22
Extrait de la publication

Extrait de la publication… · avait vingt-neuf ans. J’ai bien arrangé la maison, mais il m’interdit de ... et une photo de maman et de lui pour cacher un trou dans le papier

Embed Size (px)

Citation preview

Extrait de la publication

Lucius Shepard – Aztechs

2

Aztechs

Lucius Shepard

Extrait de la publication

Lucius Shepard – Aztechs

3

Le Bélial’ vous propose volontairement des fichiers dépourvus de

dispositifs de gestion des droits numériques (DRM) et autres moyens techniques visant la limitation de l’utilisation et de la copie de ces fichiers.

• Si vous avez acheté ce fichier, nous vous en remercions. Vous pouvez,

comme vous le feriez avec un véritable livre, le transmettre à vos proches si vous souhaitez le leur faire découvrir. Afin que nous puissions continuer à distribuer nos livres numériques sans DRM, nous vous prions de ne pas le diffuser plus largement, via le web ou les réseaux peer-to-peer.

• Si vous avez acquis ce fichier d’une autre manière, nous vous demandons de ne pas le diffuser. Notez que, si vous souhaitez soutenir l’auteur et les éditions du Bélial’, vous pouvez acheter légalement ce fichier sur notre plateforme e.belial . f r ou chez votre libraire numérique préféré.

Lucius Shepard – Aztechs

4

Ouvrage publié sur la direction de Olivier Girard. Sommaire proposé par Jacques Chambon Traduit de l’anglais [US] par Jean-Daniel Brèque. ISBN : 978-2-84344-433-3 Parution : juillet 2012 Version : 1.0 — 07/07/2012 Illustration de couverture © 2005, Nicolas Fructus © 1999, 2001, 2002, 2003 by Lucius Shepard © 2005, Le Bélial’ pour la traduction française © 2011, Le Bélial’, pour la présente édition

Lucius Shepard – Aztechs

5

« Aztechs » [« Aztechs », première parution sur le site Sci-Fiction <http ://www.scifi.com/scifiction> en septembre 2001.] « La Présence » [« Only Partly Here », première parution dans Asimov’s Science Fiction, mars 2003.] « Le Dernier testament » [« Emerald Street Expansions », première parution sur le site Sci-

Fiction <http ://www.scifi.com/scifiction> en février 2002.] « Ariel » [« Ariel », première parution dans Asimov’s Science Fiction, octobre/novembre 2003.] « Le Rocher aux crocodiles » [« Crocodile Rock », première parution dans The Magazine of Fantasy & Science Fiction, octobre/novembre 1999.] « L’Éternité et après » [« Eternity and Afterward », première parution dans The Magazine of Fantasy & Science Fiction, mars 2001.]

Extrait de la publication

Lucius Shepard – Aztechs

6

Aztechs

Extrait de la publication

Lucius Shepard – Aztechs

7

PAPA DIT TOUJOURS qu’il y a trop de monde sur cette planète, mais

qu’est-ce qu’il en sait ?… Le vieux con ! Il passe la journée enfermé avec ses joints et son mezcal. Il somnole, il rêvasse, il dérive. Il ne voit jamais personne, il ne parle jamais à personne, sauf à moi. Enfin, à personne de réel. Il cause avec l’ombre de maman, aussi belle, aussi en forme que lorsqu’elle avait vingt-neuf ans. J’ai bien arrangé la maison, mais il m’interdit de toucher à sa chambre. Sur les murs, il y a du papier d’emballage pour cacher les trous dans le plâtre, et une photo de maman et de lui pour cacher un trou dans le papier — ça fait penser à un timbre sur un colis postal, un colis qui aurait explosé autour de lui et se serait retourné, le timbre échouant à l’intérieur, et lui qui reste là-dedans, expédié dans le néant.

L’autre soir, alors que je suis dans la salle de bains, occupé à inspecter mes cheveux, puis ma veste, voilà qu’il beugle : « Eddie ! » J’entrouvre la porte, je jette un coup d’œil au bout du couloir et je le vois assis à sa table, en train de reluquer la photo. Sur celle-ci, il a tout juste quarante berges, il porte un canotier, un catogan et un tee-shirt avec écrit dessus le mot RÉVOLUTION et, en dessous, « Dis-moi contre quoi tu luttes, je te dirai qui tu es ». Il a passé un bras autour des épaules de maman, qui lève une main pour se protéger du soleil, et je suis sur la photo moi aussi, car il y a un peu de vent et sa robe d’été est plaquée sur son ventre arrondi, preuve qu’Eddie Poe sera bientôt de ce monde. Ils se trouvent du côté de San Diego, sur le point de passer la frontière pour mener une manifestation contre Sony, l’exploiteur des travailleurs mexicains, mais on dirait à les voir qu’ils vont se trouver un coin tranquille pour baiser sur la plage de Hermosillo.

« Eddie… bordel de merde ! – Ouais, j’arrive ! Minute ! » Ça fait longtemps que j’ai compris pourquoi papa aimait tellement

cette photo. C’est la dernière fois qu’ils ont été heureux, tous les deux. Le soir même, ils ont reçu la visite d’agents du gouvernement qui leur ont montré une vidéo où on voyait quelques-uns des potes à papa se faire trancher la gorge.

« Tu veux aller chez les graisseux ? a demandé l’un des agents. On te donne la permission. Va donc les rejoindre. Mais si tu remets les pieds aux États-Unis, on te descend. Si tu cherches à lutter contre nous par des moyens légaux, on te descend quand même. Toi la gorge grande ouverte, ça fera du bruit, déjà que t’as du mal à fermer ta gueule. Tous tes copains de

Extrait de la publication

Lucius Shepard – Aztechs

8

Hollywood seront scandalisés. Mais ça ne durera pas. Tu sais pourquoi ? Parce qu’au fond, ta noble cause, tout le monde s’en fout ! »

Papa a contacté tous ceux qui auraient pu l’aider, mais personne ne pouvait garantir notre sécurité et, lorsque d’autres amis à lui se sont fait trucider, il a compris qu’aucune campagne de publicité ne nous immuniserait contre la rancœur des patrons, prêts à tous pour stabiliser la zone de profit qu’ils s’étaient taillée sur la frontière. Deux ans plus tard, maman était emportée par une épidémie de grippe, et papa, qui a passé les vingt ans suivants à trimer dans la maquiladora de Sony, ne tient plus la grande forme aujourd’hui. J’aime à croire que si j’avais été à sa place, avec une jeune épouse et un bébé en route, j’aurais renoncé à mes principes pour les protéger — mais ça n’aurait pas été facile.

« Où tu vas ce soir, Eddie ? » me lance-t-il lorsque j’arrive devant sa chambre. Avant que j’aie le temps de répondre, il ajoute : « Dans les égouts, je parie, pour rejoindre les insectes qui y grouillent. » Il en remet une couche dans le registre méprisant. « Ça me rend malade de te voir gâcher ta vie. Si tu continues comme ça, mon fils, tu n’auras plus d’avenir. »

J’ai vingt-quatre ans et je suis à la tête de ma propre entreprise, une agence de sécurité. Pour un gringo puro qui a grandi dans un des barrios les plus durs du Mexique, un immigré clandestin par-dessus le marché, je me suis bien démerdé. Mais papa ne voit pas les choses comme ça : il a placé la barre plus haut pour moi que pour lui, et de loin.

« J’ai pas d’avenir, hein ? je fais en m’avançant vers lui. À qui la faute, à ton avis ? »

Il refuse de me regarder en face, et son visage aussi renfrogné qu’un poing fermé reste obstinément tourné vers la photo de maman et de lui.

« J’aimerais bien avoir le temps de me cultiver l’esprit, le cul planté sur une chaise, je continue. Qui sait de quoi je serais capable ? Je pourrais devenir un prof de fac avec la tête dans le fion, enfoncée si profond qu’il n’a plus qu’à fourrer son nez là où il n’a rien à foutre.

– Tu n’as jamais… » Mais je ne lui laisse pas le temps d’en placer une. « Et si j’arrivais à obtenir un cerveau vraiment supérieur, j’arriverais

même à tout foutre en l’air, à être condamné à vivre dans la merde pour le restant de mes jours.

– Ce n’est pas parce que tu as réussi à te blinder contre l’oppression que j’avais tort de vouloir changer les choses.

– Ah ! oui… j’avais oublié. Tu es un révolutionnaire. Un authentique héros de la gauche. Eh bien, je ne te vois plus souvent sur les barricades ces temps-ci. Tout ce que tu sais faire, c’est rester sur ton cul et reluquer cette photo à la con ! Tiens ! » Je tire de ma poche un sachet en plastique

Lucius Shepard – Aztechs

9

contenant une douzaine de pilules bleues et je le jette sur la table. « Tu veux planer sur ta photo ? Ces trucs t’enverront droit dedans. »

Il fixe les pilules sans les toucher. « Vas-y… prends-les ! Je les ai achetées exprès pour toi. » La querelle

m’a tellement secoué que je ne sais plus où j’en suis ; je me crois enragé, mais j’ai envie de pleurer et de le serrer dans mes bras.

Il tapote le sachet du bout de l’index. Je sais qu’il meurt d’envie de prendre ces pilules, et ça me déboussole encore plus : je les ai achetées pour lui faire plaisir, mais c’est moi qui retire du plaisir de sa faiblesse. Il descelle le sachet, fait goutter les pilules sur la table, puis me demande à mi-voix : « Qu’est-ce que tu fais ce soir, fiston ?

– Je retrouve Guadalupe au Cruzados. Pour une affaire. » Il a un reniflement dédaigneux. « Quoi encore ? Lupe est une fille adorable. C’est ma petite

Espagnole. » Il examine une pilule à la lumière — un joaillier contrôlant la limpidité

d’un saphir. « Cette femme te manipule. – Tout le monde manipule tout le monde. C’est la règle du jeu. – Oui, mais elle y joue mieux que toi. » Je recommence à me mettre en rogne. « Faut que j’y aille. – Combien je dois en prendre ? » Il a une poignée de pilules dans la

main. « Tu veux être défoncé grave ? » Il braque ses yeux sur la photo. « Très grave. » Papa et moi, on habite dans un coin qui s’appelait Mexicali, une ville

qui s’est finalement fondue dans ce serpent urbain s’étendant du Pacifique au golfe du Mexique, blotti contre la barrière laser de deux mille kilomètres de long qui protège l’Amérique des pauvres, des malheureux, des affamés, des masses opprimées en quête de liberté. Cette barrière a fini par être baptisée El Rayo — du nom de la ville qu’elle a rayée de la carte — et à force de vivre près de ce gigantesque grille-moustiques, de ce rideau de feu accroché à des poteaux en titane de trente mètres de haut… eh bien, on racontait autrefois que les lignes de haute tension donnaient le cancer, mais El Rayo vous refile le cancer de l’esprit, le cancer de l’âme. Ce n’est pas sa nature physique qui le rend si redoutable, même si un rideau de feu capable de frire le cul du clandestin le plus rapide est sans doute le dernier cri en matière d’étanchéité des frontières, le comble dans l’expression de l’arrogance et du mépris. Non, le pire, comme dit papa, c’est qu’un truc aussi gigantesque tient davantage de la magie que de la réalité, ce qui le rend plus destructeur en tant que symbole qu’en tant que tactique isolationniste. Lorsqu’ils l’ont allumé, la nuit est à

Lucius Shepard – Aztechs

10

jamais devenue écarlate le long de la frontière, et tout ce qui s’est passé depuis ce jour est teinté de sang. Les actes, les sentiments et les rêves.

C’est la première chose que je remarque en mettant le nez dehors : El Rayo, telle une déferlante rouge sang qui va nous tomber sur la gueule, figée vingt mètres au-dessus des toits, souillant de son éclat le ciel vidé d’étoiles, lançant son éternel et abrutissant bourdonnement. Puis le reste de la rue m’apparaît avec netteté, un troupeau de gros cubes en file indienne qui se tapent le goudron, des cafards métalliques géants tatoués aux flammes de l’enfer et aux images pieuses. À l’intérieur, des visages barbus aux yeux fous, et des bras et des jambes qui dépassent par les vitres ouvertes. Ces monstres ne se démodent jamais, avec le grondement sourd de leur moteur, leurs haut-parleurs qui beuglent de la salsa, du reggae, des conjuntos pervers, de la pop malaisienne, de la musique venue des quatre coins de la Terre, synthétisée en un bordel grinçant, heurté, lancinant, qui vous raye l’intérieur du crâne. Ils défilent dans une jungle de lumières devant des boutiques décorées de temples aztèques, bodegas, night-clubs, marchands de souvenirs, leurs vitrines étincelantes de croix, de cristaux, de dorures, de madones, de babioles, d’aigles, de couteaux, fleuve de lumière dans la nuit écarlate, petites cavernes en stuc aux rideaux de fer à moitié baissés, à l’intérieur tapissé de tout un étalage de vulgarité : miroirs aux cadres en fer-blanc ouvragés, capes de torero décorées par des scènes de corrida à l’aérographe, sombreros festonnés de broderies et d’éclats de miroir, crans d’arrêt aux manches ornés de dragons dont la peinture or part au premier coup d’ongle. Observant la scène sur le trottoir, des putes boudinées dans leurs robes, tas de graisse corsetés, la tronche en affiche de foire, les joues bariolées de rouge, les yeux bordés de paillettes, la bouche cernée de rouge bien ouverte sur le tunnel du plaisir. Des visages d’hommes, cruels et burinés, qui vous regardent sur les seuils et à l’entrée des ruelles. Sourcils taillés à la serpe, cascades de cheveux en lave noire, des aimants de noirceur en guise d’yeux et des dents incrustées d’or, la moustache effilée au rasoir et un filet de fumée coulant de leurs lèvres. Des vendeurs qui dealent du jus de fruit, des bocadillos, des glaces, des chiches-kebabs à la viande de chien aspergés de ketchup, des contrefaçons de jouets high-tech… Dans le temps, El Rayo m’inspirait le rêve suivant : je le survolais en avion, si bas que la pointe de mon aile effleurait le feu, et puis je grimpais si haut que je le voyais sur toute sa longueur, me demandant si les hommes qui l’avaient bâti reconnaissaient l’étrange forme qu’ils avaient ainsi mise au monde. Quel signal titanesque envoyait-il au néant ? Quel caractère dessinait-il ? Quelle était sa signification, et dans combien d’alphabets différents ? Avec quelles sociétés secrètes, quelles institutions cosmiques s’alignait-il ? En le découvrant sous cet angle, je comprenais que rien en ce monde n’existait pour les raisons énoncées par Einstein, et que rien de ce qu’avait dit celui-ci n’avait de sens excepté au niveau de la magie

Extrait de la publication

Lucius Shepard – Aztechs

11

la plus pure, parce que, en fin de compte, tout ce charabia mathématique se réduisait au bruit de la jungle, au rythme de la rue, à un vaste dessein primitif.

La situation du Cruzados est un tantinet ironique dans le contexte d’El Rayo, en ce sens qu’il a une entrée de chaque côté de la frontière. La barrière laser passe en plein milieu du night-club, cachée derrière des rideaux métalliques. La direction a placé des charges souterraines qui brouillent la transmission toutes les heures, coupant le rayon pendant trois secondes, pendant lesquelles on peut passer du Mexique aux États-Unis ou vice versa. Ça peut sembler bizarre qu’on autorise un truc pareil, mais les passages illégaux à petite échelle ne sont pas considérés comme un problème — des deux côtés de la frontière, après tout, c’est la même économie, le même crime et la même pollution, également endémiques, et La Migra ouvre l’œil côté américain pour veiller à ce qu’aucun élément vraiment dangereux, papa par exemple, ne s’introduise dans le Pays de la liberté.

J’aime bien la pénombre du night-club, les flammes des petites bougies orange placées dans des verres, la porte de fer qui s’ouvre toutes les heures sur El Rayo, le rythme fauve de la musique de fond, le comptoir incurvé noir et chrome. C’est à la fois mon bureau et le chez-moi de mon âme. Je m’empare d’un tabouret et le barman semble glisser jusqu’à moi, sa bouche dessine un sourire en croissant argenté, ses yeux sont des insectes noirs aux élytres luisants, ses favoris des lames en acier noir…

« Que puis-je vous servir, Mister Poe ? – Orlando ! Buenas noches. Une tequila et une bière. » Le téléviseur fixé au-dessus du bar diffuse les Grands Succès d’El Rayo.

Pas mal de types ont tenté de franchir la barrière durant ses premières années d’existence, et on a droit en ce moment à un crétin qui avait bardé sa voiture de miroirs, vu qu’on lui avait dit qu’un miroir reflétait les rayons laser. Sauf qu’il ne savait pas que le miroir en question devait être parfait : il a émergé de l’autre côté transformé en tas fumant de verre et de métal fondus. Et il y en a des douzaines comme lui sur la cassette. Il existe une autre vidéo montrant des pèlerins se rendant devant la barrière, y érigeant toutes sortes d’autels ; mais elle est beaucoup moins populaire que l’autre, car le flot de pèlerins ne s’est jamais tari.

Orlando m’apporte ma commande et je lui demande les nouvelles. Il se détend un peu, cesse de jouer les méchants suaves et me dit : « Vous connaissez ce chingado de Tonio Fernandez ? Le type de San Diego qui anime une émission télé sur les problèmes frontaliers… ce genre de conneries. Eh bien, on lui a raconté que Guty Cardenas… Vous vous souvenez de lui ? Champion junior, catégorie poids welter il y a huit ou neuf ans ? C’est ça. Donc, Tonio apprend qu’il est drogué à mort. Guty se fournit chez mon oncle, à Tijuana. Il est tout le temps fourré là-bas. Tonio décide

Extrait de la publication

Lucius Shepard – Aztechs

12

qu’il va lui faire son numéro de Jésus mexicain… pour le purifier. » Orlando s’interrompt le temps d’allumer une cigarette et de souffler un rond de fumée. « Le plus drôle, dans l’histoire, c’est que Tonio est aussi mexicain qu’un paquet de cookies. Ce type parle comme un révérend baptiste. Guty a pris ses jambes à son cou, vous pouvez me croire. Je veux dire, le manque est encore préférable à ce genre de trip. Il n’a aucune envie qu’on le sauve. Ni qu’on le ressuscite, encore moins qu’on lui remonte le moral. Ce qu’il veut, c’est quitter ce monde avec le sourire. Pas question qu’on le transforme en ersatz purifié de ce qu’il était jadis pour le faire admirer aux foules. Vous imaginez ce qu’un bon conditionnement à la chrétienne peut tirer de ce genre de matériau brut… »

Un appel de mon central. Je dis à Orlando que j’attendrai un peu pour connaître la fin de l’histoire et je presse un bouton sur le comptoir. Un écran et un clavier en jaillissent ; je compose un code. Quelques secondes plus tard, un type tout en muscles et vêtu d’un marcel me fixe depuis l’écran. Ses trapèzes sont des contreforts qui soutiennent la montagne de sa tête. Son visage, assombri par une barbe de trois jours, est du genre dur et méprisant, la tête de quelqu’un qui aime faire souffrir son prochain. Je ne l’ai jamais vu, j’ignore jusqu’à son nom, mais je reconnais Sammy à ses yeux minéraux, ses mâchoires crispées, son élocution précise, dénuée de toute inflexion, et les chevrons de sergent tatoués sur sa joue. Depuis le début de la guerre pan-maya, les vétérans accros au samouraï ont émigré de ce côté-ci de la frontière, où personne ne tente d’interdire leur violente subculture. Ils se sont révélés fort utiles sur le plan économique ; leurs arènes attirent les touristes et ils fournissent force et expertise aux entrepreneurs comme moi. L’ex-sergent s’est fixé au cou un patch adhésif qui diffuse dans son organisme un flot régulier de son poison favori. Voilà qui me semble bizarre. La plupart de ses semblables préfèrent les implants — moins exposés durant le combat.

« Eddie Poe ? » demande-t-il. Je fais basculer le son sur mon oreillette et réponds : « Soyez bref. » Les muscles de son visage semblent ondoyer — je parie qu’il n’apprécie

pas le ton de ma voix. « Larry Crespo est mort », déclare-t-il une fois calmé. C’est une mauvaise nouvelle, mais ma source n’est peut-être pas fiable.

« Comment avez-vous eu ce numéro ? – Crespo. Il pensait que vous pourriez utiliser mes services. – Quelle coïncidence ! Il me manque un Crespo, et voilà que vous

m’appelez. » Vu l’irrespect que je lui témoigne, je suis sûr qu’il adorerait me réduire

en pièces ; mais son self-control est excellent. Même dans le meilleur des cas, Sammy ne supporte pas les étrangers à sa tribu.

Il reprend sans desserrer les dents : « Si vous voulez insinuer que je l’ai tué… Crespo faisait partie de mes sept. »

Extrait de la publication

Lucius Shepard – Aztechs

13

Je ne connais pas très bien la culture sammy, mais je sais que ce terme se rapporte à un pacte de sang. Qu’il me confie ceci tendrait à prouver son innocence. Mais je reste soupçonneux — je n’aime pas les accidents, surtout quand ils surviennent avant une mission importante.

« Comment vous appelez-vous, sergent ? – Lawton Childers. – Vous avez un CV ? – Vous avez dû le recevoir. – Oh ! ouais. » Je tape sur une touche, et le CV apparaît sur l’écran.

« Vous avez bossé récemment pour les Carbonell, à ce que je vois. Ça vous dérange si je vous demande d’en buter deux ou trois ?

– Ce serait avec plaisir, réplique Childers, le visage inexpressif. – On n’ira sans doute pas jusque-là. » Je continue d’étudier son

palmarès. « J’ai besoin de quelqu’un de sérieux ce soir. Le mot clé est : retenue. Vous protégerez un représentant d’Aztechs lors d’une négociation avec les Carbonell.

– Compris. – Quel est votre sentiment sur les Carbonell ? » Le sourire de Childers s’épanouit lentement — témoignage de sa

férocité. « Ils ne sont pas aussi méchants qu’ils le croient. – Ce n’est pas ce que je vous demande. Vous avez des aperçus sur leur

personnalité qui pourraient m’être utiles ? – Je n’ai prêté aucune attention à leur personnalité. » Je poursuis ma lecture. « Trois missions au Guatemala. Putain, vous

deviez aimer votre patrie, vous ! » Je le gratifie d’une œillade sardonique. Childers reste impavide. « Vous n’avez pas beaucoup bossé comme garde du corps, lui dis-je.

Pourquoi maintenant ? – Je vais avoir besoin de l’opération. » En langage sammy, ce terme désigne une procédure de bioingénierie

conçue pour raviver la sensibilité au samouraï. « Où en est votre tolérance ? je lui demande. – J’ai tué un singe dans l’arène le week-end dernier. Vous pouvez

vérifier. – Quel genre de singe ? Un chimpanzé domestique ? King Kong ? – Un orang-outan. » Je n’aime pas changer de cheval au milieu du gué, mais vu que le mien

vient de crever, je n’ai pas vraiment le choix, et si la drogue a rendu Childers suffisamment balèze pour tuer un orang-outan à mains nues, il est peut-être plus performant que Crespo. « D’accord, dis-je. L’enregistrement de cette conversation nous servira de contrat. Je vous engage pour la durée de la mission. Termes standard. Bonus à déterminer. »

Extrait de la publication

Lucius Shepard – Aztechs

14

La seule réaction de Childers est un signe de tête. « Les hommes avec qui vous allez travailler… l’équipe de Crespo. Des

problèmes de ce côté-là ? – Aucun. – Okay. À ce soir. – Vous ne voulez pas savoir comment Crespo est mort ? » En règle générale, Sammy est indifférent aux questions de vie et de

mort, de sorte que je suis un peu surpris. L’expression de Childers s’est à peine altérée lors de notre entretien, mais je jurerais que c’est mon indifférence qui le scandalise. « Je suppose que c’est la drogue, dis-je.

– On lui a brisé la nuque. » Childers gratte le tatouage sur sa joue avec un index gros comme un épi de maïs. « Net et sans bavures. »

C’est un autre sammy qui a fait le coup, me dis-je, car la seule personne capable d’euthanasier un cinglé mésomorphe et camé comme Crespo est forcément un autre cinglé mésomorphe et camé. Mais il est rare que les sammies s’entre-tuent en dehors de l’arène, et Crespo était une sorte de champion, une icône aux yeux de ses semblables. « Vous avez une idée sur l’identité du coupable ? »

Childers fait non de la tête avec la lenteur d’une statue qui s’éveillerait à la vie. « Un dangereux salopard.

– Aussi dangereux que vous ? – On ne sait jamais. – À ce soir », je répète, et je coupe la communication. Tout en sirotant ma tequila, j’envisage d’engager un ou deux autres

sammies, mais je finis par conclure que ça pourrait énerver les Carbonell. Je consulte ma montre. 7 h 22. Bientôt l’heure de Guadalupe. Je fouille dans ma poche, j’y pêche une pilule bleue que je n’ai pas filée à papa et je l’avale avec une gorgée de bière. En attendant qu’elle fasse effet, je repense à ce qu’a dit papa à propos de Guadalupe. Elle se sert de moi pour faire avancer sa carrière, je n’en ai jamais douté. C’est une étoile montante au pays du million de chaînes et, grâce à moi, elle a accès à des sujets qui lui permettent d’épicer son show hebdomadaire, deux heures d’infos sur la frontière agrémentées de sexe, le plus souvent avec la señorita Guadalupe Bernal et votre serviteur. J’espère que notre relation dépassera le niveau d’un partenariat économique, et c’est ce qui pousse papa à affirmer qu’elle me manipule. Mais j’ai des attentes limitées pour ce qui est de l’existence, et je suis parfaitement satisfait d’être à la fois le directeur d’une agence de sécurité et le partenaire quasi célèbre de la Rose de la frontière.

À huit heures, je surfe sur une vague bleu azur d’amour psychotrope, et ma bandaison naturelle a atteint la qualité singe en rut. Quand sonne l’heure, le rideau métallique placé au centre du night-club se lève à grand

Extrait de la publication

Lucius Shepard – Aztechs

15

fracas, et l’éclat surchauffé d’El Rayo efface toutes les ombres, projetant des rayons écarlates sur le comptoir et transformant le miroir en plaque éblouissante. Puis il y a un petit hoquet version séisme, le rideau de feu s’évanouit et Lupe débarque côté mexicain, sa caméra sur les talons, un truc à six pattes de la taille d’un chihuahua, compromis entre l’insecte et le lézard, fruit de la technologie d’Aztechs. Le feu se rallume, lui servant de toile de fond comme à la Vierge de Guadalupe tandis qu’elle se dirige vers moi. Mince, pâle et élancée, elle porte un pantalon blanc et un chemisier de soie rouge échancré, décoré par des roses noires brodées. Le rideau redescend et le Cruzados retrouve sa pénombre coutumière — ce qui ne fait que rendre Lupe plus lumineuse encore.

Elle s’installe sur un tabouret près du mien, les vrilles de son parfum sinuant autour de moi, et me gratifie d’un vif baiser mouillé. Elle est déjà maquillée en vue de son show. Lèvres laquées de pourpre et paupières mutées en ailes de papillon noires soulignées d’ombre ; mais ça ne m’empêche pas de distinguer la géométrie ibérique de son visage : larges pommettes, menton fin, nez fort. Elle se penche vers moi et murmure : « On pourrait se retrouver en privé, mon chou ? Il me faut une nouvelle scène pour la mixer avec l’ouverture. »

On s’engage dans un couloir partant de la grande salle et on trouve une chambrette inoccupée. Murs noirs, sofa noir fileté de chrome, éclairage tamisé. De quoi faire saliver le marquis de Sade. On se désape à la va-vite et on baise pendant que la caméra grimpe au mur, nous colle au corps, pareille à une mante religieuse bénissant notre peau de sa lumière. D’habitude, Lupe aime bien que je lui parle, que je lui mitonne une séance de baise épicée à l’autoréférence, mais le show de ce soir risque d’être repris par d’autres shows, alors on la joue classe, soupirs et murmures, pas plus, et on s’éloigne cœur contre cœur de la transe charnelle de la frontière, pour abattre les frontières entre les gens, entre les nations, se fondre dans le courant d’images, de son, d’holo, de caresses, de baise qui danse le long du serpent rouge courant d’un océan à l’autre. J’ai Lupe dans la peau, littéralement. Son souffle est mon souffle, et on remonte le courant du minuit écarlate, on donne tout au syndrome du câble global. Je sens les images me courir sur la peau, comme si cent mille chats se frottaient à moi chaque seconde, et après, allongé au repos pendant que Lupe se refait une beauté, perchée au bord du sofa près de moi, je les sens toujours autour de nous, comme des spectres.

« Frankie », dit-elle, et la caméra-lézard tourne vers elle le groin qui lui sert d’objectif. « Lance l’ouverture. »

Une vue holographique de Lupe, pantalon blanc et chemisier rouge, apparaît au centre de la chambre, sur fond de sable et de cactus, et on entend sa voix à faible volume :

Extrait de la publication

Lucius Shepard – Aztechs

16

Il y a vingt-trois ans, quelqu’un a planté un panneau dans le désert. En plein milieu de nulle part, à deux cents kilomètres de Hermosillo, sur la côte du Pacifique. Un panneau en bois tout simple, relativement grand, sur lequel ces mots étaient rédigés à la peinture noire :

ICI S’ARRÊTE LA RÉALITÉ « Mixe avec la séance de baise à partir d’ici, dit Lupe à Frankie. Tu

passes d’Eddie et moi à moi dans le désert. » Il n’y avait aucune raison de placer un panneau là : il n’indiquait ni une

route, ni un bâtiment, ni un cours d’eau, ni une quelconque formation naturelle. On l’avait planté dans un coin où on ne trouvait que du sable, des cactus et des scorpions. La première personne à le repérer fut un chasseur de serpents au volant de sa jeep, qui affirma l’avoir criblé d’impacts de balle, mais lorsqu’un de ses amis alla y jeter un coup d’œil quelques jours plus tard, il le trouva intact. Cette histoire sembla agacer les gens du coin, qui jugèrent qu’on leur lançait là un défi irrésistible ; ils prirent l’habitude de démolir le panneau à intervalles réguliers, et les vandales accouraient de Hermosillo, de la frontière et par la suite d’endroits plus éloignés comme Monterrey et San Luis Potosi. Après chacun de leurs assauts, le panneau réapparaissait dans son état initial, parfois quelques heures à peine après avoir été anéanti par les flammes, les balles ou une tronçonneuse, sans que rien ne permette de savoir qui l’avait réparé.

« Envoie les souffles maintenant », dit Lupe ; elle se tourne vers moi et

me sourit. « Tu as été très bien, Eddie. Tu as pris quelque chose ce soir ? – Une bleue, c’est tout. – Oh ! » Petite moue boudeuse. « Tu m’aimes beaucoup, hein ? – Ne casse pas l’ambiance. Je suis heureux. » Le consensus s’est bientôt fait autour de l’hypothèse du canular — la

phrase ICI S’ARRÊTE LA RÉALITÉ sentait la blague d’intello. Cependant, ce point de vue a été battu en brèche lorsqu’un scientifique de l’université de Mexico, dont la curiosité avait été éveillée par ces histoires d’invulnérabilité magique, a dynamité le panneau puis, avec l’aide d’une poignée d’assistants et d’une batterie de caméras, a quadrillé la zone. Douze heures plus tard, le panneau était de retour. Personne ne s’était aperçu de rien, et pourtant le scientifique et ses assistants ont juré qu’ils ne s’étaient pas endormis ; quant à leurs films, ils ne permettaient pas de déduire grand-chose. Les caméras avaient filmé onze heures, cinquante-neuf minutes et cinquante-quatre secondes de totale inaction ; pendant les six secondes suivantes, la vue des

Lucius Shepard – Aztechs

17

décombres avait été remplacée par du bruit blanc. Puis le panneau était revenu, tel qu’en lui-même, et les décombres avaient disparu.

« Okay, fait Lupe. Effet stroboscopique. » Par la suite, la zone entourant le panneau est devenue l’équivalent

désertique du Triangle des Bermudes. On y a signalé des disparitions et des apparitions, on y a rapporté des légendes surnaturelles. Les gens s’en sont tenus à l’écart, exception faite des cinglés et de quelques chercheurs. Puis, dix ans après la première apparition du panneau, celui-ci s’est évaporé. Toutefois, son emplacement n’est pas resté vacant très longtemps. Quelques jours plus tard, on y découvrait une tête de pierre haute comme une maison de trois étages, sculptée dans le style aztèque et représentant Montezuma, l’empereur renversé par les conquistadores il y a quelques siècles. Couchée sur le côté, lépreuse et friable, on aurait dit la relique d’une culture morte ; pourtant, quand on y regardait de plus près, on s’apercevait qu’il ne s’agissait pas du fragment d’une antique statue mais du logo d’une organisation tout à fait moderne :

AZTECHS Une vue de la grande tête de pierre remplace le visage de Lupe. Ses

yeux sont des écrans de télé où défilent des images fugaces de la nature. Des oiseaux en plein vol, des coyotes en train de rôder, un serpent rampant sur la roche, des éléphants franchissant un gué…

« Incrustons les images de sexe dans les écrans oculaires de la statue, dit Lupe. Puis gros plan sur l’un d’eux durant la section suivante. » Elle me jette un regard par-dessus son épaule. « Chouette, hein ?

– Très », je dis. Lorsque les boutiques Aztechs ont fait leur apparition le long de la

frontière, proposant une technologie révolutionnaire à des prix sacrifiés, avec cette tête de pierre en guise de logo, le mystère semblait résolu. Mais une partie de ce mystère demeure entière…

Lupe raconte comment une IA militaire américaine, qui se fait

aujourd’hui appeler Montezuma, a réussi à télécharger une copie d’elle-même dans une unité de stockage mexicaine, effaçant du coup son occupant originel, et à se tailler un royaume virtuel en plein désert, garantissant sa survie grâce à des contrats liant son bras industriel alors secret, la corporation Aztechs, à des conglomérats multinationaux de toute la planète — des contrats dont la rupture aurait des conséquences catastrophiques pour l’économie globale. Pendant que l’image holo, pilotée par Frankie, caresse de

Extrait de la publication

Lucius Shepard – Aztechs

18

près la tête de pierre, dont le large visage et les lèvres épaisses expriment une sérénité chagrinée, je nous regarde, Lupe et moi, en train de nous activer dans l’œil gauche. J’ai des doutes sur notre relation. Côté physique, c’est du puissant, mais le sexe est avant tout une monnaie d’échange pour nous. Lupe me manipule, comme dit papa, et j’en fais autant à ma manière, profitant de ma célébrité pour faire tourner ma boîte. J’ai conscience de cette situation, je m’en accommode, mais les paroles de papa m’ont quand même blessé, et je cherche dans notre étreinte un signe me disant qu’entre Lupe et moi ce n’est pas seulement une question de business, qu’une attraction plus fondamentale se dissimule derrière le spectacle de ce couple en pleine baise — et je n’agis pas ainsi poussé par l’espoir (c’est ce que je me dis), mais par le désir de prouver à papa qu’il se trompe.

« Au moment du fondu, dit Lupe à Frankie, recule et passe mes cris de jouissance. »

L’image de la tête de pierre s’estompe au son des gémissements de Lupe. Elle se redresse et tourne vers moi des yeux soucieux. « Qu’y a-t-il, Eddie ? Tu as l’air triste.

– Ce n’est rien. » Je reboutonne ma chemise. « J’ai encore papa sur le dos.

– Tu devrais te casser de ce trou, dit Lupe en me caressant l’épaule. – Ouais, peut-être. » Je m’assieds. « Qu’est-ce qu’il t’a dit ? » Je la mets au parfum. « Tu n’as pas d’avenir, toi ? » Elle a un reniflement de mépris. « Il peut

parler, ce vieux con ! – Il dit que tu me manipules. – C’est vrai, j’aime parfois travailler à la main. – Peu importe. » Je me lève, j’enfile mon falzar. Lupe ramasse mon holster. « Un nouveau flingue ? – Nouveau pour moi. Je l’ai acheté à Sammy. Il a dû faire des dégâts au

Guatemala. » Elle joue avec les réglages incrustés dans la crosse et je lui arrache l’arme des mains. « Touche pas à ça. Tu vais tout faire sauter. À force de le tripoter, tu l’as réglé sur lance-grenades.

– Génial ! » Elle tapote le flingue et me lance un sourire aguichant. « Je me sens vraiment en sécurité avec toi. »

C’est son numéro habituel, et j’ai fini par m’y faire ; pourtant, ce soir-là, elle m’agace. « Tu es sincère ? » je lui demande.

Elle me fixe d’un air intrigué. « Hein ? – On blague, on déconne, mais je veux savoir si tu penses vraiment ce

que tu dis. Tu te sens en sécurité avec moi ? » Elle me tourne le dos, croise les bras. « J’ai pas besoin de ça !

Lucius Shepard – Aztechs

19

– Ah bon ? Eh bien, moi, je veux savoir où on en est. » Je l’oblige à me faire face. « Tu sais, parfois, quand on est en train de baiser, j’arrive à te sentir. Avec moi, dans ma tête. C’est vrai et je le sais. Mais j’aimerais que ce soit toi qui me le dises. »

Elle reste muette, refuse de me regarder dans les yeux. « Allez ! je fais. Mettons ça au clair. Si tu n’en as rien à foutre de moi,

je veux aussi l’entendre. – Mes sentiments n’ont rien à voir avec tout ça, crache-t-elle. Je te l’ai

dit mille fois : ma carrière passe avant le reste. Tu veux savoir si je t’aime ? » Elle prononce ce mot avec dédain.

« Tu m’aimes ? » Elle me jette un bref coup d’œil, et je jurerais que son armure s’est

adoucie, mais ça dure à peine un instant. « Quelle importance ? On est là pour le business, Eddie. Pas question que les sentiments viennent tout faire foirer. »

À quelques mètres de là, accroché au mur, Frankie braque son groin sur moi. Je fais mine de le frapper et il se carapate. « Tu es en train de filmer ? je demande à Lupe. Tu nous filmes en ce moment ?

– Relis ton contrat. Tant qu’on reste ensemble, j’ai le droit de filmer tout ce qui me chante.

– Va te faire foutre ! » Je remets mon holster, j’enfile ma veste. « On y va.

– Mais on va être en avance ! Je croyais qu’on aurait le temps de boire un verre.

– Si on arrive en avance, Frankie pourra te filmer à poil devant la tête. » J’ai sorti ça pour la charrier, mais je vois bien qu’elle est séduite par cette idée.

L’homme que nous devons protéger ce soir, le porte-parole officiel de la

corporation Aztechs, se fait appeler Z2 (pour Montezuma 2). Son visage est identique à celui de la tête de pierre, et le bruit court qu’il a subi une opération, que l’IA a capturé un pauvre type égaré dans le désert et lui a donné un nouveau visage, sans parler du reste. Quoi qu’il en soit, c’est aujourd’hui une superstar et j’ai décidé de sortir la limousine, une vieille Rolls noire complètement retapée et tellement blindée que Godzilla en personne ne lui infligerait pas la moindre égratignure.

On met le cap au sud en entrant dans le désert et, au bout d’un peu plus d’une heure de route, on aperçoit la tête. Avec ses yeux luisants, ses traits en partie érodés et son air défait, on dirait qu’on lui a jeté un sort, comme si elle était vivante et condamnée à se languir dans cette désolation de cactus et de scorpions, le regard fixé sur l’éternité, affichant sans les voir les images des choses qu’elle a jadis aimées. Lupe va prendre la pose à côté d’elle

Extrait de la publication

Lucius Shepard – Aztechs

20

pendant que j’ouvre le toit de la limousine pour contempler les étoiles. Elles sont si brillantes que leur éclat fait bleuir le sable du désert, et les collines basses couvertes de buissons étiques se détachent sur fond de firmament. Je ne suis pas anxieux, mais j’y travaille, car un paquet de trucs peuvent mal tourner quand on a affaire à des ordures comme les Carbonell. Les cartels d’autrefois s’y connaissaient question violence, mais les Carbonell, ainsi que la famille Guzman et Los de Abajo, le nom que s’est donné la toute nouvelle union des gangs de jeunes… tout ce petit monde a fait de la violence un nouvel art de vivre. À leurs yeux, le meurtre de masse est mûr pour devenir une discipline olympique. J’ai été surpris en apprenant que les Carbonell avaient autorisé Lupe à filmer la rencontre, puis j’ai compris qu’exhiber leurs activités criminelles dans le cadre d’un show mondialement célèbre représentait une validation de leur puissance. Ils se foutent d’être ainsi exposés au grand jour. Essayez donc de nous arrêter, qu’ils disent. La loi, c’est nous.

Sammy, qui a suivi la Rolls dans un véhicule blindé, établit un périmètre de sécurité et monte la garde, les AR-20 prêts à cracher, les quatre hommes vêtus de kaki et d’armure plastique, chacun avec son paquetage léger. J’ai déjà bossé avec l’équipe de Crespo. Fetisov a les cheveux blond filasse et une icône russe tatouée dans le dos. Dennard est un gladiateur, comme l’était Crespo, un afro-américain avec des hiéroglyphes égyptiens tatoués sur les lèvres et les paupières. Morely, qui a été sniper, a le torse recouvert de douzaines de silhouettes humaines bleues, le décompte de ses victimes au Honduras et au Guatemala. Quant à Childers, je n’ai pas encore vu sa galerie d’art corporel, mais je suppose qu’elle sera similaire à celle de Morely, quelques douzaines d’âmes figurées sous la forme de points d’exclamation ou de roses noires. Ils ont tous un look de sammy : les cheveux ras, les yeux fixes, les muscles lourds, l’air sombre. Il y a quelques mois, j’ai rendu visite à Crespo chez lui, au Camp du Rat vert. Des murailles vertes surmontées de toutes sortes de mouchards, entourant un vieil hôtel, trois étages de stuc vert et une cour cradingue où les combattants s’entraînent jour et nuit. Un mélange étrange de prison, de baraquement, de dojo et de monastère. Sammy déteste la musique — la moindre mélodie le rend dingue —, de sorte qu’on n’entend que des cris de rage et des litanies de mantras. Des colosses de toutes les races et de toutes les couleurs sont assis dans leurs cellules, occupés à affiner leur concentration ; d’autres soulèvent de la fonte ou durcissent leurs membres en frappant des objets variés. En traversant les lieux, je me sentais dans la peau d’un faon lâché dans la fosse aux lions. On peut dire sans crainte de se tromper que les sammies sont les clowns de ce rodéo qu’est l’univers junkie, les plus dangereux, les plus fonctionnels et les plus fiables de tous.

Extrait de la publication

Lucius Shepard – Aztechs

320

Le Dragon Griaule

Roland C. WAGNER

L.G.M.

Joëlle WINTREBERT

La Créode et autres récits futurs

A paraître en numérique

Aztechs de Lucius SHEPARD (juillet 2012) Louisiana Breakdown de Lucius SHEPARD (août 2012) Le Chant du barde de Poul ANDERSON (septembre 2012) Bifrost n° 68 : Spécial Ian McDonald (octobre 2012) Cagebird de Karin LOWACHEE (novembre 2012) Sous des cieux étrangers de Lucius SHEPARD (décembre 2012)

Extrait de la publication

Lucius Shepard – Aztechs

321

Retrouvez tous nos livres numériques sur e.belial.fr

Venez discutez avec nous sur forums.belial.fr

Retrouvez Le Bélial’ sur Twitter et sur Facebook !

Malgré tout le soin que nous apportons à la fabrication de nos fichiers numériques, si vous remarquez une coquille ou un problème de compatibilité avec votre liseuse, vous pouvez nous écrire à [email protected]. Nous vous proposerons gratuitement et dans les meilleurs délais une nouvelle version

de ce livre numérique.

Cet ouvrage est le quarantième-et-unième livre numérique des éditions du Bélial’ et a été réalisé en juillet 2012 par Clément Bourgoin d'après l’édition

papier du même ouvrage (ISBN : 978-2-84344-069-4).

Extrait de la publication