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FLORENCE DELAY - Numilogexcerpts.numilog.com/books/9782070125210.pdf · sur fond rouge comme ses ongles laqués, qui vous fait de l'œil. Une paire de seins délicieux surgit de son

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  • FLORENCE DELAY de l'Académie française

    MES CENDRIERS

    GALLIMARD

  • ©Éditions Gallimard, 2010.

  • Qui suis-je ? La propriétaire apparem-ment. La détentrice des petits réceptacles. Celle qui produit le contenu. La produc-trice des cendres. Hier encore, je n'aurais pas affiché aussi impudemment mes biens. Mais tout change, les frontières, les choses, moi incluse, avec une telle rapidité.

    Tant de brunes et de blondes sont passées sur mes lèvres que le recensement des urnes peut paraître infini, le nombre incalculable. Il n'en est rien : je ne prétends pas que tous les cendriers dans lesquels je déposai, ou dépose, sont miens. Et puis, dans la foule, beaucoup se sont perdus. Il n'est pas impos-sible quand je reviens ici ou là que ma ciga-rette se mette à frétiller, telle une baguette

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  • de sourcier, pour signaler qu'une feue parente s'était là même éteinte. Au bord d'un cendrier d'hôtel, par exemple, de grand hôtel, car je suis riche, follement riche, milliardaire en fumée. Sans détenir aucun record vulgaire, cela s'entend. On a son quant-à-soi, on est français.

    J'appelle miens ceux que j'honore assidû-ment, ceux dont les vieilles cendres ont ali-menté le fourneau, troué mes robes et ma mémoire. Ceux qui peuplent les solitudes de mon bureau, mes bureaux, ma chambre, mes chambres, les intimes, originaires de l'Hexagone ou naturalisés après un séjour de quelques semaines à portée de la main. Les formalités de ma part sont plus ra-pides que dans les ministères. J'aime à récompenser les bons et loyaux services, mais attention, magnanimité ne signifie pas constance. Je reste libre de bannir ceux qui soudain m'ont déplu. Soit qu'ils évoquent un temps meilleur, soit qu'ils aient mal vieilli. Je soupçonne, en particulier, les ébré-chés de provoquer la poisse.

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  • Ces conteneurs de rien du tout ne me contiennent évidemment pas toute. Le « moi social » en particulier, avec son brin de ridi-cule, leur échappe. Ils ne sont la preuve que de ma vie secrète : celle qui espère en secret la résurrection. Mais si, comme affirme feu mon ami Ramôn avec sa superbe habituelle, Tout mégot est un épilogue de pensée géniale, alors peut-être sont-ils en secret les témoins d'un génie dissipé.

    Des deux crépuscules seul celui du soir connaît désormais ma fortune. Devenue pusillanime avec l'âge, pusillus animus, j'ai congédié celui du matin. Retardant l'heure de la première cigarette, les mégots dimi-nuent, et avec eux les phrases. Je me suis mise à compter, pauvre de moi, je diminue. Est-ce l'âme ou le corps qui manque le plus d'audace ?

    Mon trésor invisible n'a d'autre banque que mon corps. Son coffre-fort est ma cage thoracique. Quand je fume en compagnie de ma mort chérie, je constitue l'échantillon le plus rare, le plus prisé, le plus coté de ma

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  • collection. Un exemplaire unique, parce que le contenant et le contenu se fondent en moi de façon admirable. Il faudrait un sonnet pour vous expliquer, ou une simple radiographie. J'en ferai l'économie. Pas du sonnet, ah ça non ! mais de la radiographie.

    La main, le briquet, la flamme, la fumée, la cendre. Il y a quelque chose de divin dans cette répétition générale. Ou pléonasme, comme on voudra. Les heures en fuyant me rapprochent de la forme que je porte aux lèvres afin de l'anéantir. Amis et amies ne me séparent pas d'un doux halo bleu qui rime avec mes yeux. Aussi me rangent-ils parmi les idéalistes — grave défaut qu'ils déplorent et pardonnent.

    Que de détours interminables, de pas sans fin, à pure perte, nous évitent les ronds de fumée ! Fumant ce que je suis jusqu'à le devenir, incarnant à rebours et sans relâche mon essence, je connais la destination de l'être. Voilà comment sortir du labyrinthe de soi-même, comment sauter à pieds joints par-dessus l'embêtante question que

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  • je posais au début : qui suis-je ? Elle n'est là qu'en paillasson, pour la montre. J'en fais l'économie d'autant plus volontiers qu'elle m'a toujours contrariée. Elle affole ma na-ture ambiguë, lui donne des maux de tête. Le plus fort étant que l'on continue à se la poser alors que la réponse est connue depuis des milliers d'années : tu es poussière et tu retourneras poussière (Genèse, 3,19). Ou si vous préférez : Memento, homo, quia pulvis es et in pulverem reverteris. Qu'un seul me contre-dise et j'arrête de fumer.

    Si, chose parmi les choses, je me cantonne au neutre, alors, que suis-je ? Présentement un fût, qui mesure entre base et chapiteau un mètre soixante-douze, future colonne poudreuse aux yeux bleus. Je tiens beau-coup à ce bleu hérité de notre père, ma sœur en est témoin. Notre mère, elle, avait les yeux verts. Je la revois dans une robe d'été en toile verte, les bras nus, portant à ses lèvres qu'elle maquillait de rouge une Kool parfumée à la menthe.

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  • Déjà mes cendres quotidiennes virent de couleur dans le bol offert par Poornima. La Jaipur blue pottery, connue de toute l'Inde pour la profondeur de ses bleus, reflète l'avenir. Et quand le ciel, las de me fumer, m'éteindra, j'attendrai patiemment, dans un cendrier en bois à mes dimensions, qu'il veuille bien me rallumer. Puisque je suis, autant partir de là, renouvelable à l'infini.

  • Il est recommandé d'aller à la page. Fumer nuit à l'entourage.

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  • J'ai entrepris de réfléchir sur ces petits tombeaux au siècle dernier, quand j'étais jeune encore et romanesque. Dans La Fin des temps ordinaires, j'attribuais ces réflexions à un certain Guillaume, inspiré par un de ces amours que les trobairitz appelaient beaux amis. Il travaillait dans une banque pour gagner sa vie — je parle de lui à l'imparfait car il n'est plus. Plus que moi comptait le moment du jour où il écrivait ses livres, de courts romans qui lui assureraient, croyait-il naïvement, une survie. Sauf pendant les vacances d'été où il se mettait au travail dès le café du matin, auquel il ajoutait une goutte de lait froid, et depuis je fais de même, il écrivait en revenant de la banque, à la tombée du jour, en buvant un whisky et en fumant.

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  • Mon personnage réfléchit sur les cendres dans les mêmes circonstances, sauf qu'il froisse les feuilles couvertes de son écriture et les jette dans sa corbeille à papier. Quel geste idéal ! Son habitude crépusculaire est comme un exercice spirituel dont je suis encore bien incapable. Je lui prêtai un valet de chambre. En fait, j'ai connu ce valet de chambre prénommé Gilbert, un homme remarquable, et je l'ai peint d'après nature. Ma seule invention fut que, prénommé Albert dans la fiction, il recueille les papiers froissés et se garde de les jeter à la poubelle, une fois compris ce qu'il en était : il les repasse, aussi soigneusement que les che-mises de son maître, puis les confie à son amant instituteur, lequel, d'une belle écri-ture laïque et obligatoire, les recopie au fur et à mesure dans un cahier cartonné. L'idée du fer à repasser me vient aussi de Gilbert : il avait servi chez un homme très riche, joueur et alcoolique, qui revenait souvent ivre de ses tournées nocturnes, les poches du pantalon ou du veston pleines de gros billets de banque froissés. Alors, m'avait-il

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  • raconté, dès qu'il prenait son service, en attendant le réveil tardif de Monsieur, il retirait les billets des poches et les repas-sait.

    J'enseignais encore quand ce roman fut publié, et à la fin de l'année les étudiants qui suivaient mon séminaire (« Le modèle, la copie, l'invention ») m'offrirent trois cen-driers. Un proche de la cuvette, en verre bleu Klein, asymétrique, trois creux dans la partie basse, un peu mode à mon goût. Je lui trouvai une place au salon sur la table basse, grand rectangle épais en verre qui immobilise un geste devenu fameux : des gouttes d'eau jetées sur du sable rose. Faux bleu Klein sur vrai rose Klein ! Le deuxième est une mappemonde : continents tracés en blanc sur fond bleu marin des mers et des océans, un liseré rouge fermant le tout, aussi léger que la cuvette est lourde — alumi-nium, inox, fer-blanc ? Le troisième, une porcelaine, fut baptisé « bairais français » pour la façon qu'avait l'acteur de prononcer le mot dans un vieux film qui se passe sous l'Occupation. Je le surnommais BOF, ancien

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  • sigle des commerçants qui, du grossiste des Halles au détaillant crémier, vendaient du beurre, des œufs et du fromage. Ce sigle prit sous l'Occupation allemande un sens odieux à cause du marché noir. Mon Bof passait devant Notre- Dame coiffé d'un béret noir, une baguette de pain sous le bras. Je parle de lui à l'imparfait car il n'est plus. Franchementje ne l'aimais pas, je l'ai donné ou cassé.

    Un cadeau de Françoise A. date du même roman. Rond comme la mappemonde, de même surface et matériau léger. Je ne connais pas d'exutoire plus gai, plus ave-nant que cette pin-up américaine peu vêtue, sur fond rouge comme ses ongles laqués, qui vous fait de l'œil. Une paire de seins délicieux surgit de son maillot prune, et comme elle ne va pas se baigner, deux grandes manches bouffantes, deux para-chutes rayés sans les étoiles du drapeau américain, couvrent le haut de ses bras. On en admire d'autant plus ses jambes gainées de soie repliées sous elle, et ses hauts talons à pompons. Sous la main droite, une plume

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  • sans encrier ou un crayon pas encore Bic n'écrit pas sur un petit papier ce qu'elle pense, mais nous renvoie au bord qui l'en-toure, trottoir où l'on peut lire : « Be happy, folks — and lucky, too — Go U. S Bonds today ! » Sous elle, c'est-à-dire sous lui, le réceptacle, en lettres majuscules : « VOUS AVEZ DE LA CHANCE, VOUS POUVEZ

    ACHETER DES BONS DE LA DÉFENSE AMÉ-

    RICAINE. »

    Mappemonde et pin-up, légères, se dépla-cent aisément. Elles n'ont pas dix-huit ans, ne sont pas majeures, ne peuvent rivaliser avec les vieux de la vieille dont s'empara Guillaume, premier auteur de Mes cendriers.

    Pourquoi ai-je décidé de reprendre à la fiction mes biens ? Pourquoi ces regrets d'avoir attribué mes cendriers à un autre ? Je ne sais, j'obéis à un mouvement irrépres-sible. S'agit-il du vieil instinct de propriété, d'une réaction à la loi qui interdit de fumer dans les lieux publics ? Mon élan est-il patrio-tique, métaphysique, égotique ? Je cherche.

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  • Depuis la loi, les rues sont devenues d'im-menses cendriers informes. Plein de petits cadavres flottent dans les caniveaux, encom-brent les trottoirs, s'incrustent dans les grillages qui protégeaient les arbres. Vision morbide et tâche dégoûtante pour les pré-posés qui assument la voirie. Par respect pour eux j'ai acquis un portable, un cen-drier portable bien évidemment. C'est la moindre des politesses que de ne laisser aucun mégot derrière soi. Et puis, ces cada-vres anonymes rivalisent avec les miens, les confondent, les annihilent.

    Partout, partout, dans un petit carré de verre ou un bac ensablé, sur le bitume, la pierre, sur terre comme sur mer, le mégot est une horrible créature. Déchets de l'illu-sion, sucés, mordus, percés d'aiguilles, vic-times des nerfs et du souci, écrasés quand vous ne voulez pas vous éteindre, jetés par-dessus bord ou dans le caniveau, ensan-glantés de Rouge Baiser, rongés de sel sur les plages où vous abandonnent les insou-cieux du sort de la planète, flottant noyés sur une eau noire, moi je m'emploie à vous

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  • faire disparaître ! Hélas ! je n'ai de pouvoir que sur les miens. Quelques pas, un geste, et vous voilà disparus parmi les restes, éplu-chures, fleurs fanées, feuilles de thé, marc de café. Tour de magie facile, à la portée de n'importe qui.

    Une jeune cigarette aussi vite allumée qu'éteinte, dont le filtre trahit à peine qu'elle n'est plus vierge, me fait hésiter tant son his-toire est brève. Je ne vais quand même pas la rallumer !

    Je déplore qu'après avoir fécondé tant d'esprits, purgé tant de cerveaux, résumé tant d'âmes, le pollen gris laisse derrière lui une si vilaine trace. Le grillon, paraît-il, s'en délecte. Le grillon des villes, qui prise la farine dans les boulangeries, dans le métro fume le mégot. Fumait devrais-je dire. Nourri de la fin de ce qui fut, il chantait jour et nuit. Qu'en est-il de lui désormais ?

    Une étiquette conçue par Ben, à glisser sous le filtre du paquet à la place de « Fu-mer tue », dit : « Je sais. » De l'autre côté des

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  • Pyrénées, on préfère aviser : Fumar puede matar, probabilité plus amène. Quai de Conti, le professeur Jean Bernard recom-mandait aux entêtés : « Alors mettez-vous dans les 25 % de ceux qui peuvent fumer sans risque. » Persuadée d'être la vingt-sixième, j'ai acquis à Mexico D.F. un étui à cigarettes qui reproduit la Mort en direct, peinte par Diego Rivera. Cadavre emplumé entouré de gens, Frida Kahlo à sa droite, elle sourit. Au jour dit, je serai prête.

    Le cas d'un cigare qui survit à la mort an-noncée du fumeur me revient. Il est consi-gné dans le livre de Martin Luis Guzmàn sur la Révolution mexicaine : L'Aigle et le Ser-pent. « Je viens de tuer David Berlanga », déclare à l'auteur un beau révolutionnaire cruel qui avait nom Rodolfo Fierro. « Et, croyez-moi, je le regrette », ajoute-t-il. Sur ordre du général Pancho Villa, il est allé arrêter le jeune Berlanga parce que ce der-nier critiquait les vols et exactions pratiqués par la Division du Nord. Il l'a arrêté au res-taurant où Berlanga, ayant fini de dîner, fumait un cigare. Berlanga a pris son cha-

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  • peau. À la porte de la prison San Cosme, il a demandé s'il serait enfermé là. Non, fusillé, fut la réponse. Quand ? fut la ques-tion. Tout de suite, fut la réponse. Berlanga déboutonna calmement son gilet, écrivit au crayon quelques mots dans un carnet, retira une bague à son doigt, vida ses poches, remit le tout, dont le crayon, à son assassin, lui demanda de rapporter ces choses à sa mère, reboutonna son gilet. Ils passèrent d'autres portes jusqu'à un mur. Le cigare entier n'était plus que cendre : la main de Berlanga n'avait pas tremblé. Il huma la dernière bouffée, jeta la braise sur le sol où elle brillait encore, et d'un pas tranquille, ni lent ni précipité, se plaça dos contre le mur. Cendrier fut la terre.

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