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Faire sa place et être de la place: La rencontre timide des nouveaux ruraux et des populations plus anciennes au Québec Laurie Guimond Département de géographie, Université du Québec à Montréal Anne Gilbert Département de géographie et Centre de recherche en civilisation canadienne-française, Université dOttawa Myriam Simard Institut National de la Recherche Scientique, Centre Urbanisation Culture Société Lorsque les nouveaux ruraux rencontrent les résidents de longue date, surviennent des dés de cohabitation. Dune part, les premiers doivent « faire leur place » dans des milieux déjà habités, dautre part, lespace social des seconds est remodelé par larrivée des premiers. Dans ce contexte, cet article sinterroge sur la rencontre dindividus nouvellement installés avec les populations plus anciennes. Son matériel empirique consiste en des entrevues menées auprès de ces deux groupes dans deux municipalités régionales de comté (MRC) contrastées au Québec : Brome-Missisquoi et Arthabaska. La méthode danalyse est qualitative et lapproche est axée sur les représentations des populations rurales nouvelles et anciennes quant à ce qui les éloigne ou les rapproche lune de lautre. La contribution de larticle réside dans son analogie à la métaphore théâtrale de Goffman, en insistant toutefois sur le milieu géographique modulant la rencontre. Il en ressort que cette dernière est généralement timide, les rapports entre les nouveaux ruraux et les résidents de longue étant souvent superciels et réservés à lespace public. Mots clés : Migrations ville-campagne, néo-ruraux, ruraux de longue date, espace social, Québec Finding ones place in someone elses place: The tentative encounter between newcomers and long-time residents in rural Quebec When newcomers to rural areas encounter the long-time residents, they may face cohabitation challenges. On one hand, the rst group tries to feel at homein the existing community, while on the other, the social space of the second group is remodelled by the arrival of the newcomers. This article seeks to describe the encounter between newly arrived individuals and the long-time rural population. The empirical data were collected by means of interviews with these two groups, in two contrasted regional county municipalities (RCM) of Quebec: Brome-Missisquoi and Arthabaska. The qualitative analysis focuses on the representationsmade by both populationson what unites or separates them. Applying an analogy of Goffmans theatrical metaphor, this article highlights how the encounter varies according to the geographical context in which it occurs. The encounter is found to be generally tentative in nature, and relationships between newcomers and long-term residents often remain supercial and limited to the public space. Keywords: urban to rural migrations, rural newcomers, long-time rural residents, social space, Quebec Introduction Au Québec, de nombreux urbains choisissent de sinstaller en permanence à la campagne ou rêvent de le faire. 1 Cette migration induit plusieurs muta- tions démographiques, économiques, politiques, environnementales, culturelles et sociales dans les campagnes. Cet article sintéresse particulièrement Correspondence to/Adresse de correspondance: Laurie Guimond, Département de géographie, Université du Québec à Montréal, Case postale 8888, Succursale Centre-Ville, Montréal, QC H3C 3P8 Email/Courriel: [email protected] 1 Une étude de Solidarité rurale du Québec (2009) révèle que 20 pour cent des citoyens des villes de Montréal et de Québec envisagent de sinstaller dans une municipalité rurale dans les cinq prochaines années. The Canadian Geographer / Le Géographe canadien 2014, 58(1): 123139 DOI: 10.1111/j.1541-0064.2013.12051.x © 2013 Canadian Association of Geographers / LAssociation canadienne des géographes

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Faire sa place et être de la place: La rencontre timidedes nouveaux ruraux et des populations plusanciennes au Québec

Laurie GuimondDépartement de géographie, Université du Québec à Montréal

Anne GilbertDépartement de géographie et Centre de recherche en civilisation canadienne-française, Université d’Ottawa

Myriam SimardInstitut National de la Recherche Scientifique, Centre Urbanisation Culture Société

Lorsque les nouveaux ruraux rencontrent les résidents de longue date, surviennent des défis de cohabitation. D’unepart, les premiers doivent « faire leur place » dans des milieux déjà habités, d’autre part, l’espace social des secondsest remodelé par l’arrivée des premiers. Dans ce contexte, cet article s’interroge sur la rencontre d’individusnouvellement installés avec les populations plus anciennes. Son matériel empirique consiste en des entrevuesmenées auprès de ces deux groupes dans deux municipalités régionales de comté (MRC) contrastées au Québec :Brome-Missisquoi et Arthabaska. La méthode d’analyse est qualitative et l’approche est axée sur les représentationsdes populations rurales nouvelles et anciennes quant à ce qui les éloigne ou les rapproche l’une de l’autre. Lacontribution de l’article réside dans son analogie à la métaphore théâtrale de Goffman, en insistant toutefois sur lemilieu géographique modulant la rencontre. Il en ressort que cette dernière est généralement timide, les rapportsentre les nouveaux ruraux et les résidents de longue étant souvent superficiels et réservés à l’espace public.

Mots clés : Migrations ville-campagne, néo-ruraux, ruraux de longue date, espace social, Québec

Finding one’s place in someone else’s place: The tentative encounter between newcomers andlong-time residents in rural Quebec

When newcomers to rural areas encounter the long-time residents, they may face cohabitation challenges. Onone hand, the first group tries to “feel at home” in the existing community, while on the other, the social spaceof the second group is remodelled by the arrival of the newcomers. This article seeks to describe the encounterbetween newly arrived individuals and the long-time rural population. The empirical data were collected bymeans of interviews with these two groups, in two contrasted regional county municipalities (RCM) of Quebec:Brome-Missisquoi and Arthabaska. The qualitative analysis focuses on the representations—made by bothpopulations—on what unites or separates them. Applying an analogy of Goffman’s theatrical metaphor, thisarticle highlights how the encounter varies according to the geographical context in which it occurs. Theencounter is found to be generally tentative in nature, and relationships between newcomers and long-termresidents often remain superficial and limited to the public space.

Keywords: urban to rural migrations, rural newcomers, long-time rural residents, social space, Quebec

Introduction

Au Québec, de nombreux urbains choisissent des’installer en permanence à la campagne ou rêvent

de le faire.1 Cette migration induit plusieurs muta-tions démographiques, économiques, politiques,environnementales, culturelles et sociales dans lescampagnes. Cet article s’intéresse particulièrement

Correspondence to/Adresse de correspondance: Laurie Guimond,Département de géographie, Université du Québec à Montréal, Casepostale 8888, Succursale Centre-Ville, Montréal, QC H3C 3P8Email/Courriel: [email protected]

1Une étude de Solidarité rurale duQuébec (2009) révèle que 20 pourcent des citoyens des villes deMontréal et de Québec envisagent des’installer dans une municipalité rurale dans les cinq prochainesannées.

The Canadian Geographer / Le Géographe canadien 2014, 58(1): 123–139

DOI: 10.1111/j.1541-0064.2013.12051.x

© 2013 Canadian Association of Geographers / L’ Association canadienne des géographes

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aux dimensions géographique et sociale de l’expér-ience quotidienne des individus impliqués dans cerenouveau rural. D’une part, les nouveaux rurauxdoivent « faire leur place » dans des milieux déjàhabités; d’autre part, la vie sociale des ruraux estremodelée par l’arrivée de ces derniers. Dans cecontexte, nous explorons la rencontre et la cohab-itation d’individus nouvellement installés avec lespopulations plus anciennes.

Nos analyses précédentes signalent en quoi cesdeux populations sont à la fois similaires et différ-entes (Guimond et Simard 2011).2 Elles révèlent queles nouveaux ruraux et les résidents de longue datepartagent certaines pratiques communes, notam-ment sur le plan de leur engagement local, ce quipermet de déduire qu’elles interagissent au quoti-dien. Notre objectif ici est d’approfondir les modal-ités de leur rencontre dans le milieu rural. Quelle estla nature de leurs rapports ? Leurs liens sociauxdemeurent-ils superficiels et réservés à l’espacepublic ou certaines circonstances facilitent-elles desliens plus intimes ? Quels contextes favorisentl’éloignement ou le rapprochement entre ces pop-ulations ? Jusqu’à quel point les différences dementalités, de classes, de valeurs et de trajectoiresde vie agissent sur leurs interactions ? Dans quellemesure le milieu intervient-il dans la rencontre ?

Des éléments de réponse à ces interrogations sontapportés à partir d’une analyse qualitative menée auQuébec sur les représentations des populationsrurales nouvelles et anciennes quant à ce qui leséloigne ou les rapproche l’une de l’autre. Dans cetarticle sont d’abord discutées les tensions et lesconsensus comme assises de la recherche enpostulant que leur analyse respective est indisso-ciable. Nous nous inspirons des travaux de Goffmanpour montrer que la rencontre est teintée parune mise en scène quotidienne localisée dansl’espace. Ensuite, sont exposés les résultats quali-fiant la rencontre qui s’avère timide. Une discussionconsolide les principaux constats et émet deuxpropositions : 1) la campagne est un théâtre oùinteragissent les ruraux imprégnés de leur habitus;2) le milieu façonne la rencontre des diverses

populations rurales. La conclusion invite àquelques pistes de recherche pour une meilleurecompréhension de l’espace social des campagnescontemporaines.

La rencontre localisée des diversespopulations rurales

La recomposition sociodémographique des cam-pagnes par l’installation de nouveaux résidents rimesouventavec tensions.Unecertaine« luttedesplaces »,pour reprendre l’expression de Lussault (2009), s’y faitsentir. D’un côté, l’appropriation du milieu rural pardes « étrangers » peut mener à un sentiment dedépossession vécu par les populations plus anciennes.De l’autre, des néo-ruraux peuvent ne pas se sentir àleurplace,notammentenraisonde résistancessouventtacites. Les différences en termes de profils socio-démographiques, d’habitus, de parcours, de besoins,d’attentes, d’usages et de représentations de l’espacedans lequel ils cohabitent, font émerger des tensionsliées au « choc des cultures » entre nouveaux et anciensruraux (Smith et Krannich 2000). Ces différences entresoi et l’autre sont également nourries d’une mécon-naissance mutuelle et de préjugés. Pour nous, l’autreréfère à l’« étranger », un individu « différent » de par lefait qu’il soit « de la place » ou non, voire à cause de sonorigine géographique ou sociale, ses expériences ettrajectoires de vie, ses valeurs, son niveau de scolar-ité… En raison de ces différences et d’une certaineréticence face à l’autre, les lieux de sociabilité danslesquels se déroule la rencontre intergroupe peuventdevenir instruments de pouvoir et de résistance. Or, ilsservent également d’interface et peuvent favoriserl’interconnaissance tout en donnant lieu à de nouvellessolidarités rurales.

Afin d’appréhender la rencontre des populationsd’origines urbaine et rurale dans toute sa complex-ité, nous nous attachons aussi à cette géographie desconsensus. L’appartenance affirmée au milieu ruralpar tous, les relations au paysage et l’implicationdans les espaces associatifs, notamment autour del’action environnementale et du développementlocal, permettraient de rapprocher les deux groupesau quotidien (Fortmann et Kusel 1990; Smith etKrannich 2000; Bossuet 2005; Domon et al. 2011;Ruiz et Domon 2013). L’implication des nouveauxrésidents est généralement perçue positivement parles différents acteurs locaux (Simard et Guimond2013) puisqu’elle représente un apport indéniable

2Cet article s’inscrit dans le cadre de la thèse doctorale de LaurieGuimond (2012), appuyée financièrement par le Conseil derecherches en sciences humaines du Canada, que nous remercionsici. La thèse s’intègre aux travaux du Groupe de recherche sur lamigration ville/campagne et les néo-ruraux (www.neoruraux.ucs.inrs.ca), dirigé par Myriam Simard (INRS).

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au milieu rural (Roussel 2000; Brown et Glasgow2008). Hormis ces rapports mutuels tissés lors de laparticipation locale, les écrits demeurent toutefoisdiscrets sur l’origine et la portée de ces nouveauxliens sociaux, leurs manifestations concrètes dansles lieux de sociabilité ainsi que les représentationsémergeant de cette rencontre. Cet article adopte unelecture nuancée de la rencontre nouveaux-anciensruraux en demeurant attentif tant aux éléments quicréent les tensions qu’à ceux qui unissent ces deuxpopulations.

Notre analyse s’inspire de l’approche dramatur-gique du sociologue Erving Goffman (1973) poursaisir le sens des interactions quotidiennes entre cesdeux groupes. Pour l’auteur, elles se produisent surune scène où « performent »3 divers acteurs,adaptant leur jeu aux contextes de la vie quotidi-enne. Selon cette logique, la scène représente lastructure de base sur laquelle se déroule la situationd’interaction sociale. Afin de déterminer le contextede ces interactions, Goffman réfère aux notions de« région antérieure » et « région postérieure ». Lapremière fait appel au « lieu où se déroule lareprésentation » (1973, 106). La deuxième évoquele « lieu, en rapport avec une représentation donnée,où l’on a toute latitude de contredire sciemmentl’impression produite par la représentation » (1973,110). Ces « régions » servent à délimiter la nature descomportements individuels : d’une part, ceux sedéroulant sur la scène où l’individu tente de donnerla meilleure impression de lui-même (les perform-ances); d’autre part, ceux dans les coulisses à l’abrides regards dupublic. Pour l’auteur, les pratiques lesplus banales sont actées selon les contextes desrégions antérieures et postérieures. Si Goffmanutilise le jargon de la géographie, il ne s’intéresseguère au fait que ces pratiques soient localisées dansdes lieux concrets de la vie quotidienne avec leursattributs spécifiques. Une approche géographiquede sa métaphore théâtrale permet de comblercette lacune et d’apporter une couche supplémen-taire de précision en insistant sur l’idée que larencontre se produit dans des lieux qui donnent unsens à l’action.

D’évidence, la rencontre des individus impliquedivers lieux : résidence, voisinage, commerces,institutions, milieu de travail, cyberespace… Les« performances » individuelles en milieu rural, enparticulier celle des migrants désireux de s’y taillerune place, se produisent dans les clubs sociaux, lesfêtes de village, les commerces, l’école, les bars ouautres lieux publics (Woods 2010). Unités spatialesde petites tailles, les lieux représentent « l’espace debase de la vie sociale » (Lévy et Lussault 2003, 561)dans lesquels interagissent les individus au quoti-dien, à divers niveaux géographiques. Dans la mêmefoulée, le concept anglo-saxon de « place » donne unsens géographique aux contextes des interactionsquotidiennes.4 Place se rapproche du contextescénique de Goffman, mais en insistant toutefoissur sadimension spatiale, tel que le souligne Entrikinen le définissant comme« the areal context of events,objects and actions » (1991, 6). Les lieux offrent lecontexte formel ou informel des relations sociales(locales). À l’instar deGiddens (1987) qui a développéla notion de « locale » en insistant sur le caractèrecontextuel et spatialisé des interactions, nouscroyons que les lieux représentent les structuresde base dans lesquelles se produit la rencontre et seconstruisent les liens sociaux, bien que ces lienspuissent être sujets à une mise en scène.

La rencontre s’opère dans un contexte plus large,celui du milieu qui façonne les conditions socio-logiques, économiques, politiques et environne-mentales modelant les relations entre les individuset les groupes. Le poids spécifique des milieuxruraux, qui sont loin d’être uniformes, ne peut êtreignoré : localisation par rapport aux grands centres;fonctions du territoire; conditions économiques;géomorphologie; dynamiques paysagères; histori-que de peuplement; caractéristiques des popula-tions; etc. Nous postulons que les attributs desmilieux ruraux ont un effet sur la rencontre entrenouveaux et anciens résidents. Tout comme AnneGilbert pour qui « le milieu dans lequel évoluent lesindividus et fonctionnent les institutions est la cléqui permet de comprendre comment s’élaborent les

3Pour Goffman, « performance » renvoie à « all the activity of anindividual which occurs during a period marked by his continuouspresence before a particular set of observers and which has someinfluence on the observers » (1959, 22). Nous associons davantagela notion de performance aux pratiques se produisant lors desrencontres intergroupes dans des lieux de sociabilité quotidiens.

4Avec cette signification, « place » est généralement traduit enfrançais par « lieu ». Comme leurs homologues anglo-saxons, lesgéographes francophones confèrent autant des dimensions ob-jectives que subjectives au concept de lieu. Si les lieux concretsstructurent la vie quotidienne, un lien affectif, émotionnel etexpérientiel relie les individus aux lieux. Voir entre autresBerdoulay (1989) ainsi que Lévy et Lussault (2003).

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relations sociales fondatrices de la communauté etcomment elles s’inscrivent dans la durée » (2010,15), nous adoptons une entrée de la géographiesociale pour interpréter la rencontre des ruraux.Notre approche permet de ne pas isoler les fonde-ments spatiaux des phénomènes sociaux et d’enri-chir une lecture sociologique par une analysegéographique.

Le mystère de l’autre

Donnant la parole aux individus concernés, cetterecherche s’appuie sur 71 entrevues qualitativesréalisées en 2006 et 2007 dans les MRC de Brome-Missisquoi et d’Arthabaska, toutes deux touchéespar le phénomène de la migration ville-campagne

(figure 1). Y furent interrogés 47 nouveaux résidentsqui vivaient auparavant enmilieu urbain, qui ont faitle choix de s’installer en permanence enmilieu rural,et qui y résident depuis plus d’un an, mais moins de20 ans. S’ajoutent à ces derniers, 24 rurauxde longuedate qui sont surtout des individus nés dans les MRCconcernées. Les entrevues furent enregistrées, re-transcrites intégralement, codées dans le logicielNVivo et soumises à une analyse qualitative decontenu.

Nos résultats se basent sur les représentations desnéo-ruraux et des ruraux de longue date quant à cequi les éloigne ou les rapproche les unsdes autres. Enfiligrane, nous nous intéressons à leurs pratiques desociabilité, à savoir qui ils fréquentent le plussouvent, dans quels lieux et contextes, ainsi que lanature des liens qu’ils entretiennent mutuellement.

Figure 1Localisation des MRC de Brome-Missisquoi et d’Arthabaska

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Les résultats sont présentés en réunissant les deuxgroupes et les deux territoires, mais lorsque desdifférences à cet égard ressortent, elles sont sou-lignées. Le portrait qualitatif des interlocuteurs et ladescription des deux MRC ont déjà été présentésrespectivement dans Simard et Guimond (2010) etGuimond et Simard (2011).

« Ce qui nous éloigne »

Trajectoires géographiques et méconnaissancede l’autreL’origine géographique rurale ou urbaine et lestrajectoires de vie créent une distance entre lesnouveaux résidents et les ruraux de longue dateselon près de la moitié de l’ensemble des inter-locuteurs des deux MRC. Le fait qu’ils ne soient pasnatifs dumêmeunivers et qu’ils aient unpassé et desexpériences de vie distincts contribuent à leséloigner. Généralement bien connus en raison deleur patrimoine familial local, les ruraux de longuedate sont en mesure d’identifier facilement lesnouveaux venus, d’où l’expression « NNN » (nou-veaux non natifs) qu’on leur attribue.5 Une réserveinstinctive, parsemée de curiosité, module la ren-contre. Les néo-ruraux sont, dans une certainemesure, épiés par le « public » local :

Unepetitemunicipalité, c’est tissé serré. L’étranger quiarrive a tous les spots sur lui. [...] On te dit « bienvenu »,mais on surveille tout ce que tu fais. [...] Les gens ontune curiosité de savoir c’est qui cet étranger-là, puisessayaient d’en savoir le plus possible, tout en gardantune certaine distance. [...] Ils veulent d’abord connaîtreleur histoire, parce qu’eux autres se connaissent tous(ARLD40).6

Les familles qui sont vraiment d’ici se fréquentent et seconnaissent toutes depuis qu’elles sont bébés. Alorsc’est sûr que quelqu’un qui arrive à l’âge adulte puisqui s’installe ici n’apas participé, n’est pas allé à l’écoleavec eux. [...] On n’a pas lamême complicité, on n’a pasfait les mêmes mauvais coups ensemble (BMNÉO18).

Ici, c’est majoritairement un bassin de gens qui sontnés ici, que leurs parents sont venus aumonde ici, puisqui se connaissent depuis toujours, donc les étrangerssont plus facilement identifiables (ARNÉO2).

Certains interlocuteurs des deux groupes sou-lignent que les ruraux de longue date sont autosuf-fisants socialement en raison d’un réseau familial etamical bien établi dans leur milieu de vie. Ce réseauest parfois difficile à pénétrer par les nouveauxrésidents, sans compter la nature des activités s’ydéroulant qui peuvent ne pas rejoindre leursintérêts. Les individus ont tendance à rester loindes lieux où ils n’ont pas été invités (Goffman 1973)ou, même s’ils y sont invités, ils ne s’y sentent pasnécessairement à leur place :

Je sais très bien que les locaux de la région, ils font uneépluchette de blé d’Inde, ils font leurs après-midibluegrass [musique de style country américaine], ilsfont leurs petits marchés aux puces... [...] C’est sûr quetout le monde reçoit, dans sa boîte aux lettres, unefeuille qui annonce ça. Mais nous, les néo-ruraux,n’allons pas beaucoup à ces choses-là. Moi j’y vais pasparce que je suis gênée d’y aller, j’ai l’impression que jeserais pas à ma place. Pas parce que les gens sontméchants, mais c’est parce que j’ai l’impression qu’ilssont tellement bien entre euxqu’ils n’ont pas besoin demoi (BMNÉO1).

[Long-time residents] have their friends, their activi-ties, and it’s not that they’re ignoring anybody else, butwe’re all the same way: we have our group of friends.Someone new comes around and you’re very willing tosay hello and to be open; but it doesn’t mean thatyou’re gonna immediately invite them into your home.It just takes time and common interests (BMNÉO11).

Tant les nouveaux résidents que les ancienss’entendent pour dire que la méconnaissance et lapeur de l’autre, alimentées de préjugés, teintentleurs rapports et participent à une rencontre timide.À cet effet, ils précisent que les néo-ruraux doivents’insérer doucement et avec « tact » dans la sociétérurale. Pour faire leur place, se faire reconnaître etgagner la confiance des ruraux de longue date, lesnéo-ruraux mettent en scène des comportementsquotidiens usuels, comme ne pas adopter un lookdétonnant trop des habitudes vestimentaires lo-cales. Un certain rite de passage, au sens figuré,semble inévitable avant d’être soi-même. Pour êtreacceptés dans un milieu où l’interconnaissance desrésidents de longue date prime, les néo-ruraux

5L. Guimond prit connaissance de cette dénomination donnée parles ruraux de longue date pour identifier les néo-ruraux lors de saparticipation à la Journée de la ruralité de la MRC des Appalachesintitulée Attirer, accueillir et cohabiter en région (mars 2011).

6Les codes suivants sont utilisés : Arthabaska (AR); Brome-Missisquoi (BM); résident de longue date (LD); néo-rural (NÉO).

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doivent « faire leurs preuves », mettre leurs talentsen évidence et donner la meilleure image d’eux-mêmes, ce qui nécessite du temps :

La distance [entre les nouveaux et anciens résidents],je pense que c’est les racines, c’est le passé. [...] J’aipassé toute ma vie là, mon père était là avant, mafamille est toute là. C’est sûr que pour moi c’est trèsfacile. C’est facile aussi quand je me présente pouravoir telle job ou telle fonction. Alors que l’autre, [...] lenouveau qui arrive, on le connaît pas. [...] Il a à faire sespreuves (ARLD31).

Pour les gens qui viennent de l’extérieur, ils [ruraux delongue date] sont très accueillants en autant que vousfaites la preuve que vous pouvez leur apporterquelque chose. [...] Tu restes tranquille, tu fais tespreuves et si tu es le moindrement honnête et intègre,tu es correct (BMNÉO12).

Sur la scène rurale, les néo-ruraux agissent defaçon stratégique pour faire leur place. Par exemple,certains disent attendre de bien comprendre lemilieu avant de revendiquer leur position à l’égardd’un enjeu local. Ils passent du temps derrière lescoulisses avant de se mettre en scène publiquement.Ce subtil stratagème mis en place, voire cettetactique, permet d’adoucir la rencontre intergroupeet le choc des idées en cas de divergences.

Ainsi, les trajectoires géographiques contrastéesdes ruraux agissent comme frein aux rapproche-ments possibles entre eux. Elles nourrissent ladichotomie entre le « nous » et les « autres », entre« gens de la place » et « étrangers », etmènent parfoisà une certaine herméticité entre ces deux groupes.

Représentations et usages divergents del’espace ruralDécoulent des trajectoires géographiques, des rep-résentations de l’espace rural et des pratiquespouvant créer des distances entre les ruraux. Laquasi-totalité des résidents de longue date et le tiersdes néo-ruraux l’évoquent dans Brome-Missisquoi,contre respectivement le quart et une minorité dansArthabaska. Brome-Missisquoi apparaît plus tou-chée par ce type de tensions, ce qui expliquepourquoi les extraits d’entrevues présentés danscette section proviennent principalement d’interlo-cuteurs bromisquois.

D’abord, les résidents de longue date et lesnouveaux ruraux qui soulignent que des distancesémanent des représentations et des pratiques

divergentes déplorent majoritairement que lesnéo-ruraux entretiennent parfois des représenta-tions idylliques et romantiques de la campagne plusoumoins compatibles avec la réalité locale. L’« idyllerurale », qui fait l’objet de recherches fécondes auRoyaume-Uni, joue un rôle important dans le projetmigratoire des nouveaux ruraux, en particulier ceuxfaisant partie de la classe moyenne (Halfacree1996, 2008; Smith et Phillips 2001). Aux dires deplusieurs participants des territoires étudiés, unevision bucolique de la campagne peut créer unedistance et engendrer des animosités entre les deuxgroupes qui interprètent différemment le « théâtre »rural. Dans leurs exemples, ils réfèrent à desdifférends liés à l’agriculture ou à d’autres activitéséconomiques ou de loisirs pouvant incommoder, enraison de « nuisances » olfactives, sonores ouvisuelles, la quiétude et le cadre champêtre re-cherchés par les ex-urbains:

Il y a des résidents de Montréal qui sont arrivés et ilschialent contre les cultivateurs, que ça pue quand ilsétendent le fumier. C’est que la campagne, c’est ça queça sent. Si t’es pas content, retourne dans la pollution!Il y a des chicanes de clôture. Mais c’est encore uneaffaire individuelle (BMLD39).

Le problème que j’ai avec certains nouveaux résidents,c’est un petit peu la vision bucolique de la campagne,puisqu’en réalité il y a du monde en campagne quivivent de l’agriculture, du transport, puis il fautaccepter les inconvénients. [...] Je pense que lesnouveaux résidents doivent avoir une tolérance faceà ça (ARNÉO11).

Il y a vraiment une dichotomie entre les résidents delong terme puis les gens qui arrivent de l’extérieur. [...]On n’a pas les mêmes motivations, les mêmes valeurs.Les gens de l’extérieur, parce qu’ils ont vécu àMontréal, ils ont une idée de la campagne des foisqui est peut-être plus romantique. Alors que les gensqui ont vécu ici toute leur vie, qui ont été élevés àtravailler dans le bois, sur des fermes, ils n’ont pascette notion-là pour conserver ça. Eux autres ils vontpeut-être faire plus du quatre-roues puis du Ski-Doo. [...] Il y a pas d’animosité, mais tu vois que c’estdeux mondes. (BMNÉO7).

Les façons d’imaginer et de vivre la campagne auquotidien sont fortement liées aux expériences devie antérieures, comme le laissent sous-entendre lesextraits précédents qui véhiculent des préjugés. Il enrésulte des pratiques pouvant parfois choquer,

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comme la prise deparole enpublic rapide de certainsnouveaux résidents. Les interlocuteurs des deuxgroupes dénotent l’implication « trop brusque » desnéo-ruraux qui « bousculent les choses », mettent àl’écart et « intimident » les ruraux de longue date,notamment dans la sphère politique municipale. Ilsexpliquent que derrière cette implication se trouventdes réflexes urbains causant des tensions, comme lapropension à « suivre les règlements à la lettre » et àrevendiquer sans tenir compte des structures ru-rales déjà établies. C’est comme si, lorsqu’il s’agitdes usages de la campagne, les tactiques d’insertiongraduelle disparaissent et les nouveaux rurauxpassent rapidement des coulisses à la scène. Lestensions peuvent aussi émaner de réflexes rurauxdes résidents de longue date, dont une certaineréticence ou une résistance face aux changementslocaux amenés par les nouveaux ruraux7:

Ces gens-là sont habitués en milieu urbain avec deslimites de vitesse, disons, de 30 kilomètres-heure. Ilsarrivent ici puis ils veulent imposer les mêmes loisqu’il y avait en ville, donc faire réduire les limites devitesse. [...] Les vieux de la place sont bien obligés des’adapter, mais ça grogne aux assemblées de l’Hôtel deVille (BMLD37).

Ce qui me déplait, c’est qu’on a vu souvent des gensarriver en colonisateurs: On va leur montrer que nousautres, en ville, on a fait ci, puis ça. [...] Souvent, il y en aqui ne sont pas à l’écoute des gens qui vivaient ici avanteux. Ils avaient leur structure, leur façon de fonction-ner selon les distances, la population, la culture, lesdeux langues…(BMLD35).

Les gens comme moi [néo-ruraux], ça bouscule. [...]C’est d’arriver avec trop d’idées urbaines solides puisde passer par-dessus les locaux. Même à l’assembléegénérale ils parlent moins. Ils vont être plus timidesalors que nous autres [néo-ruraux], on va marcherdans la rue (BMNÉO16).

Le désir des néo-ruraux de fuir les maux urbains(pollution, congestion, bruit, stress…) et vivre àproximité de la nature, de la tranquillité et despaysages visuellement attrayants fait souvent partiede leur projet migratoire. Leur utilisation de lacampagne serait surtout pour des fins résidentielleset de loisirs, à l’opposé d’un usage productif etéconomique. Afin de conserver leur « idéal géo-graphique », c’est-à-dire les représentations qu’ontles individus de leur milieu de vie (Breux 2009), lesnouveaux résidents n’hésitent pas à s’impliquer ence sens, par intérêt individuel ou collectif. Ils ont lesouci de protéger le cadre champêtre qui les a attirésà la campagne à priori comme l’attestent les valeursenvironnementalistes et de préservation du paysagenaturel, patrimonial et architectural de plusieursd’entre eux. Des recherches menées au Québec (Royet al. 2005), enCatalogne (López-i-Gelats et al. 2009)et en France (Y. Gilbert 2010b; Pistre 2010) doc-umentent déjà bien ces initiatives engendrant destensions. Les ruraux interrogés, surtout dansBrome-Missisquoi, observent des intérêts diver-gents qui nourrissent les clivages en ce qui concernel’environnement, le développement économiquelocal ou d’autres enjeux sensibles particulièrementdans la sphère politique locale. Bien que teinté depréjugés, le commentaire de cette néo-rurale décritquelques intérêts divergents :

Je disais à la coiffeuse, qui est quelqu’un d’ici : il y a euun moratoire de construction dans la montagne, il y ades problèmes d’eau. Non, on change de sujet, çal’intéresse pas. Alors que les néos, on va avoir plus lamême inquiétude au niveau de l’environnement. Onn’a pas les mêmes intérêts. Nous autres, on est plus entrain de marcher dans le bois à connaître les oiseaux[...]. Eux autres ce serait plus l’intérêt sportif, lehockey… (BMNÉO3).

Paradoxalement, des comportements « urbains »adoptés par des nouveaux résidents, dont ceux dansl’espace domestique quant à l’utilisation de l’eau etdes arbres, suscitent des ressentiments de la partdes ruraux de longue date car ils sont jugés nonadaptés au milieu rural:

Il y a des gens qui s’installent et qui sont respectueuxde l’environnement puis du paysage, et d’autres qui netrouvent pas cela important […] et qui arrivent avecleurs habitudes d’urbains. […] Des gens coupent lesarbres sur tout le terrain pour avoir la vue, ou bienpour s’installer une grosse maison, et là, il n’y a plus

7Curieusement, les interlocuteurs se sont peu exprimés sur lafermeture des résidents de longue date quant aux changementsapportés par les néo-ruraux. Les deux groupes semblent secensurer et opter pour une position politiquement correcte faceà l’origine des tensions qu’ils attribuent surtout à la présence desnéo-ruraux. Pourtant, les tensions peuvent aussi découler deréflexes ruraux des résidents de longue date. Il faut nuancerl’interprétation des résultats à cet égard et demeurer sensible auxdeux côtés de la médaille.

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d’arbres. Puis il y a toute la question de l’eau aussi. Ilsse font creuser des étangs. […] Il y en a qui secontentent pas juste d’un. […] Cela coupe les sourcespour ceux qui habitent en aval. Cela me brûle(BMLD35).

Certains participants des deux groupes précisentque les tensions liées aux représentations et auxusages du territoire n’ont pas nécessairement deliens avec l’origine rurale ou urbaine des individus.Elles découleraient plutôt de la localisation desindividus dans la municipalité (rangs / village), deleur occupation, de leur statut socioéconomique, deleur âge ou de leur langue maternelle (particulière-ment dans le cas de Brome-Missisquoi où, selon lerecensement de 2011 de Statistique Canada (2012),19 pour cent de l’ensemble de la population ontl’anglais comme langue maternelle):

On parle toujours de nouveaux arrivants, mais le vraiconflit, c’est entre les agriculteurs puis les non-agriculteurs (BMLD40).

J’arrive pas à percevoir que les conflits sont entreruraux et néo-ruraux. Les conflits sont entre argent /pas d’argent. Il y a des locaux de longue date qui ont del’argent, puis il y en a qui ont pas d’argent du tout(BMNÉO1).

En somme, les distances émergent d’une partlorsque les nouveaux résidents sortent des coulisseset font leur entrée sur la scène rurale, pour faire unclin d’œil à la métaphore théâtrale, bref, lorsqu’ilss’approprient la campagne sans répondre aux ex-igences et aux besoins des populations plus an-ciennes. D’autre part, pour les ruraux de longue datequi sont généralement bien ancrés dans leur milieu,les néo-ruraux viennent déstabiliser le fonctionne-ment et les règles locales, souvent informelles enraison de l’interconnaissance. Les tensions, partic-ulièrement au sein de la politique locale, naissentégalement d’une résistance des ruraux de longuedate face aux changements et au partage du pouvoirdes cliques locales. Cohabiter et faire sa place à lacampagne nécessite un dialogue de longue haleine,ce qui n’est pas toujours évident lorsque les repères,les valeurs, les intérêts et les pratiques de chacundivergent.

Origine socialeLe dernier aspect signalé par les ruraux quant à cequi les éloigne concerne l’origine sociale. Celui-ci estsoulevé uniquement dans Brome-Missisquoi et

recoupe une analyse antérieure démontrant quecette MRC s’embourgeoise au gré de l’installation derésidents de classes sociales aisées (Guimond etSimard 2010; Simard et Guimond 2012). Des clivagessur plusieurs plans sont liés à l’embourgeoisementrural : éducation, professions, revenus, valeurs,gouts, modes de vie, pratiques de consommation…Ainsi, parmi les interviewés, la moitié des néo-Bromisquois et le quart des ruraux de longue datenotent un écart de classes sociales jouant un rôledéterminant dans leur cohabitation. Ils sont con-scients qu’un « fossé » créé par l’origine sociale lesdifférencie8:

Il y en a qui s’installent dans la région, [...] puis ils ontde l’argent. [...] Ils ont un peu plus de connaissances etils sont un peu plus raffinés (BMLD39).

Tu as les natifs et tu as les gars comme moi qui sontretraités ou qui arrivent de Montréal, s’achètent unepropriété. Mais il y a une cloison qui se fait entre lesdeux. Bien sûr que le monde d’ici, ceux de souche, ont[sic] pas la même éducation, les mêmes expériences...C’est complètement un style de vie différent de l’autregroupe (BMNÉO14).

Tu as beaucoup de [néo-ruraux] professionnels,artistes, professeurs [...]. Donc ça fait une populationun petit peu plus instruite. Ça crée une autre barrièreavec les gens du village qui, pour plusieurs, sontjournaliers. [...] Il y a un rapport de force d’argent. [...] Ily a une distance qui se crée par rapport au travail desgens (BMNÉO12).

Certains ruraux de longue date se sentent dépos-sédés de leur milieu de vie investi par des néo-ruraux, des villégiateurs ou des touristes cossus. Onqualifie même la ville de Sutton de « petit Plateau-Mont-Royal » à la campagne, car on y retrouvedes commerces ou des établissements spécialisés(épicerie fine, chocolaterie, galeries d’arts, cafés« branchés », etc.). Il y a aussi présence d’artistes,de « granos », d’« écolos », de « bobos » (bourgeois

8Cette distinction de classes perçue chez les Bromisquois estrenforcée par les résultats d’un sondage qui relèvent une nettedifférence entre l’ensemble de la population de Brome-Missisquoiet les néo-ruraux qui sont généralement hautement scolarisés(surtout de niveau universitaire) et ont une propension à occuperou à avoir occupé des professions libérales (Guimond etSimard 2008). Par contraste, le portrait des néo-Arthabaskiensaffiche moins de différences entre les nouveaux résidents etl’ensemble de la population sur ces aspects.

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bohèmes), c’est-à-dire une population qui s’appar-ente à celle du Plateau-Mont-Royal à Montréal(Guimond et Simard 2010). Ces nouveaux résidentspartagent les caractéristiques des gentrifieurs (c.-à-d. les individus nourrissant l’embourgeoisement)« marginaux » décrits par Rose (1984), car ils appar-tiennent à une catégorie sociale plus riche en capitalculturel qu’en capital économique. S’ajoutent àceux-ci des néo-ruraux et des villégiateurs avec unfort pouvoir d’achat, ce qui affecte la valeur del’immobilier et conséquemment des taxes fon-cières.9 Des effets délétères de l’embourgeoisementrural, dont l’exclusion des jeunes par rapport àl’habitat, créent ainsi des inégalités, sources detensions et de frustrations :

Les gens de la ville ont beaucoup plus d’argent. Ils sontvenus, ils ont acheté des maisons à des prix de fousparce qu’ils avaient l’argent. Puis là, le monde se plaintici parce que le compte de taxes a monté à des prix defous. [...] Mais en même temps, ça fait monter notrevaleur demaison et ça occasionne que les familles d’iciavec de jeunes enfants n’ont pas d’argent pourrivaliser avec 275 000 $. Il faut qu’ils déménagentailleurs (BMLD39).

Les professions « plus prestigieuses » des néo-Bromisquois, leurs habitudes de vie (ex. : engoue-ment pour l’histoire, le patrimoine, les arts et laculture) et leurs gouts raffinés sont relevés par lesdeux groupes à l’étude. Ces éléments qui semanifestent concrètement dans la vie quotidiennedécoulent de l’habitus ou des « systèmes dedispositions durables et transposables » acquisdans les trajectoires sociales des individus et ausein de la famille, c’est-à-dire le « capital hérité »(Bourdieu 1979, 88). Ces dispositions sont, de plus,acquises par la scolarisation, que Bourdieu nomme« capital acquis ». Elles sont alimentées par lesmilieux géographiques faisant partie des parcoursde vie où les racines furent bâties ou transmisesantérieurement. Les réseaux développés au cours deces trajectoires accompagnent les néo-ruraux dans

leur nouveaumilieu de vie. Partageant une conditionsociale et des expériences passées qui se rejoignent,les ruraux ont tendance à développer des lienssociaux avec des individus leur ressemblant :

Les nouveaux retraités sont des gens qui ont souventeu des carrières prestigieuses. Alors, c’est sûr qu’aupoint de vue éducation et financier, c’est peut-être pasmal de différence [avec les ruraux de longue date].Parce que les gens qui arrivent ici avec leurs gros sousveulent être avec des gens qui ont le même revenu oules mêmes intérêts (BMNÉO2).

Peut-être que le seul genre de clique qui est un peumoins ouverte, c’est la clique qui a beaucoup d’ar-gent. [...] Cette clique-là, ils restent ensemble (BMLD40).

D’ailleurs, dans leur MRC, les néo-Bromisquoisspécifient fréquenter le plus souvent des amis quisont des nouveaux résidents comme eux, en justi-fiant qu’ils partagent la même réalité, que ce soit enlien avec leur projet de migration, leur étape de vie,ou en raison de leurs origines et trajectoires socialesou géographiques:

Mes amis, c’est des gens qui sont arrivés ici dans lescinq dernières années, qui ont des enfants de l’âge desmiens. Puis on se voit, la semaine, un souper de 5 à 7.Les fêtes. [...] On se croise dans des spectacles [...]. C’esttous des jeunes autour de 30 ans qui ont des enfantsen bas de 5, 6 ans, puis qui ont les mêmes problèmesque nous. [...] On se ressemble beaucoup (BMNÉO16).

Évidemment on s’est fait des amis localement, desgens qui vivent ici depuis belle lurette. Mais la plupartde nos connaissances sont encore des nouveauxarrivants (BMNÉO9).

[Nos amis proches] viennent de l’extérieur, maismaintenant ils habitent ici. [...] C’est dumonde commenous. (BMNÉO22).

Y aurait-il une certaine forme de « ghettoïsation »proprement dite des néo-ruraux de Brome-Missis-quoi? Si l’installation de gentrifieurs y teinte inévi-tablement les liens sociaux, une « colonisation declasse », pour reprendre l’expression de Phillips(1993), survient dans cetteMRC.10À l’instar des néo-9Les données présentées dans cette sous-section concernent la

distance entre les deux groupes liée à la présence de néo-Bromisquois gentrifieurs. Cependant, l’ensemble des nouveauxruraux est beaucoup plus complexe et ils ne sont pas tous desgentrifieurs. Des précautions s’imposent car au sein même desruraux nouveaux et ancienspeuvent survenir des tensions liées auxclasses sociales, comme l’ont observé Cloke et Thrift qui incitentsur les conflits « intra-classe » plutôt qu’« inter-classes » (1987).

10Ce phénomène de « colonisation de classe » dans Brome-Missisquoi émerge dès le milieu du XIXe siècle alors qu’une richebourgeoisie anglophone montréalaise s’y installe de façonpermanente ou saisonnière (ex. : Knowlton, aujourd’hui Lac-Brome).

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ruraux qui éprouvent de la difficulté à pénétrer lesréseaux bien établis des ruraux de longue date, leslieuxde sociabilité « unpeuplushuppés » fréquentéspar des néo-Bromisquois gentrifieurs peuvent êtreintimidants ou inaccessibles pour les ruraux delongue date. Ces lieux, dont les petits cafés à saveururbaine, sont parfois perçus par les résidents delongue date comme étant créés par des nouveauxruraux pour répondre aux besoins d’une élite ex-urbaine. Ne partageant pas les mêmes groupesd’appartenance, la distance liée aux origines ettrajectoires sociales contribue à façonner la rencon-tre et le type de cohabitation, en particulier dans lesmilieux prisés par les gentrifieurs. Mais ce portraitdoit être nuancé : les lieux de sociabilité locauxpeuvent aussi faciliter la rencontre entre nouveauxet anciens ruraux.

« Ce qui nous rapproche »

Accueil, ouverture et tempsLes distances entre les nouveaux ruraux et lespopulations plus anciennes sont atténuées parl’accueil, l’ouverture à l’autre et le temps quicontribuent à les rapprocher. C’est ce qu’énonceunanimement la majorité des participants. Aucunedifférence territoriale à cet effet n’est notée. L’ac-cueil peut se faire de façon informelle et individuelle(ex. : se présenter à unnouveau voisin), ou formelle etcollective, c’est-à-dire à l’instigation de la muni-cipalité ou d’un comité de citoyens (ex. : remise d’unpanier de bienvenue ou d’une trousse d’information,repas d’accueil). Tant pour les nouveaux résidentsque pour les ruraux de longue date, un accueilchaleureux sert de base à la construction denouveaux liens mutuels et à une insertion socialeréussie :

Les propriétaires de l’épicerie locale, c’est des gens quisont ici depuis 200 ans. Eux autres, ils nous onttoujours fait sentir comme si on était les bienvenus. Ilsnous ont aidés, réseautés (BMNÉO25).

Les rapprochements dérivent aussi d’une curiositéà l’égard de l’autre, voire d’un désir de démystifierl’inconnu. Ils peuvent se produire spontanément etils dépendent des attitudes d’ouverture adoptéespar les individus, peu importe leur origine:

[Nom] est né dans le coin, puis tout de suite il va tejaser. Il jase à sa manière de tout ce qu’il connaît. Maisen même temps, il est super ouvert puis il ne te juge

pas parce que tu arrives de Montréal. Non, il n’y a pasde séparation (BMNÉO26).

Une complicité? Je pense qu’il y a des gens que, tu lesmettras où tu voudras, ils vont toujours développerdes grandes amitiés et trouver leur place parcequ’initialement ils sont des gens ouverts, accueillantsou prêts à partager. Avec ces gens-là, il va toujours sedévelopper des sentiments d’appartenance ou desrelations. Il y en a d’autres que c’est plus difficile. Puisil y en a d’autres qui veulent carrément rien savoir puisqui font les ermites (ARLD33).

Il y a une adaptationmutuelle nécessaire qui passepar le compromis et le respect atténuant potentielle-ment les différends intergroupes. De simples gestesquotidiens, comme saluer son voisin, acheter local-ement ou accueillir un nouveau client11, deviennentporteurs de rapprochements. Selon les ruraux, le«malaise de l’inconnu » s’érode avec la connaissancede l’autre, l’acceptation de sa présence ainsi que lavolonté des nouveaux résidents de s’intégrer et departiciper à la vie communautaire. Nos résultatsconcordent avec ceux d’anthropologues étatsuniensqui stipulent qu’à long terme, la participation desnouveaux venus dans le milieu, couplée au désird’accueil des ruraux de longue date contribuent à laconstruction de liens intergroupes étroits (Brennanet Cooper 2008). Pour en arriver là, il y a une périoded’adaptation et d’acceptation nécessaires, et uneinsertion en douceur est la clé favorisant lesrapprochements :

Une complicité, je pense pas. Non. Non, c’est un travailqui doit se faire quotidiennement puis par la décou-verte. Il faut pas que la personne arrive comme unecharrue. Il faut qu’elle puisse s’intégrer puis quasi-ment faire partie de la tapisserie pour commencer(ARLD33).

À force de côtoyer et de connaître l’autre, la miseen scène devient moins nécessaire. Au fil du tempspassé à la campagne, les néo-ruraux éprouventmoins le besoin de faire leurs preuves. La dimensiontemporelle devient essentielle dans la constructiondes rapports mutuels de confiance et d’amitié. Cecirejoint les conclusions d’une étude québécoise

11Des propriétaires d’entreprises locales se mettent en scène pours’attirer ou maintenir une clientèle de nouveaux résidents. Mêmesi certains désapprouvent des comportements « urbains » de cesderniers, ils ont avantage à développer des liens cordiaux pour laprofitabilité de leur entreprise.

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menée auprès d’entrepreneurs immigrants agricolesindiquant combien « le processus d’insertion n’a riend’automatique ni de figé, s’effectuant par étapes etprogressivement au fil des ans » (Simard 1995, 236).Selon l’auteure, l’insertion professionnelle est lapremière étape, alors que les insertions sociale etpolitique sont plus tardives et surviennent après sixà dix ans.

Notre recherche montre que certains attributssociologiques dits propres à la spécificité rurale(interconnaissance, relations interpersonnellesétroites, accueil, entraide et solidarité) (Jean 1997),servent de pont entre les ruraux aux originesdiversifiées. Ils atténuent les distances et les ferme-tures. En outre, tout comme pour les ex-urbains, laville fait désormais partie duquotidiendes rurauxdelongue date qui la fréquentent régulièrement ou yont déjà vécu pour des séjours d’étude ou de travail.Il ne faut pas tomber dans les clichés faciles. N’étantpas confinés à leur seul milieu de vie, les ruraux delongue date ont généralement une bonne idée dumilieu géographique duquel proviennent leurs con-citoyens néo-ruraux. Leur curiosité de connaîtrel’« étranger » témoigne de leur ouverture. Il seraitégalement inexact d’affirmer que les néo-rurauxvivent en ermites et évitent de s’insérer socialementdans le milieu rural alors qu’en général, ils parti-cipent à la vie communautaire locale.

Lieux de sociabilité et intérêts communsDivers lieuxde sociabilité autour d’intérêts communsfavorisent les rapprochements entre les ruraux auxorigines multiples. Nous en avons répertorié quatretypes : les lieux publics, les milieux de travail, levoisinage immédiat, ainsi que l’école ou la garderie.Premièrement, aux dires de la majorité des person-nes interviewées, plusieurs lieux publics où sedéroulent les activités communautaires servent depasserelle: terrain des loisirs, salle communautaire,Hôtel deVille, commerces, entreprises, institutions…Ceci rejoint les résultats d’Everts (2010) en Alle-magne qui, en étudiant les « magasins du coin »,dépeint combien les différences culturelles desindividus aux horizons différenciés sont atténuéespar les pratiques s’y déroulant. Les extraits d’en-trevues suivants évoquent la cantine, la rue et lesmagasins comme catalyseurs de liens intergroupes :

On s’est mêlé aux gens. On était sensible au fait quequand on arrive ici, il faut prendre le temps de se faireconnaître. [...] Quand il y a des activités sociales, des

événements, des fêtes, on y va. Je passais beaucoup detemps, au début, à la cantine du village le matin. Veut,veut pas, on voyait les vrais gens de la place. Achetertout localement. Essayer de contribuer aux commercesde la place (BMNÉO24).

Juste le fait de socialiser là. Juste de marcher dans larue, je vois mon voisin, il a toujours resté ici, je luienvoie la main, j’arrête, je parle et je continue maroute, mais j’arrête. [...] C’est plus au quotidien(BMNÉO10).

Dans cette communauté, il y a des gens qui sont nés ici.On vit pas chacun dans son coin. Tout se mélange.Tout le monde se connaît. On n’est pas beaucoup, puison va tous aux mêmes magasins, on finit par seconnaître (ARNÉO9).

Des rapports économiques et professionnelsseraient souvent à la base des liens sociaux, lesnouveaux résidents nécessitant des services par-ticuliers lors de leur installation à la campagne(construction ou rénovation de leur propriété, en-tretien paysager…):

Les nouveaux arrivants vont à un moment ou à unautre avoir besoin du garagiste. [...] C’est sûr qu’onétait comme leur première référence. Puis on adéveloppé des bonnes ententes (ARLD41).

En été, il y a des personnes [de longue date] quiproduisent des bleuets, du miel, des œufs…, donc onva chercher ces choses-là [...]. Il y a un professeur depiano [de longue date] chez qui je suis allé prendre descours (BMNÉO5).

C’est également par la participation locale à titrede membre impliqué que les ruraux rencontrent desgens avec qui ils partagent des affinités. Que ce soitpour un passe-temps ou encore via l’implication oule militantisme autour d’enjeux locaux, des intérêtscommuns se découvrent à l’intérieur des organisa-tions sociales, culturelles, récréatives, économiques,environnementales et politiques. Un tel phénomèneest déjà bien documenté au Québec et en France(Bossuet et Simard 2013; Simard 2011). Par exemple,en raison de leur fort sentiment d’appartenance à lacampagne parce qu’ils ont choisi de s’y installer ouqu’ils y sont enracinés depuis longtemps, des actionscollectives visant à protéger ce milieu de vieémergent, réunissant des ruraux aux horizonsdifférenciés, en dépit même des tensions eu égardaux usages et aux représentations soulignés plus tôt.L’élaboration d’un plan d’urbanisme municipal peut

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ainsi favoriser les échanges intergroupes. Pistre(2010) a bien démontré que la mobilisation autourde l’aménagement d’un nouvel aéroport dans lacampagne toulousaine en France est porteuse denouvelles solidarités. Tout comme le secteur envi-ronnemental, les arts et la culture ainsi que la miseen place de services absents sur le territoire con-tribuent à nouer des liens mutuels (Simard 2007,2011).

Il peut y avoir des complicités s’il y a des projets quiintéressent les deux parties. Mais je dirais que descomplicités, ça se crée s’il y a des affinités ou desprojets conjoints (BMLD38).

C’est peut-être les loisirs, puis les mouvementssociaux, les organismes dans les communautés quifont le lien des anciens et des nouveaux (ARLD35).

[La complicité] se fait à partir du moment où ons’implique dans le milieu, mais après un certaintemps. [...] Mais si on reste chacun chez nous, il n’yen aura pas plus, de complicité, que si on était dansune grande ville. [...] On peut faire sa place dans unepetite municipalité (ARLD40).

Deuxièmement, près de la moitié de l’ensembledes ruraux de longue date et des néo-Arthabaskiensentretiennent des relations intergroupes avec descollègues dans leur milieu de travail. Cette absencede liens professionnels chez les néo-Bromisquoiss’explique par le fait que la majorité sont desretraités ou des travailleurs autonomes œuvrantgénéralement seuls.

Troisièmement, les rencontres quotidiennes in-tergroupes dans le voisinage immédiat touchent lamajorité des ruraux interrogés qui affirment en-tretenir des liens cordiaux, d’entraide et de bonvoisinage avec leurs voisins. Par ricochet, il estfrappant de constater que la majorité des rurauxinterrogés souligne avoir des voisins tant d’origineurbaine que rurale, signe éminent de la recomposi-tion sociodémographique dans les campagnes qué-bécoises. Les bonnes relations de voisinage etd’entraide (prêt de matériel, services d’urgence…)sont cruciales dans un milieu de vie où les attributsgéographiques comme la faible densité, la disper-sion et l’éloignement, ont des répercussions ma-jeures sur le quotidien :

J’ai un très bon contact avec les nouveaux résidentsque j’ai à côtoyer. J’ai aucun problème. J’ai des voisins[néo-ruraux] que des fois, c’est juste pour de l’en-

traide, des renseignements ou par affaires aussi. [...]Comme j’ai un petit couple en agriculture qui vientd’arriver, puis c’est des super bonnes personnes. Jevais leur donner un petit coup de main. [...] Des fois j’yvais avec mes équipements agricoles (BMLD38).

C’est amical, de services aussi, exemple, on va s’in-former. Mon voisin [résident de longue date] a eu unegrosse grippe l’autre jour : Bon, comment ça va ? Onpeut te rendre service ? C’est sûr que c’est du bonvoisinage. On a un couple d’amis proches [résidents delongue date] qu’on fréquente, des petits cafés, despetits repas de temps en temps, puis les feux de camp(ARNÉO6).

Quatrièmement, une minorité des participantsrencontre des membres de l’autre groupe parl’entremise de l’école ou de la garderie ainsi quependant les activités de leurs enfants.12 La créationde liens entre parents par la voie de leursenfants devient une des stratégies d’insertionsociale (Fortin et al. 1987), particulièrementpour les parents nouvellement installés à la cam-pagne :

Via les enfants on a connu beaucoup plus de gens. Il yen a qui sont des nouveaux résidents dans Brome-Missisquoi, puis il y en a d’autres qui sont natifs d’ici(BMNÉO13).

On a connu des personnes [de longue date] à l’églisequand les enfants ont fait la formation pour lapremière communion (ARNÉO16).

On a rencontré du monde par rapport à l’école, à lagarderie, c’est vraiment ça. Sinon c’est quand turentres chez les commerçants, tu vas chez la coiffeusepour faire du social (ARLD8).

Ainsi, notre analyse révèle le rôle central des lieuxconcrets du quotidien qui servent de support auxcontacts intergroupes. Au total, la rencontre restetoutefois timide, les liens mutuels étant le plussouvent réservés à la sphère publique.

12Précisons que 22 des 47 néo-ruraux et 5 des 24 ruraux de longuedate rencontrés avaient des enfants qui vivaient avec eux aumoment de l’entrevue. Ceci peut expliquer en partie pourquoiseule une minorité des interlocuteurs évoque qu’ils ont des liensintergroupes par l’intermédiaire de leurs enfants.

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Discussion

Le théâtre rural et la rencontre timide

À la lumière de ces résultats, nous revenons surl’idée que la campagne se compare à un théâtre,comportant une scène, des coulisses, des acteurs etun public. Une forme de théâtralisation, alors quecertains comportements usuels de la vie quotidiennesont actés,module la rencontre des nouveaux rurauxet des populations plus anciennes. C’est dans lequotidien que se produit le théâtre rural car « chacuny tient un rôle qui se manifeste par un rapportparticulier de l’acteur aux places qu’il peut occuper,aux parcours qu’il peut fréquenter, aux gestes,postures et attitudes qui semblent adéquates àchaque situation spatiale particulière vécue, auxlangages utilisés » (Lussault 2009, 21––22). Sur lascène, teintée de postures politiquement correctes,les ruraux incarnent des personnages où chaquedétail est pris en considération, de la manière de sevêtir, à la façon de se nourrir et de parler. Cestémoignages recueillis auprès de néo-ruraux rela-tent cette mise en scène qui est parfois nourrie declichés:

Il faut s’habiller comme eux. On n’arrive pas avec noschoses signées, il faut faire partie du groupe(BMNÉO12).

Vous invitez les gens [de longue date], vous faites pascinq services, ça marche pas comme ça ici. Un bonragoût de pattes de porc et ils sont bien contents. [...]Ce sont des gens humbles, simples et il faut savoir êtresimple et humble comme eux et ça va bien. [...] Alors, jefais tout ce qu’il y a de plus ordinaire que je sais qu’euxils mangent et puis c’est parfait (ARNÉO7).

Ces extraits d’entrevues révèlent, outre des pré-jugés et une position de classe des néo-ruraux, uneméconnaissance de l’autre liée à l’habitus. Il ne fautpas tomber dans les clichés faciles puisqu’à lacampagne comme en ville, les pratiques, les modesde vie et les habitudes peuvent converger. Les néo-ruraux ne sont pas tous nantis, scolarisés et enclins àpréparer des repas « cinq services » et les ruraux delongue date ne sont pas tous « humbles et simples »pour reprendre les termes du dernier extrait. Lespratiques les plus banales sont actées selon lescontextes et les lieux, cela avec pour objectif de sesentir à sa place. La recherche de simplicité lors deséchanges avec les résidents de longue date serait unestratégie privilégiée par les néo-ruraux pour faciliter

les interactions. C’est comme si, afin de s’adapter àun milieu dont ils ne maîtrisent pas tous les codesrégissant la vie quotidienne, ces derniers tentaientde se dévêtir de leur habitus, mais en vain, l’habituscolle à la peau. Les propos de cette participante sontéloquents à cet égard : « J’ai l’impression que ça resteclair qu’on a une étiquette sur le front les uns lesautres : on est d’ici ou on n’est pas d’ici » (BMNÉO21).

Les ruraux, tant nouveaux qu’anciens, portent uncostume empreint d’un habitus social et géographi-que difficile à enlever et qui réaffirme les différenceset les distances entre les groupes. Il faut toutefoisaller au-delà du déterminisme qui semble lié àl’habitus, puisqu’il n’est pas statique. L’habitus seconstruit et se renégocie constamment au gré desrencontres et des interactions. Les ruraux s’influen-centmutuellement, apprennent de l’autre, apportentà l’autre, échangent, sont confrontés à des tensionsintergroupes, font des compromis… Les expériencesqu’acquièrent les individus tout au long de leurstrajectoires sociales et géographiques reconfigurentl’habitus, et ce, spécialement dans un contexte demigration comme l’exposent Oliver et O’Reilly(2010). En outre, certains lieux et contextes plusneutres sont propices au relâchement, et le costume« de la place » ou « pas de la place » a moinsd’importance. C’est notamment le cas des lieuxconcernant les enfants, comme l’école ou la garderie,ou encore l’espace associatif. L’accueil, l’ouverture,le temps, les lieux de sociabilité et les intérêts autourd’enjeux rassembleurs servent de passerelles entreles diverses populations et aident à concilier lesdivergences intergroupes.

Dans les coulisses, où les ruraux sont davantage àleur naturel, dévêtus de leurs costumes et plus àl’aise, se forment des sous-groupes autour d’intér-êts communs. Il y a d’ailleurs des allers-retoursconstants entre le public, les personnages, la scène etl’arrière-scène. Un rural de longue date va mêmejusqu’à s’autodéfinir comme un « traître » oscillantentre différents mondes :

Moi je suis sûrement considéré comme un gars qui estsympathique aux préoccupations des nouveaux rés-idents. Donc je suis, je dirais pas caméléon, mais à lalimite, je pourrais dire que je suis un peu un traître auxgens de la place. Même si je suis agriculteur, je suisplus préoccupé par l’environnement que par laconservation de nos pratiques agricoles. On doit êtrecapable d’évoluer puis avoir des pratiques agricolesplus respectueuses de l’environnement, et c’est pas

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quelque chose qui est unanime dans la région(BMLD40).

Cet individu agit comme « intermédiaire » ou« entremetteur » pour reprendre le vocabulairegoffmanien, puisqu’il fait le pont entre le public etles acteurs (Goffman 1973, 144). Ceci lui permet dedonner tant aux ruraux de longue date qu’auxnouveaux résidents les deux côtés de la médaille etaider à mieux comprendre le point de vue de l’autre.

Il ressort de cette analyse que la rencontre entreles nouveaux résidents et les ruraux de longue datese déroule généralement bien. Elle s’avère toutefoisplutôt timide, malgré les mises en scène cherchant àla favoriser. Des manifestations concrètes des liensintergroupes, il apparait que les deux populationssemblent se côtoyer plus qu’elles ne se rencontrentou nouent des liens. Ce constat coïncide avec celui deValentine sur la géographie des rencontres encontexte urbain : « Many everyday moments ofcontact between different individuals or groups inthe city do not really count as encounters at all »(2008, 326). Il rejoint également les observationsfaites en France urbaine où les occasions festives etmilitantes dans un quartier sont créatrices de liensentre les divers résidents, mais ces liens restentéphémères et sans suite (Vermeersh 2006). Cesoccasions de rencontre atténuent, ne serait-cequ’un instant, les distances entre les populations,notamment celles liées aux classes sociales, maiscette sociabilité ne « débouche pas sur la création derelations plus durables entre les habitants » (Ver-meersh 2006, 67). Dans les deux MRC à l’étude,chacun des groupes entretient des rapports à l’autrequi se manifestent à des intensités variées, major-itairement superficiels (courtoisie, utilitaires, d’en-traide). Les liens mutuels sont généralementoccasionnels et ponctuels, débordant rarementdans la vie privée, en particulier dans Brome-Missisquoi :

We see the new residents through my husband’sbusiness. We don’t become close friend or anything,but we talk and we get to know them (BMLD30).

On parle aux nouveaux résidents quand on les voit,soit aumagasin, ou quand il y a un souper pour l’église.Mais on ne sait pas leurs noms (BMLD36).

Le contact avec la population locale [de longue date],sauf exception, c’est plus difficile, parce qu’il y avraiment une séparation. […] On va pas faire despartys, on va pas souper chez eux. Mais on les

rencontre au village puis on les salue, et on jase.Mais ça sera pas des amis proches. Quand il y a desintérêts communs, les gens vont très bien travaillerensemble. […] Tout le monde est respectueux(BMNÉO7).

Cela n’empêche pas que les rencontres quotidi-ennes peuvent donner naissance à de nouvellesamitiés, près de la moitié de l’ensemble desparticipants ayant développé des liens d’amitiéavec un ou quelques membres de l’autre groupe.Dans leurs propos, se décèle qu’au moment où setissent des liens plus intimes, la façade tombe et ilsdeviennent plus eux-mêmes.13 Ils se sentent moinsobservés par l’autre, faisant partie d’une mêmescène. Il est cependant difficile d’évaluer le degréd’amitié, cette notion ayant une connotation différ-ente pour chacun :

Quand tu portes un projet puis que c’est un comitémixte de nouveaux arrivants puis d’anciens, c’est sûrqu’il se crée des [complicités]. Le dossier de l’école aamené ce genre d’enjeux-là. Le dossier du comité decitoyens du sentier a amené ce genre de choses-là. Ledossier de la coop d’habitation aussi. Les gensapprennent à mieux se connaître, à développer dessentiments d’amitié plus grands (ARLD33).

Bien, [les nouveaux résidents] c’est des clients, maisdes clients amis. […] Il y a quelques clients avec qui il ya plus d’affinités, puis on a une bonne relation. Parexemple, une madame a des gouts commemoi pour ladécoration.[…] Elle m’a demandé des conseils, et de filen aiguille, on s’est développé une amitié (BMLD39).

Je dirais que [voisins néo-ruraux] c’est des amiséloignés. Pas amis proches, mais des amis pour serendre service puis se saluer (BMLD38).

Les facteurs d’origines géographique et sociale, descolarité et de statut socioéconomique semblentempêcher une rencontre plus intime, bien que leslieux quotidiens de sociabilité aident à atténuer leurseffets. Au final, c’est comme si se trouvaient deuxscènes dans le théâtre rural, scènes entre lesquellesil y a des va-et-vient. Cohabiter auquotidiendansun

13Pour Goffman, la façade, qu’il nomme « front », réfère à « that partof an individual’s performance which regularly functions in ageneral and fixed fashion to define the situation for those whoobserve the performance » (1959, 22). La façade comporte tant ledécor (souvent fixe) que la « façadepersonnelle » projetant l’imagede l’acteur (vêtements, façon de parler, posture…).

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même milieu n’implique pas nécessairementun métissage immédiat, même à la campagne.Dans un milieu encore aujourd’hui souvent caract-érisé par l’interconnaissance, la solidarité, la tradi-tion d’accueil, d’entraide et d’esprit communautaire,l’autre semble demeurer un mystère et parfois unemenace à la vision portée jusqu’à ce jour de lacampagne.

Le milieu au cœur de la rencontre

Si la théâtralisation de la vie quotidienne aide àmieux saisir la rencontre des ruraux nouveaux etanciens d’un point de vue sociologique, le milieu,dans sa complexité géographique, historique, dém-ographique, et sociale, en l’occurrence les MRC deBrome-Missisquoi et d’Arthabaska, dans lequel ilsinteragissent au quotidien et où s’opère la rencontre,la structure.

Dans Brome-Missisquoi, l’historique de néo-ru-ralité est plus ancien que dans Arthabaska. Unelongue tradition de cohabitation déborde l’originerurale ou urbaine. L’arrivée des loyalistes américainsdans la deuxième moitié du 18e siècle, et subsé-quemment l’installation de Britanniques et deCanadiens-français, firent en sorte que dès lepeuplement de Brome-Missisquoi, y cohabitèrentanglophones et francophones sur un même terri-toire. Cette MRC attire aujourd’hui des néo-ruraux,des villégiateurs et des touristes, notamment enraison de ses paysages attrayants, de sa vitalitéartistique et culturelle, ainsi que de ses montagnespermettant la pratique de sports variés. Couplée àcela, sa proximité avec Montréal (environ 110 kilo-mètres) en fait un lieu attractif pour les urbains.

Les milieux ruraux caractérisés par de beauxpaysages sont particulièrement prisés par les nou-veaux résidents de classes moyennes ou aisées, cequi démontre l’importance de la dynamique paysa-gère dans le phénomène de néo-ruralité (Domonet al. 2011). On n’a qu’à penser à la difficulté accrued’accéder à une propriété dans les milieux offrantdes vues panoramiques, comme c’est le cas dansBrome-Missisquoi, ou encore à proximité d’un pland’eau. Pour qualifier ce processus, les chercheursétasuniens réfèrent au concept de « amenity migra-tion » (Moss 2006), traduit par la notion de«migration d’agrément » par les spécialistes français(Cognard 2010). C’est d’ailleurs surtout ce type demigration que nous avons identifié dans Brome-Missisquoi, ce qui contribue à l’embourgeoiser.

La migration d’urbains et leur installation perma-nente ou non font donc partie de la réalité de cetteMRC depuis fort longtemps. Cela se fait sentir dansles organisations locales où s’investissent les nou-veaux résidents, particulièrement les retraités quisont nombreux parmi eux. En effet, ils s’impliquentdans des organisations existantes et mettent surpied de nouveaux organismes. Dans certainesmunicipalités, des maires et autres élus sont desex-urbains. Cette implication à l’échelle locale,évidente aux yeux de l’ensemble de la population,démontre à quel point les néo-Bromisquois sontbien implantés et s’investissent dans leur milieu.Ceci peut expliquer certaines tensions évoquéesprécédemment, mais aussi peut contribuer à desrapprochements (Guimond 2012).

Par contraste, Arthabaska est une MRC dont lessecteurs agricoles, manufacturiers et industrielscaractérisent l’économie locale. Le tourisme et lavillégiature y sont des secteurs économiques moinsdominants que dans Brome-Missisquoi. Arthabaskaaccueille une population de travailleurs actifs rela-tivement jeunes, ainsi que des migrants de tous lesgroupes d’âge réintégrant leur ancien milieu de vie.Des artistes s’y installent également, surtout dansles secteurs montagneux (Chester-Est, Ham-Nord…). Les néo-Arthabaskiens s’apparentent auxrésidents de longue date sur divers points, dont lestatut socioéconomique, la classe sociale, les valeursen découlant, certaines pratiques et représenta-tions… Le choc des cultures urbaines-rurales et desclasses sociales y est moins perceptible que dansBrome-Missisquoi, ce qui explique d’ailleurs pour-quoi les Arthabaskiens ne font guère référence auxdifférences de classes sociales entre nouveaux etanciens. Cela transparaît dans l’ensemble des ré-sultats sur les éléments qui éloignent ces deuxpopulations, les Arthabaskiens étant moins volu-biles que les Bromisquois en ce sens. D’ailleurs, sedécèle dans leurs propos et leurs actions, unevolonté d’attirer davantage de nouveaux rurauxqu’ils considèrent comme un atout pour la revital-isation sociodémographique, économique, cultur-elle et politique de leurmilieu. S’y fait ressentir l’idéede « move in and join in » (Phillips 2002).

Si les modalités de la rencontre entre nouveaux etanciens ruraux dans ces deux territoires diffèrent, lemilieu et ses caractéristiques justifient une lecturegéographique de la scène goffmanienne, sans tou-tefois négliger d’autres facteurs structuraux nonexplorés ici et qui concourent à la rencontre : les

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valeurs sociétales; les politiques d’accueil des nou-veaux résidents; la situation économique; la gou-vernance locale… Les deux cas de figure contrastésfaisant l’objet de cet article montrent qu’il n’y apas de figure exclusive de ce renouveau dans lescampagnes.

Conclusion

Pour « faire leur place » à la campagne, les nouveauxruraux se mettent en scène, scène sur laquelle serévèlent des différences de mentalité, de classes, devaleurs, de trajectoires de vie, de pratiques et dereprésentations avec les populations déjà en place.La campagne sert de carrefour où se croisent, sansnécessairement se mêler systématiquement, lesruraux aux horizons contrastés. En effet, les rap-ports entre les nouveaux ruraux et les résidents delongue date sont positifs, mais généralement tim-ides, superficiels et réservés à l’espace public. Cesdeux groupes vivent parfois dans un monde com-mun, parfois dans deux mondes parallèles, et unecertaine appréhension de l’autre et de ses différ-ences teinte leur rencontre. Cette dernière estorchestrée par l’individu et son habitus, localiséedans un milieu avec ses attributs géographiques,historiques, sociodémographiques et économiquesdont on ne peut faire fi.

Si l’accueil, l’ouverture, le respect mutuel, letemps, les lieux de sociabilité et les intérêtscommuns créent des rapprochements intergroupes,ces derniers sont toutefois fragiles en raison desorigines et trajectoires géographiques et socialesagissant sur les représentations et les usages de lacampagne. Notre recherche, qui nuance les modal-ités de la rencontre, fait apparaître le potentiel d’uneapproche s’appuyant tant sur les tensionsque sur lesrapprochements pour une compréhension plusglobale de la rencontre de divers groupes sociaux.

À l’heure actuelle où les milieux ruraux connais-sent des mutations majeures notamment induitespar la complexification accrue des populationsrurales et de ses usages, il y a lieu de se questionnerà savoir s’il est toujours pertinent d’opposer aussifortement les nouveaux et les anciens résidents.Malgré leurs différences, ils vivent dans un mêmeespace qu’ils renégocient par leurs pratiques quo-tidiennes et les représentations divergentes etcommunes qu’ils s’en font. Ainsi, nous jugeonsessentiel de déborder le dualisme traditionnel

nouveaux-anciens ruraux et s’attacher plutôtà l’espace de rencontre de ces populations(Guimond 2012). C’est au travers leur cohabitation,marquée par les différences ainsi que par lestensions et les compromis qui en émanent, que seconstruit la nouvelle ruralité d’aujourd’hui.

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