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© Éditions Bernard Grasset, 1972.

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A la mémoire d'Arthur Adamov

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PREMIÈRE PARTIE

LE GENRE INDÉFINI

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POURQUOI LE ROMAN ?

« Un roman est une vie prise en tant

que livre. Toute vie a une épigraphe,un titre, un éditeur, un avant-propos,

une préface, un texte, des notes, etc.Elle les a ou peut les avoir.»

NOVALIS

Quoiqu'on le tienne ordinairement pour le descendantdes grandes formes épiques du passé, le roman au sensoù nous l'entendons aujourd'hui est un genre relative-ment récent, n'ayant plus que des liens très lâches avecla tradition dont il est issu. Né selon les uns avec l'inou-

bliable équipée de Don Quichotte, selon les autres avecle naufrage et l'île déserte de Robinson Crusoé', le

1. Le Don Quichotte est sans aucun doute le premier roman« moderne », si on entend par modernité le mouvement d'unelittérature qui, perpétuellement en quête d'elle-même, s'inter-roge, se met en cause, fait de ses doutes et de sa foi à l'égardde son propre message le sujet même de ses récits. RobinsonCrusoé peut revendiquer une autre sorte de priorité il est« modernesurtout en ceci qu'il reflète avec beaucoup de clartéles tendances de la classe bourgeoise et commerçante issue de

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ROMAN DES ORIGINES ET ORIGINES DU ROMAN

roman moderne, malgré les nobles origines que lui re-connaît l'historien et dont parfois il se réclame lui-même,est en réalité un nouveau venu dans les Lettres, un rotu-rier qui a réussi et qui, au milieu des genres séculaire-ment établis qu'il a peu à peu supplantés, fait toujoursun peu figure de parvenu, voire quelquefois d'aventurier.Sans doute, dès le xvie siècle, le genre est lié à des nomstrès illustres (à supposer qu'on veuille ranger Rabelaisparmi les romanciers), et au début du xvne, Cervantesdéjà scelle son destin en lui donnant le Livre des livres,la Bible prophétique qui, abolissant l'Age d'or desBelles-Lettres, fonde l'ère trouble de la modernité mais

en 1719, date communément admise pour sa naissanceofficielle, il est encore dans un tel discrédit que DanielDefoe, qui passe pourtant pour lui avoir donné son pre-mier élan, récuse par avance toute assimilation de sonchef-d'œuvre à ce sous-produit de la littérature, qu'iljuge tout au plus « bon pour les goujats », et condamnéen somme par son public. A l'en croire, Robinson Crusoé

doit être tenu pour une histoire vraie1, alors que le

la Révolution anglaise. En ce sens, en effet, on a pu dire quele roman est un genre bourgeois qui, avant de devenir inter-national et universel, a commencé par être spécifiquement an-glais. Nous verrons plus loin les liens étroits et les différences quise révèlent à l'analyse entre la « robinsonnade» et la « donqui-chotterie ».

1. Naturellement Defoe ne dit pas en quoi peut consister lavérité d'une pure fiction. L'illusion romanesque, qui est faussepar définition, peut-elle être plus vraie ici que là ? Et comment ?Toutefois on aurait mauvaise grâce à reprocher à un auteur duxvnf siècle d'avoir laissé ces questions en suspens nous ne som-mes pas beaucoup plus avancés que lui là-dessus.

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LE GENRE INDÉFINI

roman est un genre faux, voué par nature à la fadeur 6tà la sensiblerie, fait pour corrompre à la fois le cœur etle goût. Ce jugement péjoratif n'avait d'ailleurs rien denouveau au siècle précédent il obligeait les gens dequalité à se cacher pour lire leurs livres favoris, ceux-làmêmes qu'ils déclaraient publiquement indignes deslettrés. Il règne encore dans l'esprit de Diderot, lui aussiromancier honteux, comme il paraît dans Jacques leFataliste, où il démonte les procédés habituels de lanarration romanesque de manière à faire apparaître leurpart énorme d'arbitraire et de convention. Le philosopheest même tellement prévenu contre le roman que, dansl'Eloge à Richardson, où il est pris entre son admirationpour le romancier et le dédain du genre qu'il illustre, ilva jusqu'à demander un autre nom pour les ouvrages decet auteur, celui de roman étant trop bas pour les dési-gner. Il est vrai que ce mépris des gens de goût n'em-pêche nullement le roman de faire son chemin vers lemilieu du siècle déjà, ni les lecteurs, ni les faiseurs deromans n'ont plus à rougir de leur genre de prédilection.Et un siècle plus tard, Balzac pourra sans craindre leridicule se dire« le secrétaire de l'Histoireet poserla Comédie humaine comme le pendant, ni plus nimoins, de l'épopée de Napoléon.

La fortune extraordinaire qu'il a connue en si peu detemps, c'est vraiment en parvenu que le roman l'agagnée, car, à y regarder de près, il la doit surtout à sesconquêtes sur les territoires de ses voisins, qu'il a patiem-ment absorbés jusqu'à réduire presque tout le domainelittéraire à l'état de colonie. Passé du rang de genre mi-neur et décrié à une puissance probablement sans pré-cédent, il est maintenant à peu près seul à régner dans

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la vie littéraire, une vie qui s'est laissé façonner par sonesthétique et qui, de plus en plus, dépend économique-ment de son succès. Avec cette liberté du conquérantdont la seule loi est l'expansion indéfinie, le roman, quia aboli une fois pour toutes les anciennes castes litté-

raires celles des genres classiques s'approprietoutes les formes d'expression, exploite à son profit tousles procédés sans même être tenu d'en justifier l'emploi.Et parallèlement à cette dilapidation du capital littéraireaccumulé par les siècles, il s'empare de secteurs de plusen plus vastes de l'expérience humaine, dont il se targuesouvent d'avoir une connaissance approfondie et dont ildonne une reproduction, tantôt en la saisissant directe-ment, tantôt en l'interprétant à la façon du moraliste,de l'historien, du théologien, voire du philosophe et dusavant. Semblable par bien des traits à la société impé-rialiste où il est né (son esprit d'aventure est toujours unpeu celui de Robinson, lequel ne transforme pas parhasard son île déserte en colonie), il tend irrésistiblementà l'universel, à l'absolu, au tout des choses et de la

pensée par là sans aucun doute il uniformise et nivellela littérature, mais d'un autre côté, il lui fournit des

débouchés inépuisables puisqu'il n'y a rien dont il nepuisse traiter. Genre révolutionnaire et bourgeois, démo-cratique par choix et animé d'un esprit totalitaire qui leporte à briser entraves et frontières, le roman est libre,libre jusqu'à l'arbitraire et au dernier degré de l'anarchie.Paradoxalement, toutefois, cette liberté sans contrepar-tie n'est pas sans rappeler beaucoup celle du parasite,car par une nécessité de sa nature, il vit tout à la fois

aux frais des formes écrites et aux dépens des chosesréelles dont il prétend« rendrela vérité. Et ce double

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parasitisme, loin qu'il restreigne ses possibilités d'action,semble accroître ses forces et reculer encore ses limites.

La fortune historique du roman tient évidemmentaux privilèges exorbitants que la littérature et la réalitélui ont concédés toutes deux avec la même générosité.De la littérature, le roman fait rigoureusement ce qu'ilveut rien ne l'empêche d'utiliser à ses propres fins ladescription, la narration, le drame, l'essai, le commen·taire, le monologue, le discours ni d'être à son gré,tour à tour ou simultanément, fable, histoire, apologue,idylle, chronique, conte, épopée aucune prescription,aucune prohibition ne vient le limiter dans le choix d'unsujet, d'un décor, d'un temps, d'un espace le seul inter-dit auquel il se soumette en général, celui qui déterminesa vocation prosaïque, rien ne l'oblige à l'observer abso-lument, il peut s'il le juge à propos contenir des poèmesou simplement être « poétique ». Quant au monde réelavec lequel il entretient des relations plus étroites qu'au-cune autre forme d'art, il lui est loisible de le peindrefidèlement, de le déformer, d'en conserver ou d'en

fausser les proportions et les couleurs, de le juger ilpeut même prendre la parole en son nom et prétendrechanger la vie par la seule, évocation qu'il en fait à l'inté-rieur de son monde fictif. S'il y tient, il est libre de sesentir responsable de son jugement ou de sa description,mais rien ne l'y force, ni la littérature ni la vie ne luidemandent compte de la façon dont il exploite leursbiens.

Ainsi, à la différence du genre traditionnel, dont larégularité est telle qu'il est non seulement assujetti à desprescriptions et à des proscriptions, mais fait par elles,le roman est sans règles ni frein, ouvert à tous les pos-

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sibles, en quelque sorte indéfini de tous côtés. C'est évi-demment la raison principale de son expansion continue,celle aussi de sa vogue dans les sociétés modernes, aux-quelles il ressemble au moins par son esprit inventif,son humeur remuante, sa vitalité. Mais, théoriquement,ces possibilités quasi illimitées entraînent un manque dedéfinition dont on voit aussitôt le grave inconvénient,car si le roman est indéfini et jusqu'à un certain pointindéfinissable, forme-t-il encore un genre et peut-on leconnaître comme tel? Ne faut-il pas plutôt se contenterde le comprendre dans ses oeuvres isolées, par les énoncéspartiels, les analyses purement descriptives qu'elles sus-citent au jour le jour ? Ou pour formuler la questionautrement peut-on concevoir une théorie du roman qui,fondée sur quelques principes nécessaires, suffisants etrelativement stables, donnerait lieu d'abord à un classe-

ment rationnel des ouvrages, puis à une critique libéréeau moins en partie de son empirisme, sinon de ses pré-jugés ? Cette question, qui ne semble pas importerbeaucoup à notre histoire littéraire', est en revanche

1. Un spécialiste du roman, Albert Thibaudet, s'est borné àrépartir les différents types de romans connus dans un certainnombre de catégories roman domestique, roman de l'aventure,roman de l'intellectuel, du plaisir, de la douleur, etc. C'est, avec

des nuances plus subtiles, le vieux classement par sujets, qui peutse faire aussi en tenant compte des milieux décrits, ou encore del'état social et du métier des personnages (le Larousse du xrx" siè-cle connaît ainsi un roman religieux et même un roman dechasse). Le classement« national(roman anglais, russe, alle-mand, etc.) répond au même souci de mettre rapidement de l'ordredans le chaos. Mais on aurait beau multiplier les sous-classes deromans la variété n'explique pas le genre, qui est précisémentl'invariable.

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essentielle pour ce que les Allemands et les Anglo-Saxons, avec un peu d'emphase et d'optimisme peut-être, appellent la « science de la littérature », mais elleest loin de n'avoir qu'une valeur spéculative, car tantqu'elle n'est pas résolue, les querelles entre les écolesrestent sans solution, comme sont inévitables les malen-

tendus qui opposent les romanciers à une partie deleurs lecteurs, et plus encore à leurs juges du moment.Les critiques, en effet, semblent tenir l'existence d'ungenre romanesque pour un fait avéré, du moins le lais-sent-ils supposer toutes les fois qu'ils disent par exem-ple tel livre est un roman, tel autre n'en est pas un etdevrait par suite porter un autre nom. Un pareil juge-ment n'est évidemment recevable que s'il s'appuie surun principe général propre à rendre compte à la fois desparticularités innombrables des œuvres, c'est-à-dire deleur liberté, et de la nécessité de leurs caractères com-

muns. Sinon, le romancier est parfaitement en droit dele récuser et d'user pour cela de l'argument irréfutableque Maupassant fit un jour valoir dans une circons-tance analogue (à propos de Pierre et Jean, à quoi lescritiques reconnaissaient des qualités, mais contestaientle nom même de roman) « Le critique qui, aprèsManon Lescaut, Don Quichotte, les Liaisons Dange-

reuses, Werther, les Affinités électives, Clarisse Harlowe,

Emile, Candide, Cinq-Mars, René, les Trois Mousque-

taires, Mauprat, le Père Goriot, la Cousine Bette, Co-lomba, le Rouge et le Noir, Mademoiselle de Maupin,Notre-Dame de Paris, Salammbô, Madame Bovary,

Adolphe, Monsieur de Camors, l'Assommoir, Sapho, etc.,ose encore écrire Ceci est un roman et cela n'en est pasun me paraît doué d'une perspicacité qui ressemble

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fort à de l'incompétence. Si Don Quichotte est un roman,le Rouge et le Noir en est-il un autre ? Si Monte-Cristo

est un roman, l'Assommoir en est-il un ? Peut-on éta-

blir une comparaison entre les Affinités électives deGoethe, les Trois Mousquetaires de Dumas, MadameBovary de Flaubert, Monsieur de Camors de O. Feuil-

let et Germinal de Zola ? Laquelle de ces œuvres est unroman ? Quelles sont ces fameuses règles ? D'où vien-nent-elles ? Qui les a établies ? En vertu de quel prin-cipe, de quelle autorité et de quels raisonnements ?.»Ici, c'est évident, le romancier a absolument raison

contre ses critiques, la foule de titres, combien cosmo-polites et disparates, que nous pourrions ajouter à saliste, ne ferait que fortifier sa réfutation. Car aujour-d'hui, nous pourrions demander au critique ce qu'il voitde commun entre le Procès et Autant en emporte levent, entre Lolita et Anna Karénine, entre Pas d'orchi-

dées pour Miss Blandish et Du côté de chez Swann oula Jalousie de Robbe-Grillet, en lui faisant toutefois

observer que ces rapprochements, pris au hasard dansle catalogue le plus courant de l'énorme bibliothèqueuniverselle, ne sont nullement les plus grotesques, à beau-coup près. Et en toute rigueur, le critique devraitreconnaître que tant qu'il n'a pas trouvé les règles endehors desquelles une histoire écrite n'aurait pas droitau nom de roman tant qu'il ignore ce qui, dans tousles cas passés, présents et futurs, légitime ou proscritl'emploi même du mot, il est tenu de suspendre sonjugement.

Pour le romancier, donc, le roman tire précisément saforce de son absolue liberté pour le critique, cette li-berté a quelque chose de scandaleux, il ne peut l'accep-

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ter sans y mettre au moins quelques bornes, quitte àse fonder en cela, pour remplacer les règles qui luimanquent, sur son sentiment, ses goûts, son humeur (cequ'il fait le plus souvent sans s'en apercevoir, en érigeant,selon la formule de Remy de Gourmont, « son goût enloi »). Il y a là évidemment une cause permanente deconflit, que personne ne peut éliminer, sauf peut-êtrele grammairien, si sa définition du mot fournissait aumoins une base d'accord. Or, que dit là-dessus l'article« roman» des dictionnaires et encyclopédies ? PourLittré, le roman est « une histoire feinte, écrite en prose,où l'auteur cherche à exciter l'intérêt par la peinture

des passions, des mœurs ou par la singularité des aven-tures ». Cela, il est vrai, ne vaut que pour le romanmoderne, car l'ancien, c'est-à-dire l'œuvre écrite en lan-

gue romane, est donné pour un « récit vrai ou fictif »,d'où il faut déduire soit que la distinction entre fictionet vérité n'est pas déterminante, soit qu'elle l'est deve-nue pour le roman moderne, lequel mais pour-quoi ? se verrait alors refuser le droit à la « vérité »reconnu à son prédécesseur. Si le roman moderne estnécessairement « feint' », les nombreux romans dont le

sujet est un épisode historique ou un fait divers (Guerre

1. Notons en passant que cette définition est tout à faitcontraire à celle de la tradition anglaise, qui appelle le roman

« novel », précisément parce qu'à l'origine, on le conçoit commela simple rédaction d'événements réels, en somme comme unechronique. Le roman défini par Littré se rapprocherait plutôtdu « romance », qui est fondé sur l'imaginaire. Mais comme

le remarque l'Oxford English Dictionary, « novel» et « romance»ne sont pas des catégories tranchées, de nombreux romanciersanglais ont mélangé les deux.

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et Paix, le Rouge et le Noir) doivent tomber hors dugenre romanesque, c'est-à-dire hors de la littérature puis-qu'ils n'ont pas de place ailleurs. Et que signifie « feint>ou « vraidans un domaine où même les données de

la réalité empirique sont interprétées dès l'instant qu'ellesne sont plus vécues, mais écrites ? Entre le « vrairomanesque» et le « vrai réel », y a-t-il identité, ressem-blance naturelle ou seulement analogie ? Comment lepassage correct de l'un à l'autre se trouve-t-il garanti?Le Larousse du xixe siècle ne s'embarrasse pas plusque Littré de ces questions pourtant décisives, il lestranche lui aussi en opposant le roman ancien, « un récitvrai ou faux », à celui d'aujourd'hui « récit en prosed'aventures imaginaires inventées et combinées pour in-téresser le lecteur ». Là encore, le grammairien sembletenir pour acquis que l'imaginaire est le lot du romanactuel, tandis que les formes anciennes du genre sont parnature plus proches de l'Histoire. Or, une pareille façonde voir n'est possible que si on considère exclusivementle sujet du récit, sans tenir compte des éléments mul-tiples dont l'auteur peut et doit se servir à son gré pourréaliser ses propres intentions. Mais le sujet, pour autantqu'on puisse l'étiqueter, ne donne la mesure exacte d'uneœuvre romanesque que dans les cas où il coïncide exacte-ment avec les intentions avouées de l'auteur, c'est-à-diresi ce dernier a décidé et montre clairement sa déci-

sion d'écrire un roman historique, érotique, popu-laire, policier. Autrement, la seule considération dusujet conduirait à classer le Procès et Crime et châtiment

parmi les romans policiers, à tenir Moby Dick pour unroman maritime et Robinson Crusoé pour un romand'aventures, classement apparemment logique, dont

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LE GENRE INDÉFINI

cependant l'absurdité saute aux yeux puisqu'il exclutprécisément les éléments dont l'oeuvre tire sa richessepropre. Qu'il soit fondé sur un fait ou librement inventé,de toute façon ce n'est pas le sujet qui fait le roman, àplus forte raison ne peut-on lui demander de débrouil-ler les relations du « vraiet du « feint », dont la

complexité outrepasse de beaucoup l'opposition tranchéeadmise par les articles des dictionnaires. A strictementparler, en effet, tout est « feint» dans un monde crééde toutes pièces pour être écrit quelque traitementqu'elle subisse et sous quelque forme qu'elle soit sug-gérée, la réalité romanesque est fictive, ou plus exacte-ment, c'est toujours une réalité de roman, où des per-sonnages de roman ont une naissance, une mort, desaventures de roman. En ce sens on peut dire qu'il n'y ani plus ni moins de réalité dans les Voyages de Gulliverque dans Madame Bovary, dans le Château que dansDavid Copperfield, dans Don Quichotte que dans unroman des Goncourt ou de Zola. Le Prague de Kafkan'est pas plus irréel que le Londres de Dickens ou leSaint-Pétersbourg de Dostoïevski, les trois villes n'ontque la réalité empirique des livres où elles sont créées,celle d'objets dont rien ne tient lieu et qui ne remplacentrien, mais qui viennent un jour s'ajouter réellement auxautres objets réels du monde. Le degré de réalitéd'un roman n'est jamais chose mesurable, il ne repré-sente que la part d'illusion dont le romancier se plaît àjouer.

Fantastique ou réaliste, utopique ou naturaliste,« feintou vrai, quelles que soient, donc, ses préten-dues relations avec la réalité, le sujet du roman ne sauraitfournir un critère acceptable de définition, puisqu'il faut

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le tenir pour une organisation strictement littéraire,n'ayant avec la réalité empirique que des rapports depure convention. Ce n'est même pas un bon principe declassification, car grouper les romans selon les donnéestirées de leur sujet milieu, cadre géographique et his-torique, position sociale ou fonction des personnagesprincipaux c'est certes dire quelque chose sur l'illu-sion entretenue par l'auteur avec la complicité de sonpublic, mais laisser précisément de côté ce qui justifiele nom de roman pour chaque variété isolée. Par sur-croît, les différentes rubriques proposées par les diction-naires ne peuvent en aucun cas être regardées commeexhaustives, quand même elles donneraient lieu à unemultiplication infinie. Le roman, en effet, a cette parti-cularité qu'il se donne librement ses personnages, dansun cadre et des conditions sociales, avec des particula-rités qui relèvent exclusivement de son choix et dont ilrègle les effets à sa guise (il peut même refuser de se« situer », c'est son droit tant qu'on ne peut pas leconfronter avec sa propre légalité) en principe, donc,il y a autant de sous-classes romanesques que de milieux,de métiers, de techniques et de situations humaines con-cevables, sans compter la foule d'œuvres dont le sujetest trop original ou trop insignifiant pour se prêter à unquelconque classement. Ainsi, rien n'empêche d'ajouteraux quelque vingt subdivisions proposées par les dic-tionnaires tout ce que l'ingéniosité des romanciers trou-vera encore peut-être à exploiter dans le domaine del'action et de la pensée mais quand on croira avoir toutprévu, il n'en restera pas moins des cas inclassables, des« chimèresqu'il faudra soit caser de force quelquepart, soit désigner par un autre nom. C'est le grand

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