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© Casemate 2015. Tous droits de reproduction interdits. Supplément gratuit • Casemate 79, mars 2015. François DERMAUT

François DERMAUT - Casemate

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Page 1: François DERMAUT - Casemate

© Casemate 2015. Tous droits de reproduction interdits.

Supplément gratuit • Casemate 79, mars 2015.

FrançoisDERMAUT

Page 2: François DERMAUT - Casemate

Dans Casemate 79,vous racontez com-ment ont fini, pourvous, Les Chemins de

Malefosse. Mais comment avaient-ils commencé ?François Dermaut : Nous habitions lamême ville où Daniel Bardet étaitdépanneur de télé. J’adorais son tour-nevis qui clignotait quand il le mettaitdans une prise de courant. Il rêvaitd’écrire. Je lui ai proposé d’être scé-nariste BD. Le lendemain, il m’envoyaitl’adaptation d’une légende allemande.Je ne désirais pas traiter la périodemoderne qu’on voyait suffisammentcomme cela à la télévision. Et n’avaisaucun plaisir à dessiner les voitures,

même si je suis toujours un incondi-tionnel de la 2CV. Un jour, je tombe surle journal d’un bourgeois de Gisorspendant les guerres de religion. Un livrebourré d’informations, ne se perdantpas dans de grandes théories histo-riques, mais racontant simplement levécu d’un homme voyant catholiqueset protestants se massacrer. C’était parti.Pendant le temps où j’ai travaillé chezHachette, nous avons mis au point LesChemins de Malefosse. La série a

débuté dans le magazine Circus, en1982, avant de passer dans Vécuquelques années plus tard. Ça a mar-ché tout de suite. Mon grand regret estde n’avoir pu traiter la Saint-Barthélémy.Cette tragédie se déroule sept ans avantle début des Chemins de Malefosse,et après Malefosse (1), le diptyque quej’ai réalisé sans Daniel.Comment est née l’idée de Male-fosse ?Un jour, ma femme m’a demandé sij’avais une idée de la manière dont ondevenait un mercenaire, comme Gun-ther et Pritz, les héros des Chemins deMalefosse. Du coup, j’ai imaginé leurjeunesse. Ils suivent des itinéraires dif-férents, donc ont des vies différentes,

Interview

Bien sûr, il réalisera le second tome de Rosa auquel Casemate 79consacre un dossier de dix pages. Mais le dessinateur de Malefossene se dit pas certain du tout de réaliser la jeunesse de Pritz, commeil a réalisé celle de Gunther, les deux mercenaires des Chemins deMalefosse. Il préfère se consacrer à des travaux régionaux, faisantrevivre les constructions, personnages et métiers des siècles passés.Et peut-être consacrer un carnet à Marcel, son père, dessinateuracharné, bienveillant, fauché et doté d’un cœur gros comme ça.

Rosa #1/2, Le Pari,François Dermaut, d’après un texte de Bernard Ollivier,Glénat,14,50 €,4 mars.

DR

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« Qui connaît Marie Mayne, la chiffonnière quia donné son nom à une rue de Saint-Malo ? »

François DERMAUT

Dermaut

RetourauxSOURCES

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qui à un moment vont se croiser. Gun-ther se lance à la poursuite d’unméchant qui a tué son père. Pritz, lui,en veut beaucoup à un parti religieuxqui a brûlé sa femme et ses enfants.À la fin du premier diptyque surGunther, on voit Pritz arrivant d’Amé-rique du Sud débarquer à LaRochelle. À quand l’histoire de sajeunesse ?J’ai le canevas de sa vie dans ma tête,mais je ne sais si je la dessinerai un jour.Que pourrais-je réaliser de mieux queRosa que je considère comme le chef-d’œuvre de ma vie ? Réaliser une BD

est long, fastidieux, fatigant. En 2017,lorsque je bouclerai le second et der-nier Rosa, j’aurai 67 ans. Pendant quele tribunal de commerce réfléchissaitau sort de 12 bis (voir Casemate 79),et donc que Rosa était bloqué, il a falluque je travaille pour vivre. J’ai pris despetits boulots dans ma région etdécouvert qu’il y avait beaucoup dechoses à faire pour un dessinateurcomme moi, amoureux de la Mayenne,des gens et des paysages. Quoi par exemple ?Un carnet de voyage à travers des per-sonnages surprenants à questionner et

à raconter, cela dans différentsdomaines. Dans celui de la musique,j’ai rencontré un manufacturier d’ac-cordéon diaphonique, un réparateurd’instrument à vent. Je me suis penchésur le sort d’un sous-bassoniste de lafanfare de cavalerie de Saint-Malo. Ouencore sur le destin de Marie Mayne,chiffonnière du XIXe siècle, seule femmeà avoir donné son nom à une rue deSaint-Malo. Une BD, il faut attendre deux ans poursavoir si elle a bien marché, si on a réussison coup. Une illustration commencéele matin est terminée le lendemain soir.On en est content ou pas tout de suite

et on sait très vite si les autres le sont. Ne sentez-vous pas si une plancheest réussie ou pas ?Oui, mais le lendemain, il faut en com-mencer une autre. Et parfois on sature.Lors de ma période glouglou commeje l’appelle, j’ai subi une cure de dés-intoxication. Pendant un cours derelaxation, on nous a demandé d’ima-giner un paysage que nous adorions,genre plage idyllique. Et de le dessi-ner. Me demander ça à moi qui suisconfronté chaque jour à l’angoisse dela page vide ! J’ai rendu page planche !Travaillez-vous à la demande pourdes particuliers ?Non, mais par exemple pour un villagede Vendée qui paie bien. J’ai réalisépour eux trente dessins, paysages etpersonnages. La mairie m’en a réclamédix supplémentaires pour en faire unbouquin. Le conservateur du château

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Interview

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« Un village de Vendée m’a commandé trentedessins, des personnages, des paysages… »

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de Mayenne m’a proposé de raconterson architecture à travers les âges, ducarolingien à aujourd’hui (2). J’ai ima-giné une série de saynètes avec évi-demment plein de personnages. Say-nètes pas forcément vraies et pasforcément fausses. Ce conservateur, foude BD, a organisé en 2013 au châteauune très grande expo sur le Moyen Âge,exposant des planches avec croquis,crayonnés, story-boards. Et travaux pré-paratoires de Bourgeon, Servais, Chail-let, Luguy… 3 000 visiteurs. Il n’avaitjamais vu ça. J’ai également réalisé unepetite chose sur le pinard en Anjou.Dix époques, dix stades de la culturede la vigne, dix saisons différentes.Ne deviez-vous pas aussi raconterMarcel, votre père ?Un projet qui me tient toujours à cœur,mais j’ai élargi le sujet et je rêve d’enfaire un carnet d’enfance. J’ai conservétous les carnets de mon père. Ce des-sinateur a laissé des milliers de dessins,des carnets de voyage avant la lettre.

Il n’arrêtait pas. À 7 ans, lorsque je luiai annoncé que voulais devenir dessi-nateur de BD, il n’a pas pris cela commeune tare – on était pourtant dans lesannées cinquante –, n’a pas levé lesbras au ciel, en déplorant que je nerêve pas de devenir médecin. Lorsquej’étais en pension, il m’envoyait chaquesemaine le journal Tintin, avec ses com-mentaires. « Regarde comme ce des-sinateur a réussi ses effets de brouil-lard. Comment celui-ci a bien réussi leslueurs des phares de cette bagnole lanuit. » Il était amoureux du travail d’Her-mann et m’a poussé à aller le rencon-trer quand j’ai eu 18 ans. J’admire Her-mann. Il a changé de techniques je nesais combien de fois et c’est toujoursaussi beau. Je garde un souvenir ébloui

de ma première visite chez lui. J’y étaisallé à Mobylette. Il dessinait un BernardPrince. Il m’a montré tous ses crobards.J’étais sur le cul. Donc une jeunesse heureuse ?Oui, même si, à l’époque, notre seulmoyen de locomotion était le vélo. Çalimite. Mon père était tailleur de vête-ments. Avec mes trois sœurs, nous pas-sions notre temps dans son atelier. L’uneest devenue metteur en scène de théâ-tre et auteure pour les enfants, une autrephotographe. Trois professions artis-tiques sur quatre. Pas mal, non ? Chez nous, c’était un peu comme chezMathieu et Rosa. Il y avait toujours dumonde, des étudiants des Beaux-Arts,des Vietnamiens, des Allemands…Nous étions rarement six à table ! Mesparents n’avaient pas le sou, mais onbaignait dans une ambiance fabuleuse.Un jour, mon père rencontre un guita-riste et l’invite. « Tu viens quand tuveux ! » Une nuit, il entre dans noschambres à deux heures du matin :« Réveillez-vous, Bernard est arrivé, ilva nous jouer de la guitare ! » On aappris plus tard que le Bernard était unélève du grand Alexandre Lagoya. Uneautre fois, ce fut une chanteuse japo-naise. Mon père hébergeait tout lemonde. J’ai eu une enfance fabuleuse.Vous avez aussi connu les hôpi-taux…À part la mort d’un enfant, je ne croispas qu’il y ait quelque chose de piredans la vie qu’apprendre que vousavez un cancer. Il y aurait un carnet devoyage à faire sur les hôpitaux. Ces gensqui entrent dans une chambre et n’ensortent que pour le corbillard. Un milieuhorrible. Moi qui n’avais jamais pris desubstances ne se vendant pas dans lecommerce, j’y ai découvert ce que sontles hallucinations causées par la mor-phine. On m’avait mis sous forte dose.On a des envies de taper sur des gens.

III

« 2h du matin. Notre père nous réveille : Debout !Un guitariste vient nous jouer de la musique… »

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« Tu viens de comprendre ce qu’est laschizophrénie. Dans cet état on peuttuer. Et ensuite ne se souvenir derien… » m’a expliqué mon toubib. Votre matériel sur la route de lasoie ? (voir Casemate 79)Une petite boîte d’aquarelles, une boîtede douze crayons de couleur… et leminimum de papier. C’est lourd le papier ! J’ai réussi à en trouver surplace, mais il ne fallait pas chipoter surla qualité. J’envoyais les dessins – j’aidû en faire 150 –, les photos – environ8 000 –, et les films tournés pour lachaîne Voyage par la valise diploma-tique de l’ambassade de France dechaque pays traversé. Nous sommesrestés quatre jours dans des villescomme Istanbul, Ankara, Samarkand,Téhéran. C’était royal.Henri Filippini vous a fait unchouette compliment en traitantvotre dessin de « honteusementclassique ». Le roman graphique nevous a-t-il jamais tenté ?J’en suis simplement incapable. PatrickJusseaume, qui dessinait alors Chro-nique de la maison Le Quéant, scéna-risé aussi par Daniel, m’a lancé un jour :« Mais arrête donc de montrer aux gensque tu sais dessiner ! On est au cou-rant. Laisse-toi aller et dessine, simple-ment ! » Il n’avait pas tort. Aujourd’huiencore, quand je dessine une char-rette, il me faut la doc pour dessiner lebon essieu, le bon nombre de bou-lons. Je pourrais me contenter de met-tre du noir. Non, je colle du bleu pastrop foncé pour qu’on discerne tout.Que le lecteur comprenne combienj’ai bossé. À une certaine époque,j’étais très mal par rapport à la vaguede romans graphiques. Je les voyaiscomme un moyen de sponsoriser desauteurs ne sachant pas trop dessiner.Comme ils pouvaient publier deuxalbums par an, cela faisait l’affaire des

éditeurs. En dehors des Japonais, unseul auteur trouvait grâce à mes yeux,Chabouté. Un vrai dessinateur et,humainement, un type admirable. J’aitoujours douté de tout, mais à cetteépoque, ce fut le pompon. Le doutefait parfois avancer, mais à haute dosevous mène direct à la déprime.Comment avez-vous réagi ?

J’ai téléphoné à Étienne Davodeau, luiexpliquant ce que je viens de vousraconter. Nous nous sommes vus lon-guement à Angers. Il m’a dit ne pas seconsidérer comme un dessinateur deBD, qu’il serait incapable de faire ceque je fais. Qu’il était un raconteur d’his-toire. Que, pour lui, le récit comptaitavant tout. Et le voilà qui prend le story-board de Rosa que j’avais apporté etm’engueule : « Pourquoi vas-tu t’em-merder à encrer, ces planches sont par-faites ! » Comme si je pouvais publierde simples brouillons ! Puis Étiennepasse la deuxième couche : « Noussommes à la terrasse d’un bistrot, passeune femme avec une poussette, et der-rière on voit un immeuble. Toi, tu vasaller chercher la doc, toutes les pous-settes imaginables et les dessins d’ar-chitecture d’immeubles et tout dessi-ner avant de choisir ! C’est fou ! » Là, ilm’a un peu ébranlé. Du coup, dansRosa, certains arrière-plans sont traitésau crayon de couleur et au lavis. Davo-deau m’a beaucoup appris. Mais je nepourrais quand même jamais tomberles 150 pages d’un roman graphique.Je ne sais pas me lâcher, c’est une desdifficultés de ma vie. Je ne sais mêmepas ce que cela veut dire se lâcher.J’aime prendre mon temps, chercher.C’est pour cela que, lors des expos, jedemande à ce que l’on montre les tra-vaux préparatoires et pas seulementdes planches en rang d’oignons. Lesgens passent beaucoup plus de tempsdevant les croquis et les crayonnés quedevant les planches elles-mêmes.« Tout ça pour ça ? » Eh oui, c’est ça labande dessinée !

Propos recueillis par Jean-Pierre FUÉRI1. Malefosse, deux tomes, François Dermaut& Xavier Gelot, Glénat, 9,99 €. 2. tinyurl.com/CM79bulles

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2015

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« Il y aurait un carnet de voyage à faire sur leshôpitaux, les hallucinations dues à la morphine »

François DERMAUT