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Extrait de la publication… · disc-jockeys, danseuses nues — et ceux qui les regardent se trémousser. Écrivains et journalistes, policiers, détec-tives privés. Cambrioleurs

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Ce livre, publié dans la collection ROMANICHELS dirigée par Josée Bonneville, a été placé

sous la supervision éditoriale d’André Vanasse.

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Nuits blanches et jours de gloire

Solstice d’été

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de la même auteure

Suite pour un visage, poème, Montréal, Éditions du Carré Saint-Louis, 1970.Finitudes, poèmes, Montréal, Éditions d’Orphée, 1972.Yes, monsieur, récit, Montréal, Éditions La Presse, 1973.Un sens à ma vie, récit, Montréal, Éditions La Presse, 1975.J’elle, récit, Montréal, Éditions Stanké, 1979.Une histoire gitane, roman, Montréal, Québec Amérique, 1982.L’homme de Hong Kong, nouvelles, Montréal, Québec Amérique, 1986.Les miroirs d’Éléonore, roman, Montréal, Éditions Lacombe (finaliste au Prix du Gouverneur général et au Grand Prix littéraire du Journal de Montréal), 1989.Chambre avec baignoire, roman, Montréal, Québec Amérique (Grand Prix littéraire du Journal de Montréal et Prix de la Société des écri vains canadiens), 1992.Pense à mon rendez-vous, nouvelles, Montréal, Québec Amérique (finaliste au Prix du Gouverneur général), 1994.Traductrice de sentiments, roman, Montréal, XYZ éditeur, coll. « Ro ma nichels », (finaliste au Grand Prix des lectrices Elle Québec), 1995.Le cimetière des éléphants, roman, Montréal, XYZ éditeur, coll. « Ro ma nichels », 1998.Dialogues intimes, récit, Montréal, XYZ éditeur, coll. « Étoiles va riables », 2002.Mercredi soir au Bout du monde, roman, Montréal, XYZ édi-teur, coll. « Ro ma nichels », (Prix France-Québec et prix Ringuet de l’Académie des lettres du Québec, finaliste au prix du Gouverneur général et au prix Biblioblog), 2007.Âmes en peine au paradis perdu, roman, Montréal, XYZ édi-teur, coll. « Ro ma nichels », 2009.

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Hélène Rioux

FRAGMENTS DU MONDE III

Nuits blanches et jours de gloire

Solstice d’été

roman

éditeur

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Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec et Bibliothèque et Archives CanadaRioux, Hélène, 1949-

Nuits blanches et jours de gloire

(Romanichels)Troisième tome de la série Fragments du monde.

ISBN 978-2-89261-642-2

I. Titre. II. Rioux, Hélène, 1949- . Fragments du monde. III. Collection: Romanichels.

PS8585.I46N84 2011 C843’.54 C2011-941905-XPS9585.I46N84 2011

Les Éditions XYZ bénéficient du soutien financier des institutions suivantes pour leurs activités d’édition :– Conseil des Arts du Canada ;– Gouvernement du Canada par l’entremise du Fonds du livre du Canada (FLC) ;– Société de développement des entreprises culturelles du Québec (SODEC) ;– Gouvernement du Québec par l’entremise du programme de crédit d’impôt pour

l’édition de livres.

Conception typographique et montage : Édiscript enr.Graphisme de la couverture : Zirval DesignPhotographie de la couverture : antares 71, iStockphotoPhotographie de l’auteure : Martine Doyon

Copyright © 2011, Hélène RiouxCopyright © 2011, Les Éditions XYZ inc.

ISBN version imprimée : 978-2-89261-642-2ISBN version numérique (PDF) : 978-2-89261-674-3

Dépôt légal : 4e trimestre 2011Bibliothèque et Archives nationales du QuébecBibliothèque et Archives Canada

Diffusion/distribution au Canada : Diffusion/distribution en Europe :Distribution HMH Librairie du Québec/DNM1815, avenue De Lorimier 30, rue Gay-LussacMontréal (Québec) H2K 3W6 75005 Paris, FRANCEwww.distributionhmh.com www.librairieduquebec.fr

Imprimé au Canada

www.editionsxyz.com

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Pour Élise

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Sur la terrasse du Bout du monde

Un quart, un tiers peut-être de l’humanité vit la nuit…

C’est le temps qui s’écoule du coucher au lever du soleil. La nuit. On dit qu’elle tombe. Sans grand fracas, c’est vrai, mais tous les jours elle tombe, parfois plus tôt, parfois plus tard, quand le soleil descend derrière l’horizon — pour émerger de l’autre côté. Parce que, quoi qu’on en dise, il ne se couche jamais, c’est juste qu’on ne le voit plus. Ainsi va la vie. Puis, l’obscurité avale peu à peu la lumière. Les lampadaires s’allument le long des rues, des routes, les phares aussi, sur les côtes. Et les étoiles, ou leur souvenir, leur reflet — certaines seraient, paraît-il, mortes depuis des siècles et plus encore —, apparaissent comme par magie dans le ciel noir. La nuit est là jusqu’à demain.

On dit parfois qu’elle règne. Mais quand on le dit, c’est d’habitude que ça va mal pour le monde, l’âge des ténèbres, la grande noirceur et tout ça. On aime autant ne pas la voir régner.

Noire, profonde. Maléfique parfois. Ou bleue — un surnom poétique qu’on lui donne quand une série d’actes

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terroristes sont perpétrés. Un tueur tapi dans une encoignure, un espion qui manipule ses instruments sophistiqués, la nuit est et sera leur complice. Un tireur d’élite — d’élite ? — embusqué et sa proie qui, à la main une mallette remplie de documents ultrasecrets, de millions de dollars vrais ou contrefaits, blanchis ou non, sort de sa voiture, de son voi-lier, de son palace sans se douter de rien. La balle lui perce la trachée-artère — ou est-ce le cœur ? —, le malheureux s’écroule au ralenti, dans un film sa chute serait presque élégante. Un flot de sang sur la pelouse, le stationnement ou bien c’est l’eau de la marina qui soudain devient rouge. Mais le rouge, on ne le voit pas, la nuit tout est noir ou gris. Le sicaire, lui, se volatilise sans être inquiété. Avalé comme la lumière, lui aussi, par la nuit. Aucun témoin de l’incident — du meurtre — sinon la lune, mais elle se glisse derrière un nuage. Elle en a vu bien d’autres, elle qui contemple le monde depuis qu’ensemble ils ont émergé du néant.

Reculons dans le temps. On aperçoit alors dans une clairière les sorcières en transe qui dansent avec Lucifer. Plus loin, les bûchers grondent et ronflent. Mais ils étaient peut-être — sans doute — allumés pendant la journée, pour qu’on voie bien les pécheresses se tordre et grimacer dans les flammes. Un spectacle nécessaire pour l’édifica-tion des masses, tous les inquisiteurs en convenaient : ces supplices devaient être suffisamment convaincants pour garder la populace docile pendant quelque temps. Les gens du Ku Klux Klan allumaient les leurs, ou des croix, la nuit, on l’a vu dans les documentaires. Des croix immenses qui ronflaient et grondaient avec la même fureur vengeresse que les bûchers jadis.

La nuit, certains aiment l’associer au péché, au côté noir de l’âme. Mais aussi au silence. Et à la peur, au mystère.

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Toutes sortes de malédictions sont rattachées à la lune, œil qui voyage dans le ciel, à sa lumière qui frissonne sur la mer. Malédictions, phénomènes inexplicables et inquiétants, sur-tout quand elle est pleine. Le comte Dracula et ses semblables sortent de leurs cercueils, les morts-vivants se réveillent et, animés de projets malveillants, rôdent aux abords des cime-tières. Les bébés naissent plus que les autres nuits, les fous s’agitent dans leur cellule, il faut alors les attacher à leur cou-chette. Des hurlements qui n’ont, dit-on, plus rien d’humain se répercutent dans les couloirs de l’asile. Le jour se lève, heureusement, et tout s’apaise. Mais pas toujours.

Certains la trouvent triste. On songe à cette nuit parti-culière qu’on a appelée, qu’on appelle encore Noche triste. La nuit du 30 juin 1520 quand les Espagnols encerclés tentaient de fuir Tenochtitlán malgré les ponts coupés. Il pleuvait, il a plu toute la nuit. Des trombes d’eau. Plus tard, si l’on en croit la chronique — mais pourquoi ne la croirait-on pas ? —, le conquérant bardé d’acier aurait pleuré au pied d’un arbre après avoir compté ses guerriers morts, transpercés par les lances aztèques ou, destin pire encore, sacrifiés à des déités païennes, implacables, noyés au fond de la lagune sous le poids de l’or volé. Oui, le grand Hernán Cortés pleurait au pied d’un cyprès. Se le saltarón las lágrimas de los ojos, relate le chroniqueur ému. Des larmes jaillirent de ses yeux. Cet arbre qu’en náhuatl on appelle ahuehuete existerait encore, semble-t-il, à Tacuba. Du moins ce qu’il en reste. Son fils, ou sa fille — les arbres ont-ils un sexe ? —, un cyprès qu’on affirme engendré par lui — une graine tombée et germée dans la terre — veille désormais sur l’ancêtre.

Nox. Féminine, comme la lumière et l’eau, comme la terre. Schéhérazade dévoilée qui raconte au sultan ses mille

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et une histoires, la belle Soraya dans la tour de la captive, à l’Alhambra.

Dans la forêt, aucun bruit ou presque. Dans la ville non plus. La vie s’est assoupie. Qu’elle se repose. Mais non, pourtant, tout ne dort pas. Un quart, un tiers peut-être de l’humanité veille. Ambulanciers, pêcheurs, méde-cins de garde, infirmières, chauffeurs de taxi, barmans, disc-jockeys, danseuses nues — et ceux qui les regardent se trémousser. Écrivains et journalistes, policiers, détec-tives privés. Cambrioleurs et revendeurs. Tueurs à gages. Insomniaques et noctambules. Âmes en peine. Une chouette ulule dans les bois — elle ne dort pas, elle guette sa proie. La mer est calme. Au large, trois bateaux de pêche ont l’air de se bercer. La lueur d’un phare, elle perce la noirceur à intervalles réguliers. Puis, surgie de nulle part, une bouffée enchante l’air l’espace d’un instant. Sous le charme, on tourne la tête. Ce sont les dames de nuit — certains disent « reines », certains disent « belles » — et leur parfum ensorcelant.

Nyx. Fille du Chaos pour les Grecs de l’Antiquité. Mère du sommeil et des songes, de la vieillesse, de la destinée. Et de Thanatos qu’elle a engendré seule, Thanatos au cœur de fer. La mort.

On prétend que la nuit porte conseil, qu’elle est le domaine de l’inconscient, des rêves — comme si le jour on ne rêvait pas. Dans la tête des dormeurs, des person-nages entrent et sortent, des intrigues se nouent, ne sont pas dénouées. Le temps s’étire, se tord, se déploie, il ne veut plus rien dire. Il parle sa propre langue. Au matin, il nous reste parfois des images sans suite comme des éclats de miroir fracassé.

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Mais quand la nuit est blanche, elle évoque des fêtes effrénées, raves, bacchanales et autres rassemblements agrémentés de substances illicites. Ou des amants qui geignent, crient, soupirent, transpirent, s’étreignent dans un lit, un écrivain implorant sa muse récalcitrante. En panne d’inspiration, le front dans sa main devant la page couverte de ratures — ou est-ce un écran vierge ? Du jazz à la radio, les feulements des chattes en chaleur, des matous qui se défient dans les ruelles.

Quand elle est blanche, on pense au nord : l’Islande, la Sibérie, l’Alaska. Saint-Pétersbourg, Dostoïevski et ses per-sonnages — d’autres âmes en déroute — rôdent encore, à jamais privés de sommeil. Veltchaninov, Pavel Pavlovitch, l’éternel et pathétique mari coiffé de son chapeau garni de crêpe, Nastenka qui erre près d’un canal en attendant l’amour — mais l’amour viendra-t-il ? — et les autres, Mychkine, Karamazov, Rogogine, Nastassia Philipovna, tous leurs tourments exacerbés, tous leurs remords. La lune rousse sur la Neva. Un violon tzigane, une guitare, une danseuse pleine d’arrogance, son châle à franges, un poing sur une hanche, l’autre bras levé au-dessus de sa tête. Des bracelets dorés cliquettent à ses poignets. Flots de vodka et de champagne. Rires et larmes. Imprécations, serments, parjures. Un peu plus loin, des nihilistes aux yeux fiévreux refont le monde, ou le défont, dans des caves enfumées, autour d’un samovar.

Ces caves en font remonter d’autres à la mémoire : Saint-Germain-des-Prés, disons, ses chanteuses maigres vêtues de noir, les cheveux dans les yeux, ses philosophes désabusés, oui, cette faune sortait la nuit, c’est sûr, et ne rentrait qu’à l’aube. On entend encore l’écho des voix avi-nées, rauques d’avoir tant discouru, tant fumé. Poètes et

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peintres illuminés, chorégraphes inspirés avec leurs dan-seurs étoiles, leurs ballerines, romancières neurasthéniques semblables à des lucioles, leur éclat depuis longtemps éteint. Jean Cocteau et ses amis, peut-être. Oiseaux de feu, oiseaux de nuit. Expatriés fous de liberté, génération per-due. Ils sortent d’une de ces caves pour entrer dans une autre. Les unes titubent sur leurs talons hauts, des bras entourent des épaules. Un parapluie s’ouvre, il pleuvine, les uns et les autres flageolent sur les trottoirs mouillés. Les lampadaires sont allumés, leurs reflets tremblent dans les flaques. Bras dessus, bras dessous, les noctambules des-cendent quelques marches. Voici le pianiste noir penché sur son clavier, des gouttes de sueur s’insinuent entre les notes, le contrebassiste enlace son instrument, on dirait une maîtresse jalousement aimée. Le saxophoniste a rejeté la tête en arrière, les notes, do, sol, fa dièse, montent et s’étirent en longues volutes, traînent longtemps, se mêlent à la fumée des cigarettes.

Nox, nuit, notte. Des berceuses chantées à voix basse dans des chambres d’enfants. Ailleurs dans le monde, quelqu’un écoute de l’opéra. Une voix s’élève : la Reine de la nuit réclame sa fille Pamina.

Il y a aussi l’angoisse, évidemment, comment oublier l’angoisse, comment la taire ? Ceux qui attendent des nou-velles des disparus — l’amante infidèle, le fiancé ou le mari soldat dans une guerre dont il ne comprend pas l’enjeu, dont il n’a rien à faire, à l’autre bout du monde, un champ de mines prêtes à exploser sous ses pieds. L’adolescente en fugue. Ceux qui attendent la mort, la nuit du tombeau, comme on dit, l’éternelle. L’attendent comme on attend une délivrance. Dans le couloir des condamnés, dans une

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résidence pour gens en perte d’autonomie — certains, plus cyniques, ou réalistes, appellent ces lieux mouroirs, un mot qui donne froid dans le dos —, ou bien à l’hôpital, dans le service des soins palliatifs, dans une baignoire, les poignets tailladés. Sous les décombres de villes en ruine. Il y a l’angoisse, comment la taire ?

Puis, l’aube se lève — elle ne tombe jamais. Un nou-veau jour dans sa lumière rose orangé. De misère ? Ou de gloire.

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Au Bout du monde, la terrasse est ouverte. Enfin, quand on dit terrasse… Trois tables naguère blanches en résine de synthèse flanquent la porte du bistroquet, rue Saint-Zotique. N’empêche que, pour les fumeurs, c’est une nette amélio-ration quand vient l’été. Trois femmes sont là, justement, Denise et Laure, des habituées, et une autre, Françoise, qui ne l’est pas. Un coke diète et deux cafés. Toutes trois fument allègrement leur cigarette. Empreinte de rouge à lèvres — corail, framboise, tango, à chacune sa nuance — sur le bout filtre. À la deuxième table, Jonathan, un traducteur qui habite dans le quartier, fait durer une bière. D’habitude, il vient plutôt la nuit quand, après avoir trimé à son ordi-nateur six heures d’affilée, il est soudain démangé par une fringale de poutine gratinée. Mais aujourd’hui, il profite du beau temps. Surtout que cette année — comme tous les ans, en fait — le printemps n’a pas été de taille contre un hiver qui s’est acharné jusqu’en mai. El Niño serait le responsable. Au dix- huitième siècle, en Allemagne, quand une vague de gel avait tué les récoltes, c’étaient les sorcières qu’on avait accusées. On en avait alors brûlé quelques

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milliers. Il faut toujours un bouc émissaire. Maintenant, le soleil sur sa nuque, une sensation exquise, presque volup-tueuse, Jonathan lit un livre — format poche —, surligne parfois un mot au feutre bleu fluorescent.

Quelques affiches sont collées sur l’érable devant lui. Quelqu’un a perdu son cacatoès à huppe rouge, un oiseau répondant au nom de Loulou. Un autre recherche sa chatte angora grise, Dama. Une récompense est promise dans les deux cas. La troisième feuille blanche annonce en majuscules « GRANDE LIQUIDATION. TOUT DOIT ÊTRE VENDU ». Suit une adresse rue Dante, un peu plus loin. Quelqu’un doit être sur le point de déménager.

La troisième table est pour l’instant inoccupée.

Il est quatre heures de l’après-midi, le soleil brille de tous ses feux, il a brillé toute la journée. Vingt et un juin, solstice d’été, le jour le plus long de l’année.

À l’intérieur, eh bien, c’est comme c’était ou presque. Sauf qu’il y a maintenant des nappes — en plastique — à carreaux rouges et blancs sur les tables, de petits vases et leurs fleurs, tulipes et marguerites, en plastique aussi mais plutôt bien imitées, au milieu. Louison a décrété qu’il était temps de donner un minimum de « classe » à l’endroit. « Le quartier est en train de changer, c’est pour ça », comme elle l’a expliqué à une Marjolaine — la cuisinière — médusée. « Ça s’appelle la gentrification. On n’y peut rien.

— Fixation ?— Fication, Marjolaine. Gentrification. Ça veut dire

que ce n’est plus le même genre de monde qui vit dans le quartier. Des jeunes qui sont allés à l’université ont acheté les maisons des vieux ouvriers. Vous n’avez pas remarqué ? »

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Elle est payée pour le savoir : les maisons, c’est elle qui les vend.

Louison, la nouvelle flamme du patron. Il s’est séparé de l’ancienne — après vingt-sept ans d’un mariage que tout le monde croyait plus ou moins sans nuages — au mois d’avril, et trois semaines avaient à peine passé que Louison faisait irruption au Bout du monde avec ses nappes et ses piles de CD. D’où sortait-elle ? D’un site Internet pour cœurs esseulés ? Tout est possible. Mais trois semaines, vraiment… C’est indécent, ont mur-muré les habitués — joueuses de cartes et chauffeurs de taxi —, choqués. Est-ce qu’on s’engage comme ça après trois semaines ? On exhibe sans vergogne la rivale triom-phante, une parfaite inconnue, on la laisse faire la loi dans un lieu auquel la première — la délaissée, la répudiée — a consacré une bonne moitié de sa vie ? Bon, pas la moitié. Mais une douzaine d’années, et ça compte. Et ce lieu, elle l’a pour ainsi dire marqué de son sceau. Indécent, révol-tant, voire obscène. D’après Marjolaine, il n’y avait qu’une explication : l’affaire — l’adultère — traînait depuis long-temps, l’épouse légitime fermait tout simplement les yeux. Denise pensait comme elle. Les hommes sont finalement tous pareils, a-t-elle conclu en haussant les épaules, désa-busée. Et elle savait de quoi elle parlait. Bien naïves celles qui leur font confiance.

C’est ainsi que Louison a débarqué au resto, résolue à tout chambarder. Un vrai gendarme. Plus question d’allu-mer la radio, par exemple. Parce que — c’est elle qui le prétend — ces émissions ringardes font fuir la clientèle. Tout le problème est là, justement : elle chercherait à la faire fuir qu’elle n’agirait pas autrement. C’est-à-dire la clientèle des habitués, la fidèle. Louison a des projets, c’est évident. Elle voit grand.

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Elle a donc apporté sa musique : Paolina Sanchez et autres reines du tango, un peu de reggae, de salsa, quelques valeurs sûres — les Beatles, Joe Dassin — et même les best of de Frédéric Chopin, préludes, valses, nocturnes. Elle a haussé les prix : « La table d’hôte à 5,95 $, c’est pas sérieux, Charlou. Regarde un peu autour de toi. Avec tes prix de l’an quarante, tu cours tout droit à la faillite. On a changé de millénaire, au cas où tu ne le saurais pas. » Charlou ! Elle l’appelle Charlou devant le personnel — ou même Loulou, ce qui est un comble — et il ne bronche pas. Comment espère-t-il se faire respecter après ça ? Quoi qu’il en soit, le repas complet coûte désormais quatre dollars de plus et les clients réguliers ont trouvé l’augmentation salée malgré les fleurs et les nappes à carreaux. Elle a fait acheter une machine à expresso, des digestifs, des apéros que personne ne boit. Elle a changé les noms des plats : la crème de carottes s’appelle maintenant « velouté Crécy », la salade de thon, « chiffonnade gaspésienne », et les fidèles en perdent — façon de parler — leur latin. D’ailleurs, le thon en conserve qu’on achète vient la plupart du temps de Thaïlande, un détail qui n’a pas l’air de la déranger.

« C’est pas parce que les choses fonctionnent d’une façon depuis la nuit des temps qu’il faut pas les changer, comme elle aime le répéter. Tout peut s’améliorer. » Vu comme ça, elle n’a peut-être pas complètement tort. « Il n’y a pas pire eau que l’eau qui dort. » Sans doute. Mais quand elle a voulu baptiser « hachis Parmentier » le véné-rable pâté chinois, Marjolaine s’est insurgée. Trop, c’est trop. « En France, c’est ça qu’ils disent, pourtant », a fait valoir Louison qui refusait de lâcher prise. D’habitude conciliante, Marjolaine a roulé les yeux, dents et poings serrés. Cette femme et ses diktats lui restent en travers de la gorge. « C’est pas la France ici.

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— Ou bien pâté berger, a concédé Louison, vaguement intimidée. Parce que chinois, franchement, vous admettrez avec moi qu’il n’y a rien de chinois dans ce pâté-là. »

Elle a tenté de plaisanter. « Steak, blé d’Inde, patates, vous me direz pas que c’est chinois ? » Mais Marjolaine n’a même pas souri. Elle ne préférait ni l’un ni l’autre. La réponse est tombée comme un couperet. « Parmentier ou berger ou ce que vous voudrez, moi, c’est bien simple, j’en fais pas. » Sur le point de rendre son tablier. Jean-Charles Dupont — après tout, c’est lui, le patron — lui a cette fois donné raison. Il y a des limites. « Un plat national, c’est un plat national, Louison. Ça se change pas. Même chose pour la poutine. Et tant pis si le nom te plaît pas. Au Bout du monde, on respecte les traditions. » Elle se l’est tenu pour dit, du moins pour le moment.

Donc, à part les nappes à carreaux, la musique de tango, les plantes en pot — trois machins énormes et exotiques qu’il faut penser à arroser une fois par semaine, pas une goutte de plus —, les affiches touristiques sur les murs — Pise et sa tour, Prague et son horloge, un coucher de soleil à Palma de Majorque —, c’est presque comme c’était.

Bon, la serveuse est une nouvelle recrue, c’est vrai. Mais au Bout du monde, une nouvelle serveuse n’a rien d’une nouveauté. Elles ne font jamais de vieux os, au point que Marjolaine se demande parfois si les jeunes ont encore envie de travailler. Elle-même avait quinze ans quand elle a débuté dans la restauration et elle n’a jamais arrêté, c’est à peine si elle prend deux semaines de vacances par année. Les temps changent, comme dit Louison. Pour une fois, elle doit avoir raison. Marjolaine, elle, aimerait autant qu’ils ne changent pas. Ou qu’ils changent moins vite, s’ils doivent absolument changer.

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