Hadot - Philosophie, Exégèse Et Contre-sens

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  • 7/23/2019 Hadot - Philosophie, Exgse Et Contre-sens

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    ~ ~ 1 l ~ xlV I N T t R N A T i o l J A L t ~ \0o1 .lbl

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    334

    Pierre Hadot

    ecrits logiques

    d

    Aristote seront repartis selon un ordre scolaire determine

    - 'Organon -

    qui ne variera plus jusqu'a nos jours. Mais surtout,

    l'enseignement lui-meme consistait a commenter Platon ou Aristote, en

    utilisant

    pour

    cela les commentaires anterieurs et en ajoutant ici

    ou

    la

    une interpretation nouvelle. Nous avons sur ce point

    un

    interessant

    temoignage de

    Porphyre

    au sujet des cours de Plotin

    Vita Plotini,

    14, 11): Pendant ses conferences,

    on

    lui lisait des commentaires de

    Severus ou de Cronius ou de Numenius ou de Gaius ou

    d

    Atticus et

    aussi, parmi les Peripateticiens, des commentaires

    d

    Aspasius,

    d

    Alexandre

    et

    d

    Adraste ou tout autre qui pouvait

    s

    presenter. Jamais il ne se

    contentait purement et simplement de

    ces

    lectures. Mais il donnait lui

    meme l'explication generale

    (theoria)

    du sens du texte (de Platon ou

    d'Aristote) d'une

    manihe

    personnelle, qui s'eloignait 1de l'opinion commune.

    Quant

    aux explications de details (

    exetasis ),

    il

    les

    faisait conformement

    a l'exegese d'Ammonius." Le premier commentateur

    du Timee

    de

    Platon

    semble avoir ete Crantor (aux - environs de 300 avant Jesus-Christ)

    et l'activite des commentateurs de Platon

    se

    poursuivra jusqu'a la fin

    de l'ecole d'Athenes au VIe siede

    et

    continuera aussi bien dans

    le monde arabe que dans l'Occident latin, jusqu'a

    la

    Renaissance

    (Marsile Ficin). Le premier commentateur d Aristote est Andronicus

    (premier :siede avant Jesus-Christ): il est le premier d'une seri

    1

    e qui

    s'etendra jusqu'a la fin de la Renaissance (Zabarella). A cote de

    commentaires proprement dits, l'activite exegetique des ecoles philo

    sophiques

    se

    tr.aduit soit

    par

    des traites

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    Philosophie, e x e g ~ et contre-sens

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    specifique de la scolastique, c'est d ~ t r e une dialectique appliquee a

    l'intelligence cl'un texte, 'soit ,d un texte suivi pour constituer un commen

    ta.ire, soit de textes choisis comme base e t preuve id'une construction speou

    lative ,

    si

    la

    scolastique est

    1

    une forme rationnelle de pensee qui s'elabore

    consciemment et

    volontairement a partir d un texte estime comme faisant

    autorite (lntroduction

    a l hude

    e saint Thomas d Aquin, Paris, 1954,

    p. 55), on

    peut

    dire que la scolastique ne fait que reprendre les demarches

    de pensee utilisees traditionnellement dans la

    plupart

    des ecoles philo

    sophiques de

    l Antiquite

    et

    que ces ecoles philosophiques pratiquaient

    deja une scolastique. Au Moyen-Age, l'enseignement continue a etre

    essentiellement commentaire de texte (que ce soit la Bible ou Aristote

    ou Boece ou les

    Sentences

    de Pierre Lombard).

    Cet ensemble de faits a des consequences

    x t r ~ m m n t

    importantes

    pour

    l'interpretation generale de l'histoire de la philosophie, surtout

    dans sa periode ante-cartesienne. Dans la mesure ou la philosophie a ete

    c c m ~ u e comme urie exegese, la recherche de l verite s'est confondue,

    pendant toute cette periode, avec la recherche

    du

    sens des textes authenti

    ques , des textes faisaint autorite. La verite est contenue dans es textes.:

    elle est

    la

    propriete de ces textes

    et

    de leurs auteurs, comme elle est aussi

    la propriete des groupes qui reconnaissent l autorite de ces auteurs et

    de ces textes et qui sont les heritiers de cette verite originelle.

    Les problemes philosophiques

    se

    posent clone en termes exegetiques.

    Nous voyons

    par

    exemple Platin ecrire, a propos du probleme du mal:

    Il faut techercher en quel sens Platon dit que les maux ne periront pas

    et qu'ils existent necessairement (Enn I, 8, 6, 1). Et toute la suite de la

    recherche

    va

    consister effectivement a discuter les termes employes

    par

    Pla-

    ton

    dans le Thehete, 176 a 5 8 .

    La

    celebre querelle des Universaux, qui a

    divise tout le Moyen-Age,

    se

    rattache a l'exegese d'une phrase de l'Isagoge

    de Porphyre.

    On pourrait

    cl'ailleurs faire

    un

    recueil - et il serait

    aS Sez

    court - des textes discutes qui sont a la base de toute la problematique

    antique et medievale: quelques

    pa

    ssage de Platon {notamment dans le

    Timee), d Aristote, de Boece, le premier chapitre de la Genese, le prologue

    de l'eva.ngile de saint Jean.

    Si les textes authenviques posent des problemes, ce n'est

    pa

    s en vertu

    d'une imperfection qui leur serait inherente: leur obscurite n'est qu un

    procede du mal:tre qui a voulu ainsi laisser entendre beaucoup de choses

    et a, de quelque maniere que

    e

    soit, enferme la verite .dans ses formules.

    Tout

    sens possible, du moment qu'il reste coherent avec ce que l on con

    sidere comme la doctrine du mal:tre, sera clone vrai. Ce que Ch. Thurot

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    Pierre

    Hadot

    a dit des glossateurs de Priscien peut s'appliquer

    a

    tous les philosophes

    exegetes: En expliquant leur texte, les glossateurs ne cherchent pas a

    entendre

    la

    pensee de leur auteur, mais a enseigner

    la

    science elle-m&me

    que

    l'on

    supposait y

    tre

    contenue.

    Un

    auteur authentique, comme on

    disait alors, ne peut ni

    se

    tromper, ni

    se

    contredire, ni suivre un plan

    defectueux, ni

    tre

    en desaccord avec un

    autre

    auteur authentique. On

    avait

    recours

    aux

    artifices de l'exegese la plus forcee

    pour

    accommoder

    la lettre

    du

    texte a

    e

    que l'on considerait comme

    la

    verite"?

    (Extraits e .

    . .

    manuscrits latins pour servir a histoire es doctrines grammaticales

    Paris, 1869, p. 103).

    On

    pense que

    la

    verite est donnee" dans les textes

    du

    mahre et

    qu'il s'agit uniquement de la mettre au jour ,et

    de

    l'expliciter. Les

    theories que je propose, dit Plotin, ne sont

    pas

    nouvelles et elles ne

    sont pas d'aujourd'hui. Elles

    ont

    ete enoncees, il y a longtemps, mais sans

    tre developpees et nous ne sommes aujourd'hui que les exeghes de ces

    vieilles ,doctrines dont l'antiquite nous est temoignee par les ecrits de

    Platon

    (Enn.,

    V, 1,

    8,

    10). Nous rencontrons la un

    autre

    aspect de la

    conception de

    la

    vfote

    impliquee dans la philosophie exegetique".

    Chaque ecole ou chaque groupe, philosophique ou religieux, pense posseder

    une verite traditionnelle, communiquee des l'origine a certains sages par

    la

    Divinite

    et pretend

    clone tre

    le detenteur legitime de la verite. A

    ce

    point de vue, la controverse entre pa ens

    et

    chretiens,

    a

    partir

    du

    Ile

    siede

    apres Jesus-Christ,

    ~ s t

    tres instructive. Pa ens

    et

    chretiens, recon

    naissant des a.nalogies entre leurs doctrines respectives, s'accusent mutuelle

    ment

    de vol: les uns disent que

    Platon

    a plagie Mo se, les autres, le

    con.traire, et ils ~ o n t e n t r ~ n e s ades discussions chronologiques pour savoir

    qui des deux a historiquement precede l'autre. Pour Clement d'Alexandrie,

    le vol est m me anterieur a la creation de l'humanite.

    C'est

    un mauvais

    ange qui, ayant decouvert quelque bribe de la verite divine, a souffle ses

    connaissances

    et

    revele la: philosophie aux sages de ce monde

    (Strom.,

    I, 17, 81, 1). Mais surtout pa ens et chretiens expliquen.t mutuellement

    les differences qui, malgre certaines analogies, subsistent entre leurs doc

    trin.es respectives, par les contre-sens

    et

    les incomprehensions, autrement

    dit, par Une mauvaise exeges.e des textes voles. Pour Celse, la conception

    chretienne de l'humilite n'est qu'une mauvaise comprehension

    d'un

    passage

    des

    Lois

    de

    Platon

    (716 a), l'idee

    d'un

    royaume de Dieu n'est

    qu'un

    contre

    serrs

    fait

    en lisant le texte de Platon sur le Roi de toutes choses (Lettre II,

    312 a), la notion de resurrection n'est autre que

    la

    notion de transmi-

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    Philosophie, exegese

    et

    contre-sens

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    gration mal comprise. Du cote chretien, Justin affirme que certaines for

    mules de Platon montrent qu'il n a pas compris le texte de Mo1se

    1

    On .voit clone que, dans cet univers de pensee, l'erreur est le resultat

    d'une mauvaise exegese,

    d un

    contre-sens et d'une incomprehension. A

    vrai dire, aux yeux de l'historien moderne, ce sont toutes les demarches

    de

    la

    pensee exegetique qui paraissent elles-memes des contre-sens ou des

    incomprehensions. On peut enumer.er brievement les formes que peuvent

    prendre ces contresens et ces deformations. Tout d'abord, les exegetes

    systematisent arbitrairement: ils rapprochent ensemble des formules de

    l'auteur, eloignees dans leur contexte et prises formellement, pour reduire

    l'ensemble des textes, qu'ils veulent expliquer, a

    un

    corps de doctrine

    coherent. C'est ain

    1

    si

    que l'on a

    pu

    tirer des

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    Pierre Hadot

    velles. L'exemple le plus interessant me semble

    tre

    l'apparition de la

    distinction entre l'fre-infinitif et l'Etant-partieipe, qui, eomme je l'ai

    montre ailleurs

    2

    ,

    est imaginee

    par Porphyre pour

    resoudre une diffieulte

    du texte de Platon. Celui-ei

    avait

    dit

    dans le

    Parmenzde

    (142

    b): Si

    l'Un

    est , se peut-il qu'il ne partieipe pas a

    l'ousia." Pour

    le neoplatonieien

    Porphyre,

    l'Un

    clont il est question iei est le second Un.

    S'il

    partieipe

    a

    l'ousia,

    il faut supposer que eette

    ousia

    lui est anterieure. Or le premier

    Un, qui est seul a tre anterieur au seeond Un, n'est absolument p:rs

    ousia.

    Porphyre

    en vient clone

    a

    supposer que

    ousia

    designe iei le premier

    Un

    d'une

    maniere enigmatique et symbolique: le premier Un n'est pas

    ousia,

    au sens

    de substance , mais il est

    tre,

    au sens

    d'un

    agir pur, transeendant,

    an

    terieur a l'Etant, qui represente la premiere substanee et la prerni:ere

    determination. Toute l'histoire de

    la

    notion d'etre est d'ailleurs jalonnee de

    tels eontre-sens createurs. Si l'on eonsidere la serie que forment

    l'ousia

    de

    l t o n

    l'ousia

    d'Aristote,

    l'ousia

    des Stoiciens,

    l'ousia

    des Neoplato

    nieiens,

    a substantia

    ou l'

    essentia

    des Peres

    ou

    des Seolastiques, avec les

    eontaminations et les confusions qui se sont operees, on s a p e r ~ o i t que la

    notion d'essenee est des plus eonfuses. ]'ai montre aussi ailleurs

    3

    que la

    distinetion etab1ie par Boeee entre

    'esse

    et le

    quo est

    n'avait pas originel

    lement le sens que le Moyen-Age lui avait donnee.

    II

    apparah

    clone que e'est avee

    la

    plus grande prudenee que l'historien

    de la philosophie doit appliquer l'idee de systeme

    pour

    eomprendre les

    oeuvres philosophiques de l'Antiquite et

    du

    Moyen-Ag.e. Toute demarehe

    philosophique n'est pas systematique au sens kantien ou hegelien. Pendant

    2000

    ans, la pensee philosophique a utilise des methodes qui

    la

    eondam

    nait

    a

    aeeepter en son sein des ineoherenees, assoeiations disparates, dans

    la

    mesure m me ou elle

    se

    voulait systematique. Mais etudier le mouvement

    concret de

    la

    pensee exegetique, e'est entrevoir que

    la

    pensee peut fone

    tionner d'une maniere rationnelle selon des modes tres divers. Notamment,

    il semble que, nous aiutres modernes, nous ayons per:dus la

    e o m p r e h e n s ~ o n

    de ee que pouvait trela rhetorique antique.

    La

    philosophie moderne a refose definitivement l'argument d'autorite,

    eile a reeonnu que la verite n'est pas donnee, mais qu'elle est l'oeuvre de

    l' elaboration d'une raison qui se fonde sur elle-m me. Mais, apres une

    periode d'optimisme,

    pendant

    laquelle on a eru au mythe

    d'un

    commenee-

    P.

    Hadot,

    Porphyre et Victorinus, Paris, 1968, p. 129-132.

    3

    La distinctions

    e

    l'etre de l'etant dans

    le

    De Hebdomadibus"

    e

    Boece, dans

    Miscellanea Mediaevalia, 2, Berlin, 1963, p. 147-153.

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    Philosophie, exegese et contre-sens

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    ment

    absolu,

    d une

    fondation originaire

    et d une

    autoposition de la pensee,

    la

    philosophie est devenue consciente de son conditionnement historique

    et

    l i n g u i s t q u e II semble bien que l on puisse s representer l evolution de

    la

    philosophie moderne

    et

    contemporaine comme un retour

    a

    un mode de

    pensee exegetique; mais cette fois il s agirait

    d une

    exegese qui s rappor-

    terait au

    sens des oeuvres humaines dans leur totalite

    et

    qui serait consciente

    de s s demarches et de s s limites.