5
Florence CESTAC & Daniel PENNAC Supplément gratuit • Casemate 80, avril 2015.

Florence CESTAC Daniel PENNAC - Casemate · ple dure, mais que les institutions durent, évidemment à l’intérieur de l’Église. Ensuite arrive la révolution, puis le capitalisme

  • Upload
    others

  • View
    4

  • Download
    0

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: Florence CESTAC Daniel PENNAC - Casemate · ple dure, mais que les institutions durent, évidemment à l’intérieur de l’Église. Ensuite arrive la révolution, puis le capitalisme

Florence CESTAC

& DanielPENNACSupplément gratuit • Casemate 80, avril 2015.

Page 2: Florence CESTAC Daniel PENNAC - Casemate · ple dure, mais que les institutions durent, évidemment à l’intérieur de l’Église. Ensuite arrive la révolution, puis le capitalisme

Le restaurant où vousvous rencontrez audébut de l’albumexiste-t-il vraiment ?

Florence Cestac : Bien sûr, c’est notrerestaurant à nous. Notre continent.

Daniel Pennac : Commenous entretenons unevieille liaison, nous nouscachons un peu.

Cestac : Arrête, tu vas faire courir desbruits ! La scène dans le restaurant s’est(à peu près) déroulée comme nous leracontons. Mais Daniel n’est pas arrivéavec la vieille Dauphine rouge de Jeanpuisque, dans la réalité, les héritiers deson ami la lui ont soufflée sous le nez.Le serveur du restaurant a une têtequi nous dit quelque chose.Normal, c’est celle d’un de noscopains, le romancier Tonino Benac-quista (1). L’établissement est la brasse-rie parisienne dans toute sa splendeur,avec son ambiance à la Petit Nicolasde Sempé. Mais oui, il en existe encoredans Paris !Comment Daniel Pennac vous a-t-ilprésenté son bébé ?Il m’a annoncé avoir une histoired’amour à me raconter. Celle de Jeanet Germaine qu’il avait connus dès sonenfance. J’ai dit oui tout de suite etnous sommes descendus cinq jours àLa Colle-sur-Loup, dans l’arrière-paysniçois, où je me suis imprégnée deslieux, de la maison de sa grand-mère. Pennac : J’ai écrit un premier sque-

lette puis nous avons travaillé à Paris,chez Florence, chacun d’un côté decette table où vous nous interviewez.La réalisation a pris dix-huit mois, àcause de mes pannes d’imagination.Cestac : Disons plutôt que tu étais tou-jours en grande vadrouille à travers laFrance pour jouer ton Journal d’uncorps !

Vous ne parlez pas de votre grand-père ?Pennac : Je ne l’ai pas connu, il estmort avant. Ma grand-mère recevait labourgeoisie locale moyenne, le phar-macien, le toubib, le notaire… Ilsétaient exactement comme les dessi-nait Florence au fur et à mesure que jeles lui racontais.Jean, qui ne travailla jamais, était-ilun précurseur de Gaston et autreAlexandre le Bienheureux ?Cet homme a quand même mené àbien un projet singulier, incroyable dansla France des années soixante. Héritier

I

Interview

Dans Un amour exemplaire, Florence Cestac et Daniel Pennac racontent l’histoire – vraie –de Jean et Germaine, deux êtres drôles etdélicieusement frappadingues qui s’aimèrentd’amour fou durant quarante-quatre ans.Casemate 80 leur consacre son dossier spécialde dix pages. Suite des interviews des auteurs.

Cestac et Pennac

© W

ilde.

© W

ilde.

se mettent à TABLEE

« Ma grand-mère recevait la bourgeoisie localemoyenne, le pharmacien, le toubib, le notaire… »

Daniel PENNAC

Page 3: Florence CESTAC Daniel PENNAC - Casemate · ple dure, mais que les institutions durent, évidemment à l’intérieur de l’Église. Ensuite arrive la révolution, puis le capitalisme

d’une grande famille de viticulteurs,Jean Bozignac (les prénoms sont lesvrais, le nom, Bozignac, inventé) a vécuune passion folle avec une petite cou-sette venue redresser l’ourlet de la robede sa marquise de mère ! Cousette dontla famille, représentative du lumpen-prolétariat du coin, n’a pas un rond.Les biffins du coin…Ne les connaissant pas, je les ai imagi-nés chiffonniers, vendant des peaux,y compris celle des chats et chiens duvoisinage. Mais le père a réellementlourdé Jean et Germaine. Pour cethomme, Jean, ne sachant rien faire de

ses dix doigts, était parfaitement inu-tile. N’existant que pour leur amour, lecouple a réussi à rassembler suffisam-ment de fric (voir Casemate 80) pourvivre pendant cinquante ans en seconsacrant uniquement l’un à l’autre,ne se laissant distraire ni par un travailrégulier ni par des enfants.Comment les gens réagissaient-ilsface à ce couple hors-norme ?Pour la bourgeoisie locale, et mêmepour sa propre famille, Germaine n’étaitrien, n’avait droit à aucune considéra-tion. Les gens ne saisissent pas ce qu’ily avait d’exceptionnel, d’exemplaire,dans leur histoire. Curieusement, l’idée

d’exemplarité refroidit. Les mots amouret exemplaire ne sont jamais associés.Ce n’est pourtant pas le premiermariage heureux qui dure !Oui, mais cela ne se décrète pas àl’avance. C’est bien pourquoi l’Église,extrêmement réaliste, a inventé le sacre-ment du mariage : afin que les gens secroient obligés de vivre ensemble éter-nellement même s’ils ne peuvent pass’encadrer.Je rêve d’une histoire économique del’amour. Au départ, ces alliances fami-liales sont des alliances politiques,bénies par le sacrement religieux. Leurbut n’est pas que l’amour dans un cou-ple dure, mais que les institutionsdurent, évidemment à l’intérieur del’Église. Ensuite arrive la révolution, puisle capitalisme contractuel. Là, on passeaux mariages économiques. Lesgrandes familles unissent leurs patri-

IIII

Interview

Un amour exemplaire,Florence Cestac, Daniel Pennac,Dargaud, 14,99 €,3 avril.

« Travailler jusqu’à ma mort… »Vous avez révélé le montant de votre retraite. 1 200 euros par mois…Florence Cestac : Résultat, je vais travailler jusqu’à ma mort. Beaucoup de journaux, dans le passé,n’ont pas cotisé pour les dessinateurs qu’ils employaient. D’où des trous béants dans nos relevés decarrière. D’où, pour tous les dessinateurs, des retraites minables. Par exemple, j’ai beaucoup œuvré au

Journal de Mickey qui publia mes Déblok. Mais la direction n’a jamais voulu me reconnaître le statut de journaliste.Chacun devait alors s’occuper de ses propres cotisations. J’ai dû cotiser à une caisse minable. D’où ma petiteretraite. Et encore, certains confrères ont moins que cela ! Il faut faire avec. J’espère que cela va changer pour les plusjeunes, tout en redoutant que ça ne devienne pire. Finalement, cela ne me perturbe pas trop tant j’espère mourir lecrayon à la main. Handicap supplémentaire, un tel flot d’albums paraît chaque mois qu’on ne vend plus du tout nosanciens albums. Le fonds ne tournant plus, il faut alimenter perpétuellement la machine, avoir toujours un album en route. J’ai connu, dans ma vie, des périodes où j’ai pu travailler bien moins intensément qu’aujourd’hui. C’est la vie moderne…

« La famille de Germaine vendait des peaux,y compris celle des chats et chiens du coin »

Daniel PENNAC

Archives CESTACVirez pépère, Casemate 59,Piqûre de rappel, Casemate 41,Schlingo à plein nez, Casemate 11, etc.

Archives PENNACPennac ausculte Larcenet, Casemate 58,Deux belles plumes pour Lucky Luke, Casemate 30.

Page 4: Florence CESTAC Daniel PENNAC - Casemate · ple dure, mais que les institutions durent, évidemment à l’intérieur de l’Église. Ensuite arrive la révolution, puis le capitalisme

III

Interview

moines. C’est ainsi que la vieillenoblesse de vigne de la région deSaint-Paul-de-Vence veut marier Jean,son aîné, avec la reine du gewürt alsa-cien.Mariage sans retour…Évidemment, un divorce mettrait à basla belle opération. Comme il n’est pasquestion de reconnaître cette raisonprofonde, on évoque l’honneur et ledéshonneur : « Tu serais le premier dela famille à rompre les liens sacrés dumariage, notre nom sera bafoué, etc. »Alors qu’il n’est question que de sau-vegarde du patrimoine. D’où la réflexion du papa de Jean :« Fais comme moi, épouse la gewürtet tape-toi la petite. »Voilà ! La situation va durer jusqu’à ceque, dans les années soixante-dix, lecapitalisme patrimonial fasse place aucapitalisme multinational. Les ancienspropriétaires ne sont plus que lesemployés de grands groupes majori-taires. Donc on peut de nouveau divor-cer. Et comme toujours, la pratique serépand dans toute la pyramide sociale.Aujourd’hui, on compte dans lesclasses entre 30 à 40 % d’enfants dedivorcés. Ce qui était impensable audébut des années soixante.Comment expliquez-vous l’amourabsolu de Jean et Germaine ?Un hasard morpho-patho-physiolo-gique. Certains êtres ont le bol de ren-contrer le bon animal, doublé de labonne personne sociale. Je pourraisciter d’autres exemples, mais aucun

n’ayant, commecelui de Jean etGermaine, trans-gressé absolumenttoutes les valeursdans lesquelles j’aiété éduqué. Etencore, j’avais lachance d’avoir desparents non pro-sélytes. Un de mesdeux frères aînés,dix ans de plusque moi, l’étaitbien davantage. Ilme répétait qu’ilfallait que je memarie. Ce qui mefaisait poiler inté-rieurement.On connaît« Aller faire pleu-rer le colosse »,mais moins« Aller se laver lesmains au pied d’un arbre »…Une expression du photographe RobertDoisneau. Il avait le secret des expres-sions faisant mouche. Ainsi, au coursde soirées qui se prolongeaient, il lan-çait, toujours avec le sourire : « Ce n’estpas qu’il se fasse tard, mais on s’en-

nuie… » Il blaguait tout le temps. Unjour, dans un café, je m’insurge parcequ’un garçon lui répond un peu gros-sièrement à mon goût. « Non, mais tuas vu comment il t’a répondu, ceconnard ? » Il me calme d’un paisible :« Tss tss, tu n’as pas l’intention de vivreavec ? Bon, alors… »Cette anecdote me rappelle un motdélicieux du romancier et homme dethéâtre Tristan Bernard. Dans un bis-trot, là aussi, assis près d’une fenêtre,il commande un petit rhum avec soncafé. On lui en sert un vraiment minimini. Il le prend, le jette par la fenê-tre, se penche dehors et lance :« Quand on est si petit, on ne vientpas au café ! »L’explosion qu’on voit dans l’albums’est-elle produite dans la vraie vie ?Non. Elle est simplement une manièreradicale de régler une histoire d’héri-tage un peu compliquée.Que vous a laissé Jean, à part la Dau-phine qui, d’ailleurs, vous est pas-sée sous le nez ?Sa montre et ses pipes. J’ai commencéla pipe à 14 ans. Je me souviens d’unfabricant qui, s’étant aperçu quel’écume culottée était moins rêche quel’écume neuve, les faisait culotter pardes étudiants. Il leur offrait le tabac,un gant pour ne pas toucher la pipe.

« Certaines lectures sont ÉPOUVANTABLES »Vous aimez lire en public. Quelles qualités demande une belle lecture à voix haute ?Daniel Pennac : C’est drôle, je réfléchis à cela pour la première fois. Il faut intégrer à l’idée de lecture àvoix haute quelque chose qui ressemble à l’art de la conversation. Votre vis-à-vis, pour comprendre letexte que vous lisez, a besoin d’un certain nombre d’annotations qui, sans exagération, soulignent la part

de la phrase qui contient le sens. Quand nous parlons ensemble, nous n’ânonnons pas. Nous soulignons l’essentiel dece que nous voulons dire au moment où il faut le dire, nous ralentissons le rythme quand nous risquons de n’être pascompris. La lecture c’est pareil. Il faut éviter le didactisme. Les lectures didactiques sont absolument épouvantables.Par exemple, il y a à cinq heures du matin sur France Culture – avant c’était minuit – des cours du collège de France dont80 % sont des lectures didactiques chiantes. Quel que soit le sujet. À minuit, je me les farcissais en râlant, me disantque ce n’était pas possible. Ces messieurs parlent comme s’il n’y avait personne en face d’eux. Du coup, l’intérêt duplus passionnant des sujets se diluait. C’est sans doute pour cela que l’émission a émigré à cinq heures du matin.Admirez-vous certains lecteurs ?Bien sûr, il y a de très jolies voix. Celle de Denis Podalydès, par exemple. Sa lecture du Voyage au bout de la nuit deCéline est magnifique. Sans exagération, sans jamais qu’il se mette devant l’auteur. La cause de Céline est suffisammentviolente par elle-même ! Ce ne fut pas le cas du premier lecteur de Céline, Michel Simon. Très mauvais parce qu’il fai-sait du Michel Simon. La lecture de Céline par Arletty – en plus ils étaient copains – n’est pas tout à fait convaincante.On l’apprécie évidemment, mais plutôt parce que c’est Arletty, et qu’on est toujours content d’entendre Arletty.

« Jean et Germaine transgressaient toutesles valeurs dans lesquelles j’étais éduqué »

Daniel PENNAC

Page 5: Florence CESTAC Daniel PENNAC - Casemate · ple dure, mais que les institutions durent, évidemment à l’intérieur de l’Église. Ensuite arrive la révolution, puis le capitalisme

Et des consignes du genre : ne pastenir la pipe avec les dents, ne pasfumer une pipe d’écume dans un cou-rant d’air…Françoise Hardy raconte sans gêneses ennuis intestinaux(2). On se croi-rait presque dans votre Journal d’uncorps. Un tabou est-il en train detomber ?Une évolution intéressante. Notreépoque est paradoxale. Tout y est archiexposé, archi consommé, à commen-

cer par le corps. Incroyablementexposé par nous-mêmes, la pub, lecinéma, Internet sur lequel on déca-pite en direct. Parallèlement, silenceest fait sur le rapport de chacun à sonpropre corps, redevenu tabou commeà la fin du XIXe siècle. Une invention dela bourgeoisie postromantique desannées 1830.Parce qu’avant… ?… Napoléon avait déshabillé lesfemmes. Elles étaient quasiment à poil.C’est lui qui dessina les robes à bal-connet, libérant les corps féminins desmasses de tissus que les dames se trim-balaient jusqu’alors. Durant l’aventurenapoléonienne, tout fut hypersexué.Murat menait la charge de ses cavaliersen criant : « Tous derrière moi, j’ai le troudu cul rond comme une pomme ! » Etles gaillards suivaient. Dans lesannées 1830, la bourgeoisie remballetout ça au nom de la bienséance etdécrète un silence absolu sur ce quiconcerne le corps humain. Silence quicontinue aujourd’hui. Il n’y a pas plusinhibé que les djihadistes décapiteurs.Le supplice est devenu spectacle. L’éro-tisme est exposé. La pornographie estexposée, la scatologie est exposée, lebody art est exposé… mais le rapportde chacun avec son corps est tenu tou-

jours aussi secret.Tout le monde s’est étonné que jepublie Journal d’un corps. L’idée detenir un journal de son corps, n’estpourtant pas très originale ni très extra-vagante, et pourtant tout le monde ena parlé.En page de garde, on lit : « Auxdouze de Charlie, nos seuls apô-tres. » Êtes-vous incroyants, agnos-tiques ?Notre réponse est entièrement conte-nue dans la phrase citée. Quand onme demande si je suis croyant ou non,je réponds que je ne réponds jamaisà cette question. Cela fait trop de morts.On sent une certaine autocensurese répandre. Vous fait-elle peur ?Je ne jette la pierre à personne. La peur,même si elle peut paraître illégitime,elle est ce qu’elle est. À chacun denégocier avec sa peur. On peut déplo-rer que quelqu’un ait peur de dessinercertains sujets parce que certains des-sins mettent sa vie en danger, mais ondoit comprendre sa réaction.Allez-vous vous revoir ?Cestac : Dans notre restaurant ? Biensûr. Et il n’est pas dit que nous ne met-tions pas, un jour, un second bébé enroute…

Propos recueillis par Jean-Pierre FUÉRI

1. Avec qui Florence Cestac a réalisé DesSalopes et des Anges (Dargaud) et DanielPennac coscénarisé deux Nouvelles Aven-tures de Lucky Luke (Lucky Comics).2. Avis non autorisés…, Equateurs.

« Qui sait… Un jour, peut-être, Daniel et moimettrons-nous en route une nouvelle BD »

Florence CESTAC

IV

Interview

Illu

stra

tion

s ©

Dar

gaud

201

5.