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GÉRARD GENETTE Figures l Collection "Tel Ou el " AUX ÉDITIONS DU SEUIL

Figures I

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  • GRARD GENETTE

    Figures l

    Collection "Tel Ou el " AUX DITIONS DU SEUIL

  • Figures 1 ((Figures In rassemble dix-huit tudes et notes cri-tiques crites entre 1959 et 1965. A travers des sujets aussi divers que Proust et Robbe-Grillet, Borges et L'Astre, Flaubert et Valry, le structuralisme mo-derne et la potique baroque, mais lis ici par un rseau continu d'implications rciproques, une ques-tion, constamment, reste pose: elle porte sur la nature et l'usage de cette trange parole rserve (tout la fois offerte et retenue, donne et refuse) qu'est la littrature. La rhtorique classique, dont l'interrogation n'est pas encore referme, voyait dans l'emploi des figures, c'est--dire d'un langage qui se ddouble pour cerner un espace et marquer sa dis-tance, un des traits spcifiques de la fonction que nous appelons aujourd'hui littraire. La littrarit de la littrature serait ainsi obscurment lie cet espace intrieur o se trouble, et par l mme se rvle, la littralit du langage, ce mince intervalle variable, parfois imperceptible, mais toujours actif, qui se creuse entre une forme et un sens, ouvert un autre sens qu'il appelle sans le nommer. Mais la littrature tout entire - lettres, lignes, pages, vo-lumes - ne dessine-t-elle pas comme une immense figure, toujours parfaite, jamais acheve, dont le texte immdiat parlerait, interrogativement, pour une signification plus distante - plus que distante - et n'offrant dchiffrer, comme une trace sur le sol, que l'vidence de son retrait?

    AUX DITIONS DU SEUIL 9782020019330 ISBN2-02-001933-7/ImprimenFranceS-66-8

  • FIGURES l

  • DU MME AUTEUR

    AUX.M~MES DITIONS

    Figures 1 coll. Points , 1976

    Figures II coll. Tel Quel , 1969 coll. Points , 1979

    Figures III coll. Potique , 1972

    Mimologiques coll. Potique , 1976

    Introduction l'architexte coll. Potique , 1979

    Palimpsestes coll. Potique , 1982

    Nouveau discours du rcit coll. Potique, 1983

    Seuils coll. Potique , 1987

  • GRARD GENETTE

    FIGURES 1

    DITIONS DU SEUIL 27, rite Jaob, Paris VIe

  • CE LIVRE EST PUBLI DANS LA COLLECTION

    TEL QUEL DIRIGE PAR PHILIPPE SOLLERS

    ISBN 2-02-001933-7

    ditions du Seuil, 1966

    La loi du Il mars 1957 interdit les copies ou reproductions destines une uti-lisation collective. Toute reprsentation ou reproduction intgrale ou partielle faite par quelque procd que ce soit, sans le consentement de l'auteur ou de ses ayants cause, est illicite et constitue une contrefaon sanctionne par les arti-

    cles 425 et suivants du Code pnal.

  • Figll1'e porte absene et prlsenu, plaisir et dplaisir. (PASCAL)

  • L'UNIVERS RVERSIBLE

    Le bestiaire de Saint-Amant se compose presque exclu-sivement d'oiseaux et de poissons: prdilection conforme aux tendances les plus manifestes de l'me baroque, qui se cherche et se projette dans le fugace et l'insaisissable, dans les jeux de l'eau, de l'air et du feu. Si ce dernier n'en-tretient qu'une faune mythique (phnix, salamandre), les espces de la plume et de l'caille peuvent apparatre comme de prodi~ieuses mais relles concrtions lmentaires, comme ds produits naturels de l'onde et du vent.

    A ce parti pris s'en ajoute un autre : chez Saint-Amant, les deux faunes sont peu prs insparables, et (comme il arrive en mer) lorsque l'une apparat, l'autre ne tarde gure : ici, la chasse au cormoran annonce une pche la daurade l, l, le salut d'un cygne l'aurore prcde l'mer-gence argente d'un saumon 2; ailleurs, cygnes, poissons et rossignols communient dans l'hommage une princesse d'Egypte : les nageurs blancs et doux se tiennent distance de peur de troubler l'eau du bassin o se reflte son image, les poissons s'immobilisent de respect et d'amour, les rossignols perdent leur voix 3; mais les voici runis plus loin, dans une mulation inverse, pour ce duo nocturne

    Dj les rossignols chantaient dans les buissons, On f!Yait dans le Nil retomber les poissons '.

    1. LI CMt'IIIp/aI"". - 2. LI Soui/ kunt. - ,. MCI;1S1 IflIIW, IOC Partie. - + Ibid., IZe Partie.

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  • FIGURES 1

    Cette proximit constante suggre videmment de plus troites affinits. Tout d'abord, vol et natation proposent l'homme le mme idal de propulsion facile, d'un bonheur onirique et en quelque sorte miraculeux. Sur les bords de la mer Rouge, les Juifs adressent Mose ce reproche nostalgique :

    Sommes-nous des poissons, sommes-nous des oiseaNx POlir franchir aisment ou ces monts ou ces eaux l?

    C'est par cette homothtie mcanique entre le vol et la nage que Bachelard explique la contamination frquente des deux classes dans l'imagination nave : L'oiseau et le poisson vivent dans un volume, alors que nous ne vivons que sur une surface 2 . L'homme est tristement assujetti aux moindres accidents de l'corce terrestre, l'oiseau et le poisson parcourent l'espace et le traversent dans ses trois dimensions; comme l'exprime bien la plainte des Hbreux, la nage et le vol font un milieu ais de ce qui est pour l'homme obstacle infranchissable ou espace inac-cessible,. et cette aisance commune justifie leur confusion. La marche est servitude, le vol et la nage sont tous deux libert et possession.

    Mais la contamination ne s'arrte pas, chez Saint-Amant, cette analogie toute relative. La parent entre oiseaux et poissons est en quelque sorte inscrite dans la nature, qui en fournit d'elle-mme deux figures symtriques. La premire est l'oiseau aquatique, qui apparat ds le premier pome, la Solitude, o nous le voyons teindre

    1. Moyse satI/J, 1" Partie. z. Lalltr/amont, p. 51. Bachelard rappelle ici les exemples donnb par

    Rolland de Renville : confusion entre oiseau et poisson chez l'enfant, rappro-chements des deux faunes dans certaines classifications occultistes, poissons dans les arbres chez des peintres primitifs, enfin et surtout, on ne saurait oublier que cette confusion singulire est amorce dans les premires lignes de la Bible, o l'on peut lire que Dieu cra le mme jour les poi$SODS et les oiseaux Il (L'Explri'"t1 poitiqllt 1 p. 1 ~o).

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  • L'UNIVERS RVERSIBLE

    le feN d'amoNT QIIi tians l'eall 1111111' s, Onstlllll

    et que nous retrouvons un peu partout sous diverses espces, tel ce goland

    qui .!NT IJNllque rorhtr Fait ses petits aN bord de la marine 1

    telle cygne, ce beau "ogUetd' aux "oiles emplullles, qui, oprant lui seul une sorte d'union personnelle des espces>

    Nage et ,'ole d'un mllIIe temps 2. Le pote voque encore avec complaisance le spectacle paradoxal aperu du haut d'une falaise

    O pour "oir "oler les oiseaux Il faut qNe Je baisse les .Jeux 3.

    De ces oiseaux vus d'en haut, la figure inverse et compl-mentaire sera naturellement le poisson vu d>en bas> ou poisson "olant. La pche la ligne offre un prtexte facile cette nouvelle inversion :

    Le nageNT tant pris "ole rOllllIIe un clair ... Mais enfin de poisson on le change en ois etui, Il forlIIe un arc en l'air ...

    . . . on dirait les voir QN'un lIIiracie nOllVeau du ciel les fait pleuvoir.

    Mtamorphose d'autant plus troublante qu>elle veille chez le pote le souvenir de lointaines traverses, vers cette fabuleuse Ligne o commence l'envers du monde et o s'accomplissent tous les prodiges :

    Ainsi, non sans plaisir, SNT le "aste Neptune 011 j'ai tant prouv /' unI et l'aNtre fortune,

    J. Sonnet : Q-Jjt I4l1Oir, ttllt gurgt ifl();m,t . - :1. LI PIUrIIgI M GiImIlltIr. -~. LI C",,""'pl4lnr.

    II

  • FIGURES 1

    Ai-je VII mille jo, SOIIS les erdu brMltmls, Tomber omme du nellX d4 lirais poissons tJ()/ants QIIi, OIl1'IIS dans les flots par des monstres atJdes, Et mettant lellf' refllge en lell1'S ailes limides, Ali sn du pin voguell1' plelllJaient de tOIiS ts Et jonhaient le lilla de lell1's orps argents 1.

    Toutes ces bauches partielles se fondent enfin dans la mtaphore attendue, o les deux faunes changent leurs attributs; l'aile fend les ondes, la nageoire plane au vent, l'caille se fait plume et la plume caille :

    Les nagellrs aills, es sagettes vivantes Qlle Nahlre empenna d'ailes SOIiS l'eaJImolltlante Montrent aile{ plaisir en e dair appareil L'argent de lell1' hine l'or du beall soleil ... Et les htes de l'air, aJIX pillmages dilJlrs, Volant d'IIII bord l'aJltre,y nagent l'mlJlrS 1.

    Cette image, en elle-mme, n'est pas originale pour l'poque : elle appartient au trsor commun de la rhtorique mariniste, qui nomme presque systmatiquement les poissons oiseallX de l'onde et les oiseaux poissons du ael. Urbain Chevreau, baroque repenti, la cite parmi d'autres exemples d'extra-vagances condamnables, sous cette forme italienne :

    Pennllii pesa dell'aeno mare qu'il traduit ainsi :

    De l'odan des airs les poissons empmms 3. Mais on a vu que Saint-Amant ne se borne pas l'utiliser comme un ornement la mode; il y revient sans cesse, la prolonge et la justifie de toutes parts, l'anime de ses propres souvenirs, et plus encore peut-tre de ses rveries

    1. Mf{1Sf saN, 78 Partie. z. IbJ., 68 Partie. 3. Jean RoUS8Ct, 14 Lillhw/ltrt de l'Ag. ~", F_, p. 188.

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  • L'UNIVERS RVERSIBLE

    les plus audacieuses. Car un pass de navigateur peut expliquer sa familiarit avec les oiseaux de mer et les poissons volants, mais non cette insistance identifier les deux faunes et les intervertir, qui trahit en somme une trange interpr-: tation de la Nature.

    Une autre image, elle aussi frquente dans la posie du dbut du XVIIe sicle, nous permettra de cerner de plus prs cette interprtation. On la rencontre dans l'pisode de Moyse sailli; prcdemment cit, et qu'il faut maintenant complter ainsi:

    Le flelllle est lin tang qNdort au pied des palmes De qNi l'ombre, plonge. aN fond au ondes alme" Sans agitation semble se rafrakhir Et de frNits natllrels le mstal enrihir. Le firmament sy voit, J'astre tiNjollr y rONIe, Il s'admire, il date en e miroir qui ONle, Et les h8tes de J'air, aux plNmages divers Volant d'lin bord l'autre~.Y nagent J'envers.

    Voil bien le narduis11le osmifJ1'e dont parle Bachelard dans J'EaN et Jes Rves, et l'on reconnatra peut-tre dans cette ombre de palmier qui se rafrachit au fond du Nil et enrichit de ses fruits le cristal des eaux une vision dont la perversit ne dparerait pas trop les Solillll1es de Gongora. Voici une version moins sophistique de la mme image, qui laisse le firmament en tte--tte avec son reflet ..

    Tant8t, /a piNS /aire tiN monde, (La mer) semble Nn miroir flottant Et nONS reprsente J'instant ERlore d'autres deux SONS l'onde.

    Cet effet de miroir pose l'imagination baroque une question propre la captiver : l'image spculaire est-elle illusoire

  • FIGURES 1

    ou relle? Est-elle un reflet ou un double? Quand il s'agit d'un vrai miroir, l'preuve est facile, mais le reflet dans l'eau, avec les profondeurs qu'il recouvre, contient un peu plus de mystre :

    Le soleil s'y fait si bien voir y ontemplant son beau visage. Qu'on est quelque temps savoir Si 'est lui-mme ou son image, Et d'abord il semble nos yeux Qu'il s'est laiss tomber des deux 1.

    Qui peut assurer en effet qu'il n'y a pas au fond de l'eau un autre soleil aussi rel que le ntre, et qui en serait comme la rplique? Il se pourrait ainsi que l'tendue marine ne 'ft qu'un vertigineux principe de symtrie, et de la vrit de cette hypothse, l'quivalence du poisson et de l'oiseau offre une confirmation prcieuse : premire vue, dans le couple qu'ils forment de part et d'autre de la surface des eaux, le poisson semble n'tre que l'ombre ou le reflet de l'oiseau, qu'il accompagne avec urie fidlit suspecte; que ce reflet vienne prouver sa ralit tangible, et voici la duplicit du monde (presque) tablie : si le .poisson existe, si le reflet se rvle un double, le soleil des eaux peut bien exister aussi, l'envers vaut l'endroit, le monde est rversible 2.

    Qu'il existe au fond des mers un monde semblable au ntre, et semblablement habit, c'est une conjecture fami-lire la posie de Saint-Amant. Dans le Contemplateur, un de ses pomes o il montre la curiosit la plus accueillante aux visions, nous apparat un grand homme marin l'il vert, au teint ~lanc, la chevelure azure, au bras couvert

    t. LI Soli"". z. Bachelard a bien montd (l'BaN ,1 /el m.,l. p. 7Z) la liaison entre le con-

    cept ambigu oilcau-poilSOQ Il et la rversibilit des grandi spectacles de l'cali Il.

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  • L'UNIVERS RVERSIBLE

    d'cailles, portant charpe de perles et panache de corail, dont le portrait s'achve sur ce trait inattendu :

    Bref, nOlis si fort il reuemble Que j' ai pens parler llli.

    A nous si fort il ressemble... Cet habitant des profondeurs ne serait-il pas notte double, et n'aurions-nous pas nous-mmes de l'abme une connaissance plus intime que nous ne le pensons? L'preuve dcisive se trouve dans Moyse saliv, qui est essentiellement un pome de l'eau 1. Il est vident que Saint-Amant, malgr sa pit tardive, a t moins sensible la signification religieuse de son sujet qu' ses ressources aquatiques. Du berceau flottant confi aux eaux du Nil jusqu'au passage de la mer Rouge, Mose y semble vou un destin amphibie, d'ailleurs enrichi d'excurslls comme la scne de pche, le combat avec un crocodile, le bain de la princesse, et mme, grce une tapisserie opportunment place, une description du Dluge : adorable cataclysme quoi nous devons ce spectacle fas-cinant : la mer tombant du ciel et noyant les oiseaux Il. Mais le moment capital est videmment celui du passage de la mer Rouge : occasion unique de parcourir pied sec le paysage de l'abme et de le contempler loisir. Monde vierge plutt qu'tranger, monde rplique du ntre, mais plus riche, plus color, dont l'air et le temps n'ont pu ternir la fracheur originelle. Monde tout prendre singulirement proche, lieu profond par excellence, paysage maternel,

    I. Un de ses plus svres critiques (parmi ceux qui ont fait l'effort de le lire) recourt, pour exprimer sa fatigue, cette mtaphore rvlatrice : n faut au lecteur le mieux prvenu l'hrosme d'un scaphandrier pour aller, travers d'immenses vgtations sous-marines, la pche de quelque perles dissimules dans ces milliers d'hutres )1 (Lon Vrane, Prface l'dition des II/Irll potifJ'lei de Saint-Amant, Garnier, 1930). On connat le mot de Furc::tire : Moist noyi.

    1. Lu ab/mil du ri,l, fI81'sl1I/lloulu It/lf's UIIIX, InlertJ"nl ft ''II t:UX plus Pi/II oislllux.

  • FIGURES 1

    plus troublant par sa tamlliarit que par son tranget, qui s'offre au peuple juif la fois comme un souvenir de l'Eden et une anticipation de la Terre Promise, momen-tanment dvoils par la vague en reflux, dcor de rve abandonn par le sommeil :

    L'abme au coup donn, s'ouvre jusqu'aux entrailles. De liquides rubis il se fait deux murailles Dont l'espace nouveau se remPlit l'instant Par le peuple qui suit le pilier clatant. D'un et d'autre ct ravi d'aise il se mire. De ce fond dcouvert le sentier il admire, Sentier que la Nature a d'un soin libral Par de sablon d'or et d'arbres de coral Qui, plants tout de rang, forment comme une alle tendue au travers d'une riche valle, Et d'o l'ambre dcoule ainsi qu'on vit le miel Distiller des sapins sous l'heur du jeune ciel ... L le noble cheval bondit et prend haleine O venait de soulJler une lourde baleine. L passmt Pied sec les bufs et les moutons O nagure flottaient les dauphins et les thons. L l'enfant veill courant sous la licence Que permet son ge une libre innocence Va, revient, tourne, saute, et, par maint cri jqyeux Tmoignant le plaisir que reoivent ses yeux, D'un trange caillou qu' ses pieds il rencontre Fait au premier venu la prcieuse montre, Ramasse une coquille et, d'aise transport, La prsente sa mre avec navet. L, quelque juste t'jfroi qui ses pas sollicite, S'oublie chaque oijet le fidle exercite, Et l, prs des remparts que l'il peut transpercer, Les poissons bahis le regardent passer 1.

    I. s. Partie. On aeusera peut-tre cette longue citation en faveur de la richesse potique du texte. Boileau s'est un peu loUIdement gauss, dails

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  • L'UNIVERS RVERSIBLE

    A travers la mtaphore oiseau-poisson, c'est donc un thme beaucoup plus vaste qui se propose, celui de la rver-sibilit de l'univers et de l'existence. Thme familier l'imagination baroque, qui s'est ingnie transposer dans sa littrature les jeux de perspective et les mirges en trompe-l'il chers l'architecture et la peinture de cette poque. On connat bien, au thtre, par Ham/et, par l'Illusion comique, par le Saint Genest de Rotrou, ce piran-dellisme avant la lettre qui cherche drouter le public en introduisant une seconde scne sur la scne, en faisant jouer au.'C acteurs le rle de comdiens ou de spectateurs,

    . en multipliant les dcrochements d'une pice-gigogne qui la limite se reflterait indfiniment elle-mme. On a souvent remarqu la parent de cet effet de composition avec celui que l'hraldique appelle en alryme, et qui provoque une sorte de vertige de l'in.fini. Borges explique ainsi le trouble qui nous saisit devant ces formes perverses du rapport entre le rel 'et la fiction : Pourquoi sommes-nous inquiets que la carte soit incluse dans la carte et les mille et une nuits dans le livre des Mille et une Nuits? Que Don Quichotte soit lecteur du Quichotte et Hamlet spectateur d'Ham/et? Je crois en avoir trouv la cause : de telles inversions suggrent que si les personnages d'une fiction peuvent tre lecteurs ou spectateurs, nous, leurs lecteurs ou leurs spectateurs, pouvons tre des personnages fictifs 1 . Mais ce commentaire lui-mme n'est-il pas l'cho fidle des plus obsdantes spculations de la pense baroque, de Montaigne Gracian? Le monde baroque est une scne o l'homme joue sans le savoir, devant des spectateurs invisibles, une comdie dont il ne connat pas l'auteur,

    l'Art po/tique, de cet enfant au caillou et de ces poissons aux fentres. L'au-teur de ce passage est pour lui unjou. Hommage involontaire de la raison la folie. Le classicisme est bien ici ce grand renjermement dont parle Michel Foucault; mais c'est lui qui s'enferme, laissant dehors, avec la folie , les grandes vrits de l'Imaginaire.

    1. Enqutll, p. 85.

  • FIGURES 1

    et dont le sens lui chappe. Et ~ surface de la mer (nous dit l'uvre de Saint-Amant), limite quivoque, la fois transrarente et rflchissante, pourrait tre quelque- chose comme l'un des rideaux de cette scne.

    Le monde est un thtre : cette proposition en appelle invitablement une autre, qui la transpose sur une autre frontire de l'existence, et dont Calderon fait le titre d'une de ses comdies : la vie est un songe. Une dialectique perplexe de la veille et du rve, du rel et de l'imaginaire, de la sagesse et de la folie, traverse toute la pense baroque. Au vertige cosmologique provoqu par la dcouverte du Nouveau Monde (

  • L'UNIVERS IVERSIBLE

    SOllt tIIItallt d, ,h,mills il fila tristl/S, off,rts POlir sortir tU la vi, ,1 tUscmdr, allx Ellfers.

    De mme, Thophile, dans une ode clbre, nous prsente ces spectacles paradoxaux :

    C, ru;ueall r,monte en sa source, Un bauf gravit sur lin clocher ... Un s,rpent dchire un vautour, Le feu brle dedans la glace, Le soleil est devenu noir.

    Le monde du rve ou de la folie apparat ainsi volontiers c()mme le reflet ou le double symtrique du monde rel le mme l'envers. Jean Rousset a recens les nombreuses apparitions de ce motif du monde renvers dans les ballets de cour de cette poque l, et il cite cette phrase de Gracian qui pourrait en tre la devise : On ne saurait bien voir les choses de ce monde qu'en les regardant rebours.

    Il y aurait donc entre l'autre monde intrieur et les divers autres mondes extrieurs, celui que douvre Colomb, ceux qu'imagine Cyrano, celui dont rve Saint-Amant,

    l. Op. til., p. Z6-28. z. Mais aussi Charles Sorel, par personnage intcrpos~ : au Onzime Livre

    (16z6) de FranriOtl, le pdant extravagant Hortensius imagine plusieurs sujets de romans, dont un voyage dans la Lune qui inspirera sans doute Cyrano, une exploration de l'infiniment petit qui nous conduit en pleine science-fiction moderne, et cette anticipation de Vingt-mill, litllts S01lS les mers : Je veux faire un roman sous les !:/lUX. Je veux btir des villes plus superbes que les ntres dans la mer M~ditcrran~e et dans les fleuves qui s'y rendent, o les Tritons ct les Nu~ides feront leur demeure. Toutes leurs maisons seront bties de coquilles et de nacre de perles. Il y aura l aussi des paysages et des forts de corail o ils iront la chasse aUl[ morues, aUl[ harengs et aUl[ autres poislons. La plupart des arbres seront de joncs, d'algues et d'~ponges : ct s'il .'y fait des toumois et des batailles, les lances ne seront que de rosCSUl[ . C'est le mme fou qui invente quelques pages plus loin l'id" du roman balzacien: On n'a vu encore des romani que de guerre ct d'amour, mais on en peut faire aussi qui ne parlent que de procs, de finance ou de marchan-dise. Il y a de belles aventures dans cc tracas d'aB'aircs ...

  • FIGURES 1

    une correspondance manifeste, qui se dsigne en un mythe d'une singulire porte : tous inverses du mme, ils sont ncessairement identiques : tous les abimes n'en font qu'un.

    Mais peut-tre aussi ne faut-il lire travers cet ingnieux systme d'antithses, de renversements et d'analogies qu'un conflit entre la conscience aigu de l'altrit, qui obsde cette poque, et son impuissance la concevoir autrement que sous les. espces d'une identit pervertie, ou masque. InfirI?lit pe~t-~ co~gnitale d~ l'ima~inatio~, qu'on retrouveraIt aussI bien atlleurs, mats qw fourDlt au Baroque le principe mme de sa potique : toute diffrence est une ressemblance par surprise, l'Autre est un tat para-doxal du Mme, disons plus brutalement, avec la locution familire : l'Autre revient 011 Mime. L'univers baroque est ce sophisme pathtique o le tourment de la vision se rsout - et s'achve - en bonheur d'expression 1.

    J. n va de soi que Saint-Amant n'est pris ici que comme un _pk, parti-cu1i~ent carac:pstique, de la sensibili~ baroque. Mais on trouverait chez d'autres potes, moins connus, de la mme ~ des dFets .u&&ir~v~.teurs. Ainsi, cette rivire cban~ par Habert de Crisy Uean Rousset. AnllJologil '" PoIri, NrrJqw frtmffllI, l, p. 24') :

    C'IIIId,ptv"" _s 1IgI'Itzb1" ,'_, 12111 '" ,,,,., " " d,1 st 1rIUrJII1rrtII _s 1'_, C',slld fJIIIl'"il SfJIIjfrtmI. __ s imp.shlns, ConfMUl lous III objlls IIIIHfJIII _s ftfIITIS, C'II/Id fJIII SIIF l1li ",.brt il mJilfIOir ks p.issrms, !2JIillrowll,s oilltlllX 4IIIprls ils _'pms, El fJIIIl, S'liS flHmltl Il'_ IrmtIpntll _k DOIIIr si l'oistau nagr, 011 si l, p.issrm woI,.

  • COMPLEXE DE NARCIS SE

    Dans la potique baroque, le thme de Narcisse n'est pas simple : il constitue au contraire ce que de nos jours Gaston Bachelard nommera un complexe de culture, o se marient deux motifs dj ambigus : celui de la Fuite et celui du Reflet. Cette image de lui-mme sur laquelle il se penche, Narcisse ne trouve pas dans sa ressemblance une scurit suffisante. Ce n'est pas l'ombre stable du miroir d'Hro-diade, fontaine hivernale et strile,

    BflII froide par l'ennui dans ton cadre gele, c'est une image fuyante, une image en fuite, car l'lment qui la porte et la constitue est vou par essence l'vanouis-sement. L'eau est le lieu de toutes les tratrises et de toutes les inconstances: dans le reflet qu'elle lui propose, Narcisse ne peut se reconnatre sans inquitude, ni s'aimer sans dan-ger.

    En lui-mme, le reflet est un thme quivoque : le reflet est un double, c'est--dire la fois un autre et un mme. Cette ambivalence joue dans la pense baroque comme un inver-seur de signifiations qui rend l'identit fantastique (Je est 1111 flIItre) et l'altrit rassurante (il Y a 1111 autre monde 1 mais il est semblable celni-ci). La reconnaissance devient ici motif d'garement, comme lorsque l'Amphitryon de Rotrou se rencontre en Jupiter:

    :LI

  • FIGURES 1

    A peine me connais-je etl ce dsordre extrme: Me rencontrant en lui,je me cherche en moi-mme 1

    Le soleil de Tristan l'Hermite ne manifeste pas moins de surprise se trouver dans le miroir des eaux :

    To!!s les matins l'astre du monde Lorsqu'il se lve en se mirant dans l'onde

    Pense tOllt tonn voir un autre Solei/2. Chez Saint-Amant l'illusion est contagieuse, et Phbus-

    Narcisse n'en est pas la seule dupe: On est quelque temps savoir Si c'est lui-mme ou son image, Et d'abord il semble nos yeux Qu'il s'est laiss tomber des cieux.

    C'est que le reflet est la fois une identit confirme (par la reconnaissance) et une identit vole, donc conteste (par l'image mme) : il suffira d'une lgre interprtation pour glisser de la contemplation narcissique proprement dite une sorte de fascination o le modle, cdant son por-trait tous les signes de l'existence, se vide progressivement de lui-mme. L'incertitude du contemplateur rejoint alors celle de Sosie dsosi , celle aussi qui fait dire Amphitryon

    Je doute quije suis,je me perds, je m'ignore, Moi-mme je m' oublie et ne me connais plus 3.

    Le Moi se confirme, mais sous les espces de l'Autre l'image spculaire est un parfait symbole de l'alination.

    Prisonnier de son image, Narcisse se fige dans une immo-

    I. Lu Sosiu, Acte V, Scne 4-2. Le Miroir _bonll. 3. Les Sosies, Acte IV, Scne 4-

    2.2

  • COMPLEXE DE NARCISSE

    bilit inquite, car il se sait la merci du moindre cart, qui, en supprimant son reflet dont il n'est plus qu'une ple dpendance, le dtruirait lui-mme :

    ODieux ! que de charmants appas, Que d'illets, de !ys et de roses,

    Que de clarts et que d'aimables choses Amarylle dtruit en s'cartant d'un pas 1 !

    Encore le miroir est-il lui-mme immobile: il ne dpend que d'Amarylle de se conserver l'tre en se gardant de tout mouvement. Mais la fontaine de Narcisse est moins sre, toujours prte reprendre, sur un imprvisible caprice, l'image qu'elle semble offrir. Ici intervient le thme de la fuite, sous trois espces matrielles distinctes et compl-mentaires.

    La premire est purement formelle, et, si l'on peut dire, statique: si calme, si dormante soit-elle, la surface de l'eau se ressent au moins de la chute d'une fleur, du passage d'un oiseau, des agitations de la brise : mme stagnante, elle ondule, et l'image de Narcisse ondule avec elle, anime ses formes dans une mimique sans objet, les distend, les contracte, et se dcouvre une inquitante plasticit. Pourtant cette image frissonnante reste une image, et sa libert mouvante peut tre plus rvlatrice que l'immobilit fige du miroir. Mais que l'agitation s'accentue, et l'ondulation devient clignotement, fractionnement, dispersion; l'lasticit conti-nue de l'onde se dcompose en une infinit de facettes juxtaposes, o Narcisse disparat dans une dcevante intermittence.

    Les flots de vert maills Qui semblent de jaspe taills S'entre-drobent son visage Et par de petits tremblements

    J. Tristan, LI Miroir ,,"bonll.

  • FIGURES 1

    Font voir ail lieu de son image Mille pointes de diamant 1.

    Mais l'eau ourante, eau baroque de prdilection, offre un autre thme de fuite, moins apparent, mais plus troublant peut-tre, car le reflet s'en pntre sans s'y dissoudre : il ne s'agit plus d'une altration ou d'une dispersion formelles, . mais d'une vritable vanesene substantielle; quelle que soit la stabilit relative de ses traits, l'image de Narcisse s'inscrit sur une matire en fuite; c'est l'toffe mme de son visage qui s'chappe et s'vanouit sans trve, dans un glis-sement continu, presque imperceptible. Si le reflet s'coulait avec l'eau qui le porte, il se reposerait au moins sur elle et tirerait de cette position une existence mobile mais saisis-sable, comJ;lle une feuille emporte par le courant; mais quel plus clair symbole de l'inconstance, de l'inconsistance, que ce visage immobile tiss dans la fluidit mme?

    La dernire fuite est mtaphorique, mais pour l'imagina-tion potique elle est sans doute la plus redoutable, et coup sr elle exprime les virtualits les plus profondes de l'lment liquide : c'est, prcisment, la fuite verticale, la fuite en profondeur. La surface aquatique la plus innocente recouvre un abme : transparente, elle le laisse voir, opaque, elle le suggre d'autant plus dangereux qu'elle le cache. :tre en surface, c'est braver une profondeur; flotter, c'est risquer un naufrage. La fin qui menace le reflet dans l'eau, et qui exprime son existence paradoxale, c'est la mort par englou-tissement, o l'image imprudente s'abme dans sa propre profondeur : danger galamment invoqu par Tristan dans le Promenoir des Deux Amants:

    Je tremble en voyant ton visage Flotter aveque mes dsirs Tatlt j' ai de peur que mes soupirs Ne lui fassent faire naufrage.

    J. Tristan, '" M,r.

  • COMPLEXE DE NARCISSE

    De crainte de cette aventllre Ne commets pas si librement A cet infidle lment TolIS les trsors de la Nahlre.

    Ainsi se dessine le complexe baroque de Narcisse : Nar-cisse se projette et s'aline dans un reflet qui lui rvle, mais en la lui drobant (dans les deux sens du mot), son illu-soire et fugace existence : toute sa vrit dans un fantme, une ombre, un rve.

    L'ombre de cette fleur vernJeille Et celle de ces joncs pendants Paraissent tre l dedans Les songes de l'eatl qui sommeille.

    Dans les pastorales, le sorcier qui l'on s'adresse pour connatre la vrit sur son amour, c'est dans un miroir qu'il la montre, intrument d'lection du savoir magique. Dans l'Astre, le miroir est devenu fontaine, la Fontaine de la Vrit d'Amour, o se reflte le visage de la bien-aime absente : le miroir aquatique rvle les prsences invisibles, les sentiments cachs, le secret des mes. Aussi sa proximit incite-t-elle, par une vertu paradoxale de recueillement, la mditation baroque par excellence, sur la fuite du temps et l'instabilit humaine. Au IVe livre de l'Astre, la bergre Diane, qui se croit abandonne par Silvandre, vic;:nt sur les bords du Lignon s'exhorter la sagesse : Ainsi, dit-elle, vont coulant dans le sein de l'oubli toutes les choses mortelles. Devant cette rivire en continuel devenir, Diane prend conscience de ses propres mtamorphoses : Moi-mme, je ne suis pas la mme Diane que j'tais quand je suis venue ici... Considre ton humeur quand Silvandre commena malheureusement te regarder, quelle tu t'es rendue par sa dissimule affection, et quelle tu te trouves maintenant par la

  • FIGURES l

    connaissance de sa trahison, et avoue par force que si les autres, comme on dit, changent d'humeur et de complexion de sept ans en sept ans, les annes en toi sont changes non seulement en des mois, mais en des heures, voire mme en des moments. Comment alors en vouloir l'amant volage ou prsum tel? Tu es bien draisonnable, de l'observer toi-mme (la loi du changement) et ne vouloir qu'un autre en fasse autant 1 C'est l'inconstant Hylas qui est selon la Nature, et l'Amant Parfait ne se conoit qu'en, vertu d'une mystique, c'est--dire d'un arrachement surnaturel l'ordre humain. La constance est la lettre un miracle, et c'est ainsi dj que Sponde qualifiait son amour, semblable l'toile du Nord, seul point fixe au sein du branle universel, et qui trouve, hroquement,

    Sa constance au milieu de ces lgrets 1. L'infidlit amoureuse, l'infidlit autrui, n'est qu'un

    effet. Le principe de la lgret baroque est une infidlit soi-mme. Avant d'tre vcue comme une conduite, elle est subie comme un destin. Comme l'existence est un coulement d'annes, d'heures, d'instants, le moi est une suces sion d'tats instables o (paradoxe invitable de la rh-torique baroque) rien n'est constant que l'instabilit mme. L'extase, amoureuse ou mystique, est une divine syncope, un pur oubli. L'existence au contraire ne s'prouve que dans la fuite, dans ce que Montaigne nommait le passage. L'homme qui se connat, c'est l'homme qui se cherche et ne se trouve pas, et qui s'puise et s'accomplit dans cette incessante poursuite.

    Telle est la leon que le Lignon murmure Diane, et bien d'autres. Et Cladon lui-mme ne remplira son destin d'Amant Parfait qu'au terme d'une preuve aquatique dont la signification mystique est transparente : plongeon expia-toire, mort symbolique, baptme et rsurrection. Le lieu de l':.tre est toujours l'Autre Rive, un au-del. Ici et main-

    1. Sonruls J'Amour, J.

  • COMPLEXE DE NARCISSE

    tenant, le miroir liquide n'offre qui s'y recueille que l'image fuyante d'une existence transitoire.

    Ainsi, ce que Narcisse dcouvre au bord de sa fontaine ne met pas en jeu de simples apparences: le lieu de son image lui donne le mot de son tre. De la formule :je me vois dans une eau qui s'coule, il passe insensiblement : je suis une eau qui s'coule. Thme substantiel qui, depuis Montaigne (

  • FIGURES 1

    Si, reli/us des robes de Cythre, Ce ne sont deNX Amours qui se font les dow: yeux 1.

    C'est finalement l'univers tout entier qui se ddouble et se contemple dans ce que Bachelard appelle un narcis-sisme cosmique. Jean Rousset crit juste titre Z qu'une faade baroque est le reflet aquatique d'une faade renais-sance. On peut sans doute tendre plus loin cette proposition : l'homme baroque, le monde baroque ne sont peut-tre rien d'autre que leur propre reflet dans l'eau. L'image de Narcisse est le lieu privilgi o l'existence universelle vient prendre, perdre, et finalement reprendre conscience : Narcisse contemple dans sa fontaine un autre Narcisse qui est plus Narcisse que lui-mme et cet autre lui-mme est un a:bme. Sa fascination est d'ordre intellectuel, non rotique, et, tout compte fait, il n'y succombe jamais. Il ne vit pas son abme, il le parle, et triomphe en esprit. de tous ses beaux naufrages. Son attitude symbolise assez bien ce qu'on pourrait nommer le sentiment, ou plutt l'ide baroque de l'exis/ence, qui n'est rien d'autre que le Vertige, mais un vertige conscient et, si j'ose dire, organis.

    1. Le Mi,.oi,. t,"banll. z. La LilliralllTt tk l'Agt 1Nzr0lJNl en F,._t, p. In.

  • L'OR TOMBE SOUS LE FER

    Si l'on en croit une ide courante chez les historiens de l'art et plus encore chez les esthticiens qui se sont attachs labo-rer une philosophie de l'art baroque, les formes nouvelles qui apparaissent la fin du XVIe sicle exprimeraient une dcou-verte du mouvement, une libration des structures, une animation de l'espace dont le message rejoindrait celui de la Nature pour substituer aux normes classiques d'ordre et de nombre des valeurs vitales, celles de la fluidit, de l'expansion, de la profusion : courbes et contre-courbes, faades creuses, perspectives fuyantes, prolifration du dcor, closion des volutes, bourgeonnement des stucs, radiance des transparents, ruissellement des tentures et des torsades, tous ces traits caractristiques semblent en effet poursuivre l'idal d'un espace mouvant et expressif dont les modles se trouvent dans la Nature vivante : eaux courantes, cascades, lan vgtal, entassements et boulis, architectures nbuleuses. Et sans mme invoquer l'exemple trop explicite du dcor manulin, les fontaines du Bernin, telle faade de Borromini, certaines compositions de Rubens peuvent accrditer cette interprtation vitaliste, la seule coup sr que retienne, l'usage du public, le mythe de l'ternel Baroque.

    Si l'on aborde dans cet esprit la posie franaise de cette poque, la dcouverte des textes mnage une singulire surprise, et peut-tre une dception. Rien de moins fluide, de moins fondu, de plus abrupt que la vision qui s'y exprime. Certes l'univers y offre d'abord une profusion de couleurs,

  • FIGURES l

    de substances, de qualits sensIbles, et c'est par sa richesse qu'il tonne au premier contact; mais bientt les qualits s'organisent en diffrences, les diffrences en contrastes, et le monde sensible se polarise selon les lois strictes d'une sorte de gomtrie matrielle. Les lments s'opposent par couples : l'Air et la Terre, la Terre et l'Eau, l'Eau et le Feu. Le Froid et le Chaud, le Clair et le Sombre, le Solide et le Liquide se partagent avec une raideur protocolaire la diver-sit des tons et des matires.

    On pourrait se livrer une comparaison instructive entre le clbre sonnet de Ronsard sur la mort de Marie : Comme on voit sur la branche ... et n'importe quelle posie galante de l'poque suivante. Chez Ronsard, le pome est doucement emport vers un tat de fusion qui ne traduit pas seulement la mtamorphose en fleur de la jeune morte, mais aussi, par le jeu des sonorits, des rimes en -eut ( jfeur) et en -ose ( rose), par la fluidit du rythme, par la contagion des images, l'embaumement du langage mme dans l'unit substantielle. A travers la tendre magie d'une offrande funbre onctueuse et consolatrice,

    . Pour obsques reois mes larmes et mes pleurs, Ce 'vase plein de lait, ce panier plein de fleurs ...

    le pome son tour se fait rose, chair odorante, fracheur miraculeusement prserve de la dissociation et de la mort. C'est sans doute de tels effets que pensait Marcel Proust en parlant du Vernis des Matres , lorsqu'il crivait que la beaut absolue de certajnes uvres leur vient d' une espce de fondu, d'unit transparente, o toutes les choses, perdant leur aspect premier de choses, sont venues se ranger les unes ct des autres dans une espce d'ordre, pntres de la mme lumire, vues les unes dans les autres, sans un seul mot qui soit rest en dehors, qui soit rest rfractaire cette assimilation 1.

    1. Lettre la Comtesse de Noailles. Corr. Il, p. 86.

  • L'OR TOMBE SOUS LE FER

    La potique baroque semble au contraire, et par vocation, rfractaire toute assimilation de cet ordre. Nous retrouvons bien sur les joues de ses Phyllis et de ses Amarylles les roses de Ronsard, mais elles ont perdu tout leur parfum, et avec lui tout leur pouvoir d'irradiation : Roses et Lys, Roses et illets, illets et Lys disposent sur le visage de ces Belles un systme de contrastes rgls et sans nuances. Ces fleurs pimpantes qu'aucune sve n'habite, qu'aucune corruption ne menace,

    On ne voit point tomber ni tes Lys ni tes Roses 1, ce ne sont plus des fleurs, peine des couleurs : ce sont des Emblmes qui s'attirent et se repoussent sanS se pntrer, comme les pices d'un jeu rituel ou les figures d'une Allgorie.

    Au reste, les fleurs ne composent plus l'essentiel du rper-toire mtaphorique de la galanterie, ou plutt elles n'y figurent plus qu' titre de matires prcieuses parmi d'autres, dans un systme dominante minrale, et plus prcisment laPidaire, dont elles imitent les effets. Ainsi, lorsque Tristan l'Hermite crit :

    Ses yeux sont de Saphirs et sa bouche de Roses De qui le vif clat dure en toute saison 2

    la relative est apparemment ambigu, non seulement par sa construction (De qui a-t-il deux antcdents ou un seul?), mais aussi parce que le vif clat, qui se rapporte logiquement aux rose$ puisqu'on s'merveille de sa persistance, con-viendrait mieux aux saphirs; en fait il s'agit bien de l'clat des roses, mais cet clat est vif comme celui d'une pierre : la rose a troqu ses ptales contre une corolle de facettes, elle ne s'panouit plus, elle est sertie, et brille d'un clat emprunt. Ce dont s'enchante Tristan :

    1. ~ainard, la Bell, Vieille. 2. Tristan, les Agrables Pe/lIn

    ;1

  • FIGURES 1

    Oh 1 que ce rconfort Jlatte mes rveries, De voir comme les Cieux pour faire ma prison Mirmt des fleurs en uvre avec des pie"eries!

    Un degr de plus et la bouche n'est plus de Roses, mais de Rubis:

    Entrouvrant pOlir parler ses Rubis gracimx 1 Avec Saint-Amant, nous sommes au cur de la thmatique

    matrielle du baroque: son aube est argente, son matin d'or, de pourpre et d'azur se lve sur des prairies d'mail tremblant, les poissons y montrent

    L'argmt de leur chine l'or du beau soleil. Le bain de la Princesse Termuth, dans Moyse Sauv, prsente une extraordinaire dbauche de pierreries et de mtaux prcieux. Dans une piscine d'or, de porphyre, de jaspe et d'albtre, de nacre et d'agathe, l'eau du Nil devenue cristal reoit un corps d'ivoire souple et de marbre flottant j la chevelure y rpand

    un noble ruisseau d'or Dans le fluide argent des flambOYal1tes ondes.

    Au mme Saint-Amant la neige des Alpes fait voir des tincelles d'or, d'azur et de cristal 2, elle est le beau coton du ciel, un pav transparent fait du second mtal (l'argent); et le spectacle de la moisson se rsume dans ce raccourci :

    L'or tombe SOIIS le fer 3 . o s'allient de faon caractristique une mtaphore visuelle spontane (l'or des bls mrs) et une mtonymie toute conventionnelle : le fer pour la faucille, la matire pour l'objet.

    1. Saint-Amant, Moyse Sau.!. z. Id., l'Hiver des Alpes. 3. Id., Sonnet sur la Moisson.

  • L'OR TOMBE SOUS LE l'BR

    Dans cette dissonance de figures rside toute la subtilit de la pointe . Rien n'illustre mieux le mouvement subreptice par lequel l'criture baroque introduit un ordre factice dans la contingence des choses : le bl tombe sous la faucille , c'est une rencontre banale, un simple accident; l'or tombe sous le fer , c'est un conflit de mtaux nobles, une sorte de duel. On sait guel commentaire svre de tels artifices inspireront Pascal, qui en usait mieux que personne : ( Ceux q i.Ii font des antithses en forant les mots sont comme ceux qui font de fausses fentres pour la symtrie: leur rgle n'est pas de parler JUSte, mais de faire des figures justes . Mais la sensibilit baroque est toute dans la figure : qu'importe si l'pi n'est pas d'or comme la lame est de fer, il ne s'agit que de sauver les apparences) en commenaf)t par les plus prcieuses : celles du discours.

    En effet, la prdilection du pote baroque pour les termes d'orfvrerie ou de joaillerie ne traduit pas essentiellement un got profond pour les matires qu'ils dsignent. Il ne faut pas chercher ici une de ces rveries dont parle Bachelard, o l'imagination explore les couches secrtes d'une substance. Ces lments, ces mtaux, ces pierreries ne sont retenus, bien au contraire, que pour leur fonction la plus superficielle et la plus abstraite: une sorte de valence dfinie par un systme d'oppositions discontinues, qui voque davantage les combi-naisons de notre chimie atomique que les transmutations de l'ancienne alchimie. Ainsi, Or s'oPP9se tantt Fer, tantt Argent, tantt Ivoire, tantt Ebne. Ivoire et bne s'attirent, comme Albtre attire Charbon ou Jais, qui s'oppose Neige, gui craint l'Eau (et le Feu), qui voque d'un ct Terre (d'o Ciel), de l'autre Feu ou Flamme, qui appelle ici Fume, l Cendre, etc. Les valeurs symboliques de l'Eau (larmes), de Fer (chanes de l'amour), de Flamme (de l'amour encore), de Cendre (la mort) viennent enrichir le systme, qu'on pourrait approximativement et partiellement schma-tiser ainsi, pour viter vingt citations inutiles :

    33 PlGURZS. 2.

  • ARGENT l , IVOIRE- OR ~NE/ "'PER ALB1TRE ~ \ /FUME CHARBON - NEIGE - EAU - FEU - CENDRE

    1/ "'" TERRE AIR "'-CIEL

    L'amateur de statIstiques pourrait aisment vrifier la frquence des termes les plus polyvalents, tels qu'Or ou Feu, et celle des associations les plus riches, donc les plus stables (Eau des larmes - Feux de l'amour), qu'on trouve encore chez Racine : .

    J'ai langui,)' ai sch, dans les feux, dans les larmes ... Bien entendu, comme le Ciel et la Terre, la Nuit et le Jour, l'Ame et le Corps, le Rve et la Vie, la Vie et la Mort, la Mort et l'Amour fournissent les contrastes majeurs qu'il s'agit de rapporter aux autres pour les valoriser en un chiasme saisissant. Ainsi cette belle chute de Tristan

    La Parque n'a coup notre Jil qu' moiti Car je meur J en ta cendre et tu vis en ma flamme 1.

    L'anthologie d'A.-M. Schmidt, l'Amour Noir, a montr quelle inpuisable source d'antithses offrait le thme de la Belle More la peau sombre et aux yeux clairs, en qui la Nature entretient sans cesse

    Un accord nJerveilleux de la Nuit et du Jour 1

    I. Tristan, l'AmDIIT tiNroble. 2. L'Amour Noir, p. 92 (Anonyme).

  • L'OR TOMBE SOUS LE FER

    ou celui de la Belle en deuil, chez qui L'Amollr s'est dgllislsollsl'habit de la Mort 1.

    Ainsi se constitue un curieux langage cristallin, o chaque mot reoit sa valeur du contraste qui l'oppose tous les autres, et qui ne s'anime et ne progresse que par une suite de variations brusques dont l'effet se rpercute, plutt qu'il ne se communique, d'un mot l'autre, comme lors du dplacement d'une pice sur un chiquier.

    On peut donc voir dans l'antithse la figure majeure de la potique baroque. Elle s'investit dans l'idologie forcene d'un Sponde, d'un d'Aubign, d'un Donne ou d'un Gryphius, qui cartlent leurs protestations amoureuses ou leurs lancements religieux dans une dialectique sans issue dont les termes sont Espoir- et Dsespoir, Constance et Lgret, Chair et Esprit, Dieu et Monde, Enfer et Salut. Elle se dploie dans l'loquence cornlienne et, travers un dialogue tout en rpliques et en rtorquations, elle anime une vritable dramaturgie de l'opposition, dont le mouvement est un chass-crois de dfis et d'affrontements, oscillant entre la mcanique du ballet de cour et celle du duel, et qui traite les Sentiments, les Intrts, les Gloires, les Volonts comme autant de figures d'un hiratique tournoi. Tout cela est bien connu; mais il est peut-tre plus saisissant et plus rvlateur de voir cette rhtorique agir au niveau mme de la description et de la vision des choses. Ces oppositions forces, ces contre-batteries , ces fentres, vraies ou fausses, disposes pour la symtrie, nous les avons trouves jusque dans la perception du monde sensible, qu'elles fractionnent et cristallisent au point de le faire disparatre dans son propre miroitement, par la vertu d'un langage facettes dont le symbole exact nous est donn par la surface de la mer telle que l'a vue Tristan :

    1. L'Amour Noir, p. 76 (Tristan).

    35

  • FIGURES 1

    Le Soleil longs Iraits ardent. y donne encore de la grdce Et tdche se mirer dedans Comme on ferait dans llne glace Mais les flots de vert maills Qui semblent des Jaspes taill! 5'entredrobent son visage Et par de petits tremblements Font voir ail lieu de son image Mille pointes de diamant! 1.

    Ainsi le Baroque nous offre l'exemple rare d'une potique fonde sur une rhtorique. Certes, il n'est pas de posie qui n'implique une confiance, et mm'! un abandon aux pouvoirs du langage, tacitement charg d'exorciser les difficults de l'tre; mais ce recours magique exploite ordinairement des ressources d'un autre ordre. L'exemple du pome de Ronsard cit plus haut montre assez bien par quel moyen le pote s'efforce de congdier la mort : celui d'une Alchimie au sens propre du terme, c'est--dire d'un accs en profondeur l'unit matrielle du monde, qui permet ensuite toutes les transmutations, et par exemple celle qui reconstitue une fleur partir de ses cendres z. Cette alchimie, comme le fera plus tard celle de la posie symboliste, mobilise les correspondances verticales du Verbe, directement apparent au cur des choses . Ce qui distingue au contraire la posie baroque, c'est le crdit qu'elle fait aux rapports latraux qui unissent, c'est--dire opposent, en figures parallles, les mots aux mots et travers eux les choses aux choses, la relation des mots aux choses ne s'tablissant ou du moins n'agissant que par homologie, de figure figure : le mot saphir ne rpond pas l'objet saphir, non plus que le mot rose l'objet

    1. Tristan, la Mer. 2. a. s. Hutin, l'A/thi,"it, P.U.F., p. 74.

  • L'OR TOMBE SOUS LE FER

    rose, mais l'ol?position des mots restitue le contraste des choses, et l'anttthse verbale suggre une syrtthse matrielle.

    On sait qu'au XVIIe sicle certains alchimistes prtendirent raliser le Grand uvre dix fois plus vite que leurs prd-cesseurs, grce une nouvelle technique qu'ils appelrent la voie courte , ou (par opposition la voie humide tradi.tionnelle) voie sche . Toutes choses gales d'ailleurs, et si toute posie est au sens large une recherche du Grand uvre, la voie baroque est une voie sche : si elle poursuit sa manire l'unit du monde, ce n'est pas travers le continu de la substance, mais par les brusques rductions d'une heureuse mise en forme. Il y aurait l quelque chose comme une potique structurale, assez trangre au vitalisme traditionnellement attribu la plastique baroque, et effecti-vement peu conforme aux tendances apparentes d'une sensibilit tourne vers le fugace et le fluide, mais qui rpondrait assez bien ce dessein latent de la pense baroque : matriser un univers dmesurment largi, dcentr, et la lettre dsorient en recourant aux mirages d'une symtrie rassurante qui fait de l'inconnu le reflet invers du connu (

  • FIGURES 1

    puisque l'homme y trouve dans son vertige mme un prin-cipe de cohrence. Diviser (partager) pour lIIlir, c'est la formule de l'ordre baroque. N'est-ce pas celle du langage mme?

  • PROUST PALIMPSESTE

    Il y a dans la thorie proustienne du style, qui est d'abord une thorie du style proustien, une difficult, peut-tre une impossibilit dont l'examen pourrait clairer toutes les autres. Cette difficult porte sur le point essentiel, qui est le rle de la mtaphore.

    On sait bien qu'aux yeux de Proust il n'est pas de beau style sans mtaphore, et que seule la mtaphore peut donner au style une sorte d'ternit 1 . Il ne s'agit pas l, pour lui, d'une simple exigence formelle, d'un point d'honneur esthtique comme en cultivaient les tenants du style artiste et plus gnralement les amateurs nafs pour qui la beaut des images fait la valeur suprme de l'criture littraire. Selon Proust, le style est une question non de technique, mais de vision Z , et la mtaphore est l'expression privi-lgie d'une vision profonde : celle qui dpasse les apparences pour accder 1' essence des choses. S'il rpudie l'art prtendu raliste , la littrature de notations , qui se contente de donner des choses un misrable relev de lignes et de surfaces 3 , c'est parce qu' ses yeux cette littrature ignore la vraie ralit,. qui est celle des essences : On peut faire se succder indfiniment dans une descrip-tion les objets qui figuraient dans le lieu dcrit, la vrit

    1. Essais el articler, Pliade, p. S 86. 2. A la Recherche du Temps perdu, d. Pliade, t. III, p. 89S. 3. Ibid., p. 88S

    39

  • FIGl'RES l

    ne commencera qu'au moment ou l'crivain prendra deux objets diflerents, posera leur rapport... et les enfermera dans les anneaux ncessaires d'un beau style; mme, ainsi que la vie, quand, en rapprochant une qualit commune deux sensations, il dgagera leur essence commune en les runissant l'une et l'autre pour les soustraire aux con-tingences du temps, dans une mtaphore l . Ainsi la mta-phore n'est pas un ornement, mais l'instrument ncessaire une restitution, par le style, de la vision des essences, parce qu'elle estl'quivalent stylistique de l'exprience psycho-logique de la mmoire involontaire, qui seule permet, en rapprochant deux sensations spares dans le temps, de dgager leur eSSe11ce commune par le miracle d'/me analogie -avec cet avantage de la mtaphore sur la rminiscence, que celle-ci est une contemplation fugitive de l'ternit, tandis que celle-l jouit de la prennit de l'uvre d'art.

    ~ Cette contemplation de l'essence des choses, j'tais main-tenant dcid m'attacher elle, la fixer, mais comment? par quel moyen 2? La rponse vient, sans quivoque, trois pages plus loin : Le moyen qui me paraissait le seul, qu'tait-ce autre chose que faire une uvre d'art 3?

    Il faut rappeler ici quelle est aux yeux de Proust l'impor-tance de cette vision des essences, et quelle est sa nature. Il s'agit pour lui d'une exprience capitale : la recherche des essences oriente aussi fortement la dmarche de son uvre que la recherche du temps perdu " qui n'en est en fait que le moyen, et le monde des essences est son vritable Paradis Perdu : si le vrai moi ne peut vivre qu' en dehors du temps , c'est que l'ternit est le seul milieu o il puisse jouir de l'essence des choses 6 . En elle seulement

    1. III, p. 889. - 2. Ibid., p. 876. - 3. Ibid., p. 879. 4. Le temps perdu n'est pas chez Proust, comme le veut un contresens

    fort rpandu, le pass , mais le temps "tat pur, c'est--dire en fait, par la fusion d'un instant prsent et d'un instant pass, le contraire du temps qui passe: l'extra-temporel, l'ternit.

    j. III, p. 871. Comme si, dit plus nettement encore un passage de Jean

  • PROUST PALIMPSESTE

    il trouve sa subsistance, ses dlices , il s'veille, s'anime en recevant la cleste nourriture qui lui est apporte 1 . Ces expressions, dont l'accent mystique est caractristique, suffisent montrer l'importance de ce qui est en jeu; elles montrent aussi sous quelles espces Proust se reprsente l'essence des choses : il s'en dlecte, il s'en nourrit, il se l'incorpore; ce n'est pas une abstraction, mais une matire profonde, une substance. Prives de cette bnfique consis-tance, livres l'intermittence, l'vanescence, les choses se desschent et s'tiolent, et, prs d'elles, mais spar d'elles, le moi languit, perd le got du monde et s'oublie soi-mme.

    C'est bien ainsi dj, comme des units substantielles, que le jeune narrateur imagine les villes, les monuments, les paysages qu'il dsire connatre : la magie de leurs Noms lui prsente de chacun d'eux une image essentiellement diffrente, une image confuse qui tire d'eux, de leur sonorit clatante ou sombre, la couleur dont elle est peinte unifor-mment comme une de ces affiches entirement bleues ou entirement rouges, dans lesquelles... sont bleus ou rouges, non seulement le ciel et la mer, mais les barques, l'glise, les passants 2 . Ainsi Parme tout entire est-elle ncessairement compact, lisse, mauve et douce , Florence miraculeuse-ment embaume et semblable une corolle , et Balbec comme une vieille poterie normande qui garde la couleur de la terre d'o elle fut tire . C'est seulement plus tard que le contact avec la ralit dsintgrera ces images uniques et simplifies, montrant par exemple que Balbec-ville et Balbec-plage n'ont aucune substance commune et que la mer ne peut s'y dchaner devant l'glise distante de plusieurs kilomtres, enseignant au Narrateur que le rel est toujours et fatalement dcevant parce que des

    San/euil (Pliade, p. 41-42), notre vraie nature tait hors du temps, faite pour goter l'ternel .

    1. III, p. 873. - 2. l, p. 388.

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    impressions telles que celles qu'Cil) cherchait fixer ne peuvent que s'vanouir au contact d'une jouissance directe qui a t impuissante les faire natre 1 . Ds lors est consomm le divorce avec une ralit infidle sa propre essence, dont elle n'offre qu'un reflet ple et morne comme les ombres de la Caverne platonicienne. Ds lors aussi, il n'y avait plus gure que dans mes rves, en dormant, qu'un lieu s'tendait devant moi fait de la pure matire entirement distincte ... qui avait t la leur quand je me les reprsentais 1. L'uvre projete comme un quivalent artificiel du rve sera donc une tentative pour restituer aux objets, aux lieux, aux monuments leur essence ou leur substance perdue : J'en devrais excuter les parties successives ... dans une matire distincte, nouvelle, d'une transparence, d'une sonorit spciales ... 3

    Cette ide d'un style-substance, testituant par la seule vertu de son haut degr de fusion l'unit matrielle des choses, Proust l'a souvent exprime en des termes presque identiques. Dans une lettre Lucien Daudet, il parle de ces quelques phrases merveilleuses o s'est accompli le mi-racle suprme, la transsubstantiation des qualits irrationnelles de la matire et de la vie dans des mots humains f, . Dans Contre Sainte-Beuve, il dit avoir trouv cette qualit chez Flaubert : Toutes les parties de la ralit sont converties en une mme substance aux vastes surfaces, d'un miroi-tement monotone. Aucune impuret n'est reste. Les sur-faces sont devenues rflchissantes. Toutes les choses s'y peignent, mais par reflet, sans en altrer la substance homo-gne. Tout ce qui tait diffrent a t converti et absorb li.

    1. III, p. 8770 - 2. Ibid., p. 876. - 5. Ibid., p. 871. 4. Lettre du 27 novembre 1915, Choix tk l,ttrlS prsentes par Philip

    Kolb, Plon 196~, p. 19~. Ailleurs (et propos de Flaubert), il parle de ces pages o l'intelligence ... cherche se faire trpidation d'un bateau vapeur, couleurs des mousses, lot dans une baie ... C'est de l'intelligence transforme, qui s'est incorpore la matire (EUfliJ ,t flrtikl, p. 612).

    ~. Pliade, p. 269.

  • PROUST PALEMPSESTE

    Dans une lettre la Comtesse de Noailles il accorde le mme mrite aux Fables de La Fontaine et aux Comdies de Molire, et cette diversit d'attribution montre bien qu'il cherche dfinir travers les grands auteurs un idal de style qui est le sien : une espce de fondu, d'unit trans-parente... sans un seul mot qui reste en dehors, qui soit rest rfractaire cette assimilation ... Je suppose que c'est ce qu'on appelle le Vernis des Matres 1. Ce vernis qui n'est pas un glacis superficiel mais une profondeur diaphane de la couleur elle-mme, c'est celui de Vermeer. c'est la prcieuse matire du petit pan de mur jaune que contemple Bergotte mourant. et qui lui donne sa dernire leon de style : C'est ainsi que j'aurais d crire, disait-il. Mes derniers livres sont trop secs, il aurait fallu passer plusieurs couches de couleur, rendre ma phrase en elle-mme prcieuse 1. Encore une fois cette p~se prci~use, ~e beau style ne sont pas pour Proust un Idal en SOI : matS il faut 'donner la phrase un poids gal celui des objets reprsents, une paisseur o puisse rsider cette essence cache qui se drobe la perception, mais dont on doit sentir la prsence enfouie dans la pte transparente du texte.

    Mais en. quoi ces effets de lransSIIsbstantiation exigent-ils le recours la mtaphore? Quoi de moins analogique. quoi de plus enferm dans l'immanence que l'art de Vermeer, cit ici, ou celui de Chardin, dont parle un article posthume qui n'ont d'autre mrite. semble-t-il (mais ce mrite est capital), que de savoir trouver beau voir et partant beau peindre a ces objets simples, ces scnes familires. ces moments paisibles o les choses sont comme envi-ronnes de la beaut qu'il y a tre t ? Et si l'on veut considrer le style descriptif de Flaubert (ce qui est, semble-t-il, la pense mme de Proust) comme l'quivalent en

    1. CDrTlsfxJIII/tm&, gitrirak, Plon, II, p. 86. z. m, p. 187. - ,. EUfl;S " flrl;ks, p. H'. 4. JItIIf Sa/,IIi/, Pliade, p. , zoo

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    littrature des grandes russites de la nature morte picturale, quoi de moins mtaphorique (au sens proustien) que cette uvre dont Proust affirme prcisment qu'il ne s'y trouve peut-tre pas une seule belle mtaphore 1 ?

    Il semble en ralit que l'idal du beall style selon Proust contienne en quelque sorte deux degrs, dont le miracle du style substantiel (malgr le qualificatif de suprme employ dans la lettre Lucien Daudet) ne serail: que le premier, et dont le second serait cet autre miracle dont parle le Temps retrouv, celui de l'analogie. A la beaut qu'il y a tre vient alors s'ajouter une autre beaut, plus mystrieuse, plus transcendante, dont l'apparition se marque trs pr-cisment dans le passage de Chardin Rembrandt : le pre-mier avait proclam la divine galit de toutes les choses devant l'esprit qui les considre, devant la lumire qui les embellit... Avec Rembrandt la ralit mme sera dpasse. Kous comprendrons que la beaut n'est pas dans les objets, car sans doute alors elle ne serait pas si profonde et si myst-rieuse 2 . Ce passage de Chardin Rembrandt, ou si l'on veut, celui de Chardin Elstir (que Proust suggre en disant que, comme Eistir Chardin, on ne peut refaire ce qu'on aime qu'en le renonant 3 , c'est--dire ici en le dpassant)-c'est aussi, bien sr, le passage de Flaubert Proust lui-mme. Sans doute, cette nouvelle beaut, au second degr, qu'il y a non plus simplement tre mais suggrer autre chose que ce que l'on est, ou tre la fois ce que l'on est et autre chose, pav de la cour de Guermantes et pav du baptistre de Saint Marc, n'est-elle rellement pour Proust qu'une faon dtourne, mais ncessaire, d'atteindre la beaut (ou la vrit, ces deux termes tant quivalents chez lui) premire, la beaut de l'tre. La dcouverte de ce dtour invitable se confondrait alors avec l'exprience.fondamentale

    1. Euais" arli/u, p. S 86. z. Ibid., p. 380. 3. III, p. 1043.

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    du caractre inaccessible du rel, de son vanescence au contact de la jouissance directe, de l'impuissance (rvle par les dceptions jumelles, ou synonymes, de l'amour et du voyage) que nous avons nous raliser dans la jouissance matrielle, dans l'action effective 1 , et de la ncessit o nOus sommes, pour atteindre la ralit dans son essence, de renoncer l'usage direct de nos sens et d'emprunter le relais de l'imagination, qui tait mon seul organe pour jouir de la beaut 2 . Le passage de l'ontologique l'ana-logique, du style substantiel au style mtaphorique, marque-rait ainsi un progrs moins dans la qualit de l'accomplisse-ment esthtique que dans la conscience des difficults, ou pour le moins.. des conditions qe cet accomplissement. La russite de Chardin ou~ de Flaubert (atteindre l'essence par une perception ou une reprsentation directe) appa-ratrait ainsi non plus comme infrieure celle d'Elstir ou de Proust, mais plutt comme trop miraculeuse, trop facile pour n'tre pas improbable, illusoire, et tout le moins inaccessible Proust lui-mme en raison de quelque infirmit qui lui serait propre. La mtaphore ne serait donc - comme la rminiscence - qu'un expdient indispensable.

    Pis-aller ou miracle suprme, il reste en toute hypothse que l'emploi de la mtaphore reoit chez Proust une justi-fication profonde. Mais c'est prcisment dans cette justi-fication que rside la difficult. Comment concevoir en effet qu'une mtaphore, c'est--dire un dplacement, un transfert de sensations d'un objet sur un autre puisse nous conduire l'essence de cet objet? Comment admettre que la vrit profonde d'une chose, cette vrit particulire et distincte que cherche Proust l'misse se rvler dans une figure qui n'en dgage les proprits qu'en les transposant, c'est--dire en les alinant? Ce que rvle la rminiscence, c'est une essence commune aux sensations et, travers elles, aux objets qui les veillent en nous, et dont l'crivain

    I. III., p. 8n. - 2. IbiJ., p. 872.

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    doit poser le rapport daos UO\! mtaphore. Mais qu'est-ce qu'une essence ommune, sinon une abstraction, c'est-s\-dire ce que Proust veut viter s\ tout prix, et comment une des-cription fonde sur le rapport }) de deux objets ne risque-rait-elle pas plutt de faire s'vanouir l'essence de chacun d'eux? S'il y a dans toute mtaphore la fois la mise en uvre d'une ressemblance et celle d'une diffrence, une tentative d' assimilation }) et une rsistance cette assimi-lation, faute de quoi il n'y aurait qu'une strile tautologie, l'essence n'est-elle pas davantage du ct qui diffre et qui rsiste, du ct irrductible et rfra/Ilire des choses? 1

    C'est bien ce que montre Proust lui-mme, sans le vouloir peut-tre, dans cette page de la Fugitive o il compare Venise Combray, et o l'essence singulire de Venise se rvle, prcisment, par l'opposition qu'elle manifeste l'intrieur mme de la ressemblance : J'y gotais des impressions analogues celles que j'avais si souvent ressen-ties autrefois Combray, mais transposes selon un mode entirement diffrent et plus riche. Comme Combray, les fentres de sa chambre s'ouvrent sur un clocher, mais au lieu des ardoises de Saint-Hilaire, c'est l'ange d'or du campanile de Saint-Marc. Comme Combray le dimanche matin, des rues en fte, mais ces rues sont des canaux. Comme Combray, des maisons alignes, mais ces maisons sont des palais gothiques ou Renaissance, etc. Venise est un autre Combray, mais un Combray autre : aquatique, prcieux, exotique, et c'est cette diffrence, videmment, qui lui est essentielle.

    Il est vrai que le rapport vis par Proust dans le Temps retrollll est l'analogie entre une sensation prsente et une sensation passe et que l'abstraction opre ici consiste en l'effacement des distances temporelles ncessaire l'closion d'une minute affranchie de l'ordre du temps . L'objet prsent n'est alors qu'un prtexte, qu'une occasion : il

    J. . J, p. 387 : ... plus particuliers, par consbiuent plus ~Is .

  • PROUST PALIMPSESTE

    s'vanouit aussitt qu'il a rempli sa fonction mnmonique. Aussi bien n'y-a-t-il pas ici de vritable mtaphore, puisqu'un des termes en serait purement accessoire. L' essence commune se rduit en fait la sensation ancienne dont l'autre n'est que le vhicule: Un azur profond enivrait mes yeux, des impressions de fracheur, d'blouissante lumire tournoyaient prs de moi... : cela se passe dans la cour de Guermantes, mais la cour de Guermantes a totalement disparu, comme disparat la madeleine prsente ds que sur-git le souvenir de la madeleine passe avec, autour d'elle. Combray, ses maisons et ses jardins.

    Mais bien souvent Proust s'attarde des transpositions purement spatiales, qui n'entranent aucun affranchissement de l'ordre du temps et qui n'ont en fait plus rien de commun avec le phnomne de la rminiscence. Ce sont ces transpo-sitions qui constituent proprement parler les mtaphores proustiennes: l'Opra transform en crypte sous-marine lors de la soire de la Princesse de Parme, la mer devenue paysage montagnard au rveil de la premire journe Balbec. Cette dernire page nous offre une version particulirement caractristique de la mtaphore proustienne. On en trouve la cl plus loin quand, analysant l'art d'Elstir dans son tableau du port de Carquethuit, Proust observe que, par une sorte de mtamorphose des choses reprsentes analogue celle qu'en posie on nomme mtaphore , le peintre n'avait employ pour la petite ville que des termes marins et que des termes urbains pour la mer 1 . De mme Marcel, dcri-vant la mer aperue de sa fentre du Grand Htel, n'utilise pour ainsi dire que des termes alpestres : tlaste cirque blotlssant, sommets neigeux,. pentes, chaines, glaciers, collines, vallonnements, prairies, versants, cimes, crtes, avalanch8S 2. On a l une comparaison implicite et dveloppe, taci-tement et inlassablement rpte 3 , le paysage de rfrence n'tant jamais directement nomm, mais constamment

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    suggr par un vocabulaire dont la valeur allusive est vi-dente. Mais on ne voit pas que cet blouissant contrepoint de mer et de montagne nous conduise l' essence de l'une ou de l'autre. Nous nous trouvons devant un paysage paradoxal o la montagne et la mer ont chang leurs qualits et pour ainsi dire leurs substances, o la montagne s'est faite mer et la mer montagne, et rien n'est plus loin que cette sorte de vertige, du sentiment de stable assurance que devrait nous inspirer une vritable vision des essences. Dans le tableau d'Elstir, de mme, les parties terrestres semblent plus marines que les parties marines, et les marines plus terrestres que les terrestres, et chacun des lments res-semble plus l'autre qu'il ne se ressemble lui-mme. Les marins dans leurs barques semblent juchs sur des carrioles, par les champs ensoleills, dans les sites ombreu..x, dgringo-lant les pentes ; les femmes dans les rochers, au contraire, ont l'air d'tre dans une grotte marine surplombe de barques et de vagues, ouverte et protge au milieu des flots carts miraculeusement. Proust ajoute un peu plus loin cette indication rvlatrice : (Elstir) s'tait complu autrefois, peindre de vritables mirages, o un chteau coiff d'une tour apparaissait comme un chteau compltement cir-culaire prolong d'une tour son fate et en bas d'une tour inverse, soit que la puret extraordinaire d'un beau temps donnt l'ombre qui se refltait dans l'eau la duret et l'clat de la pierre, soit que les brumes du matin ren-dissent la pierre aussi vaporeuse que l'ombre. Ainsi, dans ses marines de Carquethuit, les reflets avaient presque plus de solidit que les coques vaporises par un effet de soleil . Mirages, perspectives trompeuses, reflets plus solides que les objets reflts, inversion systmatique de l'espace : nous voici bien prs des thmes habituels de la description baroque, qui cultive travers eux toute une esthtique du paradoxe, - mais du mme coup bien loin des intentions essentialistes de l'esthtique proustienne. Il s'agit l, sans doute, d'un cas-limite, et l'on peut objecter de toute manire

  • PROUST PALIMPSESTE

    que l'art de Proust n'est pas ncessairement une rplique de l'art d'Elstir. Mais Proust lui-mme repousse cette objection en invoquant pour sa part des illusions du mme ordre, et en affirmant: Les rares moments o l'on voit la nature telle qu'elle est, potiquement, c'tait de ceux-l qu'tait faite l'uvre d'Elstir : ce qui est la formule mme de l'entreprise proustienne. Il faut donc admettre que le style d'Elstir rpond fidlement l'ide que Proust se fait de son propre style, et par consquent de sa propre vision.

    De fait, le trait le plus caractristique de la reprsentation proustienne est sans doute, avec l'intensit de leur prsence matrielle, cette superposition d'objets simultanment perus qui a fait parler son propos de surimpressionnisme 1 . On sait la fascination qu'exerce sur Marcel l'effet de trans-verbration 2 que produit la lanterne magique de Combray en projetant ses images immatrielles et pourtant visibles sur tous les objets de sa chambre : la robe rouge et la figure ple de Golo se moulent sur les plis du rideau, sur la surface bombe du bouton de porte, deux espaces, le rel et le fictif, s'unissent sans se confondre. Dans la chambre du Grand Htel de Balbee, ce n'est plus une projection, mais un reflet qui droule sur les vitrines en glace de la biblio-thque basse une frise de claires marines qu'interrompaient seuls les pleins de l'acajou3 : le paysage naturel prend ainsi, par un artifice de mise en scne particulirement recherch, l'apparence d'une uvre d'art : la ralit se donne pour sa propre reprsentation. Ces spectacles sophis-tiqus traduisent bien le got de Proust pour la vision indirecte, ou plutt son incapacit marque la vision directe. La nature, crit-il lui-mme, n'tait-elle pas commence-ment d'art elle-mme, elle qui ne m'avait permis de connatre,

    I. Benjamin Crmieux, cit par A. Maurois, A /0 Recherche de Moree! Pro/III, p. 201.

    2. L'dition de la Pliade (1, p. 10) donne : Irofmertbrolion. 3. l, p. 383.

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    souvent, la beaut d'une chose que dans une autre, midi Combray que dans le bruit de ses cloches, les matines de Doncires que dans les hoquets de notre calorifre eau 1 ? Mais cette perception indirecte est ncessairement une per-ception mutile, de telle sorte qu'il est souvent impossible de discerner si elle rsulte d'une vanescence fcheuse (le rel perdu), ou d'une bnfique rduction l'essentiel (le rel retrouv) : car elle n'oblitre pas seulement l'objet peru par transparence, Combray, transpos dans un bruit de cloches, Doncires filtr par les hoquets du calorifre, elle altre encore davantage celui auquel elle impose le rle transitoire, et pour ainsi dire l'tat transitif d'un simple signe. Ce bruit de cloches apparemment gonfl d'une pr-sence qui le dpasse et l'enrichit ne peut s'ouvrir cette signification nouvelle qu'en s'appauvrissant d'un autre ct, qu'en s'extnuant, presque jusqu' disparatre, comme vne-ment sensible. On ne peut la fois couter le village dans le bruit de cloches et entendre le bruit de cloches en sa pl-nitude sonore : on ne gagne l qu'en perdant ci. Proust le sait mieux que personne, lui qui crit, propos du texte des Goncourt qui vient de lui rvler dans le salon Verdu-rin des ralits qu'il n'y avait jamais souponnes : Le charme apparent, copiable, des tres m'chappait parce que je n'avais pas la facult de m'arrter lui, comme un chirur-gien qui, sous le poli d'un ventre de femme, verrait le mal interne qui le ronge. J'avais beau dner en ville, je ne voyais pas les convives, parce que, quand je croyais les regarder, je les. radiographiais 2. La surimpression rsulte ici d'un excs de pntration du regard qui ne peut s'arrter aux apparences et peroit mi-profondeur, dans une zone un peu en retrait . Elle est du mme coup accueillie d'une manire plutt favorable : travers les diffrents tats du salon Verdurin, elle permet de dgager son identit dans divers lieux et divers temps . Ailleurs un phnomne du

    J. III, p. 889. - 2. Ibid., p. 7l8 ..

  • PROUST PALIMPSESTE

    mme ordre est ressenti comme une servitude pnible : Si l'on veut clicher ce qu'un caractre a de relativement immuable, on le voit prsenter successivement des aspects diffrents (impliquant qu'il ne sait pas garder l'immobilit, mais bouge) l'objectif dconcert 1. Le temps en effet mtamorphose non seulement les caractres, mais les visages, les corps, les lieux mmes, et ses effets se sdimentent dans l'espace (c'est ce que Proust appelle le Temps incorpor li ) pour y former une image brouille dont les lignes se che-vauchent en un palimpseste parfois illisible, presque tou-jours quivoque, comme cette signature de Gilberte que Marcel prendra pour celle d'Albertine, comme ce visage d'Odette de Forcheville qui contient en suspension le souve-nir de la Dame en Rose, le portrait par Elstir de Miss Sacri-pant, les photographies triomphantes de Madame Swann, le petit daguerrotype ancien et tout simple conserv par son mari, et bien d'autres preuves successives, plus une obscure resseinblance avec la Zphora de Botticelli.

    Ce palimpseste du temps et de l'espace, ces vues discor-dantes sans cesse contraries et sans cesse rapproches par un inlassable mouvement de dissociation douloureuse et de synthse impossible, c'est sans doute cela, la vision prous-tienne. Dans le train qui le conduit Balbec pour son pre-mier sjour, Marcel aperoit par la fentre un' ravissant lever de soleil : au-dessus d'un petit bois noir, des nuages chancrs dont le doux duvet tait d'un rose fix, mort,

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    ses toiles 1. Chacun de ces tableaux rsume et concentre une page du Flaubert ou du Chateaubriand le plus subs-tantiel, le plus intensment pntr de la fracheur et de la plnitude du rel; mais au lieu de s'exalter l'un l'autre ils se combattent en une douloureuse alternance : deux visions euphoriques peuvent, chez Proust, composer une vision tourmente. Si bien que je passais mon temps courir d'une fentre l'autre pour rapprocher, pour rentoiler les fragments intermittents et composites de mon beau matin carlate et versatile et en avoir une vue totale et un tableau continu. Que le mouvement qui les prsente successivement s'acclre, et le dplacement compensateur d'une fentre l'autre ne sera plus possible: il faudra subir l'intermit-tence, puis la confusion, enfin l'effacement mutuel des deux tableaux. Mais n'est-ce pas prcisment ce qui se passe dans les mirages d'Elstir et dans les mtaphores de Proust?

    L'criture proustienne se fait ainsi, entre ses intentions conscientes et son accomplissement rel, la proie d'un sin-gulier renversement : partie pour dgager des essences, elle en vient constituer, ou restituer, des mirages; destine rejoindre, par la profondeur substantielle du texte, la substance profonde des. choses, elle aboutit un effet de surimpression fantasmagorique o les profondeurs s'annu-lent l'une par l'autre, o les substances s'entre-dvorent. Elle dpasse bien le niveau superficiel de la description des apparences, mais non pas pour atteindre celui d'un ra-lisme suprieur (le ralisme des essences), puisqu'elle dcouvre au contraire un plan du rel o celui-ci, force de plnitude, s'anantit de lui-mme.

    Ce mouvement destructeur qui entrane sans cesse dans l'quivoque et la contestation une prsence sensible dont

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    chaque moment pris part semble inaltrable, ce mouve-ment caractristique de l'criture proustienne est videm-ment la dmarche mme de la Recherche du Temps perdu. De mme que chaque fragment de ses paysages versa-tiles pourrait tre un tableau de Chateaubriand, mais que l'ensemble en compose une vision dconcerte qui n'ap-partient qu' lui, ainsi chaque apparition de ses personnages, chaque tat de sa socit, chaque pisode de son rcit pourrait faire la matire d'une page de Balzac ou de La Bruyre, mais tous ces lments traditionnels sont emports par une irrsistible force d'rosion. On pourrait dire de Proust ce qu'on a dit de Courbet \ que sa vision est plus moderne que sa thorie; on peut dire aussi que l'ensemble de son uvre est plus proustien que chacun de ses dtails.

    A premire vue les personnages de la Recherche ne sont gure diffrents, ni par leur aspect physique, ni par leurs caractristiques sociales ou psychologiques, des person-nages de romans classiques : tout au plus pourrait-on dceler, dans la prsentation d'un Bloch, d'un Legrandin, d'un Cottard, des Guermantes ou des Verdurin, quelques accents un peu trop appuys, quelques pastiches la limite de la parodie, qui feraient glisser le portrait vers la carica-ture et le roman du ct de la satire. Mais une telle drive n'est pas contraire aux traditions romanesques, elle repr-sente plutt une tentation permanente du genre, peut-tre une condition de son exercice: c'est ce prix qu'un per-sonnage chappe l'inconsistance de la vie pour accder l'existence romanesque, qui est une hyper-existence.

    Mais cet tat n'est pour le personnage proustien qu'un premier tat, bientt dmenti par un second, puis un troi-sime, parfois toute une srie d'preuves tout aussi accen-tues, qui se superposent 2 pour difier une figure

    I. Francastel, Art et Technique, p. 146. z. Proust signale lui-mme ces effets de superposition propos d'Albertine

    et d'Oriane. . Georges Poulet, /' EsPa, proustien, p. 113.

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    plusieurs plans dont l'incohrence finale n'est qu'une somme d'excessives cohrences partielles : il y a ainsi plusieurs Saint-Loup, plusieurs Rachel, plusieurs Albertine incom-patibles et qui s'entre-dtruisent. Le visage d'Albertine en donne une illustration saisissante : de mme que le nar-rateur, lors de son premier sjour Balbec, dcouvre suc-cessivement une Albertine-jeune-voyou, une Albertine-colire-nave, une Albertine-jeune-fille-de-bonne-famille, une Albertine-ingnue-perverse, ainsi le visage d'Albertine se modifie d'un jour l'autre, non seulement dans son expres-sion mais dans sa forme et sa matire mme : Certains jours, mince, le teint gris, l'air maussade, une transparence violette descendant obliquement au fond de ses yeux ... d'autres jours, sa figure plus lisse engluait les dsirs sa surface vernie ... quelquefois, saris y penser, quand on regar-dait sa figure, ponctue de petits points bruns et o flot-taient seulement deux taches plus bleues, c'tait comme on et fait d'un uf de chardonneret, souvent comme d'une agathe opaline, etc. 1 . Comme on le voit, chaque visage successif est richement pourvu des attributs de l'existence matrielle: surface mate ou vernie, transparence violette, mail rose, taches bleues, mais l'effet total, comme dans le tableau du Chef-d'uvre inconnu dont cette page, et quelques autres, semblent vouloir constituer une sorte de rplique littraire, n'est pas une profondeur transparente, mais une surcharge, une plthore textuelle dans laquelle le visage finit par s'en_ liser, s'engloutir et disparatre. C'est peu prs l'exprience que ralise le Narrateur dans le fameux Baiser d'Albertine : Dans ce court trajet de mes lvres vers sa joue, c'est dix Albertine que je vis ... celle que j'avais vue en dernier, si je tentais d'approcher d'elle, faisait place une autre ... Tout d'un coup mes yeux cessrent de voir, son tour mon nez, s'crasant, ne perut plus aucune odeur et ... j'appris

    1. 1. p. 946.

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    ces dtestables signes que j'tais en train d'embrasser la joue d'Albertine 1.

    Exception faite pour la famille du Narrateur, qui incarne, entre autres valeurs, une sorte de nostalgie de la stabilit, presque tous les personnages de la Recherche sont aussi pro-tiformes, et le lecteur pourrait en dire ce que Marcel, quelques jours aprs leur premire rencontre, pense de Robert de Saint-Loup : J'avais t victime d'un mirage, mais je n'ai triomph du premier que pour tomber dans un second 2. Ce sont les effets du Temps, bien sr, qui chan-gent le superbe Charlus en une pitoyable pave, le gro-tesque Biche en prestigieux Elstir, Madame Verdurin en Princesse de Guermantes, et qui conduisent Odette du demi-monde au grand monde ou Rachel de la maison de passe au Faubourg Saint-Germain. Mais le temps n'est pas le seul, ni mme le principal artisan des mtamorphoses proustiennes; il ne fait souvent que rvler aprs coup des mutations brusques dont il n'est pas responsable : nous voyons bien Swann se dprendre progressivement de son amour pour Odette, mais quel progrs, quelle dure peut expliquer, plus tard, leur mariage? Georges Poulet l'a bien montr 3, le temps proustien n'est pas un coule:-ment, comme la dure bergsonienne, c'est une succession de moments isols; de mme, les personnages (et les groupes) n'voluent pas : un beau jour, ils se retrouvent autres, comme si le temps se bornait actualiser une pluralit qu'ils contenaient virtuellement de toute ternit. Au reste, c'est bien simultanment que tant de personnages assument les rles les plus contrasts : Vinteuil, voisin drisoire et illustre compositeur, Saint-Loup, amant passionn de Rachel et soupirant de Morel, Charlus, prince du Faubourg et complice de Jupien, Swann, intime du Prince de Galles et plastron de Madame Verdurin. Tous simulent et dissimulent, men-

    1. II, p. 36S. - 2. l, p. 732. 3. Etutier mr 1, T,mpr humai", p. 396-397.

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    tent OU se mentent, tous ont une vie secrte, un vice, une passion, une' vertu, un gnie cach, tous Dr Jeckyl et Mr Hyde se prtent un jour ou l'autre aux plus spectaculaires rvlations. Certains vnements historiques (l'affaire Drey-fus, la Guerre), certains faits sociaux (Sodome et Gomorrhe) ne semblent avoir lieu que pour mnager quelques surprises de plus : ce coureur de jupons n'aimait que les garons d'tage, ce farouche antismite tait dreyfusard, ce hros tait un lche, cet homme tait une femme, etc. Les caprices de l'hrdit, la confusion du souvenir, les influences secrtes oprent de mystrieux transferts : Bloch vieilli devient M. Bloch pre, Gilberte alourdie devient Odette, Gilberte et Albertine, Swann et Marcel se tlescopent , et au milieu du mouvement universel il n'est pas jusqu' certaines stabilits qui ne deviennent paradoxales : ainsi Odette, incomprhensiblement intacte entre cent vieillards mcon-naissables, compose-t-elle, la dernire matine Guermantes, le plus trange anachronisme.

    Comme les individus ignorent la dure, la socit ignore l'Histoire, mais chaque vnement dtermine une modifi-cation massive et presque instantane de ce que Proust appelle, d'un nom trs rvlateur, le kalidoscope social 1. On ne trouve pas chez lui ces lentes pousses qui manifes-tent, chez un Balzac ou un Zola, le renouvellement pro-gressif du corps social , la monte des couches nou-velles, ce mouvement souterrain mais irrsistible que Zola compare celui de la germination. On sait, du reste, que Proust ne reprsente pas la Socit, mais le Monde (ou plutt la Mondanit, qui s'incarne en plusieurs Mondes : aristocratie, bohme bourgeoise, province, domesticit), c'est--dire le versant protocolaire de la socit, o ne s'exercent plus les lois SOCiales chres au XIXe sicle, mais ces dcrets de l'Opinion dont les caprices d'Oriane, les potins de la tante Lonie, les lubies de Franoise, les exclusives de

    1. II, p. 190.

  • PROUST PALIMPSESTE

    Madame Verdurin ou de la Marquise des Champs-lyses reprsentent les formes les plus caractristiques. La suc-cession de ces dcrets ne procde pas d'une Histoire, c'est--dire d'une volntion porteuse de sens, elle fonde souveraine-ment une Mode, dont la seule valeur fixe est, chaque tape, une nouveaut radicale et sans mmoire : la dernire d'Oriane efface l'avant-dernire et toutes les prcdentes; d'o cette hte fbrile venir aux nouvelles, se tenir au courant . Moyennant quoi la tradition fournit toute une gamme d'attitudes et de sentiments dont l'objet seul se renouvelle, puisque le snobisme, forme rcurrente, est indif-frent son contenu. De mme l'Aflire ou la Guerre struc-turent et restructurent le Monde autour de valeurs nouvelles (antismitisme, germanophobie) dont le chass-crois suffit hisser brusquement telle petite bourgeoise au sommet, ou prcipiter telle Altesse dans les bas-fonds d'une hirar-chie qui ne se conserve qu'en bouleversant constamment ses critres : protocole rigide mais instable, monde ferm compensant et prservant sa clture par une incessante permutation, la socit proustienne se confirme dans un perptuel dmenti.

    Le mouvement mme de l' uvre semble opposer la scurit de la matire romanesque une sorte d'obscure volont ngatrice. Certes, Proust n'est ni Joyce ni mme Virginia Woolf, et sa technique du rcit n'est en rien rvolutionnaire. Apparemment, et dans le dtail, ses matres sont ces grands classiques qu'il cite lui-mme, Balzac, Dostoevsky, George Eliot, Dickens ou Hardy, auxquels viennent s'adjoindre quelques modles qu'on pourrait dire prromanesques : Svign, Saint-Simon dans l'ordre de la narration, Chateau-briand, Ruskin dans celui de la description, Ruskin encore et peut-tre Bergson pour la dissertation, sans compter l'apport de genres mineurs que Proust avait lui-mme pra-

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    tiqus dans ses dbuts, comme ces chroniques mondaines du Figaro que l'on retrouve presque toutes, et presque intactes, dans son uvre. Ainsi pourrait-on voir dans la Recherche du Temps perdu une agrable succession de scnes, de tableaux, de portraits, de digressions de toutes sortes, habilement lie par le fil sans surprise d'un roman de for-mation : amours enfantines, dbuts dans le monde, pre-mire passion, dcouvertes littraires, etc. - le roman ne s'cartant de sa propre tradition qu'au bnfice de genres encore plus traditionnels. Mais ce n'est l qu'une premire impression, entretenue d'ailleurs par une lecture le plus sou-vent anthologique de la Recherche, - lecture videmment contraire au dsir de l'auteur, qui n'a cess de revendiquer pour son uvre le bnfice de la patience, de l'attention, de la perception des rapports distance (

  • PROUST PALIMPSESTE

    Albertine ressuscite (mais c'est une erreur). L'ge du narra-teur et celui des autres personnages ont souvent du mal s'accorder, comme si le temps ne s'coulait pas pour tous la mme vitesse, et l'on a parfois le sentiment d'un chevau-chement inexplicable des gnrations. L'inachvement mat-riel de la Recherche est sans doute responsable de certains de ces effets, mais il ne fait qu'accentuer la tendance : les contradictions du manuscrit peuvent tre interprtes non comme des tourderies insignifiantes, mais au contraire, la manire freudienne, comme des actes manqus, d'autant plus rvlateurs qu'ils sont involontaires.

    L'enfance de Marcel n'est 'pas tout fait une origine, puisqu'elle est, pour l'essentiel, ressuscite par la petite madeleine, et qu'il s'agit plus d'une enfance rve que d'une enfance relle : chronologiquement antrieure la rv-lation du Temps Retrouv, elle lui est psychologiquement postrieure, et cette ambigut de situation ne peut manquer de l'altrer. Les amours enfantines ne sont pas tout fait une initiation, puisque l'amour de Swann en a dj plus qu'esquiss la courbe. Marcel dira plus tard qu'il lui est difficile de distinguer entre ses propres expriences et celles de Swann : comme la phrase entendue par Swann dans la sonate de Vinteuil et que Marcel reconnat dans le septuor, les sentiments, les souvenirs et mme les oublis se glissent d'un personnage l'autre, et ces transferts troublent le temps de l'uvre en y introduisant l'amorce d'une rptition.

    Le cadre spatial n'est gure plus stable que la dimension temporelle : les dcors de la Recherche sont apparemment bien isols, plus encore que par la distance, par leur indivi-dualit substantielle 1; entre Balbec, baign d'atmosphre marine, imprgn de sel et d'cume, et Combray, dans son air confin et vieillot o flotte l'odeur sucre des confitures familiales, aucune relation ne semble possible; aucun voyage ne devrait pouvoir mettre en communication des matires

    1. . Georges Poulet, J'E/pa, prout/un, p. 47-51.

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    aussi htrognes : Marcel s'merveille l'ide qu'un train puisse conduire en une nuit de Paris Balbec ou de Florence Venise. Pourtant, sans mme recourir cet expdient mcanique, le rcit proustien passe sans effort, et comme sans dplacement sensible, d'un lieu l'autre : privilge du souvenir ou de la rverie, mais aussi et surtout ubiquit souveraine du rcit, par laquelle les lieux se dmatrialisent en glissant les uns sur les autres. Tous les romans, bien sr, promnent ainsi leur action d'un dcor l'autre; mais le plus souvent ces dcors sont neutres, ils restent leur place et n'adhrent pas au rcit. Chez Proust au contraire les lie