingue ce mode tif des autres types de récit à la troisième oE;rs•onn~ c'est précisément la présence d'un personnage travers la subjectivité duquel les événements rapportés. En ce sens, ce mode narratif est on"rf'~ du récit à la première personne, la mesure de proximité étant donnée par le nombre de urtra.sF.< et d'énoncés linguistiquement transposables en cours à la première personne. Jv[ais ce qui l sépare, c'est précisément le fait que le narrateur toujours là, derrière le discours subjectif du goniste, pour pouvoir rendre compte de la réalité qui échappe à la conscience de ce uernrFr Ce qui fait la spécificité du récit subjectif à la sième personne, c'est bien ce va-et-vient entre voix, celle du protagoniste et celle du narrateur, seconde venant compléter, corriger ou m·errte contredire ce que la première a de trop étrcoiter:ner1t personnel. Il y a là une tentative pour uemnrtler l'une par rapport à l'autre non pas tellement vision subjective et une vision objective (car le rateur n'embrasse pas nécessairement la réalité entière), mais une vision «du dedans~· et une · «du dehors». C'est cette technique qui permet narrateur de la Métamorphose de nous faire d'événements dont Gregor n'a pas été le témc>in (par exemple la scène où Gregor est enfermé sa chambre pendant que, dans le salon, «les deux femmes mêlaient leurs larmes ou, pis, restaient fixer la table d'uri œil sec 1») ou de sensations de Gregor dont celui-ci n'est pas conscient (~~Tout en lâchant ce flot de paroles sans trop savoir ce qu

1. O.C. II, p. 228.

LA POLYSÉMIE DANS LA MÉTAMORPHOSE 59

1».; «non, il ne pouvait décidément plus tenir èompte de leurs intentions; d'ailleurs, il avait presque ~Ublié leur existence ... 2 ~~).

Mais cette dualité dans la Métamorphose d'une vision «du dedans>> et d'une vision «du dehors>> ne .constitue pas un simple enrichissement de perspec­tive; ce n'est pas une technique entre d'autres, que l'auteur aurait choisie pour les nuances qu'elle per­met d'apporter à la description de la réalité. En yérité, cette forrne spécifique de narration découle nécessairement de la structure même du motif qui constitue le point de départ du récit: celui de la métamorphose. La nature de l'énoncé agit ici, comme par contrecoup, sur la forme de l'énoncia­tion. L'auteur n'est pas libre de raconter son récit autrement qu'il ne le fait: la dissociation du protago­niste en deux réalités radicalement séparées, à savoir une conscience d'hornme et un corps d'insecte, entraîne nécessai­rement le dédoublement de la Jonction narrative.

On peut dire, de façon générale, qu'un tel dédoublement est nécessaire chaque fois qu'un récit est conduit du point de vue du protagoniste, rnais que ce protagoniste est incapable de dire Je. Le cas le plus clair est celui d'un personnage des­tiné à mourir à la fin du récit. En effet, le récit à la première personne implique la présence d'un je narrateur conscient. Dans la mesure où celui-ci n'est plus là pour parler, sa voix, pour être enten­due, doit être prise en charge par un autre narra­teur. Dans ce cas, le dédoublement de la fonction

!. O.C. II, p. 201. 2. O.C. II, p. 221.

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narratiVe peut prendre deuX formes distinctes peut être successif ou bien simultané. Dans le pr•em1er cas, le narrateur laisse le protagoniste parler à première personne jusqu'aux approches de mort, puis il intervient pour prendre le relais moment où ce dernier va perdre conscience ( par exemple ce qui se passe dans Werther). Dans cas du dédoublement narratif simultané, en che, le narrateur se charge de conduire le depuis le début, tout en empruntant aussi sollw•nt

que possible la voix du protagoniste, ou plutôt, la citant, c'est-à-dire en reproduisant son m·:><· :otus intérieur. Cette seconde technique a l'avantage préserver l'unité formelle du récit, fondée, débutjusqu'à la fin, sur l'existence d'un seul même acte d'énonciation.

Ce n'est pas un hasard si, dans la M1ita:rnorplws,,, Kafka utilise ce deuxième type de dédouoH:m.en1t narratif. En effet, si Gregor est empêché de ce n'est pas seulement parce qu'il meurt dans dernières pages du récit; s'il ne s'était agi que cela, Kafka aurait pu recourir, du moins en cipe, à la fïction d'unjournal intime ou d'une respondance du protagoniste découverts coup (comme dans Werther). La vérité, c'est que métamorphose de Gregor en insecte l'aliène à même, alors qu'il est encore vivant, de façon ment radicale qu'elle le prive du sentiment de son identité et, par conséquent, de la possibilité de se référer à lui-même·comme à un je. Le fait que gor, transformé en coléoptère, n'a plus la possibilité physique d'écrire, n'est que l'aspect le plus rieur (mais certes pas le moins important: parmi

LA POLYSÉMIE DANS LA MÉTÀMORPHOSE 6r

:;. tc>u>ses meubles, c'est à sa table de travail que Gre­gor tient Je plus') de l'impossibilité où il est de témoigner de son identité. Ce qui caractérise Gre­gor, c'est une dissociation irréductible de sa person­nalité; et c'est cette dissociation qui contraint le ~arrateur à parler de lui sur deux modes séparés. Si la métamorphose n'était qu'un rêve ou un fantasme du protagoniste, le narrateur pourrait se placer à l'intérieur du ''flux de conscience» de ce dernier et décrire du dedans ce qui ne serait alors qu'une forme de délire. Inversement, si le scarabée-Gregor n'était plus qu'un insecte privé de conscience le narrateur ne pourrait pas faire autrement que le décrire du dehors. Mais 1 'essence de la métamor­phose réside précisément dans la coexistence, chez ce qui fut un jour Gregor, d'une conscience et d'un corps absolument étrangers l'un à l'autre. Le lien qui unit l'une à J'autre a disparu: Gregor a perdu le sens du« corps propre>>, sa conscience n'investit plus son corps, elle ne l'habite plus. Il ne peut pas dire (et per­sonne ne pourrait le dire) «mes pattes», «mes man­dibules>>, «ma carapace». C'est pourquoi le narrateur ne peut emprunter la voix de Gregor (par citation directe ou par discours intérieur rap­porté) que dans la seule mesure où la conscience du protagoniste reste capable d'appréhender le monde qui l'entoure. Au-delà de cette limite, et, en particulier, lorsqu'il s'agit d'évoquer Je corps de l'insecte dans son étrangeté absolue, c'est-à-dire dans sa pure animalité, le narrateur doit en parler du dehors, autrement dit avec sa propre voix.

1. O.C. II. p. 22!.

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··~··ç,[Ji)i:fi>Ç<>ngériérale, le narrateur emprunte la +ii)J>tde•,Greg:or chaque fois que celui-ci se tourne w:rsJa.real!te. •qm' l'entoure pour l'observer. Gregor --es{alors dàns la 'situation classique du témoin, de l'étranger, à qui sa situation marginale permet de jeter sur le monde un regard neuf et démystifica­teur. Dans cette situation, la conscience de Gregor fonctionne comme une conscience humaine, et si sonjugem.ent témoigne parfois de tant de naïveté que le narrateur doit intervenir indirectement pour le corriger, c'est simplement parce que, comme tout homme, il porte le poids de préjugés dont il ne se libère que progressivement. C'est dans cette situation narrative classique, où un sujet devenu étranger au monde qui l'entoure en dévoile la vérité jusque-là cachée, qu'on peut trouver le fonde­ment de l'interprétation sociologique ou marxiste de la Métamorphose.

En revanche, c'est la voix du narrateur lui-même qui se fait entendre chaque fois que la représenta­tion du corps de l'insecte excède la capacité de Gre­gor de se saisir lui-même (ainsi dans la phrase: ({Gregor s'abstint donc de pénétrer dans la pièce, il se contenta de s'appuyer sur le battant fermé de la porte, de sorte que l'on ne pouvait voir que la moitié de son corps, et, tout en haut, sa tête penchée sur le côté pour pouvoir observer les autreS 1») ou encore: «Un jour ( ... ) elle arriva un peu plus tôt que d'habitude et le trouva en train de regarder par la fenêtre, immobile et dans une position bien faite pour inspirer la terreur.»

!. o.c. li, p. 204. 2. o.c. li, p. 217.

LA POLYSÉMIE DANS LA MÉTAMORPHOSE

s'agit là, le plus so~vent, ~e situations où ce sont tres qui perçoiVent l Insecte dans toute son ~w . .

horreur, alors que Gregor lui-même ne salt pas a uel point il est répugnant. C'est parce que les

q tres membres de la famille ne peuvent plus su p-au ''l l ter la vue de cet insecte monstrueux qu 1 s e por usse nt et l'enferment dans sa chambre. Bien repo • , - Gregor apprend peu à peu, a travers les reac-sur, b'

tions des autres, qu'il est deve~u pour eux ~un o ~et d'horreur (il se cache sous le ht pour leur .epargner le spectacle de son corps d'insecte). Mms c' ~st le décalage entre la façon dont les a~tres le perço~vent

d l'extérieur et celle dont lm-meme se perçmt de e . d

l'intérieur qui confère ici au thème.du rejet et, e l'exclusion toute sa profondeur trag1que.jusqu au dernier moment, Gregor pense qu'il est victime de

uelque maladie passagère et que les autres ont le devoir de se montrer patients à son égard. Ce n'est qu'au moment où il comprend qu

1

'il n'e~~ pour eux qu'un «animal>>, un «monstre », qu Il ,p~rd s.a volonté de vivre et se laisse mourir. Jusque-la, Il avmt vécu son exclusion, à la manière du héros de la tra­gédie grecque, comme un: injusti;:e. r~volta~te, comme une incompréhensible malediCtion. D un autre côté, sa famille n'imagine même pas qu'une conscience d'homme puisse être logée dans ce corps d'insecte («personne ne le comprenant, per­sonne, sans excepter sa sœur, n'imaginait qu'il pût comprendre les autres2» ). C'est dans ce malentendu tragique, qui a lui-même sa source dans la structure

2. O.C. 11, p. 236 sq. 3. o.c. 11, p. 212.

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narrative de la Métamorphose, que l'on peut trc>m·er le fondement formel de l'interprétation métaphysi­que du recrt.

Le rapport de Gregor au monde extérieur, le rap­port du monde extérieur à Gregor, dessinent les deux axes autour desquels s'organise l'économie narrative de la Métamorphose. Reste la question du . rapport de Gregor à lui-même, c'est-à-dire, plus pré­CI~ement, celie de la structure linguistique de son dedoublement. C'est ici que la distinction entre la voix _de Gregor et celle du narrateur est le plus diffi­cile a falre: un certain nombre d'énoncés peuvent être interprétés soit comme faisant partie du dis­cours intérieur de Gregor (rapporté à la troisième personne), soit comme appartenant au discours du nar~ateu~ (par exemple «il ne pouvait plus souffrir le lait, qm .était. autrefois sa boisson préférée, et que sa sœur lm avait sans doute servi par une attention particnlière'»). Bien plus, même lorsque la voix qui parle est sans nul doute possible celle du narrateur ~n~ ne sait ?as toujours si le regard porté sur la réa~ Ir te est le sr en ou celui de Gregor (par exemple: «II commença son mouvement tournant avec toute la vitesse possible, mais en réalité très lentement2»; ou encore: «Au moment d'aller vers la nourriture, les pattes de Gr_eg_or se m~rent à s'agiter3»). C'est que nous touchons ICI au po1nt où la conscience de Gregor rencontre ses propres limites. En outre, ces limites se déplacent dans le courant du récit; au fur et à mesure de son apprentissage, à mesure également

1. O.C. II. p. 209. 2. O.C. II, p. 207. 3. O. C.II, p. 211 et p. 912.

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intériorise plus systématiquement l'image que l'- autres se font de lui, il se familiarise davantage es l'idée qu'il est véritablement devenu un avec . . ~ , , ~ ' ecte. Mais s'il est bren oblrge d admettre sa meta-JUS hose comme un fait qui s'impose à lui de l'ex-morp d l'. , . d térieur, il ne peut pas la penser e In teneur e sa onscience d'homme. Il ne faut pas confondre la

~ituation de Gregor, qui vit sa métamorphose du dedans, avec celle du lecteur, qui la perçoit du dehors. Or, c'est l'erreur que la plupart des cnuques

t commise. Vis-à-vis du dédoublement de Gregor on d'' ne conscience d'homme et un corps Insecte, en u .. • · d le lecteur occupe une troisième posi_tl?n, a partir ~ 1 quelle il peut embrasser, en une VISion panorami­a e l'ensemble du processus, créant ainsi l'illusion ~' . d'' e par-delà sa séparation en deux parnes IStinc-qu ' . . b. t 8 l'unité de l'individu Gregor conunue a su Sister. ~~is, lorsqu'elle est vécue de l'inté.rieur de la conscience, l'animalité du Je est I'rmpensable même, J'altérité absolue, eUe marque la limite où le

oi s'arrête et où commence l'innommable. Gre­rn . l' gor, par définition même, ne peut pas en av~1r p et-nement conscience. Inversement, on peut d1re que l'horreur de la métamorphose vient du fait qu'une conscience d'homme continue à loger dans un

corps d'insecte. . . . . ~ .. Or, c'est précisément cette Impo.ss~Ibil~te o~ se

trouve Gregor d'assumer son animalite q .. u1 m~ttve, dans Je texte de Kafka, la présence de scenes a for­tes connotations freudiennes. Dire que, dans certai­nes situations, Gregor oublie qu'il est devenu" un insecte, ou bien qu'il se prend encore pour un etre humain, revient finalement au même: dans les

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cas, il se trouve alors dans Cette zone-frontièTe où son identité se brouille. On pourrait être tenté première vue, de penser que la présence de ces ' ne: à résonanc __ e psychanalytique n'est pas liée the~~ de la metamorphose: après tout, le c'ourm œd1p1~n ou le désir incestueux pour la sœur ~u m~In ... s selon la théorie freudienne, des catégo­nes generales de la psyché humaine. Mais lorsqu l'~n analyse les scènes où ce type de situations appa~ r~lt (les ~f!rontements de Gregor-insecte avec son pere, la fm te de la mère perdant ses jupons, le fan­tasme de Gregor rêvant d'embrasser sa sœur dans Je cou), on se rend compte qu'elles ne prennent leur sens que par rapport à la métamorphose de Gregor, Non pas du tout que la métamorphose ait libéré les « mstmcts animaux» de Gregor. Au contraire c'est parce qu'il oublie qu'il est un insecte, parce du 'il se conduzt encore en être humain, que Gregor est entraîn, da d · · e ?s e~ Situ~twns si fortement chargées de conno-tatiOns freudrennes. Déjà dans le Verdict, Kafka avait dramatisé le conflit œdipien en le faisant surgir sur un fond de mystère et d'étrangeté, par contraste avec la représentation déjà banale dans la littéra­ture de l'époque de l'affrontement d'un fils avec son père. De même dans la Métamorphose la réso­nance freudtenne de certaines scènes est d'autant plus apparente, c'est-à-dire d'autant plus perceptible pour le lecteur, qu'une psyché humaine s'y détache sur u~ fond d'animalité. La charge émotionnelle de ces scenes vxent de ce que Gregor, qui se perçoit du dedans, veut se comporter en être humain, alors que les autres membres de la famille, et, avec eux, le lecteur, perçoivent Gregor du dehors, c'est-à-dire

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<R>mme un insecte monstrueux. Le père n'aurait pourchassé Gregor si celui-ci, oubliant l'appa­

qu'il revêt pour les autres, ne s'était pas intro­dans la salle à manger. La mère ne se serait pas

enfuie épouvantée, si Gregor, défendant à tout prix Ce qui lui restait d'humanité, ne s'était pas collé contre l'image de la dame à la fourrure. Le fan­t'asme incestueux de Gregor n'aurait pas paru aussi horrible si le lecteur (à la différence de Gregor,

<o11blietlX à cet instant de son apparence extérieure) he se représentait pas le spectacle repoussant d'un immense scarabée tenant entre ses pattes une inno­

cente jeune fille.

III

L'espace dans lequel s'inscrit l'action de la Méta­morphose est un espace clos, défini par l'appartement de la famille Samsa, Ce décor de comédie bour­geoise représente le lieu fermé à l'intérieur duquel vont pouvoir s'affronter les passions déclenchées par la transformation de Gregor en insecte. Mais ces affrontements se traduisent beaucoup moins par des paroles que par des mouvements. On parle très peu dans la Métamorphose, sauf au début, où le discours de Gregor (que personne ne comprend), celui du fondé de pouvoirs, les interjections du père et de la sœur, constituent autant de tentatives aussitôt avor­tées d'une communication qui se révèle impossible. Ensuite, et jusqu'à la mort de Gregor, ce ne sont que monosyllabes, chuchotements et soupirs. En revan­che, une intense agitation, une quantité de gestes et

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~;2;~~~~~~;~~d~~~:;:~.~~;;~~r~t en .termes spatiaux ~!;\_ intérieurs que vivent les persc>nr1a. ge~, ~t qui sonts:ns dou~e trop profonds pour pou, VOir etre verbalises: entrees et sorties des uns et autres, déménagement de la sœur de sa chan1b,·e. dans le salon, allées et venues des locataires por~_des meubles de Gregor, et surtout, prom~nades de 1 ~ns~cte Gregor à travers sa chambre et sorties de celm-CJ hors de sa chambre vers laquelle il est ensmte repoussé.

. P~ur déso:donnés que soient ces mouvements, J!s n'en possedent pas moins une logique propre; cell~-CI, ~son tour, est commandée par la -structure­p~rticuhere de l'espace narratif Celui-ci, en effet, n. est pas un espace neutre, il possède une orienta~ tzon, que l'on peut définir comme une tension du dedans vers le dehors. L'espace de la Métamorphose est fait de trois cercles concentriques, à savoir: la cham~ bre ~: Gregor, le salon et le reste de l'appartement ~es Sa~sa, et le monde extérieur que l'on devine au-dela de~ murs. De façon générale, tous les per­sonnages s effor~en~ de sortir, de fuir, de gagner le large, et ;ous y reussissent, à l'exception de Gregor. Le fonde d~ pouvoir, la bonne, la cuisinière, les trois locataire~, la femme _de ménage elle même, prennent la fm te ou bien s'en vont. Les parents de Gregor et sa sœur, enfermés dans l'appartement tant que <?regor est encore en vie, s'en échappent ~uelques Instants après sa mort. Gregor, lui aussi s efforce avec persévér~nce de sortir de sa chambre' Chacu.ne d.es trois parties du récit se termine pa; une migratiOn de Gregor vers le salon puis par son retour précipité dans sa chambre. La triple récur-

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de cette scène souligne l'importance du · ·•---~ de la fuite impossible. Mais cette répétition èt en même temps gradation, crescendo: la pre­roière fois, le père repousse Gregor en agitant un journal, et Gregor se blesse légèrement au cours de sa fuite; la deuxième fois, ille bombarde avec des pommes et le ble~se sérieusement; :a troisième fois, le conseil de fam1lle le condamne a mort, et ( exac­tement comme Georg dans le Verdict), Gregor accepte la sentence et l'exécute lui-même. Les trois scènes s'articulent selon une structure en spirale; à chaque tentative de Gregor d'échapper à sa condi­tion d'insecte en s'intégrant de nouveau à la réalité

) e:<té:ri<,mce correspond une réaction plus violente de la famille, qui le rejette de façon de plus en plus irrémédiable dans son.animalité, pour le réduire finalement à l'état de chose.

Ces deux mouvements de sens contraire, du dedans vers le dehors et du dehors vers le dedans, correspondent aux deux formes narratives que nous avons distinguées dans la Métamorphose, à savoir le récit «du dedans)~ et le récit« du dehors», tels que nous les transmettent la voix du protago­niste et la voix du narrateur. La première traduit l'expérience de Gregor en tant que conscience humaine : ses sens tournés vers 1 'extérieur, son avi­dité à saisir, par le regard et par l'ouïe, la réalité du monde qui l'entoure, sa volonté farouche d'échap­per, comme tous les autres personnages du récit, au cauchemar dans lequel il est enfermé. La seconde relate les tribulations de Gregor insecte, tel que les autres le perçoivent (et tel que lui-même ne peut pas se voir), c'est-à-dire comme un monstre qui ne

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fait plus partie de l'humanité et que la société rejeter si elle veut survivre. Reste, à l'intersection ces deux axes principaux, en ce point d'origine Gregor lui-même se dédouble, l'agitation aesoJrn<m­née, la course folle sur le plancher, les murs et plafond, le surplace sans espoir d'un scarabée conscience d'homme, d'une conscience d'homme prise au piège de l'animalité.

C'est sur chacun de ces trois mouvements s'articulent, comme nous l'avons vu, les trois"'&""''-. cations que Kafka a codées, comme autant d prétations possibles, dans la structure formelle de son récit. Quant à l'épilogue, qui, selon l'opinion communément admise 1

, romprait l'unité du récit introduisant un changement du point de vue narra~ tif, il vient au contraire en garantir la cohérence en le refermant sur lui-même. La voix qui continue à parler après la mort de Gregor est celle-là même qui, durant tout le récit, s'était fait entendre der~ rière la voix de ce dernier. De la même façon que l'insecte-Gregor qui, après avoir vainement tenté d'échapper à son animalité, est rejeté sur lui-même-, pour finir là où il avait commencé, comme un mons~, trueux scarabée couché dans la solitude de sa cham~ bre, la structure narrative du texte, elle aussi, se referme sur elle-même, dans la mesure où la voix qui relate l'épilogue est aussi celle qui avait énoncé la première phrase du récit.

1. Cf. Beicken, cit., p. 270.

3 Brecht et Benjamin interprètent Kafka

I

À la fin du mois de juin 1934, Walter Benjamin, ui après avoir fui l'Allemagne nazie en avril 1933,

q ' ' - t était venu à Paris en au~omne de la meme ~nnee e y avait passé l'hiver, quitte la capitale frança1~e pou; se rendre au Danemark, où Bertolt Brecht, 1nstal~e depuis un peu moins d'un an à Svendborg, 1 a ·nvité à venir passer l'été. Il emporte avec lu1le ~anuscrit d'un article sur Kafka que l'hebdoma­daire Die]üdische Rundschau (l'organe du mouve­ment sioniste allemand) lui avait commandé (grâce à la médiation de Gers hom Scholem), et qui devait être publié à l' oceasion du 1 0" annivers.aire de la mort de l'auteur du Procès. Benjamin qui avait ter­miné son essai, rédigé en six semaines, quelques jours avant de partir pour le Danemark, avait eu l~ temps d'en envoyer une copie à Scholem, dont Il attendait avec impatience les réactions.

À Svendborg, Benjamin hésite presque deux semaines avant de se décider à donner son manus­crit à lire à Bertolt Brecht. Entre-temps, le 5 juillet,

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il avait une première fois abordé avec Brecht le blème de l'interprétation de l'œuvre de Kafka, mais en termes très généraux, et sans faire allusion à sa propre étude. Brecht lui avait dit alors qu'il tenait Kafka pour «un grand écrivain, comme Kleist, Grabbe ou Büchner}), mais aussi comme un écri~ vain «qui avait échoué». En effet, ajoute Brecht, l'œuvre de Kafka repose sur deux principes antagO­nistes, celui de la parabole et celui de la vision. Les paraboles de Kafka, dit Brecht (et il faut entendre cette remarque comme une sévère critique) «ne sont jamais entièrement transparentes». En revan~ che, il y a chez Kafka un «visionnaire)); mais si celui-ci a su voir ce qui allait venir, il n'a pas su voir ce qui est. Trois ans auparavant, en juin 1931, au Lavandou, où Benjamin était venu lui rendre visite, Brecht avait déjà souligné l'aspect «prophétique, de l'œuvre de Kafka. A présent, il précise: Kafka, dit-il,« n'a eu qu'un seul problème, à savoir celui de l'organisation. L'angoisse qui l'étreignait était celle qu'il éprouvait devant l'État-fourmilière, où les for­mes de la vie collective aliènent les hommes à eux­mêmes. Et il avait su prévoir certaines des formes de cette aliénation, comme par exemple les métho­des de la G.P.U. "·

Quelques jours après cette conversation, Benja­min remet son manuscrit à Brecht. Celui-ci évite, pendant trois semaines, de porter la conversation sur le texte de Benjamin ; aux questions de celui-ci, il répond de manière 'évasive. Soudain; le 5 août, Brecht explose: l'article de Benjamin est ,, de la lit­térature en forme de journal intime, à la manière de Nietzsche>>; Kafka y est traité en dehors de son

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contexte biographique et social; au lieu d'étudier la situation concrète dans laquelle Kafka a vécu ("que fait-il? comment se comporte-t-il?>>), Benjamin en revient toujours à la question de l'essence (de l'œu­vre de Kafka). D'ailleurs, ajoute Brecht, «je refuse Kafka)). Il y a sans doute chez lui «un certain nom­bre de choses tout à fait utilisables, par exemple les images, qui sont bonnes. Mais pour le reste, ce ne sont que des petits mystères sans importance (Geheimniskriirnerei). Ce sont des bêtises ( Unfug). Il ne faut pas s'en occuper». Puis, revenant au texte de Benjamin: «La profondeur ne mène à rien. La profondeur est une dimension en soi: elle s'en­fonce, donc elle ne met rien au jour.>> Benjamin met alors Brecht au défi d'illustrer sa critique de Kafka par l'étude d'un texte précis, et lui propose «Le prochain village >>, un texte narratif de cinq ou six lignes paru en 1919 dans le recueil Un médecin de campagne. Benjamin peut alors observer{< le conflit que cette proposition crée chez Brecht>>, Visible­ment, le texte de Kafka le déroute. Il refuse de sous­crire au jugement de Hans Eisier, selon lequel ce bref récit serait <<sans valeur». Mais il ne réussit pas davantage à en dégager la signification. "Il faudrait l'étudier de plus près», estime-t-il. Et la conversa­tion tourne court.

Elle reprendra, avec plus de violence encore, trois Semaines plus tard, le 29 août, lorsque, toujours à propos de l'essai sur Kafka, Brecht accusera Benja­min de «verser de l'eau au moulin du fascisme juif». Du contexte général de la discussion, on peut infé­rer que l'expression <{fascisme juif>> dénote chez Brecht la tradition juive, ou la mystique juive, dont

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en effet Benjamin s'inspire à plusieurs reprises son interprétation de Kafka. Brecht, quant à lui, insiste sur les conditionnements historiques sociaux qui, selon lui, se reflètent dans les romans de Kafka, et avant tout dans Le Procès. Ce qui s'ex~ prime dans cette œuvre c'est, à son avis, <(la peur devant l'incessante et irrésistible croissance des grandes villes}), La situation de Kafka est celle du petit-bourgeois broyé entre les rouages de la société industrielle. En ce sens, Le Procès est bien «un livre prophétique"· Benjamin propose alors à Brecht de revenir au texte précis dont il lui avait suggéré l'étude,« Le prochain village», et de confronter leurs deux interprétations. Brecht, cette fois-ci, ne se dérobe pas. Il propose une exégèse, à laquelle Ben­jamin oppose son propre commentaire. Ces deux lectures d'un même texte de Kafka illustrent de façon exemplaire l'opposition de deux méthodes d'interprétation, de deux conceptions du texte litté­raire et, finalement, de deux visions du monde.

II

«Le prochain village)) se présente comme le récit d'un souvenir:

Mon grand~père avait coutume de dire: <<La vie est étonnamment brève. À présent dans mon souvenir, elle se resserre à tel point sur elle-même que je com­prends à peine, par exemple, qu'unjeune homme puisse se décider à partir à cheval pour le prochain village sans craindre que- toute idée d'incident mal-

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heureux écartée -la durée d'une vie ordinaire, se . déroulant heureusement, ne suffise pas, de bien loin, même pour une telle chevauchée.,

Le procédé de composition sur lequel ce texte est construit est celui de l'emboîtement: un premier IÛcuteur (le narrateur) profère un énoncé (l'en­

······sernbte du texte) à l'intérieur duquel un deuxième locuteur (le grand-père) profère un deuxième énoncé (paroles du grand-père), qui contient lui­tÙême un troisième énoncé (introduit par: «je comprends à peine,) dont le sujet (le jeune homme) profère à son tour un quatrième énoncé (ses hésitations sur la chevauchée à entreprendre).

En termes de logique du récit, on dira qu'un nar­rateur extérieur (le petit-fils) raconte une histoire qUi met en scène un narrateur intérieur (le grand­père), lequel, à son tour, imagine un personnage (un jeune homme) auquel il prête tout un discours intérieur.

Ce procédé d'emboîtement commande égale­ment la structure temporelle et modale du texte (à laquelle, comme nous le verrons, Benjamin a été particulièrement sensible). Dans la proposition introductive, le narrateur extérieur (le petit-fils) évoque un souvenir tiré de son propre passé. Ce souvenir met en scène un personnage (le grand­père) qui, dans la mémoire du narrateur, symbolise le lien avec un passé encore plus ancien. L'emploi, dans cette proposition introductive, de l'imparfait de répétition («avait coutume de dire)}) souligne encore la continuité entre l'instance temporelle du narrateur (son présent) et le passé lointain que le

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grand-père représente. Ce personnage, qui joue Je, rôle d'un deuxième narrateur, se retourne pour part vers son propre passé, en y incluant l'~noA>nh'­de ce que sa mémoire peut contenir. Du prése,nt petit-fils jusqu'aux débuts de la vie consciente grand-père, ce sont près de trois générations que la durée du récit englobe.

En termes strictement temporels, cette mise en perspective de la mémoire individuelle, ce >vuvocm•r dans le souvenir, qui confère au récit sa prof<Jn•de·ur diachronique, s'arrête avec le syntagme ({elle se res­serre à tel point sur elle-même''· Les deux autre~ niveaux d'emboîtement -l'évocation, à l'intérieur du discours du grand-père, du jeune homme, puis du discours intérieur que le grand-père lui prête_ ne représentent plus un retour vers le passé, maiS une évasion dans l'imaginaire. Bien que l'ensemble des verbes commandés par le syntagme <<je com­prends à peine que ... » soient, en allemand, au pré­sent de l'indicatif, la valeur de ces indicatifs est celle d'une série d'irréels. Les subjonctifs de la traduc­tion française («puisse se décider,, «ne suffise pas>}) rendent bien compte de la modalité d'irréel dans laquelle le texte bascule avec le syntagme «je com­prends à peine, par exemple, que ... >>. Pour illustrer sa thèse sur la brièveté de la vie, le grand-père ima­gine un cas, formule une hypothèse, invente une histoire. Mais ce recours à l'imaginaire ne vient pas c_ontredire ce qui préç.ède; au contraire, l'imagina­tl on prolonge le travail du souvenir, l'approfondit encore, accélère la plongée du texte dans un monde irréel, où les spéculations les plus paradoxa­les peuvent se donner libre cours.

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Cette technique d'emboîtement, qui crée l'illu­sion de la perspective et de la profondeur tempo­telle, est commandée elle-même par le mode personnel de la narration. En principe, celle-ci aurait pu être rapportée sur un mode plus impersonnel, à ta manière des aphorismes que Kafka écrivait à peu près à la même époque, entrel9J7 et 1920. On aurait pu, par exemple, imaginer le texte suivant:

La vie est étonnamment brève. Dans le souvenir, elle se res­serre à tel point sur elle-même que l'on comprend à peine, par exempk ...

Le changement du mode de l'énonciation n'au­rait rien changé à 1' énoncé lui-même que l'on pour­rait résumer de la façon suivante: la vie tout entière n'est pas assez longue pour permettre d'accomplir le plus bref des parcours. Ce paradoxe sur la nature du temps est d'ordre logique, et le mode imperson­nel aurait parfaitement convenu à son exposition. Or; Kafka a choisi le mode d'énonciation le plus personnel qui soit: celui où le discours du narra­teur extérieur se reflète et se dédouble dans le dis­cours d'un narrateur intérieur. Dans la structure de son énonciation, ce texte porte tous les indices de la subjectivité: les pronoms personnels à la pre­mière personne, l'emploi du temps présent, celui du déictique «à présent>~, utilisation de termes qua­litatifs exprimant une attitude subjective. Cette mise en perspective du paradoxe le prive de toute séche­resse spéculative, et le situe au contraire dans le flot de la vie intérieure, comme une expérience vécue dans la subjectivité du grand-père, et que le petit­fils, qui la rapporte, prend à son tour à son propre

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compte. Le paradoxe d'un temps à la fois très et ridiculement court perd son caractère d'a· pone, pour apparaître, dans les détours de la mémoire les jeux de l'imagination, comme l'effet d'une déformation du sens de la durée, et acquérir ainsi une vraisemblance psychologique.

Il n'empêche que le grand-père semble être dupe de cette illusion de perspective, et qu'il pré­sente sa thèse sous la forme d'un raisonnement: la durée de la vie est si brève qu'elle ne contient même pas le temps nécessaire pour faire une courte promenade à cheval. Ce raisonnement se compose de trois éléments:

1) une assertion (théorique): «La vie est éton­namment brève.»

2) une constatation (empirique), dont la fonction est de servir de preuve à l'assertion: «Dans mon souvenir, elle se resserre sur elle-même.»

3) une conclusion (logique):« la durée d'une vie ordinaire ne suffit même pas ( ... ) pour une ( ... ) chevauchée Uusqu'au prochain village)."

Par un examen des rapports logiques reliant ces trois éléments, on peut prouver aisément que le paradoxe du grand-père est un sophisme. En pre­mier lieu, le fait que la vie, vue dans la perspective de la vieillesse, semble se resserrer et se raccourcir, ne permet pas de conclure (comme le grand-père) que la vie est en· effet« étonnamment brève», En second lieu, lorsqu'il forme l'hypothèse du jeune cavalier, le grand-pèr'e projette arbitrairement sa propre perception du temps, que le texte lui-même définit comme rétrospective («Dans mon souve­nir ... »), dans la conscience temporelle du jeune

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hOmme; tournée vers l'avenir («puisse se décider>>, «sans craindre que ... »), vers le voyage à entrepren­dre, et qui est donc de nature prospective. Le para­doxe, ou plutôt le sophisme, sur lequel repose la thèse défendue par le grand-père, réside dans la généralisation d'une perception rétrospective du temps, puis dans sa transposition dans une conscience actuelle, tournée vers l'avenir. K.:'"lfka sait fort bien que le temps vécu n'est pas pareil au temps d'un calendrier, que l'on peut feuilleter indifféremment vers l'avant ou vers l'arrière en ne rencontrant jamais que la même suite de jours et de mois identiques les uns aux autres comme autant de symboles abstraits. Dans la réalité du temps vécu, le souvenir et l'anticipation dévoilent deux dimen­sions spécifiques du temps, absolument irréductible l'une à l'autre. Pour ne parler que de la question soulevée par la remarque du grand-père, le temps passé, tel qu'il apparaît dans la perspective d'un vieillard, peut en effet sembler se ramasser en un point unique, alors que, dans la conscience d'un homme jeune, l'avenir semble s'étendre indéfini­ment devant lui. On peut alors préciser davantage encore la structure du sophisme du grand-père; parce que celui-ci fait de ce jeune homme imagi­naire son propre contemporain (il parle de lui au présent), il crée chez l'auditeur auquel il s'adresse (et par conséquent chez le lecteur) l'illusion d'une synchronie dans laquelle l'opposition de deux points de vue temporels antagonistes -l'un dirigé vers le passé, l'autre vers l'avenir viendrait en quelque sorte s'annuler. Kafka joue ici, dans le dis­cours de son personnage (le grand-père), d'une

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confusion entre le temps du réCit et le temps 1 'histoire.

L'ensemble des procédés rhétoriques qui sous~ tendent le texte vont donc dans la même direction: faire comprendre au lecteur que le paradoxe déve­loppé dans le discours du grand-père n'a pas de fondement logique, qu'il s'agit d'une sorte d'at­trape dialectique, laquelle ne fait que traduire les jeux de perspective, les déformations du sens de la durée dans une conscience perdue dans les méan~ dresde la mémoire et de l'imaginaire. Il n'en reste pas moins que le petit-fils, qui rapporte le discours de son grand-père, ne l'accompagne d'aucune remarque critique. Ignorerait-il qu'il énonce un sophisme? Ou plutôt veut-il laisser entendre, en s'abstenant de le commenter, que ce sophisme exprime néanmoins une certaine vérité? Ces ques­tions s'appliquent encore bien davantage au narra­teur qui rapporte les paroles du petit-fils. Prendrait-ilia peine de les citer s'il ne pensait pas que celui-ci est le dépositaire, à travers les propos de son grand-père, d'un enseignement significatif, d'une sagesse qui, mieux que par la rigueur logi­que, s'exprime à travers les à peu près et les contra­dictions du souvenir et de l'imagination?

Dans ce cas, il s'agirait de prendre le paradoxe énoncé par le grand-père au sérieux, tout en sachant que la vérité qu'il exprime se moque de la logique, et ne se révèle qu'indirectement dans les illusions du souvenir et le désordre de la fiction. Rappelons la teneur du paradoxe: une vie entière ne suffit pas pour aller jusqu'au prochain village. Dans sa structure logique, ce paradoxe est constitué

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de trois éléments distincts: 1) le temps de la vie; 2) la distance (spatiale) jusqu'au prochain village; 3) le temps nécessaire pour parcourir cette dis­tance. Le paradoxe fonctionne de la manière sui­vante: a) la distance jusqu'au prochain village (2) est très courte; b) le temps nécessaire pour parcou­rir cette distance ( 3) devrait être très bref; c) or, la durée de toute une vie ( 1), qui devrait être incom­mensurablement plus longue que (3), est en réalité infiniment plus courte.

Pour comprendre le sens de ce paradoxe, il faut noter d'abord qu'il repose sur une vision spatiale du temps: la durée y est mesurée en termes d'espace. Si le lecteur choisit d'accepter cette conception spa­tiale de la durée, la seule façon de comprendre le paradoxe sera de dire que dans le monde auquel se réfère le grand-père, même le plus proche village est situé infiniment loin. Il s'agirait d'un monde où des distances incommensurables séparaient un point de peuplement d'un autre, et où personne ne réussi­rait jamais à franchir l'étendue sans limites entou­rant le lieu où il vit. Tel est, par exemple, l'espace évoqué dans« Un message impérial», ou une dis­tance sans fin sépare le palais central de l'endroit où le destinataire du message passe sa vie à attendre un messager qui n'arriverajamais. Dans ce cas, la signification métaphorique à laquelle le discours du grand-père renvoie serait: c'est par rapport à l'éloi­gnement infini du but à atteindre que la vie est trop courte.

Si, au contraire, le lecteur refuse de prendre à son compte cette vision spatiale du temps, et préfère se référer à l'expérience sul:~jective du temps vécu,

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une autre interprétation du paradOxe devra s'impo­ser; la distance séparant le jeune cavalier du pro­chain village aura beau être la plus courte possible, le temps nécessaire pour parcourir cette distance est un temps infini. Et ceci, comme si souvent chez Kafka, parce que les obstacles se multiplient à tel point devant le voyageur que chaque centimètre à parcou­rir exige des efforts démesurés. De ce point de vue, chaque seconde dure une éternité, et le voyageur, condamné à un interminable sur-place, n'arrivera jamais au but. Dans cette seconde interprétation, c'est en raison de l'infinie complexité de la moindre action, des doutes et des hésitations qui précèdent la moindre décision, que la durée de la vie apparaît au grand-père comme dérisoirement courte.

III

L'interprétation proposée par Brecht, telle que Benjamin la rapporte, est la suivante:

Il s'agit d'une contrepartie à l'histoire d'Achille et de la tortue. Il est impossible qu'un voyageur partant à cheval pour le prochain village atteigne jamais son but- sans même tenir compte des incidents possibles -s'il décompose son trajet en ses plus petites parties. Dans ce cas, la vie serait trop brève pour un tel voyage. Mais l'erreur réside ici dans l'emploi de l'arti­cle« un)}. Car si l'on décompose le voyage, alors il faut décomposer également le voyageur lui-même. Du même coup, ce n'est plus seulement l'unité de la vie qui disparaît, mais aussi sa brièveté. La vie aura beau être aussi brève que l'on voudra, cela n'a plus d 'im-

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por.tance, car le voyageur qui atteindra le village sera une personne différente de celle qui ava,it pris le départ.

Il faut remarquer, en premier lieu, que la réflexion de Brecht porte non pas sur la forme lin­guistique du récit de Kafka, c'est-à-dire sur le mode de son énonciation, mais sur l'énoncé lui-même, c'est-à-dire sur le paradoxe concernant l'extrême brièveté de la vie. Brecht ne se préoccupe pas du tout de la construction du texte, de cette mise en perspective à la fois narrative et temporelle qui rela­tivise le paradoxe en le rapportant à une déforma­tion du sens de la durée. Ce qui intéresse Brecht ce ne sont pas les raffinements formels, mais les idées qu'un texte peut véhiculer. C'est pourquoi, dans son interprétation, il cherche avant tout à ramener le texte à sa structure logique. Mais ce qui importe à Brecht, ce n'est pas le texte dans son ensemble, c'est l'énoncé final auquel il conduit, c'est-à-dire l'impossibilité d'atteindre jamais le plus proche vil­lage. Brecht prend ce paradoxe absolument au sérieux: il y voit l'expression d'une authentique contradiction logique, et non pas l'effet d'un sim­ple trompe-l'œil rhétorique; il n'envisage pas la possibilité de dénouer le paradoxe en réinterpré­tant l'un de ses termes, soit en postulant que le pro­chain village est en réalité situé infiniment loin, soit en expliquant la durée infinie du trajet par l'accu­mulation d'obstacles insurmontables. Pour Brecht, qui accepte les données du récit telles que le grand­père les expose, le paradoxe d'une durée qui, si longue soit-elle, se révèle toujours comme trop

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courte, manifeste une contradictiOn inhérente à la nature du temps lui-même.

Pour Brecht, cette contradiction est celle qui avait été mise en évidence par Zénon d'Elée en par­tant d'une analyse non pas du temps mais de l'es­pace: en décomposant le mouvement (défini comme le déplacement d'un corps d'un point à un autre) en unités discrètes de plus en plus courtes, on peut le réduire à une succession de points immobiles, et, à la limite, prouver que le mouve­ment n'existe pas: ainsi de la flèche qui« vibre, vibre et ne vole pas», ou d'Achille qui jamais ne rat­trapera la tortue. À la négation du mouvement par l'infinie divisibilité de l'espace correspond la néga­tion du temps par l'infinie divisibilité de chacun de ses moments. En divisant le temps en une infinité de moments immobiles on ne peut plus le percevoir comme un élément continu, comme un flot qui s'écoulerait en emportant avec lui la succession des événements, de même qu'en divisant une ligne en une infinité de points on la prive de l'homogénéité qui seule rend possible le mouvement. Pour Brecht, le cavalier de Kafka n'atteindrajamais le prochain village précisément parce que le texte en question repose sur une conception discontinue de l'espace et du temps. Chaque centimètre du trajet, chaque seconde de la durée du voyage, sont des unités fer­mées sur elles-mêmes et dont rien ne permet de sortir. Bien entendu, cette vision discontinue de l'espace et du temps n'est pas explicitement formu­lée dans le texte de Kafka. Mais, pour Brecht, elle est la seule hypothèse qui permette d'expliquer le paradoxe dont le texte est porteur.

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Or, selon la logique même du commentaire de Brecht, l'espace et le temps sont bien, dans la réa­IÙ:é des faits, des grandeurs discontinues. Si le voya­geur décompose son trajet en ses plus petites parties, il est bien vrai, nous dit Brecht, qu'il n'at­teindrajamais le prochain village. Il faut noter ici que, pour Brecht, ce n'est pas le narrateur qui décompose (le) trajet en ses plus petites parties (et, en effet, rien dans le texte n'indique que cela puisse être le cas), mais le protagoniste lui-même. Dans l'interprétation de Brecht, c'est à travers la conscience du voyageur que se dévoile la nature dis­continue de l'espace et du temps. Il faut une conscience suraiguë de la spécificité de chaque cen­timètre parcouru, de la pesanteur propre de cha­que seconde vécue, pour que l'espace se fige et que le temps s'arrête. Paralysé par sa lucidité, un tel voyageur n'atteindrajamais le but qu'il s'était fixé.

Nous tenons ici le point où Brecht, cessant de se référer au texte de Kafka comme à une pure struc­ture logique, commence à le déchiffrer en même temps comme une parabole. Du même coup, sa pro­pre interprétation doit, à son tour, être comprise dans ses connotations métaphoriques. Dans une conversation antérieure, Brecht avait déclaré à Benja­min que« le point de départ (de Kafka) était bien la parabole, le symbole, qui répond de sa signification devant l'instance de la raison, et dont le sens littéral ne peut donc pas être pris tout à fait au sérieux)), Or, ce que Brecht cherche à prouver, dans son commen­taire, c'est que, selon la logique même du texte de Kafka, il n'est pas vrai que le voyageur ne puisse jamais atteindre son but. En bonne logique, à la

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décomposition du voyage doit correspondre celle du voyageur; du même coup, à la division du trajet en étapes successives répondra, chez le cavalier, la mise en évidence des stades successifs de son évolution; et «le voyageur qui atteindra le village sera une per­sonne différente de celle qui avait pris le départ»,

Il n'est pas difficile de montrer que, du pur point de vue logique, ce raisonnement de Brecht est un sophisme. En effet, la décomposition d'une ligne en une infinité de points discontinus conduit logique­ment à la négation du mouvement (selon le raison­nement des Éléates), alors que la mise en lumière, dans un sujet humain, des diverses étapes de son his­toire, le définit au contraire comme un être en mou­vement. L'idée de l'historicité de l'homme s'oppose radicalement au paradoxe des Éléates sur la non­réalité du temps. Il faut donc comprendre la tenta­tive de Brecht de réfuter la thèse de Kafka dans "Le prochain village» non pas comme une argumenta­tion logique, mais comme l'affirmation d'une philo­sophie. Pour Brecht, l'idée centrale du texte de Kafka est celle d'une défiâence jondarnentale du temps: pour Kafka, quel que soit le temps dont l'homme dispose, il ne sera jamais suffïsant pour lui permet­tre d'accomplir sa tâche. Et puisque les récits de Kafka renvoient toujours, aux yeux de Brecht, à une signification plus générale, le temps dont il est ques­tion ici est le temps historique lui-même. Ce que Brecht lit dans~< Le prochain village», c'est l'affirma­tion de l'impuissance humaine en général: l'homme serait incapable de maîtriser le temps his­torique, de se servir de lui ou de lui imposer sa volonté. Sur la route de l'histoire, il serait condamné

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à rester prisonnier de l'instant présent, sans parve­nir jamais à atteindre le but qu'il s'estfixé. Kafka, avait dit Brecht à Benjamin, est dans la situation typi­que du petit-bourgeois moderne, victime d'un ordre social qui l'écrase. Mais à la différence du fasciste, qui lutte, à sa manière, contre cet ordre social, Kafl<a, lui, <<résiste à peine ''• il se contente de «poser des questions». Par opposition au fas.cist~, il n'est pas un héros, mais un «sage». Mms b1en entendu, si ce questionnement incessant est, pour Brecht, signe de sagesse, il est aussi le témoignage d'un «pessimisme sans limites».

C'est à ce pessimisme que Brecht vient opposer, dans son interprétation du~~ prochain village», l'af­firmation que l'homme est un être capable de chan­ger. La~< décomposition du voyageur lui-même "• c'est-à-dire la faculté que possède l'homme de se retourner sur lui-même, de s'interroger et de se remettre en question, ne conduit pas nécessaire­ment à la paralysie de l'action, mais peut également l'amener à changer et à évoluer. En opposant à la résistance du donné sa volonté de changement, l'homme peut, pour ainsi dire, sauter par-dessus la discontinuité des instants. C'est parce qu'il ne sera plus le même que celui qui avait pris le départ qu'il pourra arriver au terme du voyage.

IV

Walter Benjanün rapporte que, dans son entre­tien avec Brecht sur« Le prochain village>,, il pro­posa, de son côté, l'interprétation suivante:

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La véritable mesure de la vie est le ·souvenir. Tourné vers le passé, il refait à rebours, à la vitesse de l'éclair, le chemin de la vie. En aussi peu de temps qu'il n'en faut pour feuilleter à l'envers quelques pages d'un livre, il revient du prochain village jusqu'à l'endroit où le cavalier avait décidé de se mettre en route. Ceux pour qui la vie s'est transformée en écriture, comme les Anciens, ne peuvent lire cette écriture qu'à l'en~ vers. C'est ainsi seulement qu'ils se retrouvent eux~ mêmes; c'est ainsi seulement- en fuyant le présent_ qu'ils parviennent à la comprendre.

Ce texte, écrit dans le style ésotérique que Benja­min empruntait chaque fois qu'il s'agissait d'expri­mer des idées qui lui tenaient particulièrement à cœur, n'est nullement improvisé. Il résume, en les combinant pour la première fois en un ensemble cohérent, toute une série de thèmes de réf1exion liés à l'œuvre de Kafka en général et au << prochain village» en particulier, et dont témoignent les notes accumulées par Benjamin depuis 1928. Ces notes préparatoires, reprises une première fois en 1931 en vue d'une étude sur Kafka qui ne verra pas le jour, puis développées systématiquement en 1934, f~r~ent le matériau préparatoire à l'article pour la ]udrsche Rundschau dont Benjamin avait apporté une première version à Svendborg. Ce n'est donc pas un hasard si Benjamin avait choisi «Le prochain vil­lage» comme thème de débat dans sa discussion a;ec Brecht. Quelques semaines plus tard, lorsqu'il redigera la verswn définitive de son article, il déve­lopp(':ra les idées esquissées ici jusqu'à en faire les motifs centraux de sa composition. Certains de ces

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motifs, par exemple celui de la course à contresens, joueront un rôle fondamental dans ses tout der­niers écrits.

Le 5 juillet !934, Brecht avait déclaré à Benja­min : Chez Kafka, l'élément de parabole entre en conflit avec l'élément visionnaire. Benjamin reprend cette dis­tinction et 1' érige en une catégorie centrale de son interprétation. En même temps, il cherche à préci­ser la notion de «vision~>, et lui substitue successive­ment les termes de <<symbole», de «geste» et de «mystique~>. Dans une note rédigée à l'époque où il travaille à la deuxième version de son essai, il écrit: «Alors que le contenu didactique des textes de Kafka apparaît sous la forme de la parabole, son contenu symbolique se manifeste dans le geste. La véritable antinomie de l'œuvre de Kafka se résume dans le rapport de la parabole (Gleichnis) et du sym­bole.» Dans la version définitive de l'essai, il formu­lera la même idée: Pour Kafka, il y avait des choses qui n'étaient saisissables que sous forme de gestes. Et ces gestes, qu'il ne comprenait pas, forment les parties nébuleuses de ses paraboles. Dans une note postérieure, il opposera chez Kafka le mystique et l'auteur de paraboles, le lan­gage des gestes et le langage de l'enseignement, le vision­naire et le sage. On peut ramener l'ensemble de ces oppositions à une distinction fondamentale, celle d'une logique des significations et d'une logique des images. D'un certain côté, nous dît Benjamin, les textes de Kafka renvoient à des significations qui leur sont extérieures. En ce sens, ce sont des «para­boles», ils transmettent un «enseignement>>, une «sagesse». Mais d'un autre côté, ces textes sont faits d'un réseau d'images (que Benjamin définit

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comme des« gestes» ou des<< symb.oles ») qui ne renvoient à rien d'autre qu'à elles-mêmes, ou peut­être, plus précisément, à un sens non conceptualisa­ble, irréductible à la pensée systématique. De ce point de vue, elles témoignent, chez Kafka, d'un aspect« visionnaire~> ou« mystique». Il faut souli­gner que, pour Benjamin, l'opposition entre ces deux aspects de l'œuvre de Kafka n'exclut pas leur <<interpénétration>>. Tout l'effort de Benjamin, dans son analyse de 1 'œuvre de Kafka, consiste à essayer d'y déchiffrer à la fois la logique des images et la logique des paraboles, et cela par opposition aux interprétations« idéologiques>> (théologiques, métaphysiques ou psychanalytiques) à la mode à cette époque, et que Benjamin refusait violemment.

On retrouve, dans l'exégèse du« prochain vil­lage» par Benjamin, l'attention aux deux logiques que nous venons de distinguer. Dans la première partie de son interprétation, Benjamin se réfêre au texte de Kafka comme à une parabole: l'expérience que rapporte le grand-père ne témoigne plus seule­ment d'une déformation subjective du sens de la durée dans la vision rétrospective d'un vieillard; pour Benjamin, cette expérience renvoie à une vérité générale, à savoir que la véritable mesure de la vie est le souvenir. La question posée par Benjamin est la suivante: comment, à travers quel type d'ex­périence, pouvonswnous saisir la vie dans sa totalité, c'est-à-dire dans toute sa durée? Le récit de Kafka évoque, à ce propos, deux situations possibles: l'une, représentée par le cas du jeune cavalier, où la durée de la vie serait mesurée par la somme des ins­tants présents, tels qu'ils s'additionnent au fur et à

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mesure de notre progression dans le temps. Or, ce type d'expérience, où, à chaque instant, le terme de là course recule un peu plus loin, ne nous permet­tra jamais d'embrasser une totalité tetnporelle, mais nous place en permanence au commencement d'un temps indéfini, auquel nul terme ne saurait être assigné. L'autre situation est celle du grand­père, tourné non vers l'avenir mais vers le passé. Ici, dans l'illumination du souvenir, le passé le plus ancien se confond avec l'expérience actuelle. Comme chez Proust (auquel Benjamin avait consa­cré une étude quelques années auparavant), la coïncidence du passé et du présent parvient à annuler le temps, ou plutôt, à le ramasser en un ins­tant unique. Tourné vers le passé [le souvenir] refait rebours, à la vitesse de réclair, le chemin de la vie. On retrouvera, dans le dernier texte de Walter Benja­min, les Thèses sur la philosophie del'histoire (1940), la même opposition entre deux visions de la tempora­lité: l'une, tournée vers l'avenir, et fondée sur l'idée du progrès infini, qui ne conduit en réalité qu'à un interminable sur-place, à une incessante répétition du même; l'autre, où le présent entre en phase avec le passé et en ressuscite la vivante actualité. Paradoxalement, c'est cette réactualisation du passé que Benjamin qualifie d'expérience{< messiani­que», De la même façon, dans son commentaire du texte de Kafka, Benjamin nous dit que si le temps de la vie réelle n'est pas suffisant pour atteindre notre but, si proche soit-il, l'instantanéité de l'expé­rience intérieure nous permet, quasi simultané­ment, de revenir en arrière et d'anticiper l'avenir, ou, plus précisément, de vivre l'anticipation de

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l'avenir comme un moment du souvenir: En aussi peu de temps qu'il n'en faut pour feuilleter à l'envers quel­ques pages d'un livre (le souvenir) revient du prochain village jusqu 'à l'endroit où le cavalier avait décidé de se mettre en route.

Cette interprétation du «prochain village» comme parabole est fondée sur une analyse rigou~ reuse, quoique implicite, de sa structure narrative, et, plus précisément, de son mode d'énonciation. Benjamin part du fait que 1 'ensemble du texte, à partir de «la vie est étonnamment brève))' est l'énoncé du grand-père. En particulier, la séquence du jeune cavalier, introduite par le syntagm·e «je comprends à peine que ... », doit être comprise comme reflétant le point de vue du grand-père, et non celui du narrateur (extérieur). Or, la situation qui fonde l'acte d'énonciation du grand-père, autrement dit, son instance de discours, est définie par les mots: «À présent, dans mon souvenir.» En toute rigueur, la séquence du jeune cavalier devra donc être comprise comme une partie, ou un moment, de l'expérience du souvenir. Et de fait, l'extrême rétrécissement du temps de la vie, qui commande toute cette séquence, et qui explique le fait que le jeune homme ne puisse jamais atteindre le prochain village, est lui-même l'effet immédiat de la situation du grand-père contemplant sa vie «à l'envers>>, dans la perspective déformante du souve­nir. Il faudra donc comprendre la séquence du jeune homme comme une rêverie ou un fantasme, en tout cas comme une parenthèse, à l'intérieur de l'expérience de resserrement du temps vécue par le grand-père. Pour pouvoir évoquer le prochain vil-

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lage (que le cavalier, pour sa part, ne connaît _ras et ne connaîtra jamais), il faut que le grand-pere en ait conçu l'idée, donc qu'ill'ait atteint, du mmns en imagination. Inversement, pour ~ouv~ir ~f~irmer que le jeune cavalier n'y arrive~a Ja~ais_, Il f~u.dra que le grand-père se replace, en 1magmat10n, a 1 en­droit d'où lejeune homme a décidé de prendre le départ.

v

Dans la deuxième partie de son interprétation, Benjamin étudie le texte de Kafka du poi?tde vue de la logique des images. Il importe ~e prec~ser ICI,

très brièvement, la foilction et le role des Images dans l'herméneutique de Walter Benjamin. Dans un premier temps, Benjamin repèr~, dans l'œuvre de l'auteur qu'il étudie, un certain nomb.re ?e ~<motifs» qui lui semblent particulièrement .signifi­catifs. Par ce terme, Benjamin entend moins des thèmes abstraits que des détails visuels, des types de personnages, des situations na~ratives, ~~e leur récurrence désigne comme des szgnes, des elements d'une logique poétique sous-jacente. Ces détails sont le plus souvent disséminés à travers l'ensemble du corpus de l'œuvre étudiée. Benjamin fait ~ppa­raître entre eux des corrélations secrètes, puis les regroupe en une série de « m?tifs .>> ou~·« imag~.s »

qui constituent autant de categones cles p~ur !In­terprétation de l'œuvre. L'ensernble,de ces 1n_:ages, ou de ces catégories, forme un systeme coherent, une sorte de métalangage possédant sa logique pro-

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pre. Or, c'est dans le statut de ce métalangage que se dévoile toute l'ambiguïté de la méthode critique de Benjamin. En effet, chacune des images qui le constituent fonctionne à la fois comme un principe explicatif de l'œuvre étudiée et comme un élément de base du système intellectuel de Benjamin lui­même. Chacune d'entre elles est en même temps principe d'abstraction et de généralisation par rap­port à l'œuvre étudiée et catégorie élémentaire d'un système préexistant. Cette ambivalence se manifeste encore plus clairen1ent si l'on n'envisage plus les différentes images prises isolément, mais si l'on étudie la manière dont Benjamin les relie entre elles en une série de configurations qui expriment tout autant la pensée de Benjamin lui-même qu'nne logique poétique propre au texte étudié. En ce sens, l'herméneutique de Benjamin, telle qu'elle sous-tend l'ensemble de son travail sur Kafka conduit à un type de critique où se mêlent, d~ façon quasi indissociable, les éléments d'interpréta­tion et les éléments de projection.

Dans son commentaire du «prochain village))' Benjamin combine un certain nombre de ces ima­ges, ou de ces catégories clés, en une configuration à travers laquelle s'exprime à la fois sa compréhen­sion du texte de Kafka et un aspect fondamental de sa propre vision du monde. Pour déchiffrer le sens de cette configuration, nous étudierons successive­ment les motifs pri~cipaux dont elle se compose: ceux du chemin et du champ de courses, du cheval et du cavalier, du voyage à rebours, et enfin, le motif de l'écriture, de la lecture et de l'étude.

L'image de la voie ou du chemin est l'une de cel-

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les qui reviennent le plus fréquemment dans l'œu­vre de Kafka; c'est aussi l'une de celles dont le sens métaphorique est le plus patent. Benjamin, quant à lui, concentre son attention critique sur une variante plus spécifique de ce motif, à savoir l'image du champ de courses (Rennbahn). Ce thème apparaît à la fois dans le dernier chapitre de L'Amérique, lors­que Karl Rossmann, engagé comme figurant dans le «Théâtre de la nature de l'Oklahoma>>, participera à un spectacle qui se déroule sur la piste d'un cir­que, et dans toute une série d'autres textes de Kafka. Lorsqu'il écrit, à propos du" prochain vil­lage>>, que le souvenir, tourné vers le passé, refait à rebours, à la vitesse de l'éclair, le chemin de la vie, Benjamin interprète métaphoriquement le souvenir comme une chevauchée (à rebours) sur un champ de courses, bien que l'image du champ de courses n'apparaisse pas explicitement dans le texte de Kafka, mais seulement celle de la chevauchée.

Dans une des notes rédigées en vue de cet essai, Benjamin avait explicitement relié «Le prochain vil­lage,, au thème du champ de courses, et il avait ajoute, se référant au début du «Rapport pour une Académie "• que Kafka savait parfaitement qu'il fal­lait<< galoper à travers le temps"· Que ce champ de courses soit une métaphore de la vie, conçue comme le lieu d'un concours, d'une épreuve, d'une compétition où le salut est promis à celui qui atteint le but, c'est ce dont témoigne une autre note de Benjamin consacrée à l'un des thèmes du «prochain village», celui de la« déformation du temps», dont Benjamin dit qu'elle« se maintiendra jusqu'à la Rédemption, pour finir par s'y annuler. Or, ajoute

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Benjamin, ce processus «a lieu sur un champ de courses, car dans l'Antiquité ce jeu était doté d'une signification sacrée». Cette remarque renvoie direc­tement à un passage de L'Origine de la tragédie baroque en Allemagne, où Benjamin interprète la tragédie grecque comme cérémonie de type« agonal »,où serait repris et sublimé le rite archaïque de l'ordalie sacrée, par lequel la victime promise au sacrifice pou­vait échapper au couteau du sacrificateur en courant autour de l'auteljusqu'à le toucher de la main. Cette idée, inspirée à Benjamin par son ami Florens Christian Rang, explique sans nul doute la persis­tance, chez Benjamin, du thème du champ de cour­ses et de celui de course rituelle, comme métaphore de l'aspiration au salut. On comprend mieux dès lors l'importance que Benjamin attache au thème des chevaux et des cavaliers dans l'œuvre de Kafka. Les chevaux du «Médecin de campagne)), les mon­tures de Don Quichotte et de son compagnon dans «La vérité sur Sancho Pan ça~~. Bucéphale, dans <<Le nouvel avocat~> et jusqu'au nom du héros de L'Améri­que, Rossmann, participent pour lui d'une même configuration d'images, qui renvoie au thème de la destinée humaine conçue comme un voyage vers un but lointain.

Or, pour Benjamin, ce voyage peut se faire dans deux directions, vers l'avant ou vers l'arrière. Dans l'essai sur Kafka, il oppose radicalement ces deux formes de voyage: A1alheureux le cavalier cramponné à sa crinière parce que c'estî'avenir qu'il s'est fixé pour but. Bienheureux au contraire le cavalier qui galope bride abattue en direction du passé, en un voyage libre et joyeux, et qui n'est plus un fardeau pour son coursier. Dans l'uni-

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vers imaginaire de Kafka, nous dit Benjamin, ce far­deau peut être soit le cavalier que sa monture doit transporter, soit une charge que l'homme lui-même porte sur son dos. Dans<< Le nouvel avocat>~, Bucé­phale, devenu homme de loi, est débarrassé du far­deau de son maître, Alexandre le Conquérant. Dans «La Vérité sur Sanche Pan ça>>, le personnage de Cervantès se délivre de son démon intérieur auquel il donne le nom de Don Quichotte, et devient ainsi un homme libre. Homme ou cheval, peu importe, conclut Benjamin, pourvu que l'on soit délivré du far­deau que l'on porte sur le dos. Ce fardeau, écrit-il, se référant à la machine de La Colonie pénitentiaire qui grave sur le dos du condamné le texte de son juge­ment, est une des images les plus centrales dans l'œuvre de Kafka. Benjamin l'interprète comme ren­voyant à l'idée d'une culpabilité fondamentale dont l'origine se situerait très loin au fond du passé le plus archaïque de l'humanité. Dans le monde de Kafka, tout se passe comme si les personnages avaient transgressé une loi dont ils auraient oublié la nature exacte. Par rapport au fardeau de cette faute incompréhensible, le choix d'une vie active et conquérante, tournée vers l'avenir, n'est qu'une fuite en avant. La seule façon pour l'homme de se délivrer du poids de sa culpabilité, c'est de se retour­ner vers le passé pour essayer de retrouver la vérité des origines. Contre l'oubli, qui est la cause de leur malheur, les personnages de Kafka ne peuvent lutter que par la mémoire, dont Benjamin écrit que, chez les juifs, elle est une forme de la piété.

Pour Benjamin, ce travail de la mémoire s'ac­complit, dans l'œuvre de Kafka, à travers l'étude.

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Dans son essai de 1934, Benjamin accorde une place centrale à ce motif, auquel il ne manque pas de prêter les connotations religieuses que revêt, dans le judaïsme, l'étude des textes sacrés. L' étu­diant que Karl Rossmann rencontre dans L'Amérique passe la nuit à veiller; son étude est une ascèse; ce combat contre l'oubli, écrit Benjamin,« concerne la possibilité de la Rédemption"· Que cette étude soit retour vers le passé, Benjamin en voit un signe dans le geste, si souvent évoqué chez Kafka, de tourner les pages d'un livre. L'étudiant de L'Amérique« tournait les pages, passant d'un livre à l'autre, après s'en être saisi à la vitesse de l'éclair''· On retrouVe ici la méta­phore utilisée par Benjamin dans son commentaire du« prochain village>>: Tourné vers le passé (le sou­venir) refait à rebours, la vitesse de l'éclair, le chemin de la vie. En aussi peu de temps qu'il n'en faut pour tourner à l'envers quelques pages d'un livre, il revient du prochain village jusqu 'à l'endroit où le cavalier avait décidé de se mettre en route. De la même façon, Benjamin évoque «Bucéphale, le "nouvel avocat", qui, sans le puissant Alexandre- ce qui signifie: délivré du conquérant se ruant en avant- prend le chemin du retour», et cite à ce propos les dernières lignes du récit de Kafka: «Libre, les éperons du cavalier ne pesant plus sur ses flancs, à la clarté paisible de la lampe, loin du vacarme de la bataille d'Alexandre, il lit et tourne les pages de nos vieux livres.>' Que ce retour puisse également être interprété comme conversion, Benjamin le suggère enjouant sur l'ambiguïté du mot allemand Umkehr: un retour, telle est la direc­tion de l'étude, qui transforme la vie en écriture.

Se détourner des convulsions de l'histoire, cher-

BRECHT ET BENJAMIN INTERPRÈTENT KAFKA 99

cher, dans la redécouverte fulgurante du passé, la lumière qui permet d'éclairer le présent, telle est l'Idée centrale que Benjamin, à travers son exégèse du «prochain village» et son essai de 1934, déchif­fre dans l'œuvre de Kafka, ou qu'il projette sur elle. Il reste pourtant à préciser le sens exact de cette «transformation de la vie en écriture» que les «Anciens>> ont connue, eux qui<< ne peuvent lire cette écriture qu'à l'envers"· Benjamin joue ici, avec une grande virtuosité, de l'ambivalence de notions comme «écriture" ou «Anciens>:.. C'est ainsi que le terme d'« écriture'> renvoie à la fois à la littérature et aux Écritures saintes. «Ceux dont la vie s'est transformée en écriture>>, ce sont, en un sens, les écrivains qui, comme Kafka lui-même, ont vécu <d l'envers>', mettant leur vie au service de la littérature, et cherchant, par ce détour, à compren­dre le réel. Mais cette écriture «qui ne peut se lire qu'à l'envers•>, n'est-ce pas en même temps l'Écri­ture sainte des Juifs, l'ensemble de ces textes sacrés hébraïques, dont la langue se lit de droite à gauche, et que, dans notre monde désacralisé, seuls les «Anciens" parviennent encore à déchiffrer? Même dans sa correspondance avec Schelem, Benjamin ne lève pas l'ambiguïté. S'il écrit en effet: «Je vois dans la tentative de transformer la vie en écriture le sens du "retour" auquel d'innombrables paraboles de Kafka ( ... ) font allusion avec tant d'insistance "• et s'il ajoute que «la catégorie messianique de Kafka est celle du "retour" ou celle de l"'étude"1

", il

1. Lettre du ll août 1934 in W. Benjamin, Correspondance, tome II, Aubier~Montaigne, Paris, 1979, p. 125 (trad. G. Petit­demange, légèrement modifiée).

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IOO LECTURES DE KAFKA

n'en affirme pas moins, dins cette même lettre: «L'écriture, lorsqu'elle est privée des clés qui l'ac­compagnent, n'est pas l'Écriture mais la vie1>), et surtout: {<je tiens la continuelle insistance de Kafka à propos de la Loi pour le point mort de son œuvre ;j'entends par là qu'elle ne fournit aucun point de départ à une interprétation possible2• >>

«Écriture», <<étude)}' <<retour» ces termes ne seraient-ils chez Benjamin que des métaphores qui, dans notre époque d'irrévocables désacralisation, ne renverraient plus qu'au souvenir d'une tradition déjà morte? Dans l'essai sur Kafka, il écrit: «Et pourtant, Kafka n'ose pas associer cette étude aux promesses que la tradition a liées à l'étude de la Thora. Ses aides sont des bedeaux qui ont déserté la maison de prières, ses étudiants des élèves qui ont perdu l'Écriture3

• ,,

Quoi qu'il en soit, le chemin du retour doit être entrepris, même si la réactualisation des «étincelles d'espoir messianique,, enfouies dans le passé est une tâche presque impossible. En des termes qui annoncent l'évocation de l'ange de l'histoire dans les Thèses sur la philosophie de l'histoire, Benjamin écrit dans l'essai de 1934, à propos des tentatives entre­prises par les personnages de Kafka pour déchiffrer le sens du monde qui les entoure, et, par là même, le sens de leur propre être: «Ils se comprendraient eux-mêmes, mais l'effort serait gigantesque. Car

1. Ibidem. 2. Ibidem, p. 126. 3. Walter Benjamin, "Franz Kafka. Pour le dixième anniver­

saire de sa mort», in Œuvres Il, dt., p. 453.

BRECHT ET BENJAMIN INTERPRÎlTENT KAFKA lOI

c'est une tempête qui souffle du fond de l'oubli. Et l'étude est une chevauchée qui lutte contre cette t~mpête. ( ... )À la vie qui est trop brève pour une seule chevauchée, répond cette chevauchée qui est assez longue pour la durée de toute une vie. t,,

1. Ibidem, p. 451.

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4. Exégèse d'une légende

I

Dans l'avant-dernier chapitre du Procès, K., Je héros du roman, se retrouve dans une cathédrale où un prêtre (qui ne tardera pas à se présenter comme l'aumônier des prisons) l'entraîne dans une conversation portant sur le procès dans lequel K. est impliqué. D'emblée; K. essaye de lui faire com­prendre qu'il est victime d'une erreur judiciaire et qu'il est fondamentalement innocent:

''D'ailleurs, comment un être humain pourrait-il être coupable? Ne sommes-nous pas tous id des êtres humains, tous autant que nous sommes?,- «C'est juste ''• dit le prêtre, <<mais c'est ainsi que parlent tous les coupables.» - ''Es-tu toi aussi prévenu contre moi? ''• lui demande K. - «Je n'ai aucun préjugé contre toi», lui répond le prêtre.- «Je te remercie», dit K., «tous les autres, tous ceux qui sont partie pre~ nan te au procès, sont prévenus contre moi, ils trans­mettent leur préjugé même aux indifférents. Ma situation devient de plus en plus difficile.»-« Tu te méprends sur les faits, dit le prêtre, le jugement ne survient pas d'un seul coup, le processus se trans­forme insensiblement en jugement.,,

Ce dialogue, où le prêtre essaye de faire corn-

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104 LECTURES DE KAFKA

prendre à K. qu'il se fourVoie complètement en essayant chaque fois à nouveau de prouver son innocence, se poursuit jusqu'au moment où K. sem~ ble céder pour la première fois à un mouvement d'espoir: «"Tu es très aimable avec moi", dit K.; ils faisaient les cent pas côte à côte dans 1 'obscurité du bas-côté. "Tu es une exception parmi tous ceux qui font partie du tribunal. J'ai plus confiance en toi qu'en personne d'autre, bien que j'en connaisse déjà beaucoup. Avec toi je peux parler à cœur ouvert".» Mais aussitôt le prêtre fait comprendre à K. qu'il commet là une nouvelle erreur: <<"Ne te trompe pas", dit le prêtre. "En quoi me tromperais­je?" demanda K. "Tu te trompes sur le tribunal", dit le prêtre. Et pour illustrer la nature de cette erreur le prêtre raconte à K. une légende rapportée "dans les textes introductifs à la Loi, où il est dit à propos de cette erreur'\>:

Devant la porte de la Loi se tient un gardien. Un homme de la campagne s'en vient vers ce gardien et lui demande la permission d'entrer dans la Loi. Mais le gardien lui dit que pour l'instant il ne peut pas le laisser entrer. L'homme réfléchit et demande s'il pourra donc entrer plus tard. <<C'est possible», dit le gardien, «mais pas maintenant». Comme le portail qui mène à la Loi est ouvert, comme toujours, et que le gardien fait un pas de côté, l'homme se penche pour regarder à travers la porte et apercevoir l'inté­rieur de la Loi. Lorsque le gardien s'en aperçoit, il se met à rire et dit: <<Si cela te tente tellement, essaye donc d'entrer malgré mon interdiction. Mais sache: je suis puissant. Et je ne suis que le dernier des gar­diens. Devant chaque salle se tient un gardien, l'un plus puissant que l'autre. Le spectacle du troisième

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est déjà insupportable, même pour moi. L'homme de la campagne ne s'était pas attendu à de telles difficul­tés. La Loi, se dit-il, devrait être accessible à tout le monde et à chaque instant; mais lorsqu'il examine de plus près le gardien de la porte dans son manteau de fourrure, avec son long nez pointu, sa longue barbe tartare, fine et noire, il préfère continuer à attendre jusqu'à ce qu'il obtienne l'autorisation d'entrer. Le gardien de la porte lui donne un tabouret et lui per­met de s'asseoir devant la porte, sur le côté. C'est là qu'il reste assis des journées, des années durant. Il fait de nombreuses tentatives pour obtenir le droit d'en­trer, et fatigue le gardien par ses demandes. Le gar­dien de la porte le soumet de temps en temps à de petits interrogatoires, lui demande d'où il vient et lui pose toutes sortes d'autres questions, mais ce sont des questions indifférentes, pareilles à celles que posent les grands seigneurs, et pour finir il lui répète chaque fois qu'il ne peut pas encore le laisser entrer. L'homme, qui s'étaitmuni de nombreuses affaires en vue du voyage, se défait de tout ce qu'il possède, même de ses biens les plus précieux, pour corrompre le gardien de la porte. Celui-ci accepte tout, mais tou­jours en ajoutant: <<je ne l'accepte que pour que tu ne t'imagines pas avoir négligé quelque chose». Pen~ etant toutes ces nombreuses années l'homme observe le gardien presque sans interruption. Il oublie les autres gardiens, et il lui semble que celui~ci, le pre­mier, est le seul obstacle à son entrée dans la Loi. Durant les premières années, il maudit à voix haute ce malheureux hasard, plus tard, à mesure qu'il vieil­lit, il se contente de maugréer par devers lui. Il retombe en enfance, et comme durant ses longues années d'étude du gardien de la porte il avait appris à connaître jusqu'aux puces de son col de fourrure, il en vient à prier les puces elles-mêmes de l'aider et de

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ro6 LECTURES DE KAFKA

changer les dispositions du gardien en sa faveur. Fina­lement ses yeux s'affaiblissent, et il ne sait pas si le monde s'obscurcit réellement autour de lui ou si ce sont ses yeux qui le trompent. Mais à présent il distin­gue dans l'obscurité une lueur que rien ne peut étein­dre et qui filtre à travers la porte de la Loi. Désormais il n'a plus longtemps à vivre. Avant sa mort toutes les expériences du temps passé se rassemblent en une question qu'il n'avaitjamais encore posée au gardien de la porte. Il lui fait signe, car il ne peut plus soule­ver son corps engourdi. Le gardien de la porte doit se pencher très bas jusqu'à lui, car leur différence de taille s'est beaucoup modifiée au_ détriment de l'homme. <<Que veux~tu encore savoir?, demande le gardien de la porte, "tu es insatiable"· "Tous les hommes aspirent à la Loi, n'est~ce pas?, dit l'homme; "comment se fait~il que durant toutes ces nombreuses années personne n'ait demandé à entrer, à part moi?"· Le gardien de la porte comprend que l'homme est arrivé au bout de sa vie, et pour atteindre encore son ouïe qui s'éteint il hurle:<< Personne ne pouvait entrer ici, car cette porte n'était faite que pour toi. Maintenant je m'en vais et je laferme 1

Il

Kafka avait publié la parabole du gardien de la porte en 1915, sous le titre de« Devant la Loi ••, dans un almanach intitulé Du jugement dernier. Il avait été republié en 1919, sous le même titre, dans le recueil Un Médecin de campagne. Mais originalement le texte faisait partie du manuscrit du Procès, rédigé dès 1914, et resté inédit jusqu'à la publication du roman

1. Traduction Stéphane Mosès.

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par Max Brod en 1925. Le manuscrit du Procès se prés~ntait en réalité comme une mosaïque de chapi~ tres epars, sans aucune indication de l'ordre dans lequel ils devaient être lus. C'est Max Brod qui avait, de son propre chef, décidé de la reconstitution de la suite des chapitres, et c'est donc à lui que remonte la version canonique du roman, telle que nous la connaissons aujourd'hui. Ces détails bibliographi­ques seraient sans doute de peu d'intérêt, s'ils ne révélaient pas d'emblée la nature labyrinthique du roman, tel que Kafka l'avait conçu. S'il l'avait voulu, Kafka aurait pu certainement laisser entrevoir le principe de développement de son roman. S'il ne l'a pas fait, c'est que ce principe n'existe pas: l'idée même d'une logique régissant son intrigue aurait c?ntredit le désor_dre auquel K., le personnage prin­cr pal, est affronte en permanence. De ce point de vue, K. occupe en effet la place d'un lecteur inté­rieur au roman, mais d'un lecteur qui serait le témoin de ses propres aventures sans réussir à en déchiffrer le sens. Certes, le roman est encadré par un commencement (l'arrestation de K.) et une fin (sa mise à mort). En ce sens, Le Procès semble bien emprunter la structure d'un roman traditionnel. Mais entre ces deux moments, la suite des épisodes se succède comme au hasard, sans nulle apparence de logique narrative. Chaque chapitre y apparaît comme la pièce d'un puzzle, mais dont les différents morceaux peuvent s'emboîter de cent façons diffé­rentes. Le désordre apparent dans lequel Kafka a laissé son manuscrit ne traduirait donc pas l'état d'inachèvement du texte, mais la volonté de l'auteur de le laisser ouvert au jeu des interprétations.

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ro8 LECTURES DE KAFKA

Mais s'agit-il seulement d'unjeu? L'ouverture, vers une multiplicité des lectures possibles n'est­elle pas destinée à renvoyer à la nature indéchif­frable du réel lui-même? À chaque moment de son enquête destinée à lui révéler le sens de son procès, K. est renvoyé d'une conjoncture à l'autre, sans jamais parvenir à une vérité définitive1

• Nous avons vu que Kafka revient dans nombre de ses textes et de ses aphorismes sur l'idée que le monde ne possède en lui-même aucun sens intelli­gible, et que pour tenter de le comprendre nous sommes condamnés à errer sans fin d'une hypo­thèse à l'autre.

C'est cette même idée que vient illustrer la légende du gardien de la porte. L'homme de la campagne s'est voué à la recherche de la Loi; il par­VIent tout près d'elle, mais il lui est interdit d'y accé­der. Pourtant, à la fin de sa vie, il apprend que la porte devant laquelle il a attendu toute sa vie «n'était faite que pour lui seul}}. Dans l'histoire des innombrables tentatives d'interprétation de l'œuvre de Kafka, cette légende- unanimement perçue comme une parabole- a suscité une fascination sans égale. Parmi toutes ces lectures, la plus récente et la plus convaincante est sans nul doute celle de Jacques Derrida', qui y a vu l'expression d'une apo­rie fondamentale, celle selon laquelle l'idée même

1. C'est la thèse de Bernard Lortholary dans l'introduction à sa traduction du Procès (Flammarion, 1983). C'est à cette édition que nous renvoyons id.

2. «Préjugés, devant la loi,, in: J. Derrida, V. Descombes, G. Kortian, Ph. Lacoue-Labarthe,J.-F. Lyotard,J.-L. Nancy, La Faculté de juger, Paris, Ed. de Minuit, 1985.

EXÉGÈSE D'UNE LÉGENDE 109

de la Loi serait impensable: tout en étant infinî­m~nt désirable, elle ne peut se réclamer d:aucun fondement ultime; l'idée d'une Loi de la Loi serait une notion asymptotique, elle renverrait à une alté­rité toujours nouvelle; c'est pourquoi elle serait inaccessible.

Cependant, il existe une exégèse première de cette parabole, exégèse antérieure à toutes les inter­prétations proposées par la critique: c'est celle que le prêtre développe, à l'intérieur même du roman, à la ~uite ?u récit de la légende, exégèse à laquelle K. reag1t a son tour. Il s'ensuit un long débat entre les deux protagonistes, au cours duquel les différen­tes possibilités interprétatives sont discutées tour à tour. Par rapport à toutes les lectures extérieures de la légende, il s'agit là d'une lecture intérieure au roman, ou, si l'on préfère, d'une méta-lecture. Les différentes interprétations proposées par le prêtre s'inscrivent directement dans la fable du roman, dans la mesure où, selon lui, la légende est censée expliquer le sens des aventures de K. De ce point de vue, la légende fonctionne comme une mise en abyme du r?man lui-même: l'homme de la campa­gne apparalt comme un double de K., alors que la figure du gardien résume tous les personnages aux­quels K. a eu affaire dans sa recherche du secret de son procès. En ce sens, le dialogue entre l'homme de la campagne et le gardien (à l'intérieur de la légende) est un redoublement (ou une deuxième mise en abyme) des différents dialogues entre K. et les autres protagonistes du roman.

Le débat exégétique, quant à lui, apparaît comme un redoublement (ou une troisième mise

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llO LECTURES DE KAFKA

en abyme) du dialogue entre le gardien et l'homme de la campagne. Le prêtre y prend la défense du gardien, dans la mesure où l'un et l'autre sont a~ service du tribunal. K., quant à lui, prend le partr de l'homme de la campagne, et va même jusqu'à s'identifier à lui. À ses yeux, ils sont tous deux victi­mes d'une vaste tromperie: l'hornme de la campa­gne est trompé par le gardien, ?e mêm_e _qu: ~·.se sent trompé par l'ensemble del appare!ljudrcrarre auquel il se heurte. Or, il s'agit là, pour lui, de deux formes d'une même imposture, qu'il cornprend, en fin de compte, comme un mensonge métaphysique fon­

damental. En même temps, et par opposition à la structure

aléatoire de la suite des chapitres, nous avons affaire ici à une technique narrative extrêmernent sophisti­quée, celle d'une construction par.emboîtement: l~ niveau narratif extérieur est celu1 du roman lui­même; puis, à l'intérieur du roman, la légende rejoue la fable du roman; enfin, comme appendice à la légende, le débat exégétique entre le prêtre et K. répète le dialogue intérieur à la légende entre l'homme de la campagne et le gardien. Mais en réa­lité les choses sont encore plus complexes. Car, en même temps, le prêtre joue ici le rôle d'un narra­teur extérieur, un peu à la façon d'un récitant pré­sent sur la scène et commentant l'action, mais sans y prendre part, ou à la manière du chœur dans tragédie antique. Plus précisément, le prêtre n'est pas un exégète parmi d'autres. Il se contente ~e citer les opinions, aussi diverses et même contradic­toires soient-elles, d'une série de commentateurs (qui restent d'ailleurs toujours anonymes). Quant à

EXÉGÈSE D'UNE LÉGENDE III

K., son personnage apparaît, du moins au début de la scène, comme celui d'un simple auditeur, avant cte se transformer en partenaire actif du débat.

III

Gershom Schelem avait noté, dans une lettre à Walter Benjamin en date du 1"' Août 1931, que la forme de la discussion entre K. et le prêtre ressem­ble de manière étonnante à celle de l'exégèse rabbi­nique juive traditionnelle'. En effet, la légende du gardien de la porte joue ici le rôle d'un texte cano­nique (tiré, dit le prêtre, des« écrits introductifs à la Loi»). Quant au débat entre K. et le prêtre, il reprend la technique classique de l'interprétation talmudique d'une source scripturaire sous forme d'un dialogue à plusieurs voix. Car les discussions talmudiques, qui portent très souvent sur l'interpré­tation d'un passage de la Bible, ne sont jamais monologiques, elles opposent ton jours un grand nombre de points de vue opposés. Tel est bien le cas du dialogue entre K. et le prêtre.

Cependant, les deux interlocuteurs ne se situent pas sur le même plan. Si le statut rhétorique de K. devient progressivement celui d'un interprète réa­gissant, en quelque sorte «au premier degré>,., aux diverses opinions présentées par le prêtre, celui-ci,

1. <<Voici à quoi devraient ressembler, écrit Scholem,- si une telle entreprise était pensable- (mais cette supposition est déjà impie), les réflexions morales d'un docteur de la Loi qui tenterait la paraphrase verbale d'unjugement divin, (in: Histoire d'une amitié, trad. Paul Kessler, Paris, Calmann-Lévy, 1981, p. 146.)

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II2 LECTURES DE KAFKA

quant à lui, joue plutôt le rôle d'un méta-exégète, qui rassemble et cite les opinions d'un grand nom­bre de commentateurs. D'où la récurrence de formules telles que« beaucoup d'interprètes pen­sent))' ou «il existe même une opinion selon laquelle,,, ou encore: «les exégètes disent à ce pro~ pos »,<<d'autres, il est vrai, disent que>>,« là-dessus il y a d'autres opinions>>,« ici, tu te heurtes à une opi­nion opposée». À ses yeux, aucune de ces opinions n'est irréfutable; elles reflètent seulement le mille faces différentes de la vérité. Cette attitude est au plus près de la conception juive traditionnelle, selon laquelle, vu l'infinie diversité des points de vue, la vérité-une (si tant est qu'une telle vérité existe) ne peut se donner à l'homme que sous une forme éclatée'. Le prêtre va même jusqu'à co•nseil- ~ 1er à K. de ne pas accorder trop d'importance aux opinions, car« l'Écriture est immuable et les nions ne sont souvent que l'expression du désespoir devant cette immuabilité2». En ce sens, la fonction narrative du prêtre ressemble à celle de l'auteur implicite dont la tradition juive présuppose la pré­sence derrière le texte talmudique (il s'agirait, selon elle, de Yehuda Ha-Nassi); celui-ci choisi, parmi les innombrables textes transmis la tradition orale, ceux qu'il aurait estimés les importants, afin de les organiser en un texte co,tle-·F1 rent et d'en fixer la disposition rhétorique.

De même, le discours du prêtre reprend systéma­tiquement certaines formes classiques de l'arguM mentation talmudique. Ainsi, les opinions qu'il

1. Cf. Stéphane Mosès, L'Eros et la Loi, Seuil, 1999, p. 81. 2. Le Procès, p. 260.

EXÉGÈSE D'UNE LÉGENDE II3

s'appuient très souvent sur des citations littérales de la légende, à la manière dont beaucoup de raison­nements talmudiques fondent leur autorité sur une référence à tel ou tel verset biblique. En témoigne, dans son discours, la récurrence fréquente de for­mules talmudiques classiques comme {<car il est dit>>, ou{< comme il est dit>>. D'un autre côté, on retrouve dans son argumentation certaines formes spécifiques de l'herméneutique rabbinique, comme par exemple le raisonnement par hypothèse («havé amin a>>, ce qui signifie: {<j'aurais pu croire que ... »). Plus précisément, le «havé amin a» déve­loppe, parfois longuement, une hypothèse logique­ment vraisemblable, mais finalement rejetée dans le courant de l'argumentation. Un exemple particu­lièrement caractéristique de ce procédé rhétorique est le suivant: à un certain stade de son argumenta­tion, le prêtre cite la thèse de certains interprètes selon laquelle le gardien n'aurait nullement trompé l'homme de la campagne (puisqu'illui laisse entrevoir la possibilité d'accéder à la Loi à un moment ultérieur), et que, par là, il aurait même enfreint son devoir au bénéfice de l'homme. Mais aussitôt après, le prêtre envisage l'opinion opposée, selon laquelle «on aurait pu penser que» la person­nalité rigoureuse du gardien contredirait une telle générosité de sa part. Cette hypothèse plausible (mais, comme nous le verrons, destinée à être réfu­tée plus tard) est longuement développée par le prêtre à l'aide d'une série d'arguments qui mettent en avant le caractère rigide du gardien: celui-ci assume sa charge avec rigueur, il aime la précision, il ne quitte jamais son poste, il est conscient de l'im-

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II4 LECTURES DE KAFKA

portance de sa fonction, il respecte ses supérieurs, il n'est pas bavard, il est incorruptible, il nes: l.aisse pas attendrir, et d'ailleurs son apparence exten:ure traduit son caractère tatillon. Le lecteur (de meme que K., qui écoute attentivement cette suite d'argt~­ments), est tenté de se laisser convaincre par ce rai­sonnement, et ceci au nom du principe du<< havé amin a}) («j'aurais pu penser que>>). Mais cette hypothèse est immédiatement réfutée par une série

tout aussi convaincante- de contre-arguments, (le plus souvent introduits par la formule << ~omme

il est dit»), destinés à prouver que le gardien est parfaitement capable d'enfreindre son devoir, et ceci afin de laisser entrevoir la vérité à l'homme de la campagne: il est un peu simple d'esprit, il e~t aimable, il est vaniteux, il est naïf et un peu pre­somptueux, il est patient, il est compatissant; selon le prêtre, certains commentateurs iraient en~ore plus loin en soutenant que la f?rmule ~<tu :s Insa­tiable» exprimerait une certatne admiration. ~u gardien à l'égard de l'homme de la campagn,e. En résumé, la thèse initiale défendue par le pretre­celle de la bonne volonté du gardien- se trouve finalement confirmée, par-delà l'argument déve­loppé dans l'argument du «j'aurais pu croire que>>, Dans une dialectique de type hégélien, ce contre­argument (celui selon lequel le gardi~n aurait trompé l'homme de la campagne) fonctwnneralt comme une antithèse destinée à être à la fois dépas­sée et conservée. M~lis dans la rhétorique spécifique de ce débat exégétique, il s'agit là plutôt d'une ambiguïté indépassable, que le prêtre résume par la formule typiquement kafkaïenne: «Comprendre

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une cl:wse et se méprendre sur elle ne s'excluent pas cornplètement1• »

IV

Cependant, le débat ne se conclut pas sur cette formule. Son articulation se noue plus générale­ment autour de l'opposition entre la thèse du prê­tre, qui affirme que le gardien est innocent, et celle de K., qui soutient que celui-ci a- volontairement ou non trompé l'homme de la campagne. En effet, à un certain moment de la discussion, le prê­tre cite une opinion qui surenchérit même sur celle de l'innocence du gardien; selon cette opinion, c'est le gardien lui-même qui aurait été abusé. Cette thèse se fonde elle aussi sur un modèle logique d'inspiration talmudique, celui du raisonnement a for­tiori («kat va 'homer»). Dans le cas précis de la discus­sion sur la culpabilité ou l'innocence du gardien, ce raisonnement fonctionne de la façon suivante: s'il est prouvé que le gardien n'ajamais souhaité trom­per l'homme de la campagne (du moins selon la thèse du prêtre), et qu'il est établi en outre qu'il a été lui-même abusé par le système dont il n'est qu'une partie, alors son innocence serait clairement prouvée. À l'appui de cette thèse, le prêtre cite une interprétation qui met en lumière la naïveté suppo­sée du gardien: celui-ci présenterait à l'homme de la campagne une vision tout à fait infantile de la dis­position intérieure de l'espace de la Loi (par exem­ple lorsqu'il évoque la puissance des autres

L Le Procès, p. 259.

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II6 LECTURES DE KAFKA

gardiens). Cependant, cette thèse est immédiate­ment contredite par une opinion inverse, selon laquelle le gardien tire sa représentation de la Loi d'une expérience personnelle, car en réalité il aurait bien pénétré à l'intérieur du palais de la Loi, au moins au moment où il a été engagé (cette opinion, qui impliquerait qu'il n'est ni ignorant ni naïf, signi­fierait que le gardien n'a pas été abusé, ce qui vien­drait appuyer implicitement la thèse de K. selon laquelle le gardien a trompé l'homme de la campa­gne). Ce point déclenche à son tour une nouvelle discussion: ne pourrait-on pas soutenir l'hypothèse inverse, à savoir que le gardien aurait été engagé par un appel venu de l'intérieur de la Loi, sans avoir eu à y pénétrer par lui-même? D'ailleurs, ajoute le prê­tre, le gardien ne révèle à l'homme de la campagne aucun détail sur l'intérieur de la Loi, à l'exception de l'allusion à la hiérarchie des trois ordres de gar­diens. Certes, continue le prêtre, d'autres commen­tateurs affirment que la discrétion du gardien quant à l'intérieur de la Loi serait l'effet d'un interdit qui lui aurait été imposé. On en reviendrait alors à la thèse de K. sur la malhonnêteté du gardien vis-à-vis de l'homme de la campagne. Mais le prêtre répond par lui-même à cet argument qui aurait mis sa thèse en difficulté : «Peut-être cela lui a bien été défendu, mais il ne dit rien de cette interdiction 1

• »De ce point de vue, on en reviendrait à la thèse du prêtre sur la naïveté du gardien, donc sur son innocence.

Nous voyons donC que cette discussion apparem­ment byzantine touche en réalité à l'opposition fon-

l. I....e Procès, p. 260.

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damentale entre la thèse du prêtre, qui soutient l'idée de l'innocence du gardien par rapport à l'homme de la campagne (et ceci sans doute au nom de la solidarité des fonctionnaires de la Loi) et la thèse de K., qui est convaincu qne le gardien a déli­bérément trompé l'homme de la campagne (avec lequel lui-même s'identifie), en ne lui révélant pas­ou seulement tout à fait à la fin, lorsqu'il est déjà trop tard- que la porte de la Loi n'était en vérité destinée qu'à lui seul. Il est vraisemblable qu'en met­tant en scène les innombrables tours et détours de cette discussion, Kafka ait voulu imiter- non sans une pointe d'ironie les méandres de la dialectîque talmudique. Mais en même temps il a sans doute cherché à en réhabiliter la logique immanente, en montrant que, par-delà sa subtilité formelle, celle-ci traite en réalité des questions métaphysiques le plus fondamentales, comme celle de la culpabilité et de l'innocence, et celle de la nature même de la vérité.

Il faut remarquer ici que le problème de l'inno­cence ou de la culpabilité du gardien est, aux yeux de K., inversement lié à la question de sa propre innocence ou de sa culpabilité. Car si, comme le prêtre le soütient, le gardien n'a pas trompé l'homme de la campagne en ne lui révélant pas (ou seulement trop tard) que la porte de la Loi lui était destinée dès 1 'origine, alors K. peut sans doute consi­dérer à juste titre que selon l'esprit de la légende, il se conduit de manière particulièrement arrogante auprès des fonctionnaires du tribunal et même de leurs proches en s'entêtant à lutter pour prouver ce qu'il tient pour son innocence. C'est d'ailleurs ce que le prêtre essaye de lui faire comprendre dès le

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début de leur entretien dans la cathédrale. lYfais si, à l'inverse, le gardien a réellement trompé l'homme de la campagne, comme K. en est persuadé, alors celui-ci a parfaitement raison de trouver dans le texte de la légende une confirmation de sa décision de lutter de toutes ses forces contre un ordre injuste afin de tenter d'établir son innocence.

En outre, K. n'est pas convaincu par la thèse du prêtre selon laquelle si le gardien a été lui-même vic­time d'une illusion, il en devient nécessairement innocent. Car même si le gardien a lui-même été abusé, rétorque K., l'homme de la campagne aurait été tout de même trompé par lui, intentionnellement ou non:<< Songe que l'illusion où se trouve le gardien ne lui nuit en aucune façon», argumente K.,~< mais qu'elle nuit à l'homme de la campagne de mille manières 1 ~>. Par ce raisonnement, K. utilise à nou­veau la technique de la réfutation d'un {<havé amina>:.; l'opinion du prêtre selon laquelle le gardien pourrait avoir été lui-même victime d'une illusion ne serait au fond qu'une hypothèse qui établirait seule­ment son innocence subjective (il n'aurait pas eu l'intention de nuire à l'homme de la campagne), mais nullement son innocence objective.

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Cependant, pour essayer de prouver à nouveau la naïveté du gardien, do!lc son innocence, le prêtre s'engage dans une nouvelle argumentation: selon certaines opinions, le gardien se méprendrait entiè-

1. Le Procès, p. 262.

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rement sur l'homme de la- campagne, dans la mesure où ille traite constamment en in.férieur, aiors qu'en réalité c'est lui qui lui est subordonné. En effet, selon cette opinion, l'homme de la camjJagne est libre (car, dit le prêtre -qui se fonde ici à nou­veau, comme le fait la méthode d'interprétation tal­mudique, sur l'autorité du texte de la légende «le récit n'évoque aucune contrainte 1

». Il serait donc supérieur au gardien, qui est fondamentalement a~ service du tribunal, et lié à tout moment aux exl­gences de sa fonction. Notons que cette thèse reprend presque littéralement une discussion du Talmud portant sur le statut des anges, où il s'agit de savoir si les anges sont supérieurs aux hommes ou si c'est l'homme qui est supérieur aux anges. Apparemment, la supériorité des anges paraît évi~ dente, en raison de leur proximité avec Dieu, qu1 charge chacun d'eux d'une mission spécifique. Mais en réalité, le Talmud arbitre en faveur de la supériorité de l'homme, parce que celui-c~ a été créé libre2• Cette thèse semble donc confirmer l'opinion du prêtre, selon laquelle le gardien est trop simpliste pour avoir pu sciemment tromper l'homme de la campagne. En outre, ajoute le prê­tre, le gardien se méprend entièreme~t sur sa tâche: lorsqu'à la fin du récit il déclare: «A présent je vais la fermer))' il semble ignorer l'affirmation du début du texte, selon laquelle «la porte de la Loi est ouverte comme toujours)), Dans ce cas, conclut-il,

l. Le Procès, p. 261. 2. Midmsh Tehilùn 8,2. Cf également: Talmud Bab. Nedarim

38a et Rosh lwShana2lb.]e remercie mon ami Yohanan Leder­man qui m'a communiqué ces sources.

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«même le gardien ne saurait la fenùer1 ~> (même s'il en avait l'intention).

Cependant, ici encore, le prêtre s'engage dans une série de contre-arguments qui semblent contre­dire sa propre thèse: d'autres commentateurs, dit-il, pensent que le gardien a seulement voulu souligner le devoir de sa charge. Ou bien qu'il a simplement cherché à attrister l'homme de la campagne. (Dans ce cas, il serait plus malveillant que naïf, et K. aurait raison de l'accuser de partialité). Mais il s'agit là à nouveau d'une hypothèse réfutée (donc d'un «havé amin a»). Car beaucoup d'autres commenta­teurs, ajoute le prêtre, s'accordent à penser que le gardien ne pourra pas fermer la porte, même s'il ne le sait pas; en ce cas il aurait- malgré lui- dit la vérité à l'homme de la campagne (en lui révélant que cette porte n'était faite que pour lui), et ne sau­rait être soupçonné de vouloir le tromper, ce qui viendrait confirmer la thèse du prêtre. Ces mêmes commentateurs soulignent en outre qu'à la fin du récit l'homme de la campagne est seul à voir la lumière qui émane de la porte de la Loi, tandis que le gardien, que sa fonction oblige à tourner le dos à l'entrée, semble ne rien voir. Sur ce point (dont le ton du texte laisse entendre l'importance capitale), le savoir métaphysique de l'homme de la campagne serait donc infiniment supérieur à celui du gardien, ce qui, une fois de plus, viendrait renforcer la thèse du prêtre quant à son incompétence, et donc son innocence.

1. Le Procès, p. 256.

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VI

Au terme de la discussion, la double exégèse de la légende s'élargit pour révéler clairement sa dimension philosophique sous-jacente. Si K. est finalement convaincu par la thèse du prêtre selon laquelle le gardien n'a pas sciemment trompé l'homme de la campagne, il n'en persiste pas moins à croire que celui-ci a tout de même été fondamen­talement abusé dans la mesure où le gardien l'a laissé, durant toute sa vie, dans l'ignorance quant à la possibilité du salut qui lui avait été réservée depuis toujours.

C'est alors que le prêtre révèle enfin le fond de sa pensée: citant une opinion opposée défendue par d'autres commentateurs, il soutient que même si le gardien a bien trompé l'homme de la campa­gne- fût-ce en toute innocence-, le texte de la légende ne permet à personne de porter un juge­ment sur lui, et ce, «parce qu'il est tout de même un serviteur de la Loi», et« qu'il échappe donc au jugement humain 1». Cet argument, transposition de la thèse théologique classique sur la nature impéné­trable des décrets divins, s'applique en réalité, pour le prêtre - au-delà du cas particulier du gardien de la porte à l'ensemble du système juridique dont le roman avait précisément montré le caractère pro­fondément immoral (et dont le prêtre n'est lui­même qu'un rouage). À travers son exégèse de la légende, le prêtre reprend donc l'idée canonique de la théodicée, au nom de laquelle le mal serait un

l. I.e Procès, p. 262.

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élément inévitable de la Providence divine. « Dou­ter de la dignité (du gardien), conclut-il, revien­drait à douter de la Loi1

• »

Le bref échange qui s'ensuit projette soudain le débat vers des hauteurs métaphysiques où se révèle sans doute le sens même du roman tout entier: en effet, K. rejette catégoriquement ce dernier argu­ment du prêtre: «]e ne souscris pas à cette opinion, dit K. en secouant la tête, car si l'on s'y rangeait, il faudrait tenir pour vrai tout ce que dit le gardien. Or cela n'est pas possible, tu l'as toi-même démon­tré tout au long"· (Le prêtre a en effet admis que le gardien avait trompé l'homme de la campagne­fût-ce en toute innocence).

La réplîque finale du prêtre résume comme en un éclair le fond même de la vision du monde quasi gnostique à laquelle il croit, et selon laquelle l'uni­vers créé est à la fois inéluctable et fondamentale­ment corrompu: «Non( ... ), on n'a pas à tout tenir pour vrai, on a seulement à le tenir pour nécessaire. » À travers cette affirmation finale, le prêtre confirme sans détour le sentiment de révolte et d'effroi qui avait accompagné K. tout au long de son procès. Celui-ci comprend à présent que ses efforts désespé­rés pour découvrir la vérité sur les faits qui lui sont reprochés n'aboutiront jamais, car ils contredisent la structure même du monde tel qu'il est.

~~Triste opinion, dit K.; c'est le mensonge érigé en loi de l'univers.»

Cette formule pourrait représenter le dernier mot de la discussion. Son ton apodictique laisserait

l. Le Procès, p. 262.

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mêm~ supposer que derrière le personnage de Joseph K., c'est la voix de l'auteur que l'on entend îci. Mais tel n'est pas le cas. Dans un retournement tout à fait caractéristique de la manière de Kaflza, c'est le narrateur qui intervient ici à l'improviste pour prendre ses distances par rapport à son per­sonnage: «K. disait cela pour conclure, mais ce n'était pas son jugement définitif. Il était trop fati­gué pour avoir une vue d'ensemble de toutes les conséquences qu'impliquait cette histoire ( ... ) 1

• >>Si le débat exégétique semble s'arrêter, ce n'est donc pas parce qu'une des deux thèses 1 'emporte sur l'autre, mais parce que K. est fatigué. Et, avec une auto-ironie saisissante, qui lui permet de s'élever lui-même au-dessus de son propre récit, le narra­teur relativise l'ensemble de la discussion qu'il vient de mettre en scène: «Cette histoire simple était devenue informe2

• >• Tous deux, le narrateur et son personnage, renoncent ainsi à tout dénouement définitif, et laissent le lecteur, sans doute fatigué lui aussi par cette dialectique insondable, seul face à la tâche d'une interprétation sans fin.

1. Le Procès, p. 263 2. Ibid.

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Table·

Introduction . ............................... 7 Ulysse chez Kafka ......................... 15 La polysémie dans La Métamorphose ........... 4 7 Brecht et Benjamin interprètent Kafka ........ 71 Exégèse d'une légende .................... 103

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