Extraits de "L’âge de la multitude"

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  • 7/31/2019 Extraits de "Lge de la multitude"

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    La multitude, clef de la valeur

    Pour esquisser la formation de la valeur dans lconomie numrique, il nous fautrevenir une approche simple : la fonction de production, la modlisation de ce quuneentreprise produit. Dans sa version la plus sommaire, une fonction de production combine

    les deux facteurs de production que sont le capital immobilis (l

    argent investi dans uneentreprise) et le travail (la main- doeuvre employe par une entreprise). Or, chacun de cesdeux facteurs prsente des particularits dans lconomie numrique.

    Le travail, par exemple, a beaucoup volu : ses contours sont de plus en plus flous : le salaire ne rmunre plus une force de travailmesure en temps, mais toute une personne son temps, sa sensibilit, sa crativit, sesrelations sociales ; il occupe une part de plus en plus faible dans la fonction de production, tant la technologiepermet des rendements dchelle levs. Les ratios nombre dutilisateurs dune application /nombre de salaris de lentreprise atteignent des sommets.

    Directement, lconomie numrique cre donc peu demplois. Marc Giget juge entermes svres un modle qui ne tient pas ses engagements : les entreprises de la

    Silicon Valley, fortement valorises, emploient comparativement peu de collaborateurs

    etdtruisent mme de lemploi sur le primtre gographique concern10. Comme lobservaitThomas Friedman en juillet 2011, il serait possible dinstaller lensemble des employs deFacebook, Twitter, Groupon, Zynga et LinkedIn, soit une valorisation cumule de prs de170 milliards de dollars lpoque, dans les 20 000 siges de Madison Square Garden New York et il resterait de la place11 !

    De mme, le capital immobilis ne peut plus entirement tre pens travers lescatgories traditionnelles : son importance est nuance. Certaines entreprises lvent des sommes considrablesauprs de fonds de capitalrisque, puis auprs du public lors dintroductions en bourse. Maisdautres connaissent le succs avec des mises de fonds drisoires, ractualisant le mythe delentrepreneur dans son garage ;

    il est de plus en plus difficile de trouver au capital immobilis des contreparties lactif dunbilan. Lconomie numrique comporte peu dimmobilisations. Les concepts et le design,composantes essentielles du succs dune application, ne sont pas brevetables. Le codeinformatique, assimil une oeuvre de lesprit, est soumis un rgime proche du droitdauteur, quand il nest pas diffus sous licence libre.

    Si le travail dserte le processus de production, si les bilans des entreprisesprsentent de moins en moins dactifs immobiliss, la production continue pourtantdaugmenter, la valeur se cre sous nos yeux, les valorisations boursires atteignent dessommets. Pourquoi ? Parce que dans lconomie numrique, les facteurs dterminants de lacration de la valeur ne sont plus seulement les facteurs traditionnels de production, lecapital et le travail, qui caractrisaient l conomie relle , celles des usines et desimmobilisations corporelles. Ces facteurs sont majoritairement immatriels et, de plus enplus, extrieurs aux organisations.

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    Nouvelles stratgies, nouveaux actifs

    Une part importante de la valeur dune entreprise est immobilise sous forme dactifs,qui se rattachent quelques catgories bien identifies : les terrains, les immeubles, lesoutils de production et les actifs immatriels.

    Les marques, les brevets, les droits d

    auteur ou droits voisins sont des actifsimmobiliss immatriels. Ils sont identifiables, isolables, imputables en comptabilit par unedmarche de valorisation (un titre de proprit intellectuelle tel quun brevet ou un droitdauteur) ou par une appropriation rsultant dune relation contractuelle de travail ou desous-traitance. Les contrats, les titres de proprit intellectuelle, la comptabilit viennentobjectiver la valeur et rendent ces biens commensurables, comparables des biensmatriels, valorisables dans un bilan en tant quactif immobilis.

    Bien apprhends par la comptabilit, ces actifs immatriels sont aujourdhuiconsidrs comme le coeur de la nouvelle conomie de limmatriel . Aprs plusieursdcennies de maturation dans la comptabilit des entreprises, le rapport Lvy - Jouyet 26 leura donn leurs lettres de noblesse. En particulier, la cration dune agence pour lavalorisation du patrimoine immatriel de ltat27, et probablement une partie du mouvement

    douverture des donnes publiques (open data)28, rsultent de la prise de conscience de lavaleur de ces actifs immatriels par la puissance publique.

    Mais ces actifs immatriels nenglobent pas ce qui dtermine pourtant lessentiel dela valeur dune entreprise dans lconomie numrique : sa capacit capter lexternalitpositive que constitue la puissance de la multitude. Bien sr, il peut y avoir dans cette facultlattractivit dune marque dpose et protge ou la puissance dun algorithme brevet ou soumis au secret industriel. Mais la facult de capter la puissance de la multitudetient aussi maints lments qui chappent la proprit intellectuelle : le design russidune application, la capacit litrer, la position dominante sur un march, la sensitivit,louverture dune plateforme logicielle cest- - dire la possibilit, pour des dveloppeursdapplications, de semparer de ses ressources des fins dhybridation.

    Au dbut de lanne 2012, lApp Storepermet aux dtenteurs diPhone de tlcharger

    plus de 500 000 applications payantes ou gratuites. Si chacune de ces applications a exigune dure moyenne de dveloppement de six mois, ce sont donc plus de 250 000 annes.hommes de dveloppement qui sont ainsi proposes au public. Pour lesrmunrer, il aurait probablement fallu investir une dizaine de milliards de dollars !

    La socit Apple prlve 30 % des recettes ralises par lexploitation de cesapplications. En contrepartie, elle propose un rfrencement, une visibilit, des outils demontisation et surtout un accs potentiel aux dizaines de millions de dtenteurs de sesproduits. Tout le monde gagne cet change : les dveloppeurs, qui montisent leursapplications, dmontrent leur savoir- faire ou rutilisent leur code par ailleurs, et surtoutApple, qui sapproprie 30 % du chiffre daffaires, rmunrant un investissement quelle napas ralis elle- mme. Fin 2012, Apple ralisera plus de bnfices avec la ventedapplications quavec la vente diPhone .

    En transformant un tlphone rvolutionnaire en plateforme dapplications, Apple ,socit connue pour ses systmes ferms et propritaires, est entre spectaculairementdans lconomie de la contribution. Ce succs prouve de manire clatante quil est possible,dans cette nouvelle donne, de dployer une stratgie efficace. De nombreuses organisationscontinuent crer de la valeur dans lexercice de leur mtier traditionnel. Il leur fautsimplement apprendre lactualiser dans ce nouveau contexte. De plus en plus dcoupledes facteurs traditionnels de production, la valeur nest plus celle laquelle elles sontaccoutumes. Elle bouleverse les vieilles industries, qui tentent dsesprment de maintenirles catgories de cration de valeur auxquelles elles sont habitues. Elle dfie lasouverainet des tats, qui peinent apprhender ces formes de cration de valeur, que cesoit pour la soutenir ou pour prlever des impts sur elle. Elle sous- tend les stratgies des

    gants du numrique, qui tendent cette nouvelle conception de la valeur tous les aspectsde la vie quotidienne.

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    Devant cette rvlation de la puissance de la multitude, lconomie voit apparatreune nouvelle catgorie dactifs immatriels et peut donc concevoir de nouvelles stratgies.Quatre approches nous semblent particulirement prometteuses.

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    Organiser la sur-traitance

    En 1960, le grand publicitaire David Ogilvy fut quasiment mis au ban de lAmericanAssociation of Advertising Agenciespour avoir impos ses clients le principe d unermunration de ses services un prix forfaitaire. Ce faisant, Ogilvy rompait avec lusage du

    prlvement, par les agences, d

    une commission de 15 % sur les achats d

    espace pratiquspour le compte de leurs clients.Les arguments dOgilvy taient convaincants : les agences percevaient une

    commission sur les achats despaces, mais pas sur les oprations promotionnelles ce quiintroduisait un biais en faveur de la communication au dtriment du marketing. Or, Ogilvysouhaitait pouvoir conseiller ses clients dacheter moins despace publicitaire sans tre lui-mme pnalis financirement.

    Initialement rejet par toute la profession et de nombreux clients, le principe de larmunration forfaitaire sest finalement impos grce la force de la dmonstrationdOgilvy, contribuant ainsi une rvolution dans la relation entre des fournisseurs, lesagences de publicit et leurs clients.

    Cest aujourdhui la mme rvolution laquelle nous assistons dans lconomie des

    plateformes et des applications. Le paradigme de la plateforme nous permet en effetdimaginer une autre organisation de la relation entre clients et fournisseurs.Lentreprise qui opre une plateforme met diffrentes ressources disposition de

    celles qui oprent des applications : des donnes, une marque, des produits, des circuits dedistribution. En cela, elle est un facilitateur et un librateur dinnovation : Voil tout ce quejai. Faites- en bon usage. Nous mesurerons si vous faites du bon travail. Cest auxantipodes du comportement dun client habituel, qui pratique de la rtention, inflige sonfournisseur les consquences des conflits et rivalits internes lorganisation, se montre peuractif, fait remonter trop de dcisions un arbitrage de trop haut niveau et tout cela sansforcment comprendre mieux les consommateurs et leurs attentes.

    La relation entre plateforme et applications saccommode mal des rgimesdexclusivit. Lorsque la socit Apple dcide de proposer directement des applications

    tlchargeables tous les utilisateurs dun iPhone, elle ne fait pas un appel doffres pourslectionner des prestataires chargs de dvelopper ces applications. Elle met en place uneplateforme qui permet tous les crateurs et designers du march de dvelopper desapplications quils vont ensuite soccuper eux-mmes de vendre aux clients dApple. Uneplateforme sen remet une multitude dentreprises ou de dveloppeurs pour mettre au pointdes applications avec ses ressources.

    Lconomie des plateformes permet dliminer ou, tout le moins, de matriser lescots transactionnels entre, dun ct, les crateurs et designers et, de lautre, ceux quidtiennent les ressources ncessaires pour permettre aux premiers dexcuter leur geste.Une plateforme documente ses ressources, publie des conditions gnrales dutilisation,normalise des procdures dagrment ou de certification. En dautres termes, elle ralise dsle dpart et une fois pour toutes les tches ncessaires ltablissement de partenariats, quipeuvent ainsi se concrtiser par centaines, voire par milliers ou centaines de milliers.Lconomie des plateformes nest pas lconomie des appels doffres, des contrats de gr gr, encore moins des fusions- acquisitions. Elle est lconomie de la concentration sur sonmtier et de laccessibilit des ressources pour le reste du march.

    Dans ce nouveau rgime, cen est fini de la livraison, de lexcution dans la soutedans le cadre dun contrat de gr gr longuement ngoci et truff de clauses spcifiques.Dsormais, tout ce que lon ralise peut tre test grandeur nature sur Internet, puis itr.On recherche une relation durable entre le client et son fournisseur, rmunre de faonrcurrente, avec un partage des risques fond sur la performance : seule une relationdurable permet de prendre des risques ; seule une rmunration la performance permet degarantir lalignement stratgique entre le fournisseur et son client, entre la plateforme et

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    application.Mais sagissant des plateformes et des applications, ces catgories sont- elles siclaires ? La plateforme nest pas un client car elle rend un service lapplication et est

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    souvent paye en retour. La plateforme nest pas non plus un fournisseur car lapplication luirend aussi un service, celui de la rendre plus visible, de la fertiliser en donnes, dinvestirlintimit dun plus grand nombre dutilisateurs, de capter la valeur ambiante une chelledmultiplie.

    Lapplication, de son ct, nest pas slectionne a prioripar la plateforme et elle nebnficie daucun rgime particulier27 : elle accde des ressources qui sont documentesdans le cadre de conditions gnrales et elle rmunre la plateforme aussi bien en donnesquen monnaie. Elle nest donc ni un client de la plateforme, ni son sous- traitant. Elle mritequune nouvelle notion soit forge pour dcrire les particularits de cette nouvelle conomie :nous les appellerons des sur-traitants des plateformes, sur-traitants dont lactivitconsiste semparer des ressources mises disposition par une plateforme pour refaire le service quelle rend et, le cas chant, le combiner dautres.

    Comme Ogilvy et ses clients lpoque, plateformes et applications parviennent unalignement stratgique radicalement nouveau, dont la rsultante est plus defficacit endautres termes, plus de valeur cre.

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    Le numrique nest pas un secteur industriel

    La troisime grande erreur de bien des politiques conomiques est de considrer lenumrique comme un secteur industriel et de le traiter comme tel. On parle de filirenumrique comme on parle de filire agricole . Comme si limpact conomique et socialde llectricit pouvait tre rduit la filire nuclaire ! Et lon prvoit donc des allocationscibles pour la filire , et lon veut trouver toute force un centre la filire , et lonveut des reprsentants constitus de la filire . C est oublier que lessentiel de la crationde valeur et demplois proviendra de la puissance transformatrice de ces technologies dansles autres filires, de lirruption de cette conomie de la multitude dans dinnombrablessecteurs cloisonns, verrouills et aujourdhui trop tranquilles.

    Le changement est global. conomie de lInternet, homme augment, villesintelligentes et durables, mdias et divertissement, conomie de la contribution, nouveauxservices, nouvelles participations citoyennes, ralit augmente, services mobiles etgolocaliss, monnaies virtuelles : le changement nest enferm dans aucune filire. Il a unimpact sur les mdias et le divertissement, le commerce, les services, la sant, le transport,la domotique, lurbanisme, le logiciel. Il est dune incroyable profusion et, en mme temps,

    trs homogne : le numrique se fonde sur une hybridation de technologies : Internet, capteurs et senseurs,big data, cloud computing, outils de travail collaboratif, production dimages et de simulation,mcanique- robotique, communications sans contact, golocalisation ; le numrique vise en permanence des innovations de rupture et accorde de ce fait uneplace centrale aux entrepreneurs ; le numrique possde un caractre massif (donnes massives, masse dutilisateurs,hypercroissance, monopoles de fait), qui place la vitesse de croissance et la scalabilit aucoeur des stratgies ; le numrique se dveloppe sur un march mondial et grand public, les seules stratgiesrgionales possibles tant des stratgies de niche ; le numrique transforme lconomie par les services, dans une grande proximit avec les

    marchs finaux. La perception de la valeur par le grand public y est centrale, tel point quecertains lui confient la cration de valeur elle- mme. Les infrastructures et les technologies ysont de plus en plus souvent considres comme de simples utilities; le numrique induit de profonds changements dans les usages et donc dans les stratgiescommerciales : infidlit aux marques, nouveaux dispositifs de confiance, communaut,crativit et contenus gnrs par les utilisateurs, communication virale, culture du libre etrponse du freemium.

    Cest ce niveau- l quil faut traiter le numrique. Cest sur cette transformationglobale et cohrente quil faut investir largent public au lieu de lallouer des silos.