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Emmanuel Pierrat

La Course au tigre

l e d i l e t t a n t e-, rue du Champ-de-l’Alouette

Paris e

le dilettante, rue Racine

Paris e

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© le dilettante, .ISBN ---X

Couverture : Atelier Civard

978-2-84263-412-4

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Pour mon frère Jérôme,

en souvenir d’un jour de mousson

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Shâdou, shâdou

(l’atterrissage)

L’avion avait à peine touché la piste que tousles passagers se mirent à murmurer « shâdou,

shâdou». L’hôtesse en sari voulut rassurerl’Occidental, assis, perplexe, à ses côtés : auBengale, de tels chuchotements équivalaientà des applaudissements nourris. La rumeurs’arrêta en même temps que l’appareil.

Bastien Sentiment ne s’était pas joint à lamanifestation générale. Mais, au «Welcome in

Calcutta » lancé par le commandant de bord,il ferma les yeux en signe de soulagement,adressant ses remerciements silencieux auxtrente millions de divinités hindoues ; car l’uned’entre elles était sans doute en charge de laprotection des voyageurs athées. L’avion, unamas de tôles rouillées, s’était posé sans heurts.

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Des compatriotes avaient pourtant rapportéet prédit à Sentiment d’inévitables bonds sur letarmac changé en trampoline, un slalom entredes vaches réputées sacrées, bref, un atterris-sage aussi catastrophique qu’inoubliable.

De toute façon, il avait déjà vomi au coursdu vol, ébranlé par une surdose de Nivaquine etdes acrobaties aériennes plus ou moins contrô-lées. Indian Airlines avait tenté de l’acheverà l’aide d’une barquette de tandoori périmé.L’estomac de Sentiment gargouillait depuis desheures, comme amibé par avance, en marquede bienvenue.

Sur la passerelle, la chaleur ne le surpritpas. À bord, la climatisation était en panne et ilavait sué sur son siège, qui, de poisseux audépart de Delhi, était devenu spongieux aprèsdeux heures de vol. Au fur et à mesure de ladescente, l’obscurité avait très vite recouvert lacampagne entourant les bâtiments du CalcuttaInternational Airport, incarné par trois in-formes casemates en béton,une épaisse couched’amiante et des tôles de plastique en guise detoit.

Derrière ses grosses lunettes de myope,Sentiment contempla la désolation des «Arri-

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vals ». Des moucherons formaient des nuagesdans les halos des néons. Des Indiens en uni-forme dormaient sur le sol. Il n’y avait pas plusde vaches que sur la piste, mais de la bouseséchait jusque sur les trolleys à bagages.

Alors qu’à Delhi une meute de guides, chauf-feurs de taxi et prétendus cousins d’hôteliersavaient manqué l’étouffer, ici, son air d’in-touchable laissait indifférent l’ensemble desparasites patentés de l’aéroport. Ce désintérêtapportait un répit agréable, mais donnait aussil’impression de n’être plus rien, même com-mercialement. Son existence n’avait désormaisni d’importance ni de valeur pour quiconque.Il savait qu’il pourrait être accidenté, agressé,se vider d’une chiasse cholérique sur le trottoir,sans qu’un seul des dix-huit millions de cita-dins y prête une roupie d’attention.

Sentiment redit le nom de l’établissement,en s’efforçant peu à peu, par souci de clarté, dele prononcer comme Arafat au journal télé-visé : «Grrreat Easterrrn Hotel ». Le conducteurde taxi et son comparse dodelinèrent de la tête,pour signifier qu’ils avaient enfin compris. Leglobe-trotter avait retenu, dans La Mousson deLouis Bromfield, que les hindous opinent en

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guise de désaccord et balancent leur chef d’uneépaule à l’autre pour approuver. Il avait bel etbien atteint l’envers du monde et, par la mêmeoccasion, pénétré dans le monde à l’envers.

Il ne s’inquiéta pas lorsque le collègue duchauffeur monta à son tour dans le véhicule. Àl’issue d’une journée de travail, l’accompagna-teur prendrait le relais de son camarade, quiirait s’allonger – ou plutôt se recroqueviller –dans le coffre pour dormir. Ils accomplissaientles deux-douze à eux seuls, sans presque jamaisquitter le véhicule.

La grosse Ambassador jaune et noire prit laroute. Elle la prit même en totalité, s’efforçantde rouler sur ce qui subsistait de la ligne mé-diane. Seule l’apparition d’une paire de pharesou la rencontre de fantômes d’origine incer-taine – des dahus nocturnes et monstrueux,dont la silhouette dessinait à la fois un buffle,des enfants dénudés et une vieille femmedrapée d’un sac à puces – faisait soudainementdévier la lourde carcasse de ferraille de satrajectoire.

Le bolide atteignait presque les vingt-cinqkilomètres heure. La vie semblait défiler ensuper-huit, tressautante, rapide et muette. Le

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chaos du moteur battait au rythme des mouve-ments saccadés du compteur. Le mécanismevital, fixé hors de l’habitacle, à même le capot,tel un abri pour oiseaux, avait été badigeonnéd’un rouge-orange divin et enrobé de fleursd’hibiscus consacrées. «Chlak », « chlak » criaitcet objet de culte en déchirant la nuit bengali.

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Tartarin de Nevers

(le matériel)

Son périple ressemblait bel et bien à l’aven-ture coloniale qu’il avait imaginée en quittantla Nièvre, la veille, le juillet . Les mous-tiques, le climat, la végétation et autres ingré-dients indispensables au décor exotique le plusconvenu étaient au rendez-vous. Sentimentne prêta guère attention aux fruits conjuguésdes progrès de la science et du commerce,qui se glissaient dans le tableau sous forme detraveller’s checks, d’air conditionné, de vaccincontre la fièvre jaune, et de slogans pour leThum’s up, l’imitation locale du Coca-Cola.

Bastien Sentiment habitait Nevers. ÀCalcutta, le dépaysement était garanti, plusencore qu’à Aurillac, où sa sœur résidait, qu’àNogent-le-Rotrou, au cimetière duquel repo-

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saient ses parents, ou même qu’à Paris, dontil s’approchait chaque année, par la porte deVersailles, à l’occasion du Salon de la chasse.Certes, ses quêtes armées l’avaient amené àparcourir l’Afrique francophone. Mais en réa-lité, toute sortie de la Nièvre – et a fortiori dansune ancienne colonie britannique – tournaitdonc à l’événement.

Pour Sentiment, le lien, ténu mais évi-dent, entre la Nièvre et Calcutta passait parMarguerite Duras : elle avait d’abord enferméles Japonais à Nevers. Seize ans plus tard,sortait Son nom de Venise dans Calcutta désert,que Sentiment avait vu au ciné-club de La Cha-rité-sur-Loire. Ces points de contact, il se lesressassait comme une attache familière avecle Bengale. Il voulait oublier que la grandeMarguerite n’avait entrevu Calcutta que lorsd’une escale de deux heures, avant de recons-tituer l’Inde, dans l’œil de la caméra, enrégion parisienne. La romancière ne devaitpas davantage apprécier la chasse au gros,pensa-t-il en surveillant le déchargement deses fusils.

Le franchissement des douanes n’avait pasété très difficile, le langage universel du papier-

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monnaie glissé dans le passeport ayant prouvéson efficacité légendaire. Les bureaucrates etpoliciers, ici pas plus qu’ailleurs, ne devien-draient un obstacle à ses projets : tout étaitquestion de communication entre l’administréet le préposé.

La manutention des armes s’annonçait pluspérilleuse. Des coolies un peu rustiques ris-quaient d’endommager le matériel. Sentimentn’entretenait aucun espoir de pouvoir rempla-cer ou même réparer un arsenal aussi précisé-ment choisi. La chasse au tigre ne se pratiqueni au pistolet à bouchon, ni avec une pétoire àmangouste. Une arme abîmée et l’expéditionvacillait.

En revanche, il se moquait d’un éventuelaccident de tir. Bastien Sentiment savait que,pendant le transport, aucune pièce n’étaitchargée. Seule la curiosité, cumulée à la bêtisehumaine, pourrait conduire l’un des porteursà en abattre un autre. De plus, dans ce paysoù tout être, quelle que soit sa confession,croyait en la réincarnation, un coup de fusilmalencontreux serait peu dommageable, sitant est que Sentiment n’en fût pas lui-mêmevictime.

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Trois malles complètes de fûts de canon,de munitions, de lunettes de précision, avaientfait le voyage avec lui depuis Nevers. L’armu-rier s’était réjoui d’une telle commande. Lasecrétaire de l’étude notariale, la vieille MarieMichelet, s’était ouvertement foutue de lagueule de Sentiment, l’appelant quinze joursdurant «Maître Tartarin» et assurant les clients,plutôt perplexes, qu’il s’absenterait pendanthuit semaines pour cause de déplacementfamilial à Tarascon. Bastien Sentiment avaitabandonné ses bureaux feutrés pour les deuxmois d’été qu’il estimait nécessaires à sonentreprise cynégétique.

À Nevers, il vivait seul dans la grande maisonque lui avait léguée son père, en sus d’unecharge de notaire et d’une bibliothèque d’or-nithologie. Bastien, à la différence de maîtreRaymond Sentiment, son géniteur, n’avaitaucune sympathie pour la zoologie pacifique.Son père ne capturait que les papillons et lesscarabées, qu’il relâchait sitôt leur beauté mé-morisée. Il observait aussi les oiseaux et vouaitun culte à John James Audubon. C’est avecdélicatesse que Raymond Sentiment aimaitsurprendre les espèces les plus colorées de la

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création, se contentant de les immobiliser uninstant ou de les saisir dans la ligne de mire deses jumelles.

Tout au contraire, Bastien se nourrissait del’intense libération que provoquait la brèvepression sur la détente, le coup de feu soudain,la fumée qui entoure le tireur, le destin lancé àpleine balle. Il savourait plus encore l’odeur dela poudre que le goût du sang ou la beautéd’une fourrure.

Son meilleur ami, le docteur Jamais, psy-chiatre au C.H.U. de Nevers, avait diagnostiquéun syndrome, bénin selon lui, de « chasseuren série ». Chaque nouveau cadavre procuraitun bref apaisement. Jamais n’avait pas cherchéà dissuader Sentiment. Il l’avait même pousséà traquer de plus gros animaux. Car la dé-pouille d’un renard ne le tenait assouvi qu’unesemaine, une antilope à peine dix jours et ungnou un petit mois. À cette échelle, lion oupanthère le laissaient en paix tout un hiver.Seul un mammouth lui aurait garanti uneannée de tranquillité et permis sans doute decommencer une thérapie.

De battue en safari, Bastien Sentiments’était donc métamorphosé en chasseur de

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fauves, comme on devient tout aussi inutile-ment recordman sportif ou collectionneurfrénétique. Il se délectait de voir la bête s’af-faisser, le carnassier s’écrouler dans toute savanité. Il voulait que, d’un coup de baguettemagique et tonitruante, s’évanouît la force desmonstres.

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Combattre

(la moustiquaire)

Le Great Eastern Hotel avait été construitdans les années et, depuis, n’avait guèreconnu de rénovation, voire de nettoyage. Soninauguration avait été l’une des dernières mani-festations du faste de Calcutta, dont l’opu-lence, toute relative, avait débuté en avecl’installation du comptoir de l’East India andCompany. L’expansion de la ville s’accéléradès , lorsque les Anglais obtinrent dupotentat local la liberté de commercer danstout le Bengale, des pentes de l’Himalaya, auNord, jusqu’aux deltas du Gange et duBrahmapoutre, au Sud. Leur champ d’actioncouvrait donc plus de cent mille kilomètrescarrés de rizières, en grande partie inondéespar les caprices des fleuves sacrés qui rejoi-

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gnent l’océan Indien. En , la cité avaitété désignée capitale du Raj britannique. Leclimat, les maladies et la concurrence desautres États coloniaux n’avaient pas empêchéCalcutta de prospérer, grâce à la culture dujute, de l’opium, du thé et de l’indigo.

Mais, en , l’administration avait trans-féré la capitale de l’empire des Indes à Delhi.Les grandes entreprises de négoce et les usinestextiles avaient peu à peu suivi, laissant auBengale des installations hors d’âge et des ou-vriers décharnés.Sitôt inauguré, le Great EasternHotel, conçu à contre-courant et achevé troptard, après moult atermoiements, s’était fané,en harmonie avec le reste de la ville.

Quatre fléaux successifs avaient alors défini-tivement perdu l’endroit. Les massacres de, entre hindous et musulmans, avaientproduit six mille morts supplémentaires en uneseule journée. Ce n’était qu’un prélude auxtueries qui, l’année suivante, allaient accom-pagner l’indépendance. Celle-ci, entraînant lacréation du Pakistan musulman, provoqual’afflux de millions de réfugiés hindous àCalcutta, désormais ville quasi frontalière. En, le Pakistan se scindait à son tour. De

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nouveaux exilés avaient fui sa partie orientale,autrefois territoire du Bengale, et rebaptiséeÉtat du Bangladesh.Depuis trente ans,Calcuttacroissait et grouillait de peuples en diaspora.

Tous ces événements avaient fait le mield’une missionnaire albanaise en manque dereconnaissance, puis d’un journaliste françaisqui avait affublé Calcutta de la marque infa-mante de «Cité de la joie» pour mieux en souli-gner la misère. La partition absurde de avait engendré celle de , dont s’était repuela mère Teresa, transformée à son tour enproduit dérivé. Dans ce misérable commercede la misère, des esprits cyniques auraientdécrypté une éloquente mise en abyme; lesIndiens préféraient évoquer le cycle inéluc-table. Le marché du bidonville était lancé.

Bastien Sentiment mâchonnait tout cela enattendant que le réceptionniste daignât ter-miner sa bande dessinée. Il avait choisi le GreatEastern Hotel, car il avait la nostalgie des nomsmagiques et des lieux de légende. L’ancienpalace était mythique, à ranger, selon le pal-marès de Sentiment, aux côtés du Yak andYeti de Katmandou, du Strand de Rangoon.L’établissement avait même rivalisé, plus loin

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