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DESCENTE INFINIE ET ANALYSE DIOPHANTIENNE : PROGRAMMES DE TRAVAIL ET MISES EN OEUVRE CHEZ FERMAT, LEVI, MORDELL ET WEIL. Catherine GOLDSTEIN La descente infinie est un proc´ ed´ e d´ emonstratif dont le nom, sinon l’emploi, est dˆ u` a Pierre de Fermat. Il consiste `a montrer qu’on peut d´ eduire syst´ ematiquement d’une solution en nombres entiers `a un probl` eme donn´ e une autre solution compos´ ee de nombres plus petits, et r´ eit´ erer le proc´ ed´ e jusqu’` epuiser les solutions possibles, ou aboutir ` a une contradiction, car il n’existe pas de suite ind´ efiniment d´ ecroissante d’entiers naturels. A cause de son emploi fr´ equent en analyse diophantienne, surtout apr` es Lagrange, cette m´ ethode semble souvent eserv´ ee `a ce domaine : en fait, son arch´ etype est la preuve de l’existence d’un diviseur premier dans les El´ ements d’Euclide et elle intervient sous une forme ou une autre dans d’autres secteurs des math´ ematiques. A l’int´ erieur mˆ eme de l’analyse diophantienne, ou de ses avatars ult´ erieurs, les modalit´ es et l’´ etendue de l’application de la m´ ethode, son rˆ ole propre, ont vari´ e largement. Le propos de ce texte est d’en t´ emoigner en ´ etudiant quelques exemples, chez Fermat au XVII e si` ecle, chez trois autres math´ ematiciens, Levi, Mordell et Weil au d´ ebut du XX e si` ecle. electionner un ´ echantillon si petit et si dispers´ e peut paraˆ ıtre suspect. Les questions d’analyse diophantienne ont retenu pendant les si` ecles qui s´ eparent Fermat de Weil l’attention de nombreux math´ ematiciens, avec des objectifs tr` es vari´ es : il pouvait s’agir d’y exercer ses forces ou d’y v´ erifier l’efficacit´ e de ses m´ ethodes, il pouvait s’agir d’un penchant id- iosyncratique, il pouvait s’agir d’un int´ erˆ et collectif important ou marginal par rapport aux eveloppements les plus spectaculaires ou prometteurs des math´ ematiques `a la mˆ eme ´ epoque, etc. Les outils et les points de vue ´ etaient ` a chaque fois diff´ erents et il serait dans chaque cas instructif d’´ etudier en d´ etail comment la descente infinie apparaˆ ıt (ou non), comment elle se modifie avec les transformations du domaine ou ind´ ependamment d’elles. Mais la juxtaposition des textes retenus ici n’est pas compl` etement arbitraire et est sugg´ er´ ee par les t´ emoignages des auteurs eux-mˆ emes : le nom de Fermat revient comme un leitmotiv dans les ´ etudes, articles ou trait´ es de th´ eorie des nombres, `a partir du XVIII e si` ecle ; Weil lui-mˆ eme, dans le commentaire qui accompagne la reproduction de sa th` ese dans ses Œuvres, ´ evoque l’importance de la lecture de Fermat pour la gen` ese de ses propres id´ ees et explicite CAHIERS du S´ eminaire d’histoire des math´ ematiques 2e s´ erie, 3, 1993, 25-49

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DESCENTE INFINIE ET ANALYSE DIOPHANTIENNE :

PROGRAMMES DE TRAVAIL ET MISES EN OEUVRE

CHEZ FERMAT, LEVI, MORDELL ET WEIL.

Catherine GOLDSTEIN

La descente infinie est un procede demonstratif dont le nom, sinon l’emploi, est du a Pierrede Fermat. Il consiste a montrer qu’on peut deduire systematiquement d’une solution ennombres entiers a un probleme donne une autre solution composee de nombres plus petits,et reiterer le procede jusqu’a epuiser les solutions possibles, ou aboutir a une contradiction,car il n’existe pas de suite indefiniment decroissante d’entiers naturels. A cause de son emploifrequent en analyse diophantienne, surtout apres Lagrange, cette methode semble souventreservee a ce domaine : en fait, son archetype est la preuve de l’existence d’un diviseurpremier dans les Elements d’Euclide et elle intervient sous une forme ou une autre dansd’autres secteurs des mathematiques. A l’interieur meme de l’analyse diophantienne, ou deses avatars ulterieurs, les modalites et l’etendue de l’application de la methode, son rolepropre, ont varie largement. Le propos de ce texte est d’en temoigner en etudiant quelquesexemples, chez Fermat au XVIIe siecle, chez trois autres mathematiciens, Levi, Mordell etWeil au debut du XXe siecle.

Selectionner un echantillon si petit et si disperse peut paraıtre suspect. Les questionsd’analyse diophantienne ont retenu pendant les siecles qui separent Fermat de Weil l’attentionde nombreux mathematiciens, avec des objectifs tres varies : il pouvait s’agir d’y exercerses forces ou d’y verifier l’efficacite de ses methodes, il pouvait s’agir d’un penchant id-iosyncratique, il pouvait s’agir d’un interet collectif important ou marginal par rapport auxdeveloppements les plus spectaculaires ou prometteurs des mathematiques a la meme epoque,etc. Les outils et les points de vue etaient a chaque fois differents et il serait dans chaque casinstructif d’etudier en detail comment la descente infinie apparaıt (ou non), comment elle semodifie avec les transformations du domaine ou independamment d’elles.

Mais la juxtaposition des textes retenus ici n’est pas completement arbitraire et est suggereepar les temoignages des auteurs eux-memes : le nom de Fermat revient comme un leitmotivdans les etudes, articles ou traites de theorie des nombres, a partir du XVIIIe siecle ; Weillui-meme, dans le commentaire qui accompagne la reproduction de sa these dans ses Œuvres,evoque l’importance de la lecture de Fermat pour la genese de ses propres idees et explicite

CAHIERS du Seminaire d’histoire des mathematiques 2e serie, 3, 1993, 25-49

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un lien entre leurs demonstrations “par descente infinie”, (cf. [Weil, 1979] et aussi [Weil,1983]). Il est donc naturel de se pencher de plus pres sur l’analogie ainsi designee : au premiercoup d’oeil, la comparaison se reduit banalement a constater l’immersion complete d’anciensresultats dans les nouveaux. On trouve ainsi, dans des livres de mathematiques contemporains,le theoreme de Mordell-Weil : “le groupe des points rationnels d’une courbe elliptique est detype fini”, presente comme une generalisation naturelle d’un cas particulier, celui de la cubiqued’equation y2 = x3 − x , qui aurait ete traite par Fermat.

Or les resultats, meme en mathematiques, ne sont pas isolables impunement. Plus preci-sement, nous verrons que les mathematiciens concernes ont en vue un programme plus oumoins explicite a realiser, programme chaque fois different, dans lesquels s’inserent les preuvesreputees analogues1 . La prise en consideration du contexte de travail et des objectifs pour-suivis eclaire les identifications possibles et relativise leur validite. Etudier l’intervention dela methode de descente infinie en analyse diophantienne sur ces quelques exemples doit doncpermettre de capter, autrement que lors de l’etude d’une demonstration specifique, les lignesde regroupement que la methode opere dans le domaine et, reciproquement, les contraintesqu’elle en subit : comme on le verra, celles-ci sont tres differentes selon l’epoque et l’auteurconsidere. Ces resultats permettent ainsi de temperer l’impression d’identite structurelle despreuves que le regard retroactif et l’opinion des acteurs risquent d’induire. Le recours, moinsbanal, au travail de Levi, dont le contenu n’indique pas directement sa filiation avec lesproblemes de Fermat, m’a ete inspire par [Schappacher, 1990] : anterieur a ceux de Mordellet Weil chronologiquement, etranger par le but qu’il affiche, il en constitue par ailleurs unintermediaire possible quant a son approche et ses techniques et offre a ces multiples titresun aspect supplementaire de la richesse d’interaction entre une methode, la descente infinie,et un domaine de recherches, l’analyse diophantienne.

Fermat et la methode de descente infinie

La presentation publique par Fermat de sa celebre methode est en fait assez tardive : ellen’intervient que dans son testament en madere de problemes sur les nombres, ou ce qui entient lieu, une lettre a Carcavi ecrite en aout 1659, six ans avant sa mort. Fermat y expliquequ’il a trouve cette methode “singuliere” pour demontrer les propositions les plus difficiles surles nombres, l’illustre tres succinctement par son theoreme que “l’aire d’un triangle rectangleen nombres ne peut etre un carre”, et donne une liste des problemes qu’il peut traiter parun usage adequat de sa methode. En dehors de ce texte, nous ne disposons en fait que detres peu d’evidences : les problemes evoques dans la lettre se retrouvent bien a un endroit

1. L’etude a la loupe des demonstrations elles-memes limite a vrai dire deja la tentation d’identifier trop vite la nature des

resultats (cf. [Goldstein, 1991]).

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ou a un autre de la correspondance de Fermal (rappelons que celle-ci, en ce qui concernela theorie des nombres, ne fut pas publiee avant notre siecle), mais sans demonstrations : ils’agit soit de poser quelques colles a l’interlocuteur, soit de le stimuler dans des recherchessur ces questions. Fermat n’a jamais publie de traite sur ces decouvertes, bien qu’il semblel’avoir projete a plusieurs reprises : le temoignage le plus net est une lettre a Pascal deseptembre 1654, ou il lui annonce le prochain envoi d’un “Abrege de tout ce qu[’il a] inventede considerable aux nombres”. Nous n’en avons malheureusement pas trace, si toutefois il avraiment mene a bien cette entreprise. Mais il evoque dans la lettre de 1654 ses problemesles plus importants, la decomposition de tout nombre en somme de 1, 2 ou 3 triangles, de1, 2, 3 ou 4 carres, etc., la possibilite d’ecrire tout nombre premier surpassant de 1 (resp.de 1, resp. de 1 ou de 3) un multiple de 4 (resp. de 3, resp. de 8) comme somme de deuxcarres (resp. d’un carre et d’un double carre, resp. d’un carre et d’un triple carre), enfin lefait qu’aucun triangle rectangle en nombres ne peut avoir une aire carree. Plusieurs de cesquestions, et d’autres, apparaissent ailleurs dans sa correspondance, mais seule la lettre aCarcavi qui en rassemble la majeure partie nous renseigne sur une classification possible desquestions concernees, selon le point de vue de Fermat.

Par ailleurs, seulement deux bribes de preuves par descente ont subsiste : l’une, tres breve,transmise a Frenicle de Bessy, et retrouvee par J.E. Hofmann, (cf. [Hofmann, 1943]), l’autre,griffonnee dans la marge d’un exemplaire des Arithmetiques de Diophante d’Alexandrie —dans l’edition de Bachet de Meziriac de 1621, republiee par Samuel de Fermat avec les notesde son pere en 1670 — et qui concerne une fois de plus l’aire des triangles rectangles ennombres2 . C’est dire les restrictions a une etude directe, par son utilisation dans certainespreuves, du role de la descente : nous nous appuierons donc de maniere essentielle sur lescommentaires de Fermat. Voici la liste des questions qu’il pretend aborder avec la methodede descente infinie (ou indefinie, dit-il) d’apres la lettre a Carcavi :

Aucun nombre de la forme, moindre de l’unite qu’un multiple de 3, ne peut etre composed’un carre et du triple d’un autre carre.Aucun triangle rectangle en nombres n’a une aire carree.Tout nombre premier qui surpasse de l’unite un multiple de 4 est somme de deux carres.Tout nombre est somme d’au plus quatre carres.Pour tout nombre non carre, il y a une infinite de carres qui multiplies par lui font uncarre moins 1.Il n’y aucun cube somme de deux cubes.

2. Cf. [Goldstein, 1991] pour un examen de cette demonstration et sa reception par les mathematiciens du XVIIe siecle. Le

resultat “equivaut” justement au fait que l’equation y2 = x3 − x n’a comme solutions (entieres ou rationnelles) que (0,0), (1,0),

(-1,0).

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Il n’y a qu’un seul carre qui augmente de 2 fasse un cube (c’est 25). Il n’y a que deux carresen entiers qui augmentes de 4 fassent un cube (4 et 121).Toutes les puissances carrees de 2, augmentees de 1, sont des nombres premiers 3.3

Il n’y a que 1 et 7 qui sont moindres de 1 qu’un double carre et aient un carre de memenature.

Fermat ajoute d’ailleurs que toutes ces questions sont “de nature diverse et de differentefacon de demontrer”. Leur niveau de difficulte egalement est tres variable (le premier resultatpourrait etre demontre presque immediatement par examen des restes de division par 3),cf. par exemple [Weil, 1983] pour une etude mathematique de l’ensemble. C’est donc pourFermat la methode elle-meme qui fait leur unite et est responsable de leur rapprochement. Aucontraire, dans la suite de sa lettre, il classe d’autres questions sur les nombres par sujets : les“equations simples et doubles du Diophante”, la recherche des nombres premiers (on noteraqu’il ne rapproche pas cette question de celle sur les puissances de 2), la representation desnombres figures. La descente infinie n’est pas consideree simplement comme une methoded’analyse diophantienne a proprement parler (puisque les equations diophantiennes formentune section differente de la lettre) mais comme un moyen de rapprocher certains problemesdont l’enonce, faisant intervenir des aires des triangles rectangles, ou des carres et des cubes,appartient a la tradition des Arithmetiques de Diophante.

Cette maniere de rassembler les problemes peut nous paraıtre etrange4. Elle s’inscrit en faitdans une tradition plus ancienne, ou la possession d’une “methode” permettant de resoudredes problemes varies assurait aux mathematiciens succes public et reconnaissance sociale(voire alors du pain quotidien) . Fermat presente d’ailleurs a une autre occasion un exemplede “methode” unifiant des problemes a priori eloignes, au debut de sa carriere : il s’agit d’unetechnique algebrique, lui permettant, dit-il, de traiter les problemes de maxima-minima, decentres de gravite et de volumes, de tangentes, de nombres amicaux ou multiples5.

3. Comme il est bien connu, cette proposition est fausse. Euler a exhibe le facteur 641 de 232 + 1.

4. On remarque que l’ordre des enonces cites dans la lettre a Pascal, qu’on retrouve d’ailleurs en grande partie dans celle a

Carcavi, evoque davantage une classification par sujets, en particulier la serie des enonces de decomposition en somme de carres.

Le texte me semble trop isole et trop court pour une interpretation decisive : il est possible que Fermat n’ayant pu combler toutes

les demonstrations promises se soit rabattu sur une presentation plus traditionnelle, il est possible que la classification de 54 ne

lui ait paru qu’une sousclassification de celle de 59, il est possible que l’amorce de l’etude des formes binaires ait avorte - avec

les sommes d’un carre et du quintuple d’un carre, plus compliquees, puisqu’elles se separent en deux classes - avant d’avoir

imprime son ordonnance au corpus.

5. Cf. la lettre de Fermat a Roberval du 22 Septembre 1636 in [Fermat Oeuvres II] et l’analyse detaillee de la methode et de sa

signification dans [Cifoletti, 1990]

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Comment la selection s’opere-t-elle ? Il faut pour le comprendre rappeler le role crucial deslectures de Diophante dans la mise au point des methodes algebriques6. L’edition greco-latinedes Arithmetiques de 1621 n’est qu’une etape, importante par la qualite durable du travailde Bachet, dans la diffusion et la relecture occidentales de Diophante considere alors commele pere lointain de l’algebre : de nombreuses publications, par Viete, Stevin, Girard, Billy,pour ne citer que quelques noms, sont consacrees, explicitement ou non, a une transcriptionalgebrique de tout ou partie de l’oeuvre de Diophante. Jusqu’a la fin du XVIIe siecle et au-dela7, les problemes diophantiens servent de tests pour le deploiement en puissance des outilsalgebriques.

Fermat, on le sait, n’a pas ete etranger a ce courant dit alors “analytique”. Les celebresnotes marginales dans son exemplaire de Diophante, tout comme sa correspondance - dontl’Inventum novum de Jacques de Billy, publie en annexe de l’edition de Samuel de Fermat en1670, est le reflet le plus etendu -, temoignent de son utilisation en analyse diophantienne denotations et de procedes algebriques (herites en l’occurrence de la tradition de Viete). Cesderniers lui permirent en particulier de fabriquer plusieurs, voire une infinite de, solutionsrationnelles la ou ses predecesseurs n’en trouvaient qu’une, ou d’etendre le domaine d’existencedes solutions. Mais l’analyse diophantienne lui inspire aussi d’autres questions qui ne luisemblent pas relever des seules techniques algebriques, comme celles que nous avons releveesdans la lettre a Carcavi. On peut rapprocher ce point de vue de celui de Frenicle de Bessy, un deses principaux correspondants, et en tout cas le plus stimulant sur les questions proprementnumeriques. Celui-ci se distingue chez ses contemporains a cause de son interet pour lesnombres et de son ignorance de l’algebre : la cle de cette liaison entre les deux caracteristiques,a priori independantes, nous est en partie donnee dans sa correspondance avec Fermat : “Jesais, lui ecrit Frenicle le 2 aout 1641, que l’Algebre de ce pays n’est pas propre pour soudreces questions, ou pour le moins on n’a pas encore ici trouve la maniere de l’y appliquer :c’est ce qui me fait croire que vous vous etes fabrique depuis peu quelque espece d’Analyseparticuliere pour fouiller dans les secrets les plus caches des nombres, ou que vous avez trouvequelque adresse pour vous servir a cet effet de celle que vous aviez accoutume d’employer ad’autres usages”8.

En echo replique Fermat dans la presentation de ses defis aux mathematiciens d’Europe de1657 : “Il est a peine quelqu’un qui propose des questions purement arithmetiques, il est apeine quelqu’un qui sache les resoudre. Est-ce parce que l’Arithmetique a plutot ete traitee

6. Cf. par exemple [Bashmakova-Slavutin, 1977] pour les conclusions globales (je ne partage pas leur interpretation du texte de

Viete comme alternative consciente a l’emploi des nombres complexes).

7. Cf [Rashed, 1988] pour le cas Lagrange au XVIIIe siecle.

8. Cf. [Fermat, Oeuvres II, lettre XLIX, p. 227].

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jusqu’a present au moyen de la Geometrie que par elle-meme? C’est la tendance qui apparaıtdans la plupart des Ouvrages tant anciens que modernes et dans Diophante lui-meme. Cars’il s’est ecarte de la Geometrie un peu plus que les autres en astreignant son analyse a neconsiderer que des nombres rationnels, il ne s’en est pas degage tout a fait, comme le prouventsurabondamment les Zetetiques de Viete, dans lesquelles la methode de Diophante est etenduea la quantite continue, et par suite a la Geometrie.

Cependant l’Arithmetique a un domaine qui lui est propre, la theorie des nombres entiers :cette theorie n’a ete que tres legerement ebauchee par Euclide et n’a pas ete cultivee parses successeurs (a moins qu’elle n’ait ete renfermee dans les livres de Diophante dont l’injuredu temps nous a prives) ; les arithmeticiens ont donc a la developper ou a la renouveler”.Les defis portent alors sur plusieurs des problemes presentes dans la lettre de 1659 sous larubrique “descente infinie”.

Le texte qui precede remplit donc en meme temps plusieurs pieces du puzzle : il montreque le regroupement par la methode obeit en fait a un projet plus vaste (qu’il en soit unetrace provisoire ou un pis-aller, l’etat des sources m’interdit de le dire), celui d’un travail surles entiers, dans une lignee euclidienne. La descente infinie s’y inscrit naturellement — enfait, la plupart des resultats precedemment connus qui font appel a un raisonnement de cetype sont de descendance euclidienne9—, et permet de prouver des proprietes generales surles nombres, contrairement a la majorite des travaux contemporains, qui, dans la traditiondiophantienne, se contentent de chercher une ou des solutions particulieres ou d’en donner uneconstruction sans discuter de son caractere general. Il faut souligner a ce propos, parmi lespropositions mises en valeur par Fermat, le nombre de celles qui sont “negatives”, c’est-a-direconcluent a l’impossibilite d’une propriete donnee ; ce type d’enonces attire particulierementles foudres des interlocuteurs de Fermat qui les jugent depourvus d’interet (surtout ceuxqui se sont epuises auparavant a trouver des solutions...). Fermat s’est defendu a plusieursreprises de considerer ce type d’enonces comme interessant en soi. Mais la descente infiniefonctionne prioritairement par reduction a l’absurde, pour permettre de limiter ou d’excluredes phenomenes ; dans le cas par exemple de la decomposition d’un nombre premier de laforme 4n + 1 en somme de deux carres, Fermat insiste sur la difficulte qu’il a eue a appliquersa technique de descente dans un cas “positif”, en ramenant d’ailleurs l’enonce a un autre,“negatif” celui-ci.

Pour resumer, la descente infinie chez Fei-mat est typiquement une methode, au sens de lafin du XVIe siecle, a la fois secret decisif du createur et unificateur de problemes varies ; mais

9. Cf. [Goldstein & Schappacher, 1991]. Une exception notable est le cas de Bachet. Bien que nous ne sachions rien sur

l’existence eventuelle d’un projet de sa part comparable a celui de Fermat, des demonstrations “par descente” apparaissent dans

ses commentaires des Arithmetiques. Les Porismes qui les precedent evoquent aussi une presentation euclidienne du sujet.

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elle est aussi (dans le meme temps ou successivement, nous l’ignorons) un outil privilegie pourrealiser le programme de Fermat, une variation euclidienne sur les problemes de Diophante,restreinte aux proprietes des entiers10 . Ce demarquage des tendances de ses principaux con-temporains est souligne non seulement par la mise a l’ecart de la recherche des solutions “ala Diophante” (c’est-a-dire rationnelles) dans la lettre de Carcavi, mais aussi par l’absencede notations algebriques d’aucune sorte dans les resultats concernes par l’emploi de la de-scente, non seulement dans cette lettre, mais dans l’ensemble de sa correspondance et desnotes marginales du Diophante. Si une forme d’algebre intervient probablement de maniereimportante dans les preuves, elle est adaptee ainsi a la contrainte originale des entiers11: c’estl’“adresse” particuliere que reclamait Frenicle de Bessy. Il y a donc separation operee surun corpus de problemes par l’emploi d’une methode specifique, ou plutot creation d’un nou-veau corpus, lie etroitement, mais pas completement immerge, dans celui des Arithmetiques.Cette delimitation est fondee en nature (la restriction aux entiers face aux rationnels commepremiere tentation du continu) et en source (c’est la prolongation d’une problematique eucli-dienne contre Diophante et surtout les lecteurs algebristes de Diophante au XVIIe siecle).

Intermedes

Le projet de Fermat ne fut ni estime, ni meme pleinement compris de la plupart de ses con-temporains et successeurs immediats. Les arithmeticiens purs, comme Frenicle, ne maıtrisaientsans doute pas assez les techniques algebriques pour le developper, les autres ne consideraientles problemes traites ou mis en avant par Fermat que comme des amusettes ou au mieuxdes mises a l’epreuve de leurs propres projets et methodes, sur le calcul infinitesimal ou lamecanique. Aucun ne semble apte a, ou volontaire pour, etreindre les deux brins du pro-gramme de Fermat, la methode de descente et la maıtrise de l’algebre : la disparition pro-gressive de l’apprentissage euclidien va de pair avec celle de la descente infinie, tandis ques’algebrisent de plus en plus ouvertement les notations et les methodes. Ainsi Ozanam, dansune lettre a Billy ou il annonce avoir eu acces par Carcavi a la lettre de Fermat de 1659,

10. Le fait que le resultat sur l’aire des triangles rectangles en nombres s’applique a des cotes rationnels ne doit pas faire

illusion : comme il apparait tres clairement dans les preuves, la descente sert a montrer le resultat pour les entiers, le passage au

cas rationnel, par reduction au meme denominateur, est considere comme une etape independante au XVIIe siecle.

11. Il ne s’agit pas de sous-estimer l’importance des manipulations, probablement de nature sinon de langage algebrique, dans

ces demonstrations, comme en temoigne celle qui nous reste. Fermat dit d’ailleurs dans la lettre a Carcavi que l’obtention d’une

solution plus petite est tout le mystere de sa methode. C’est pour cette raison qu’il ne donne aucun detail la-dessus ; cf. sur ce

point la These de Weil ci-apres.

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ne mentionne que la seconde partie, concernant les solutions rationnelles des equations dio-phantiennes. Les mathematiciens de la fin du XVIIe siecle qui se sont peu ou prou interessesau sujet, tel Leibniz, semblent plutot a la recherche de formules de resolution valides en toutegeneralite, dont la specialisation des variables au domaine des entiers ou des rationnels leurfournirait les resultats voulus. La voie degagee par Fermat ne leur apparaıt pas celle d’unestrategie globale, la resolution de problemes isoles, surtout numeriques, a perdu le peu deprestige qui lui restait dans la premiere moitie du siecle.

La suite du developpement de l’analyse diophantienne est bien connue12 surtout avec laremise a l’honneur du domaine defriche par Fermat a partir des recherches d’Euler. Au coursdu XVIIIe siecle, l’analyse diophantienne a fixe son sujet propre, sur un mode mineur :il s’agissait de l’etude des solutions entieres ou rationnelles d’equations ou de systemesd’equations, et la notation algebrique y allait de soi. Les travaux de Lagrange, aisementconsidere comme la figure tutelaire de cette tradition, etablirent au cours du XIXe siecle (enfait a partir de la Theorie des Nombres de Legendre) une veritable industrie diophantienne,grande fournisseuse d’articles des Nouvelles Annales par exemple. Cette vague se melangeaitetroitement, dans ses praticiens et ses methodes, aux premiers travaux d’erudition historique :en temoigne, dans le Bullettino de Boncompagni, la cohabition de textes anciens reedites -c’est la que paraıt en 1879 la lettre de Fermat a Carcavi retrouvee par Charles Henry - et decommentaires modernes. Ce milieu servit d’ailleurs de ferment a la publication des Oeuvresde Fermat, par les soins de Tannery et Henry, et les mit donc a la disposition de l’ensembledes mathematiciens : Andre Weil, entre autres, y puisa.

Le point de vue adopte dans ces travaux diophantiens est aujourd’hui qualifie d’elementaire ;il perdura au moins dans la premiere moitie du XXe siecle, en cohabitation plus ou moinspacifique avec d’autres approches des memes problemes, plus prestigieuses, comme nous leverrons. Il est tres important par la quantite de textes produits, (cf. [Dickson, 1919-1923]),et la descente infinie, appliquee sur les nombres entiers, y etait d’usage banal. Pour eviterles malentendus, il faut insister sur le fait que la multiplication des resultats particuliers etleur apparent eparpillement, souvent cites comme marque de l’amateurisme du sujet ou dumanque d’envergure mathematique des auteurs, posent question a ceux-ci memes ; trouverdes modes d’unification est un leitmotiv tout au long de ces textes : la plupart du temps ledegre des equations fournissait un mode de rangement qui, au moins en premiere instance,semblait alors adequat.

D’autres tentatives pour aborder les questions d’analyse diophantienne sont issues debranches des mathematiques que le XIXe siecle a vu naıtre. Pour resumer tres grossierement,

12. Voir le texte de Christian Houzel dans ce volume, [Chemla, 1989], [Weil, 1983], et, pour la descente infinie, [Cassinet,

1980], [Goldstein & Schappacher, 1991].

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les principales approches dont nous verrons les traces chez Levi, Mordell et Weil relevent dela theorie des nombres algebriques, de la theorie des invariants, de la geometrie projective etbirationnelle et de la theorie des fonctions elliptiques.

Nous avions constate chez Fermat un interet pour les representations de nombres sousforme de sommes de carres. La classification des formes quadratiques binaires, entreprise auXVIIIe siecle, puis completee par les travaux de Gauss a ramifie dans plusieurs directions.D’une part, la theorie algebrique des nombres : la representation d’un nombre premier p

comme somme de carres peut s’interpreter comme la factorisation de p dans Z[i ]. L’ecoleallemande de theorie des nombres s’est interessee a la generalisation des proprietes des entiersa des anneaux contenant strictement Z. Par exemple, la factorisation unique d’un entier enelements irreductibles, encore vraie dans Z[i ], n’est plus valide en general sur les extensionsalgebriques des nombres rationnels (par exemple dans l’anneau des entiers de Q(

√5) ou des

corps cyclotomiques) et il faut la remplacer par la factorisation unique en “elements ideaux”(Kummer) ou plus tard la factorisation unique des ideaux (Dedekind) : la descente elle aussidoit alors etre adaptee a ces extensions des rationnels. Les principaux resultats de la theoriealgebrique ne relevent pas directement de l’analyse diophantienne comme definie plus haut,bien qu’une portion de celle-ci (comme l’etude des formes binaires) y ait ete absorbee ; parcontre, les etudes d’analyse diophantienne mirent rapidement a contribution la theorie desideaux, en utilisant les factorisations des equations etudiees sur des extensions adequates.

Un autre avatar de la classification des formes est la theorie des invariants, qui met l’accentsur les problemes de classification. Il s’agit de determiner et d’etudier, pour des famillesd’equations donnees, des quantites qui restent fixes sous des changements licites des vari-ables, comme le discriminant pour les equations quadratiques. Si les nouvelles variables sededuisent des anciennes par une combinaison lineaire a coefficients entiers, et reciproquement,les deux formes quadratiques correspondantes representent les memes nombres, elles sont ditesequivalentes ; deux formes equivalentes ont meme discriminant et, a discriminant fixe, il n’ya qu’un nombre fini de classes d’equivalence de formes. La generalisation a des systemes deformes de degre et de nombre de variables superieurs aboutit egalement a des resultats definitude varies, en particulier du nombre de covariants (extension de la notion d’invariants)dont tous ceux du systeme considere peuvent se deduire polynomialement, et a la recherche derepresentants privilegies des differentes classes de formes. Ces preoccupations, dont il seraitinteressant de determiner si elles trouvent toutes leur source dans les questions de Lagrangeet de ses successeurs, inspirent a leur tour la configuration de l’analyse diophantienne, endonnant un fondement a l’etude de cas particuliers, les representants choisis, et en proposantd’autres approches a la classification des questions.

Un aspect nouveau et essentiel au XIXe siecle (voir le texte de C. Houzel dans ce volume) fut

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la geometrisation de certains problemes d’analyse diophantienne : l’equation etait interpreteecomme celle d’une courbe ou d’une surface (rarement davantage...) dont on cherchait alorsles points a coordonnees rationnelles (qu’on appelle simplement comme nous le ferons dansla suite : points rationnels) ; ainsi, la recherche d’un carre rationnel qui augmente de 2 fasseun cube rationnel revient a la recherche de points rationnels sur la courbe affine plane y2 =x3 − 2, ou encore, par homogeneisation, a celle de points a coordonnees entieres sur la courbey2z = x3 − 2z3, interpretee comme courbe projective plane, differant de la precedente parajout d’un point a l’infini (celui pour lequel z = 0). Des outils geometriques, ou analytico-geometriques, sont alors appeles a la rescousse : pour une courbe cubique par exemple, latangente en un point rationnel recoupe la courbe en un autre point rationnel (c’est d’ailleursune traduction geometrique fulgurante de la majeure partie des resultats de Fermat sur lesequations diophantiennes) ; de meme une droite passant par deux points rationnels recoupe lacourbe en un troisieme point rationnel ; c’est la methode dite “des tangentes et des secantes”pour fabriquer des solutions rationnelles. Une telle interpretation rassemble et illumine unegrande partie des methodes, d’apparence purement algebriques, qui etaient employees parFermat, Ozanam, Prestet, Lamy et bien d’autres.

D’autre part, les parametrisations issues de la theorie des fonctions complexes, les fonc-tions circulaires ou exponentielles pour les coniques, les fonctions elliptiques pour les courbescubiques, furent utilisees a partir de la seconde moitie du XIXe siecle pour les problemesdiophantiens : le Journal de Crelle abrite des travaux pionniers de ce type. Ainsi, la fonc-tion ℘ de Weierstrass, fonction d’une variable complexe doublement periodique, verifie uneequation du type ℘2 = 4℘3 − g2℘ − g3, ou g2 et g3 sont lies aux periodes ; on en deduitreciproquement que tout point (x, y) sur une cubique non singuliere peut etre ecrit sous laforme (x = ℘(α), y = 1/2℘ ′(α)) en choisissant convenablement les coordonnees et en adap-tant selon la cubique les periodes de la fonction de Weierstrass ; la construction par tangenteset secantes peut alors s’interpreter comme formule de duplication et d’addition sur l’argument(complexe) des fonctions de Weierstrass13.

Ces points de vue attirerent eux aussi l’attention sur d’autres classifications que cellesfournies par le degre de l’equation : c’est en effet dans la seconde moitie du XIXe siecleque le rapport entre les (groupes de) transformations et les types de geometries (projective,

13. Nous disons maintenant que l’ensemble des points rationnels de la courbe, y compris le point a l’infini qui sert d’element

neutre, a une structure de groupe commutatif, structure qu’on peut decrire analytiquement a l’aide du parametrage elliptique,

geometriquement grace a la methode des tangentes et des secantes ou algebriquement. Pour une equation du type y2 = x3 +ax +b,

l’addition de deux points P et Q correspond a l’addition de leurs parametres elliptiques dans le corps des nombres complexes,

ou, geometriquement, au symetrique par rapport a l’axe des abscisses du troisieme point d’intersection de la courbe avec la

secante P Q — la symetrie permet au point a l’infini d’etre element neutre. Il est facile de deduire de cette construction une

expression rationnelle simple des coordonnees du point-somme en fonction de celles de P et Q.

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metrique euclidienne, etc.) qui sont preservees par elles fut mis en evidence de maniere deplus en plus systematique. Or les parametrisations rationnelles des courbes, qui conserventles proprietes diophantiennes, peuvent changer leur degre : ainsi le cercle est, par projectionstereographique, birationnellement equivalent (c’est-a-dire transformable par des applications,rationnelles ainsi que leurs reciproques, et definies partout sauf en un nombre fini de points)en une droite, de meme que la cubique y2 = x3 parametree par x = t2, y = t3. Le genre,invariant inspire par les travaux sur les fonctions complexes, fournit matiere a une nouvelleclassification, ou toutes les courbes birationnellement equivalentes a une droite sont de genre0, les cubiques sans singularites de genre 1, etc ; le genre depend non seulement du degre,mais aussi des points singuliers de la courbe : la cubique a rebroussement, y2 = x3, etanttransformable birationnellement en une droite (de coordonnee t = y/x), est de genre 0.

La typologie exacte de ces approches dont les quelques noms de journaux mathematiquescites ci-dessus ne donnent qu’une bien maigre indication, les zones et les conditions de leursinteractions, restent a etudier en detail. Un exemple fameux, et tres important pour la suite,de combinaison, est le programme sur l’analyse diophantienne de Poincare (cf. [Poincare,1901]). Il s’inscrit dans la ligne d’un travail sur les invariants, mais y mele une perspective an-alyticogeometrique : “Je me suis demande, ecrit Poincare, si beaucoup de problemes d’Analyseindeterminee ne peuvent pas etre rattaches les uns aux autres par un lien systematique, gracea une classification nouvelle des polynomes homogenes d’ordre superieur de trois variables,analogue a certains egards a la classification des formes quadratiques. Cette classificationaurait pour base le groupe des transformations birationnelles, a coefficients rationnels, quepeut subir une courbe algebrique.” Autrement dit, interpretant une equation homogene atrois variables comme une courbe plane projective, il s’agit de classer ces formes, c’est-a-direces courbes, a equivalence birationnelle pres, c’est-a-dire precisement a transformation presconservant la rationalite des points. Pour notre propos, il est utile de souligner que la per-spective geometrique incline vers la consideration des solutions rationnelles, et non entieres,comme y pousserait l’approche de la theorie des invariants.

En fait, l’application d’une telle classification aux problemes d’analyse diophantienne re-monte a un article de Hilbert et Hurwitz, [Hilbert & Hurwitz, 1890-1891] qui triait ainsitoutes les courbes de genre 0 (les ramenant a des droites ou a des coniques) et determinaitleurs points rationnels. Poincare, qui ignorait, ou en tout cas ne mentionna pas, ce travail,le reprit en partie et s’interessa egalement au cas des courbes de genre 1, qui se ramenenta des cubiques non singulieres. Il utilisa la parametrisation par des fonctions elliptiques deces courbes : comme mentionne plus haut, la methode de fabrication des solutions par tan-gentes et secantes fournit des points dont les parametres sont des combinaisons lineaires deceux de depart. Poincare suggera alors d’appeler rang de la courbe le nombre de generateurs

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independants a partir desquels le procede ainsi decrit fournit tous les points rationnels exis-tant. Il ne semble pas s’etre pose la question de son existence (i.e. de la finitude du nombrede generateurs independants) et nous aurons l’occasion de revenir sur ce point.

Les trois (groupes de) textes du debut du XXe siecle que nous allons etudier concementtous trois un probleme diophantien. Tous trois temoignent de leur connaissance de plusieursdes ingredients que les mathematiques contemporaines pouvaient leur offrir. Tous trois aussifont appel a la descente infinie. Notre but est principalement de decrire le role joue parcette methode dans leur travail et la maniere dont elle s’y insere ; nous verrons au passagese reveler des dosages tres differents des materiaux de base qui traduisent et induisent desperspectives differentes sur les questions diophantiennes. Contrairement au cas de Fermat, cestextes contiennent des demonstrations mathematiques mais pas ou peu d’indication directesur leur programme : j’essaierai d’appeler a la rescousse non seulement l’evidence interne deces textes, mais aussi des renseignements exterieurs fournis par les auteurs. Ce que j’ai en vuene consistant pas en une comprehension mathematique des textes concernes, cet aspect seraa peine effleure (tout comme dans le cas de Fermat) : on peut se reporter a [Schappacher,1990] pour une etude plus poussee, dans le contexte du developpement de la loi de groupe surune cubique.

Beppo Levi

Au cours de sa longue carriere, Beppo Levi s’est interesse a de tres nombreux sujets ; c’estassez tot, entre 1905 et 1910, que Levi a consacre une serie d’articles a la theorie arithmetiquedes formes cubiques ternaires (c’est-a-dire des expressions homogenes du troisieme degre atrois variables) : le mot d’analyse diophantienne n’est pas mentionne, mais Fermat, Euler etLegendre sont cites comme precurseurs. En ce qui concerne Fermat, il s’agit d’ailleurs de lapartie de son oeuvre qui concerne l’analyse diophantienne classique, et non de celle qui relevede la descente. D’autre part, si le titre elu par Levi le place d’emblee dans la mouvance de latheorie des formes homogenes et des invariants, l’auteur cite explicitement le programme dePoincare.

Levi remarque d’abord que le rang tel que Poincare l’a defini n’est pas invariant par transfor-mation birationnelle (ce qui est un comble vu son programme !) et en corrige la definition. Il in-terprete geometriquement les formes homogenes comme des courbes, cubiques en l’occurrence,et se propose ensuite d’etudier, en melangeant l’utilisation des parametres elliptiques et lageometrie projective, ce qu’il baptise des configurations finies de points rationnels. Il arrive eneffet que les points rationnels obtenus par applications successives de la methode des tangentes

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a partir de l’un d’entre eux soient en nombre fini14; Levi cherche a determiner les conditionssur les parametres elliptiques correspondants pour qu’il en soit ainsi, selon le nombre de pointsdistincts intervenant dans la configuration : si α est le parametre d’un point rationnel (doncsi x = ℘(α), y = 1/2℘ ′(α), pour la fonction de Weierstrass correspondante a la courbe), leparametre du point “tangentiel”, c’est-a-dire du point de recoupement avec la courbe de latangente passant par le premier point, est −2α et il est facile d’en deduire des expressionspour que la configuration obtenue en reiterant le processus soit finie, soit qu’elle revienne surun point deja obtenu, soit qu’elle se termine sur un point d’inflexion (ou la tangente a uncontact d’ordre 3 avec la courbe). Levi montre ainsi l’existence de certaines configurations etdonne dans ce cas les equations des courbes correspondantes ; il prouve aussi que certainesconfigurations sont impossibles et c’est la qu’intervient la methode de descente.

Voici un exemple qui devrait permettre de mettre en evidence l’articulation des diversingredients, la demonstration qu’il ne peut exister de point rationnel P dont le 4e “tangentiel”serait un point d’inflexion15(voir graphe).

Admettant l’existence d’un tel P, Levi choisit un repere du plan projectif tel que les 1er, 2e,3e et 4e tangentiels de P soient respectivement les points A de coordonnees (1, 0, 0), A1 decoordonnees (0, 0, 1), A2 de coordonnees (0, 1, 0), A3 de coordonnees (1, 1, 1). L’equation d’unecubique passant par tous ces points s’ecrit necessairement y2(x−z)−yx [ax−(a+b)z]−bxz2 = 0et le fait que A3 de coordonnees (1, 1, 1), 4e tangentiel de P, soit un point d’inflexion, imposeque b = −(a − 1)(a − 2), avec a different de 1 et 2. Il n’est par ailleurs pas tres difficile demontrer par des considerations geometriques que la secante passant par A1 et A3 recoupe lacubique en un point A′

1 de tangentiel A2, la secante passant par A et A′1 recoupe la cubique

en un point A” de tangentiel A1, la secante passant par P et A” recoupe la cubique en unpoint P ′ de tangentiel A. Tous les nouveaux points ainsi definis sont encore rationnels et, deplus, P, P ′, A” sont alignes. Des quatre tangentes a la cubique qu’on peut tracer du pointA (en dehors de la tangente en A elle-meme), deux sont celles en P et P ′, les deux autressont des tangentes en certains points Q et Q′, qui ne sont pas necessairement rationnels. Maisdans le faisceau de coniques passant par les quatre points P, P ′, Q, Q′, la conique degenereeformee des deux droites P P ′ et Q Q′ est la seule ayant A” comme point double (car P P ′ etQ Q′ contiennent A”), elle est rationnelle et donc la droite Q Q′ est globalement rationnelle.On peut maintenant traduire analytiquement ces exigences. La conique (rationnelle) ayantA” comme point double a pour equation :

14. Dans ce cas, l’ensemble des points (tous rationnels) obtenus en saturant ceux de la configuration pour la methode des

secantes et des tangentes est encore fini, et meme, comme on le dirait de nos jours, constitue un sous-groupe, cyclique, du

groupe de tous les points rationnels de la courbe.

15. Nous dirions aujourd’hui qu’il n’existe pas de sous-groupe de points rationnels cyclique d’ordre 16.

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[y − a(1 +√

a − 1)x + (a − 1 +√

a − 1)z][y − a(1 − √a − 1)x + (a − 1 − √

a − 1)z] = 0

ce qui impose au passage que a−1 soit un carre c2 avec c nombre rationnel, puis, en traduisantles conditions de rationalite determinees ci-dessus, que l’equation

(c2 + 1)(c − 1)(c3 − c2 − 3c − 1) = d2

ait des solutions rationnelles. Quelques observations arithmetiques simples (reduction aumeme denominateur, parite, factorisation) ramenent alors aisement ce probleme a celui dedeterminer des solutions entieres de

α4 + 8β4 − 4α2β2 = l2.

Levi conclut alors a son impossibilite par une descente infinie classique, dans la plus puretradition lagrangienne.

Outre leur interet mathematique16 ,les travaux de Beppo Levi mettent en evidence uneevolution spectaculaire17possible de l’analyse diophantienne, l’interpretation geometrique s’ac-compagnant de questions nouvelles, ou au moins de manieres originales de poser les questions.Ils brassent plusieurs methodes et points de vue, entremelant fonctions elliptiques complexes,arguments de geometrie projective, arithmetique usuelle. Levi appartient pourtant a la tradi-tion classique en ce que son interet de depart concerne les solutions rationnelles de certainesequations mais que son emploi de la descente infinie, par ailleurs, est restreint a des problemessubsidiaires, negatifs, formules sur les entiers naturels, pour lesquels il procede alors commetoujours par trituration algebrique des equations pour deduire d’une solution une autre pluspetite. Nous sommes donc dans un cas de figure ou l’evolution de l’analyse diophantienneet du programme d’ensemble suivi (celui de Poincare, disons), ne s’accompagne pas du toutd’une reevaluation de la procedure de descente ou des enjeux qui y seraient lies.

Ces travaux de Beppo Levi vont nous servir de contre-jour pour observer ceux de Mordell etWeil. Ces derniers en effet absorbent d’office des propositions de Fermat comme cas particulier.

16. La determination des groupes de torsion (qui sont toujours finis comme nous le verrons plus loin) des courbes elliptiques

definies sur le corps des rationnels n’a ete achevee qu’en 1978 par Barry Mazur [1978]. Les seuls groupes cycliques sont ceux

d’ordre 1 a 12 (11 exclu), trouves deja par Levi ; peut aussi apparaıtre le produit d’un groupe a 2 elements et d’un groupe cyclique

a 2, 4, 6 ou 8 elements. Mais le travail de Levi peut aussi etre relie a d’autres types de resultats interessants, cf. [Lecacheux,

1993] et [Washington, 1991].

17. Soulignons encore une fois que l’approche “classique” subsiste, a cote de et en connexion partielle avec ce type de travail.

Que l’etancheite entre les differents types de mathematiciens ne soit pas parfaite est attestee par le fait que Levi cite a cote

de Poincare divers articles des Nouvelles Annales et comme nous l’avons vu utilise leurs methodes a certains endroits de ses

preuves. Reciproquement, les fonctions elliptiques font de timides apparitions dans les approches elementaires.

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Il est donc particulierement tentant de les installer d’office a la place convoitee de realisateursdu projet de Fermat : nous verrons que la situation est plus complexe et que la perspective destravaux de Levi aide a mieux mesurer l’originalite des demarches et la specificite des objectifs.

Louis Mordell

Bien avant le papier qui nous interesse particulierement, Louis Mordell s’etait consacreaux solutions entieres d’equations de la forme y2 − k = x3, pour un entier k donne. Sontraitement de ces equations faisait appel a la theorie des invariants (particulierement dessyzygies, c’est-adire des identites entre invariants ou covariants de formes associees) et visaiten fait une classification des formes cubiques ; Mordell conjecturait a ce moment-la qu’ilpouvait exister des expressions de la forme precedente avec un nombre infini de solutionsentieres18. La rencontre d’articles issus de la theorie algebrique des nombres, en particulier dutheoreme d’approximation de Thue et ses consequences, lui fournit de nouvelles perspectivesqui devaient aboutir, par un detour remarquable, au theoreme de Mordell que nous avonsevoque au debut.

Tout d’abord, quel rapport peut-il y avoir entre un resultat d’approximation rationnelleet les solutions entieres d’une equation diophantienne ? Voici un exemple tres simple, maissuggestif, celui de l’equation x3 − 2y3 = a. Toute solution pour laquelle y �= 0 verifie

[x/y − 3√

2][x/y − α3√

2][x/y − α2 3√

2] = a/y3,

ou α est une racine cubique complexe de 1. Les deux termes complexes du membre degauche sont minores en valeur absolue par un nombre strictement positif, on en deduit que[x/y − 3

√2] < C/y3 pour une constante C donnee.

Un enonce typique d’approximation rationnelle (pour le nombre algebrique 3√

2) est qu’iln’existe qu’un nombre fini de fractions x/y verifiant la propriete ci-dessus. On conclut doncimmediatement a la finitude du nombre de solutions entieres de l’equation de depart. AxelThue prouva par des methodes de ce type que pour tout entier d > 0 fixe et toute formef homogene de degre superieur a 3, l’equation f (a, b) = d n’a qu’un nombre fini de solu-tions entieres. Thue encore, mais aussi Landau et Ostrowski (cf. [Thue, 1917] et [Landau& Ostrowski, 1920]) utiliserent alors ces resultats pour aborder les equations non homogenescomme dyn = x2+bx+c, ou n ≥ 3, b2−4c �= 0. Les racines β1 et β2 de l’equation x2+bx+c = 0definissent en general un corps quadratique Q(β) sur Q (si les βi sont rationnels, le cas est

18. Ce qui est en fait inexact. Il n’y a qu’un nombre fini de point entiers sur une courbe affine de genre 1, cf ciapres. Signalons

au passage que malgre les affirmations de [Cassels, 1986], il n’y a pas de vraie loi de groupe definie dans le papier de Poincare

(cf. [Schappacher, 1990]).

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encore plus facile). L’equation consideree s’ecrit alors (x − β1)(x − β2) = dyn ; en considerantla decomposition unique en facteurs premiers des ideaux entiers dans Q(β), on deduit quex − βi = µδn, ou µ prend un nombre fini de valeurs possibles et ou µ et δ sont dans l’anneaudes entiers de Q(β), donc exprimables en fonction de β. En egalant les coefficients de β dechaque cote, on obtient des conditions sur des formes a coefficients rationnels (dependantesde µ, donc en nombre fini), dont chacune n’a qu’un nombre fini de solutions a cause destheoremes precedents de Thue. Une variante de cette preuve, adoptee par Mordell, consiste afixer pour chaque µ une solution particuliere x0, le produit (x − βi )(x0 − βi ) etant alors unepuissance n-ieme exacte dans Q(β), ce qu’on peut traduire par des expressions rationnelles.Mordell semble avoir cherche a appliquer ce type de raisonnement a des equations de la formex3 − px2 − qx − r = az2, puis x4 − px3 − qx2 − r x − s = az2 en faisant apparaıtre des carresdans le premier membre, toujours a un nombre fixe fini de facteurs parasites pres, mais il nereussit a conclure que dans le premier cas, les familles d’equations rationnelles obtenues en-suite devenant apparemment inextricables (cf. [Mordell, 1947]). Comme il le dit lui-meme, ilchercha vainement plusieurs mois a completer sa demonstration, en manipulant les equations,et c’est apparemment ainsi qu’il decouvrit qu’il pouvait deduire d’une solution donnee uneautre solution, plus necessairement entiere, mais rationnelle cette fois (en fait une solutionentiere de l’equation homogene associee), dont les coordonnees soient plus petites. Cassels,dans [Cassels, 1986], commente l’evenement en ces termes : “To a number theorist stepped, asMordell was, in the work of Fermat and his followers, the response must have been Pavlovan(the dog psychologist, not the dancer). A descent argument could be invoked and everythingwill be fallen into place.”

En fait, le papier publie par Louis Mordell, en 1922, definit d’office comme son sujet centralla question des points rationnels sur des courbes d’equation y2 = ax4 + bx3 + cx2 + dx + e (ouencore des solutions de 0 = f (x, y, z), ou f est une forme cubique ternaire, la liaison entreles deux etant inspiree, chez Mordell, par la theorie des invariants). Il rappelle le processusde construction de points rationnels par tangente et secante et son interpretation analytiqueavec les fonctions elliptiques. Il traite alors l’equation comme indique plus haut et en deduitla construction d’un point dont les coordonnees s’expriment rationnellement en fonction decelles d’une solution precedente, la taille des cordonnees diminuant dans le processus : il existedonc un ensemble fini de points rationnels a partir duquel se deduisent rationnellement tousles points rationnels de la courbe. Mordell reinterprete ensuite sa demonstration, d’aborden termes purement geometriques (a l’aide d’une conique passant par des points construitssuccessivement)19, puis en termes des parametres analytiques. A la fin seulement de l’article,

19. Une conique (rationnelle) passant par cinq points rationnels appartenant a une cubique la recoupe en un point rationnel :

cette construction se ramene en fait a une combinaison des constructions par tangente et secante.

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il mentionne que les resultats obtenus par Poincare permettent d’en deduire que le theoremequ’il vient de prouver est valide plus generalement pour toute courbe de genre 120.

On constate donc que la plupart des ingredients disponibles (fonctions elliptiques, con-structions par tangente et secante, nombres algebriques, connaissance du papier de Poincare,descente infinie) se retrouvent dans cet article, mais en ordre disperse, et avec des poids re-spectifs tres differents de ce qui apparaissait chez Levi. Si Mordell connaıt une grande partiedes travaux les plus recents, son interet propre le dirige le long d’une voie specifique : laclassification des problemes qu’il privilegie est celle de la theorie des invariants, les methodesqu’il utilise incorporent a la lignee classique elementaire l’apport de la theorie algebrique desnombres. Mordell, rappelons-le, a ete l’un des collaborateurs de Dickson pour sa chronologiedetaillee du domaine ([Dickson, 1919-1923]).

Son programme d’origine pourrait etre assez proche de celui de Fermat : il s’agit ef-fectivement de la recherche de points entiers sur des courbes particulieres. C’est un semi-echec (heureux !) qui le detourne de son but d’origine. On retrouve d’ailleurs tout a fait lespredilections de Mordell dans ses presentations ulterieures du sujet, (cf. [Mordell, 1947] et[Mordell, 1969]). La methode de descente, bien connue dans la tradition ou s’inscrit Mordell,ne fabrique pas l’unite du sujet, et le modele particulier d’equations mis en valeur indiqueclairement la lignee invariante : par rapport au papier de Beppo Levi, la classification generaledes problemes se fait par formes et degres, meme si des correspondances et transformationssont etablies entre ces formes pour selectionner des representants particuliers, et ceux-ci nesont d’ailleurs pas les memes que ceux mis en avant par le point de vue analytico-geometrique- l’article de Poincare n’est mentionne, a la fin, que dans la mesure ou il permet de prouverla generalite du theoreme de Mordell, mais il n’intervient pas comme programme d’action ousource d’inspiration effective. Son emploi de la descente, central et original en ce qu’il permetd’atteindre globalement l’ensemble des solutions rationnelles, est dans son mode d’application,sinon dans son contexte, tout a fait standard, la procedure consistant a transformer desequations algebriques - notons quand meme le souci d’interpretation geometrique de ces ma-nipulations memes, qui semble rajoute apres coup.

Andre Weil

La these d’Andre Weil, publiee en 1928, contient la generalisation du theoreme de finitudede Mordell aux courbes de genre quelconque, definies sur un corps de nombres, c’est-a-direune extension de degre fini sur Q ; outre ses propres commentaires rediges au moment dela publication de ses Œuvres Scientifiques, en 1979, nous disposons aussi d’un texte ecrit

20. Il formule aussi diverses conjectures, dont la fameuse “conjecture de Mordell” - toute courbe de genre superieur ou egal a

2 n’a qu’un nombre fini de points rationnels- demontree par Gert Faltings en 1983.

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en 1929, intitule “Sur un theoreme de Mordell” ; Weil confie dans ses commentaires qu’ill’ecrivit d’une part afin de mieux faire comprendre ses idees sur ce cas particulier, d’autre partparce qu’il esperait aussi en donner une version effective, c’est-a-dire un moyen de determinerexplicitement le rang exact de la courbe21 . “Je ne pretends pas”, ecrit Weil au debut de cecourt article, “que la demonstration qu’on va lire soit essentiellement differente de celle deMordell”. Comme nous allons le voir, les variations entre les deux preuves sont justementd’autant plus significatives que le theoreme prouve est strictement identique.

Weil part de l’equation generale d’une cubique de genre 1, qu’il ecrit directementy2 = x3 − Ax − B, et rappelle immediatement l’existence et les proprietes utiles de laparametrisation elliptique. Le debut de la demarche est analogue a celle de Mordell, et con-siste a factoriser le second membre de l’equation en “presque carres”, c’est-a-dire en carres aun ensemble fini possible de facteurs pres :

y2 = x3 − Ax − B = (x − θ1)(x − θ2)(x − θ3)

avec donc (x − θi ) = µiα2 ou µi prend un nombre fini de valeurs possibles. La preuve en

est donnee par de simples considerations algebriques relatives a la decomposition des ideauxdans l’extension Q(θi ) comme chez Mordell, mais Weil note egalement que le resultat peut sededuire d’un theoreme de decomposition des fonctions rationnelles definies sur une courbe,applicable ici aux fonctions (x − θi ) a pole et zero doubles, theoreme utilise dans sa Thesepour acceder au cas des courbes de genre quelconque. Weil definit ensuite des classes de pointsrationnels : deux points rationnels sont dans la meme classe si les facteurs µi intervenant dansla factorisation sont les memes ; il n’y a donc qu’un nombre fini de telles classes. Le pointcrucial est l’affirmation que “les classes forment, par rapport a l’addition [des parametreselliptiques correspondants aux points rationnels d’une classe] un groupe abelien fini dont tousles elements sont d’ordre 2”. De plus, tout point de la classe unite est le double (au senstoujours des parametres elliptiques) d’un autre point rationnel ; la preuve revient a resoudredes equations tres simples, dans lesquelles on “reconnaıt” bien sur celles qui intervenaient chezMordell, cf note 13. “Le groupe des classes, ecrit Weil , n’est autre que le quotient du groupe detous les points rationnels par le sous-groupe des points de la forme 2u”. Choisissons alors desrepresentants ai de chaque classe (qui correspondraient aux x0 de Mordell), tout parametreu0 d’un point rationnel s’ecrit donc : u0 = a0 + 2u1, pour un a0 convenable representant laclasse de u0 et u1 un nouveau point rationnel. De meme, u1 = a1 + 2u2, et en reiterant, onfabrique ainsi, a partir d’un point rationnel, une suite “indefinie” de points rationnels, u1,u2, etc., obtenue par quasi-dedoublement ; leur taille descend22ce qui permet de conclure a la

21. On ne dispose toujours pas a l’heure actuelle d’un tel procede.

22. La mesure de la taille chez Mordell d’un point rationnel n’est pas des plus limpides... Il semble que cela soit le sup des

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finitude des generateurs du groupe des points rationnels.Si les preuves de Weil et de Mordell sont donc comparables etapes par etapes, voire ter-

mes a termes, leur contexte et l’inspiration qui les anime sont tres differents. Weil, dansl’introduction de sa these, se place d’emblee dans la lignee du programme de Poincare. Dansses commentaires, il laisse d’ailleurs entendre que cette approche a pu lui etre suggeree, nonpar Poincare lui-meme, mais par une lecture directe de Riemann, pere fondateur s’il en est dela geometrie birationnelle : “Jeune normalien, j’avais etudie Riemann, puis Fermat, ecrit-il,[...] Il n’est donc pas etonnant qu’il me soit venu, comme a tant d’autres, l’ambition d’apporterma contribution a l’etude des equations diophantiennes en general, et de celles de Fermat enparticulier, mais il y fallait, pensais-je, un point de vue nouveau, qui ne pouvait etre quecelui de l’invariance birationnelle.” Quoi qu’il en soit, cette perspective est premiere et or-ganise l’ensemble du travail : l’etape principale en est en effet le theoreme de decompositionenonce sur des fonctions rationnelles de la courbe, qui transpose au point de vue privilegie lesresultats de factorisation sur les nombres utilises dans l’approche classique. Bien qu’elle ne soitpas alors mentionnee, se dessine en filigrane ce qui sera dans l’oeuvre de Weil une inspirationessentielle, dans la continuation de Kronecker : l’analogie entre corps de fonctions et corps denombres. La version, terre-a-terre, proposee en 1929 pour les cubiques et lisible directementsur les nombres, vient clairement apres coup comme une simplification et non a priori commesource d’une reflexion a generaliser. Le recit que donne Weil de l’elaboration de sa these, est acet egard aussi significatif : tout d’abord la lecture de Riemann et Fermat et la transcriptionbirationnelle de la factorisation des 1925 ; un ralentissement de son interet mathematiquepour cette question les mois suivants, puis, le retour au sujet avec un objectif mieux defini : letheoreme de finitude pour les courbes de genre quelconque, par le hasard d’une lecture, cellede l’article de Mordell suggeree par la bibliographie d’une “mathematicienne de Chicago” - ils’agit sans doute de M. Logsdon : “Je le lus aussitot”, explique Weil du memoire de Mordell,et reconnus sans peine, dans la descente infinie telle que la pratiquait Mordell une applicationdu principe meme dont je m’etais apercu l’ete precedent”.

Il est crucial de relever que le fondement de la descente est vu ici dans la transformationqui permet de passer d’une solution a une autre, et qu’il s’agit d’introduire a cet endroit le“point de vue nouveau”, en l’occurrence birationnel, tout comme peut-etre, le “mystere de lamethode” de Ferrnat residait en une application fine des techniques algebriques disponibles ason epoque. Les ingredients disponibles sont aussi chez Weil nettement hierarchises : les fonc-tions elliptiques interviennent des le debut, et s’avereront un outil commode pour les formulesd’addition, bien que Weil souligne a ce propos qu’elles pourraient etre remplacees par le point

valeurs absolues de x et z (note y chez Mordell) ou de leurs racines carrees. Weil appelle xz, y, z3 les coordonnees homogenes

d’un point et choisit comme mesure le sup de la valeur absolue de x et de z2.

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de vue purement geometrique qu’offre la methode de la secante. La classification par genreet l’emploi des parametres elliptiques privilegient une forme particuliere de l’equation d’unecubique generale, qui ne frappe les lecteurs modernes, habitues a elle, que s’ils y confrontentd’autres textes de la meme epoque (y compris celui de Mordell).

L’autre nouveaute est le recours systematique a la notion de groupe, que ce soit pour lespoints rationnels ou pour les classes modulo 2. Rappelons a ce propos que ce point de vuen’est pas du tout explicite dans Poincare - contrairement a ce que des histoires parfois hativesdu sujet peuvent laisser entendre -, encore moins chez Mordell et ne se trouve chez Levi quesous une forme discrete mais pertinente (et uniquement pour les points rationnels). Cetteintervention de concepts qui, pour n’etre pas nouveaux en 1928, n’etaient certainement pasalors evidents, permet a la descente infinie d’operer directement dans son cadre d’action, surla loi de groupe : la demarche correspond simplement a une version analytico-geometrique, surles points rationnels, de l’algorithme de division euclidienne sur le groupe des entiers naturels.L’outil est ici mis au service d’un programme, qui est d’emblee, point de vue birationnel oblige,celui de l’etude des points rationnels sur une courbe.

La suite des commentaires de Weil, retracant la chronologie de son resultat, decrit lesperegrinations des annees correspondantes, a Rome d’abord, ou il apprend aupres de Severi,d’Enriques et leurs eleves, le point de vue de la geometrie italienne et rencontre au passage,via M. Logsdon, le travail de Mordell, a Berlin et Gottingen, ensuite, lieux de contact avecl’ecole algebrique allemande, interessee par les theoremes structuraux. Le periple europeenreflete donc geographiquement les composantes mathematique de son travail23.

Conclusions

Notre premier objectif etait de temoigner de la diversite des interventions possibles d’unemethode donnee, en l’occurrence la descente infinie, en analyse diophantienne. Chez Fermat,nous l’avons vu, elle reordonne, voire cree, un corpus specifique, tout en permettant d’yamenager une technique de pointe pour l’epoque, l’algebre. Ce n’est pas un mince paradoxe,vu le devenir du domaine, que le rapport de la descente infinie a son sujet de predilection soitplutot au depart un rapport de conflit, l’une servant a maıtriser l’emballement algebrique del’autre. La demonstration par descente utilisee par Levi, limitee a des cas particuliers, est assezproche dans son fonctionnement de ce qu’elle etait chez un Fermat revise par Lagrange, maiselle n’occupe plus qu’une place marginale dans l’ensemble des problemes et n’est pour riendans leur classification thematique. Si par ailleurs les connaissances diophantiennes de Mordell

23. Je ne suis pas en train de pretendre a des influences directes. Weil mentionne le peu d’interet du cercle d’algebristes de

Gottingen pour ces questions. Mais les milieux decrits sont significatifs. En particulier, la phrase de Severi “reconnaissant” que

son theoreme de la base pour les courbes sur une surface procede du meme esprit, est instructive.

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et de Levi sont comparables, et la descente infinie dans ce cadre un reflexe commun, le projetinitial du premier, l’etude des solutions entieres, le rapproche bien davantage de Fermat alorsque la generalite de son resultat obtenu par descente donne a celle-ci une nouvelle ampleur.Quant a Weil, s’il est un heritier de Fermat, c’est peut-etre moins par son programme quepar la maniere dont il a integre l’usage de la descente infinie aux techniques d’ensemble desa preuve, issues ici de la geometrie birationnelle : mais chez lui, la classification (et le projetdonc) sont premiers a l’emploi de la methode et conditionnent le type de solutions cherchees.Ce panorama est evidemment loin d’etre exhaustif et d’autres cas de figures peuvent etre etont ete effectivement realises.

L’etude de ces exemples met pourtant deja en evidence des lignes de partage en analysediophantienne : la distinction entre entiers et rationnels, bien sur, pregnante tout au long dece texte, et, liee a elle mais non confondue, la distribution fluctuante et si difficile a saisirentre arithmetique, algebre, geometrie, analyse.

La premiere anime encore les presentations du sujet par Mordell, (cf. [Mordell, 1947] et[Mordell, 1969]). L’equivoque qui semble s’etre produite sur le travail de Fermat me semblevenir de ce que ce dernier s’est effectivement interesse a plusieurs types de questions, qu’unepartie de ses efforts ont consiste a les separer aussi nettement que possible mais que la posteritevariee de son oeuvre en a recombine differents aspects, melangeant a posteriori les desseinsde Fermat et reinterpretant en les flechissant les composantes de son travail.

Pour illustrer ce point, notons que l’un des problemes mentionne par Fermat dans la lettrea Carcavi est la recherche des carres egaux a un cube moins 2 : il n’y a effectivement qu’ unpoint a coordonnees entieres positives sur la courbe y2 = x3 − 2, le point (3, 5) ; il existe biensur aussi un point (3, -5)24mais aussi une infinite d’autres obtenus par le procede habituel de latangente et de la secante a partir de celui-ci (le groupe des points rationnels est infini cyclique).Ce procede aurait pu etre mis en oeuvre par Fermat dans ses etudes diophantiennes, mais ilne me semble pas qu’il ait reve de se servir de la descente pour etudier l’ensemble des solutionsqu’il obtenait dans ce cadre. Par ailleurs, la question de l’integralite, telle qu’elle s’est poseepour Mordell par exemple, sera resolue en toute generalite non par la seule descente, mais aussigrace au theoreme de Thue, developpe par Siegel, c’est-a-dire une approximation des nombresalgebriques par des rationnels. Que la demonstration dans le cas de certaines courbes etudieespar Fermat puisse se faire elementairement par seule descente est un hasard mathematique.L’achevement du programme de Fermat serait plus a chercher dans les travaux de Siegel que

24. La question des points negatifs est souvent oubliee dans ces questions ; elle n’est pourtant pas si innocente. Fermat se

vante a plusieurs reprises d’obtenir a partir d’une fausse solution, c’est-a-dire une avec des nombres negatifs, une vraie, par son

procede. C’est souligner a quel point la recherche de solutions dans une structure de nombres, afortiori une loi de groupe ou

une representation unifiee de ces points, lui est etrangere.

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dans ceux de Weil, mais la descente ne fournit plus alors un instrument suffisant. Mentionnanta la fin de sa These le travail sur les points entiers de Siegel, Weil ecrit justement : “Il est vraique les points a coordonnees entieres ne sont pas invariants par transformations birationnelles,de sorte que ce resultat ne ressortit pas de ce que nous avons appele l’arithmetique des courbesalgebriques et se distingue essentiellement des questions que nous avons essaye d’aborder ici”.La methode n’etant plus determinante pour decider du sujet a traiter, c’est au contraire lepoint de vue d’ensemble, birationnel, qui l’organise.

Quant au second aspect evoque, le redecoupage entre les grandes divisions territorialesdes mathematiques, je me contenterai, outre les mentions faites dans ce texte aux differenteshierarchies et utilisations des fonctions complexes, des arguments geometriques, de la descente,des equations, etc., de suggerer une piste supplementaire, a laquelle n’ont ete faites ici que debreves allusions : selon la forme de l’equation priviliegiee, une solution rationnelle est parfoisdonnee implicitement, ou non. Une part importante des techniques de Fermat consistait afabriquer de nouvelles solutions a partir de l’une d’elles. Dans [Weil, 1929], Weil soulignepar contre que “la question sur [l’existence d’une] solution rationnelle est d’un caractereessentiellement arithmetique, alors que le theoreme de Mordell (ainsi que sa generalisationpour les courbes de genre quelconque) est avant tout de nature algebrique”. Il s’agirait donc,dans chaque cas, de reperer les caracteristiques sous-jacentes aux classifications des auteurset les rapprochements ou separations qu’elles induisent.

L’evolution de la descente infinie et de l’analyse diophantienne ne sont donc pas liees demaniere incontournable, des decalages sont aussi possibles entre les evolutions du domaineet celle de la methode. Le triomphe de la classification geometrique a eu tendance a elirecomme son sujet une partie du domaine ouvert par Fermat en la redecoupant : elle y integredes travaux que Fermat n’y incluait pas, mais elle en exclut d’autres (ou leurs generalisationsnaturelles). Il y a donc redistribution des problemes plutot que developpement naturel en-globant le passe. Leibniz par exemple, voyait pour sa part dans l’etude commune d’equationsdiophantiennes classiques (exprimables par des polynomes) et d’equations exponentielles (dutype x y − yx = cte) le futur du sujet. Le developpement de l’analyse diophantienne ne paraıtdonc pas ineluctable : s’il est vrai que la stricte et precise relecture de la demonstration deFermat sur l’aire des triangles rectangles en nombres peut etre faite pratiquement terme aterme dans le langage d’Andre Weil, et y gagne ainsi une puissance, une simplicite et unegeneralite si frappantes qu’elles en paraissent predestinees, la relecture plus fine des butsfixes par Fermat montre qu’ils n’ont pas ete realises et pris en compte par ce developpementparticulier du domaine.

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(texte recu le 12 decembre 1991)