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Extrait de la publication… · dôme d'ardoise de l'Hôtel-Dieu au fond, dominant la ville, la fausse tour Eiffel de Fourvière et la basilique, toute raide, comme un gros pachyderme

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ON NE VIT

QU'UNE FOIS

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L'ANGE ET LA COURONNE (Calmann-Lévy)TA MAIN GAudiiE (Calmann-Lévy)

CONQUÊTE (Calmann-Lévy)

Œuvres de

PIERRE FRÉDÉRIX

~7~

Romans et nouvelles

LES PAPILLONS VERTS

SOUVENIRS DU TIR AUX HOMMES

LE BAL DES SAINTES-MARIES

NOÉMI

ON NE VIT QU'UNE FOIS

Essais, voyages

IRLANDE EXTRÊME-OCCIDENT

ÉTAT DES FORCES EN FRANCE

Chez d'autres éditeurs

Romans et nouvelles

MORT A BERLIN (Fayard)

Essais, vovages

GOYA (Artisan du Livre)MACHINES EN ASIE (Plon)

WASHINGTON ou Moscou (Hachette)

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PIERRE FRÉDÉRIX

On ne vit

qu'une foisroman

rirf

GALLIMARD

Troisième édition

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L'édition originale de cet ouvrage a été tirée il. treize

exemplaires sur Alfama Marais, dont dix numérotés de

1 à X et trois, hors commerce, marqués de A à C.

Tous droits de traduction, de reproduction et d'adaptationréservés pour tous les pays, y compris la Russie.

Copyright by Librairie Gallimard, 1949.

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« Quel vacarme Il semblait que tous ces êtrescriaient et chantaient pour que personne, ce soir deprintemps, ne pût dormir, pour que tout et même lesgrenouilles furieuses, jouît de chaque minute et lachérît, car la vie n'est donnée qu'une fois. »

1 TCHÉKOV

(Dans le Bas-Fond.)

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PREMIÈRE PARTIE

CHARLES RICHARD LEPAGE

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Sur le quai du Rhône, écrasé de chaleur, les platanes com-mençaient à perdre leurs feuilles. Pas un souffle, pas un nuage,pas une fumée dans le ciel bleu. Les mouettes elles-mêmesavaient disparu.

Accoudée à sa fenêtre, Mariette soupira. Elle connaissait letableau par cœur le fleuve limoneux et désert les immeublesde l'autre rive, leurs rangs serrés de fenêtres sans volets; letablier blanc du pont Wilson la longue façade noirâtre et ledôme d'ardoise de l'Hôtel-Dieu au fond, dominant la ville, lafausse tour Eiffel de Fourvière et la basilique, toute raide,comme un gros pachyderme renversé les quatre pattes en l'air.A droite, la Croix-Rousse dressait en pleine lumière son châ-teau de cubes et de dominos crème, beiges ou gris hautesbâtisses trouées de noir, façades nues inondées de soleil, pan-neaux clairs, triangles d'ombre, bouquets d'arbres étouffés. CeLyon, quelle drôle de forteresse. On était en septembre, unsamedi.

Les gens vont à la campagne, pensa Mariette en regar-dant les autos qui suivaient le quai d'en face. Un tram rouges'arrêta et repartit. Sur le pont Lafayette, grand arc brundétendu, deux autres jouets rouges se croisèrent. Et moi, jesuis là. J'attends. Comme toujours.

Pour la dixième fois elle explora des yeux les abords de lamaison. Elle ne vit qu'un chien qui errait, un mécanicien en

cotte bleue debout près d'un camion et assis sur le parapet basdu quai, le dos tourné au fleuve, deux jeunes gens. Plus bas, surla berge, une grue manœuvrait avec un bruit de chaînes. Des

pierres que déversait la benne, une bouffée de poussière s'éleva.Un homme sortit de l'urinoir, en plein soleil, et rentra sous lesplatanes.

Si Charles venait, ce serait en taxi ou à pied. Prendre savoiture, jamais. « Je ne tiens pas, avouait-il, à ce que tout Lyon

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ON NE VIT QU'UNE FOIS

sache où je suis et ce que je fais.Ainsi depuis huit ans. Ilpréférait ne pas « s'afficher» en ville avec Mariette. Ce jour-là,il lui avait demandé d'être « chez euxàtrois heures. Elle

s'était pressée. Elle avait eu la folie de croire qu'il en seraitautrement qu'à leurs autres rendez-vous. Et voilà plus d'uneheure et demie qu'elle se morfondait à l'attendre. Si, au moins,il téléphonait.« J'arrive. excusez-moi j'ai été retenu.» Safamille, sa femme madame Richard-Lepage le poids desa maison, de ses affaires, de ses relations, de son passé. Etc'était cet homme-là pourtant qui l'avait fascinée. Lui. Nulautre. Elle le connaissait, elle n'était pas une enfant, elle avaitvingt-trois ans au début de leur liaison. Depuis huit ans ilflattait sa patience. Depuis huit ans il suggérait à Mariette que lefin du fin est de cacher au monde, de peur qu'on ne soit jaloux,la parfaite image d'une amante fidèle. Alors ? « Je devrais, sedit-elle en quittant la fenêtre, sortir d'ici à l'instant.» Elletraversa le salon, dont le vieux parquet ciré, coupé de losangesnoirs ondulait, et elle s'arrêta au seuil de la chambre. Le soleilcoulait entre les lattes de l'abat-jour, éclairait les poussières ensuspens, découpait en bandes d'ombre et de lumière la couver-ture du lit. « Il ne me trouvera pas. Cela lui servira de leçon.»Mais aussitôt, elle se rappela que le lendemain était undimanche, un jour où Charles s'occupait de ses enfants. Elle nele verrait donc pas. Elle ne Jui téléphonerait pas le lundi àlui de faire le premier geste. La moitié de la semaine se perdraitde cette façon. Pourquoi pas tout l'automne ? Pourquoi pas lavie entière ?

Tout en réfléchissant, elle s'était reculée d'un pas et elleavait. posé les doigts sur le bord frais de la cheminée. Son imagelui apparut dans la glace. C'était une figure aux contours indé-cis, le reflet d'une femme mal dégagée des rêves fous et desrefus hésitants de l'enfance. La bouche était pure, entr'ouverte,avec une lèvre supérieure curieusement retroussée, le mentonénergique, le cou aussi pâle que le visage et le front. Des yeux,sous la ligne étroite des sourcils, on ne distinguait que deuxamandes sombres une expression de peine achevait de lesbrouiller. Partagés à droite par une raie, les cheveux blonds etsoyeux couvraient l'oreille et pendaient jusqu'en bas d'une joue.Mariette se sourit faiblement. « Des cheveux de noyée », luidisait sa mère parfois. Elle'y porta la main et les repoussa enarrière. Sa tempe, découverte, brûlait. Sous la chemisette desoie blanche à raies roses, les seins durs se contractèrent.

Je suis lâche, pensa Mariette. Je le laisse faire tout ce qu'ilveut.

En arrivant tout à l'heure, elle avait préparé un plateau pourle goûter des verres, des coupes, du cake, des jus de fruits, debeaux raisins, un saladier où une glace au chocolat était en train

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CHARLES RICHA11D-LEPAGE

de fondre. Machinalement elle attrapa le saladier et alla lereporter dans la cuisine. C'était une pièce sombre, carrelée, quine prenait jour que sur un puits sinistre, foré le long de la cagede l'escalier. La femme de ménage y avait laissé des balais. Sousla lumière crue de l'ampoule électrique, la couche de poussièrequi couvrait les tables paraissait plus épaisse. L'évier étaitgras. Quelle saleté. Du bout des doigts, Mariette fit tourner laclef du buffet. Il y avait là deux ou trois douzaines de bouteilles,des terrines de pâté, des boîtes de conserves, des pots de confi-ture de quoi dîner en somme, pour peu qu'on fît monter ducomptoir de la rue Servient un peu de bouillon froid, du pain,du beurre et un dessert. Charles ne tenait pas à se montrer dansles restaurants de Lyon avec Mariette. Mais dînerait-il avecelle ? Il n'avait pu le lui dire il ne disait jamais ces choses-làqu'au dernier moment, comme à une domestique. Ou à unecaptive. Etait-elle donc à sa disposition ? Elle étouffait. Le bruitd'une voiture qui s'arrêtait sur le quai lui fit tourner la tête.Une portière claqua. Mariette courut au salon, se pencha dehors.Un couple traversait le trottoir et pénétra dans une maisonvoisine. « S'il n'est pas ici dans un quart d'heure, se juraMariette éblouie par le soleil, je pars. Il ne me reverra jamais.»Elle fut sur le point de reprendre sa petite veste, accrochée audos d'une chaise. Mais elle se contint, obliqua vers la chambreà coucher et se jeta sur le lit.

Pendant quelques minutes elle resta immobile, la nuque surun coussin, à dévorer son humiliation. Invisible, un moustiquesciait l'air, au-dessus d'elle. Il effleura sa figure. D'un gesteelle le chassa, il revint, elle changea de position et se mit àregarder les panneaux de bois gris qui couvraient les murs dela chambre. Ils étaient nus et craquelés, sans une gravure, sansune photographie. Les murs d'une chambre que l'on n'habitepas. En louant ce petit appartement au nom de Christian Maze-nod un ami d'enfance de Mariette Charles avait acheté

d'un seul coup le gros des meubles, et fait poser une baignoire,au grand étonnement de la concierge, dans le cabinet de toilettedont se contentaient les prédécesseurs. Ceci se passait vers 193.

et depuis six ans on avait changé le lit, apporté un peu de lingeet de vaisselle, une ou deux lampes, un beau tapis pour la cham-

bre. « Pourquoi, demandait à Mariette la sœur de Christian,Lucie Delorme, ne t'installes-tu pas quai Augagneur ? La vueest magnifique et ce serait tellement plus commode que cheztes parents. » Ce qui en empêchait Mariette était un senti-ment qu'il lui eût été difficile d'exprimer un scrupule peut-être, le désir de ne pas vivre dans un appartement dont Charlespayait le loyer ou bien la crainte obscure de ne plus pouvoiren sortir. Certains soirs, quand Charles s'arrangeait pour resteravec elle jusqu'à minuit, elle couchait là. Et dès qu'elle était

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ON NE VIT QU'UNE FOIS

seule, à travers les fenêtres fermées, le bruit que fait le Rhône,contre les piles du pont Wilson, commençait à monter verselle. C'était un bruit sourd et mystérieux qu'on n'entend jamaispendant le jour, même du quai, à vingt mètres des ponts, unbruit qui emplissait peu à peu le silence de la nuit. Le bruit leplus impressionnant du monde, un bruit inoubliable, avec desinstants de force et de faiblesse, le bruit du ressac sur uneplage, le bruit de la mer sur l'étrave d'un navire. Etendue entreles draps, la tête sur l'oreiller, elle l'écoutait de tout son être.Elle ne bougeait plus. Elle fermait les yeux. Non, elle ne pouvaitêtre chez elle dans ce lit. Elle était passagère d'un bateau. Lerivage s'éloignait, elle se détachait de la terre, qui d'un mou-vement mystérieux, continuait de rouler sous elle dans lesténèbres. Ce qu'elle entendait n'était même plus l'eau, c'était lafuite du temps, l'écoulement sans fin des êtres et des choses.

Toutà coup le moustique revint. Mariette se rassit brusque-ment. Ses pieds avaient glissé du lit. Ses cheveux roulèrent surson épaule. Le poing enfoncé dans la couverture, un pli amer aucoin des lèvres, elle promena un regard vague devant elle. Surle coin de la commode, des brosses traînaient. Une robe dechambre d'homme était accrochée à la porte du cabinet de toi-lette. « Il ne viendra pas, décida-t-elle écœurée. Ou bien s'ilvient, ce sera pour me dire qu'il repart dans une demi-heure.Et puis nous serons trois jours sans nous voir.Non pas qu'ilcourût les femmes, il l'aimait, elle le savait mais ses « obli-gationslui paraissaient sacrées. Il croyait aux tabous. Iltenait à la tranquillité d'une bonne conscience, à l'ordre d'unevie dans laquelle il y eût assez de devoirs accomplis pourjustifier un minimum d'adultère. Pendant des années, elle s'étaitdit que cela irait mieux plus tard il le lui laissait espérer. Ilétait de ces hommes que vous émeuvent par une certaine gravitédu cœur. La confiance qu'il inspirait était un des luxes de savie. Mais le lendemain, plus personne. Au lieu d'avoir plusde temps à passer avec Mariette, il en avait moins. Et surtoutil ne savait jamais d'avance quand il serait libre. « Ma femme,expliquait-il, est plus malade.» Sa femme Elle serait encore

malade dans vingt ans ni morte, ni vivante. Et pendant vingtans, la vie de Mariette s'en irait jour par jour, comme elle s'enallait à présent, heure par heure.

J'en ai assez, assez, assezSon propre cri semblait l'avoir projetée en avant. Elle se

retrouva dans le salon inondé de soleil, vit sa veste, le téléphonecollé au mur, tourna la manivelle, décrocha le récepteur,demanda le numéro de Lucie Delorme, son amie. La colèrebattait à grands coups dans sa poitrine. Cette sonnerie qui n'en

finissait pas.C'est toi,Lucie ?

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CHARLES RICHARD-LEPAGE

Oui.

Qu'est-ce que tu fais tout de suite ?Il y a Christian qui est là.Ton frère1

Il est de passage. Il rentre demain à Paris. Tu veux venir ?Mariette regarda vers la fenêtre. « Et si tout de même Charles

arrive.Rentrer rue de l'Arbre-Sec, chez les parents Vidal ?Non. Elle leur avait dit en partant qu'elle ne reviendrait que lelendemain. Rester seule lui faisait peur.

Au besoin, je pourrais coucher. ? Si Christian est là.On s'arrangera.Ecoute. Elle hésita. Partir tout de suite ? Au moment

où elle ouvrait la bouche, un bruit de clef se fit entendre aufond de l'appartement. Je suis au quai Augagneur, ajouta-t-elle rapidement. D'ici huit heures, je te rappelle.

Elle raccrocha et fit face, les mâchoires serrées. Dans lecouloir, on entendait Charles avancer.

Il referma la porte. Elle le vit de profil, le front bas, uneépaule levée, tenant à la main son éternel feutre gris à bordsroulés, un imperméable jeté sur l'avant-bras.

Je suis désolé, dit-il en se tournant vers elle. Des yeuxil scruta l'alcôve en face des fenêtres, déposa son chapeau surun guéridon, plia' soigneusement son imperméable, le plaçasous le chapeau, tira ses gants et les mit dans sa poche. Leshanches serrées dans son veston bleu marine, le cou long, la

tête légèrement penchée, il vint à elle et la prit par les coudes.Je crains de vous avoir fait attendre.

Le buste rejeté en arrière, elle sentit les poils de sa petitemoustache la piquer. A son tour il se recula un peu, commepour juger de l'effet produit. Une expression d'étonnement et deregret passa sur son visage au coin de ses yeux, des pattesd'oie se dessinèrent.

Oh. Fâchée ? Il la considéra d'un air contrit.

Mariette ?

Lâchez-moi.

Vraiment ce n'est pas ma faute.Ce n'est jamais votre faute.

Debout près du téléphone, elle regardait Charles comme s'ilse fût agi d'un inconnu. Il avait le teint rose, la paupière infé-rieure lourde et une ride sur le front un autre pli marquaitles arrière-plans de son menton. Plutôt grand que petit, bienfait, le cheveu noir, les dents saines, extrêmement soigné detoute sa personne, il paraissait un peu moins âgé que ses qua-rante-cinq ans, mais tout juste. Il avait le torse long pour lesjambes, des gestes aisés, nonchalants, la voix un peu nasillarde

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ON NE VIT QU'UNE FOIS

d'un personnage fatigué d'avoir toujours raison. Avec cela,dégageant un certain magnétisme auquel il était difficile derésister. Un sourire paraissait et disparaissait sur sa bouche.A chacune des passes de sa main, qu'il avait très racée, onvoyait luire sa lourde chevalière. Immobile, l'épaule appuyéecontre le mur, Mariette ne prêtait pas attention à ce qu'il disait.Elle n'éprouvait qu'une sensation purement physique, celle d'unétau pesant qui lui comprimait la poitrine et qui l'empêchaitde respirer. Les phrases de Charles n'éveillaient aucune imagedans sa tête, se dissolvaient sans presque laisser de trace dansla profondeur infinie de son découragement. A la fin elle com-prit qu'il parlait de l'oncle Elie. Il avait rencontré l'oncle Elieà l'arrêt du tram, rue Victor-Hugo. « Où vas-tu ??» Il avaitrépondu n'importe quoi aux Terreaux. « Alors, prenons le7.»« Je suis pressé.» Pas de taxi. Aux Terreaux, l'autre s'étaitcramponné à lui.

Que voulez-vous que ça me fasse ? gémit Mariette enfermant les yeux.

Mais rien, Mariette, rien. Je vous explique.Il insistait avec assez de tact néanmoins pour ne pas souli-

gner que ce qui le gênait auprès de l'oncle Elie était précisémentl'existence de Mariette, l'impossibilité d'avouer « J'allais chezelle », alors même qu'il avait le plus envie de filer. Il se moquaitdoucement des bavardages du vieil oncle, mais cela lui faisaitplaisir on le sentait de penser que sans lui, les fouillesde Fourvière n'eussent point été ce qu'elles étaient. De mois enmois il tenait Mariette au courant des démêlés de sa soeur Blan-

dine avec la direction de la Salle Rameau. Il glissait sur le côtéaffaires de sa vie, sur l'usine de produits chimiques de Vénis-sieux, sur les heures passées à son bureau, rue Paul-Chenavard.Au lieu qu'il ne perdait pas une occasion d'indiquer par quellelongue suite d'efforts et de croisements s'était établie la société

qui régnait aujourd'hui du cours de Verdun aux premièrespentes de la Croix-Rousse et au parc de la Tête-d'Or sociétédont lui, Charles Richard-Lepage était le produit le plus évolué.Vingt fois il avait parlé à Mariette de l'aïeul Richard, libéral à

tous crins sous le premier Empire, apparenté aux Dupont deNemours, et dont le prénom s'était accolé au patronyme fami-lial du grand-père Irénée et de sa femme l'Espagnole de lacollection de tantes et de cousins qui peuplaient les grandsappartements des Brotteaux ou les rues les plus sombres deBellecour. Et de qui lui eût-il parlé ? De ses amis, à elle ? Ils necomptaient pas. Tous ces Richard-Lepage, au contraire, cesBordière, ces Hurault, ces Gallet, dont il raillait les manies, il lesadmirait secrètement. A force d'entendre raconter les traits de

l'un et de l'autre, Mariette s'était figuré, jadis, qu'elle vivaitavec eux dans leurs maisons, au milieu de leurs intrigues. Elle

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CHARLES RICHARD-LEPAGE

se fût prise pour une sœur de la petite Desseiligny dont lemariage avait été célébré à Saint-François, après deux ans dechassés-croisés dramatiques elle eût décrit les tableaux qu'Eus-tache Salagnon enfermait rue de Condé et qu'il ne laissait jamaisvoir à son propre beau-frère. Fait curieux, cette espèce d'en-voûtement avait duré des années. Il avait fallu à Mariette des

années de déceptions et de solitude grandissante pour s'aperce-voir qu'il s'agissait d'une existence purement illusoire l'oncleElie, Blandine Desseiligny, le clan des Bordière ou des Salagnonrestaient aussi inaccessibles que les élus' d'un paradis cali-fornien. Elle se refusait maintenant au rôle de confidente invi-

sible. Elle voulait acquérir aux yeux de ces personnages autantde réalité qu'ils en avaient pour elle. Elle souhaitait que Charleseût enfin -la franchise de leur dire « Mariette Vidal m'attend

depuis deux heures. Je l'aime. Je vais la rejoindre. Si vousn'êtes pas contents allez au diable.Mais c'était bien ce qu'ils'était gardé de dire à l'oncle Elie sur la place des Terreaux.

A présent, n'ayant que de misérables excuses à offrir, il seperdait en réflexions sur le « temps miraculeuxqu'il faisait.« Presque trop chaud à croire qu'il y aura de l'orage.» Aucoin de ses yeux, la patte d'oie s'approfondissait. A la fin, nesachant plus que dire, il mit la main à sa poche. Mais aumoment de tirer son étui à cigarettes, il aperçut le plateau surla table.

C'est vous qui avez apporté ces raisins ?Oui.

Je peux en manger ?Pourquoi pas ? Un ressentiment enfantin traversa

Mariette. Il y avait aussi de la glace tout à l'heure.Où est-elle ?

Elle a fondu..

Charles prit un air interrogateur, chercha autour de lui, puissans un mot se dirigea vers le couloir. Mariette l'entendit mar-

cher sur le carreau de la cuisine, et éteindre l'électricité. Quandil rentra, elle était accoudée à la fenêtre, en plein soleil et elleregardait les maisons de l'autre côté du Rhône.

La voilà votre glace, dit-il, en posant le saladier sur latable. Elle est encore bonne. Voulez-vous que je vous serve ?

Je n'en ai plus envie.

Il y eut un bruit de cuillers et d'assiettes poussées sur dubois. Charles déboucha deux flacons de jus de fruits et les versadans des verres..

Oh, Mariette, supplia-t-il au bout de quelques instants. Jevous en prie.

Je vous ai dit, répéta-t-elle sans bouger, que je n'en ai plusenvie.

Il ne s'agit pas de la glace. Il s'agit de vous. Il vint à

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elle et la força doucement à se retourner. Je vous ai fait mesexcuses. Je vous ai expliqué ce qui s'était passé. Il la tenaiten dessous des épaules. Vous me contrariez beaucoup.

Mes regrets.Il poussa un soupir. Ses doigts glissèrent jusqu'aux poignets

de Mariette. Il lui prit les mains. Elle devinait qu'il allait luifaire une scène de reproches et de charme, lui démontrer unefois de plus qu'elle était dans son tort. Elle ne se laisserait pasenjôler. Pourtant elle lui permit de la ramener au fond du salon.Il s'assit sur le bras d'un fauteuil et sans lâcher ses mains, la

fixa dans les yeux.J'ai aussi mes ennuis, Mariette.Quels ennuis ?

Il chercha un instant les mots qui conviendraient le mieux.Croyez-vous que ça m'amuse de ne pas pouvoir être avec

vous autant que je voudrais ? Croyez-vous que ce soit toujoursdrôle chez moi ?

Elle leva les épaules quand elle aurait pu répondre à cesquestions, c'eût été complètement inutile. Comme elle persis-tait à se taire, Charles reprit. Dès qu'il avait pu se dégager, ilétait accouru. Tout de même, ils étaient là, ensemble. Ne serait-ilpas raisonnable d'oublier un contretemps sans. importance ?Mariette avait entendu cette sorte de discours un million de fois.

Et qui vous dit, interrogea-t-elle soudain, que je n'ai pasmieux à faire que de vous attendre seule, toute une après-midi ?

Il plissa imperceptiblement les yeux. La pensée qu'elle venaitd'exprimer cheminait dans son cerveau. C'était une penséedéplaisante qui le choquait un peu. Il la tourna.

Oui bien sûr, bien sûr. Vous aviez quelqu'un à voir aprèsle déjeuner ?

Mariette faiblit. Tous ses plans lui parurent vagues et sansobjet. Elle sentait seulement qu'elle était malheureuse elleavait besoin de liberté.

Mais je ne sais pas. Il fait beau. Il y a des gens sur lesroutes.

Oh, Mariette. Le visage de Charles s'éclaira fugitive-ment. Ce n'était que cela ? Elle avait commis la bêtise de lerassurer. Vous vous rendez compte. La sortie de Lyon, unsamedi, à la mi-septembre ? A Collonges, chez moi, passe encore,parce qu'on ne met pas le nez dehors. Mais l'île Barbe avecses guinguettes, Lyon-Plage ? Non, non. Nous retournerons àHendaye, nous irons à Eze, où vous voudrez.

Pas cet automne.

Alors, l'automne prochain, peu importe. Ecoutez, Mariette.Il avait abandonné ses mains, et elle était allée s'asseoir sur

une chaise, de l'autre côté de la table. Hier j'ai eu affairependant deux heures dans les bureaux de l'Hôtel de Ville. Avant-

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