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Maison des Sciences de l’Homme 54, Boulevard Raspail, 75270 Paris Cedex 06 Équipe expérimentale F 2 DS Formalismes, Formes et Données Sensibles : recherches historiques, philosophiques et mathématiques Textes du Séminaire de l’année 2002 Histoires de Géométries Organisation du séminaire Dominique FLAMENT C.N.R.S. Fondation Maison des Sciences de l’Homme 54, Boulevard Raspail 75270 Paris cedex 06 - B. 308. Tel/fax : 01 49 54 22 54 E-mail : [email protected] http://semioweb.msh-paris.fr/f2ds/

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  • Maison des Sciences de l’Homme54, Boulevard Raspail, 75270 Paris Cedex 06

    Équipe expérimentale F2DS

    Formalismes, Formes et Données Sensibles :recherches historiques, philosophiques et mathématiques

    Textes du

    Séminaire de l’année 2002

    Histoires de Géométries

    Organisation du séminaire

    Dominique FLAMENT

    C.N.R.S.Fondation Maison des Sciences de l’Homme

    54, Boulevard Raspail 75270 Paris cedex 06 - B. 308. Tel/fax : 01 49 54 22 54E-mail : [email protected]

    http://semioweb.msh-paris.fr/f2ds/

  • II

  • III

    Membres de l’équipe

    Responsable : Dominique FLAMENT

    Bureau : Catherine HARCOUR, Charles MORAZE, Philippe NABONNAND,Peter STOCKINGER, Jean-Jacques SZCZECINIARZ,Hind BEN FARES

    Membres associés : Marie-José DURAND-RICHARD, Christian HOUZEL,Michel PATY, Jean PETITOT, Roshdi RASHED, Scott WALTER

    Institutions associées aux projets de l’équipe

    Académie des Sciences de Paris, Académie des Sciences de Saxe, CNPq (Brésil),Centre National de la Recherche Scientifique (CNRS, dont les unités UMR C9949,UMR 7596, UMR 048, UPS 2065,...), CSIC (Espagne), Collège de France, CollègeInternational de Philosophie, Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales(EHESS), Ecoles Normales Supérieures de Paris et de Lyon, Ecole Polytechnique,Imperial College (Londres), Institut des Hautes Etudes Scientifiques (IHES), InstitutFourier, Institut Henri Poincaré (IHP), INPG de Grenoble, IUFM de Créteil, Maisondes Sciences de l’Homme de Paris (MSH), Trinity College (Dublin), Université deBordeaux 3, Université de Lyon 1, Université de Nancy 2, Université Denis Diderot -Paris 7 (IREM etc...), Université Pierre et Marie Curie - Paris 6, Université d’Orsay -Paris 11, Université de Provence, Université de Villetaneuse - Paris 13, Universitésallemandes (Berlin, Bielefeld, Bochum, Leipzig, Hamburg...), Universités espagnoles(Madrid, Barcelona, San Sebastián, Del Pais Vasco, Valencia...)...

  • IV

    Liste des intervenants au séminaire(par ordre d'intervention)

    Alain CHENCINER (Université Paris 7 – Denis Diderot)

    Quelques aspects du problème des trois corps

    Jean-Marie SOURIAU (Université de Provence)

    Les Groupes comme Universaux

    Daniel BENNEQUIN (Institut de Mathématiques de Jussieu -Paris 7)

    Un espace des sciences humaines : I. La trame des discours

    II. Miroirs et plis

    Marie-José DURAND-RICHARD (Université de Paris 8)

    Russell et les fondements de la géométrie

    Lionel BERARD BERGERY (Institut Elie Cartan, Université Henri Poincaré-Nancy 1)

    La notion de connexion en géométrie différentielle : un objet protéiforme

    Patrick IGLESIAS (LATP - CMI)

    Les origines de la géométrie symplectique

    Philippe NABONNAND (Archives Poincaré - Université Nancy 2)

    L'axiomatique des géométries projectives

  • V

    TABLE DES MATIÈRES

    Jean-Marie SOURIAULes groupes comme Universaux. pp. 1-28

    Daniel BENNEQUINL' espace des sciences humaines. pp. 29-64

    Marie-José DURAND-RICHARDBertrand Russell, géomètre ou logicien ?Comment situer son Essay on the Axioms of Geometry (1897) dans soncontexte anglais de la fin du 19ème siècle?

    pp. 65-104

    Patrick IGLESIASAperçu des origines de la géométrie symplectique. pp. 105-146

    Philippe NABONNANDDes „Grundbegriffe“ aux „Stammbegriffe“. pp. 147-171

    Annexe :pp. 172-175• Programme du Séminaire Histoires de Géométries (2003)

  • LES GROUPES COMME UNIVERSAUX

    Jean-Marie SouriauUniversité de Provence

    Dominique Flament (dir)

    Série Documents de travail (Équipe F2DS)

    Histoires de géométries : textes du séminaire de l’année 2002,

    Paris, Fondation Maison des Sciences de l’Homme, 2003

  • 9

    Les groupes comme UniversauxJean-Marie SOURIAU

    L'histoire des sciences respecte scrupuleusement la chronologie des idées. L'undes rôles de l'épistémologie, c'est de déchirer ce livre d'histoire, et d'en ajusterautrement les feuillets.

    Plaçons-nous pour commencer au 14ème siècle, et lisons Guillaume d'Ockham :"Un Universel, c'est un projet de l'esprit qui s'applique à un grand nombre

    d'objets".

    L'Universel groupe remonte aux années 1870 (Sophus Lie, Felix Klein). Il ad'abord été "groupe de transformations " (Lagrange 1770, Abel 1826, Galois 1832).Puis il est devenu "abstrait ", et accompagné par les "actions de groupe ", qui l'appli-quent à un grand nombre d'objets.

    Dirons-nous aujourd'hui, comme Felix Klein : "une géométrie, c'est une action degroupe" ? Non, choisissons plutôt :

    une géométrie, c'est un groupe.

    -o-o-o-o-o- �I -o-o-o-o-o-Commençons par la

    géométrie euclidienne,

    construite au ~IIIème siècle en utilisant les déplacements des "points de l'espace" .Déplacements qui constituent à l'évidence un "groupe de permutations ", le

    Groupe d'Euclide.

    Le Groupe d'Euclide "abstrait " peut aussi s'appliquer à d'autres objets que lespoints. Euclide l'applique aux objets couples-de-points, puis aux triplets-de-points,etc.

    Ces divers objets sont classés par l'action du groupe : deux couples depoints sont "de même classe" si un déplacement amène l'un sur l'autre. Lesclasses de couples, ce sont donc les "distances ". Ce qui pose immédiatement leproblème du "troisième cas d'égalité des triangles".

    Le Groupe d'Euclide fait aussi apparaître des objets réguliers (polyèdres parexemple) ; leur régularité, c'est le sous-groupe constitué des éléments qui nechangent pas l'objet.

    Ces notions duales : classe et régularité, s'étendent évidemment à toute action detout groupe. Les classes d'une action de groupe peuvent s'interpréter "en compré-hension" ou "en extension" — comme l'enseigne la Logique de Port-Royal (1662).

  • 10

    -o-o-o-o-o- �II -o-o-o-o-o-Le Groupe d'Euclide, nous venons de le définir par son action sur les points. Maisnotre programme consiste à attribuer la primauté au groupe, indépendamment duchoix d'une action particulière :

    au revoir et merci, chers petits points.Au ~IIIème siècle déjà, Archimède avait utilisé des objets euclidiens qui ne sont pasconstitués de points :

    Les moments

    Un moment peut se définir par son "travail " dans un "déplacement virtuel infinitési-mal" (Lagrange, 1788). Autrement dit, un moment est un "tenseur " défini sur legroupe d'Euclide, au point neutre.

    La notion de moment s'applique ainsi aux groupes qui possèdent unestructure infinitésimale convenable (les groupes "difféologiques ", "groupes de Lie "par exemple). Alors le groupe agit naturellement sur ses moments : "action co-adjointe " dit-on.

    La statique selon Archimède (leviers, corps flottants) s'exprime ainsi : si un corpsest en équilibre, la somme des moments qu'il subit est nulle.

    Ce "principe d'Archimède" implique donc les moments et l'action coadjointedans la physique de la matière.

    Un intéressant théorème du 20ème siècle : la géométrie induite sur chaque "classede moments" s'accompagne d'une "sur-géométrie ", dite "symplectique ".

    Prenons l'exemple d'un moment euclidien réduit à une seule force — commela poussée de l'eau sur un navire au repos.

    La "classe coadjointe " de cette force est donc symplectique ; plus précisé-ment, c'est une "variété symplectique de dimension 4 ". On peut se la représentercomme l'ensemble des droites orientées, transmettant chacune une force de lamême intensité que la force choisie initialement.

    Nous en rencontrons dans la nature, des droites orientées : les rayons lumineux.La géométrie euclidienne de la lumière s'accompagne donc nécessairement

    d'une géométrie symplectique. Essayons de l'analyser.� Chaque classe euclidienne de rayons lumineux se caractérise par une"grandeur" (qui correspond à l'intensité de la force) : cette grandeur, c'est lacouleur.� Quand un rayon lumineux "monochromatique" traverse un instrumentd'optique, il en ressort avec la même couleur, et la correspondance[ entrée → sortie ] respecte la "forme symplectique ". Aussi bien pour les"systèmes dioptriques" (les verres de lunettes) que pour les "systèmescatadioptriques" (les miroirs ardents de Syracuse ou les télescopes). � Un petit problème : il existe un phénomène gênant, appelé "diffraction" ,qui empêche d'isoler un rayon lumineux. La diffraction permet, au mieux, deconcentrer la lumière sur un ensemble de rayons appelé "faisceau lumi

  • 11

    neux" ; et pour le géomètre, ce faisceau est une "variété lagr angienne" (dontla définition est symplectique ). Conséquence : un faisceau lumineux"lagrangien" est encore lagrangien quand il ressort d'un instrument d'optique.Voilà pourquoi les reflets sur les parois d'une tasse éclairée par le soleilpeuvent produire au fond une courbe rebroussée, appelée "caustique" .� Mais nous avons négligé jusqu'ici une autre "grandeur" caractéristiquedes classes de rayons lumineux ( dans la métaphore archimédienne, ellecaractérise la "torsion ", droite ou gauche, du moment). Grandeur qui appar-tient en propre à la lumière : c'est la "constante de Pl anck réduite" , que l'onécrit hhhh .Si petite soit-elle, sa prise en compte a une conséquence qualita-tive importante : la classe des rayons lumineux se découpe en deux "com-posantes" ; la lumière se partage en deux états de "polarisation ci rculaire","à gauche" et "à droite". Dans les années 1810, Augustin Fresnel a expé-rimenté la "biréfringence rotatoire" des prismes de quartz — qui séparentles deux nappes.

    Dès le ~VIème siècle, une autre géométrie était apparue, concernant les "figuressemblables". Elle est définie par le

    Groupe de Thalès,

    groupe des "similitudes " dont le Groupe d'Euclide est "sous-groupe invariant ".

    Pour le Groupe de Thalès, il n'existe qu'une seule classe de couples de points dis-tincts.

    Ceci permet de définir le "rapport de deux distances ", qui appartient néces-sairement au "groupe-quotient Thalès/Euclide ". Groupe que nous décrivons comme"groupe multiplicatif des réels positifs".

    Ainsi apparaît l'art de mesurer.

    La nature ne permet pas de faire agir le Groupe de Thalès comme le Grouped'Euclide.

    Cependant on rencontre quelques objets qui présentent une régularité "tha-lésienne" et "non euclidienne". Signe certain de leur origine : elle n'est pas "natu-relle", mais "artificielle". Exemple : les coquilles que les bigorneaux savent construiregrâce à leur art surnaturel.

    Tout aussi artificiellement, nous pouvons faire agir le Groupe de Thalès surles moments : il modifie à la fois les forces et les couleurs. De cette action résulte la"proportion" :

    hhhh / couleur = torsion / force

    d'où les amateurs d'analyse dimensionnelle déduiront que la couleur est uneimpulsion.

    Impulsion de quoi? Des atomes de lumière, disons les "photons newtoniens". Etpar suite, hhhh sera le tournoiement (ou spin ) commun à tous ces photons.

  • 12

    Nous voyons comment le groupe de Thalès permet de mesurer autre chose queles distances.

    Depuis le 18ème siècle, cette numérisation est achevée, en ce sens que noussavons construire un groupe de "matrices " (tableaux de nombres dont la loi degroupe ressort des "quatre opérations" de l'arithmétique), groupe qui sera déclaré"isomorphe " au Groupe d'Euclide.

    Les ingrédients qui l'ont permis sont dus à Pythagore (son théorème permetde "numériser l' angle droit" ) et à Lagrange (qui a inventé au milieu du 18ème siècleles "coordonnées orthonormales" que l'on dit "cartésiennes").

    Ainsi s'est construite la géométrie analytique ; géométrie que Lagrange acomplétée en 1788 par la mécanique analytique.

    -o-o-o-o-o- �III -o-o-o-o-o-

    Mécanique, science des machines, devenue science des mouvements quandKepler eut fondé la "mécanique céleste " (1609-1621).

    Pour la développer, le Groupe d'Euclide sera remplacé par le

    Groupe de Galilée.

    Groupe de Galilée qui agit sur "l'espace-temps ", constitué des "événements " (cou-ples point-instant).

    Groupe de Galilée qui est lui aussi "isomorphe à un groupe de matrices ".

    Dans la géométrie euclidienne d'Archimède, un moment non nul condamnait leschoses au déséquilibre, donc au mouvement.

    En géométrie galiléenne, un moment sera associé à chaque mouvement dechaque chose (doublet latin momentum—movimentum).

    Moment qui engendre héréditairement un moment de chaque sous-groupe.

    Il y a un sous-groupe du Groupe de Galilée que nous subissons et que nouscroyons bien connaître : il est constitué des "translations t emporelles " : "il y a cinqminutes", "dans cinquante ans", etc. Ce groupe, appelons-le

    Chronos.

    Le groupe Chronos , nous avons des machines pour en découper des sous-groupes : les chronomètres, et autres oscillateurs.

    Le rythme, élément universel de toutes les musiques, c'est un choix de telssous-groupes.

    C'est aussi Chronos qui définit "l'espace " : un point immobile dans l'espace, c'estune classe d'événements sous l'action de Chronos .

  • 13

    Chaque mouvement de chaque chose est pourvu d'un moment galiléen ; doncaussi du sous-groupe Chronos . Voilà

    l'énergie.

    Cette énergie, ce n'est qu'une partie émergée de l'iceberg moment. Pour découvrirles 90% qui restent, il faut envisager d'autres sous-groupes.

    C'est ainsi qu'on peut faire apparaître l'impulsion et le tournoiement , qu'onpeut retrouver le "centre de masse " sur lequel travaillait déjà Archimède.

    Quand deux choses se rencontrent, elles ajoutent leurs moments ; quand elles seséparent, elles le partagent ; elles peuvent en échanger une partie, mais lemoment total reste nécessairement constant.

    C'est pourquoi nous manipulons le moment avec adresse et prudencequand nous courons entre des obstacles, quand nous prenons ou quittons unescalator, quand nous conduisons une voiture.

    Mais un horrible scandale va éclabousser cette belle construction : une analyseélémentaire montre que Chronos n'est pas "invariant " dans le groupe de Galilée.La géométrie galiléenne ne permet pas de l'y distinguer :

    Chronos , et l'espace qui va avec, sont donc subjectifs.

    L'espace dans lequel vous vivez, c'est vous qui l'avez choisi. C'est celui qui res-pecte votre confort.

    Mais vous acceptez quelquefois de changer de Chronos , de quitter l'espacede votre maison pour habiter celui d'une auto, d'un train, d'un avion.

    L'expression classique "espace-temps" est donc subjective, elle aussi. Pour res-pecter la géométrie, il faudra l'éviter : l'ensemble des événements, arène du Groupede Galilée, le physicien l'appellera

    "Univers".

    De même l'énergie, moment du groupe Chronos , est aussi subjective que l'espace :l'énergie d'un mouvement que vous faites dans un train, ce n'est pas du tout celleque constatent les observatrices situées dans la campagne environnante.

    D'où nous vient donc l'illusion d'un espace absolu ? Le mot "géométrie" nous lesuggère :

    de notre filiation terrestre.

    Née du tumulte et de la fureur, notre planète-mère a acquis progressivement unerégularité presque parfaite. Le Chronos de tout le monde, ce n'est que cette régu-larité de la Terre.

    C'est un fait général : une chose isolée qui vieillit tend à acquérir son propreChronos . Un principe premier de la thermodynamique dissipative.

    Quelques précisions : � Le vieillissement de la chose peut se mesurer ; le résultat s'appelle"entropie " (Boltzmann, 1877). Le "second principe de la thermodynamique "nous affirme que cette entropie ne peut jamais décroître.

  • 14

    � Et le "premier principe " ? il est contenu dans un principe dix fois plusriche, la constance du "moment galiléen ". La croissance de l'entropie doitdonc respecter cette décuple constance.Les amateurs de "calcul des variations " reconnaîtront une circonstance fami-lière : un "multiplicateur de Lagrange " β va intervenir, qui caractériserachacun des "états " où l'entropie ne peut plus croître. � Géométriquement, β , en dualité avec le moment, habite "l'algèbre de Lie "du Groupe de Galilée ; il peut se représenter comme un "quadri-vecteur "d'Univers. � Et le Chronos propre de la chose est engendré par β .

    Les astres suffisamment vieux ressemblent à ce portrait, chacun avec son propreβ . Mais le Chronos associé est souvent un peu plus compliqué que celui que nousavions imaginé tout à l'heure : les planètes et les étoiles tournent.

    Le fait est là, la Terre tourne, elle aussi.Le β de la Terre caractérise sa période de rotation ; le "jour sidéral ", 23h

    56 min. environ.Cette rotation, la géométrie demande que ce soit celle d'un "solide" — même

    si la planète conserve une certaine fluidité-plasticité.La rotation de la Terre casse l'apparente régularité euclidienne, et produit des

    effets mécaniques paradoxaux : gyroscope de Foucault (1852), alizés et quaran-tièmes rugissants.

    Heureusement, elle ne gêne pas les musiciens.

    Pour tout système isolé en équilibre, le quadri-vecteur β définit aussi la températured'équilibre (la mesure de β est l'inverse de la température absolue).

    Même en dehors d'un équilibre thermodynamique achevé, le "vecteur-tempé-rature" β subsiste localement. Max Planck, en décembre 1900, nous a donné lemoyen de le mesurer en observant le rayonnement : c'est ainsi que nous savonsqu'autour de notre Galaxie, la température est de 2.73 ° Kelvin.

    β , c'est enfin la flèche qui nous indique dans quel sens coule le temps.

    Flèche du temps qui permet le finalisme de la vie : action sur le futur grâce au sou-venir du passé.

    Flèche qui interdit toute action sur le passé et tout souvenir du futur : regretset espoirs.

    -o-o-o-o-o- �IV -o-o-o-o-o-Le Groupe de Galilée possède une qualité particulière, la "cohomologie symplec-tique ", qui se mesure avec une nouvelle quantité particulière :

    la masse.

    Quelques conséquences de cette cohomologie galiléenne : � Si la masse n'est pas nulle, chaque mouvement de chaque chose isoléese décompose en un couple :

    ( mouvement du centre de masse , mouvement autour du centre de masse ).

  • 15

    � On peut construire un nouveau groupe, "extension centrale " du Groupede Galilée ; cette extension, c'est le Groupe de Bargmann.

    Chaque "particule élémentaire " est associée à une "classe coadjointe" du Groupede Bargmann — qui représente l'ensemble de ses mouvements possibles.

    On décrit ainsi les "points matériels ", les "particules à spin ", et même les "pho-tons " (classés par impulsion, donc par couleur).

    L'espace des mouvements de chaque particule est ainsi muni d'une "géomé-trie symplectique ", respectée par l'action du Groupe de Galilée.

    -o-o-o-o-o- �V -o-o-o-o-o-Jusqu'ici, nous avons négligé de prendre en compte

    la pesanteur.

    Pourtant, nous la pratiquons assidûment depuis l'instant de notre naissance, etnous savons que rien ne lui échappe. Ce caractère universel doit pouvoir s'étayerpar la géométrie. Œuvre entreprise en 1916 par Einstein, élaboration de la

    Relativité Générale.

    Dans les années 1920, Einstein parlait de "mollusques de référence" ; SalvadorDali dessinait des "montres molles".

    Ces images illustrent l'intervention d'une nouvelle géométrie : la géométriedifférentielle, qui est définie par le "groupe des difféomorphismes de classe C ∞∞∞∞ ".Dans le cas des difféomorphismes de l'Univers, nous le nommerons simplement :

    Groupe Souple.

    Comment un tel groupe, beaucoup plus grand que le groupe de Galilée (on dit que"sa dimension est infinie"), peut-il intervenir dans la physique ?

    Très simplement, si on veut bien examiner la simple "chute des corps".Comme nous l'a enseigné Galilée, tout "point matériel " qui tombe emprunte

    "l'accélération de la pesanteur ". Cette loi s'applique aussi bien aux astres qu'à lapomme de Newton. Or on peut l'écrire avec la nouvelle géométrie :

    � La pesanteur peut s'interpréter comme objet souple : une "connexionaffine symétrique " D . � La "ligne d'Univers " d'un point matériel, associée à sa "masse ", devientaussi un objet souple T : un "2-tenseur-distribution-contravariant-symé-trique ". � Alors la "loi de la chute des corps " devient :

    " TDZ = 0 si Z est un 1-tenseur C∞∞∞∞ à support compact " ; en abrégé :

    TD = 0 .

  • 16

    L'intérêt de cette écriture, c'est qu'elle peut devenir une propriété universelle de lamatière :

    � TD = 0 implique d'abord la "conservation de la masse " au cours du mou-vement.� Si deux particules T1 et T 2 tombent indépendamment, leur chutecommune sera décrite par la distribution T = T1+T2 , nouvelle solution de TD = 0. � Si ces particules se choquent, l'équation TD = 0 implique aussi toutesles "lois des collisions ", celles qui ont été formulées au 17ème siècle (Galilée,Mariotte, Huygens). � Un seul objet T , solution de l'équation TD = 0 , peut ainsi peuplerl'Univers d'une infinité de particules qui tombent en s'entrechoquant : vide,atomes et clinamen selon Démocrite et Lucrèce. � Une loi de probabilité sur les solutions du type précédent permet dedéfinir une solution "moyenne" T, géométrisant la "théorie cinétique des gaz ".Apparition de la "pression ". � Ces solutions, et d'autres, permettent de modéliser les divers "milieuxcontinus ". Dans ces cas-là, T peut s'exprimer avec la densité, la vitesseet la contrainte du milieu. Alors TD = 0 produit le système des équationsd'Euler (1755) ; équations écrites ici "linéairement ".

    Par ailleurs, un simple calcul montre que toute solution isolée de l'équation TD = 0 ,associée à une solution tensorielle Z de l'équation DZ = 0, définit une "grandeurconservée ".

    Si l'on se trouve dans une station spatiale, en "impesanteur ", il y a beaucoupde solutions de l'équation DZ = 0, donc beaucoup de grandeurs conservées pourchaque mouvement. On connaît déjà la masse : on trouve en plus l'impulsion, letournoiement , le centre de masse. Dix grandeurs au total sur lesquelles peuvents'appuyer les astronautes dans leurs évolutions.

    L'objet protéiforme T que nous venons de rencontrer, nous l'appellerons :

    Dynamique de la matière,

    et l'équation TD = 0 méritera le nom de "loi de la dynamique ".

    Le savoir-faire des mécaniciens, c'est de joindre à cette "loi de la dynamique " des"lois de comportement" concernant les matériaux qu'ils étudient.

    Lois qu'ils choisissent invariantes par l'action du Groupe de Galilée — sous-groupe du Groupe Souple. Ont-ils raison ? Nous verrons.

    Ainsi peuvent se construire la "théorie de l'élasticité ", la "mécanique desfluides ". L'usage des distributions permet aussi de décrire les "coques " de la chau-dronnerie, la "tension superficielle " qui permet à des insectes de marcher sur l'eau ;la simple "théorie des cordes ", tendues ou vibrantes ; de définir les "forces " qu'ellestransmettent, de "composer " ces forces. Pensons à une toile d'araignée agitée parl'impact d'une mouche.

  • 17

    Et ça fonctionne parfaitement dans le cas des "phénomènes dissipatifs ", qui produi-sent des résultats irréversibles.

    Relativité Générale : fondement de la Mécanique Classique.

    -o-o-o-o-o- �VI -o-o-o-o-o-Mais un nouveau problème apparaît : pas question de traiter ainsi la loi de l'équi-valence "énergie-chaleur " — simplement parce que l'énergie a disparu !

    Pour la retrouver, il faudra sacrifier le Groupe de Galilée.

    Revenons aux "particules élémentaires" que nous avions déduites de ce groupe.Il y avait une difficulté concernant les photons : leur vitesse était rigoureuse-

    ment infinie. Or, dès 1676, Römer avait mesuré la vitesse c de la lumière etconstaté qu'elle était finie — si grande soit-elle. Et la même pour toutes les cou-leurs.

    Pour avoir de "bons photons", une seule solution : trouver un substitut du groupede Galilée qui implique cette valeur c . C'est possible, et on peut trouver ainsi le"groupe de Poincaré ", sous-groupe du Groupe Souple. Sa dimension est 10,comme celle du Groupe de Galilée ; sa géométrie, la

    Relativité Restreinte

    fournit de nouvelles particules, tout aussi symplectiques, mais plus conformes àl'expérience ; les photons vont maintenant à la bonne vitesse c .

    Relativité Restreinte qui apparaît comme épistémologiquement postérieure àla Relativité Générale — même si elle est historiquement antérieure.

    Cette géométrie est légale depuis 1983 : la vitesse c de la lumière a été ajustéearbitrairement (un nombre entier de mètres par seconde); le mètre-étalon a doncété relégué au musée.

    Voilà enfin un événement bien daté de l'histoire de la géométrie au 20èmesiècle.

    Une nouveauté de la "Relativité Restreinte" : la masse d'une chose dépend deson mouvement — selon la formule m = E/c2, E désignant l'énergie retrouvée.

    Résultat établi à la fin du 19ème siècle par Henri Poincaré dans le cas de lalumière ; en 1905, Albert Einstein a déclaré que cette formule était générale, et il aeu la bonne idée d'y chasser le dénominateur.

    Mais comment se fait-il que nous ayons une grandeur conservée en moins, masseet énergie ayant perdu leur indépendance ?

    Parce que le Groupe de Bargmann permettait d'utiliser subrepticement la"masse atomique " des chimistes, dite aussi "quantité de matière ". Quantité qui variepeu dans les conditions généralement réalisées sur Terre.

  • 18

    La géométrie de Galilée-Bargmann était celle du paradis écologiste : pas de radio-activité, pas d'énergie nucléaire. Mais la géométrie de Poincaré respecte mieux lanature "telle qu'elle est".

    Quelques conséquences de la Relativité Restreinte :� Les photons n'ont plus de couleur propre, leur couleur est relative à quiles regarde (effet Doppler-Fizeau). � La "cohomologie sym plectique " a disparu : disparition de la décomposi-tion barycentrique . Le solide mobile, dont Euler et Poinsot avaient calculéles mouvements libres "autour du centre de masse", n'existe plus : pourdécrire les mouvements des objets les plus durs, il devient nécessaire deprendre en compte leurs propriétés élastiques ou plastiques .� Mais la loi de la dynamique TD = 0 reste inchangée. Les mécanicienspourraient tout aussi bien utiliser le Groupe de Poincaré pour écrire les loisde comportement, et ils n'auraient plus de problème avec l'énergie, puis-qu'ils pourraient admettre que E= mc2.

    Mais la place du Groupe de Poincaré dans le Groupe Souple pose problème.Pourrait-on le définir comme "régularité de l'impesanteur" ? Eh bien non, ce

    qu'on obtient ainsi, c'est un groupe plus grand, dont la dimension est 20 : le"groupe affine ".

    Voici : le Groupe de Poincaré est bien la régularité d'un objet souple g , objetd'un type nouveau : une "métrique hyperbolique normale ".

    La vitesse c de la lumière est inscrite dans g , ce qui explique comment c peut se transmettre au Groupe de Poincaré.

    Examinons donc cette

    métrique d'Univers

    objet fondamental de la physique — dont l'étude a commencé avec les travauxd'Hermann Minkowski (1908).

    � Comme son nom l'indique, la métrique g permet de mesurer les dis-tances et les durées, selon une méthode due à Bernhard Riemann (1853). � La thermodynamique des "vieilles choses" telles que la Terre impliquetoujours un "vecteur-température" β , qui appartient maintenant à "l'al-gèbre de Lie du Groupe de Poincaré". Dans le cas des choses "en cours devieillissement", β , devenu objet souple, engendre avec g un nouvel objetβg ("la dérivée de Lie de la métrique g par le vecteur β"). Si βg n'estpas nul, la "dissipation" va apparaître.

    Ainsi peuvent se géométriser la conduction de la chaleur (équations deFourier, 1822), la théorie de la viscosité (équations de Navier, 1822) ; etc. � La métrique définit enfin la pesanteur, comme la seule connexion D quivérifie l'équation Dg = 0 .

    Mais la pesanteur ainsi obtenue ne correspond à l'expérience que dans unerégion pas trop grande : elle exigerait que la Terre soit plate — or nous savonsqu'elle est ne l'est pas…

  • 19

    Le Groupe de Poincaré et sa Relativité Restreinte ne sont donc qu'une approxi-mation microscopique.

    -o-o-o-o-o- �VII -o-o-o-o-o-A grande échelle, comment utiliser le Groupe Souple ?

    Demandons-lui ce que nous demandions jusqu'ici aux groupes d'Euclide,Galilée ou Poincaré : agir sur le réel sans modifier la physique. Autrement dit :

    agir sur le possible.

    Choisissez un point quelconque de l'Univers. Vous trouverez peut-être un élémentdu Groupe Souple qui vous y emmènera. Si vous le faites agir, vous aurez fait ungrand voyage, et même un voyage dans le temps.

    Comment ce voyage est-il possible ? Simplement parce que vous ne vousapercevrez de rien. Vous aurez été accompagné par la métrique, par la pesanteur; par votre environnement ; par le reste du monde.

    L'action du Groupe Souple transforme le possible en possible parce qu'ellene change rien, parce qu'elle est inobservable…

    …nouvelle épistémologie de la géométrie.

    Soyons plus précis : envisageons l'ensemble gggg des métriques possibles del'Univers. Chaque classe de gggg sous l'action du Groupe Souple, appelons-la

    Un cosmos.

    En souvenir d'Empédocle, appelons

    Physis

    l'ensemble ΦΦΦΦ de tous les Cosmos. Notre Cosmos à nous, ce n'est plus que l'undes points de la Physis.

    Nous pouvons munir gggg de la "difféologie compacte ", qui est invariante par l'actiondu Groupe Souple. Elle descend sur la Physis ΦΦΦΦ , en la munissant de la "difféo-logie quotient ". Grâce à cette construction, la mécanique empirique que nousvenons de rencontrer :

    � la dynamique de la matière T est une distribution qui vérifie TD = 0 , Ddésignant la connexion qui dérive de g par la condition Dg = 0

    se traduit géométriquement :

    � T est un tenseur de ΦΦΦΦ .

    Ainsi la dynamique T habite la Physis ΦΦΦΦ ; elle est définie au point ϕϕϕϕ o qui est"notre Cosmos" ; c'est son "relevé " sur l'espace gggg des métriques que nousexpérimentons.

  • 20

    Mais pourquoi notre Cosmos serait-il le seul à bénéficier d'une dynamique ? Pourêtre "scientifiquement correct", envisageons que T soit défini sur toute la Physis.

    Interprétation : le possible doit être astreint à une loi qui exprime la dyna-mique à partir de la métrique.

    C'est avec une idée analogue que Cavendish, expérimentant en 1798 sur lapesanteur, a réussi à mesurer la masse de la Terre. Les mesures actuelles nediffèrent des siennes que de 1%.

    La loi qu'il éprouvait, c'était "l'attraction universelle", celle que Newton avaitdéjà induite des lois de Kepler.

    Problème : peut-on réécrire la "loi de l'attraction", sans rien perdre de ses implica-tions kepleriennes et cavendishiennes, pour prolonger le tenseur T sur la Physis ?

    Oui ; une solution, c'est l'équation d'Einstein (1915-1917). Elle munit la Physisd'une "1-forme fermée " ; sur l'Univers, elle s'écrit T = S(g), S étant un "opérateurdifférentie l".

    Elle se vérifie avec une précision extrême. Des variantes sont possibles,mais aucune n'a franchi le seuil expérimental.

    La loi d'Einstein contient deux "constantes universelles " : la constante de Newton etla constante cosmologique ; la valeur de leur couple est mesurée depuis 1999 àpartir des observations de supernovæ lointaines.

    Mais le géomètre est parfaitement indifférent à la valeur de ces constantes,parce qu'il peut attribuer à chacune une valeur arbitraire, 1 par exemple. Opérationqui revient à choisir des "unités gravitationnelles " pour la masse et pour les durées-distances.

    Unités très grandes : elles donnent par exemple à la constante de Planckl'ordre de grandeur hhhh ≈ 10-120.

    -o-o-o-o-o- VIII -o-o-o-o-o-Plaçons-nous maintenant à cette échelle des unités gravitationnelles, et jetons uncoup d'œil sur les

    Modèles cosmologiques.

    Si l'on examine diverses photographies du ciel où ne sont portés que les objetssuffisamment lointains, on constate que les galaxies présentent une "densité" quivarie peu avec la direction.

    Autrement dit : les galaxies lointaines peuvent être décrites par une "statis-tique" possédant la régularité de la sphère céleste. Groupe isomorphe à O(3) ;"isotropie ", dit-on.

    Mais nous ne testons ainsi que ce qui est visible depuis la Terre : on peutprésumer que l'isotropie n'est qu'un sous-groupe d'une "régularité cosmologique" C.

  • 21

    Une hypothèse concernant ce groupe C : il pourrait être isomorphe à O(4). Sous-groupe "compact " du Groupe Souple, qui permettrait alors de construire la"moyenne " T de la dynamique réelle.

    Ce T moyen peut se décrire comme un "fluide à pression nulle", schémad'une "poussière de galaxies". L'équation d'Einstein permet d'associer T à unemétrique g qui possède aussi la régularité C.

    Ainsi produit-on un modèle cosmologique, proposé dès 1922 par AlexandreFriedmann.

    L'action du groupe C classe les événements. En compréhension, chaque classeest une "date cosmique"; en extension, c'est "l'espace" à cette date-là ; espacemuni de la géométrie induite de C — géométrie éternelle, donc. "Espace co-mobile", disent les astronomes.

    Cette géométrie est celle d'une hypersphère S3 dont le rayon R croît avecla date : "expansion de l'Univers ". A la date "présente ", l'espace est "courbe ", maispas beaucoup, parce que R est grand.

    Depuis 1929, ce modèle se contrôle par l'observation d'un "décalage spec-tral " des galaxies lointaines, fonction de leur "distance " (Edwin Hubble disait impru-demment "proportionnel à la distance").

    Souvenons-nous maintenant d'un théorème grâce auquel Archimède a pu calculerl'aire de la sphère (il concerne l'aire des "calottes sphériques ").

    On peut l'étendre en dimension quelconque ; il en résulte que la répartitiontridimensionnelle des astres, supposée équipartie sur l'hypersphère S3 , se projet-tera équipartie sur tout disque équatorial D2. Ceci permet de calculer le volume del'espace ; et aussi de contrôler visuellement les aspects non-géocentriques de larégularité C .

    On peut perfectionner le modèle de Friedmann en tenant compte du rayonnementcosmologique (observé depuis 1964) ; rayonnement caractérisé par un vecteur-température β pointant vers le futur ; rayonnement dont la dynamique comportedensité et pression de radiation.

    Bien entendu β bénéficie de la régularité C ; sa mesure β (la "températureréciproque "), est proportionnelle au rayon R de l'espace : refroidissement perpé-tuel ; 2.73 °K aujourd'hui.

    La dérivée de Lie βg n'est pas nulle, ce qui laisse présager une productiond'entropie( le "flux d'entropie" est un moment du Groupe Souple) : "interactions dis-sipatives " donc entre la matière et le rayonnement. β β β

    -o-o-o-o-o- IX -o-o-o-o-o-Revenons à notre planète, qui nous a déjà fourni quelques enseignements : nousavions remarqué que la Terre tourne, puis qu'elle n'est pas plate ; nous pouvonspréciser maintenant qu'elle est ronde. Cette rondeur, c'est une régularité de la Terre.

    Compte tenu de son aplatissement, il s'agit d'une régularité de type"Chronos x O(2)" Les écarts de la pesanteur à cette régularité n'ont pu êtredétectées qu'à la fin du 18ème siècle : expériences de Bouguer et Maskelyne auvoisinage des monts Chimborazo et Shiehallion.

    Mais la Terre est déjà "très sphérique", la régularité "Chronos x O(3)" est encours d'apparition.

  • 22

    La simple géographie nous donne donc des exemples de régularités plus grandesque Chronos qui apparaissent spontanément. Voici des exemples à d'autreséchelles.

    � Une régularité euclidienne de type A5 (groupe à 60 éléments) appartientà deux des polyèdres de Platon, et aussi aux ballons de football. Or cetterégularité artificielle appartient aussi à des objets produits spontanémentpar la nature : dans la flamme d'une bougie qui fume apparaît une molé-cule possédant cette régularité-là : le carbone C60, découvert en 1985,qu'on appelle aussi "footballène". � Depuis 4.7 milliards d'années, des phénomènes dissipatifs se produi-sent dans le système solaire (collisions, marées) ; une régularité de type"Fibonacci" est apparue : les périodes des planètes s'éloignent peu d'une"progression géométrique " dont la raison serait le "Nombre d'or ". Même résul-tat pour les systèmes de satellites de Jupiter et de Saturne.

    C'est parce que le Nombre d'or est "algébrique de degré 2 " qu'ilcaractérise une régularité de type T2, correspondant à une diminution de ladissipation par les marées planétaires ou solaires.

    Exemples divers de régularités apparues "naturellement" — ayant la vertu de"modérer" la dissipation.

    Apparues comment ? La thermodynamique est encore incapable de nousl'expliquer avec précision : elle propose simplement l'expression : "structures dissi-patives ".

    La régularité cosmologique C pourrait donc, elle aussi, avoir été acquise à la suitedes processus dissipatifs imposés par le modèle même.

    Dans ce cas, son extrapolation stricte vers le passé ne serait pas légitime.L'isotropie apparente du ciel lointain ne serait qu'une anisotropie en voie de dispari-tion.

    Anisotropie dont on peut relever une trace : la tendance des quasars lesplus proches à se grouper en "hyper-amas" aplatis et parallèles — verticaux surla projection archimédienne suivante :

    Tendance dont l'optimisation permet d'évaluer les paramètres cosmologiques —en agrément avec divers tests cosmologiques récents.

    Elle ne fait pas disparaître la régularité cosmologique C , mais la réduitsimplement à une régularité non-géocentrique de type O(3), qui pourrait avoir étéprimordiale.

  • 23

    -o-o-o-o-o- X -o-o-o-o-o-

    Jusqu'ici, nous avons négligé les phénomènes magnétiques et électriques. Maison peut les prendre en compte avec un simple ajustement de la géométrie : onremplacera le Groupe Souple par le

    Groupe Electro-Souple,

    dont voici la construction :� L'Electro-Univers sera le produit direct de l'Univers U par un cercle ;c'est une variété U de dimension 5 (Theodor Kaluza, Oskar Klein,1919-1926).� En faisant tourner simultanément tous les cercles du même angle,on produit le Groupe Electrique.� Le Groupe Electro-Souple sera le "normalisateur " du Groupe Elec-trique dans le "groupe des difféomorphismes " de U .

    Le Groupe Electro-Souple est une "extension " du Groupe Souple : les objetssouples sont donc automatiquement électro-souples ; la nouvelle géométrie estcompatible avec la précédente.

    Le "groupe quotient " contient les "transformations de jauge de secondeespèce " de l'Electrodynamique, et aussi les "conjugaisons de charge ". La géométrieElectro-Souple est ainsi apte à décrire simultanément matière et antimatière.

    Cette géométrie recourt à une Electro-Métrique g , métrique de l'Electro-Univers U ,qui peut être choisie :

    � invariante par le Groupe Electrique ; � donnant à tous les cercles la même longueur.

    On pourra alors définir l'Electro-Physis correspondante, et l'Electro-Dynamique T comme tenseur de l'Electro-Physis.

    Voici quelques conséquences de ces hypothèses.

    L'Electro-métrique g s'exprime en complétant la métrique souple g par un objetélectro-souple A , le "potentiel électromagnétique " :

    g = ( g , A )De cette Electro-Métrique, on dérive l'électro-pesanteur D, qui complète la pesan-teur D par le champ électromagnétique F :

    D = ( D , F ).F, objet souple, est automatiquement solution des équations de Maxwell homo-gènes .

    L'Electro-Dynamique T complète la dynamique T par un "vecteur-distribution " J , le courant électrique :

    T = ( T , J ).

    Alors la loi de l'Electro-Dynamique T D = 0 se coupe en deux :

  • 24

    � Les forces électromagnétiques interviennent dans l'équation de la dynamique qui devient :

    TD + JF = 0 ; � le courant électrique J vérifie l'équation

    JD = 0qui s'interprète comme conservation de l'électricité. La charge électriqueainsi conservée est un moment du Groupe Electrique.

    Enfin l'Electro-Dynamique se relève de l'Electro-Physis par "l'équation d'Einsteinpenta-dimensionnelle" T = S( g ) :

    � dans l'écriture de l'équation d'Einstein, la dynamique souple T doit être augmentée de la "densité tensorielle de Maxwell-Poynting " ;� J est donné par les "équations de Maxwell non homogènes ".

    Ce système T = S( g ) entraîne bien entendu T D = 0 .

    Cette Electrodynamique géométrique correspond parfaitement à l'expérience et à latechnologie : équivalence des aimants et des courants (André Marie Ampère, 1827),générateurs électriques (Zénobe Gramme, 1865), utilisables réciproquement commemoteurs (1873) , émission et réception des ondes radio (1894), etc.

    C'est d'ailleurs l'analyse géométrique de l'électrodynamique classique qui apermis à Henri Poincaré de découvrir en 1905 le groupe qui produit la RelativitéRestreinte.

    Le fait que l'attraction gravitationnelle ne soit pas supplantée par la répulsion élec-trique est une limite drastique de la charge électrique de l'espace : on admet géné-ralement que cette charge universelle est nulle. Plusieurs scénarios peuvent êtreévoqués pour géométriser cette hypothèse.

    -o-o-o-o-o- XI -o-o-o-o-o-

    Définissons maintenant un nouvel Universel géométrique : les

    états d'un groupe.

    Pour chaque groupe G , un état est une fonction µµµµ définie sur G , à valeurscomplexes, prenant la valeur 1 au point neutre, telle que les µµµµ(gj-1gk) soient leséléments d'une "matrice positive " — quel que soient les gj choisis dans G .

    Voici quelques-unes de leurs propriétés :� Le conjugué d'un état, le produit de deux états sont des états.� Les états de G constituent un "convexe compact" — engendré par les"états purs" : ceux qui ne sont pas le milieu de deux autres.� Chaque état définit une "représentation unitaire " du groupe sur un "es-pace de Hilbert ".

  • 25

    � Réciproquement, tout espace de Hilbert, toute représentation unitaire d'ungroupe peuvent se reconstruire à partir d'un état.

    Les "représentations irréductibles ", ce sont celles qui sont associées àun "état pur ".

    -o-o-o-o-o- XII -o-o-o-o-o-

    A quoi peuvent servir tous ces états ? D'abord à fonder le

    calcul des probabilités.

    Pour "probabiliser" un ensemble X�, il suffit de choisir un "groupe-test " : un groupemultiplicatif A de fonctions αααα à valeurs complexes de module 1, définies sur X�.

    Fermons A pour les "combinaisons linéaires" et "limites uniformes" : nousobtenons l'ensemble des "fonctions-test " de A. Appelons

    � "certitudes " les fonctions sur A associées à chaque point x de X �par la correspondance αααα—> αααα(x) ;� "hasards " les fonctions du "convexe fermé " engendré par les certitudes(fermé pour la "convergence uniforme sur les parties finies ").

    Tous ces hasards sont des états de A . Tout hasard p possède un seul prolon-gement linéaire continu à l'ensemble des fonctions-test αααα ; le résultat p(αααα) sera l'"espérance mathématique " ou "valeur moyenne " de αααα dans le hasard p .

    Voici des exemples :� Si X est fini, tout hasard sur X est donné par une formule p(αααα ) = p1 αααα (x1) + … + pn αααα (xn), les p j étants positifs, de somme 1 : la notionde hasard implique celle de "probabilité ".� Prenons un exemple infini : X, ce sera RRRRn ; on choisit comme "groupe-test" l'ensemble des fonctions ααααy : x —> eiyx, y étant arbitraire dans ledual de RRRRn.

    Alors les "hasards " contiennent les "lois de probabilité " classiques (re-présentées par leurs "fonctions caractéristiques " au sens de Liapounov-Lévy) .

    Un point intéressant : il existe d'autres hasards probabilisés par cegroupe-test, comme celui qui est équiparti sur RRRRn ou sur un sous-réseauarbitraire. Ils interviennent dans les phénomènes quantiques — mêmes'Ils sont incompatibles avec la théorie de la mesure.

    Soient X , X' deux espaces probabilisés par des groupes-tests A , A'. Uneapplication F de X dans X' sera dite "propre " si l'image réciproque par F d'unélément de A' est fonction-test sur X.

    Alors l'image réciproque d'une fonction-test de X' par une application propreest fonction-test de X�; l'image directe d'un hasard de X (définie par dualité) est unhasard de X'.

  • 26

    Ces "images de hasards " sont utilisées dans les "méthodes de Monte-Carlo ". Ellespermettent à un groupe qui agit "proprement" sur X d'inclure les hasards dans sagéométrie.

    -o-o-o-o-o- XIII -o-o-o-o-o-

    D'autre part ces états de groupe permettent d'accéder à la procédure de

    Quantification géométrique

    qui ne sera qu'esquissée ici.

    Un objet quantique isolé sera caractérisé par :� un groupe S — la source� une classe coadjointe X de la source S (qui s'interprétera comme "es-pace des mouvements classiques" )� un fibré principal en cercles ΞΞΞΞ au dessus de X muni d'une structure decontact ϖϖϖϖ d'où dérive la forme symplectique ωωωω de X . La circulation de ϖϖϖϖsu les cercles prend la valeur constante 2πh ; .l'action de S sur X se relèvesur ΞΞΞΞ en préservant ϖϖϖϖ — ce qui crée une "extension centrale " ΣΣΣΣ de S .� si l'objet est isolé, un morphisme du groupe de Galilée (resp. Poincaré)dans S

    Appelons "observation " tout sous-groupe A de S engendré par une sous-algèbrede Lie abélienne . Chaque observation pourra s'interpréter de deux façons :

    � par son action sur XXXX induite de celle de ΣΣΣΣ ;� par une autre action sur XXXX , déterminée par ϖϖϖϖ, et conservant individuel-lement les fibres ; elle produit un "groupe-test " de X .

    Si µ est un état de la source et A une observation, µ induit sur A un état dugroupe-test associé. Les

    Etats quantiques

    seront des états de S , ayant la propriété d'induire un "hasard " pour chaque ob-servation A. Hasard qui s'interprétera comme "spectre " du moment de A .

    Ces constructions permettent de produire les principaux objets de la mécaniquequantique :

    � Equations d'onde (Schrödinger, Pauli, Klein-Gordon, Dirac, Maxwell), engendrant chacune une solution de TD = 0 � Espaces de Hilbert, vecteurs d'état , opérateurs-densité� opérateurs self-adjoints� Produit tensoriels hilbertiens pour les systèmes � bosons et fermions, condensations de Bose-Einstein, non-séparabilitédes états de fermions.

  • 27

    Quelques références de J.M . Souriau et al. concernant les sujets évoqués

    1953 Géométrie symplectique différentielle . Applications - Coll. Internat.CNRS "Géométrie différentielle", Strasbourg, p.53

    1964 Géométrie et relativité - Ed. Hermann, coll. "Enseignement des Sciences"1966 Définition covariante des équilibres thermodynamiques - Suppl. Nuov.Cimento, 1, 4, pp.203-216

    1966 Modèles classiques quantifiables pour les particules élémentaires -C.R. Acad. Sc. 263, p.1191

    1966 Quantification géométrique - Comm. Math. Phys. 1, pp.374-3981967 Quantification géom étrique. Applications - Ann. Inst. H. Poincaré VI, 4,p.311-341

    1969 Structure des systèmes dynamiques - Ed. Dunod, Coll. "Dunod Univer-sité"

    1971 Variétés symplectiques et cohomologie en mécanique - RencontresMath. Phys., Dept Math. Univ. Lyon-Villeurbanne, 8, Suppl.

    1976 Construction explicite de l'indice de Maslov. Applications - "4th Internat.Colloquium on Group Theoretical Methods in Physics", Nijmegen, 1975 - SpringerLect. Notes in Physics 50, p.117-148

    1977 Faut-il prendre au sérieux la constante cosmologique? - Journ. Relati-vistes, Bruxelles 1976, Publ. Univ. libre de Bruxelles, p.215-229

    1977 Thermodynamique et géométrie - "Differential Geometrical Methods in Ma-thematical Physics II", Bonn - Springer Lect. Notes in Math. 676, 30 pages

    1980 Groupes différentiels - Springer Lect. Notes in Math., 836, p.91-1281982 A Possible Large-Scale Anisotropy of the Universe (avec H.H. Fliche etR.Triay ) - Astron. and Astrophysics 108, p.256-2641983 Heat, Cold and Geometry (avec P. Iglesias ) - "Differential Geometry andMathematical Physics", M.Cahen edr , p.37-68, Reidel Pub. C°

    1984 Groupes différentiels et Physique mathématique - "Feuilletages et quanti-fication géométrique", Journées Internat. Soc. Math. de France 1983, Lyon - Coll.Travaux en cours, II, p.73-119, Ed. Hermann

    1986 La structure symplectique de la mécanique décrite par Lagrange en1811 - "Journées d'Histoires des Sciences", Vieille Charité, Marseille,1985 - "Mathé-matiques et Sciences humaines", 24ème année, n° 94, pp.45-54

    1997 Milieux continus de dimension 1, 2 ou 3 : statique et dynamique -13èmeCongrès Français de Mécanique, Poitiers Futuroscope.

    1998 Structure of D ynamical Systems, a sym plectic View or Ph ysics - Bir-khäuser, Progress in Mathematics

    2002 Grammaire de la Nature - à paraître.

  • 28

    remords

  • L’ESPACE DES SCIENCES HUMAINES

    Daniel BennequinInstitut de Mathématiques de Jussieu - Paris 7

    Dominique Flament (dir)

    Série Documents de travail (Équipe F2DS)

    Histoires de géométries : textes du séminaire de l’année 2002,

    Paris, Fondation Maison des Sciences de l’Homme, 2003

  • 31

    L'ESPACE DES SCIENCES HUMAINES.Daniel Bennequin

    Résumé approximatif des deux exposés :

    "La trame du discours" I (29/04/02)"La trame du discours" II (13/05/02), introduction à "miroirs et plis" (13/05/02)

    1. Problèmes de méthode

    a) À l'origine de ce travail j'avais repéré dans des textes d'historiens, de linguistes, de

    critiques (par exemple Braudel, Culioli, Poulet) l'intervention de formes dynamiques,

    topologiques ou géométriques intéressantes. Un mathématicien pouvait alors être tenté de

    préciser ces figures. Est-ce que le discours initial y gagnait quelque chose ? Pour le savoir il

    fallait se faire historien, linguiste ou critique. D'autre part l'ensemble de connaissances apporté

    par les sciences humaines est critiqué, par exemple par Michel Foucault dans Les mots et les

    choses1 (1966). Or c'est dans ce texte sur les textes que j'ai pu trouvé les formes les mieux

    décrites. Je vais tenter de dire de quoi il s'agit. Ensuite j'essaierai de montrer que le point de vue

    géométrique aide à préciser le texte de Foucault et apporte des éléments nouveaux, différents du

    texte : des questions et des thèses permettant de redescendre d'un commentaire d'un texte sur les

    textes au problème de décrire et comprendre l'imaginaire.

    b) On trouve dans M & C au moins quatre usages des figures :

    1 – Un usage explicite dans le montage des trois dimensions du "domaine de l'épistémè

    moderne", engendrant un espace d'évolution des "sciences humaines" (ex. p. 358).

    2 – Deux ou trois schèmas structuraux (p. 87, p. 225, ...), des diagrammes de flèches entre

    notions.

    3 – Un tableau de Vélasquez (Les Ménines), support d'un ensemble de métaphores et de

    jeux de miroirs,

    1 Que nous noterons dorénavant M&C.

  • 32

    4 – Et surtout, plus cachée, comme une armature, la trame du discours serré de Foucault.

    En beaucoup d'endroits, la riche broderie du texte laisse voir une structure topologique

    bien définie, des plis, des singularités qui entraînent l'ensemble.

    c) Je propose de confronter plusieurs passages de M & C à des diagrammes (cf. fig.

    suivantes) : des dessins de lignes courbes alternant des pleins et des pointillés, représentant

    symboliquement des classes de fonctions réelles d'une variable réelle, modulo difféomorphismes

    croissants de la source et du but. La naissance (ou la mort) d'un couple d'extrema accompagnera

    la description d'une "discontinuité" de l'épistémè ; les segments monotones seront étiquetés par

    des références du discours ; les minima et maxima porteront des noms évoquant des frontières

    entre ensembles de discours.

    La juxtaposition de figures géométriques topologiques au texte de M & C éclaire le

    propos du livre, elle oriente aussi sa lecture. Par exemple : l'articulation discontinu/continu est

    interprétée dans le sens de René Thom : prima du continu, singularité, déchirure pour le

    discontinu dans le continu. L'opposition de concepts comme obscurité/visibilité, ou

    interprétation/représentation, débouche sur une géométrie du regard, de l'intensité de perception,

    de l'imagination.

    À partir de là, il est possible de décrire une dynamique de champs sur une variété

    stratifiée, pour un "espace des sciences humaines". Et surtout, tenant compte des mathématiques

    impliquées dans les singularités rencontrées (selon les travaux de Thom, Grothendieck, Poincaré,

    Riemann, Galois, ...), on peut interroger le texte, le conforter ou le critiquer, et aller au-delà sur

    quelques exemples (cf §3).

    2. La trame du discours de Foucault.

    a) les principaux concepts du livre de Foucault sont ceux d'énoncé, de formation

    discursive et d'épistémè, objets d'une "archéologie des sciences". Ils ne sont pas formellement

    définis dans M & C, il faut attendre L'Archéologie du savoir (AS, 1969) et La volonté de savoir.

    Histoire de la sexualité I, (VS, 1976) pour des définitions précisées. Voir "Foucault" de Gilles

    Deleuze, qui met en rapport ces concepts avec la topologie des plis et la dynamique des

    trajectoires.

  • 33

    Trop rapidement dit : un énoncé, caractérisé par sa rareté, sa régularité, sa reproduction

    est une fonction, ou une distribution de sens sur un ensemble de signes ; les discours s'entendent

    ici comme des pratiques formant leurs objets, parcourues d'énoncés ; une formation discursive est

    un ensemble de discours qui se stratifie (certaines strates de codimension un par exemple tendent

    à séparer le mode scientifique du reste par des règles) ; une épistémè est, à une époque donnée, un

    ensemble de rapports entre des domaines du savoir qui contraignent les strates des formations

    discursives. L'archéologie détecte les strates et leurs accidents dans le temps.

    La notion d'épistémè, surtout invoquée dans M & C est la plus délicate ; elle n'apparaît

    qu'à la fin de AS (cf. §3, pour une interprétation en termes de repères).

    b) L'attrait exercé par M & C encore aujourd'hui provient de sa puissance d'évocation des

    siècles passés ; il fait revivre les pratiques de la renaissance, de l'âge classique et de l'ère

    moderne. Les pratiques et les discours scientifiques ont eu des formes différentes aux trois

    périodes XVIe, XVII-XVIIIe, XIX-XXe. Signalons que les spécialistes (français) du XVIe se

    reconnaissent souvent dans les descriptions de Foucault, ou au moins les prennent en compte

    pour les discuter (cf. Lestringeant, Demonet, C.G. Dubois, Huchon, Margolin) ; ceux du XVIIe

    sont plutôt très critiques (cf. Robinet, Otto) même si certains y voient une remarquable source

    d'inspiration (Dascal), et ceux du XIXe l'ignorent généralement. Il faut admettre que la rhétorique

    de Foucault est souvent cassante, et que les divisions qu'il instaure entre renaissant et classique ou

    classique et moderne sont trop tranchées et systématiques. De plus le but avoué de M & C est de

    saper la prétention scientifique des "sciences humaines", ou de pointer les figures obsédantes de

    Nietzsche, Freud et Marx. Pourtant il y a dans M & C une authentique volonté de comprendre et

    un solide travail théorique qui méritent d'être poursuivis.

    L'exposé des transformations des trois domaines du savoir dont les aspects modernes sont

    philologie-linguistique, biologie et économie, constitue la plus grande part de M & C. C'est le

    plus difficile à résumer, le plus long à commenter :

    (1) la description du langage, ou des langues naturelles, ne commence pas en 1500, mais

    les développements de la grammaire, de la dialectique et de la rhétorique au XVIe siècle révèlent

    un esprit scientifique nouveau : inventaire élargi, comparaison au latin, usage de l'analogie (cf.

    Chevalier, Arrivé-Chevalier), comparatisme systématique (chez, Sylvius, Meigret, Ramus,...).

  • 34

    La recherche vise à faire apparaître l'ordre naturel à partir d'une description complète des langues,

    "car la pensée est collée à l'organisation des signes" (Arrivé).

    L'étape suivante, celle de la représentation est la Grammaire générale de Port Royal

    (Arnauld & Lancelot, 1660). « La grammaire "générale" est celle d'une langue naturelle, sans

    aucun doute, mais qui, logiquement antérieure à toute expression linguistique concrète, n'a que

    très peu de ressemblances avec le français » (Wagner & Pinchon). Apparaissent les distinctions

    sujet (ce dont on parle)/ attribut (ce qu'on en dit), les propositions principales, relatives, etc.

    Suivent au XVIIIe les grands tableaux de Du Marsais, ..., Bauzée, Condillac.

    Puis, la rupture philologique : Von-Humboldt, Bopp, Grimm mettent en avant les

    principes internes de transformations des langues, par exemple la "loi de Grimm" (1839)

    permettant de restituer l'évolution du proto-européen (~ 3000 av. J.C.), au pré-germanique (~ 500

    av. J.C.), puis au proto-germanique (~ 300 ap. J.C.), en considérant la dynamique des occlusives

    aspirées, sourdes ou sonores. Ensuite Saussure, distinguant synchronie/diachronie,

    signifiant/signifié. Le langage est devenu "un objet de la connaissance" parmi d'autres "détenant

    les lois qui le régissent" ; il a "perdu sa transparence "(M & C p.308).

  • 35

    (2) L'histoire de la biologie suit un parcours analogue : partant au XVIe siècle de la

    découverte de la nature, avec les descriptions hétéroclites d'Aldrovandi, Rondelet, Gesner, Thevet

    (cf. Delaunay) que cherchent à ordonner les savants voyageurs comme Belon et Lery, on arrive,

    après un XVIIe plutôt "expérimental", aux tableaux d'ensemble du XVIIIe, de Linné et Buffon,

    puis ces tableaux se mettent à parler d'eux-mêmes avec Lamarck, Cuvier, Geoffroy St Hilaire. La

    vie devient objet de connaissance, suivant ses propres règles : corrélation des organes /

    corrélation des formes.

  • 36

    (3) L'harmonie humaine de Bodin cherchait bien à utiliser l'arithmétique et la géométrie

    pour régler l'ordre des richesses, mais sa République est construite avec la numérologie,

    l'analogie et la magie des nombres :

    " Tout ainisi comme on put vois és quatre premiers nombres,

    que Dieu a disposés par proportion Harmonique : pour nous monstrer,

    que l'estat Royal est Harmonique, & qu'il se doit gouverner

    Harmoniquement : car 2. à 3, fait la quinte, 3. à 4, la quarte, deux à

    quatre l'octave : & derechef, un à deux fait l'octave, 1. à 3. la douzième,

    tenant la quinte & l'octave, & 1. à 4. la double octave, qui contient

    l'entier systeme de tous les tons & accords de musique : & qui voudra

    passer à 5. il fera un discord insupportable" (p. 1056).

    P. Desan commente dans La justice mathématique de Bodin :

    Il démontre ensuite que cette figure géométrique illustre tous les

    rapports de pouvoir dans « tous Royaumes & Républiques bien

    ordonnées » (p. 1057) ; le chiffre 1 étant bien entendu le prince

    souverain, et 2, 3, 4, l' « estat Ecclesiastique », l' « estat militaire » et le

    «menu peuple ». On remarquera que 2, 3, 4 doivent inévitablement

    passer par le souverain (1) pour communiquer avec les autres groupes

    sociaux. De même, le chiffre 1 représente pour Bodin l'intellect, 2 l'âme,

    3 le cœur, et 4 le foie. Le corps humain, tout comme le corps social, a

    besoin d'une harmonie entre ces organes vitaux qui contribuent tous à la

    bonne santé de la société. L'harmonie musicale des républiques passe

    inévitablement par le corps de l'homme, lequel renvoie fatalement au

    corps social. Bodin est explicite à ce sujet, "l'homme [...] est la vraye

    image de la République bien ordonnée : car l'intellect tient lieu d'unité

    estant indivisible, pur & simple : puis l'ame raisonnable, que tous les

    anciens ont séparé de puissance d'avec l'intellect : la troisieme est

    l'appetit de vindicte, qui gist au cœur, comme les gendarmes : la

    quatrieme est la cupidité bestiale, qui gist au foye, & autres intestins

    nourrissants tout le corps humain, comme les laboureurs» (p. 1057). La

    géométrie humaine développée par Bodin a pour fonction de créer une

    logique mathématique entre l'individu et l'organisation sociale de

    l'époque. Les rapports sociaux suivent le même schéma que les rapports

    mathématiques élaborés dans ce chapitre sur la justice harmonique. Ce

    qui cimente en quelque sorte la société française et lui évitera de tomber

    plus loin dans les calamités des guerres civiles, c'est justement

  • 37

    l'acceptation et le respect de cette harmonie parfaite « découverte » et

    théorisée par Bodin.

    Les premières représentations partielles datent du début du XVIIe (cf. Bertram) et les

    représentations d'ensemble de la fin du XVIIe (Petty). Les synthèses se font au XVIIIe (Quesnay).

    Les concepts modernes émergent autour de 1800 dans la théorie de l'équilibre de Adam

    Smith, ou dans celle de la valeur de Ricardo ou de Malthus (1820). Apparaissent alors les règles

    du besoin et du travail. Par exemple la "loi des débouchés" de Say : la production seule limite la

    demande, donc tout capital a un débouché.

    Comment comprendre ces trois histoires et leurs rapports est le sujet de M & C. Je

    propose d'en dessiner maintenant la trame.

    c) Le schéma qui éclaire l'émergence de l'épistémè classique est un cusp. L'intérieur de la

    fronce est l'espace propre à la représentation :

    l'image rejoint celle de l' "Oxymore baroque", écartèlement de la Raison à la Mystique

    (cf. E. Green).

    En regard de la figure, on doit lire le texte p.87 :

    Aux deux extrémités de l'épistémé classique, on a donc une

    mathesis comme science de l'ordre calculable et une genèse comme

    analyse de la constitution des ordres à partir des suites empiriques. D'un

    côté on utilise les symboles des opérations possibles sur des identités et

    des différences; de l'autre, on analyse les marques progressivement

    déposées par la ressemblance des choses et les retours de l'imagination.

  • 38

    Entre la mathesis et la genèse, s'étend la région des signes, — des signes

    qui traversent tout le domaine de la représentation empirique, mais ne la

    débordent jamais. Bordé par le calcul et la genèse, c'est l'espace du

    tableau.

    Le schéma pour l'épistémè moderne est une fronce dans la première fronce :

  • 39

    Des textes à l'appui sont p. 229 :

    Les dernières années du XVIIIe siècle sont rompues par une,

    discontinuité symétrique de celle qui avait brisé, au début du XVIIe, la

    pensée de la Renaissance ; alors, les grandes figures circulaires où

    s'enfermait la similitude s'étaient disloquées et ouvertes pour que le

    tableau des identités puisse se déployer; et ce tableau maintenant va se

    défaire à son tour, le savoir se logeant dans un espace nouveau.

    Discontinuité aussi énigmatique dans son principe, dans son primitif

    déchirement que celle qui sépare les cercles de Paracelse de l'ordre

    cartésien. D'où vient brusquement cette mobilité inattendue des

    dispositions épistémologiques, la dérive des positivités les unes par

    rapport aux autres, plus profondément encore l'altération de leur mode

    d'être ? Comment se fait-il que la pensée se détache de ces plages qu'elle

    habitait jadis — grammaire générale, histoire naturelle, richesses — et

    qu'elle laisse basculer dans l'erreur, la chimère, dans le non-savoir cela

    même qui, moins de vingt ans auparavant, était posé et affirmé dans

    l'espace lumineux de la connaissance ? A quel évènement ou à quelle loi

    obéissent ces mutations qui font que soudain les choses ne sont plus

    perçues, décrites, énoncées, caractérisées, classées et sues de la même

    façon, et que dans l'interstice des mots ou sous leur transparence, ce ne

    sont plus les richesses, les êtres vivants, le discours qui s'offrent au

    savoir, mais des êtres radicalement différents ? Pour une archéologie du

    savoir, cette ouverture profonde dans la nappe des continuités, si elle

    doit être analysée, et minutieusement, ne peut être « expliquée » ni même

    recueillie en une parole unique. Elle est un évènement radical qui se

    répartit sur toute la surface visible du savoir et dont on peut suivre pas à

    pas les signes, les secousses, les effets.

    p.252-253,

    L'espace d'ordre qui servait de lieu commun à la représentation

    et aux choses, à la visibilité empirique et aux règles essentielles, qui

    unissait les régularités de la nature et les ressemblances de l'imagination

    dans le quadrillage des identités et des différences, qui étalait la suite

    empirique des représentations dans un tableau simultané, et permettait

    de parcourir pas à pas selon une suite logique l'ensemble des éléments de

    la nature rendus contemporains d'eux-mêmes — cet espace d'ordre va

  • 40

    être désormais rompu : il y aura les choses, avec leur organisation

    propre, leurs secrètes nervures, l'espace qui les articule, le temps qui les

    produit; et puis la représentation, pure succession temporelle, où elles

    s'annoncent toujours partiellement à une subjectivité, à une conscience,

    à 1'effort singulier d'une connaissance, à l'individu « psychologique » qui

    du fond de sa propre histoire, ou à partir de la tradition qu'on lui a

    transmise, essaie de savoir. La représentation est en voie de ne plus

    pouvoir définir le mode d'être commun aux choses et à la connaissance.

    L'être même de ce qui est représenté va tomber maintenant hors de la

    représentation elle-même.

    p.263-264,

    Ainsi, la culture européenne s'invente une profondeur où il sera

    question non plus des identités, des caractères distinctifs, des tables

    permanentes avec tous leurs chemins et parcours possibles, mais des

    grandes forces cachées développées à partir de leur noyau primitif et

    inaccessible, mais de 1'origine, de la causalité et de I'histoire. Désormais,

    les choses ne viendront plus à la représentation que du fond de cette

    épaisseur retirée en soi, brouillées peut-être et rendues plus sombres par

    son obscurité, mais nouées fortement à elles-mêmes, assemblées ou

    partagées, groupées sans recours par la vigueur qui se cache là-bas, en ce

    fond. Les figures visibles, leurs liens, les blancs qui les isolent et cernent

    leur profil— ils ne s'offriront plus à notre regard que tout composés,

    déjà articulés dans cette nuit d'en dessous qui les fomente avec le temps.

  • 41

    La double fronce plisse l'espace de l'épistémè, sol au-dessus duquel naviguent les sciences

    humaines:

    p 358-359

    Il faut plutôt se représenter le domaine de l'épistémè moderne

    comme un espace volumineux et ouvert selon trois dimensions. Sur l'une

    d'entre elles, on situerait les sciences mathématiques et physiques, pour

    lesquelles l'ordre est toujours un enchaînement déductif et linéaire de

    propositions évidentes ou vérifiées; il y aurait, dans une autre dimension,

    des sciences (comme celles du langage, de la vie, de la production et de la

    distribution des richesses) qui procèdent à la mise en rapport d'éléments

    discontinus mais analogues, si bien qu'elles peuvent établir entre eux des

  • 42

    relations causales et des constantes de structure. Ces deux premières

    dimensions définissent entre elles un plan commun : celui qui peut

    apparaître, selon le sens dans lequel on le parcourt, comme champ

    d'application des mathématiques à ces sciences empiriques, ou domaine

    du mathématisable dans la linguistique, la biologie et l'économie. Quant

    à la troisième dimension ce serait celle de la réflexion philosophique qui

    se développe comme pensée du Même; avec la dimension de la

    linguistique, de la biologie et de l'économie, elle dessine un plan

    commun : là peuvent apparaître et sont en effet apparues les diverses

    philosophies de la vie, de l'homme aliéné, des formes symboliques

    (lorsqu'on transpose à la philosophie les concepts et les problèmes qui

    sont nés dans différents domaines empiriques); mais là aussi sont

    apparues, si on interroge d'un point de vue radicalement philosophique

    le fondement de ces empiricités, des ontologies régionales qui essaient de

    définir ce que sont, en leur être propre, la vie, le travail et le langage;

    enfin la dimension philosophique définit avec celle des disciplines

    mathématiques un plan commun : celui de la formalisation de la pensée.

    De ce trièdre épistémologique, les sciences humaines sont

    exclues, en ce sens du moins qu'on ne peut les trouver sur aucune des

    dimensions ni à la surface d'aucun des plans ainsi dessinés. Mais on peut

    dire aussi bien qu'elles sont incluses par lui, car c'est dans l'interstice de

    ces savoirs, plus exactement dans le volume défini par leurs trois

    dimensions qu'elles trouvent leur place. Cette situation (en un sens

    mineure, en un autre privilégiée) les met en rapport avec toutes les

    autres formes de savoir : elles ont le projet, plus ou moins différé, mais

    constant, de se donner ou en tout cas d'utiliser, à un niveau ou à un

    autre, une formalisation mathématique; elles procèdent selon des

    modèles ou des concepts qui sont empruntés à la biologie, à l'économie et

    aux sciences du langage; elles s'adressent enfin à ce mode d'être de

    l'homme que la philosophie cherche à penser au niveau de la finitude

    radicale, tandis qu'elles-mêmes veulent en parcourir les manifestations

    empiriques. C'est peut-être cette répartition en nuage dans un espace à

    trois dimensions qui rend les sciences humaines si difficiles à situer, qui

    donne son irréductible précarité à leur localisation dans le domaine

    épistémologique, qui les fait apparaître à la fois périlleuses et en péril.

    Périlleuses, car elles représentent pour tous les autres savoirs comme un

    danger permanent : certes, ni les sciences déductives, ni les sciences

    empiriques, ni la réflexion philosophique ne risquent, si elles demeurent

  • 43

    dans leur dimension propre, de « passer » aux sciences humaines ou de

    se charger de leur impureté; mais on sait quelles difficultés, parfois,

    rencontre l'établissement de ces plans intermédiaires qui unissent les

    unes aux autres les trois dimensions de l'espace épistémologique; c'est

    que la moindre déviation par rapport à ces plans rigoureux, fait tomber

    la pensée dans le domaine investi par les sciences humaines : de là le

    danger du « psychologisme », du « sociologisme », — de ce qu'on

    pourrait appeler d'un mot l'« anthropologisme » — qui devient

    menaçant dès que par exemple on ne réfléchit pas correctement les

    rapports de la pensée et de la formalisation, ou dès qu'on n'analyse pas

    comme il faut les modes d'être de la vie, du travail et du langage.

    L'« anthropologisation » est de nos jours le grand danger intérieur du

    savoir. On croit facilement que l'homme s'est affranchi de lui-même

    depuis qu'il a découvert qu'il n'etait ni au centre de la création, ni au

    milieu de l'espace, ni peut-être même au sommet et à la fin dernière de la

    vie ; mais si l'homme n'est plus souverain au royaume du monde, s'il ne

    règne plus au mitan de l'être, les « sciences humaines » sont de

    dangereux intermédiaires dans l'espace du savoir. Mais à dire vrai cette

    imposture même les voue à une instabilité essentielle. Ce qui explique la

    difficulté des « sciences humaines », leur précarité, leur incertitude

    comme sciences, leur dangereuse familiarité avec la philosophie, leur

    appui mal défini sur d'autres domaines du savoir, leur caractère

    toujours second et dérivé, mais leur prétention à l'universel, ce n'est pas,

    comme on le dit souvent, l'extrême densité de leur objet ; ce n'est pas le

    statut métaphysique, ou 1'ineffaçable transcendance de cet homme dont

    elles parlent, mais bien la complexité de la configuration épistémologique

    où elles se trouvent placées, leur rapport constant aux trois dimensions

    qui leur donne leur espace.

    Voici enfin quelques exemples de diagrammes qui illustreraient le texte de M & C, avec

    des extraits appropriés. On voit que ce sont des sections de fronces.

    p 82,

    A l'ourlet extérieur du savoir, la similitude, c'est cette forme à

    peine dessinée, ce rudiment de relation que la connaissance doit

    recouvrir dans toute sa largeur, mais qui, indéfiniment, demeure au-

    dessous d'elle, à la manière d'une nécessité muette et ineffaçable.

  • 44

    Comme au XVIe siècle, ressemblance et signe s'appellent

    fatalement. Mais sur un mode nouveau.

    Le sommet est celui de la représentation d'images, le puits celui de la représentation de

    choses : c'est le lieu de l'ancienne pliure simple du monde ( cf. § 3).

    P 83-84,

    En cette position de limite et de condition (ce sans quoi et en

    deçà de quoi on ne peut connaître), la ressemblance se situe du côté de

    l'imagination ou, plus exactement, elle n'apparaît que par la vertu de

    l'imagination et l’imagination en retour ne s’exerce qu’en prenant appui

    sur elle. (…).

    On voit le double réquisit. II faut qu'il y ait, dans les choses

    représentées, le murmure insistant de la ressemblance; il faut qu'il y ait,

    dans la représentation, le repli toujours possible de l'imagination. Et ni

    l'un ni l'autre de ces réquisits ne peut se dispenser de celui qui le

    complète et lui fait face. De là, deux directions d'analyse qui se sont

    maintenues tout au long de l'âge classique et n'ont cessé de se rapprocher

    pour énoncer finalement dans la dernière moitié du XVIIIe siècle leur

    vérité commune dans l'Idéologie. D'un côté, on trouve l'analyse qui rend

    compte du renversement de la série des représentations en un tableau

    inactuel mais simultané de comparaisons : analyse de l'impression, de la

    réminiscence, de l'imagination, de la mémoire, de tout ce fond

    involontaire qui est comme la mécanique de l'image dans le temps. De

    l'autre, il y a l'analyse qui rend compte de la ressemblance des choses, —

  • 45

    de leur ressemblance avant leur mise en ordre, leur décomposition en

    éléments identiques et différents, la répartition en tableau de leurs

    similitudes désordonnées : pourquoi donc les choses se donnent-elles

    dans un chevauchement, dans un mélange, dans un entrecroisement où

    leur ordre essentiel est brouillé, mais assez visible encore pour qu'il

    transparaisse sous forme de ressemblances, de similitudes vagues,

    d'occasions allusives pour une mémoire en alerte ? La première série de

    problèmes correspond en gros à l'analytique de l'imagination, comme

    pouvoir positif de transformer le temps linéaire de la représentation en

    espace simultané d'éléments virtuels; la seconde correspond en gros à

    l'analyse de la nature, avec les lacunes, les désordres qui brouillent le

    tableau des êtres et l'éparpillent en une suite de représentations qui,

    vaguement, et de loin, se ressemblent.

    P 85,

    (…) Sans doute l'imagination n'est-elle en apparence qu'une des

    propriétés de la nature humaine, et la ressemblance un des effets de la

    nature. Mais à suivre le réseau archéologique : qui donne ses lois à la

    pensée classique, on voit bien que la nature humaine se loge dans ce

    mince débordement de la représentation qui lui permet de se re-

    présenter (toute la nature humaine est là : juste assez à l'extérieur de la

    représentation pour qu'elle se présente à nouveau, dans l'espace blanc

    qui sépare la présence de la représentation et le « re- » de sa répétition) ;

    et que la nature n'est que l'insaisissable brouillage de la représentation

    qui fait que la ressemblance y est sensible avant que l'ordre des identités

    ne soit visible. Nature et nature humaine permettent, dans la

  • 46

    configuration générale de l'épistémè, l'ajustement de la ressemblance et

    de l'imagination, qui fonde et rend possibles toutes les sciences

    empiriques de l'ordre.

    Au XVIe siècle, la ressemblance était liée à un système de signes;

    et c'était leur interprétation qui ouvrait le champ des connaissances

    concrètes. A partir du XVIe siècle, la ressemblance est repoussée aux

    confins du savoir, du côté de ses frontières les plus basses et les plus

    humbles. Là, elle se lie à l'imagination, aux répétitions incertaines, aux

    analogies embuées. Et au lieu d'ouvrir sur une science de

    l'interprétation, elle implique une genèse qui remonte de ces formes

    frustes du Même aux grands tableaux du savoir développes selon les

    formes de l'identité, de la différence et de l'ordre. Le projet d'une science

    de l'ordre, tel qu'il fut fondé au XVIIe siècle impliquait qu'il soit double

    d'une genèse de la connaissance, comme il le fut effectivement et sans

    interruption de Locke à I'Idéologie.

    Puis la profondeur moderne : p 261,

    Les conséquences les plus lointaines, et pour nous les plus

    difficiles à contourner, de l'évènement fondamental qui est survenu à

    1'épistémè occidentale vers la fin du XIXe siècle, peuvent se résumer

    ainsi: négativement, le domaine des formes pures de la connaissance

    s'isole, prenant à la fois autonomie et souveraineté par rapport à tout

    savoir empirique, faisant naître et renaître indéfiniment le projet de

    formaliser le concret et de constituer envers et contre tout des sciences

    pures; positivement, les domaines empiriques se lient à des réflexions sur

    la subjectivité, l'être humain et la finitude, prenant valeur et fonction de

    philosophie, aussi bien que de réduction de la philosophie ou de contre-

    philosophie.

  • 47

    Finalement les replis de l'épistémè : p368-369,

    (…) Mais il y a aussi les modèles constituants qui ne sont pas pour les

    sciences humaines des techniques de formalisation ni de simples moyens

    pour imaginer, à moindre frais, des processus; ils permettent de former

    des ensembles de phénomènes comme autant d' « objets » pour un savoir

    possible; ils assurent leur liaison dans l'empiricité, mais ils les offrent à

    l'expérience déjà liés ensemble. IIs jouent le rôle de « catégories » dans le

    savoir singulier des sciences humaines.

    Ces modèles constituants sont empruntés aux trois domaines de

    la biologie, de l'économie et de l'étude du langage. C'est sur la surface de

    projection de la biologie que l'homme apparaît comme un être ayant des

    fonctions, — recevant des stimuli (physiologiques, mais aussi bien

    sociaux, interhumains, culturels), y répondant, s'adaptant, évoluant, se

    soumettant aux exigences du milieu, composant avec les modifications

    qu'il impose, cherchant à effacer les déséquilibres, agissant selon des

    régularités, ayant en somme des conditions d'existence et la possibilité de

    trouver des normes moyennes d'ajustement qui lui permettent d'exercer

    ses fonctions. Sur la surface de projection de l'économie, l'homme

    apparaît comme ayant des besoins des désirs, comme cherchant à les

    satisfaire ayant donc intérêts, visant à des profits, s'opposant à d'autres

    hommes ; bref, il apparaît dans une irréductible situation de conflit ; ces

    conflits, il les esquive, il les fuit, ou il parvient à les dominer, à trouver

    une solution qui en apaise, au moins à un niveau et pour un temps, la

    contradiction; il instaure un ensemble de règles qui sont a la fois

  • 48

    limitation et rebondissement du conflit. Enfin, sur la surface de

    projection du langage, les conduites de l'homme apparaissent comme

    voulant dire quelque chose ; ses moindres gestes, jusqu'en leurs

    mécanismes involontaires et jusqu'en leurs échecs, ont un sens; et tout ce

    qu'il dépose autour de lui en fait d'objets, de rites, d'habitudes, de

    discours, tout le sillage de traces qu'il laisse derrière lui constitue un

    ensemble cohérent et un système de signes. Ainsi ces trois couples de la

    fonction et de la norme, du conflit et de la règle, de la signification et du

    système couvrent sans résidu le domaine entier de la connaissance de

    l'homme.

    Toutes ces figures sont censées éclairer les textes. Pour le vérifier, l'assentiment d'autres

    lecteurs que moi est indispensable.

    La question est celle d'un usage non- métaphorique des figures géométriques.

    Mais, en prenant la figure à la lettre des questions se posent qui ré-interrogent le texte et

    parfois le précisent. Un exemple : a priori on comprendrait mieux que le pli nommé "modèle" se

    relie continuement au pli "mathesis" des représentations d'images, à travers le versant appelé

  • 49

    "formel" au sein des discours jugés cohérents. Or les figures représentées ont renversé cet ordre :

    sur la nappe "réelle" on doit passer par l'obscur "fondement" et traverser l'empiricité pour joindre

    "mathesis" à "modèle". C'est pourtant ce qu'il faut, car vers 1800, le "fondement se substitue au

    lieu d'apparition des identités" de l'ordre empirique pour que "les choses accèdent à la

    représentation". Comme une nouvelle origine. Et les discours des modèles et de la représentation

    débordent l'un sur l'autre sur une "épaisseur" nouvelle. La meilleure image pour le comprendre

    est celle du regard (à gauche sur les dessins) ; l'axe vertical est celui d'un effort pour sortir de soi,

    la naissance du plus extérieur arrive brutalement par en bas avec l'ordre empirique. Seule l'ombre

    projetée compte ; de même "modèle" et "finitude" sont des altitudes de sauts (de capture dirait

    Thom) d'un discours à un autre. La visibilité met aussi en jeu une figure de réversibilité. Il est

    tentant d'utiliser des métaphores de texture, d'opacité, de luminosité etc. On comprend aussi que

    le versant pointillé le plus proche est celui de la représentation, le plus loin (à droite sur le

    dessin) étant celui de l'interprétation, se renvoyant sur l'ancienne nature.

    Pourtant un autre intérêt des figures est d'aller au-delà du texte.

    3 Qu'est ce qui se plie?

    Selon Culioli "énoncer, c'est construire un espace, orienter, déterminer établir un niveau

    de valeurs préférentielles, bref un système de repérage".

    Les plis qui entraînent les autres sont ceux d'un espace des repères : sur une étendue

    continue de positions, une fonction potentiel répartie les positions stables, décide leurs bassins

    d'attractions.

    En pleine Renaissance le potentiel en question possédait un unique équilibre : la surface

    du monde. Une grandiose symétrie, selon Paracelse ou Postel, rabattait le macrocosme sur le

    microcosme.

  • 50

    A la pliure les mondes extérieurs et intérieurs s'interprétaient.

    A la fin de la Renaissance le pli se dédouble, il est possible de se tourner d'un côté ou de

    l'autre au plus prêt de l'âme de la Nature ou de l'ordre logique. Des méthodes opposées sont

    inventées par Bruno et Ramus. Voir le conflit entre leurs Arts de la Mémoire qui éclata en

    Angleterre en 1584 (cf. Yates, 1966). Paradoxalement, le mathématicien Ramus reproche à

    Euclide de ne pas exposer ses éléments selon la méthode "divisive" où tout ce qui regarde un

    même sujet devrait se trouver ensemble (cf. Leibnitz). Il faudrait procéder toujours par divisions

    et sous-divisions. L'ordre devrait s'imposer à partir des choses elles-mêmes. Alors que le

    philosophe Bruno cherche l'esprit et l'unité partout, dans le monde infini et anticipe la méthode

    démonstrative des géomètres qui va révolutionner la Physique.

    En avançant dans l'âge classique les deux Méthodes, récitative et démonstrative, vont se

    coordonner dans les sciences, un ordre des énoncés va s'installer entre les deux postures. Le

    "voile des mots" de Berkeley représente cette position instable séparant deux puits obscurs mis à

    la place du dehors et du dedans.

  • 51

    Les figures dessinées au § 2 sont dérivées des figures de potentiels ci-dessus, elles sont les

    lignes des équilibres possibles, les points critiques du potentiel : en plein les stables en pointillé

    l'instable, le seul à compter pour "changer les vérités dans les sciences".

    Le regard est capable, à chaque instant, de reconstituer un ensemble de postures : il peut

    rapprocher un équilibre stable de l'instable, et les faire s'évanouir ensemble. Il fait aussi du plus

    instable et élevé le centre d'intérêt le plus stable.

    Vers 1800, la seconde catastrophe ajoute deux équilibres, la "finitude de l'homme"