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Extrait de la publication...14 Je suis guadeloupéenne et, dans mon pays, un homme ne peut épouser qu’une femme en vertu de la loi française. Ça, c’est la théorie. En pratique,

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collection« PLUME »

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DE LA MÊME AUTEURE

Le Caractère subversif de la femmeantillaise dans un contexte (post)colonial,

Paris, L’Harmattan, 2008.

BLEU D’ORAGE

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Éditions de la Pleine Lune223, 34e AvenueMontréal (Québec)H8T 1Z4

www.pleinelune.qc.ca

Maquette de la couvertureNicole Lafond

Mise en pagesJean Yves Collette

Photo de l’auteureJosée Lambert

Diffusion pour le Québec et le CanadaDiffusion Dimedia539, boulevard LebeauMontréal (Québec)H4N 1S2

Téléphone : 514- 336-3941Courriel : [email protected]

Distribution pour la FranceDistribution du Nouveau-Monde30, rue Gay-Lussac75006 Paris

Téléphone : (01) 43-54-49-02Courriel : [email protected]

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Émeline Pierre

BLEU D’ORAGE

Pleine lune

récits

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La Pleine Lune remercie le Conseil des Arts du Canada ainsi que la Société de développement des entreprises culturelles (SODEC), pour leur soutien financier, et reconnaît l’aide financière du Canada par l’entremise du Programme d’aide au développement de l’industrie de l’édition (PADIÉ) pour ses activités d’édition.

ISBN 978-2-89024-199-2 (papier)ISBN 978-2-89024-280-7 (pdf)ISBN 978-2-89024-371-2 (epub)

© éditions de la Pleine Lune, 2010

Dépôt légal – quatrième trimestre 2010Bibliothèque et Archives nationales du QuébecBibliothèque et Archives du Canada

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À Élizabeth, Jean, Linda, Lucie et Jimmy

À l’homme de la caye

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L’exercice de la vie, quelques combats au dénouement sans solution mais aux motifs valides, m’ont appris à regarder la personne humaine sous l’angle du ciel dont le bleu d’orage est le plus favorable.

RENÉ CHAR,

Lettera Amorosa

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Yawa, Nika et moi

Et si les hommes sont polygames c’est pour que les femmes les aiment plus en rivalisant d’attentions.

BERNARD B. DADIÉ,

Un nègre à Paris

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« Nous allons atterrir à Abidjan dans dix minutes. Veuillez regagner votre place, attacher votre ceinture et redresser le dossier de votre siège... La température extérieure est de 30 degrés Celsius. Le commandant de bord et son équipage vous remercient d’avoir voyagé avec Panafricaine. Nous espérons avoir le plaisir de vous servir sur nos lignes très prochainement. »

Je regarde à travers le hublot. Je suis émerveillée ! Je suis enfin en Afrique ! En Côte-d’Ivoire, dans le pays de Mohammed Touré, mon mari ! Je le regarde avec tendresse. C’est fou comme j’aime cet homme... Je l’ai épousé il y a deux semaines, et c’est le bonheur.

Après six heures de vol, en provenance de Paris, nous atterrissons à Abidjan. Excitée, je dis à mon mari : « Je suis en Afrique ! Je suis en Afrique ! » Il me regarde avec attendrissement. Je sais que j’ai l’air d’une enfant, mais il faut comprendre que fouler le continent africain est le rêve de beaucoup d’Antillais. C’est une manière de retourner à la Terre Mère ! Et aujourd’hui, je le fais ! Ce n’est pas tout, je vais rencontrer la famille de Mohammed, ma nouvelle famille. Ah oui ! Quand je dis sa famille, bien sûr, je parle de ses parents, ses cousins, ses frères et sœurs, et j’en passe ! Mais je parle aussi de ses deux épouses : Yawa et Nika...

***

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Je suis guadeloupéenne et, dans mon pays, un homme ne peut épouser qu’une femme en vertu de la loi française. Ça, c’est la théorie. En pratique, tout le monde sait bien qu’une sorte de polygamie est généralisée. J’ai toujours entendu mes grand-mères, mes tantes et ma mère affirmer qu’il est normal qu’un homme ait plusieurs femmes. De toute façon, un homme ne pourra jamais être fidèle toute sa vie, c’est ce qu’elles disent. D’ailleurs, même s’il le voulait, il y aura toujours une femme jalouse pour vous prendre votre mari grâce à la sorcellerie.

J’ai grandi avec ces idées. Pourtant, quand j’ai rencontré Mohammed il y a deux ans, le fait qu’il fût déjà marié m’a désarçonnée. En réalité, j’en ai été tellement choquée que je me suis séparée de lui. Cela ne fait pas partie de mes principes de fréquenter des hommes « pris ». J’ai vu trop de femmes souffrir à cause de l’infidélité de leurs conjoints, à commencer par ma mère. Mais bon, il a tant fait pour me reconquérir que je n’ai pas pu résister. Je me suis faite à cette idée qu’il faudra le partager. C’était ça ou rien... Et puis, on vit en France alors que mes rivales ou coépouses – pour être politiquement correcte – se trouvent si loin, en Afrique...

***

J’ai annoncé la nouvelle à mes parents alors que j’étais en vacances au pays. Leur réaction a été démesurée. Leur faire accepter l’idée d’avoir un gendre africain ! Il ne fallait même pas y penser ! Déjà marié de surcroît ! Quoi ? Après tant d’années passées en France, sé èvè on Afriken ou twouvé pou mayé ? Mi fout ! C’est avec un Africain que tu as eu l’idée de te marier ? zut alors ! Quelle déchéance ! Tu n’as aucun respect pour ta

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propre personne ! Même s’il est instruit, ingénieur de je ne sais quoi, qu’est-ce que ça change ? On t’a envoyée en France pour étudier et pour rien d’autre ! On aurait même préféré que tu ramènes un Blanc Fwans ! Ça aurait été mieux ! Tu vas aller vivre en Afrique, une fille cultivée comme toi ? Juste pour rencontrer sa famille, tu dis ? Tu sais quoi ? Il va te séquestrer et tu pourras dire adieu à ta Guadeloupe et à la France, parce que ton Mohammed va confisquer tes papiers ! si ça se trouve, il s’est marié avec toi juste pour avoir la nationalité ! Il est français ? Français et polygame ? Non, mais n’importe quoi ! Ces gens-là sont tellement bizarres avec toutes leurs traditions rétrogrades ! Comment les considérer comme des civilisés ?

Ma mère a éclaté en sanglots comme si j’étais sur le point de mourir. Cela m’a mis hors de moi. J’ai lancé à mon père : « Et toi, papa ? Eugénie, ta femme du dehors, avec qui tu as eu deux enfants, hein ? Ça fait vingt ans que tu es avec elle.

— Je t’interdis de me parler de ça ! Tu as compris ?— Il n’y a que la vérité qui blesse ! Dans ton cas,

tu parles de double vie, mais moi, je dis que tu es polygame. Point barre. si je me mariais avec un Antillais ou un Français, il pourrait me tromper tout autant ! Que cela vous plaise ou non, j’épouserai Mohammed !

— Si jamais tu fais ça, tu n’as plus de père. Compris ? Pas de Bamboula dans ma famille ! Et pas de polygame !

— Toi, tu ne fais pas mieux. Tu entretiens deux foyers ! Et puis, j’ai vingt-cinq ans. Je fais ce que je veux !

— Fèmè guèl aw ti ma fi. Sé mwen ki mèt adan kaz la sa. Ferme ta gueule, ma fille ! C’est moi qui commande dans cette maison ! »

La conversation a été orageuse entre mon père et moi. Durant le reste de mon séjour de deux semaines, il m’a carrément ignorée. J’avoue que cela m’a

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blessée, mais je n’allais tout de même pas renoncer à Mohammed pour faire plaisir à mon père ! J’ai campé sur mes positions. Quant au reste de la famille, il m’en a voulu d’envisager d’épouser un Africain. C’était perçu comme une régression, un manque de respect envers soi. L’histoire que je vous raconte date des années 2000. Ce n’est pas si vieux !

***

Maintenant, tous ces mauvais souvenirs sont bien loin de moi car je suis arrivée à Abidjan. La chaleur est moite. Cela me change de l’atmosphère des Antilles. Les douaniers sont débonnaires. À peine lèvent-ils le nez des passeports qu’ils feuillettent.

Une fois les bagages récupérés, une nuée de porteurs nous proposent de transporter nos valises. Choisir les services de l’un plutôt que ceux de l’autre nous vaut des regards courroucés. Je suis émerveillée par l’ambiance nocturne de la ville. Je suis aussi très nerveuse. Un cousin de Mohammed est venu nous chercher à l’aéroport. Il est très sympathique. Cependant, je ne peux m’empêcher de me demander ce que le reste de la famille va penser de moi. serai-je à la hauteur ? saurai-je leur montrer que je suis une bonne épouse ? Et Yawa ? Et Nika ? Vont-elles m’accepter ? En voyant ces femmes, ne serai-je pas jalouse ? Au fond de moi, je sais que si... Je vais tenter de camoufler mes sentiments. surtout ne pas faire de crise, sinon je décevrai Mohammed... Je dois être forte pour faire plaisir à l’homme que j’aime, quitte à ce que je m’oublie un peu ; n’est-ce pas cela l’amour ? se sacrifier pour l’autre ?

Nous sommes accueillis par de grandes enseignes lumineuses d’hôtels alignés sur une corniche. La

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voiture franchit un pont qui surplombe la lagune et débouche, à ma grande surprise, sur un quartier de gratte-ciel. On se croirait à Manhattan ! Je suis étonnée par la modernité des immeubles, mais je n’ose pas le dire à mon mari. Il rirait de moi et de mes préjugés ridicules !

Nous nous éloignons du centre-ville en passant par un quartier populaire. Le long de la route, s’alignent des échoppes d’artisans, des stands de nourriture, des petits commerces de détail, tout un petit peuple affairé. Une agitation bouillonnante règne dans ce quartier envahi par des odeurs de friture, de poisson et des hurlements d’animaux à vendre. Des embouteillages nous ralentissent, mais Mohammed est habitué à ce genre de parcours.

Sur la route nous menant à Grand-Bassam, je suis absorbée par le paysage qui défile sous mes yeux. Au loin, j’aperçois la mer. Plus près de nous, quelques maisons coloniales tombent en ruine. En bordure de route, des marchandes vendent de la nourriture. Je vois des enfants courant pied nus et des femmes portant des régimes de bananes sur leur tête. Un vieillard conduit une charrette tirée par un bœuf. Ces scènes me rappellent la Guadeloupe... Mais, loin de moi la nostalgie. De temps à autre, je regarde mon mari, ne sachant quoi lui dire, tant je suis déjà sous le charme de son pays. soudain, nous quittons l’asphalte et pénétrons sur un chemin de terre qui conduit au village. Nous sommes arrivés ! Je commence à avoir mal au ventre, le stress sans doute. Comment se passera le séjour ? Cela me taraude. sa famille nous attend dans un profond silence. Pendant que des enfants se pressent de décharger la jeep, je regarde autour de moi en essayant de repérer mes rivales. Je n’ose pas bouger tellement je suis intimidée par tous ces yeux posés sur

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moi. Afin de me donner une contenance, je souris et hoche la tête en guise de salutation. Je me concentre sur mon nouvel environnement. La cour des Touré est composée de six maisons et au centre de la cour, se trouve un puits.

Tout à coup, une femme d’âge mûr se jette sur Mohammed : « Oh, mon fils ! Tu es de retour !

Je suis si heureuse de te voir !— Moi aussi, maman ! Attends, laisse-moi parler

aux autres. Bonjour à tous ! Voici ma nouvelle épouse, Sabrina. Nous sommes heureux d’être parmi vous aujourd’hui. Nous sommes ici pour une semaine, et je suis sûr que nous allons passer de bons moments ensemble. »

Ma belle-mère me serre dans ses bras. Je suis décontenancée par tant d’effusions. Je lui remets un cadeau, une robe blanche en broderie anglaise confectionnée par une couturière antillaise installée à seine-saint-Denis.

« Merci, ma fille ! sois la bienvenue. Tu es chez toi ici !

— Merci, Madame, vous êtes bien aimable. » Ma curiosité me démange et je demande à mon

époux, au creux de l’oreille : « Où sont-elles ?— Yawa et Nika ! dit-il sur un ton autoritaire. » C’est alors que je vois deux jeunes femmes

s’approcher, têtes baissées en face de nous. Elles ne sont pas particulièrement jolies mais bon, elles « passent ». Même si elles sont parées de magnifiques boubous et maquillées comme si elles se rendaient à un mariage, Yawa et Nika sont inexpressives. C’est à croire que le fait de revoir Mohammed après deux années d’absence ne leur fait rien. Je préfère cette attitude distante au lieu de les voir se jeter au cou de

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mon mari. Une fois les présentations faites, je ne sais trop quoi dire à ces femmes avec qui je devrai partager mon... ou plutôt notre époux. Je remets un présent à chacune. Nika reçoit une chaîne forçat et Awa, des boucles d’oreilles de tétéf négresse.

Elles balbutient des remerciements.Ma belle-mère nous entraîne au centre de la cour,

vers une table remplie de victuailles : du vin de palme, de l’alloco, du riz, de la sauce d’arachide, de la viande, du poisson, du poulet braisé, de l’attiéké avec de la sauce graine. Elle me sert un plat gargantuesque. Par politesse, je m’efforce de tout manger. s’il est vrai que je suis affamée, mon angoisse freine mon appétit.

Je ne me croyais pas si forte, néanmoins je ne peux m’empêcher de songer à demain, quand Mohammed ira dormir avec l’une d’elles. Il la caressera, l’embrassera, la déshabillera et couchera avec elle alors que moi, je serai toute seule dans mon lit à me morfondre. Ces femmes vont tour à tour le serrer dans leurs bras et lui susurrer des mots doux dans sa langue maternelle que je ne connais pas. Il est vrai que j’avais été prévenue. Nous en avions parlé, Mohammed et moi, toutefois la réalité est beaucoup plus difficile à accepter. Je suis crispée. Une douleur indescriptible me saisit rien qu’à l’idée de devoir partager mon homme. Un sentiment de perte m’envahit. Oui, c’est comme si je perdais mon mari. Comment ma mère a-t-elle fait pour supporter les infidélités de mon père durant toutes ces années ? Mais peut-on parler d’infidélité quand il s’agit d’une pratique si répandue et communément acceptée par la société ?

Mohammed m’appartient et je ne le laisserai pas filer entre mes doigts ! Jamais ! C’est à moi de me battre pour le garder, car ses autres femmes n’attendent sûrement que leur moment pour l’accaparer.

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Machinalement, je continue de sourire ; je ne dois pas sembler contrariée. Je m’accroche au bras de mon époux pour que le message soit clair : il est à moi et à moi seule ! Je suis sa préférée : il me l’a dit. D’ailleurs, pourquoi est-ce que j’en fais tout un plat ? Nous ne sommes là que pour une semaine ! Mon homme ne me laissera pas tomber. Je suis instruite, je suis bien plus belle que ses deux autres épouses. Il s’est marié avec moi par amour. Ce n’est pas un mariage de raison comme il l’a fait avec ces deux femmes. Je suis son Antillaise à lui comme il aime me le dire, sa go des Tropiques. D’ailleurs, la première et la dernière nuit, il les passera avec moi... Et puis, à Paris, je n’aurai pas à le partager. Du moins, j’essaie de m’en convaincre.

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table des matières

Yawa, Nika et moi ................................... 11

La Terre promise ................................... 21

Lyannaj ................................................... 33

Et si... ...................................................... 47

Mon père, ce héros ................................ 63

Cours particuliers .................................. 73

Le Trésor ................................................ 81

Sortie de coma : mai 67 ......................... 91

Retour aux sources ? ............................ 101

Rencontre fortuite ............................... 111

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L’édition électronique deBleue d’orage

composé en New Baskerville corps 11a été complété en février 2012.

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