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Extrait de la publication · 2018. 4. 13. · aurait été de me commander un deuxième café et de savourer cet instant. Au contraire, je me suis élancé dans la rue, manquant me

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La désolationnouvelles

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Catalogage avant publication de BAnQ et de BAC

Leduc-Leblanc, Jérémie, 1973- La désolation ISBN 978-2-89031-874-8 ISBN 978-2-89031-876-2 ePub I. Titre.

PS8623.E428D47 2013 C843’.6 C2013-941192-5PS9623.E428D47 2013

Nous remercions le Conseil des arts du Canada ainsi que la Société de développement des entreprises culturelles du Québec de l’aide apportée à notre programme de publication. Nous reconnaissons également l’aide financière du gouvernement du Canada, par l’entre-mise du Fonds du livre du Canada, pour nos activités d’édition. Gouvernement du Québec – Programme de crédit d’impôt pour l’édition de livres – Gestion SODEC.

Mise en page : Julia MarinescuIllustration et maquette de la couverture : Raymond Martin

Distribution :Canada Europe francophoneDimedia D.N.M. (Distribution du Nouveau Monde)539, boul. Lebeau 30, rue Gay LussacMontréal (QC) F-75005 ParisH4N 1S2 FranceTél. : 514 336 3941 Tél. : 01 43 54 50 24Téléc. : 514 331 3916 Téléc. : 01 43 54 39 [email protected] www.librairieduquebec.fr

Dépôt légal : BAnQ et BAC, 3e trimestre 2013Imprimé au Canada

© Copyright 2013Les Éditions Triptyque2200, rue Marie-Anne EstMontréal (Québec) H2H 1N1, CanadaTéléphone : 514 597 1666Courriel : [email protected] Internet : www.triptyque.qc.ca

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Jérémie Leduc-Leblanc

La désolationnouvelles

Triptyque

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Du même auteur, chez Triptyque :

Mémoire d’ombres, (poésie), 2007

La légende des anonymes et autres promenades, (nouvelles), 2011

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pour Mouloud

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Les mots bleus

« Commençons par le commencement », avait l’habitude de rabâcher grand-père pour se rendre inté-ressant et détourner les conversations à son avan-tage. Et pour lui, commencer par le commencement signifiait passer de longues heures à me mettre du plomb entre les deux oreilles, à m’inculquer les bonnes manières et, bien entendu, à faire de moi un érudit. L’un n’allant pas sans l’autre. Et, n’eût été son entêtement à m’apprendre à lire autre chose que le Reader’s Digest, assis sur le cabinet des toilettes, et à écrire convenablement, je serais sans nul doute devenu peintre en bâtiments, briqueteur, maçon ou encore balayeur de rues. J’aurais peut-être même suivi un temps mes frères sur la voie du crime, commettant ici et là de petits larcins avant de m’assagir à mon tour, de me ranger aux alentours de trente ou trente-cinq ans et d’engrosser la première fille avec laquelle j’aurais eu une relation sexuelle complète et, bien entendu, non protégée.

Pour tout dire, je venais de fêter mon cinquième anniversaire de naissance lorsque grand-père, un vieil historien à la retraite, entreprit de parfaire mon édu-cation. Le pauvre homme avait trop souvent constaté

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que la bêtise frappe à toutes les portes sans discrimi-nation. Il avait pour preuve son frère Edward, « ce couard d’Ed », braillait-il les soirs où le whisky coulait à flots, devenu pompier pour une question d’uniforme, brisant du même coup le serment qui liait les hommes de la famille aux forces de l’ordre. Pareil pour sa sœur Mary, une freak authentique selon lui, avec une tête de moineau à l’instar d’Anne Heche ou, plus justement peut-être, de Judy Foster. Sacrée meilleure actrice de Broadway deux années d’affilée, en 1951 et 1952, elle avait pourtant abandonné sa carrière pour suivre un pasteur protestant et chauve prêt à lui offrir, quelque part en Arizona ou au Nouveau-Mexique, un bunga-low bordé de cactus et une ribambelle d’enfants.

Mais peu importe aujourd’hui, j’avais décidé de n’en faire désormais qu’à ma tête et de prendre l’adage de grand-père pour ce qu’il était réellement, un leitmotiv, et de commencer à mon tour par le commencement. On raconte que tous les auteurs d’envergure ont écrit leur premier chef-d’œuvre avant l’âge de trente ans et qu’ils ont déjà pensé sérieusement au moins une fois à se suicider. Or, à vingt-huit ans, j’avais davantage l’impression d’être un dilettante, un scribouillard du dimanche, plutôt qu’un véritable écrivain tourmenté par le rejet de ses pairs ou par une folie qu’il sent toute proche. Combien d’histoires, toutes ces années, étaient restées à l’état d’ébauches, des histoires que mon grand-père avait rejetées du revers de la main, invoquant chaque fois l’une ou l’autre de ses prérogatives ? Je ne sais plus. « Pas assez réaliste ! » hurlait-il parfois à mon oreille en feignant l’arrêt cardiaque, une main sur la

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poitrine. « Phrases trop alambiquées », murmurait-il d’autres fois, complètement découragé.

Or, les mots qui, la veille encore, expliquaient tant de choses entre lui et moi, apparaissent aujourd’hui inutiles et embarrassants. Car j’ai mis trop de temps à comprendre qu’il était malade. Même lorsque je rentrais de l’université et l’apercevais dans l’obscurité, assis sur le canapé du salon comme un enfant en punition. Et même lorsque je constatais qu’il avait le regard dissous des passants que je croisais dans mes déambulations quotidiennes. Un regard qui ne peut plus embrasser la totalité de l’existence. Posé sur la console près de lui, je ne manquais jamais de noter la présence de son râtelier marinant dans un verre à dents. Malgré moi, j’observais toujours quelques secondes la pastille de Polident se dissoudre entre les mâchoires inertes et roses du vieil homme et je comprenais naïvement, à ce signe, qu’il n’avait pas l’intention de m’adresser la parole, alors que c’était tout le contraire, que sa mémoire, elle aussi, commençait à se dissoudre et qu’il préférait le silence à l’oubli.

Lorsque je lui rendais visite, je lui parlais de mes errances dans les rues de la ville et j’insistais alors pour lui faire part de mes observations, pour la plupart des faits que je jugeais insolites ou anodins mais autour desquels il aurait aimé me voir « broder ». Pour lui, tous ces faits constituaient le point focal de nouvelles histoires, un point culminant à exploiter, un degré zéro de l’écriture. De mon côté, je m’acharnais en revanche à contrecarrer ses plans en m’attardant à inventer des histoires cousues de toutes pièces ou à réinvestir le passé. Jamais il ne me serait venu à l’esprit d’écrire sur

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ce qui traversait tous les jours mon champ de vision, de décrire sa maladie, ses absences aussi aléatoires qu’éphémères, et les ténèbres qui s’emparaient de plus en plus de son esprit. Une nuit blanche comme un hiver nucléaire commençait à s’abattre entre nous et j’en étais inconscient !

Puis, un jour où j’observais, assis bien à l’abri dans l’enceinte de mon café favori, une pluie aussi soudaine que brève déferler entre les immeubles, je mis le point final à ma première histoire sans m’en rendre compte. Je fixais du regard les piétons trempés jusqu’aux os s’élancer tant bien que mal vers les bouches du métro lorsque j’appuyai enfin sur le bouton Enregistrer de mon logiciel de traitement de texte. Surpris, je levai les yeux au ciel en m’interrogeant quant à la suite des choses : qu’est-ce qui vient après ? Le mieux à faire aurait été de me commander un deuxième café et de savourer cet instant. Au contraire, je me suis élancé dans la rue, manquant me faire renverser par un cycliste qui roulait à contresens et par une voiture tout aussi pressée que moi de rentrer au bercail.

Parfois, j’aime croire qu’il y a un début à tout et que, pour commencer une histoire, il faut regarder derrière soi. Comme mon grand-père qui, avant de jeter son dévolu sur moi, avait pris le temps d’observer la cohorte de mes sept frères et sœurs. Pour lui, j’étais l’élu, l’enfant prodigue, le cadet de la famille et, autant le dire de suite, son dernier espoir. Sans doute craignait-il que l’éducation pour le moins « libérale » de mon père, un juif laïc, et les mille petites cajole-ries, les mille petites douceurs que nous dispensait jour après jour notre mère, sa propre fille, achèvent

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de nous pourrir l’existence. Estimant qu’il agissait pour le bien commun, il décida in petto, un autre mot que je ne comprenais pas, de faire de moi un homme important, contrairement à mes frères et sœurs qu’il renia sur-le-champ, les abandonnant aux griffes de la plus délicieuse des ignorances et de la plus palpable des incuries. J’allais devenir un érudit, c’est-à-dire quelqu’un possédant au moins un diplôme d’études secondaires.

Je me souviens très bien de ce jour-là, malgré mon jeune âge. Toujours aussi éloquent, grand-père discourait vivement au sujet de mon avenir précaire et étriqué, brandissant un verre de vin au-dessus de nos têtes, ce qui n’était pas dans ses habitudes de troquer le whisky contre le vin, tout en souhaitant que mes parents lui confient mon éducation. Levant un doigt rongé par l’arthrite en direction du ciel – il prenait Dieu à témoin –, il allégua que j’étais destiné à réaliser de grandes choses, encore nébuleuses certes, mais qu’il fallait néanmoins garder la foi. Quant à moi, adossé contre les barreaux de ma chaise, je retenais mon souffle, les bras croisés sur la poitrine, en attendant le moment de la déflagration, moment où, rouge de colère, il s’effondrerait incontinent sur la table en écrasant mon gâteau d’anniversaire à l’effigie de Mila Mulroney, une autre invention de maman pour nous inculquer au passage quelques notions d’histoire.

Mais pour un enfant élevé à la dure sur les trottoirs du Plateau et du Bronx, la tâche ne s’annonçait pas de tout repos. Bien au contraire, et grand-père l’appren-drait d’ailleurs à ses dépens, il aurait sans doute été plus facile d’inculquer quelques rudiments d’algèbre

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à un chimpanzé que de tenter de me bourrer le crâne de concepts ou de théories sortis tout droit du passé et des livres d’histoire. Aujourd’hui, cependant, je me rappelle surtout ces moments où, assis sur les genoux du vieil homme, je l’écoutais égrener une à une les minutes en invoquant un savoir millénaire et antique, un savoir qui sans nul doute a préludé à la construc-tion des pyramides. Un savoir que nous partagions lui et moi. Avant de monter dans ma chambre ce soir-là et de me glisser sous ma couette, j’imprimai et fixai sur la porte du réfrigérateur ma toute première histoire intitulée Berêshîth, c’est-à-dire Au commencement.

À partir de ce jour-là, finies pour moi les flâneries sur le trottoir, finies les grivoiseries entre copains, les bagarres et les réconciliations autour d’un Orangina, finie l’époque où je pouvais encore, en toute insou-ciance, me triturer les testicules à travers mon pan-talon ou cracher impunément du haut du balcon. J’étais touché par la grâce de Dieu et, selon mon grand-père, je possédais un don exceptionnel qui ferait de moi un grand intellectuel. En même temps, j’avais une trouille bleue parce que je savais que mettre un pied à la bibliothèque équivalait à signer mon arrêt de mort. Par bonheur, j’avais des frères plus âgés pour me protéger car grand-père, tout savant qu’il fût, ignorait que tous les armistices du monde ne peuvent pas sauver un enfant qu’on taxe d’intellectuel et, comme 1 + 1 = 2, de pédé. Cela dit, j’ai évité le pire, devenir le bouc émissaire et le larbin de service de ce gros lard de McCormick et de sa gang de débiles. Je l’ai échappé belle !

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C’est donc dans sa cuisine, à quelques pas de la nôtre, que j’appris à tracer les lettres de l’alphabet : A, B, C, D pour commencer et, pour ceux qui ne savent pas encore, toutes les autres lettres jusqu’à Z. Un verre de lait dans une main et un crayon de plomb de marque Berol Mirado en bois de pin dans l’autre, je restais assis plusieurs heures sur les genoux du vieil homme à tracer les signes de notre langue secrète, comme il aimait le chuchoter à mon oreille. « Rien de plus simple ! » clamait-il en jetant un regard du coin de l’œil vers l’île Sainte-Hélène et la boule géodésique que nous pouvions apercevoir de la maison. Je devais selon lui imaginer les lettres de l’alphabet comme s’il s’agissait de tours qu’il suffisait d’incliner ou d’orner de boucles ou de traits transversaux pour former et distinguer les signes les uns des autres.

Et c’est ainsi que s’écoula mon enfance. Tous les jours, après l’école, je le suivais à la bibliothèque municipale – où il est interdit de mettre ses doigts dans son nez –, et là, à l’ombre des rayonnages obscurs et poussiéreux, je retranscrivais docilement toute la série des lettres de l’alphabet en l’écoutant discourir tantôt sur le « cas » Guillaume d’Orange, qu’il méprisait, et tantôt au sujet de Toronto qu’il abhorrait tout autant, mais je n’ai jamais su exactement pour quelles raisons. Tandis que, le soir venu, je l’écoutais me raconter, en tenant fermement ma peluche à l’effigie d’E.T. contre moi, mille et une histoires au sujet de dieux vindi-catifs et de rois un peu crétins. Puis, dissimulé sous ma couette, je finissais par m’endormir au moment où il commençait à me narrer les déambulations de Pythagore, les théorèmes de Sophocle ou encore les

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nombreuses péripéties d’Ulysse et de son compagnon Achille aux pieds ailés durant la guerre de Cent ans qui a duré en fait, comme il le disait, beaucoup moins longtemps.

J’ai mis plusieurs années à comprendre ce qu’il voulait dire et tout ce qu’il avait tenté de me transmettre au cours de ces longues errances à la bibliothèque. J’avais passé mon enfance dans les livres, indifférent aux drames qui couvaient autour de moi, mes frères devenus servants de messe avec les petits O’Brady et ce gros lard de McCormick, tandis que mes deux sœurs ne se déplaçaient plus qu’habillées comme des nonnes à cornette à l’instar de Sally Field dans la série La sœur volante, leur héroïne du moment. Morts de rire, tous nos voisins se tapaient les cuisses et nous montraient du doigt quand l’un de nous osait quitter la maison, et on se demandait dans le voisinage, et plus large-ment dans tout le quartier, si un des gosses Feuerstein se ferait curé ou rabbin ou même les deux à la fois. Devant ces moqueries, mon père préférait hausser les épaules et s’en remettre au destin. Plus discret, mon grand-père gloussait en silence. Mais j’entendais tout de même son dentier claquer lorsqu’il observait, muet, mes sœurs pénétrer dans une pièce les mains jointes et les yeux levés au ciel.

Puis le temps passa. À la période frères mission-naires et nonnes en goguette succéda la phase super-héros et super-héroïnes de la télévision. Il n’y avait pas un jour où, au détour d’un corridor, je ne croisais un Batman, un Superman ou un Spiderman ou encore l’une de mes sœurs retenant chacun de ses mouve-ments comme Lindsay Wagner dans la série La femme

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bionique, ou fardée comme la jeune orpheline de la série Punky. Mes frères et sœurs étaient comme ça, sans imagination. Alors que moi, de mon côté, j’écrivais des récits, au grand dam de mon grand-père, où le réel se mêlait à la fiction, la politique à la reli-gion, le sacré au profane. Je l’entendais s’écrier par-dessus mon épaule : « Réaliste, sois plus réaliste ! » Et si j’écrivais des histoires d’assassinats politiques à l’ONU, avec des ramifications jusqu’au KGB, ou à la CIA, des histoires de poursuites policières sur les cent étages des tours du World Trade Center, du MI6, je l’entendais hurler en s’arrachant les derniers cheveux du crâne et en tapant du poing sur la table : « Sois plus réaliste ! » Malgré tout, je prenais un malin plaisir à pourfendre ses prérogatives en matière de littérature. Comme cette fois où j’ai écrit une histoire composée d’une seule phrase. « Arrgh » a été le seul commentaire de mon grand-père. Quelques minutes plus tard, une ambulance s’arrêta dans un crissement de pneus devant la maison, crachant d’un seul coup deux brancardiers arborant des tronches à la Mister T et des carrures d’athlètes dopés aux anabolisants comme Chuck Norris. Grand-père venait de faire son premier infarctus.

Quand il ne me faisait pas la leçon, il se rabattait sur les sujets qu’il privilégiait entre tous et pour lesquels il ne tarissait pas d’éloges : l’urbanité, la politique, l’écriture. Il avait tout vu, arguait-il, assisté à l’érec-tion de la place Ville-Marie, de la tour de la Bourse, avait visité l’Exposition universelle de 1967 et été l’un des premiers utilisateurs du métro. Il avait également assisté à la construction du Stade olympique et il eut,

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comme la plupart des gens, l’occasion de commenter les vols de matériaux, l’absence des ouvriers, les factures qui s’ajoutaient aux factures, la complai-sance des contremaîtres, le premier d’une longue suite de scandales auxquels nous nous sommes habitués depuis longtemps et que nous avons collectivement choisi d’oblitérer de nos mémoires, par lassitude sans aucun doute, et par un autre de ces réflexes de survie qui consiste à mettre de côté ce qui pourrait altérer la cohésion et l’unité sociale. Encore une fois, nous avons choisi de fermer les yeux, ironisait-il entre deux whiskys.

Le lendemain, en rentrant à la maison, je retrouvai ses dents bien à leur place dans sa bouche, mais lui n’avait pas encore retrouvé les mots. Il me regardait, les yeux humides et rouges, en grignotant à même une conserve quelques sardines à l’huile et une rôtie recouverte de beurre. Devant lui reposait ma première nouvelle, raturée de rouge et tachée de gras. Après un moment, il balbutia : « Tu es prêt maintenant » en mâchouillant ses mots. Puis, tournant la tête vers les carreaux au-dessus de l’évier, il plongea son regard dans le vide avant d’ajouter : « Moi, je n’ai jamais pu, tu sais, parce que je n’ai pas les idées comme toi, bien en place dans la tête… J’ai seulement la technique ! Quand j’écris, les choses ne tiennent pas ensemble… Je ne sais pas inventer parce que je n’ai pas le plus important : la raison. Tu comprends ? » dit-il en se retournant vers moi.

Bien sûr, je comprenais. De même que les allers et retours de la maison à la bibliothèque, du parc à l’école, tous ces mouvements du bras et de la langue

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et son indignation, sa colère lorsque je suis rentré à la maison avec mon premier portable. Il avait peur que je m’égare ou que je perde la tête et, surtout, que je perde comme lui la « raison » comme il le répétait souvent. Pour lui, la technique importait davantage que les moyens, pérorait-il à ma mère que tout ce cirque irritait et pour qui ce n’étaient que des « fariboles » et des « élucubrations » qui allaient me remplir l’esprit d’idées tordues. Elle ignorait que mon grand-père voulait m’apprendre à « regarder » parce que lui n’avait jamais su voir au-delà de la ligne d’horizon, son grand mur de silence. Il avait cru à toutes ces bêtises d’écrivain parce que ça signifiait qu’il existait quelque part un point zéro, c’est-à-dire un lieu à partir duquel tout était encore possible, et parce qu’écrire, c’est aussi apprendre à marcher sur des poutres, sans craindre le vide sous nos pieds.

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