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VENDREDI 13

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Dans la même collection

Jean-Bernard Pouy, Samedi 14Pierre Bordage, L’arcane sans nom

À paraître

Brigitte Aubert, Freaky Friday Olivier Maulin, Le dernier contrat

Pierre Pelot, Givre noir Pia Petersen, Don Quichotte et le chienJean-Marie Laclavetine, Paris mutuels

Scott Philipps, Nocturne le vendrediPatrick Chamoiseau, Miracles

Alain Mabanckou, Tais-toi et meursPierre Hanot, Tout du tatou

Mercedes Deambrosis, Le dernier des treize

www.editionslabranche.com/vendredi13

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Une collection dirigée par Patrick Raynal

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MICHEL QUINTCLOSE-UP

ROMAN

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Vendredi 13

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« Oh ! l’automne l’automne a fait mourir l’été.Dans le brouillard s’en vont deux silhouettes grises. »

Guillaume Apollinaire, Alcools.

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Close-up

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1Par temps de brouillard d’automne, sitôt la nuit installée, le quartier, la rue plus exactement, la rue de Gand, à Lille, est une bouche d’ombre. Personne n’ose pousser jusqu’au bout, là où la porte de Gand relève ses jupes, comme une vieille fardée rouge brique, impudique, qui montre ses jambes arquées, ni, bien sûr, passer outre, jusqu’aux anciens fossés dont la brume nappe les eaux noires. Juste avant ces fortifications, sur la droite, une autre porte, modeste, est peinte aussi en rouge, sous une timide enseigne en cursives de néon de même couleur. Le Quolibet, cabaret-bar, musique, attractions diverses, vedettes internationales de la télévision. Derrière le bat-tant, on se tape le nez dans une sorte de grande muleta de velours cramoisi qui pend là, juste contre, pour museler le froid au bord d’un court couloir éclairé faible par les photos sous cadres luminescents des artistes présents ou passés dont le génie relève le magnétisme du lieu. Puis on donne encore du front dans un autre chiffon doux, comme ces bêtes taureaux des dimanches, et nous y voilà. Do mi sol mi fa… Le piano joue en sourdine, à peine depuis une demi-seconde, une demoiselle glisse de son tabouret devant le comptoir, vient à vous, bras tendu,

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main ouverte, vous pouvez en lire les lignes ou la saisir cette main et plier la taille de la demoiselle à danser cette mélodie. Elle n’a pas trente ans, rousse moussue à nez en trompette de soubrette chez Marivaux, des yeux verts confiants à pas croire, un sourire rien que pour vous, elle porte une jaquette d’habit fermée par un seul bou-ton sous les seins, vous devinez l’effet, et des bas résille. Oui, physiquement c’est une pâtisserie crémeuse, avec une tombée de cassonade dessus. Tandis qu’elle s’ap-proche, son bras pivote, embrasse la petite salle écarlate aux banquettes rembourrées le long des murs, les six gué-ridons devant la courte estrade basse où le sourire du tendre pianiste montre des dents avec la même alternance blanc-noir que sur son clavier… Déjà vous devinez qu’elle vous réserve la meilleure table, presque sur les genoux du doux musicien. Les petites lampes ont des abat- jour roses, les chaises sont noires, vous êtes le seul client dites-vous, et la demoiselle dit : le premier de la soirée, je m’appelle Nelly, nous avons un excellent champagne. Mais vous demandez une bière, pression s’il vous plaît, ce qui la ravit tout également.Surtout ne prenez pas Nelly pour une imbécile ou une Marie-couche-toi-là, ou quoi que ce soit qui la place au bas de l’échelle sociale. Nelly est une âme pure, sans repères moraux puisqu’elle ne veut que du bien à son prochain et n’en accepterait rien en retour. Mais elle n’ignore pas les turpitudes du monde, les appétits des hommes ni leur traîtrise rousseauiste. Il arrive qu’elle glisse à l’oreille d’un entreprenant, en même temps

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qu’elle lui tord les couilles à pleine pogne : « Je m’ap-pelle Nelly-pas-de-la-dernière-pluie ! » Dernière elle l’est toutefois, d’une très humble famille de pêcheurs de Boulogne. Elle a réalisé son rêve de paillettes en tenant le bar du Quolibet, fonction cumulée avec celles de majordome en salle et d’effeuilleuse. Pour son numéro elle grimpe sur le comptoir et utilise comme barre de pole-dance un fer rond, en acier inoxydable, qui tient le zinc solidement accroché au plafond. Dans certaines occasions, à partir de costumes exotiques trouvés sur le marché populaire de Wazemmes, dont elle bricole elle-même les possibilités d’épluchage, elle fait semblant d’improviser sur scène un bout de burlesque réglé en réalité au battement de paupières près et qui se termine en nu intégral. Elle est soutenue par le piano de Jacky, le proprio, imitateur à l’occasion, chaque soir monsieur Loyal des attractions, et qui est, de plus, son vieil oncle par alliance. En revanche elle n’a aucun lien de parenté avec Adrien et Félix, Bric et Broc à la scène, clowns musicaux, tristes et cetera, ni avec Miranda, voyante bidon qui utilise ses tours de cartes en close-up pour prédire des avenirs à la mords-moi-le-nœud. Parmi eux, Nelly a la distinction des saltimbanques par nature. Ce soir, pas long après la Toussaint, quand les larmes écloses au bord des tombes n’ont pas encore séché aux joues mais que le parfum des fêtes allume déjà l’œil, marché de Noël, grande roue sur la place de la Déesse et tout le tralala, elle glisse de son tabouret, et tend le bras, paume ouverte, pour accueillir cinq hommes

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et une jeune femme blonde qui entrent en secouant la brume de leurs épaules. Évidemment ils sont les seuls clients, disent-ils. Nelly dit : les premiers de la soirée. Le groupe est racé, de l’alpaga, du cachemire à tout le moins, sauf peut-être la blonde en tailleur étroit sous sa doudoune qu’elle confie vite à Nelly (elle tient éga-lement le vestiaire, un portant à cintres dans la réserve à alcools derrière le bar). La coupe à peu près, le méchant tissu qui garde les plis, anthracite, et puis elle est mou-lée là-dedans, ajoutez le maquillage hôtesse d’accueil, la raie au milieu des cheveux pas si courts, vous avez compris, mademoiselle blonde est une secrétaire en virée exceptionnelle avec ces messieurs du Grand Conseil, du staff… Encore que, à mieux la considérer, on lui sent de l’autorité dans le geste et la conscience dans le regard net, tranchant, d’une légitimité à compter parmi le gra-tin d’affaires. Simplement, elle n’a pas encore appris à dépasser les élégances vulgaires. Ou bien elle est pingre. Ces messieurs qui ont quitté leur manteau, les ont entas-sés sur les bras de Nelly qui rit de crouler dessous, et ont attendu que le grand à la tignasse n’importe comment, brune, visage de commandant de bord, la petite cinquan-taine cossue, costume foncé, chemise ciel sans cravate, ils ont attendu pour prendre place qu’il soit assis devant Jacky et son piano sans bretelles, ahahah, Nelly aime bien cette blague du commandant du groupe. La blonde a voulu se mettre à son côté. Il l’a empêchée, Sidonie allez donc vous installer avec Amaury, par là, il a besoin de tendresse, moi vous m’avez déjà séduit. Il montre sa

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gauche et Amaury, un jeune chiot blond de même nuance que Sidonie, une espèce de vampire débutant dans ces films niais, surtout les dents et les oreilles pointues comme ses souliers, un regard perçant qui verrait d’ici à Wall Street s’il n’y avait ce foutu brouillard. Sidonie minaude à peine, obéit avec de délicieux frissons, c’est visible. Les trois autres qui complètent la tablée, pas la peine d’en parler, des notaires, des traders, des avocats d’affaires, ils sont pareils à eux-mêmes et à leurs semblables en complet trois pièces des bureaux du monde entier. Sinon que le dernier à prendre place tourne le dos au piano et se dévisse pour regarder Jacky chatouiller In a Mist parce que c’est de saison. Nous avons un excellent champagne… À ce moment déjà mentionné, le chef de meute préfère une bière pression, oh quelle bonne idée Bruno, bière pour tout le monde, sans faux-col ! Nelly a un sourire attendri, ceux-là, sur-tout Bruno, on voit bien que la vie leur sourit et qu’ils en prennent le meilleur : une bière fraîche au lieu de bulles de troisième cuvée, faut être un homme de décision, pas ficelé par les convenances convenues, pour faire ce choix. Ils se seraient décidés pour de l’eau du robinet ou du mezcal qu’elle n’a pas, elle les aurait aimés autant et elle aurait le même sourire, le même émoi au décol-leté, si doux à voir qu’un éléphant en aurait la trompe ballante. Pendant que Nelly tire ses chopes au comptoir, Jacky, un colosse rasé intégral au métier consommé, sait bien qu’il ne faut plus laisser en repos ses clients, qu’il doit leur enfourner son spectacle à ras les mirettes

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et l’addition après. Il dissipe le brouillard du blues avec trois accords de L’Entrée des gladiateurs, talalata-tatatalala, du trivial reconnaissable en gros, attrape son micro sans fil et vient chauffer à l’avant-scène, en habit à queue auquel manquent quelques plumes et panta-lon rayé, des poches aux genoux, avec la voix de Léon Zitrone (né et mort un 25 novembre, 1914-1995), dont personne ne se souvient :— Chère mesdames, messieurs qu’elles chérissent, nos hôtes d’un soir, nos amis, savez-vous la signification du mot « quolibet », qui est le nom de cet établissement fondé le 12 novembre 1918, au sortir des tranchées, par mon grand-père pour réjouir les Gueules Cassées ? Je suis sûr que monsieur sait… !Et il regarde droit le chef de meute qui lève sur lui des yeux gris perle et un sourire de gamin à la ducasse :— Une plaisanterie… Un quolibet est une formule par laquelle on se moque de quelqu’un… J’imagine que c’est votre façon d’annoncer que votre spectacle rit un peu aux dépens du public…Une voix de film, il devrait parler italien un peu faux, ou jouer avec Claudia Cardinale dans Le Guépard, ou dans La Dolce Vita, être Marcello. Jacky et sa voix trop perchée pour sa corpulence apprécient :— Bravo… !— … En réalité, cela signifie en latin, « de qui il plaît », sous entendu « de parler »… De qui il plaît de parler… C’est la devise d’un homme libre, d’un fou du roi qui dit son fait au souverain par la plaisanterie…

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La tablée applaudit, Bruno t’es impayable, Bruno vous êtes stupéfiant, Bruno par ci, par là, Bruno donc se lève, salue, même Nelly qui arrive avec son plateau dit bravo, bravo… Jacky se demande s’il va s’arrêter de causer ce cuistre, pour qui il se prend, pour un peu il va récla-mer un cacheton, faut pas ôter le pain de la bouche des vrais artistes, et il reprend le contrôle à l’improvisée, en imitant Benoît Poelvoorde :— Ah, ah ah, eh bien vous avez surmonté la première épreuve… Celle du latin. J’espère que vous ne le perdrez pas, votre latin, pour passer avec mademoiselle Miranda, la seconde épreuve : celle du destin… !Il fait un pas de côté, se retrouve trois-quarts profil droit, les lumières baissent jusqu’au demi-jour et Nelly allume une poursuite qui entoure une femme brune en smoking croisé dont les manches sont roulées sur les avant-bras, talons hauts, surgie côté jardin de la scène :— Mademoiselle Miranda ! Elle ne sourit pas, un instant immobile, une fille poin-tue, déhanchée, bras levés en V, coudes au corps comme pour dire me voici en vrai, au beau mitan de sa matu-rité, coiffée à la Lulu, court et lisse, un regard lavande, qui doit sentir le frais, le propre, et une sensualité rien qu’à demeurer dans son rond de lumière, et pire encore quand elle s’approche de la petite troupe, une sensua-lité sans raisons raisonnables chez cette fille habillée de ténèbres satinées. Ici on ne connaît pas son passé, juste qu’elle s’est mise au métier par hasard, parce que Jacky était le proprio de son appartement et qu’elle ne

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pouvait plus payer et qu’il avait le béguin, en tout bien tout honneur. Alors il lui a proposé barmaid d’abord, et elle s’est formée toute seule ensuite au close-up. Une mystérieuse qui garde ses distances et n’a d’aven-tures, peut-être, qu’en dehors du cabaret, des qui ne laissent pas d’autres traces qu’un souvenir d’odeur, de grain de peau, et encore… Jacky en est maintenant raide passionné, tout le monde le sait, Miranda la pre-mière, mais il demeure avec sa voix perchée et ses illu-sions qu’un jour peut-être, Miranda et lui… Entourée du cercle cru du projecteur, dans la musique en sourdine de Nino Rota, Le Cheikh blanc, elle vient s’arrêter près de Sidonie qui s’écarte, se serre contre Amaury, face à Bruno. De près, peut-être que la mince trace de rides à venir sur son visage coupant, le corps à peine alourdi à l’échancrure du smoking un rien élimé, les yeux d’extra-lucide, de près elle fait encore plus d’effet. Sa voix est étonnamment précise, timbrée profond, une voix lente pour chanter Carmen et les fatales du répertoire… Un jeu de cinquante-deux cartes est apparu dans sa main droite :— N’importe qui, madame, messieurs, est capable de pratiquer les techniques du close-up…Tout est question d’entraînement et de connaissance des trucs… La magie n’est qu’un mirage, l’expérience pour le public de ne pouvoir se fier à ses sens puisqu’il ne voit pas ce qui a lieu sous ses yeux. Or chacun est persuadé d’être plus vif, plus intelligent : s’il y avait eu un truc, il l’aurait vu… S’il n’a rien vu c’est qu’une

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force surnaturelle a fait disparaître la carte, vidé le verre, réparé le papier déchiré. Le succès des magi-ciens, le mien, dépend donc de votre orgueil, messieurs, madame… Mais moi je ne veux pas utiliser vos défauts, ce serait vous mépriser… Je ne suis là qu’avec une seule intention…Elle a marqué un temps, pose le jeu sur la table tandis que son regard croise celui de Bruno, un regard de môme futé et total innocent, sans préjugés ni condescendance, huit ans et on s’en fout des grands, fais voir tes billes et on va rêver :— Nous aimer… !Miranda ne s’y est pas trompée : jamais vu telle candeur sur un type marqué businessman, il ne drague pas, c’est venu tout droit, cette envie de douceur, de tendresse, que le numéro soit comme un câlin, et qu’on s’endorme au giron de la fausse fée, à la fin. Presqu’elle en serait remuée, mais elle ne peut pas se permettre le luxe :— Si vous prédire quelque chose de votre avenir c’est vous aimer, alors je vais essayer d’être amoureuse… Par l’illusion de mes tours, surgira la vérité de votre vie à venir… Déjà les cartes volent entre ses mains, ça froufroute, ça glisse, elle se penche, se redresse, montre un valet qu’elle empaume, fait disparaître, s’étonne de ce qui fleurit au bout de ses doigts, décline treize cartes de l’as au roi, des quatre couleurs, les jette négligemment sans ordre sur la table, explique que les astres sont en mouvement, là, sur sa peau, qu’elle sent leur influence,

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et qu’eux subissent celle du public, d’ailleurs voici le ciel étoilé de ce soir et elle dispose les cartes, les montre longuement qu’on les mémorise bien, deux de pique, roi de carreau… avant de les retourner, en demi-cercle, en voûte, là aussi en soulignant bien l’ordre dans lequel elles se suivent… On va commencer par mademoiselle… Mademoiselle… ?— Sidonie.Silence de cathédrale, à peine les craquements des chaises forcées quand les six se penchent pour mieux voir. La foutue chanson de La Strada mouline du cha-grin comme un parfum oublié sur une banquette. Bruno respire tout juste, suspendu aux mains de Miranda, à ses yeux d’inhumaine. — Mademoiselle Sidonie, quelle est votre carte préférée… ? — Le valet de cœur… — Oui mais là je n’ai pas cette figure dans ma voûte céleste, vous avez vu… — Pardon… Alors l’as de trèfle…— Voyons si vous pouvez croire en votre destin Sidonie… Désignez-moi, s’il vous plaît, la carte parmi ces douze retournées que vous croyez être l’as de trèfle… Vous devez vous souvenir de l’endroit où je l’ai placée… Celle-ci… ? Vous êtes sûre ? Parfait. Amaury a commencé de pouffer, Sidonie lui lance des regards, bien sûr c’est un jeu, même elle en profite, veut lui poser une main sur le genou, mais il lui fait des yeux de vieux couple, d’amant au lendemain, s’arrange

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pour esquiver, se pousser du col comme pour mieux voir le tour et surtout zyeuter la poitrine de Miranda sous les revers de satin noir. Bruno respire par la bouche, lisse sans cesse ses cheveux en panique. Miranda a juste laissé glisser le souffle de sa main gauche sur le jeu étalé avant de clouer de l’index la carte désignée, il n’y a pas d’erreur, on ne change pas d’avis… ? Bien, retournez donc vous-même votre carte… Alentour, pendant que Sidonie tend le bras, on chuchote, on sait d’avance le valet de cœur, l’as de trèfle, non, le valet de trèfle… Et Sidonie retourne l’as de cœur… Stupeur, Amaury et les trois anonymes, les VIP sans caractéristiques, ricanent déjà, ça rime à quoi cet as de cœur ? Même Sidonie en a des rires avortés, déçus, inquiète de passer pour une gourde, comme si elle avait raté le tour, ben oui, le valet de cœur c’était bien, à la place de l’as c’était simple de mettre le valet…— Ce n’est pas moi qui ai décidé, je vous ai seulement donné la possibilité d’ouvrir une fenêtre dans le ciel, une porte sur les astres… Vous vouliez le valet de cœur parce que vous êtes amoureuse, ou souhaitez l’être, vous avez choisi l’as parmi les cartes que vous aviez vues parce que vous espérez être l’unique aimée, et le trèfle, trilobé, parce que vous craignez un ménage à trois, une trinité, que le cœur du jeune homme ne balance entre deux femmes… Le trèfle est aussi l’ailleurs dans votre culture, symbole de l’Irlande, pays d’où beaucoup sont partis en exil et où beaucoup exilent leurs affaires aujourd’hui…

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Ceci dit, vous paraissez très sentimentale et éprise, vous teniez au cœur, peut-être qu’un destin favorable est nettement marqué dans le reste du ciel… Et elle retourne de l’ongle les douze autres cartes, et la couleur s’en trouve complète, de l’as de cœur au roi. Avant de saluer. Bruno, hors d’haleine d’avoir retenu son souffle, heureux sans arrière-pensée, en fout des claques aux épaules des autres, ah ben ça, et j’ai rien vu, j’ai regardé les cartes et j’ai rien vu, il se frappe les cuisses, se renverse sur sa chaise, fait des aahh, c’est mieux que le cirque où j’allais tout tiot… Et dans l’intervalle il applaudit, imité par les autres. Nelly est venue changer les chopes sans qu’on demande, avec un sourire épaté pour chacun, Gelsomina devant Zampano dans le film de Fellini, de l’innocence à ras le regard, comme si elle voyait le tour pour la première fois. Miranda salue encore brièvement, reprend son jeu, le bat, annonce le tour suivant, elle voit courir le gamin d’autrefois dans les yeux de Bruno, entend Sidonie chuchoter que c’est troublant quand même, parler d’exil, Amaury réplique que Dubaï est le plus doré des exils, même que Sidonie pourrait y rencontrer un émir, si effectivement elle est du voyage… Chutt… ! La mélodie de Huit et demi sautille à travers la salle.

Sur un signe appuyé de Bruno, lui, lui, Miranda s’adresse maintenant à Amaury mais elle ne quitte pas Bruno des yeux, le seul spectateur vers qui son tour soit orienté et lui, le menton sur ses poings fermés, ne

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regarde d’abord que les mains de la jeune femme, et puis au fil du numéro, il est happé par le rituel, la séduction glacée, distante, déployée par Miranda, cette femme pâle qui porte des lambeaux élimés de la nuit comme une pythie kidnappée et enfermée dans l’arrière-salle d’un boxon. Elle fait choisir à Amaury dans le jeu qu’elle lui confie, en toute conscience, une carte qui le repré-sente et qu’elle ne regarde pas, elle lui demande de la signer, celle-là seule, avec ce feutre-ci qu’elle lui tend, merci, puis elle s’appuie légèrement sur Sidonie, pardon Mademoiselle, pour se pencher tout contre lui, détourne le regard, qu’il lui glisse la carte dans le sillon entre ses seins, oui, là, n’ayez pas peur, il faut que mon âme vous reconnaisse, rires gras, évidemment, puis elle se redresse, abandonne le reste du jeu sur la table, recule d’un pas, une main à son décolleté, baisse la paupière, et sa voix de terre caillouteuse sonne bas, en confidence, sur un souffle court :— D’après le choix qu’il vient de faire, je le sens, la carte de monsieur me parle au-delà des mots, je la ressens au plus profond de mon être… (Nouveaux rires gras des trois anonymes.) Monsieur est ambitieux, très ambitieux, ce qui est admirable dans notre monde de compétition, bravo monsieur… Il veut laisser tout le monde sur le carreau, être le roi… ! Aviez-vous opté pour le roi de carreau, monsieur… ?— Tout à fait…— Si vous voulez bien vérifier que j’ai deviné juste… Reprendre votre carte…

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Et elle se repenche, avec une lascivité distraite, lointaine à lui foutre des baffes, qu’elle n’est pas à ce qu’elle fait. Autour on échange des regards dépités, le close-up n’a jamais fait bon ménage avec le racolage, Bruno fait la moue, ouais bon, boit une gorgée de sa chope… Amaury fourrage du bout des doigts dans le décolleté de Miranda, rougit un peu avec une grimace d’excuse envers Sidonie, la seule dame à la table, retire la main, vide :— C’est que…Miranda se palpe le buste, étonnée, fait sauter un bou-ton, juste un éclair impudique et c’est tout, elle est déjà rajustée, l’œil bas, bredouillante, Jacky accourt, vous avez encore raté votre tour Mademoiselle Miranda, veuillez retourner dans votre loge et m’attendre, il n’est pas méchant, il s’excuse, cette carte tombe toujours quand Miranda ne parvient pas à exécuter correctement le tour et du coup la suite ne peut pas avoir lieu, si on veut bien s’écarter de la table, elle doit être par terre, pendant que Miranda demeure immobile à l’écart, en lisière du projecteur de poursuite, et elle chuchote, comme si sa faute s’aggravait :— Il en manque trois…Jacky se redresse, aux cent coups :— Trois… ? Et elles seraient où… ?Miranda revient en lumière, tend la main vers le corsage de Sidonie :— Permettez… ?Et délicatement, elle lui tire du soutien-gorge le roi de carreau signé par Amaury :

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— La voilà ! Je ne comprends rien à ce qui s’est passé monsieur, mais manifestement les astres nous disent que pour l’instant vous régnez surtout sur mademoiselle… Mais… Pardonnez-moi, votre braguette est ouverte…Amaury se penche, porte la main à son entrejambe, et avant de se reboutonner nerveusement, tire un deux de carreau, avec sa propre signature, de son pantalon, ben ça alors il n’a signé que le roi… Miranda commente :— Et en réalité les compétences personnelles que vous venez de nous présenter vous prédisposent plutôt à être un numéro deux… Parce que le numéro un demeure monsieur Bruno…Et elle tend un index vers la main de Bruno qui tient sa chope posée sur la table. Il suit le doigt, regarde et éclate de rire : le sous-bock est l’as de carreau, signé par Amaury.Applaudissements, Bruno est debout, un sourire jusqu’aux oreilles, rien vu, rien deviné, les acolytes se tiennent les côtes, Sidonie un rien pincée, le cul entre deux chaises et Amaury, beau joueur en surface, tiens il lui ferait bien la bise à Miranda, sans rancune, mais elle le tient à distance, ferme, regarde Bruno bien droit sans sourire, et toujours cette voix d’après tendresses :— Avez-vous aimé ma façon de vous aimer ?Bruno porte la main à ses lèvres, souffle un bisou ironique :— À en mourir de plaisir !Là elle a un petit rire de complicité, allons, monsieur est exquis dans la mondanité sensuelle, c’est rare.

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Elle incline la tête, et puis elle recule, vite regagne l’estrade, salue, disparaît… Jacky hurle, voix de Bourvil (André Raimbourg, dit. 1917-1970) :— La grande Miranda, la seule dont les quolibets fassent obéir le destin… ! Et zimbouboum, la suite du spectacle se déroule, que la mauvaise troupe ne voit pas en entier. On discute, on se congratule, Jacky voit cette ferveur entre eux, tous les six, même Amaury qui a cessé de bouder et Sidonie de lui faire du rentre-dedans, oui la ferveur d’une réussite qu’ils ont tenu à fêter sur-le-champ, dans le premier bouclard venu, le champagne, l’annonce publique du gros contrat signé, les millions de dollars à venir, ils s’en occuperont plus tard, avec des dames qui sentent bon. Y a pas offense. Les clowns Bric et Broc, Adrien et Félix, slip kangourou pour chacun et puis le maquillage du clown blanc, le chapeau pointu pour Bric, le nez rouge, le feutre informe de l’au-guste et les bretelles au slip pour Broc, tous deux commencent juste à pleurer en scène, juste après que Nelly a dansé voluptueusement sur son comptoir, quand Bruno se lève, imité des autres et, comme Nelly n’est pas encore rhabillée, Miranda supplée, distri-bue les manteaux, celui de Sidonie, celui de Bruno… Il lui fourre un billet plié dans la main au passage…— Merci pour Nelly monsieur…— L’argent est pour Nelly, la carte de visite dans le billet est pour vous… Appelez-moi dans une

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Close-up

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quinzaine, je vous voudrais à une soirée… Vous faites les anniversaires ? Miranda a regardé dans sa main, le billet déplié, mazette cent euros, la carte, « Bruno Carteret. Buildinvest SA. Président Directeur Général », et une adresse de bureaux dans une tour d’Euralille. C’est à ce moment, exactement, qu’elle croit presque en la providence, à une bienveillance distraite des astres, et décide de mettre Bruno à genoux, de lui faire manger la poussière. Elle relève les yeux tandis que les autres passent dans le vestibule froid :— Même les enterrements…

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