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This article was downloaded by: [Tufts University]On: 29 October 2014, At: 12:58Publisher: RoutledgeInforma Ltd Registered in England and Wales Registered Number: 1072954 Registeredoffice: Mortimer House, 37-41 Mortimer Street, London W1T 3JH, UK
Modern & Contemporary FrancePublication details, including instructions for authors andsubscription information:http://www.tandfonline.com/loi/cmcf20
Face à la crise, la mobilisation socialeet ses limites. Une analyse descontradictions syndicalesSophie Béroud & Karel YonPublished online: 27 Mar 2012.
To cite this article: Sophie Béroud & Karel Yon (2012) Face à la crise, la mobilisation sociale et seslimites. Une analyse des contradictions syndicales, Modern & Contemporary France, 20:2, 169-183,DOI: 10.1080/09639489.2012.665576
To link to this article: http://dx.doi.org/10.1080/09639489.2012.665576
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Face a la crise, la mobilisation socialeet ses limites. Une analyse descontradictions syndicalesSophie Beroud et Karel Yon
Cet article analyse, en les mettant en relation, les dynamiques de mobilisation mises en
œuvre par les syndicats francais, a l’occasion des deux grandes sequences de greves et demanifestations interprofessionnelles qui ont eu lieu en 2009 et en 2010. Il revient sur
l’inscription de ces mobilisations sociales dans un ordre juridique en pleine mutation pourles syndicats sous l’effet des nouvelles regles de representativite et de dialogue social. Il
s’agit egalement de comparer la situation francaise aux autres mobilisations europeennesou de multiples acteurs sociaux, et non exclusivement syndicaux, se sont saisi de l’enjeu de
la crise. Cette mise en perspective permet de mettre en question certains lieux communssur le syndicalisme francais, tels sa ‘faiblesse structurelle’ et sa ‘culture protestataire’. Les
faiblesses en termes d’effectifs et d’implantation, qui sous-tendent le diagnostic de crise dusyndicalisme, ne doivent pas dissimuler la puissance maintenue des syndicats sur le plande l’action collective. Quant a la radicalite du mouvement syndical francais, elle doit etre
relativisee au regard d’une tendance lourde a la retraction de son horizon de pensee etd’action que symbolisent bien les usages courants de la notion de ‘democratie sociale’.
Working comparatively, this article analyses the strategies employed by French trade
unions at the time of two major sequences of inter-professional strikes and demonstrationsthat took place in 2009 and 2010. It analyses how these social mobilisations took place in ajuridical context that had been fundamentally changed by new rules governing
representativeness and social dialogue. It also compares what happened in France withmobilisations elsewhere in Europe where multiple social actors, not only unions, grappled
with the impact of the crisis. This comparative perspective allows us to question certaincommonplace understandings regarding French trade unionism, such as its ‘structural
weakness’ and its ‘culture of protest’. French trade unions’ weakness both numerically andin terms of workplace coverage, factors which underpin the diagnosis of a crisis in trade
unionism, should not be allowed to hide the continued strength of the unions in the field ofcollective action. The radicalism of the French trade union movement needs to be seen as
ISSN 0963-9489 (print)/ISSN 1469-9869 (online)/12/020169-15
q 2012 Association for the Study of Modern & Contemporary France
http://dx.doi.org/10.1080/09639489.2012.665576
Correspondence to: Sophie Beroud, Universite Lyon 2, France. Email: [email protected]; Karel Yon,
CERAPS-CNRS, France. Email: [email protected]
Modern & Contemporary France
Vol. 20, No. 2, May 2012, pp. 169–183
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relative when placed in the context of a dominant tendency for a shrinking of its horizon ofthought and of action within conventional framings of the notion of ‘social democracy’.
La crise economique amplifiee par la crise financiere internationale touche durementune grande partie des salaries dans leurs emplois et leurs revenus. Alors qu’ils n’ensont en rien responsables, les salaries, demandeurs d’emploi et retraites, sont lespremieres victimes de cette crise. Elle menace l’avenir des jeunes, met a mal lacohesion sociale et les solidarites; elle accroıt les inegalites et les risques de precarite.
C’est par ces lignes que debute le texte signe le 5 janvier 2009 par l’ensemble des
organisations syndicales francaises.1 L’adoption d’une telle declaration intersyndicalefut un evenement, pour au moins trois raisons.
D’abord, parce qu’elle temoignait d’une unite rare, depassant les traditionnellesrivalites intersyndicales liees a l’orientation, aux spheres d’influence ou au statut.Le syndicalisme francais se caracterise en effet par un pluralisme qui, depuis les annees
1980, confine au morcellement. Peu de temps auparavant, les elections prud’homalesavaient bien rappele cette realite.2
Si une telle unite s’etait deja realisee lors des manifestations de 2006 contre leContrat premiere embauche (CPE),3 l’alliance de 2009 fut d’autant plus exceptionnelle
qu’elle se manifesta en positif, autour d’une plateforme enoncant un certain nombred’orientations et de revendications. Le texte precise ainsi: ‘Surmonter la crise implique
des mesures urgentes en faveur de l’emploi, des remunerations et des politiquespubliques integrees dans une politique de relance economique.’ Il interpelle le patronat
et l’Etat en declinant cinq axes qui fixent les grandes lignes d’une politiqueeconomique alternative centree sur le refus de l’austerite, la protection des droitssociaux et du pouvoir d’achat et la regulation de la sphere financiere internationale.
Enfin, l’adoption de ce texte constitua le prelude a d’importantes mobilisationsconduites par cette coalition que certains baptiserent du nom de ‘G8 syndical’: les
29 janvier et 19 mars 2009, entre 1 et 3 millions de manifestants se rassemblerent dansles rues des grandes villes francaises, mais aussi d’agglomerations de taille moyenne, et
encore plusieurs centaines de milliers les 1er mai et 13 juin. Alors que ce mouvementprenait le relais de la revolte guadeloupeenne,4 il connut lui-meme deux sortes de
prolongements. La mobilisation contre la reforme des retraites, l’annee suivante, futl’occasion d’amplifier la protestation populaire: entre le 27 mai et le 23 novembre2010, ce furent pas moins de 11 journees nationales d’action qui donnerent a nouveau
l’occasion de defiler a des millions de salaries et de jeunes, tandis que plusieurs secteursprofessionnels entraient dans des greves plus ou moins durables. Entre temps avaient
commence a apparaıtre ailleurs en Europe et sous des formes diverses – des grevesgenerales aux grandes manifestations, en passant par les ‘casserolades’ et les agoras des
indignados – d’autres foyers de protestation contre la crise et ses consequences.Notre texte se propose ainsi d’interroger l’attitude des syndicats francais face a la
crise economique et financiere selon cette double perspective: au regard du cycleproprement national qui a vu la protestation sociale rebondir et s’amplifier du
printemps 2009 a l’automne 2010, et dans le cadre d’un contexte europeen de
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mobilisation ou de multiples acteurs sociaux, et non exclusivement syndicaux, se sontsaisi de l’enjeu de la crise. Cette mise en perspective nous servira a mettre en question
ce qui est souvent presente par les medias, mais aussi par une partie de la litteraturescientifique, comme autant d’evidences sur le syndicalisme francais. En raison de sa
faiblesse structurelle – un nombre reduit d’adherents et une implantation tres inegaledans le secteur prive, toutes organisations confondues –, le syndicalisme serait
condamne, parce que minoritaire, a une position protestataire. Au regard de cettesituation, le deploiement de grands mouvements sociaux ne cesse de surprendre et
donne lieu a des interpretations de type naturaliste (il y aurait une ‘humeurrevolutionnaire’ specifiquement francaise, qui s’exprimerait de facon recurrente lorsde grands soulevements) et utilitariste (les syndicats, fortement institutionnalises,
orientent cette combativite pour servir leurs propres interets). Comprendre lesconditions des mobilisations de 2009-2010 conduit a formuler un point de vue plus
nuance sur l’etat du syndicalisme francais. Les faiblesses en termes d’effectifs etd’implantation, qui sous-tendent le diagnostic de crise du syndicalisme, ne doivent pas
dissimuler la puissance maintenue des syndicats en terme de structuration de l’actioncollective. Ayant mis a jour cette capacite militante comme une force trop souvent
negligee, nous nous interrogerons sur son caractere ‘protestataire’ ou ‘revolutionnaire’.Cette reflexion nous conduira a questionner la notion de radicalite et par la-meme lesorientations strategiques portees par les organisations syndicales, c’est-a-dire la facon
dont elles tendent elles-memes a borner la portee de leurs revendications.
La paradoxale puissance du syndicalisme francais
La crise economique s’est traduite en France, comme dans d’autres pays europeens,
par une adaptation de la strategie des grands groupes economiques qui ont activedifferentes ‘reserves de flexibilite’ pour reduire leurs couts et les reporter sur les sous-traitants (Laviolette, Petrovski, et Pons 2011). Outre la suppression massive des
emplois interimaires, les grandes entreprises ont contraint leurs salaries a deposer desjours de reduction du temps de travail (RTT) et mis en œuvre d’importantes mesures
de chomage partiel. Elles ont surtout ‘rapatrie’ certaines activites confiees dans lesannees precedentes a des entreprises sous-traitantes, entraınant pour celles-ci de
lourdes consequences. Le nombre de plans sociaux, lies a des fermetures d’entreprisesou a des restructurations, a ainsi plus que double entre 2008 et 2009 (Laviolette,
Petrovski, et Pons 2011).
Un regain de conflictualite propice a l’action unitaire des syndicats
Ce contexte de recession particulierement defavorable pour l’emploi n’a pas entraine unaffaiblissement de la conflictualite, bien au contraire. En 2009, celle-ci s’est developpee
au plan national et interprofessionnel, avec trois journees d’action particulierementimportantes (les 29 janvier, 19 mars et 1er mai), et au niveau local. Les medias ont relaye,
notamment au cours du premier semestre, la multiplication d’actions directes dans une
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serie d’etablissements, tels que les sequestrations de cadres dirigeants et le blocage desites industriels (cf. dans ce meme numero l’article de G. Hayes). Les donnees
statistiques disponibles pour 2009 montrent que si la part des entreprises ayant connu
une greve ou un debrayage est restee stable dans l’ensemble,5 le nombre de journeesindividuelles non travaillees a augmente de plus d’un tiers (Bobbio 2011). Cette
progression est due aussi bien a la frequence des arrets de travail dans le secteur prive,avec en pointe les equipementiers automobiles, qu’a un regain de conflictualite dans le
secteur public (dans les transports, mais aussi a La Poste et a EDF et GDF).Les consequences de la crise ont contribue, d’une certaine maniere, a rapprocher les
salaries des secteurs prive et public, alors meme que la perception d’un clivage entre lesdeux, voire l’existence d’un ressentiment des premiers envers les seconds – les
fonctionnaires et autres agents a statut – fait partie des craintes syndicales. Lors du
premier mouvement contre la reforme des retraites, en 2003, sous le gouvernementRaffarin, la faiblesse de la mobilisation dans les entreprises privees (notamment dans la
metallurgie), faisant du secteur public le cœur de la protestation, avait ainsi eteconsideree comme un frein par la CGT.6 En 2009 comme en 2010, les effets de la crise se
declinent de facon differenciee selon les secteurs, mais se traduisent partout par unestagnation des salaires et le non remplacement d’une partie des departs a la retraite.
La diffusion de la precarite dans les fonctions publiques, les fortes surcharges de travail et
la desorganisation de services entiers liees aux reformes qui y sont menees sous couvertde new public management (Bonelli et Pelletier 2010; Ogien et Laugier 2010) participent
indirectement de l’attenuation des differences entre les conditions objectives de travaildes uns et des autres. La crise sert, de plus, de pretexte pour renforcer des politiques de
rentabilite maximale ou pour accelerer de vastes plans d’externalisation (c’est le cas a laSNCF avec la filialisation du fret, mais aussi dans les activites portuaires) au nom de la
concurrence internationale et des risques de delocalisations.Ces differents facteurs eclairent en partie la bonne reception des mots d’ordre
syndicaux au sein du salariat. Les statistiques de greves etablies par la DARES (laDirection de l’Animation de la Recherche, des Etudes et des Statistiques) montrent
ainsi que les appels nationaux a la mobilisation ont compte dans 30 % des conflits et
qu’ils ont ete particulierement suivis par les salaries de certains secteurs, dont ceux desactivites financieres et d’assurance, au cœur a la fois du systeme economique et de la
crise (Bobbio 2011, 8). En 2009, les organisations syndicales ont ainsi joue un roleessentiel pour donner, grace a l’expression publique de l’intersyndicale, une coherence
globale a des mobilisations diverses. Alimentee par des revendications sectorielles, ladynamique de mobilisation prend rapidement et conforte les syndicats dans leur
demarche unitaire et – ce qui est particulierement significatif au regard des deux
decennies precedentes – dans leur approche offensive de la crise. La mise en avant decette problematique a permis de relier ces diverses luttes, de construire un interet
commun a l’ensemble des salaries par-dela les logiques situees de mobilisations. C’estainsi l’existence prealable et la forte mediatisation de ces dynamiques de mobilisation
sectorielles qui a permis le succes des journees d’action des janvier 2009. En retour,l’affluence aux manifestations du printemps 2009 aura cree les conditions pour que
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s’impose une lecture unifiee de cette sequence comme une mobilisation contre la crise.Des l’annee suivante, l’intersyndicale nationale retrouve une place centrale pour
prendre en charge un mouvement social dont l’ampleur – au regard du nombre dejournees de manifestations et du nombre de manifestants – depasse celui de l’hiver
1995. Le fait que des salaries du prive repondent, de nouveau, aux mots d’ordrenationaux renforce, d’une certaine maniere, le potentiel de mobilisation sur lequel
peuvent s’appuyer les syndicats au niveau national.
Un mouvement syndical capable de donner forme a la contestation sociale
Le fait que les organisations syndicales francaises aient a nouveau ete a l’initiative de
manifestations aussi massives a quelques mois d’intervalle aura encore alimente ce quipeut apparaıtre, en particulier aux observateurs etrangers, comme une enigme. Alorsmeme que le syndicalisme francais est souvent presente comme l’un des plus faibles
des Etats membres de l’OCDE, avec un taux de syndicalisation de 8 % pour l’ensembledu salariat et de 5,5 % dans le secteur prive, la France connaıt des protestations sociales
aussi massives que recurrentes. Pour s’en tenir aux deux dernieres decennies, on peutmentionner les mobilisations contre les reformes des retraites et de la securite sociale
en 1995, 2003 et 2010, celles contre le CPE en 2006, et les manifestations contre la criseen 2009. Certains sont d’ailleurs partis de ce decalage entre la faiblesse numerique du
syndicalisme et la puissance de ces mobilisations pour developper une lecture assezsinguliere du mouvement: structurellement deconnectes des realites du monde du
travail, les appareils syndicaux auraient privilegie une strategie de confrontation pourdes raisons essentiellement electoralistes, en se situant sur ce point en ‘connivence’avec les pouvoirs publics (Andolfatto et Labbe 2011). Dans un contexte d’aggravation
des inegalites et de deterioration des conditions de travail, les salaries se seraient saisipar defaut des mobilisations pour exprimer un mecontentement que les syndicats, au
quotidien, ne parviendraient plus a relayer. La rencontre entre la masse des salaries etles organisations syndicales aurait ainsi ete fortuite. Dans cette optique, la
comparaison avec d’autres pays – particulierement l’Espagne et le Portugal – nouslivrerait la ‘verite’ du mouvement francais en en poussant la logique: l’emergence du
mouvement des ‘indignes’ en Espagne, a l’ecart d’organisations politiques et syndicalesegalement disqualifiees, ou le developpement parallele de deux mobilisationsdistinctes au Portugal – l’une portee par les syndicats, l’autre par des mouvements de
jeunes precaires – refleteraient la ‘cartellisation’ (Andolfatto et Labbe 2006) d’unsyndicalisme de sommet coupe des travailleurs. Les memes auteurs ecrivent ainsi que
‘le syndicalisme est devenu affaire de professionnels de la representation quiprivilegient des interets purement organisationnels, voire personnels’ (2011, 79). Cette
situation resulterait d’une longue tendance qui, depuis la fin des annees 1970, a vu lesorganisations syndicales compenser leur perte d’emprise sur les salaries (desyndica-
lisation) par une reconnaissance accrue des pouvoirs publics et du patronat(institutionnalisation): les ‘militants de terrain’ auraient cede la place aux
‘professionnels de la representation’ (Rosanvallon 1988).
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Cette lecture centree sur la coupure entre les salaries et les syndicats presente ledefaut d’etre excessivement schematique. Il y a effectivement un reel probleme de
desyndicalisation, ou plutot d’a-syndicalisation dans certains secteurs – commerces et
services, petites entreprises – ou dans certaines populations de salaries – precaires etjeunes notamment, les deux categories se recoupant partiellement. Mais faire ce constat
ne doit pas conduire a considerer que les organisations syndicales ont perdu toutancrage reel dans le monde du travail. Au contraire, les travaux empiriques montrent
que celles-ci continuent a jouer un role catalyseur dans le passage a l’action collective(Beroud et al. 2008). En outre, la legitimite des organisations syndicales a plutot cru ces
derniers temps. D’apres les etudes d’opinion, 70 % des interroges ont soutenu le
mouvement de 2010 contre la reforme des retraites. Et le taux de confiance dans lesorganisations syndicales est passe de 46 % des interroges au niveau record de 54 %
entre septembre et novembre 2010.7 C’est en realite moins la defiance vis-a-vis dessyndicats que l’etat des relations et des conditions de travail qui dissuade de s’engager.
Le droit du travail est tel en France que l’adhesion syndicale n’apporte pas d’avantagemateriel particulier, quand elle peut a l’inverse provoquer des desagrements
(discriminations), a fortiori dans un contexte de precarisation du travail et de
chantage a l’emploi (Barnier et al. 2011; Breda 2010). De meme, le poids pris par lesmanifestations au detriment des journees de greve lors du mouvement de 2010, tout
comme la progression de formes moins visibles de conflictualite au travail (Beroud et al.2008), temoignent surtout des contraintes qui entravent le passage a l’action greviste.
Si l’on depasse la valeur faciale des taux de syndicalisation pour s’interesser auxmodalites de l’inscription sociale des syndicats dans chaque configuration nationale, la
comparaison europeenne conduit plutot a reevaluer la these de l’‘exceptionnalisme’hexagonal. Le syndicalisme francais n’est pas l’homme malade de l’Europe face a des
syndicats de masse – donc presumes puissants – et ‘responsables’, qui seraientemblematiques des ‘grandes democraties’ pacifiees, comme l’avancent nombre de
commentateurs et de reformateurs de la democratie sociale.8 Les symptomes de la crise
des syndicats francais – perte d’adherents, vieillissement des effectifs, perte d’influencepolitique . . . – se retrouvent en effet dans les autres pays de l’Union europeenne
(Pernot 2010). Etre attentif a la realite empirique du travail syndical dans ses multiplesfacettes conduit a ce constat: malgre la crise dont il n’est pas sorti, ce qui fait la
singularite du syndicalisme francais est bien sa capacite maintenue a structurer etencadrer la protestation sociale. Meme les formes d’action presentees comme les plus
radicales ou ‘eruptives’, telles que les bossnappings, s’inscrivent souvent dans des
strategies syndicales visant ‘a recreer les conditions pour qu’une negociation ait lieu’(Beroud 2010, 161). Le syndicalisme francais dispose encore des capacites militantes
lui permettant de cristalliser des sentiments d’appartenance collective qui relevent belet bien, n’ayons pas peur des mots, d’une identite de classe.
Qu’un mouvement du type des indignes n’ait pas pris en France peut ainsi plusfacilement trouver des explications. La situation des jeunes face au chomage n’est pas
la meme: le taux de chomage des jeunes est moindre en France que dans les paysd’Europe du Sud ou de l’Est. Les liens que les syndicats entretiennent avec le pouvoir
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politique sont plus distants que dans un pays comme l’Espagne ou le Portugal, ouexistent des formes objectivees de solidarite avec les partis sociaux-democrates.
L’hostilite au president de la Republique et a sa politique etait sensible dans lesmobilisations de 2009 et 2010. Mais si le pouvoir politique de Nicolas Sarkozy est
vivement conteste, il releve d’un camp politique qui reste spontanement percu commeplus hostile aux jeunes et aux travailleurs. La defiance contre le pouvoir peut donc
encore s’exprimer dans l’espoir d’une alternance ramenant l’opposition de gauche aupouvoir. Le syndicalisme francais, du fait de son histoire conflictuelle et de son
pluralisme (celui-ci decoulant de celle-la) a maintenu, malgre son institutionnalisa-tion, d’innombrables liens avec ‘l’espace des mouvements sociaux’ (Mathieu 2007).Une enquete sur les reseaux de l’altermondialisme en France avait ainsi revele a quel
point certains syndicalistes – particulierement ceux de Solidaires, de la FSU et de laCGT – sont fortement investis dans les luttes sortant du cadre de l’entreprise
(Garcia et al. 2005). Il existe en France un mouvement syndical etudiant ayanttoujours eu des liens forts avec le mouvement syndical ouvrier: la revolte de la jeunesse
contre sa precarisation s’est ainsi deroulee en 2006 dans le cadre d’un front commununissant organisations de jeunesses et syndicats de salaries (Geay 2009). Les reseaux de
lutte anti-precarite croisent ceux des syndicats, des mouvements altermondialistes etde la gauche ‘antiliberale’, par exemple dans le cadre d’Attac et de la FondationCopernic qui jouerent un role important dans la mobilisation intellectuelle prealable
au mouvement social contre la reforme des retraites. Le mouvement de 2010 a ainsi etel’occasion de manifester une solidarite intergenerationnelle, grace a l’action des
organisations de lyceens et d’etudiants.De ce point de vue, la plus serieuse limite du mouvement syndical – et plus
largement de ce qui fut historiquement appele en France le ‘mouvement ouvrier’ –s’est revelee quelques annees plus tot, lors du soulevement de jeunes des quartiers
populaires en 2005 (Mucchielli et La Goaziou 2006). S’il y a une problematiqueproprement francaise des indignados, c’est bien celle des ‘emeutiers’ de banlieue, dont
la protestation se deploie hors des cadres habituels de l’action collective (Beaud etPialoux 2003). Elle renvoie a deux problematiques melees, celle des politiquesd’amenagement ayant transforme les quartiers populaires en cites dortoirs releguees
aux marges de toute activite sociale, particulierement des lieux de travail, et celle de laplace faite dans la societe francaise aux enfants de l’immigration postcoloniale qui
peuplent ces quartiers.
Fragilites des mobilisations de 2009-2010
La capacite des organisations syndicales a mettre en forme la contestation sociale sans
etre serieusement debordees par d’autres modalites d’action ou par certains groupessociaux s’estimant non representes constitue la veritable specificite du syndicalisme
francais.9 Faut-il pour autant en deduire que cette capacite militante soit synonymed’une plus grande ‘radicalite’, relativement aux autres syndicalismes d’Europe?
Repondre a cette question suppose de clarifier le sens de cette notion, qui s’avere tres
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floue. M. Ancelovici s’est recemment attele a cette tache (2011). Tout en relativisant lasupposee radicalite du syndicalisme francais, tant au regard de ses modes d’action que
de ses finalites, il conclut son article en avancant l’idee que la radicalite dusyndicalisme francais serait essentiellement relationnelle, les principes du service
public et de l’Etat-providence pour lesquels se mobilisent les syndicats etant en soiradicalement antagoniques avec le projet neoliberal. Tout en partageant l’essentiel des
analyses de l’auteur, nous voudrions pousser plus loin la reflexion en y integrant lesrepresentations que les syndicalistes se font de leur propre activite. L’adoption d’un
point de vue comprehensif conduit a prendre davantage en compte les contraintespratiques qui restreignent l’espace des ‘pensables’ syndicaux. Elle permet d’eclairer lacontradiction entre la puissance des mobilisations de 2009-2010 et la modestie de leurs
resultats revendicatifs.
Une sequence de mobilisation marquee par le spectre de la radicalite
On a deja souligne la forte visibilite d’actions presentees comme radicales, violentes,
sinon desesperees, dans les secteurs de l’industrie les plus touches par lesrestructurations engendrees ou accelerees par la crise (equipementiers automobiles,
fabricants de materiel electrique ou electronique). Quand bien meme ces mouvementsne representent qu’une faible part de la conflictualite au travail (Beroud 2010), leur
surmediatisation a contribue a definir un type de conflits etiquetes commeminoritaires, face auxquels les organisations syndicales, en quete d’une respectabilite
accrue dans l’espace public, ont juge bon de se demarquer. Loin de revendiquer unequelconque radicalite, l’intersyndicale aura ainsi surtout veille, tant en 2009 qu’en2010, a se demarquer des postures jugees ‘jusqu’auboutistes’ ou ‘irresponsables’. Cette
ligne a justifie le recours privilegie a une strategie de manifestations regulieres,consideree comme la plus a meme d’associer largement la masse non organisee des
salaries a la protestation.La critique de cette orientation s’est manifestee brutalement au cours de l’ete 2009,
apres que la premiere dynamique de mobilisation lancee par l’intersyndicale s’etaitepuisee. Xavier Mathieu, delegue syndical CGT de l’etablissement Continental de
Clairoix engage dans une mobilisation extremement dure pour le maintien del’emploi, qualifiait alors le secretaire general de la CGT Bernard Thibault de ‘racaille’,lui reprochant de n’etre pas venu soutenir la lutte des ‘Conti’ et de preferer frequenter
les allees du pouvoir. On peut egalement evoquer le cas de la greve generale: cettepratique s’est developpee dans toute l’Europe depuis les annees 1980, comme seule
reponse possible a des decisions prises au niveau gouvernemental contre l’avis dessyndicats (Kelly et Hamann 2009). Les mobilisations survenues depuis 2008 en
reaction aux politiques d’austerite consecutives a la crise n’ont fait qu’accelerer sadiffusion dans de nombreux pays (notamment en Europe centrale et orientale). Or, ce
registre d’action est encore considere en France comme eminemment subversif, tant ilconstitue, dans l’histoire du syndicalisme francais, la marque identitaire du
syndicalisme revolutionnaire. L’intersyndicale fut a plusieurs reprises interpellee sur
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son refus d’appeler a la ‘greve generale’. Ce fut le cas en 2009 apres qu’une telle tactiquefut couronnee de succes en Guadeloupe. De meme, a la mi-octobre 2010,
le mouvement connut une acceleration liee au developpement des greves et des
blocages, notamment dans les raffineries, et a l’entree des lyceens dans le mouvement.A cette sequence repond un communique de l’intersyndicale, le 21 octobre, qui
souligne l’esprit de responsabilite du mouvement syndical en evoquant son souci du‘respect des biens et des personnes’. Il evoque les sondages d’opinion mais ne cite
aucun des secteurs les plus mobilises, comme si ces derniers n’avaient pas droit de citedans le cadre de l’intersyndicale. L’intersyndicale appelle alors a ‘amplifier le soutien de
l’opinion publique’ plutot qu’a amplifier l’action. Meme l’organisation qui a cherche a
se demarquer le plus visiblement de l’intersyndicale, Force Ouvriere, ne parlait pas degreve generale. Elle revendiquait une ‘greve franche’ de 24 heures, se demarquant ainsi
d’un mot d’ordre percu comme trop politique.On evoquait en introduction le caractere extraordinaire de la plateforme
revendicative du 5 janvier 2009, signee par toutes les organisations syndicales.10
Le potentiel politique de ce texte a cependant vite ete desamorce. Certes, en
proclamant que ‘les seules lois du marche ne peuvent regler tous les problemes’, le textes’inscrivait dans une perspective keynesienne assez eloignee des debats sur le
socialisme ou l’autogestion qui traversaient le mouvement syndical dans les annees
1970. Il n’en dessinait pas moins les voies d’une politique economique alternative quis’inscrivait effectivement en opposition radicale aux orientations privilegiees au plan
national et europeen. Cependant, a l’occasion de l’actualisation de ses positions dansune declaration du 25 mai 2009, l’intersyndicale se recentrait sur diverses questions
concretes susceptibles de donner lieu a des negociations. Il n’est alors plus question derevendiquer un changement de politique economique mais d’avancer sur des dossiers
ponctuels (Smic, emploi des jeunes, maintien de la remuneration des chomeurs en finde droit, chomage partiel, droit syndical . . . ). La portee strategique qui avait ete
assignee a l’intersyndicale, en particulier par la CGT dans le cadre de son orientation
en faveur d’un ‘syndicalisme rassemble’, s’est ainsi vite dissipee.Cette evolution fut nettement visible a l’occasion du conflit de 2010, l’intersyndicale
ayant ete reduite a un cadre de coordination avancant des revendications de procedure‘pour une vraie negociation’, sans autre positionnement sur le fond que le refus de la
reforme proposee par le gouvernement. Alors meme que l’argumentaire gouverne-mental rapportait la reforme des retraites a un enjeu de credibilite face aux marches
financiers, l’intersyndicale n’etablit pas de lien direct avec la crise. La mobilisationcontre la reforme des retraites connut d’ailleurs deux sequences assez distinctes, entre
une phase de mobilisation ideologique, animee par des collectifs unitaires au cœur
desquels se trouvaient les reseaux de la gauche antiliberale et des ‘economistescritiques’ (Lebaron 2008), et une phase de protestation de rue pilotee par
l’intersyndicale. De facon quelque peu paradoxale au regard de la force de lamobilisation, les contraintes du champ syndical national (la volonte de maintenir a
tout prix une unite entre des organisations en desaccord sur le diagnostic concernantles retraites) contribuerent a deconnecter le mouvement de 2010 de la vague de
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contestation sociale qui commencait a toucher l’Europe. La reduction des ambitionsde l’intersyndicale s’est poursuivie en 2011, celle-ci se limitant a des positionnements
ponctuels et la CGT choisissant de manifester seul un profil plus contestataire au sortirdu mouvement.11 L’echeance des elections dans la fonction publique, premier test
national de representativite pour les organisations syndicales, a sans doute fortementcontribue a mettre en sommeil l’intersyndicale.12
Un mouvement syndical en quete de reconnaissance
Comment expliquer une telle autolimitation des ambitions syndicales? L’effondrementdes effectifs syndicaux a ete tel, depuis la fin des annees 1970, que le diagnostic d’une
crise du syndicalisme a ete profondement interiorise par la plupart des responsablessyndicaux. Le souci de retrouver ou conforter une legitimite aupres des salaries eclaire
les choix faits par les organisations syndicales pendant la sequence 2009-2010.S’appuyant sur le succes de la mobilisation de 2006 contre le CPE, et sur leurs echecs
anterieurs, les syndicats ont d’abord vecu comme un imperatif categorique larealisation de l’unite. L’objectif de gagner a leur cause les salaries du secteur prive a
conduit les dirigeants des principales organisations a ne pas considerer comme uneoption credible le recours a la greve reconductible, qui aurait surtout concerne les
salaries du secteur public.13 En l’absence d’implantation syndicale dans la plupart despetites et moyennes entreprises, le contact avec la masse des salaries est aujourd’hui leplus souvent mediatise par les sondages. C’est en s’orientant a la boussole de l’opinion
publique que la CGT, en particulier, a conduit son action. Comme l’expliquaitB. Thibaut a la reunion des organisations de la CGT, le 1er avril 2009:
Les manifestations et les greves ont beneficie de 72 ou 73% de comprehension, voirede soutien de la population et ce au-dela des clivages politiques. Ce n’est pas unequestion ‘pro’ ou ‘anti’ Sarkozy (document interne CGT).
L’agregation d’opinions individuelles de gauche et de droite presentees comme
potentiellement favorables au mouvement syndical apparaıt ainsi comme un objectifprioritaire, et non l’inscription dans un affrontement direct avec le pouvoir qui serait
bien plus clivant. En 2009 et encore plus en 2010, la victoire du mouvement aurait eneffet ouvert une crise politique majeure. Un ‘expert’ des relations sociales, egalementrepute aupres des dirigeants d’entreprises et des responsables syndicaux, va meme plus
loin en evoquant la crainte d’un debordement incontrolable:
[les syndicats] savent qu’un tel mouvement qui interroge rien moins que la logiquedu systeme peut acquerir une dimension dont rien n’indique qu’en l’etat dudiscredit politique a droite comme a gauche, il puisse ne pas etre dangereux pournotre democratie. (Vacquin 2011, 4)
Ainsi, c’est une certaine interpretation de la crise syndicale qui nourrit, au sein du
mouvement syndical, la hantise de la crise politique. La principale fragilite dusyndicalisme francais se trouve dans cette difficulte a relancer un mouvement d’adhesion.
Le bilan de la politique de developpement a la CFDTa montre les limites d’une strategie de
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syndicalisation qui soit uniquement basee sur le volontarisme organisationnel. Lanecessite d’agir egalement sur l’environnement dans lequel interviennent les syndicats a
inspire la reforme de la representativite syndicale adoptee en 2008. Celle-ci a en effet eteconcue par les dirigeants de la CGT et de la CFDT comme une sorte d’injonction au
developpement syndical, dans la mesure ou les capacites d’action des syndicats dependentdesormais de leurs resultats aux elections professionnelles.14 La prise en compte de cette
transformation des regles du jeu syndical est centrale pour comprendre les strategiespoursuivies par les organisations depuis 2009. La reforme de la representativite a dans un
premier temps facilite l’unite, car elle a desamorce l’enjeu a etre reconnu comme uninterlocuteur national qui fermait les intersyndicales aux organisations outsiders commeSolidaires ou l’UNSA (Beroud et Yon 2009). Elle a ensuite plutot exacerbe les
concurrences, ce dont a particulierement rendu compte l’attitude de FO pendant lemouvement de 2010. Les mobilisations de 2009 et 2010 se sont donc developpees au
moment meme ou ces nouvelles regles entraient progressivement en vigueur dans lesentreprises. Dans ce contexte, le principal enjeu du mouvement etait peut-etre moins de
battre le gouvernement que de s’adresser aux salaries du prive, en particulier pour la CGTqui fut la principale orchestratrice de l’intersyndicale:
Le developpement de nos implantations reste la grande priorite de ces prochainesannees. Le conflit sur les retraites l’a montre: nous avions la bonne analyse, la bonnestrategie, la bonne capacite a travailler dans l’unite et une bonne image; ce dont nousavons manque, c’est de troupes organisees dans chaque entreprise.15
Avec le recul, il ne semble pas que les syndicats aient connu une croissance sensible deleurs effectifs apres les mobilisations. La conjonction de fortes mobilisations sociales etd’un changement de regles juridiques issu de la reforme de 2008 n’a pas suffi a impulser
une nouvelle dynamique de syndicalisation. Au-dela des explications conjoncturelles –l’echec revendicatif des deux mobilisations – certaines donnees structurelles n’ont pas
ete modifiees par la reforme de la representativite. Si elle oblige desormais lessyndicalistes a prouver la solidite de leur vocation en obtenant le soutien electoral des
salaries, elle ne contribue pas pour autant a susciter de nouvelles vocations (Beroud etYon 2011). Les craintes de la repression syndicale restent intactes. Cette preoccupation a
recemment ete mentionnee par le secretaire general de la CGT.16 Dans le memeentretien, B. Thibault inflechit egalement son positionnement politique, manifestantbeaucoup plus ouvertement, dans la perspective des elections de 2012, une attente vis-a-
vis de l’opposition de gauche.17 Reste a faire la part des choses entre ce qui releve d’unrevirement conjoncturel lie aux fluctuations de l’opinion et ce qui releve d’une analyse
plus globale sur les conditions d’un veritable redeploiement syndical.Car au-dela des objectifs que lui ont fixe les organisations syndicales, la reforme de
la representativite a ete investie d’autres attentes. En se saisissant du debat sur celle-ciet en la menant a bout, le pouvoir politique de droite a vu, en effet, dans la ‘renovation
de la democratie sociale’ le moyen de promouvoir des syndicats ‘forts et responsables’a meme de negocier les reformes jugees par lui necessaires.18 Contrairement a la
situation etatsunienne (Vinel 2011), la crise ne s’est donc pas traduite en France par
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une offensive antisyndicale ouverte. Au-dela de la posture intransigeante tenue par
N. Sarkozy pendant le mouvement de l’automne 2010, qui a indeniablement facilite la
mobilisation, la tendance est moins a l’exclusion ou a la fermeture vis-a-vis des
organisations syndicales qu’a la redefinition de leur role. Nombre d’analystes et de
syndicalistes furent prompts a comparer N. Sarkozy, dans son style et son projet, a
Margaret Thatcher et Ronald Reagan, mettant l’accent sur les aspects les plus brutaux
de sa politique, telle que la requisition des salaries grevistes.19 On gagnerait cependant
a reinscrire ces actions dans le cadre plus large d’une politique ayant conduit a la
negociation de dossiers aussi delicats que le changement de statut d’EDF-GDF, la
fusion de l’ANPE et des Assedic dans Pole emploi, la reforme de la representativite
syndicale ou encore l’adoption de la loi du 21 aout 2007, ‘sur le dialogue social et la
continuite du service public dans les transports terrestres reguliers de voyageurs’. Ces
diverses mesures concedent un certain nombre d’avantages aux syndicats, en
contrepartie d’une reconnaissance des regles du marche d’une part, du ‘dialogue
social’ d’autre part, comme normes de conduite. C’est des lors plutot le modele de
l’ordoliberalisme allemand et son ‘economie sociale de marche’, laquelle reconnaıt
‘l’importance des rapports negocies entre patronat et syndicats’ (Dardot et Laval 2009,
342), qui permettent de rendre compte de la situation presente des syndicats francais.La principale difficulte pour les syndicats francais reside dans cette contradiction
consubstantielle a leur action: tenir ensemble des lignes de conduite engagees sur de
multiples scenes, selon des rapports de forces varies d’une configuration a l’autre, avec
une comprehension globale du cadre dans lequel ils se deploient. En d’autres termes,
articuler des tactiques multiples de resistances dans differents secteurs professionnels a
une veritable strategie d’ensemble. L’etat present du champ syndical, marque par le
morcellement et divers phenomenes qui concourent a renforcer sa sectorisation
(Yon 2011), ne permet pas reellement a ce debat strategique de prendre forme.
L’exacerbation de la concurrence entre organisations engendree par le nouveau mode
de calcul de la representativite, contrebalancee par le souci de manifester une volonte
d’unite devant les salaries, conduit a ce que les orientations communes reposent sur des
consensus a minima plutot que sur le resultat de deliberations approfondies: les aleas de
l’intersyndicale suffisent a le demonter. La valorisation d’une sphere de la ‘democratie
sociale’ tend a mettre l’accent sur ce qui rassemble les syndicats, voire l’ensemble des
‘partenaires sociaux’, plutot que sur ce qui fait debat entre eux. Or, seule la liberte la plus
grande dans les debats serait a meme d’ouvrir l’espace des possibles. Elle impliquerait
de ne pas restreindre a priori les frontieres de l’entendement syndical, et notamment de
ne pas laisser la question du pouvoir aux seuls partis politiques.
Notes
[1] Les principales organisations syndicales francaises sont au nombre de huit. Cinqconfederations sont a ce jour considerees comme representatives au plan nationalinterprofessionnel: la Confederation Generale du Travail (CGT), la Confederation FrancaiseDemocratique du Travail (CFDT), la CGT-Force Ouvriere (FO), la Confederation Francaise
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des Travailleurs Chretiens (CFTC) et la Confederation Francaise de l’Encadrement-
Confederation Generale des Cadres (CFE-CGC). Deux organisations interprofessionnelles de
creation plus recente sont jugees representatives dans certains secteurs du salariat uniquement:
l’Union Nationale des Syndicats Autonomes (UNSA) et l’Union syndicale Solidaires. Enfin, la
Federation Syndicale Unitaire (FSU), majoritaire dans le monde educatif, est implantee pour
l’essentiel dans la fonction publique.
[2] Ces elections concernent l’ensemble des salaries hors fonctions publiques. Elles eurent lieu le 3
decembre 2008. Malgre un taux d’abstention important (74,5%), leurs resultats donnent une
idee des rapports de forces entre organisations: CGT 33,8 %, CFDT 22,1 %, FO 15,9 %, CFTC
8,9 %, CFE-CGC 8,2 %, UNSA 6,6 %, Solidaires 3,8 %. Le poids global de l’UNSA et de
Solidaires est minimise dans la mesure ou ces organisations sont surtout implantees dans le
secteur public. De meme, la FSU est ignoree.
[3] Le CPE etait un type de contrat de travail reserve aux jeunes de moins de 26 ans, qui prevoyait
une ‘periode de consolidation’ de deux ans durant laquelle l’employeur pouvait congedier le
salarie sans en donner le motif. Cette disposition fut denoncee comme un vecteur
supplementaire de precarisation de l’emploi. A l’issue de plusieurs semaines de mobilisations
sociales et syndicales, de blocages d’universites et de lycees, et malgre le vote du texte, celui-ci ne
fut jamais applique.
[4] Entre decembre 2008 et fevrier 2009, une mobilisation contre la vie chere impulsee par l’Union
generale des travailleurs de Guadeloupe debouche sur une greve generale soutenue par
plusieurs dizaines d’organisations syndicales, politiques, associatives et culturelles rassemblees
autour de la plateforme ‘Lyannaj Kont Pwofitasyon’.
[5] Cette donnee globale (soit 2,2% d’entreprises de 10 salaries et plus ayant connu une greve en
2009) masque une repartition tres clivee de la conflictualite selon la taille des entreprises: le
pourcentage augmente a 17,6% pour les entreprises comptant entre 200 et 499 salaries et a
38,9% dans les plus de 500.
[6] Les plus grosses federations professionnelles de la CGT sont aujourd’hui des federations du
secteur public (fonctionnaires territoriaux, cheminots, energie); ce qui est pose comme un
probleme en interne et se traduit par la volonte de developper les implantations de la centrale
dans le secteur prive et notamment dans le secteur des Petites et Moyennes Entreprises (PME).
[7] ‘L’image des syndicats a l’automne 2010’, barometre TNS SOFRES pour l’association
Dialogues.
[8] C’est encore ce qu’exprimait recemment l’un des candidats a la primaire socialiste en vue de
l’election presidentielle de 2012 (‘Il faut avoir confiance en la democratie sociale’, tribune de
Francois Hollande, Le Monde, 14 juin 2011).
[9] Il faut remonter a la sequence 1986-1995, marquee par l’existence de ‘coordinations’ lors de
grands mouvements professionnels (cheminots, instituteurs, etc.) pour trouver des pratiques
de debordement des syndicats (Denis 1996).
[10] Dans l’histoire du mouvement syndical francais, le seul episode equivalent remonte au pacte
d’unite d’action conclu entre la CGT et la CFDT en 1966. Cette unite etait cependant limitee a
deux organisations, alors meme que le champ syndical etait moins divise.
[11] On doit cependant mentionner une declaration commune signee par la CGT, la CFDT, FO,
l’UNSA, la CFTC et la centrale syndicale allemande Deutscher Gewerkshafts, associes a la
Confederation europeenne des syndicats, dans laquelle ces organisations expriment leur
‘critique fondamentale du pacte de competitivite Merkel-Sarkozy’. Mais cette declaration est
passee relativement inapercue (Derek Perotte, ‘Les syndicats francais et allemands unis contre le
pacte de competitivite “Merkel-Sarkozy”’, Les Echos, 23 mars 2011).
[12] Ces elections se sont tenues en octobre 2011. Elles concernaient plus de trois millions d’agents
des fonctions publiques d’Etat et hospitaliere et determinaient la representativite des syndicats
dans la fonction publique (cf. note 14).
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[13] D’apres Raymond Soubie, qui etait le conseiller social de Nicolas Sarkozy au moment des
mobilisations de 2009 et 2010, une telle option etait la plus dangereuse: ‘Les craintes que nous
pouvions avoir initialement sur les greves dans le secteur public ne se sont pas realisees, en
particulier a la SNCF et a la RATP, qui n’ont jamais ete paralysees, en particulier grace au service
minimum. Or, ce qui a pu faire reculer les gouvernements par le passe, c’etait toujours de tels
mouvements’ (Etienne Lefebvre, ‘Nicolas Sarkozy a toutes ses chances en 2012 face a une
gauche peu lisible’, entretien avec Raymond Soubie, Les Echos, 6 decembre 2010).
[14] La loi ‘portant renovation de la democratie sociale et reforme du temps de travail’ a ete adoptee
le 20 aout 2008. Pour etre reconnu representatif dans une entreprise, un syndicat doit
desormais recueillir 10% des suffrages exprimes aux elections professionnelles. La
representativite dans les branches et au niveau national interprofessionnel est calculee en
agregeant ces resultats electoraux. Auparavant, certains syndicats etaient consideres comme
representatifs de droit, tandis que d’autres devaient en fournir la preuve devant le juge. Un
dispositif a peu pres equivalent (le seuil de representativite est moins eleve) a ete mis en place
dans la fonction publique a l’issue du vote de la loi du 5 juillet 2010.
[15] Derek Perotte, ‘Quatre ans apres, le chef de l’Etat redecouvre l’enjeu du pouvoir d’achat’,
entretien avec Bernard Thibault, Les Echos, 15 avril 2011.
[16] ‘Les elus politiques devraient aussi faire respecter le droit constitutionnel qui protege la liberte
syndicale dans les entreprises. Les atteintes a ce droit restent un fleau recurrent’ (‘La France
aussi est dans l’austerite’, entretien avec Bernard Thibault, Le Monde, 23 juillet 2011).
[17] ‘La France est un des pays europeens ou la mobilisation sociale a ete la plus imposante avec des
millions de manifestants. Cela a laisse des traces. De nombreux electeurs se determineront en
2012 en fonction du bilan et des propositions sur le terrain economique et social. [ . . . ] –
Qu’est-ce qui marquerait une rupture avec le sarkozysme? – La maniere d’exercer le pouvoir. J’ai
tout de suite compris qu’il y aurait un probleme recurrent avec le chef de l’Etat des qu’il a
explique que c’etait un job, autrement dit qu’il avait les pleins pouvoirs. Une election ne confere
pas les pleins pouvoirs. Il faut gouverner autrement, notamment en instaurant d’autres
rapports avec les representants des salaries. Une majorite de gauche peut etre plus sensible a
cette necessite. Meme si je sais par experience que les partis de gauche pensent integrer le point
de vue syndical, alors que cela n’a rien d’automatique. [ . . . ] – La CGT va-t-elle donner des
consignes de vote pour la presidentielle? – Nous n’avons pas decide ce que nous ferons. Mais il est
peu probable que M. Sarkozy trouve la masse de ses voix parmi nos adherents’ (‘La France aussi
est dans l’austerite’, entretien avec Bernard Thibault, Le Monde, 23 juillet 2011).
[18] ‘Pour des syndicats forts’, Tribune de Nicolas Sarkozy, Le Monde, 19 avril 2008; ‘La France a besoin
d’un syndicalisme fort et reconnu’, entretien avec Raymond Soubie, La Tribune, 7 mars 2011.
[19] Pierre Dardot et Christian Laval rappellent que le dispositif de requisition sous autorite
prefectorale, applique a l’automne 2010 contre les salaries des raffineries, avait ete mis au point
en 2003 lorsque Nicolas Sarkozy etait ministre de l’Interieur (Dardot et Laval 2011, 161).
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