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FÉLIX GAILLARD Le Président

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© Ginkgo Éditeur, février 2011ISBN : 978-2-84679-090-1

Ginkgo Éditeur38, rue Blomet75015 Paris

www.ginkgo-editeur.fr

Crédits photographiques : DRMaquette : David Dumand

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GINKGOéditeur

Samuel CAZENAVE

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Pas de belles choses dans la vie sans l’amour.

Je dédie ce livre à mes deux garçons,Alexandre et Marc-Antoine et à Sonia.

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PRÉFACE

Jean-Louis Borloo

Félix Gaillard fait partie de ces rares personnalités qui ontlaissé derrière elles beaucoup d’orphelins et trop peu d’héritiers.Au-delà d’une simple remise en perspective, cet ouvrage consti-tue de ce point de vue une formidable redécouverte.

Redécouverte d’un surdoué, Félix Gaillard, inspecteur desFinances à 23 ans, secrétaire d’État à 28 ans, ministre desFinances à 37 ans puis plus jeune président du Conseil de laIVe République à seulement 38 ans, dont Jacques Chaban-Delmas disait : «d’un regard, il comprenait tout et saisissait le reste».

Redécouverte d’un homme au destin fulgurant, qui a directe-ment participé à tous les combats de son temps : la Résistance,la reconstruction du pays au côté de son compatriote charentaisJean Monnet, la communauté européenne, la décolonisation, lalutte contre l’inflation, la réforme constitutionnelle.

Redécouverte d’une époque aussi mal connue que malcomprise, gangrénée par la guerre d’Algérie et malade d’uneConstitution à bout de souffle, écartelée entre la fidélité àl’héritage de la IIIe République et la nécessité de s’adapter auxbesoins d’une démocratie moderne.

Redécouverte de visages qui ont fait la France – le général deGaulle bien sûr, mais aussi Pierre Mendès France, Jean Monnet,Antoine Pinay, Jacques Chaban-Delmas, René Pleven, Edgar Faure

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ou François Mitterrand – qui ont tous, comme point commun,d’avoir apprécié voire admiré l’intelligence et la clairvoyance deFélix Gaillard.

Et puis enfin, redécouverte d’une formation politique, le partiradical, dont l’histoire se confond totalement et intimementavec celle de la République, de ses valeurs, de ses promesses etde son espérance. Un parti que Félix Gaillard va redresser avantde le réformer en profondeur, en insistant sur ce qui fait le sensde toute formation politique : le maillage du territoire, la trans-parence, le débat et les projets. Cette période de renaissanceculminera avec la publication, au mois de septembre 1960, dupremier Manifeste du parti radical.

Ainsi se dessine par petites touches le portrait d’un hommeaccessible et chaleureux, à l’ambition saine et à l’intelligencemodeste, convaincu que le courage en politique n’excluait pasla recherche du consensus. Un homme d’honneur et de devoirsdont le sens de l’humour et la distance critique masquaientun besoin farouche de liberté. Un homme dont le destin futdéfinitivement brisé le 9 juillet 1970, aux larges des îles anglo-normandes.

En refermant cet ouvrage, on pense immédiatement à l’hom-mage qui lui fut rendu par le Président Valéry Giscard d’Estaing,autre surdoué de la République : « sa disparition prématurée achangé la politique de la France ».

Félix Gaillard a laissé un grand vide qu’il nous appartient decombler collectivement par nos idées, nos valeurs humanisteset par notre audace.

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INTRODUCTION

Quand elle (l’utopie) sera rentrée dans l’Histoire,

comme beaucoup d’autres utopies du même genre,

les hommes n’imagineront plus d’autre réalité.

Tant il est vrai que l’Histoire n’est que l’effort

désespéré des hommes pour donner corps

aux plus clairvoyants de leurs rêves.

Albert Camus

« Félix Gaillard n’était pas seulement un être brillant doué detoutes les façons : il était un être exceptionnel. Sa culture était d’au-tant plus remarquable qu’elle était plus discrète. Il avait, c’est vrai,franchi comme en se jouant les différents obstacles que la vie imposeà un jeune homme puis à un homme jeune.

À l’inspection des Finances il était passé comme sans y prendregarde. À un âge où souvent on espère accéder aux premières digni-tés, aux premières fonctions gouvernementales, il était chef dugouvernement et je suis sûr que, sans sa disparition, la Républiqueet la France auraient pu à nouveau compter sur lui ».

Quel contraste entre ce très flatteur éloge funèbre rendu le2 octobre 1970 par le président de l’Assemblée nationale,Achille Peretti, devant ses pairs députés et la chape de silencequi a recouvert le souvenir collectif de celui qui, à 38 ans, pré-céda de Gaulle au pouvoir !

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Il est en effet une sorte de mystère à cette amnésie collective,à cette impasse historique. Félix Gaillard d’Aimé : un nomaujourd’hui oublié, si ce n’est par certains Charentais qu’il repré-senta à l’Assemblée nationale pendant vingt-quatre ans, du moinspar le plus grand nombre des Français. Incontestablement, lamarque de sa carrière fulgurante, de son talent et la trace de sonaction ont été gommées par d’autres. Le temps aurait ainsi reprisdes droits concédés trop vite.

Il faut dire que les auspices n’étaient guère favorables sousune Quatrième République aux pouvoirs à éclipses, puis sousla Cinquième dans l’ombre tutélaire du gaullisme et de ses épi-gones. Le ciel de notre histoire ne laisse de trace lumineuse, quecelle des comètes à longue traîne, essaimant partout leurs pous-sières d’étoiles ! En politique, plus sans doute que dans touteautre activité humaine, le temps souverain est souvent la condi-tion de l’empreinte sur le monde.

Dans cette génération, comme rescapée de la Grande Guerre,une génération étroite portant sur ses épaules un poids del’histoire d’autant plus grand et dans son acte de naissance,la mission fondamentale de la reconstruction, il fallait êtrecréateur, inventeur, défricheur ou constructeur. Citant Péguyen 1950 « Dans l’histoire du monde, il y a des époques et il y ales périodes. Les périodes, ce n’est rien, c’est ce qu’il y a entre lesépoques », Félix Gaillard rajoute : « Nous avons le danger, maisla chance de vivre dans une époque, et dans une grande époque del’histoire du monde et je le dis moi, qui, avec tous ceux de mon âge,n’ai connu que le désespoir de la patrie et parfois sa honte, je disque maintenant nous ne devons pas désespérer, que jamais nous nedevons désespérer de ce pays dont un Allemand – Keyserling –disait qu’il était le sel de la terre, car c’était celui qui, dans l’époqueapparemment anarchique où nous vivons apporterait en fin de

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compte au monde ce qu’il appelait « les heureuses formules défini-tives » pour le monde de demain comme la Grèce les avaitapportées pour le monde antique. »

De fait, au milieu de beaux et grands tempéraments au ser-vice du pays, Gaillard a été le plus brillant et probablement leplus novateur d’entre eux. Il l’a été par son style, par ses enga-gements et par une façon de concevoir le pouvoir : un hommemoderne tel que nos générations actuelles d’électeurs aime-raient avoir à choisir. D’une constante exigence prospectivepour son pays et pour son territoire charentais, il était douéd’une capacité exceptionnelle à maîtriser le réel en ne s’autori-sant pas tout, malgré et peut-être à cause de ses facultés.

Ses collègues parlementaires comme ses amis charentaispensaient le voir briller longtemps et plus haut encore car unchemin avait déjà été parcouru, les premiers repères d’une visiond’homme d’État posés. D’une forme d’audace sans ostentation,d’exigence sans arrogance, d’ambition sans empressement, decharme sans séduction, le jeune Félix avait su imposer le respectà ses aînés. Il évoquait irrésistiblement un autre Félix, celui deBalzac, auquel la tendre Madame de Morsauf recommande, avantqu’il ne parte pour Paris à la conquête du pouvoir : « Ne soyezni confiant, ni banal, ni empressé. Tout est bien en vous. Veuillezdonc ! Votre avenir est dans ce seul mot, le mot des grands hommes. »

Une deuxième vie sur les crêtes de la République allait s’ou-vrir en septembre 1970. À 51 ans, ce temps des récompensesqu’évoque Chaban s’annonçait comme celui de la reconquête.Mais le 9 juillet, sa trajectoire s’est brutalement brisée au largedes côtes bretonnes. À la barre de son voilier de douze mètres,la Marie-Grillon, par une mer sans aspérité, Félix Gaillardd’Aimé disparaissait cruellement, absurdement.

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Avec l’homme d’État disparaissait aussi un homme complet,comme si la prescience de la brièveté faisait d’emblée une placeparticulière à l’intime, une place que les manuels d’histoire neretiendraient pas. À 22 ans déjà, ce trait de caractère, plein del’amour filial et d’une certaine idée de grandeur, se fait jourquand il demande le 30 octobre 1941 à relever – comme le per-met une loi du 2 juillet 1923 – le nom « d’Aimé », celui de sonunique oncle maternel Achille, « mort pour la France » sans des-cendance directe en mai 1936 des suites de blessures subies lorsde la Grande Guerre. Le tribunal d’instance de Paris le luiaccorde le 24 juillet 1942. Mais ce jeune fils de famille aura lasagesse de n’en faire que parcimonieusement mention durant sacarrière politique à venir, sans doute pour ménager les jalousieset l’ardeur de quelques séides provinciaux...

Aimant les siens et la vie du quotidien, l’ambition élevée etdes façons que certains jugeront débonnaires, Félix était un sur-doué pour la chose politique et pour la vie.

Tout cela fait un personnage presque trop parfait, un portraitde couverture en papier glacé, une sorte de « people-itique » bienavant l’heure. N’était-ce que le premier prototype de ces grandsserviteurs de l’État qui sous la cinquième République colonise-raient les palais ministériels ? Avec Jules Ferry, Waldeck-Rousseau,Millerand et bien d’autres, les plus grands avocats d’affaires –dont le dernier et le plus illustre représentant fut RaymondPoincaré – présidèrent pendant cinquante ans aux destinées dela troisième République. Puis, entre les deux guerres, l’arrivéeau pouvoir du triumvirat Herriot-Painlevé-Blum permit au subtilAlbert Thibaudet d’écrire un livre sur la République des profes-seurs. Après l’interrègne des polytechniciens, Félix incarnait-ilune République des inspecteurs des Finances, peu sentimentale,précise et sèche comme une feuille d’imposition ? C’est ce que

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pourrait laisser augurer Jules Moch, s’adressant un jour au prési-dent du Conseil Félix Gaillard, de la tribune de l’Assembléenationale : « Monsieur le Président, vous avez une règle de calcul àla place du cœur ». Gaillard aurait-il été l’arbre qui cache la forêt ?

Était-il vraiment cet homme arithmétique et sans aspérité,laissant curieusement une prise si facile aux préjugés d’où qu’ilsviennent ? Loin de ces caricatures incarnées de politiciensavides et requins, Gaillard avec sa bonhomie avait-il l’étoffe deschefs d’État ? Cette vie même si brève ne se résumerait-elle qu’àla montée des marches du pouvoir ? Sa mystérieuse disparitionphysique et historique ne porte-elle pas l’ombre profonde d’unsystème sur l’éclat d’un destin éblouissant ? Et si la Républiqueavait perdu un temps précieux en se passant de cet homme oude son souvenir ?

Grand homme discret, le plus jeune chef de gouvernementdepuis Napoléon nous a légué des héritages fondamentaux, surlesquels nous vivons encore. À un âge où d’autres se lancentdans l’action publique, Félix était un recours républicain possi-ble pour ce régime de la Quatrième République asphyxié,paralysé et assiégé. C’est ce que nous dit ce papier du Monde du25 janvier 1958, signé de Paul Gailly : « Si M. Gaillard échouedans sa tentative, on se demande quelle sorte de République seraappelée à diriger notre pays. Celle des boutiquiers sous l’égide deM. Poujade ? Celle des médecins animée par MM. Queuille etBernard Lafay ? Ou une République des militaires ? Tout est possi-ble… P.-J. Toulet a écrit dans son Almanach des trois impostures :« si les peuples n’ont que le gouvernement qu’ils méritent, quanddonc les Français mériteront-ils de ne pas en avoir ».

Président du Conseil du 6 novembre 1957 au 14 mai 1958,Félix Gaillard avait six mois pour sauver la République !

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CHAPITRE 1

UN CHARENTAIS DE PARIS

Mais toi, ô drapier, mon aïeul, prête moi un morceau

d’étoffe couleur du temps, afin que je l’attache

à ma hampe et que j’entende claquer au vent

le drapeau de mes espoirs !

Katia Granoff

«Vous êtes d’un monde qui s’élabore si loin du mien. Cela fait queje me sente parfois sans lien avec vous. Il m’arrive d’oublier quevous êtes le géniteur de mon corps. En dépit de nos traits communs,nous nous retrouvons véritablement affrontés partout où la discus-sion nous oppose. […] Nul attendrissement n’a jamais marqué nosrapports [...]. Ce que vous m’avez donné ne me tient pas quitte desqualités qu’il me reste à trouver et qui naissent aux champs où vousn’êtes pas allé. Je vous vois dans votre salon recevoir ceux de votreâge, jouissant du repos, des liqueurs, des cigares […]. Vous êtesabsolument certain de tout ce que vous dîtes […]. Vous aimez lebonheur et vous en avez une idée économique. […] Vous attendezla fin de la guerre pour remettre vos affaires dans les profits dutemps de paix. »

C’est le jugement dramatique et sans appel d’un jeunehomme de 20 ans qui écrit à son père. Son allure élégante etdébonnaire de grand bourgeois parisien, ne laisse guère percer

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cet abîme intérieur, cette souffrance latente. Au temps des res-ponsabilités prochaines, les observateurs les plus avisés serontnombreux à s’y laisser prendre : ne voyant dans ce jeune visage,poupin à l’heure où d’autres sont souvent parcheminés, que lamarque d’un premier de la classe, lisse et sans saveur. Cesquelques lignes sont les seules d’une vie où le voile de pudeurde Gaillard se déchire sur un visage qu’on imagine alors tour-menté. C’est le profil en filigrane d’un être aux aspirationsélevées, dans le rapport intime et l’idée qu’une vie s’ouvre auxautres pour grandir ou bien se ferme sur soi pour se racornir,menant un combat au service « du monde qui s’élabore ».

Félix Gaillard naît le 5 novembre 1919. C’est un enfant de laGrande Guerre, du grand suicide de l’Europe, dont les ruinesfournissent les matériaux de la suivante, du monde d’après, lesmorts et les combattants de demain. Du moins ceux qui sontnés, comme par exception. Ceux-là qui, portant en eux laconscience d’un destin collectif, auront donc à vivre plus fortpour ceux qui n’auront pas survécu, pour ceux qui ne serontpas nés…

Ce temps de l’immédiat après la Première Guerre mondialeest celui d’une singularité politique et d’une vitalité économiqueexceptionnelle de la Charente, terre de la famille Gaillard. Lestemps de guerre ont bien profité à ce territoire d’industries clas-siques et militaires. La poudrerie d’Angoulême et la fonderie deRuelle ont connu un afflux de main-d’œuvre et une activitéconsidérables. Les papeteries continuent d’occuper des milliersde personnes dans l’agglomération et la fumée du papier à ciga-rette Le Nil enveloppe le monde de sa volute exotique. L’activitépapetière nourrit une autre industrie, celle de la fabrication defeutres. Dès 1918 la fameuse pantoufle, la charentaise, en deviendrale produit emblématique. Et c’est en 1919 qu’un certain Marcellin

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Leroy crée un atelier de mécanique électrique pour réparer lesmoteurs usagers, entreprise artisanale qui deviendra la char-nière industrielle de la Charente. Voilà donc une terre rurale,profondément meurtrie dans sa chair par la grande broyeuse de14-18, qui trouve paradoxalement dans cette période de guerreun ressort nouveau. Pépinière d’emplois, source puissante dedevises, qui n’ont jamais cessé d’affluer via les exportations decognac, la Charente est alors une sphère économique pleine-ment ouverte au monde.

C’est sans doute cette situation singulière qui empêche cedépartement de basculer dans le bloc national de Clémenceau.Le nuancier charentais est plus subtil. Faut-il le regretter quandcette « chambre bleu horizon », la plus marquée à droite et laplus profondément renouvelée depuis 1875, va porter à la pré-sidence de la République un Paul Deschanel contreClémenceau, l’incarnation de la faiblesse politique absoluecontre le père La Victoire ? Les facteurs de « la régénération »,souhaitée par Clémenceau, sont pourtant réunis, et les ancienscombattants, tous de jeunes hommes, ont poussé vers la sortienombre des « politiciens » honnis de la troisième République.Mais la « masse » en politique n’est que rarement l’assurance ducourage collectif et son absence de clairvoyance peut atteindredes sommets que la pluralité interdit.

Ce 16 novembre 1919, Félix a 11 jours, la Charente adopteun nuancier politique subtil et lumineux, bien qu’elle recon-duise à la Chambre cinq députés pour six sièges à pourvoir.C’est une galerie de portraits brillants qui se présente alorsdevant les électeurs. Elle mérite un arrêt sur image…

Jacques Poitou-Duplessy est le sixième sur la liste d’unionrépublicaine clémenciste menée par Lazare Weiller, ingénieur,

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industriel et inventeur. Ce dernier siège depuis le 10 mai 1914aux côtés de la gauche républicaine. Lui ne sera pas reconduit.Mais il deviendra sénateur en 1920. Né d’une famille juive deSélestat dans le Bas-Rhin, le jeune Lazare est envoyé enCharente chez un cousin en 1875, lorsque l’Alsace et la Lorrainesont intégrées au Reich allemand. Il crée une usine de tréfilagede fils de cuivre et dépose plusieurs brevets qui vont faciliter lapose de fils électriques de télécommunication. Fortune assurée,il imagine la vision à distance grâce à l’électricité : la télévisionétait née. Se tournant ensuite vers les transports, il est à l’ori-gine de l’école de pilotage aérien de Pau et parmi les fondateursde la compagnie générale de navigation aérienne. Il invente éga-lement le taximètre et fonde la première société de fiacresautomobiles. Il reste, de son passage charentais, la Maison alsa-cienne construite pour sa femme à Angoulême, au pied de laville, dans le quartier de Saint-Cybard. Elle abrite aujourd’huila Charente de demain, celle du cinéma et des formations auxtechniques de l’image. On rencontre quelques centaines demètres plus loin, un autre témoignage de l’amour qu’il portait àsa jeune épouse décédée avant lui : un gisant merveilleux recou-vrant la tombe du couple au cimetière de Bardine. Voilà lanon-contribution brillante, technique et romantique de laCharente au tsunami bleu.

Mais si les Charentais n’ont pas été transportés par le souffleclémenciste, ils ne se sont pas pour autant laissés porter parl’Internationale socialiste à cet instant de montée du péril bol-chévique : la liste SFIO n’obtient aucun député.

C’est le juste milieu, signe du tempérament politique cha-rentais prudent et exigeant, qui s’impose très majoritairement.Il est incarné, lors de cette élection législative de 1919, par uneliste aux contours politiques englobants : l’union nationalerépublicaine et agricole, qui rafle quatre sièges. C’est une liste

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fourre-tout, mais non falote : des sensibilités politiques diffé-rentes adoptent une profession de foi unique dans une sorte desagesse charentaise et de témoignage d’une paix civique reve-nue en même temps que celle des braves. Les 105 241 inscritsde la Charente sont sensibles, comme ils aiment à s’en pensercapables, à la qualité de ces hommes mûrs conscients de leurscharges, quadrilla chamarrée et brillante aux méthodes éculéeset inaltérables. Naturellement anticommuniste, cette équipeaffirme son attachement aux valeurs et aux institutions de laRépublique, ainsi que sa ferme volonté de mettre le travail aucentre de toutes ses préoccupations, en veillant notamment à ceque l’État ne décourage pas « les initiatives personnelles ». Etparmi les moyens retenus pour y parvenir, une idée qui aura debeaux jours devant elle : « Il est des fonctionnaires utiles, il en estd’inutiles, il en est même de néfastes. Payons bien la première caté-gorie en exigeant d’elle un travail correspondant, mais supprimonsles deux dernières ». Cette liste est menée par James Hennessy,élu depuis 1906. Il entame son dernier mandat de député, avantde rejoindre la Chambre Haute pour y demeurer jusqu’en 1945.Georges Géo-Géraud, député depuis 1901, est réélu sous lamême étiquette, tout comme Maurice-Etienne Raynaud, mem-bre du parti radical et radical socialiste. Radical lui aussi depuis1906, Adrien Mairat, ancien maire d’Alloue, conseiller généralde Champagne-Mouton dès 1894, est réélu sous la même ban-nière, mais avec l’oriflamme de la Gauche RépublicaineDémocratique. C’est un journaliste de renom, directeur du jour-nal La Charente et un précurseur pour son territoire. En avril1899, il propose la constitution d’une commission chargéed’étudier un réseau de chemin de fer « combiné avec les voi-tures automobiles ». Il sera à l’origine de la création de la lignede chemin de fer entre Champagne-Mouton et Confolens, « lepetit Pairat ». Sans excès de conservatisme et sans renouvelle-ment du personnel, cette liste assure à la Charente une

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représentation stable, au moment où partout la classe politiquerajeunissait de quelques décades.

Seul Antoine Babaud-Lacroze n’est pas reconduit. Mais à73 ans, ce vieux radical issu des débuts de la troisièmeRépublique a peut-être fini par sembler décalé aux Charentais.Il est vrai qu’après trente années de mandat, alors qu’il avait prisle relais de son père, député de la Charente en 1834 sous lerégime de Louis-Philippe, Babaud peut prétendre à une retraitebien méritée…

Jean-Patrick Hennessy, élu depuis 1910, est lui en tête de laliste républicaine d’action et de réformes, qui n’a pu rassemblerque quatre candidats. C’est un parti sui generis, nourri de bonssentiments, d’un peu de panache et de quelques bonnes idées.Espérant avoir vécu la « dernière des guerres », le candidat faitun plaidoyer pour une paix internationale grâce à « une Sociétédes Nations démocratique ». Il souhaite que la dette de guerresoit la charge commune des belligérants, plutôt que la peinehumiliante du vaincu. Un peu utopiste, avec sa République desidées plutôt que de clientèle, et un brin conservateur quand ilplaide pour le retour des femmes au foyer, notre funambule dela politique charentaise n’obtiendra qu’un seul élu : lui-même.Son originalité ne s’arrêtera pas au soir de cette élection. Élu enCharente jusqu’en 1932, il sera reconduit cette année-là à ladéputation, mais dans les Alpes-Maritimes. Quelques missionsde représentation de la France au sein de la SDN égrènerontcette carrière, et pour la pimenter un peu plus, une candidatureà la présidence de la République en 1931 : ses quinze voix neportèrent pas une ombre trop grande sur l’élection de PaulDoumer qui en obtint quatre cent quarante-deux.

C’est dans ce climat charentais de renouveau économiqueet de stabilité haute en couleur de la classe politique, dans cedébut d’entre-deux guerres indéfinissable, trouble et inquiétant,que naît Félix Gaillard.

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Si le berceau de sa famille paternelle est bien charentais etbarbezilien, Félix ne naît pas à Barbezieux. Son père a pris ladécision de passer le plus clair de son temps à Paris en cette findu XIXe siècle qui rameute dans la capitale tous les tenants de lavie économique du pays. Barbezieux est sa destination pour lesgrandes vacances d’été et le 39, avenue Victor-Emmanuel III,son adresse parisienne. Il vient au monde dans le huitièmearrondissement de Paris. Sans doute est-ce pour cela que Félixconservera aux yeux de nombre de vieux Charentais, cette sin-gularité du Parisien de Charente.

Pourtant, si l’on en croit une historiette datée de 1692 dupoète Gédéon Tallemant de Réaux, la famille Gaillard semblebien être charentaise et depuis des lustres :

« Un jour, passant par un village des Charentes où il fut obligé des’arrêter pour dîner, Henri IV donne l’ordre qu’on lui fît venir celuidu lieu qui passait pour avoir le plus d’esprit. On lui dit que c’étaitun nommé Gaillard. Celui-ci étant venu, le roi lui commanda des’asseoir vis-à-vis de lui de l’autre côté de la table où il mangeait.

Comment t’appelles-tu ? dit le RoiSire, répond le paysan, je m’appelle GaillardQuelle différence y a-t-il entre gaillard et paillard ?Sire, répond le paysan, il n’y a que la table entre euxVentre-Saint-gris ! J’en tiens, dit le roi en riant. Je ne croyais pas

trouver un si grand esprit dans un petit village. »

Cette famille de paysans, comme Félix Gaillard devra le pré-ciser à ses adversaires charentais lors de sa première campagnelégislative, est depuis la fin du XIXe siècle définitivement placéeà l’abri du besoin grâce à des aïeux habiles en affaire.

Pierre – Antoine, Félix – Gaillard, l’arrière-grand-père de Félix,est le fils du cordonnier de Lachaise, modeste village planté aucœur du vignoble blond du Cognaçais. Instituteur du village,

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Pierre sait qu’ici la terre est généreuse pour ceux qui ont lapatience de laisser aux années le soin de vieillir ses eaux-de-vie.Le Cognac se nourrit du temps qui passe et c’est ce qui en fait leprix. Pierre Gaillard acquiert des vignobles et leurs cépages, deschais et leurs alambics. Il devient le représentant de la maisonMartell et se lance en politique. Élu maire de Lachaise sans éti-quette, il bat le notaire de Barbezieux aux élections cantonalesde 1870. Prudent, dépourvu d’audace politique, c’est un élu tai-seux. Les procès verbaux des séances au conseil généralconservent seulement trace des mesures qu’il réclame pourdiminuer le nombre des « animaux de l’espèce canine ». Àl’époque, la Charente ne compte-t-elle pas 25 153 chiens pour367 893 habitants ? Conservateur, Pierre Gaillard se méfie duprogrès. Il milite contre le passage de la ligne de chemin de ferParis-Bordeaux par Barbezieux, persuadé que le train ne peutapporter avec lui que des épidémies.

Pierre associe son fils Félix au négoce. Le grand-père du futurprésident du Conseil est doué d’un solide sens des affaires. Ils’emploie à consolider le bien familial et c’est à Paris qu’il le faitfructifier. La chance place sur sa route le baron Haussmann.Conseillé par le préfet de la Seine qui transforme le Parismédiéval à coups de travaux pharaoniques, le grand-père deFélix devient propriétaire d’immeubles qui feront la fortune deses héritiers. En Charente, il entreprend la construction d’unemaison digne de ses aspirations. Quittant le berceau familial deLachaise, c’est à Barbezieux, petite sous-préfecture assoupie,qu’il fait construire sa nouvelle demeure, 11 avenue de Belgique.Vaste bâtisse de pierre blanche, qu’il hésite à flanquer de deuxailes, elle se protège de la rue principale par d’imposantes grillesnoires. Mais entre leurs arabesques on peut deviner les dragonssculptés du perron, les palmiers et les jardins en pente doucequi vont se perdre à l’arrière jusqu’à la rivière. Le « château »,comme l’appellent les Barbeziliens, fleure bon le style

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Napoléon III, l’aisance d’un négociant en eaux-de-vie et la nota-bilité de l’élu local.

En 1875, l’aïeul Gaillard a succédé à Pierre au Conseil général.Moins discret et plus moderne que son père, il devient rappor-teur de la commission des chemins de fer et plaide à l’inversepour que le tracé en desserve Barbezieux, condition du déve-loppement de ce territoire. Lorsque, contre son avis, l’assembléedépartementale vote en 1883 les conclusions de l’ingénieur enchef du puissant corps des Ponts et Chaussées, et entérine uneligne des chemins de fer qui ignore la région de Cognac, l’aïeulabandonne son mandat. Barbezieux entre dans une ère de dis-cret affaissement. L’isolement combiné avec l’inflation épuise labourgeoisie locale. En 1926, fait unique dans l’histoire de notreRépublique, le président Poincaré décide la fermeture de centsous-préfectures. Barbezieux figure sur la liste des sacrifiées. Lesous-préfet quitte la ville, bientôt suivi des juges et des fonc-tionnaires du Trésor. Les demeures vénérables perdent de leurlustre, les raouts sous les lambris s’espacent et la TSF tient lesfamilles à la maison. Il reste alors de Barbezieux la descriptionqu’en fait Jacques Boutelleau alias Chardonne dans Le Bonheurde Barbezieux : « Je suis né dans une petite ville où j’ai vécu long-temps, mais j’ignorais que ce fût une petite ville, une de cesbourgades endormies, qui fait pitié au Parisien quant il les traverseen voiture. Elle me paraissait vaste, bien pourvue et très animée ».

Peu importe à Maurice – Pierre, Antoine, Joseph, Félix –Gaillard, le père de notre Félix : il profite de la fortune érigéepar son grand-père, puis consolidée par son père. Il jouit ainside ses rentes comme administrateur de sociétés et d’immeubles,passant le plus clair de son temps à Paris. Il se marie sur le tardà Alice d’Aimé, veuve de Jean-Marie Bourrat, tué au combatdès les premières heures de la Première Guerre mondiale. Cette

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jeune femme de onze ans sa cadette ne vient pas du mêmemonde, bien qu’elle ne soit pas désargentée. Son père PaulAlbert d’Aimé, décédé à 52 ans en 1904, était peintre en bâti-ment et sa mère, Marie Achille Butikofer, modiste. Alice est unetrès belle et grande jeune femme, aux formes généreuses, auvisage rond qu’illumine un regard franc et clair, orné de longuesboucles de blonde vénitienne qu’elle tient de ses origines alsa-ciennes. Maurice tombe éperdument amoureux d’elle. Mais laconscience de leur différence d’âge le fait un moment hésiter. Illui écrit le 11 décembre 1917 : « Vous ne doutez évidemment pasdes sentiments sincères que je ressens pour vous ; je n’ai pas besoinde vous rappeler de quelle affectueuse sympathie étaient faites nospremières rencontres, de quel amour, j’ose dire, nous vivions nosrécentes soirées. Or, je viens d’être cruellement ramené à la réalité !Comme je vous l’ai déjà écrit de Charrier, je suis troublé de la res-ponsabilité grave que je prendrai de laisser enchaîner votre sort aumien. Vous êtes éblouissante de santé, de jeunesse, de beauté, d’in-telligence : ai-je le droit en conscience de pousser l’égoïsme au pointde sacrifier même quelques années de notre course ici-bas qui doitêtre radieuse. Je sentais, vous en êtes sûre également, que ma pas-sion pour vous, souffrez ce mot, paraissait devoir être immense etfolle : mais les lois physiologiques seront, elles aussi, un jour impla-cables… » Cette lettre qui semble annoncer une ruptureprématurée ne sera finalement pas suivie d’effet.

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Al ice d ’A imé,une t rès be l lejeune femme…

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Il est vrai qu’Alice n’a dans l’instant que peu de temps à consa-crer à cette idylle naissante. Elle est tout entière absorbée parson activité frénétique d’infirmière de la Croix-Rouge française,au service des soldats prisonniers de guerre. Elle y fait preuved’un dévouement et d’une efficacité remarqués, qui lui vaudrontla reconnaissance de ses supérieurs et leur intervention pourrapatrier sans délai son frère, gravement blessé en 1916.Intervenant ici pour appeler l’attention des autorités sur le casde prisonniers en grandes difficultés, là pour transmettre descolis alimentaires à des dizaines d’autres, colis qui ne parvien-dront qu’aléatoirement à leurs destinataires, elle ne cessera

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Porta i t d ’A l i ce d ’A imé,in f i rmière à la Cro ix Rouge

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d’entretenir aux côtés de sa mère, pendant deux ans, une corres-pondance quasi quotidienne avec son frère Achille. La rencontreavec son futur mari avait été organisée par Jacques Crépet, unami commun également engagé auprès de la fédération desprisonniers. Était-ce la prudence ou un sursaut de panique ducélibataire volage qu’était Maurice Gaillard, qui l’avait conduità une tentative peu convaincante de rupture ? C’est en tout casla passion qui va l’emporter jusqu’à une promesse de mariage.La décision arrêtée, la vie semble immédiatement emprunter leschemins les plus usuels, où les biens de chacun semblent primersur l’espérance première du bonheur. Alice prend le temps d’énu-mérer méticuleusement les biens et meubles qu’elle apporte « aumariage ». Tout cela sans commune mesure avec la fortune deson mari, qui ne juge pas utile de préciser l’étendue de son patri-moine dans le contrat de mariage. Sans doute la liste eût-elle ététrop longue ! Les futurs époux seront donc « séparés de biens »et, bien vite, de toutes sortes d’autres façons encore. Le mariageest célébré le 8 mai 1918 devant le maire du huitième arrondis-sement de Paris.

Un an et demi après, Maurice a 51 ans quand lui vient sonpremier et unique enfant. Dénué de goût pour la politique,Maurice Gaillard aime les costumes sur-mesure, les champs decourses, les femmes et les belles voitures. À l’été, lorsque

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Mau r ice G a i l lard e n 1 9 3 5 .

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Auteuil et Longchamp suspendent la saison, il prend, résigné,la route de la Charente avec femme et enfant. Il assume un luxeostensible et roule dans une Cadillac trop longue pour tournerdans les rues étroites de Barbezieux. Pour trois mois on ouvreles fenêtres de la grande maison blanche pour chasser l’humi-dité qui s’est accumulée sur les murs tendus de lourds damasrouges, on gère les terres et les propriétés mais on reçoit peu au« château », où l’ambiance est austère. Maurice Gaillard est unpère distant. Lorsque, à 23 ans, Félix réussira le prestigieuxconcours de l’inspection des Finances, son père n’aura pour luiqu’un commentaire, désabusé et goguenard : « Mon pauvre gar-çon, te voilà donc fonctionnaire ».

Misanthrope et sarcastique, Maurice Gaillard ne témoigne pasdavantage de tendresse à sa femme Alice. Dans les rues deBarbezieux qu’il parcourt en solitaire sans jamais saluer ceuxqu’ils croisent, on l’entend fredonner pour lui-même « Loin desa femme, ah, qu’on est bien ». Félix se construira à l’inverse de cepère repu, hautain et cassant.

Sa mère exerce une grande influence sur lui. Elle est autori-taire mais attentive et aimante. Ses traits évoquent un peuMadame Lepic, mais surtout, dans son amour maternel sipossessif, Félicité Cazenave, à qui François Mauriac donnait

la vie à moins de soixantekilomètres de Barbezieux.Félix aussi aime sa mère,presque amoureusement. Leslettres qu’il lui adresse sonttoujours intitulées « Machérie » et se concluent le

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Fél i x e t sa mère .

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plus souvent par « mille baisers affectueux », ou encore « je vousembrasse mille fois tendrement ». Une mère chérie, qui reportesur son fils l’affection que son mari lui refuse. Mais elle a uneconception stricte et rude de l’éducation. Pas de témoignage detendresse débordante ni de baisers appuyés pour ce petit garçon,même si quelques « tendresses et baisers de tout cœur », luiéchappent de temps à autres, en conclusion d’une carte ou d’unelettre… Son héritier miraculeux doit acquérir au plus vite le sensde l’économie, le goût de la discipline et du travail. Il doitatteindre des sommets. Pas de sorties non plus, pas d’argent depoche ni de copains à la maison : Alice Gaillard est sévère,possessive, ambitieuse pour son fils unique. Dans la familleGaillard, les émotions ne s’affichent pas plus que les compli-ments. Jamais Alice ne trahira le moindre élan d’admiration pourFélix. Qu’il soit nommé à 38 ans le plus jeune président duConseil de l’histoire de la Quatrième République, titre qu’ilconservera jusqu’à l’arrivée de Laurent Fabius à Matignon, n’ychange rien : Alice Gaillard fait mine de trouver cela naturel etajoute « Si mon mari avait voulu, nous aurions eu tout un gouver-nement ». Pourtant, le soir de l’investiture elle est bien là, àl’Assemblée Nationale, aux premières loges pour admirer ce filsprodige. Un brin acariâtre, elle s’adonnera plus tard aux procé-dures juridiques et administratives, écrivant la nuit aux gérants,notaires et avoués des dizaines de missives pour se plaindre,contester, chercher noise. Elle supportera difficilement le mariagede Félix avec la belle Dolorès Patenôtre, alors qu’elle prévoyaitune non moins élégante aristocrate pour son fils. Elle sera parfoisinfernale avec le jeune couple, à tel point que l’accès à leur appar-tement lui sera un moment interdit. Cela ne l’empêchera pas dese poster sur le canapé qui trônait dans l’entrée de l’immeublepour se plaindre, la canne à la main, des mauvais traitements deson fils, bien connu de tous les copropriétaires… À 80 ans passés,elle montera encore sur la toiture de ses immeubles parisiens

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pour en vérifier l’état. Elle reportera alors beaucoup de sonamour maternel vers son petit-fils Philippe, né en octobre 1957.Chaque jeudi, les enfants Gaillard se rendaient chez leur grand-mère dans son appartement de l’avenue Franklin-Roosevelt età l’heure du dîner les filles étaient invitées à se rendre dansla cuisine tandis que le fils aîné avait table ouverte dans la salleà manger, auprès de la maîtresse de maison. Malgré tout etjusqu’aux derniers jours de sa mère, Félix l’aimera profondé-ment, lui accordant une attention aussi indulgentequ’affectueuse. Son fils Philippe n’aura vu son père pleurerqu’une seule fois, ce jour où, sentant la main paternelle le serrerplus fort, il se retourna et vit des larmes couler en silence, àl’heure de l’ultime hommage à la dépouille d’Alice.

De cette relation parentale où l’amour des premières annéesavait manqué de chaleur, Félix tire une grande retenue, commesouvent ceux qui grandissent avec le sentiment de ne pas savoirse faire aimer. Assimilée parfois à de l’arrogance, confondueplus souvent encore avec du dilettantisme, étiquette erronée quilui collera toujours à la peau, il ne surmontera jamais tout à faitcette réserve originelle érigée comme un rempart.

L’exigence froide d’Alice incite son fils à se réfugier dans letravail, à exercer sa pensée, à apprendre des milliers de vers, àrapporter à sa mère des premiers prix comme autant d’of-frandes. À la façon d’une Rose Kennedy, elle nourrit de grandesambitions pour cet enfant unique destiné d’abord à flatter sonpropre orgueil et qui répond si bien à ses attentes. Élève étince-lant au cours Saint-Louis puis au lycée Carnot, champion deFrance de patinage en 1936, Félix en conçoit une solide assu-rance quant à ses capacités. Son agilité intellectuelle, sonaptitude à saisir les ressorts intimes d’une situation frapperontdurablement ceux qui l’approcheront. Lors d’une conversation,rapportée par Franz-Olivier Giesbert, entre François Mitterrand

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et Maurice Faure sur la façon de gouverner le pays avec uneassemblée hostile, le président de la cohabitation confie sonprojet de nommer Premier ministre son prédécesseur, ValéryGiscard d’Estaing. Devant l’air consterné de Maurice Faure, leprésident de la première cohabitation explique :

« C’est quand même le plus brillant. Il me fait de plus en pluspenser à Félix Gaillard, notre pauvre ami Félix. La même intelli-gence. Très claire et très lumineuse. Sa mécanique me fascine unpeu, il faut bien le dire ».

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Fél i x dans le sa lon de l’ appar tementfa mi l ia l , avenue V ic tor-Emmanuel I I I .

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À l’école, le jeune Félix ne rencontre guère de difficultés.Comment ne pas citer cette « composition d’écriture » du12 mai 1927, où quelques fautes viennent cadencer ce textenaïf, qui révèle le sens donné alors par les maîtres à leur magis-tère et semble adresser un message prémonitoire au petitgarçon ?

« Au jeu maintenant ! Sur la branche,L’oiseau chante encore son refrain ;Sous les pommes, le pommier penche ;Et pour toi, brave petit homme,Pour toi le droit d’être joyeux ;Bien des héros que l’on renommeN’ont fait souvent, ni plus ni mieux !Faire sa tâche, dure ou belle,Grande ou petite, comme on doit,C’est être le maître de soi. »En 1931, il est en 6e A 1 au lycée Carnot. Un devoir de latin lui

est remis avec un 9,5/10 et le commentaire suivant de son pro-fesseur : « Est-ce de vous ? ». La même année, il remet des pagesd’anglais sans aucune faute. Le Cognaçais est, il est vrai, uneterre où l’anglais se pratique à l’heure des repas en famille avecdes invités de passage. Il continuera tout au long des années dusecondaire à glaner flegmatiquement les prix d’excellence.

Pour brillant qu’il soit, Félix est un solitaire. Se rappelant sonenfance assujettie aux exigences maternelles, il écrit à 15 ans :«Dès ce moment, je me suis signalé pour mon besoin de comman-der corrélatif à mon besoin d’affection. Je voulais à la fois être aiméet obéi. Je me souviens d’une bande que j’avais formée au ParcMonceau. On m’avait nommé roi. Mais, poussés par l’un d’eux quiétait pourtant mon meilleur ami, ils se sont ligués contre moi. Jesuis resté seul et sans désir d’amis ».

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Félix est toujours en quête d’une famille de cœur, d’un frèred’élection. C’est pendant les vacances d’été à Barbezieux qu’iltrouve l’une et l’autre chez le médecin de la ville. La maison desFontaine est mitoyenne de celle des Gaillard. Il suffit à Félix defranchir le mur pour retrouver François, d’un an son aîné, etJacques, son frère. Plusieurs fois par jour, la demeure joyeusedes Fontaine devient son île aux trésors. Entre Félix et François,

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Fél i x e t les Fonta ine .

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une amitié, virile le temps de l’été, et épistolaire le reste de l’an-née, se noue. Ils partagent avec une exigence de critiqueslittéraires leurs plaisirs de lecture, dévorent Gide, Claudel,Montherlant, Lautréamont, Valéry Larbaud et Proust, dontFrançois fait le commentaire suivant dans une lettre datée du26 octobre 1936 : « Je lis Proust (Les jeunes filles en fleur), çam’intéresse, et aussi ça me remplit de joie, parce que c’est un belesquintement du milieu que je ne peux pas sentir […] Mais où il semontre stupide, c’est aux confins de son milieu. Alors son snobisme,sa morgue ridicules se réveillent. Il ridiculise les siens, mais ilméprise les autres. » Le quotidien de la vie estudiantine lesamène ici à quelques confidences intimes sur leurs premiersflirts, là à des réflexions sur la vie d’homme à venir. Dans unelettre du 10 juin 1938, François avoue son inquiétude qui trahitun brin de rivalité avec Félix : « Je serai au moins un homme. Tune peux pas imaginer ce que cela représente pour moi. Tu as tou-jours été homme, tu n’as qu’à suivre ta nature pour devenir unhomme supérieur. Mais moi, si jamais je te rejoins, je serai venu deloin. » Félix, que les Fontaine et tous ses amis ont surnommé« Loulou », se laisse un temps cornaquer par François.

Les années passent et Félix, gagnant en stature et en intelli-gence, supporte moins volontiers ce droit d’aînesse. Il veut semesurer, dominer, l’emporter. Il veut aussi être le préféré. Luiqui ne parvient pas à attendrir sa mère, recherche l’estime etl’admiration de François. Ces deux jeunes orgueils s’affrontentparfois jusqu’à la querelle qui se noue en de longues bouderies,ponctuées de salves de mots furieux déposés dans les boîtes auxlettres voisines. Le 15 janvier 1937, François lui adresse unesommation de fin de bouderie : « De plusieurs choses l’une(toutes à la fois, ce serait vraiment trop). Ou tu es malade, et gra-vement. Alors fais-moi sonner de tes nouvelles et guéris-toi vite. Outu es très occupé. Mais je n’y crois pas. Ou tu es très pré-occupé.Envoie-moi quand même un mot (motivé ou non). Provisoirement :

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si tu penses qu’il vaut mieux interrompre notre correspondance pournon-conformité d’idées et tant que le désaccord durera, je veux bien,à condition que tu me donnes de tes nouvelles de temps en temps.Définitivement : alors, c’est idiot, car bientôt nous nous retrouve-rons. » François Fontaine, intellectuel, historien de la Romeimpériale, qui rejoindra l’équipe de Jean Monnet dont il sera undes plus proches collaborateurs, se souvient ainsi d’une lettrede Félix adolescent. « Au fond, écrivait-il à son ami, si tu mereproches mon besoin, même inconscient, de dominer, ne pourrais-je t’en reprocher autant ? Tu te crois supérieur à moi intimement.Tu te prêtes peu de séduction et tu m’en attribues beaucoup. Tucrains mes empiétements sur tes domaines, tu protèges de moi tesamis comme si je voulais me faire valoir à tes dépens ». Il est vraique cette lettre faisait suite à un véritable réquisitoire deFrançois : « J’ai toujours évité de t’écrire sérieusement, par hainede la sincérité. Je pense qu’il vaut mieux avant tout vider certainesquerelles – Prolégomènes à toute correspondance future – 1re que-relle : l’orgueil. Je pourrais dire : première et unique querelle.L’orgueil n’est pas ton seul défaut, mais son immensité fait les autresnégligeables. Je crois que, dans l’ordre humain, on ne fait pas beau-coup plus grand que ton orgueil. Je t’accorde qu’il n’est pas simonstrueux à première vue. Elephantiasis bien camouflé. Mais celuiqui entre un peu en toi s’étonne que le contenu soit infiniment plusgrand que le contenant. » Trois pages d’une petite écriture rondeet incisive suivent ainsi, conduisant la plume vers les recoins lesplus inaccessibles à tout autre que lui, son meilleur ami…

Dans son désir de plaire, ce jeune homme solaire absorbe l’airdes autres, remplit l’espace et occupe le devant de la scène,comme pour mieux conjurer sa timidité. Un mètre quatre-vingt-cinq, une allure folle, la main droite glissée dans la poche de sonveston, la démarche élastique et nonchalante, Félix passe pourun dandy. Les femmes le remarquent, son sourcil gauche souvent

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relevé, l’ironie moqueuse au regard. Les hommes s’en méfient.Lorsque François lui rend visite à Paris, il l’emmène chez JeanCocteau qui recherche la compagnie de jeunes garçons brillants.Il raffole de littérature, a dévoré Racine et Descartes, Montaigne,Stendhal. Il lit les penseurs latins et grecs dans le texte, découvreSade et Rimbaud et s’amuse dans des joutes intellectuelles. Àseize ans, alors qu’il prépare son baccalauréat de lettres clas-siques, il fonde Essai, revue de jeunes écrite par des jeunes de moinsde 20 ans dans laquelle il signe des nouvelles romanesques sousle pseudo de Christian Griffon. Son style fluide et suave contrasteavec l’idée que l’on pourra se faire quelques années plus tard dujeune inspecteur des finances. Il introduit par exemple sanouvelle intitulée « Un rêve », rêve de désir, peur d’abandon etde chute, par ces quelques phrases proustiennes : « Je me réveilled’habitude doucement, avec tous les détours et les circonvolutionsd’une eau dormante. Le passage du sommeil à la vie se fait lente-ment, sent son existence et tarde à se dénouer. Je n’ai pas encore prisconscience ; j’évolue dans un monde de sensations et de souvenirs.Le jour zébré qui traverse les persiennes ne se réalise pas ; seul lereflet d’un cuivre m’atteint, confondu avec le bruit de la pendule. »Tous les choix lui sont possibles. François Fontaine dira: « Ilétait souverainement libre d’orienter sa vie vers telles de ses faci-lités ou vers la facilité ».

Félix n’a pas choisi la facilité. C’est vers la bataille politiquequ’il oriente son action. Depuis l’âge de 19 ans, il en est sûrquand il annonce à son ami d’enfance son intention de devenir,un jour, président du Conseil. Bachelier à la session d’octobre1937, il s’inscrit à la Faculté de droit et à l’École libre des sciencespolitiques de Paris. À Saint-Germain-des-Prés, il partage sontemps entre la découverte de la liberté à laquelle les annéessombres de la guerre donnent une dimension presque irréelle,et les cours de droit et de diplomatie d’André Siegfried ou dePierre Renouvin.

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Diplômé de la rue Saint-Guillaume et docteur en droit en1940, le jeune Gaillard se laisse recruter par les Chantiers deJeunesse organisés par le général de Lattre de Tassigny et legénéral de la Porte du Theil pour canaliser des milliers dejeunes désœuvrés. Après Carbonne sur les bords de la Garonneprès de Toulouse, puis Limoges, on le trouve en septembre àMérindol dans le Vaucluse, à la tête d’un « camp-école », grouped’une vingtaine d’hommes, sarthois pour la plupart. Bien sûr, oncampe, du moins le temps de l’été. Mais le chef, dispose d’unetente six étoiles, décrite par un de ses amis : « Claie de roseauxet murs de pierre à la base pour éviter les courants d’air ; un triplelit de foin, paille et mousse, recouvert d’étoffe de laine […], il amême pu obtenir des draps ; il a parsemé sa tente d’une vingtaine de

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Carte d ’é tud i ant de Fé l i x , inscr i t à la facu l té de dro i t de Par is ,a n n é e 38- 39 .

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coussins de toutes formes. » C’est une tente de Bédouin grandstyle, le fortin du potentat en culottes courtes ! Pourtant, la lec-ture lui manque et les nouvelles de sa mère, Alice, aussi.Il s’ennuie à ce point qu’après un passage avec « ses troupes »à Chazay près de Lyon, puis à Clermont-Ferrand, il quittele chantier le 25 mars 1941 pour verser dans une autre organi-sation de distraction du régime de Vichy, les Compagnonsde France. Félix est affecté auprès du chef de « la province » du

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Fél i x , compagnonde France .

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Berry-Limousin. Pour occupé qu’il soit sur le terrain à destâches matérielles, – il dirige les jeunes chargés de la cuisine, àla conduite, à l’approvisionnement ainsi que les infirmiers et leshommes de liaison – il trouve le temps d’adresser à sa mère deuxcartes par semaine et de rédiger des articles politiques notam-ment sur « La démocratie et l’esprit de parti ». On sent affleurerson incompréhension pour la soumission, sa condamnation desréflexes égoïstes, sa dénonciation des fantasmes de confort.

«Autour du président du Conseil, écrit-il, c’est la débandade etl’égoïsme. L’esprit de chacun, prisonnier de son passé, de sesalliances, de ses attaches invente, pour se justifier, les solutions lesplus extravagantes et, chose inouïe, au mois de juin 1940 dans unmoment aussi décisif pour le pays, un ministre étranger donne desconseils, sinon des ordres, à des ministres français. Les ministres nereprésentent qu’un nombre limité d’individus et d’intérêts, ce qui lesempêche de proposer une solution nationale. » Et d’ajouter sur labourgeoisie dont il est lui-même issu : « Ils croient à leur paysmais ils croient surtout au passé de leur pays ». Ce double constatposé presque d’intuition, Félix Gaillard aura l’occasion de levérifier tout au long de sa carrière politique.

Dès cette année 1941, il quitte les Compagnons de France etretourne à l’université, celle toute proche de Clermont-Ferrandoù il ne passe que quelques mois. De retour à Paris en pleineannée universitaire, il décide brusquement de présenter le pres-tigieux concours de l’inspection des Finances pour lequel lescandidats ont longtemps dû composer en habit. L’École nationaled’administration (ENA), dont il aura plus tard la tutelle, n’existepas encore et chaque ministère organise son propre concoursde recrutement. Celui, redouté entre tous, du ministère desFinances se prépare pendant des mois, voire des années. Félixa trois mois devant lui. Une course de fond pour les candidatsqui s’inscrivent dans des « écuries » où des inspecteurs en titre

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les entraînent au concours, un sprint pour lui. Cette année-là,c’est Lorrain Cruse, lauréat de la promotion précédente, quidirige la manœuvre. Parmi ses condisciples, Félix croise deuxjeunes baroudeurs déjà engagés dans la Résistance : JacquesDelmas, à l’inspection des Finances, Chaban dans l’ombre de larésistance, qui deviendra le plus jeune général depuis le premierEmpire, à l’âge de 29 ans, et Maurice Bourgès-Maunoury quichoisira finalement de s’engager entièrement et sans plusattendre dans la Résistance. Paul Delouvrier, major de l’inspec-tion des finances quelques années auparavant, et bientôt engagélui aussi dans la Résistance lui portera également main forte.Bien que de formation juridique, Félix ne renâcle pas devantl’obstacle et s’approprie en l’espace de trois mois les fondamen-taux de la science économique, budgétaire et fiscale. Sa jeunesse,marquée par les errements politiques d’une TroisièmeRépublique vilipendée par le gouvernement de Vichy, l’incite àproduire des dissertations où il se défie du pouvoir politique.Seraient-elles encore du goût, dix ans plus tard, du ministre etdu président du Conseil ? Une chose est certaine : à 23 ans, FélixGaillard a déjà entrepris sa réflexion sur le rapport du pouvoiret de l’autorité, de la compétence et de la légitimité. Celle-cicheminera, s’affinera, se consolidera jusqu’à inspirer son projetde réforme constitutionnelle, terreau fertile pour la futureCinquième République.

Sur le sujet des « Grands commis de l’État » qui constitue laquestion de culture générale de cette année 1943, Félix défendle principe du haut fonctionnaire, gardien de la permanence del’État. « Les hauts fonctionnaires, écrit-il, s’acquittent de leursfonctions en «aidant » le pouvoir et en participant eux-mêmes aupouvoir, ils redressent infatigablement un ordre toujours menacé,toujours imparfait. […]. Les grands commis obéissent quelquefois– en fait, ils reçoivent rarement des ordres – mais, plus souvent, ils

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conseillent et sont les auteurs véritables des décisions que prend lepouvoir politique. […] Ils représentent moins la permanence de lafonction publique que l’esprit d’entreprise du gouvernement[…].Les grands commis sont portés à prendre un pouvoir d’autantplus grand que les autorités politiques ont un pouvoir plus discutéet une capacité technique moins assurée. Ils ne font ainsi que remé-dier aux défaillances des élus. C’est pourquoi, à côté d’ungouvernement faible et provisoire, s’établit à l’intérieur des Étatsqui sont en butte à l’instabilité politique une sorte d’aristocratieadministrative qui assume les fonctions permanentes de l’État et, lecas échéant, influe sur les destinées politiques de la nation ».

Parmi les autres épreuves générales, Félix composera sur l’au-torité parentale, le cinéma et l’imprimerie. Des regrets affleurentdans sa copie sur le rapport enfants-parents. Il écrit : « […] etle père remercie le ciel d’être toujours assez jeune pour comprendreses enfants ».

Trois cents candidats concourent pour le titre d’inspecteuradjoint des Finances. Cinq l’obtiendront. À 23 ans, Félix est deceux-là. Jacques Chaban-Delmas, devenu son ami pendant cetteépreuve, dira à quel point ce coup de maître sidéra ses cama-rades et concurrents. «D’un regard, il comprenait tout et saisissaitle reste ». L’homme qu’il deviendra se dessine déjà. Avec sa dic-tion apaisée, il stupéfie son auditoire par sa clarté, sa capacitéde synthèse, son talent à rendre compréhensibles les sujets lesplus complexes, bref à donner le sentiment à ses auditeurs d’êtreintelligents. Cultivant désormais une certaine réserve, il estenfin, au terme d’une adolescence rugueuse, l’opposé deMaurice et Alice Gaillard. Plus tard, c’est encore à l’opposé dece couple mal assorti qu’il formera avec Lolette l’image rayon-nante du bonheur conjugal. Sans tarder, il est requis pourquelques inspections…

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Ces jeunes années laissent entrevoir les traits d’un patricienmoderne, trop imprégné de l’héritage historique de la GrandeGuerre pour ignorer les responsabilités de sa génération, troppudique pour montrer la peine nécessaire à l’édification d’unevie au service de la Cité, trop animé du sentiment de finitudepour croire pleinement au désir d’éternité des grands hommes,mais assez assuré de sa puissante singularité pour savoir quel’heure viendrait.

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CHAPITRE 2

CHOISIR : LE CARREFOUR DE LA GUERRE

Nous y avons appris que, contrairement à ce que

nous pensions parfois, l’esprit ne peut rien

contre l’épée, mais que l’esprit uni à l’épée est le

vainqueur éternel de l’épée tirée pour elle-même.

Albert Camus

«Les serviteurs de l’Etat sont généraux pendant les guerres, éco-nomistes pendant les crises » écrit Félix Gaillard à 23 ans dansl’une de ses copies au concours de l’Inspection des Finances. Àl’heure où il assène cette sentence avec les certitudes de la jeu-nesse, il ne se doute pas, qu’au cours des trois années suivantes,il sera conduit à mettre en pratique cette conviction au jour lejour. Trois années qui vont aider le jeune homme à raffiner sesintuitions, à les confronter à l’épreuve du réel, à entamer la muede la maturité et à basculer dans l’action. Trois années, de 1943à 1946, au cours desquelles des hommes d’exception marque-ront profondément sa vision du monde, sa conceptionpolitique, sa méthode de travail. C’est une période d’intensecréativité.

En juin 1940, il rejoint la cinquantième compagnie desmitrailleurs du quarante-sixième régiment d’infanterie implanté

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à Fontainebleau. Avec ses copains de Sciences Po et du lycéeCarnot qui ont été versés dans la même compagnie, il trompele temps dans d’interminables parties de bridge. Il écrit à samère des lettres tendres, signées Loulou, dans lesquelles il« l’embrasse follement ». Il lui réclame des plumes, du savon àbarbe, des « Celtiques Vertes », le tout dans un paquet discret.Mais au même moment, la machine de guerre allemandeenfonce les défenses françaises les unes après les autres et pro-gresse de manière fulgurante. Le dix juin, le gouvernementdéserte Paris pour Bordeaux, capitale de la défaite pour la troi-sième fois en moins d’un siècle, premier recul dans cette guerredésarmante, devant l’avancée de l’occupant. C’est le début de ladébâcle. L’exode jette sur les routes des millions de réfugiés desvilles et des campagnes. Paris déclaré « ville ouverte » hisse auxfrontons des bâtiments publics la croix gammée. Félix s’inquiètepour sa mère, car il vient d’apprendre par la TSF la prise immi-nente de Paris : Alice aura-t-elle eu le temps de s’enfuir ? Dansla nuit, il est réveillé pour une distribution de fusils, vêtements,sacs et couverture. Dans l’après-midi, deux mille hommesembarquent dans des wagons à bestiaux : direction, le Sud-Ouest. C’est dans les Landes, au milieu de nulle part, que leconvoi s’échoue après quarante heures de voyage.

Félix n’a pas su – mais comment l’aurait-il pu ? – qu’àLondres, Jean Monnet, son futur mentor, a travaillé d’arrache-pied avec le gouvernement britannique pour proposer à celuide Paul Reynaud un geste d’une portée symbolique considéra-ble, un projet utopique et grandiose, propre à inverser lecourant de la guerre ou à montrer simplement un premier che-min d’espoir. « À cette heure si grave dans l’histoire du mondemoderne, affirme la proclamation préparée par Jean Monnet, legouvernement du Royaume-Uni et la République française se décla-rent indissolublement unis et résolus à défendre en commun la

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justice et la liberté contre l’asservissement à un système qui réduitl’humanité à la condition des robots et des esclaves. Les deux gou-vernements déclarent que la France et la Grande-Bretagne ne serontplus, à l’avenir, deux nations, mais une seule Union franco-britan-nique. La constitution de l’Union comportera des organisationscommunes pour la défense, la politique extérieures et les affaireséconomiques. Tout citoyen français jouira immédiatement de lacitoyenneté en Grande-Bretagne, tout sujet britannique deviendraun citoyen de la France. Pendant le cours de la guerre, il n’y auraqu’un seul cabinet de guerre et toutes les forces de la Grande-Bretagne et de la France seront placées sous sa direction. L’unionconcentrera toutes ses énergies contre la puissance de l’ennemi, oùque se livre la bataille. Et ainsi, nous vaincrons ». Hélas, le textede cette proposition inouïe, défendue sans doute après quelquestergiversations par de Gaulle qui se fend d’un appel télépho-nique au président du Conseil pour l’enjoindre de se lancerdans l’aventure, ne parvient à Bordeaux que le 16 juin, quelquesminutes après que Paul Reynaud ait été démis de ses fonctionspar le président de la République au profit de Philippe Pétain, levainqueur de Verdun.

Le 17 juin 1940, à midi, le maréchal Pétain adresse un mes-sage à la Nation par la voie des ondes : «C’est le cœur serré queje vous dis aujourd’hui qu’il faut cesser le combat » . Où Félix a-t-il écouté l’annonce de l’armistice ? Dans son casernement, dansle préau d’une école ? Comment a-t-il reçu l’aveu de la décom-position de la République ? Était-il entouré de jeunes officiers ?En a-t-il été ému, furieux, résigné ? Le 18 juin, a-t-il été informéde l’appel du général de Gaulle qui, depuis Londres, affirme que« quoi qu’il arrive, la flamme de la résistance française ne doit pass’éteindre et ne s’éteindra pas » ? Rien ne permet de le dire. Mais,en 1940, comme l’immense majorité, cet étudiant de 19 anssur le point d’obtenir son diplôme de l’École libre des sciences

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politiques, n’a pas plongé dans l’aventure de la résistance. Il n’apas encore dit non.

Félix vit l’insouciance de ses 20 ans. Désigné chef d’ungroupe de dix appelés, dispensé de corvée, bien traité et consi-déré, il écrit des missives à sa mère, Alice, pour lui demanderdu saucisson de Lyon – qu’une bonne famille parisienne trouveaisément dans la capitale - et des laitues tout en reconnaissantsans effusion ni témoignage d’inquiétude : « le coup de l’avanceallemande a été assez dur ». L’armistice met un terme brutal àcette situation.

À peine mobilisés, des milliers de jeunes se trouvent livrés àeux-mêmes sans ressources ni projet. L’expérience marque profon-dément le jeune homme. Félix, qui a un temps imaginé poursuivrela guerre hors des frontières sans cependant mettre son projet àexécution, appartient à cette troupe errante. Après deux annéespassées dans les Chantiers de Jeunesse et les Compagnons deFrance, il lui faut trouver son chemin. C’est à ce carrefour de lavie, que ce chemin et un destin vont se dessiner…

Lauréat du concours de l’inspection des Finances, le jeunehomme continue de rêver d’action, d’engagement, de corps àcorps. À 24 ans, entre quelques inspections ici et là sur le terri-toire, il franchit la frontière entre le service de l’État et le combatpour la France, entre la résignation et la volonté. Il rejoint laRésistance sous le nom de Barret. Nommé secrétaire permanentdu Conseil des secrétaires généraux de la Résistance, il est àce titre chargé de la collecte des fonds nécessaires à la clandes-tinité. Car il faut de l’argent, beaucoup d’argent pour nourrir,habiller, soigner, armer les réfractaires du STO qui affluentet les maquis qui, partout, se développent. Les fonds adres-sés depuis Londres, Alger ou la Suisse n’y suffisent plus.

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Le débarquement allié qu’on espérait pour 1943 n’a pas eu lieuet la résistance, foisonnante et désordonnée, s’apprête à affron-ter un nouvel hiver dans la clandestinité. Félix Gaillard setrouve ainsi pris dans l’entreprise du Conseil national de laRésistance, créé par Jean Moulin pour organiser la lutte inté-rieure autour de la figure républicaine du général de Gaulle.

En 43, après l’arrestation de Jean Moulin à Calluire, le CNRtente de poursuivre l’œuvre fédératrice des maquis Nord et Sud.Le général de Gaulle s’intéresse peu à l’entreprise et sembleprendre difficilement la mesure des enjeux qui s’attachent à larésistance intérieure. Georges Bidault, professeur agrégé d’his-toire, prend la tête du Conseil national de la Résistance. DeGaulle fera de lui ce commentaire un peu raide : « Je ne dis pasqu’il ne sache pas l’Histoire, je dis qu’il n’y comprend rien ». ClaudeBouchinet-Serreulles, aide de camp du général de Gaulle de1940 à 1942, et Jacques Bingen, dandy, ingénieur des mines etbeau-frère d’André Citroën qui avait rejoint de Gaulle à Londresdès juillet 1940, assistent Georges Bidault dans cette tâche. Ilsorganisent des réseaux de collecteurs de fonds. Félix en fait par-tie. Chargés de détecter des donateurs ou des prêteurs exemptsde toute compromission avec l’Allemagne, de convaincre et detransporter les fonds jusqu’à leurs bénéficiaires, les collecteursprennent des risques. Félix Gaillard ne quitte plus la pastille decyanure qui lui a été remise pour le cas où… Il s’en est d’ailleursfallu de peu ce jour où, transportant à vélo une belle sommed’argent, Félix chute dans les rues parisiennes. Les billets s’épar-pillent sur la chaussée. «C’est la paye des ouvriers », s’écrie-t-ilavec aplomb. Et les passants, surpris l’instant d’avant, de lui prê-ter main forte pour ramasser son butin.

Mais l’argent rentre difficilement. Chaque mois, trois centsmillions sont nécessaires. Il y a tant à faire : soutenir les maquisen pleine croissance, unifier les forces militaires de la résistance,

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aider les familles des clandestins arrêtés, préparer la relève admi-nistrative et une plate-forme politique pour la France de lalibération. À l’hiver 44, une instance chargée de rassurer les bail-leurs de fonds est créée : le Comité financier de la Résistance(COFI). Félix Gaillard est un des cinq membres de ce comité, auxcôtés de Jacques Chaban Delmas et de Lorrain Cruse. Plusieurspatrons de la finance y associent leur nom. Pour éviter les rafles,on se réunit chaque semaine dans un nouveau lieu tenu secret.Au nom du gouvernement d’Alger, le comité financier est chargéd’émettre un emprunt, lequel rapportera six cents millions defrancs. Lorsque Alexandre Parodi, conseiller d’État, prend la têtedu comité financier, il recrute Félix comme adjoint. Au-delà dela récolte de fonds menée au nom du gouvernement d’Alger,Alexandre Parodi a en effet été chargé d’une mission très spéciale :constituer un gouvernement fantôme pour préparer clandestine-ment le retour de l’État républicain. Le Conseil national de laRésistance ne veut pas de vacance du pouvoir une fois l’occupantallemand vaincu. Il entend rétablir les institutions républicainessitôt la libération obtenue. Or, l’affaire n’était pas simple : tandisque l’épuration allait s’imposer à l’ensemble de l’administrationfrançaise, il faudrait bien que des hommes dotés d’un savoir-faireadministratif éprouvé et restés « purs » par rapport à Vichy puis-sent prendre la relève. L’objectif : remplacer l’administration deVichy au fur et à mesure que les départements seront libérés pouréviter tout à la fois l’anarchie et la main mise communiste.

Pour chaque ministère de ce gouvernement fantôme, un secré-taire général provisoire est nommé. La production industriellerevient à Robert Lacoste, les finances à Emmanuel Mönick queFélix ira chercher en province, tandis que François Mitterrand,responsable du mouvement national des prisonniers de guerre,est chargé des prisonniers et déportés. Félix pour sa part assurele secrétariat de l’ensemble de ces ministres intérimaires.

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Moment inouï durant lequel s’élabore le programme duConseil national de la Résistance, qui donnera à la France libé-rée le socle de ses acquis sociaux. Une atmosphère inventive,résolument innovante, compromis politique subtil entre toutesles composantes du CNR, préside à la rédaction de ce manifestede l’espérance. Préparé dans la clandestinité par un groupe detravail représentatif de l’ensemble du spectre politique de laRésistance, des royalistes aux communistes en passant par leschrétiens, les radicaux et les socialistes, le programme ducomité appelle de ses vœux la liberté de pensée et d’expression,l’instauration d’une véritable démocratie économique et sociale,le retour à la nation des grands moyens de production, un plancomplet de sécurité sociale. Félix Gaillard évolue dans cebouillonnement intellectuel. Le programme politique du CNR,alliant libéralisme social et planification, marquera le jeunehomme et façonnera ses engagements politiques à venir.

Le 20 août 1944, Alexandre Parodi somme les secrétairesgénéraux de sortir de la clandestinité et de prendre possessionde leurs ministères respectifs. Le 21, le gouvernement sort de laclandestinité pour tenir son premier conseil à l’Hôtel Matignon.Alexandre Parodi en assure la présidence. Félix Gaillard faitfonction de secrétaire général du gouvernement.

La fin de la guerre est proche. Mais l’atmosphère est à laconfusion. Ordres, contre-ordres, rumeurs : le 22 août, Chaban-Delmas, délégué militaire national, annonce une attaqueimminente des ministères et conseille à ses amis de retourner àleur planque. Félix brûle de descendre les armes à la main pourparticiper à l’issue finale. Craignant pour sa vie, ses amis,Chaban en tête, l’en empêchent. Mais la charge allemanden’aura pas lieu. Le 24 août, un groupe de la Deuxième DBenfonce les défenses allemandes. Le capitaine Dronne est le pre-mier à entrer dans Paris sur son tank. Après être passé par la

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porte d’Italie, il gagne l’Hôtel de Ville où les Parisiens et lesprincipaux responsables de la Résistance présents acclamentl’arrivée de cet officier, incarnation épique d’un pays retrouvantsa fierté ! Il gagne ensuite la préfecture de police où il est reçusur le perron par Félix Gaillard. Celui-ci lui demande ce qui luiferait plaisir. « Un bain », lui répond-il. Félix le conduit à lasalle de bain du préfet de Police et le lui fait couler.

Tout juste désigné président du Conseil, Félix se souviendraonze années plus tard de cet épisode lorsque Maurice Dronne,devenu député de la Sarthe en 1951, lançait aux journalistesprésents dans la salle des quatre colonnes le 8 novembre 1957 :ce gouvernement « n’est qu’un ministère de fin d’automne, un syn-dicat de défense du régime, une sainte alliance des princes et desmarquis du système. » Au sortir du Palais Bourbon, il répondavec humour à l’interjection en rappelant le 24 août 1944 etrajoute « J’aurais sans doute dû aussi le savonner ! »

Puis le gouvernement provisoire au complet, accompagné deChaban et de Félix, accueille à la préfecture de Paris le colonelBillotte, commandant de la première brigade blindée et futurdéputé de la Côte-d’Or. C’est Félix, et non Billotte comme l’af-firment trop rapidement certains historiens, qui tient la plumede l’ultimatum adressé au général von Choltitz. Au moment designer, le colonel Billotte décide de supprimer une seule phrasedu texte, celle qui fait référence aux lois de la guerre applica-bles aux militaires ennemis. Félix Gaillard se contentera deconserver et d’encadrer cet original biffé de deux traits rougesde l’ultimatum et jamais ne tenta d’en revendiquer la paternité.Peu lui importait ce qui était imprimé ou adapté, dès lors qu’ilavait eu la satisfaction d’agir. Le futur général Billotte n’eut pascette élégance. À croire que les généraux en politique ont ungoût particulier pour l’emphase et la mise en scène : le parcoursultérieur du général Billotte avait sans doute plus besoin qued’autres d’une feuille à glisser dans les livres d’histoire…

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Le 25 août, le général von Choltitz signe l’acte de redditionà la gare Montparnasse en présence du général Leclerc. Lescloches de Notre-Dame-de-Paris annoncent à toute volée la libé-ration de la capitale et les balcons se drapent de bannièrestricolores. Mais de Gaulle ne décolère pas. Le CNR a osé publierune proclamation sans évoquer une seule fois son nom. Le colo-nel Rol-Tanguy, chef des partisans communistes, a le front designer la reddition au même titre que le général Leclerc etGeorges Bidault ose lui demander de proclamer la Républiquedepuis le balcon de l’hôtel de ville de Paris. Mais enfin, n’in-carne-t-il pas la permanence de l’État ? Si le grand hommeconsent finalement à être ovationné par la foule depuis l’hôtelde ville, il quitte les lieux sans même se faire présenter les mem-bres du CNR. Félix en est pour ses frais. Pourtant, le 26, alorsque le général de Gaulle descend à pied les Champs-Élysées aumilieu d’une marée humaine fascinée et joyeuse, derrière la sta-ture erratique du général, on aperçoit l’élégante silhouette dujeune homme discret.

Félix Gaillard vient de mettre en pratique les théories qu’ilexprimait dans ses copies d’étudiant : un grand commis de l’Étatdoit d’abord exercer la mission que les circonstances exigent delui pour servir l’intérêt général qui fluctue au gré des événements.

Dès la libération de Paris, le gouvernement provisoire se metau travail. Vote des femmes, création des comités d’entreprise,création de la sécurité sociale, nationalisation des grandes entre-prises… : les tâches ne manquent pas ! Alexandre Parodi, finconnaisseur en matière d’emploi, devient ministre du Travail. Ilchoisit Félix comme chef de cabinet. Leur collaboration sera decourte durée car Jean Monnet, qui travaille alors aux États-Unispour le ravitaillement de la France, cherche lui aussi un chef decabinet : ce sera Félix.

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Un an après son succès au concours de l’inspection desFinances, le jeune Charentais sort de l’insouciante adolescence.C’est ce qu’il dira plus tard du haut de la tribune de l’Assembléenationale en évoquant ces soldats qui avaient 20 ans quand vintl’été de la Libération : « Leur âge d’homme a commencé, disait-ilcomme en parlant de lui-même, dans la nuit de l’occupation.À ce moment, on ne parlait de la France qu’au futur. Ils ont com-battu pour se délivrer de la honte et ils y ont finalement réussi. Maisil ne suffit pas de rétablir la liberté, il faut en entretenir la flamme,il faut faire vivre la démocratie tous les jours. » Il apprend en juin1944, la naissance d’un filleul, le fils d’Hélène et de FrançoisFontaine et se retrouve peu après propulsé aux côtés de celuiqui élaborera les axes de la reconstruction du pays. L’heure estdésormais à la construction d’un destin et d’un pays. Elle n’estplus à la résistance, mais à l’unité et à la renaissance de la France.

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CHAPITRE 3

RECONSTRUIRE, LA MÉTHODE MONNET

Gagner la paix demande autant d’héroïsme, autant

d’efforts, autant d’énergie que de gagner la guerre.

Cardinal Jean-Marie Lustiger

Alors que la libération du pays approche, Jean Monnet com-prend, dès septembre 1944, que le ravitaillement de la Franceva devenir l’urgence des semaines à venir. Alors que la pressionmilitaire allemande reflue au rythme des combats, certainesimportations vitales pour le pays font défaut. Il faut répondreaux besoins de la population, relancer l’industrie, faire face àl’absence des hommes toujours mobilisés, anticiper le retourdes prisonniers et des déportés. Les ports de Dunkerque et dela Rochelle sont occupés, ceux de Bordeaux et Nantes inacces-sibles. Et un nouvel hiver particulièrement rude s’annonce.

Cet homme qui ressemble à Monsieur tout le monde, avec samoustache fine, sa courte silhouette et son regard perçant, pos-sède un sens aigu de l’action. Lui qui déteste organiser, qui estcapable de confondre millions et milliards, n’a pas son pareilpour poursuivre une idée simple dans un langage intelligible etpénétrant.

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Après avoir participé dès 1943 au Comité français deLibération nationale comme Commissaire à l’armement puisCommissaire en mission, Monnet quitte le Gouvernementprovisoire de la République française et propose à de Gaulle departir aux États-Unis négocier un programme de ravitaillement.

Il connaît bien les pays anglo-saxons et particulièrement lesEtats-Unis. Enfant, ses parents négociants en cognac tiennenttable ouverte pour les commerçants étrangers de passage.Faute d’hôtel, on reçoit à la maison Britanniques, Allemands,Américains ou Scandinaves comme on le ferait pour des amis.Dans cette maison de Cognac fondée en 1838, dont le blasonreprésente celui de François Ier, la Salamandre, animal mythiqueet prémonitoire que les brasiers animent, on prend le tempsde la conversation, de l’échange, de la découverte. À 16 ans, lejeune Monnet part pour Londres apprendre l’anglais et lesméthodes commerciales des « grands comptes ». Il découvre àcette occasion la City et le libre-échange. Durant plusieursannées, il accumule voyages et expériences, visite les comptoirsqui font commerce du cognac.

En 1914, de retour à Cognac, il apprend la mobilisation géné-rale en gare de Poitiers. La Première Guerre mondiale va fairebasculer le cours de son existence. Son frère a déjà rejoint sonrégiment mais Monnet est réformé pour raisons de santé.Pourtant, il brûle d’être utile, de servir. Fort de son expérienced’affréteur, il acquiert très vite la conviction que les Alliésauront à affronter un problème d’une nature entièrement nou-velle, inconnu des guerres passées : l’approvisionnement. Cejeune esprit libre de préjugés prendra la mesure exacte de cedéfi inédit. Il teste l’idée au sein de sa famille : Français etBritanniques doivent s’associer pour établir l’état des lieux deleurs besoins et acquérir, en commun, les ressources nécessaires

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tout en répartissant la charge de l’effort. Idée jugée trop auda-cieuse par l’entourage alors même qu’elle contient déjà engerme toute « la méthode Monnet ». Pour les contemporains deJean Monnet, la récente Entente Cordiale n’interdit nullement àchaque pays de gérer les affaires à sa manière et selon son génienational : libre-échange pour l’Angleterre, protectionnisme pourla France. Mais le jeune Charentais s’entête. Dans son esprit,après l’idée, il faut chercher l’homme qui aura le pouvoir de l’ap-pliquer. Il obtient d’un ami de la famille un rendez-vousparticulier avec Viviani, président du Conseil replié à Bordeaux.À l’évidence, l’homme a la main heureuse pour choisir sesamis ! Il fonce à Bordeaux et convainc le président du Conseil.C’est son premier coup de maître. Jamais, il ne cessera de met-tre en œuvre cette technique ciblée : frapper à la tête pouremporter la décision. Dépêché à Londres, il aura bien du mal àmobiliser les navires britanniques pour assurer l’approvision-nement des deux pays. Il lui fallait convaincre de la vaineinanité des habitudes nationalistes, contrebattre des réflexesde propriétaires : cette expérience lui sera précieuse au sortir dela Seconde Guerre mondiale.

Secrétaire général adjoint de la Société des Nations en 1919,sans doute d’une façon assez proche du Solal d’Albert Cohen –alors que l’on ne connaît que l’image de l’homme d’âge mûr à lamoustache argentée –, Monnet quitte la SDN en 1923 pour selancer dans une carrière de financier international, en fondantet en coprésidant la Bancamérica à San Francisco.

En 1928 il dispose, à 40 ans, d’un bureau sur les boulevardsparisiens. Il gère la société des Cognac Monnet et dirige la suc-cursale parisienne de la banque américaine. Dans tous sesdéplacements, son secrétaire l’accompagne, un docteur en droitde 27 ans à l’accent breton. Il s’appelle René Pleven. En 1931,

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le destin le porte une fois encore loin de ses bases charentaises.Ivan Kreuger, le roi des allumettes ruiné par le krak de Wallstreet s’est suicidé et le gouvernement suédois désigne JeanMonnet comme liquidateur. Kreuger avait été enthousiasmépar un emprunt que Monnet avait lancé en Roumanie. En sixmois, le Français rétablit l’équilibre de l’empire démantelédes allumettes. De Stockholm, il part ensuite pour la Chine et,de son bureau de Nankin, devient le deus ex machina duKuomintang et l’ami de Mme Tchang Kaï-Chek jusqu’à l’invasionde la Mandchourie par les Japonais. Cette guerre lui fait gravirun nouvel échelon : il cesse d’être financier pour deveniréconomiste.

De ces périples, Jean Monnet rapporte une fine connaissancedes caractères nationaux qui sont pour lui inextricablementmêlés à la nature et à la géographie de chaque pays. « En Chine,il faut savoir attendre. Aux États-Unis, il faut savoir revenir. Deuxformes de la patience à laquelle le cognac prédispose si bien ».Étranger aux effets de manche et insensible aux tourbillonsenivrants des mots, plus attiré par l’ombre de l’influence que parla lumière de l’événement, Jean Monnet est incontestablementun être à part, inclassable, discret et connu de tous, cosmopoliteet relié au terroir subtil et riche de sa Charente natale, baignéde cette lumière douce et blonde si singulière. « On ne com-prendrait pas Jean Monnet sans une référence permanente aupaysage de son enfance, à la nature de son sol, à un certain type desociété », dira François Mitterrand, demeuré lui-même si inti-mement attaché à ses terres en lisière de l’Aunis et de laSaintonge, dans l’éloge prononcé en 1988 pour le transfert deses cendres au Panthéon.

C’est de cette expérience dont a besoin Daladier, président duConseil en 1938. Effrayé du potentiel guerrier de l’Allemagne, il

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