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L A COLLECTION « R ECHERCHES » À L A D ÉCOUVERTE Un nouvel espace pour les sciences humaines et sociales Depuis les années 1980, on a assisté à un redéploiement consi- dérable de la recherche en sciences humaines et sociales : la remise en cause des grands systèmes théoriques qui dominaient jusqu’alors a conduit à un éclatement des recherches en de multi- ples champs disciplinaires indépendants, mais elle a aussi permis d’ouvrir de nouveaux chantiers théoriques. Aujourd’hui, ces tra- vaux commencent à porter leurs fruits : des paradigmes novateurs s’élaborent, des liens inédits sont établis entre les disciplines, des débats passionnants se font jour. Mais ce renouvellement en profondeur reste encore dans une large mesure peu visible, car il emprunte des voies dont la produc- tion éditoriale traditionnelle rend difficilement compte. L’ambition de la collection « Recherches » est précisément d’accueillir les résultats de cette « recherche de pointe » en sciences humaines et sociales : grâce à une sélection éditoriale rigoureuse (qui s’appuie notamment sur l’expérience acquise par les directeurs de collec- tions de La Découverte), elle publie des ouvrages de toutes discipli- nes, en privilégiant les travaux trans- et multidisciplinaires. Il s’agit principalement de livres collectifs résultant de programmes à long terme, car cette approche est incontestablement la mieux à même de rendre compte de la recherche vivante. Mais on y trouve aussi des ouvrages d’auteurs (thèses remaniées, essais théoriques, traduc- tions), pour se faire l’écho de certains travaux singuliers. L’éditeur

Former pour réformer : Retour sur la formation permanente (1945-2004)

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COLLECTION

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ECHERCHES

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ÉCOUVERTE

Un nouvel espace pour les sciences humaines et sociales

Depuis les années 1980, on a assisté à un redéploiement consi-dérable de la recherche en sciences humaines et sociales : la remiseen cause des grands systèmes théoriques qui dominaientjusqu’alors a conduit à un éclatement des recherches en de multi-ples champs disciplinaires indépendants, mais elle a aussi permisd’ouvrir de nouveaux chantiers théoriques. Aujourd’hui, ces tra-vaux commencent à porter leurs fruits : des paradigmes novateurss’élaborent, des liens inédits sont établis entre les disciplines, desdébats passionnants se font jour.

Mais ce renouvellement en profondeur reste encore dans unelarge mesure peu visible, car il emprunte des voies dont la produc-tion éditoriale traditionnelle rend difficilement compte. L’ambitionde la collection « Recherches » est précisément d’accueillir lesrésultats de cette « recherche de pointe » en sciences humaines etsociales : grâce à une sélection éditoriale rigoureuse (qui s’appuienotamment sur l’expérience acquise par les directeurs de collec-tions de La Découverte), elle publie des ouvrages de toutes discipli-nes, en privilégiant les travaux trans- et multidisciplinaires. Il s’agitprincipalement de livres collectifs résultant de programmes à longterme, car cette approche est incontestablement la mieux à mêmede rendre compte de la recherche vivante. Mais on y trouve aussides ouvrages d’auteurs (thèses remaniées, essais théoriques, traduc-tions), pour se faire l’écho de certains travaux singuliers.

L’éditeur

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Guy Brucy, Pascal Caillaud,

Emmanuel Quenson et Lucie Tanguy

Former pour réformer

Retour sur la formation permanente

(1945-2004)

L

A

D

ÉCOUVERTE

9 bis, rue Abel-HovelacquePARIS XIII

e

2007

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S

i vous désirez être tenu régulièrement informé de nos parutions, il vous suffit devous abonner gratuitement à notre lettre d’information bimensuelle par courriel, àpartir de notre site

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ISBN : 978-2-7071-5322-7

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français d’exploitation du droit de copie (CFC, 20, rue des Grands-Augustins, 75006 Paris). Toute autre forme de reproduction, intégrale oupartielle, est également interdite sans autorisation de l’éditeur.

© Éditions La Découverte, Paris, 2007.

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Introduction

« L’ignorance du passé ne se borne pas à nuireà la connaissance du présent, elle compromet,dans le présent, l’action même. »

M

ARC

B

LOCH

Guy Brucy

« La formation professionnelle continue, ça permet de resterdans le coup

1

! » À travers cette affirmation en forme de slogan,s’exprime en fait toute une vision du monde ordonnée autour dequelques thèmes récurrents qui paraissent du plus élémentairebon sens : le monde change, le travail aussi, il faut donc impéra-tivement s’adapter en se formant « tout au long de la vie » ; parailleurs, les statistiques montrent que les chômeurs et les exclussont ceux qui ont le moins de qualifications, donc en les formanton les qualifie et on les insère dans l’emploi. La formation seretrouve ainsi au cœur des préoccupations de notre société. Entémoignent les sommes considérables d’argent qu’elle met enjeu, le nombre des acteurs qu’elle mobilise, la multiplicité desrôles qu’on lui assigne. Remède miracle, elle est censée accroîtrela productivité, adapter la main-d’œuvre aux changements tech-nologiques et aux nouveaux modes d’organisation du travail,remédier au chômage, contribuer à maintenir la cohésion sociale.En somme, c’est un domaine d’activités dont les bienfaits, indis-cutables, s’imposeraient à tous au point qu’il paraît incongru de

1. Titre d’un document diffusé en décembre 2004 par la CFDT pour faire connaîtreaux salariés leurs nouveaux droits en matière de formation, supplément à

SyndicalismeHebdo

, n˚ 3006, 2 décembre 2004.

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POUR

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l’interroger. Et, de fait, si elle est l’objet de la sollicitude de nom-bre d’experts, elle est en revanche rarement considérée par leschercheurs comme un objet digne d’attention

2

. Le champ de laformation est beaucoup moins exploré que celui de l’école et lamajorité des travaux qui lui sont consacrés émanent surtout desociologues et, de plus en plus, d’économistes, et sont publiés parla revue

Formation Emploi

, revue du

CEREQ (Centre de recher-che et d’études sur les qualifications), institution qui se définitcomme un organisme d’expertise publique. Objet d’ententesociale, la formation donne rarement lieu à des controversesscientifiques.

À de rares exceptions près [Fritsch, 1971 ; de Montlibert,1991], toutes les études qui s’y appliquent envisagent la forma-tion à partir des propriétés que lui confèrent les institutions. Ilest par exemple caractéristique qu’on ait pris l’habitude de bali-ser son histoire par quelques dates phare qui sont celles des lois.Cette approche par les textes législatifs, fort utile en son temps,est tellement prégnante qu’elle continue d’influencer les plusrécentes éditions d’ouvrages devenus des classiques en lamatière [Dubar, 2004]. Ainsi, après 1919 (loi Astier), c’estpresque toujours l’année 1959 qui constitue le deuxième repèreavant la loi de 1971. Comme les mots, les découpages chrono-logiques ne sont pas neutres et participent à la construction desréalités. Dater, c’est faire advenir. Adopter l’année 1959 après1919 accrédite l’idée que, entre une III

e

République fondatrice– ne parle-t-on pas de « charte » de l’enseignement technique àpropos de la loi Astier ? – et une V

e

République modernisa-trice, aurait existé une période immobile, impuissante et stérile.Cette chronologie conforte l’image que la République gaullienne

2. Un exemple emblématique : en 2004, un organisme placé sous la tutelle du minis-tère de l’Éducation nationale, le Scéren/CNDP, publiait un petit ouvrage qui se proposaitde

Repenser l’école obligatoire

et dans lequel on pouvait lire les contributions d’émi-nents spécialistes de l’école. Sur les 115 pages qu’il comptait, aucune ne traitait de la for-mation professionnelle, si ce n’est par le biais d’un chapitre de cinq pages intitulé « Lesoutils de l’insertion professionnelle » rédigé par Dominique de Calan, représentant del’UIMM et du MEDEF. S

CÉREN

/CNDP : S

ERVICE

CULTURE

ÉDITIONS

RESSOURCES

POUR

L

’É

DUCATION

NATIONALE

/C

ENTRE

NATIONAL

DE

DOCUMENTATION

PÉDAGOGI-

QUE

,

Repenser l’école obligatoire

, Albin Michel, Paris, 2004.

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NTRODUCTION

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a voulu donner du précédent régime et d’elle-même. Elle sug-gère que l’histoire de la formation est une longue et nécessaireévolution dont l’évidence s’imposerait à tous. Y adhérer revientà ignorer ce que furent les conditions mêmes de la genèse du dis-positif français et, par conséquent, interdit de comprendre com-ment des groupes sociaux, voire des individus, sont parvenus àconstruire des catégories, à élaborer des classements, à ériger unevision de la société qui se sont progressivement imposés au pointde devenir les références obligées de tous.

Les recherches entreprises par notre équipe

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montrent quela formation n’a jamais été ce lieu de consensus et de recon-naissance de valeurs partagées. L’analyse des documents depremière main et les entretiens avec les acteurs de l’époqueprouvent, au contraire, qu’elle fut élaborée dans des situationsconflictuelles à l’issue longtemps incertaine.

Une sociohistoire de la formation implique d’en faire lagénéalogie pour articuler compréhension du passé et interroga-tion sur le présent. Elle suppose donc de rompre avec la défini-tion institutionnelle de la formation, car celle-ci est un pointd’aboutissement qui masque d’autres réalisations : celles misesà l’écart et celles initialement envisagées qui n’ont pu se déve-lopper. Cette démarche, « en faisant resurgir les conflits et lesconfrontations des premiers commencements, et du mêmecoup, les possibles écartés, […] réactualise la possibilité qu’ilen ait été autrement » [Bourdieu, 1993].

C’est pourquoi nous tenterons de reconstruire la façon dontdes individus, des groupes, des réseaux ont élaboré leur vision,

3. Cette équipe réunit des chercheurs de disciplines différentes : Guy B

RUCY

, histo-rien (université de Picardie), Pascal C

AILLAUD

, juriste (CNRS, MSH Ange Guépin),Emmanuel Q

UENSON

, sociologue (université d’Évry), Lucie T

ANGUY

, sociologue(CNRS-université Paris-X). Elle incluait, jusqu’en 2001, Philippe C

ASELLA

, sociologue(université Paris-X) et Vincent T

ROGER

historien (IUFM de Versailles). Ses travaux ont,outre des publications séparées, fait l’objet de quatre numéros spéciaux de revues : « Leschantiers de la formation permanente (1945-1971) »,

Sociétés contemporaines

, n˚ 35,1999 ; « Un mouvement social pour la formation permanente »,

CPC Documents

, minis-tère de l’Éducation nationale, 2000/6 ; « Jalons pour une histoire de la formation profes-sionnelle en France »,

Travail et Emploi

, DARES, ministère de l’Emploi et de laSolidarité, n˚ 86, avril 2001 ; « La formation permanente entre travail et citoyenneté »,

Éducation permanente

, n˚ 149, 2001-4.

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leurs analyses, leur intelligence des situations dans lesquelles ilsse trouvaient immergés ; de repérer et d’identifier des lieux, desactions, des intérêts, des oppositions, des refus à partir desquelsces individus, groupes et réseaux ont formulé leurs objectifs etorganisé leurs actions ; de suivre le fil des expériences – réussiesou non –, des tâtonnements, des essais, des conflits, des contro-verses à travers lesquels la formation permanente a pris forme.

Prendre au sérieux l’histoire de la formation correspond à unenécessité de la recherche scientifique et, en même temps, aide àclarifier les enjeux du présent. La genèse de la formation permetnon seulement de comprendre la réalité mais d’agir sur elle engardant à l’esprit les contraintes imposées par le passé et les pos-sibles offerts à l’action. Car si « le temps fait autorité […], ledevenir n’est voué à aucun accomplissement » [Revault d’Allon-nes, 2006, p. 251]. C’est pourquoi nous commencerons par tra-cer une esquisse générale des conditions dans lesquelles ceux quidevaient apporter des réponses aux problèmes économiques etsociaux, évoqués plus bas, ont mis en place, ici et là, des actionset des dispositifs qu’ils ont progressivement nommés formation.

M

ODERNISATION

ET

INJONCTION

PRODUCTIVISTE

Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, la France estpartie prenante du vaste mouvement d’ouverture des économiesoccidentales qui va de pair avec une croissance exceptionnelle etl’interventionnisme d’État. Dans ce contexte, le vif sentiment deson retard économique par rapport aux autres pays a été un puis-sant moteur à la réflexion des élites. Les notions de « retard », de« société bloquée » constituent, avec leurs symétriques« modernisation » et « justice sociale », les thèmes récurrents dela période considérée. Dans ces conditions, la recherche desgains de productivité est alors une préoccupation constante por-tée par des acteurs très divers dont l’engagement dépendra, con-joncturellement, des lectures politiques qu’ils feront de la réalité.

C’est ainsi que, de la Libération jusqu’à l’automne 1947, leconsensus productiviste rassemble hauts fonctionnaires keyné-siens, patrons modernistes, syndicalistes et partis de la Résistance

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pour fonder une République nouvelle, moderniser l’économie,édifier une plus grande justice sociale et assurer l’indépen-dance nationale.

Tout change à partir de l’automne 1947. L’exclusion desministres communistes du gouvernement en mai, l’annonce duplan Marshall en juin, les grèves d’une extrême violence quisecouent le pays à l’automne, la scission de la Confédérationgénérale du travail (CGT) en décembre constituent autantd’étapes marquant l’entrée dans la guerre froide. Tandis que senoue la coalition dite de « troisième force », rassemblant lessocialistes (SFIO), le Mouvement républicain populaire (MRP)et les radicaux, les communistes sont durablement exclus dupouvoir, les gaullistes du RPF (Rassemblement pour la France)se posent en adversaires intransigeants du régime et le mouve-ment syndical se retrouve pour longtemps déchiré entre uneCGT idéologiquement subordonnée aux thèses du Parti com-muniste et une CGT-FO anticommuniste. Dans un tel contexte,la productivité fait l’objet d’appréciations contradictoires.

Souscrivant à la thèse de la paupérisation absolue de laclasse ouvrière

4

, les militants du Parti communiste français(PCF) et de la CGT dénoncent la productivité comme le« nouveau mot d’ordre des exploiteurs

5

», dont le seul objectifest d’augmenter les profits des capitalistes en surexploitant lesouvriers

6

. En revanche, les élites politiques et économiquesconsidèrent que son augmentation est la condition nécessaired’une compétitivité améliorée des entreprises en même tempsqu’un gage de paix sociale. De leur point de vue, une productivitéinsuffisante freine la production de biens de consommation etprive les Français d’un mieux-être auquel ils ont droit. Or, ences temps de guerre froide, les retombées sociales et les bénéfices

4. Cette thèse, défendue par le PCF à partir de 1953, consiste à affirmer que le niveaude vie des salariés subit une aggravation continue.

5. A. S

CHANEN

, « L’augmentation de la productivité, nouveau mot d’ordre desexploiteurs »,

Revue des comités d’entreprise

, n˚ 16, juillet 1949.6. Pierre L

E

B

RUN

, alors secrétaire confédéral, définit la productivité comme« source d’augmentation de la plus-value et du profit ». Lettre à Robert Buron, secrétaired’État aux Affaires économiques, publiée dans la

Revue des comités d’entreprise

, n˚ 26,mai 1950, p. 15.

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politiques qu’on peut attendre d’une croissance dynamique nesont pas négligeables. D’autant qu’on espère que chaque caté-gorie de la population y trouvera son compte : de meilleurssalaires pour les ouvriers, des marchés élargis et stables pourles paysans, la pleine reconnaissance de leurs compétences etde leur rôle dans l’entreprise pour les cadres. Mais améliorer laproductivité suppose que soient réunies au moins deuxconditions : une main-d’œuvre suffisamment nombreuse etqualifiée ; des salariés qui adhèrent au mot d’ordre producti-viste. Or ces conditions sont loin d’être remplies.

Le premier obstacle sur lequel bute la volonté productivisteest le manque de main-d’œuvre qualifiée. Jusqu’au début desannées 1960, la population active est stable et toujours inférieureà 20 millions de personnes. Sans l’apport migratoire, elle dimi-nuerait et il faut attendre l’année 1962 pour que se produisel’infléchissement positif. Insuffisante par ses effectifs, la popula-tion active l’est aussi par ses qualifications. Au milieu des années1950, elle se caractérise par l’absence ou l’abandon précoce desétudes et par la faiblesse de sa formation professionnelle. Si onmesure cette carence à l’aune des diplômes possédés, on observeque 86 % des actifs n’avaient soit aucun diplôme, soit que le seulcertificat d’études primaires. À la même époque, une enquête del’UIMM (Union des industries métallurgiques et minières), por-tant sur 17 000 salariés de 400 entreprises de la métallurgie,révélait que 51,2 % des agents de maîtrise et 40,2 % des chefsd’atelier ne possédaient aucun diplôme, pas même le certificatd’aptitude professionnelle (CAP).

Or, c’est cette population active réduite et peu qualifiée quigagne la bataille de la reconstruction et s’engage dans celle dela modernisation qu’elle remportera puisque, entre 1945 et1975, l’économie française connaît trente années d’une crois-sance exceptionnelle, régulière et durable. Les gains de produc-tivité en constituent l’un des facteurs décisifs. Entre 1949et 1969, la productivité du travail par homme/année augmenteen moyenne au rythme de 4,5 % à 5 % par an. Ces chiffresplacent la France dans le peloton de tête des pays industrialisés,juste derrière l’Allemagne fédérale mais avant les États-Unis etla Grande-Bretagne.

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Cela se paie d’un effort extraordinaire des salariés. Sur leschantiers et dans les ateliers, la recherche de la productivité sesolde par l’allongement de la durée du travail

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, l’intensificationdes cadences et la multiplication des accidents. Les salaires nesuivent pas la hausse des prix, loin s’en faut. Dès la Libération,le « cancer de l’inflation » ronge le pouvoir d’achat et activel’agitation sociale sur le thème de la « vie chère ». Le tournantlibéral, amorcé dès janvier 1948 avec le plan de redressement,limite l’intervention de l’État et encourage la compétition desentreprises en fonction du seul critère de productivité. Dans cesconditions, le sentiment d’exploitation prédomine et le direc-teur de Renault lui-même, Pierre Lefaucheux, constate quel’ouvrier « fait son travail, on le lui paie – plutôt mal que bien– et c’est tout. Pour le reste, ce n’est pas une mauvaise boîte[…] mais c’est tout de même une boîte et qui l’exploite pourprospérer » [Pigenet, 1992, p. 74].

Le programme du Conseil national de la Résistance (CNR)avait pourtant assorti la reconstruction de promesses sur la réno-vation des rapports sociaux. La construction d’une « véritabledémocratie économique et sociale », fondée sur une « élite véri-table, non de naissance mais de mérite, et constamment renouve-lée par les apports populaires », constituait l’horizon d’espéranceauquel adhéraient tous les partis issus de la Résistance.

Un décalage se creuse donc entre les résultats objectifs del’économie et la perception qu’en ont les classes sociales lesplus défavorisées. C’est ainsi que, en 1955, un sondage del’Institut français d’opinion publique (IFOP) montre que 52 %des ouvriers estimaient leur niveau de vie inférieur à ce qu’ilétait en 1939. Cette perception perdure sous la V

e

République :les sondages réalisés entre 1958 et 1969 font apparaître ladéception engendrée par la politique économique et sociale dugouvernement. Si la modernisation de l’industrie française estfavorablement perçue par les élites, seule une minorité de la

7. Certes, la loi du 25 février 1946 avait marqué le retour à la semaine des 40 heures.Mais, dans les faits, les semaines de 48 heures ne sont pas rares. La durée moyenne heb-domadaire du travail s’allonge, passant de 44,8 heures en 1953 à 45,3 heures en 1955puis à 46 heures en 1957, le recours aux heures supplémentaires pour répondre auxbesoins de la production étant admis à hauteur de 20 heures par semaine.

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population se sent concernée

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. Surtout, les Français en redou-tent les conséquences concrètes dans leur vie quotidienne. Aupremier rang de leurs craintes figure la mobilité géographiqueet professionnelle. En 1967, les trois quarts des personnes inter-rogées refusent l’éventualité de devoir changer de région, 75 %n’envisagent pas de changer d’entreprise et 80 % refusentd’avoir à changer de métier ou de spécialité [Berstein, 1992,p. 367-370]. La contradiction est donc patente entre le point devue des salariés et l’idéologie de la modernisation véhiculée,sur des modes différents, par des chefs du personnel des gran-des entreprises, des ingénieurs, des universitaires, des militantsde l’éducation populaire. Or ces hommes vont jouer un rôledécisif parce que, là où ils se trouvent, mus par de fortesconvictions et assurés de la justesse de leur action, ils se com-portent en véritables passeurs d’idées et de techniques entre desmilieux aussi divers que ceux des entreprises, de l’université,de la culture, du syndicalisme et de la politique. De leur pointde vue, libérer les individus des blocages de l’économie, despesanteurs sociales et des errements idéologiques participe dumême combat. Et la formation en est l’arme décisive.

Mais pour comprendre comment cette véritable

Weltans-chauung

9

a fini par s’imposer, l’historien ne peut pas ignorerl’espace politique dans lequel elle a pu se déployer et s’institu-tionnaliser.

L

A

MISE

EN

SCÈNE

POLITIQUE

DE

LA

FORMATION

Dans des contextes politiques très différents, l’injonctionproductiviste, l’impératif de promotion et la croyance en la for-mation pour réaliser ces objectifs furent constamment à l’ordredu jour. Et même si, parfois, l’instabilité semble prévaloir, ellen’est pas nécessairement synonyme d’incohérence et de rup-ture dans les grands projets de fonds [Berstein et Winock, 2004,

8. En 1967, seulement 19 % des Français sont dans ce cas.9. « Vue métaphysique du monde sous-jacente à une conception de la vie », A. R

EY

(dir.),

Dictionnaire culturel en langue française

, t. IV, Le Robert, 2005, p. 2037.

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p. 258-259]. Il est par exemple frappant de noter que des hom-mes et des équipes ministérielles, très différents et souventopposés sur bien des questions, partagent les mêmes préoccu-pations en faveur d’une meilleure efficacité productive. C’estvrai de Pierre Mendès France [1985, 1986], mais aussi du géné-ral de Gaulle pour qui la politique de grandeur n’est pas disso-ciable d’une économie moderne et concurrentielle à la hauteurde ses ambitions internationales [de Gaulle, 1970, p. 167]. Unpeu plus tard, dans les conditions politiques de l’après-Mai 68,c’est à l’édification d’une société dans laquelle « chacun desgestes qui concourent à la production [est] plus efficace, parcequ’il incorpore plus de savoir

10

», qu’appelle également le Pre-mier ministre Jacques Chaban-Delmas.

En réalité, dès les débuts de la IV

e

République se met enplace une politique qui vise à répondre à la triple contrainte quedoivent affronter tous les gouvernements de l’époque : assurerla reconstruction et le relèvement de l’économie, tenir commu-nistes et gaullistes à l’écart du pouvoir, apaiser une classeouvrière marquée par les grèves insurrectionnelles del’automne 1947 et qui a conscience de ne pas avoir été invitéeau partage équitable des fruits de ses efforts. En même tempsqu’elle favorise les promotions individuelles plutôt que collec-tives, fondées sur la réussite personnelle par l’effort solitaireaccompli hors du temps de travail, cette politique encourage lamobilité sociale par la promotion. Et, dans sa mise en œuvre, lerôle de l’État est déterminant.

Ses réalisations prennent plusieurs formes et concernentdifférentes catégories sociales. Pour l’essentiel, c’est à traversles systèmes de formation et de promotion internes des grandesentreprises nationalisées comme la SNCF, EDF, GDF, Renault,voire de dispositifs interentreprises comme le CESI (Centred’études supérieures industrielles) [Lick, 1996] d’une part, etde dispositifs relevant du ministère de l’Éducation nationaled’autre part, que l’État va agir. C’est ainsi que, dès 1947, sontcréés les instituts de promotion supérieure du travail (IPST)

10. Déclaration de politique générale, plus connue sous le nom de « Discours de lanouvelle société », prononcée le 16 septembre 1969 devant les députés.

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dans des universités pionnières comme celles de Grenoble ouNancy ; qu’en 1952 sont ouverts les centres régionaux duConservatoire national des arts et métiers (CNAM) ; qu’en1955, sont créés les instituts d’administration des entreprises(IAE) dans certaines universités pour former les cadres et diri-geants d’entreprise. C’est également le sens de l’ouverture des« cours de perfectionnement conduisant à la promotionouvrière » par l’arrêté du 15 avril 1948. Là encore, l’objectifest clairement affiché : donner à chacun, quel que soit son cur-sus scolaire antérieur ou sa place dans l’organisation du travail,« la possibilité de s’élever dans la hiérarchie professionnelle parl’acquisition des connaissances théoriques et pratiques indispen-sables

11

». La création de l’examen spécial d’entrée à l’univer-sité (ESEU), par le décret du 27 novembre 1956, participe decette même politique. En permettant à des non-bacheliersd’entrer à l’université sans le baccalauréat, il marquait uneavancée discrète mais bien réelle dans la prise en compte del’activité professionnelle pour reprendre des études et dans lamise en équivalence du baccalauréat avec d’autres diplômes–notamment professionnels – à une époque où les études supé-rieures étaient réservées à une élite sociale

12

.Enfin, symbole fort de cette volonté politique, le projet de

facultés ouvrières de culture et de technique

, porté par le séna-teur Michel Debré dès 1951, s’inspire explicitement du modèledu second concours d’entrée à l’ENA. Il s’agissait de permettre« pour le plus grand bien de l’État et de la justice sociale », la« “promotion” des travailleurs

13

». La juxtaposition, claire-ment assumée par Michel Debré, des deux termes « facultés »et « ouvrières » vise à utiliser le prestige de l’université pour« frapper un grand coup » en l’associant à un public qui jusque-là en était éloigné.

11. Article 1er de l’arrêté du 15 avril 1948.12. Moins de 3 % de la population active possédait alors le baccalauréat.13. M. DEBRÉ, « Proposition de résolution tendant à inviter le gouvernement à créer

des “facultés ouvrières de culture et de technique” », JO. Documents parlementaires duSénat, séance du 1er septembre 1951, annexe n˚ 650, p. 805-806. Le terme promotion estmis entre guillemets dans le texte original.

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INTRODUCTION 15

Après 1958, le régime gaulliste recueille l’héritage de laIVe République et, profitant de la stabilité du nouveau systèmepolitique et d’une conjoncture économique mondiale de fortecroissance, le fait fructifier. Il y a intérêt et il s’en donne lesmoyens. Il y a intérêt parce que l’enjeu politique est majeurpour ceux qui viennent d’accéder au pouvoir. Aux yeux de sesopposants, au premier rang desquels figurent les enseignants etleurs organisations syndicales14, le nouveau régime porte lamarque d’un stigmate originel, celui du « coup du 13 mai ». Illui faut donc convaincre de sa légitimité républicaine. Or laRépublique, c’est la promotion des couches populaires parl’école. Comment mieux démontrer sa fidélité aux principesrépublicains qu’en affichant la volonté politique d’offrir, par laformation postscolaire, une seconde chance à ceux qui n’ontpas pu saisir la première ? Car, comme l’explique MichelDebré en 1960, pour un « bon républicain », sans la promotionsociale, « il n’est pas de liberté, d’égalité ni de fraternité quiaient un sens15 ».

Former pour promouvoir est censé rompre avec le détermi-nisme des appartenances socio-économiques et, par contre-coup, mettre un terme aux rancœurs qui s’exprimentpolitiquement par le vote en faveur des partis de gauche etnotamment du Parti communiste. Et c’est là le second enjeu :neutraliser la fonction tribunicienne de l’adversaire commu-niste en l’attaquant sur son propre terrain : la promotion desplus démunis. C’est ce qu’explique André Fanton, rapporteurde la loi de 1959, aux députés quand il leur fait observer, ens’en offusquant, que 20 % des Français ont voté pour une« formation politique dont les ambitions sont ouvertement

14. Rappelons que, à cette époque, la Fédération de l’Éducation nationale (FEN)syndicalise à elle seule 61 % des personnels de l’Éducation nationale et obtient près de80 % des voix aux élections professionnelles chez les enseignants du primaire et dusecondaire. Surtout, elle fut la seule organisation syndicale, suivie par le SGEN, à appelerà la grève générale le 30 juin 1958 contre la prise du pouvoir par le général de Gaulle.

15. M. DEBRÉ, « La promotion supérieure du travail », discours prononcé le10 octobre 1960 lors de la Journée de la promotion supérieure du travail à Cachan, inDÉLÉGATION GÉNÉRALE À LA PROMOTION SOCIALE, Livre blanc de la promotion sociale,La Documentation française, Paris, 1966, p. 122-125.

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révolutionnaires16 » en dépit des espoirs nés de l’avènement dunouveau régime. Or, conclut-il, « il ne faut plus que la vocationpolitique de la France soit la vocation de révoltés. […] Toutdoit donc être tenté pour rétablir en quelques années l’unitésociale de notre pays. Tout doit donc être tenté. Ce tout peut serésumer en un mot : la promotion17 ».

On touche, ici, à un troisième élément de la doctrinegaulliste : l’unité nationale. Il s’agit de rassembler les Françaisau-delà de leurs divergences idéologiques. Outre qu’elledevient une exigence politique majeure, la valorisation de ladimension promotionnelle de la formation s’inscrit alors plei-nement dans le projet d’association capital-travail. De ce pointde vue, les gaullistes sont en phase avec les idées développéesau même moment par les tenants du christianisme social quimilitaient activement pour un changement des rapports sociauxdans les entreprises.

En même temps qu’il affiche ses ambitions politiques etsociales, le nouveau régime modifie en profondeur le cadre ins-titutionnel dans lequel s’inscrivent les actions de ceux qui mili-tent en faveur de la formation et de la promotion sociale. Enrenforçant le poids de l’exécutif et en marginalisant le rôle desparlementaires et des corps intermédiaires, l’« inversion deshiérarchies institutionnelles des IIIe et IVe Républiques »[Berstein et Winock, 2004, p. 156], qui s’opère entre 1958 et1962, favorise des pratiques qui visent à construire des compro-mis associant, dans un dialogue direct, les fonctionnaires de l’appa-reil d’État et les militants des divers mouvements favorables audéveloppement de la formation. À partir du début des années1960, les conditions politiques sont donc réunies qui vont per-mettre que le triptyque mobilité-formation-promotion se diffuse

16. Ici, A. Fanton fait visiblement allusion aux élections législatives denovembre 1958, au premier tour desquelles le Parti communiste avait recueilli 19,2 %des suffrages exprimés. En réalité il perdait 1 600 000 voix par rapport aux élections de1956, soit près du tiers de son électorat. À l’issue du second tour, il n’avait obtenu que10 députés contre… 150 en 1956.

17. A. FANTON, « Rapport présenté à l’Assemblée nationale, relatif à diverses dis-positions tendant à la promotion sociale », in DÉLÉGATION GÉNÉRALE À LA PROMOTION

SOCIALE, op. cit., p. 112-115.

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INTRODUCTION 17

dans l’ensemble du corps social. Cette représentation résisteralongtemps à l’expérience contraire qu’en font les salariés.

MOBILITÉ PROFESSIONNELLE ET PROMOTION SOCIALE

Les modifications profondes de la structure économiquedécoulant du mouvement de concentration des entreprises, lestransformations radicales qui affectent la composition de lapopulation active, le remaniement complet de la géographieindustrielle qui se traduit par de nouvelles configurations régio-nales constituent autant d’éléments faisant apparaître la mobilitéprofessionnelle comme une nécessité qui donnera lieu à un véri-table mot d’ordre : mobilité à l’intérieur des entreprises – d’unposte à l’autre, d’un service à un autre –, où la « polyvalence »devient un maître mot ; mobilité hors des entreprises entre lesdifférents secteurs d’activité mais aussi entre les différentesrégions. Sur cette toile de fond, la formation est présentéecomme l’outil permettant de réaliser ces transformations.

À cet égard, l’exemple de l’agriculture a valeur emblémati-que par l’ampleur des mutations qui l’affectent. C’est, selonHenri Mendras, « l’une des branches de l’économie françaisedont les progrès de productivité ont été les plus spectaculaires »[Mendras, 1994, p. 33]. Cette immense reconversion a étépayée d’une diminution drastique du nombre des exploitationset d’une réduction spectaculaire de la part des agriculteursexploitants et ouvriers agricoles dans la population active18.Dans un tel contexte, la formation prend deux sens.

Le premier consiste à faire apprendre un métier nouveau àtoute une population destinée à demeurer dans l’agriculture19. Or,il est révélateur que, dans la marche forcée à la modernisation,soient associées formation et promotion. C’est bien cette doubleambition qui préside à la dénomination des centres de formation

18. Entre 1954 et 1975, elle passe de 27 % à 9,5 % de la population active.19. C’est ce que vise la loi du 2 août 1960 qui prévoit la création dans chaque dépar-

tement d’établissements d’enseignement agricole chargés de dispenser une formation entrois niveaux : futurs exploitants et salariés qualifiés, cadres moyens, techniciens.

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professionnelle et de promotion sociale agricoles (CFPPA),ouverts en septembre 1965 pour faire acquérir aux jeunes agricul-teurs une qualification certifiée par un diplôme professionnel(CAP ou BEP) conditionnant l’accès à des prêts bonifiés.

Le second consiste à préparer ceux qui devront quitter la terreà se reconvertir. Autrement dit, faire accepter l’exode rural noncomme une nécessité subie mais comme une volonté assuméesuppose que soit revendiquée et développée une politique dereconversion par la formation et la promotion20. C’est dans cetteperspective que sont mis en place des stages dits de préformationdestinés à préparer les jeunes ruraux exclus de la terre à entrerdans des centres de formation professionnelle accélérée (FPA) età se plier aux rythmes et aux contraintes du travail industriel. Cesstages sont pensés comme des actions de « promotion originalequi se proposent de préparer des adultes du monde rural à quitterleur milieu pour entrer soit dans le monde industriel, soit dans lemonde para-agricole, soit dans le secteur tertiaire21 ».

Les idées de mobilité et de promotion par la formation traver-sent également les classes moyennes, là où joue sans doute, avecle plus de force, la tectonique sociale. Ainsi, les employésconnaissent une expansion de leurs effectifs qui les placent, audébut des années 1960, en troisième position derrière les paysanset les ouvriers. Mais, davantage que leur nombre, c’est leur posi-tion dans les nouvelles configurations du travail, leurs comporte-ments et leurs ambitions qui les caractérisent le mieux. Présentsdans les services des entreprises privées aussi bien que dans lesadministrations du secteur public de l’État-providence, ils aspirentau mieux-être matériel et culturel. L’école primaire supérieure,le cours complémentaire, le collège technique ou l’ENP ont bien

20. Cette argumentation est très bien exposée par François BLOCH-LAINÉ dans lapréface qu’il rédigea pour l’ouvrage de Michel DEBATISSE, La Révolution silencieuse. Lecombat des paysans, paru en 1963 : « Vouloir l’exode rural, un exode ordonné, n’est passeulement la traduction de la vérité ; c’est une position beaucoup plus forte que celle quiconsiste à déplorer cet exode et à le freiner, car elle permet d’exiger de la collectiviténationale les moyens de la conversion nécessaire. »

21. Lettre de l’inspecteur de l’Enseignement technique R. Cercelet au ministre del’Éducation nationale, 22 mars 1966, à propos de la création du centre de formation deTinténiac en Ille-et-Vilaine. AN 780670, art. 26.

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INTRODUCTION 19

souvent constitué les premières marches d’une ascension qui,complétée par des formations suivies au CNAM ou dans un ins-titut de promotion supérieure du travail (IPST), les conduit pro-gressivement à la catégorie des cadres.

Ces derniers constituent, pour l’ensemble des couchesmoyennes, le modèle de la réussite sociale. D’abord, à cause deleurs revenus et du mode de vie qui en découle, ensuite par lesresponsabilités que leur confère leur place dans l’organisation dutravail. La contradiction entre le malthusianisme du dispositif deformation initiale et les besoins croissants affichés par les entre-prises explique l’importance des cadres formés « sur le tas » parpromotion interne. Aussi n’est-il pas surprenant de les retrouverà la pointe de la revendication pour la formation continue qu’ilsconçoivent comme une réponse nécessaire à trois ordres deproblèmes : l’adaptation aux changements scientifiques et tech-nologiques, la gestion de nouveaux types de rapports sociauxdans les entreprises, la protection de leur emploi et de leur statut.

Les ouvriers, eux, sont durablement en marge. Au début desannées 1950, les fils d’ouvriers deviennent à 53 % ouvriers à leurtour ; pour la période 1959-1964, ce taux grimpe à 68 % et il estencore de 66 % en 1970. Cette stabilité n’est pas dissociable del’« hérédité professionnelle » [Noiriel, 1986, p. 201] qui caracté-rise la génération ouvrière née entre les deux guerres, qui arrivesur le marché du travail au cours des années 1950 et qui vaconnaître l’essentiel de sa vie active au cœur des trente glorieu-ses. Cette génération, que Gérard Noiriel a appelée la« deuxième génération » ouvrière et qu’il qualifie de « singulière», est composée d’individus qui, de l’enfance jusqu’à l’âgeadulte, ont vécu tous les grands moments du « cycle héroïque »– syndical et politique – du mouvement ouvrier22. L’extrêmeviolence des rapports sociaux qui caractérise ces différentsépisodes et le temps relativement court dans lequel ils se déroulent– une vingtaine d’années – constituent pour eux une véritable

22. Le Front populaire en 1936, la grève générale de novembre 1938, le pacte ger-mano-soviétique d’août 1939, les années de l’occupation et la Résistance ; la Libération ;les luttes du printemps et de l’automne 1947 ; la scission syndicale de décembre 1947 ;la guerre froide avec Budapest et Suez en 1956.

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expérience fondatrice collective qui donne tout son sens à lanotion de lutte des classes. C’est ce qui explique l’attachementdu « noyau central » de cette génération au Parti communiste età la CGT. Rien d’étonnant, dans ces conditions, que ce soient lesmilitants de ces deux organisations qui opposent la résistance laplus déterminée à l’introduction des méthodes importées desÉtats-Unis en matière de formation dans les entreprises.

Car cette seconde génération peut nourrir des espoirs depromotion au sein de la classe ouvrière, sans chercher à ensortir. Cette espérance passe par l’accession à la catégorie desouvriers qualifiés. Deux voies permettent alors d’y parvenir :les centres d’apprentissage (CA) et la formation profession-nelle accélérée pour adultes (FPA) [Bonnet, 1999]. Les pre-miers assurent la formation initiale de jeunes de 14 à 17 ans ;la seconde prend en charge des adultes de 18 à 35 ans faible-ment diplômés ou dépourvus de qualification monnayable surle marché du travail. Ces deux institutions constituent desoutils efficaces de mobilité professionnelle et de promotionsociale. Pour les fils d’ouvriers dont les espoirs de scolarisa-tion ne dépassent pas le certificat d’études, les CA qui lesrecrutent à 14 ans, sur concours, au sortir de l’école primaire,représentent la voie royale d’accès au diplôme de l’éliteouvrière : le CAP. Reconnu par les conventions collectives en1936 et par les grilles Parodi de 1945, ce diplôme permeteffectivement d’accéder directement ou très rapidement à desemplois qualifiés en rapport avec la formation initiale [Pelpelet Troger, 1993, p. 168-169]23. De la même manière, lesenquêtes effectuées en 1954, 1958 et 1964 montrent que lepassage par la FPA a été suivi, dès le premier emploi, d’unaccès à la qualification ouvrière pour plus de 80 % des sta-giaires interrogés.

Autre avantage du CAP : il constitue la base d’une qualifica-tion qui ouvre ensuite les portes de la formation continue dans les

23. V. Troger cite l’exemple de la région parisienne où, en 1954, 97 % des élèves quiavaient préparé les CAP de l’électricité, 94 % de ceux de mécanique, 91 % de ceux dechaudronnerie et 61 % de ceux de menuiserie avaient des emplois qualifiés correspon-dant à leur formation.

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INTRODUCTION 21

grandes entreprises qui développent ce type d’activité24. Bref, laqualification constitue un avantage certain pour s’adapter auxmutations industrielles et éviter le déclassement. Mais la volontéde promotion va de pair avec la volonté de rester dans la classeouvrière. Pour cela, ce « groupe central » dispose de réelles capa-cités d’adaptation et de résistance aux mutations qui affectent lasociété. Son adhésion aux valeurs fortes du Parti communiste etde la CGT le place en position de refus par rapport aux valeurs etaux méthodes promues par les prosélytes de la formation, à lafois parce qu’elles s’inspirent des valeurs et des méthodes encours aux États-Unis et qu’elles sont analysées comme les outilsde l’exploitation capitaliste. On touche là un facteur décisifd’explication pour comprendre comment seront accueillis lesstages de formation importés des États-Unis et les méthodes depsychosociologie sociale perçues comme autant de menaces àl’unité et à l’homogénéité de la classe ouvrière.

MODERNISER AVEC ET CONTRE L’ÉCOLE

Compte tenu de son ancrage historique dans la société fran-çaise, l’école pouvait a priori constituer un élément décisif decette « mise en jeu des héritages » [Delors, 1991] revendiquépar Jacques Delors pour construire le dispositif de formationdes adultes. Or, la manière dont a été perçu son rôle en matièrede formation a été constamment ambivalente. D’un côté, on faitappel à elle pour former la main-d’œuvre qualifiée qui fait sicruellement défaut ; de l’autre, on lui conteste toute légitimitéà intervenir dans ce champ d’activité.

À l’école de la République, il fut beaucoup demandé : absor-ber la déferlante démographique, apaiser la faim d’éducation,satisfaire aux exigences du monde économique. Quelques chif-fres disent l’ampleur des défis relevés par le système scolaire.Défi démographique d’abord puisque, entre 1946 et 1958, la

24. C’est le cas dans l’industrie aéronautique où l’apparition des activités liées auxdécouvertes spatiales impulse un mouvement d’élévation de la qualification au point que87 % des salariés sont des OQ pour 13 % d’OS dans les années 1960.

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population enregistre plus de 11 000 000 de naissances dont lespremières vagues atteignent l’école primaire à la rentrée 1951-1952 puis les classes de 6e en 1957-1958. Défi social ensuite :entre 1945 et 1955, la croissance spectaculaire et continue deseffectifs des cours complémentaires et des établissementsd’enseignement technique prouve que la démographie n’étaitpas seule en cause puisque ces vagues d’élèves abordantl’enseignement secondaire ne correspondent pas encore à cel-les du baby-boom. Il y a là l’expression d’une conviction par-tagée selon laquelle on peut désormais compter sur les étudespour assurer la promotion sociale de ses enfants. En témoignentles taux de scolarisation dans le primaire supérieur et le premiercycle du secondaire, qui passent de 20,5 % en 1945-1946 à plusde 25 % en 1950-1951 puis dépassent les 40 % en 1956-1957.Défi économique enfin : les milieux patronaux justifient lanécessité de l’extension de la scolarisation par des argumentsd’ordre économique. L’idée s’impose que la formation profes-sionnelle est un investissement dont on peut mesurer les béné-fices par l’élévation des revenus, l’augmentation de laproductivité et l’accroissement de la compétitivité. Dans cettelogique, nombre de patrons attendent de l’école qu’elle joueson rôle à deux niveaux : en dispensant aux jeunes les ensei-gnements généraux et théoriques sur lesquels viendront ensuites’appuyer les formations pratiques en entreprise ; enaccueillant, en formation continue et hors du temps de travail,les salariés préalablement sélectionnés par les employeurs.

Principalement tenu par la puissante UIMM, ce discours estrelayé par les responsables politiques qui, aux justificationspurement économiques, ajoutent des considérations d’ordresocial dans lesquelles la promotion tient le premier rang. Lalecture des exposés des motifs des nombreux projets deréforme qui jalonnent l’histoire de la IVe République est, de cepoint de vue, très éclairante. Ainsi, en avril 1955, le projet ducomité d’étude de la réforme de l’enseignement, présenté par lerecteur Sarrailh, consacre les six articles de son titre VIII àl’éducation permanente et au perfectionnement professionnelauxquels il assigne la mission de « conduire à la promotion dutravail » et d’aider à « gravir les échelons de la hiérarchie

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INTRODUCTION 23

professionnelle25 ». Le projet Billères d’août 1956 décrit trèsprécisément les enjeux de ce qu’il appelle l’« éducation posts-colaire et permanente » : la mise à jour continue des connais-sances par le « perfectionnement professionnel et technique »,l’adaptation, la réadaptation et le reclassement des salariés dansles métiers soumis au renouvellement des techniques, la pro-motion du travail répondant à un « souci de justice sociale ».

Mais, en même temps, les discours critiques sur l’école sedéveloppent dans des milieux hétérogènes – patronat, syndi-cats, milieux universitaires – pour des raisons souvent diver-gentes voire contradictoires. On peut distinguer plusieursmoments importants dans l’histoire de cette contestation.

Le courant critique est ancien. Il s’était manifesté dès la fon-dation des premières écoles techniques à la fin du XIXe siècle.Il trouve un regain d’actualité à la Libération, où, paradoxale-ment, syndicalistes de la CGT, employeurs et militants del’Association nationale pour la formation professionnelle desadultes (AFPA) se rejoignent dans une commune condamna-tion des méthodes pédagogiques en vigueur dans les établisse-ments de l’enseignement technique, auxquelles il est reprochéd’être coupées de la réalité du travail26.

Au cours des années 1950, la critique se déplace sur unautre registre. Elle émane des cadres d’entreprise qui estimentque, l’école étant incapable de donner à tous les enfants deschances et des possibilités égales de réussite, seule uneréforme en profondeur du système éducatif allant dans le sensd’une ouverture à la « vie réelle » permettra de construire,ensuite, un système de formation des adultes permettant, « àquiconque le souhaite, une reprise ultérieure des études ou un

25. Article 43 du projet.26. Ainsi, le projet de loi de la CGT sur la formation professionnelle rend compte, à

sa manière, de cette pensée quand il prévoit l’institution de « conseillers techniques »bénévoles désignés « parmi les hommes ou femmes de métier, qualifiés par leur compé-tence professionnelle », grâce à l’action desquels « la poussière de craie qui menaceraitde ternir le beau métier de nos maîtres d’apprentissage sera soufflée par intervalles etl’école sentira souffler l’air du chantier, de l’usine, du comptoir, de la vraie vieprofessionnelle ». René GIRARD, « La CGT et la formation professionnelle », Servir laFrance, n˚ 11, février 1946, p. 24-27.

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perfectionnement27 ». L’ensemble de ces critiques reposentpour l’essentiel sur l’idée que l’école, parce qu’elle se veutespace séparé du monde du travail et de la production, est toutautant inapte à prendre en compte les véritables « besoins » desentreprises qu’à assurer l’égalité des chances. Pour les tenantsde ce courant, la réforme du système éducatif doit nécessaire-ment précéder toute construction d’un dispositif performant deformation permanente. Elle en constitue le préalable.

Mais, dès la fin des années 1950, une problématiqueinverse commence à être formulée dans les milieux patronaux :c’est par la formation permanente que l’école sera réformée.Ainsi, l’un des plus influents responsables de la chambre decommerce et d’industrie de Paris, qui fut directeur de l’écoled’apprentissage Renault au cours de la Seconde Guerre mon-diale [Quenson, 2001], estime que c’est en étant « vivifié parl’esprit de l’enseignement des adultes28 » que le système édu-catif pourrait être radicalement transformé. Un peu plus tard,des associations occupant des positions stratégiques au croi-sement de plusieurs mondes – l’université, la recherche scien-tifique, la haute fonction publique, l’industrie – expliquentqu’un pays moderne doit avoir une véritable politique de larecherche et de la formation permanente, ce qui implique unetransformation de tout le système d’enseignement. C’est ainsique, en 1966, l’Association d’étude pour l’expansion de larecherche scientifique (AEERS), née au milieu des années1950 des réunions d’un petit groupe de scientifiques au domi-cile de Pierre Mendès France, déclare dans la résolution finalede son colloque de Caen que « l’éducation permanente n’estpas seulement une fonction nouvelle de l’université ; elleremet en cause la conception de toutes les fonctions del’université29 ». La problématique initiale – réformer l’école

27. A. LECOMPTE, « La formation, élément essentiel du progrès social », Notre for-mation, n˚ 11, décembre 1954, p. 8-9. Albert Lecompte est alors le président de la Com-mission enseignement de la CGC.

28. A. CONQUET, « Le monde des professions et l’éducation permanente », Éduca-teurs, n˚ 72, 1957, p. 519-522.

29. AEERS, « Les perspectives de l’enseignement supérieur et de la recherche », inL’Éducation nationale, n˚ 807, décembre 1966, p. 23, 26-35.

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pour construire la formation permanente – se trouve définitive-ment inversée : c’est par la formation permanente que l’écoleet l’université seront réformées.

Au final, l’idée d’un partage des tâches s’est peu à peuimposée : à l’institution scolaire incomberaient l’instruction debase et la socialisation ; à d’autres institutions – notamment àcelles liées aux entreprises – reviendrait la mission de former.Encore émergentes à l’époque, ces idées sont aujourd’hui lar-gement partagées, au point d’être intégrées dans les redéfini-tions des politiques scolaires.

Dans cette nébuleuse d’actions engagées pour faire advenirla formation permanente comme outil de la modernisation,nous avons dû opérer des choix au sein d’une cartographie quireconstituerait les réseaux d’acteurs et de filiations de penséequi ont construit cette histoire. Nous avons donc pris le parti derevenir sur les actions qui nous ont paru les plus exemplaires etce en cohérence avec les engagements professionnels et intel-lectuels de chacun d’entre nous. Cependant, il faudrait rappelerque les premières actions éducatives en direction des adultesont été celles de mouvements qui ne réduisaient pas leursobjectifs à la seule dimension professionnelle mais les orien-taient, notamment, vers la figure du citoyen. Ils portaient devéritables projets visant la conquête de l’autonomie des salariéspar rapport aux pouvoirs économiques et politiques. Cesactions ont constitué autant de possibilités qui ont été évacuées,voire niées, puis oubliées, au profit d’autres finalement subsu-mées sous l’appellation « formation tout au long de la vie ».Les termes utilisés avant la normalisation consécutive à la loi de1971 s’ordonnaient autour de la notion de perfectionnement – cequi supposait l’existence de savoirs déjà là et ne postulait pasl’indigence intellectuelle de ceux auxquels elle s’adressait – etautour de celle d’éducation : éducation populaire, éducationpostscolaire, éducation des adultes, éducation professionnelle,éducation permanente, éducation ouvrière. En revanche, aucours de la période qui suit l’application de cette loi, les expres-sions utilisées se rassemblent plutôt autour de la notion de for-mation, que celle-ci soit professionnelle, permanente, continue

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ou tout au long de la vie. Cette dispute sur les mots n’est pasneutre. Elle révèle des divergences de points de vue sur les finsà attribuer aux actions de formation. Loin d’être un effet de rhé-torique politique ou une concession verbale aux partisans d’uncamp déjà vaincu sur le terrain, le titre même de la loi – « Laformation professionnelle continue dans le cadre de l’éducationpermanente » – est plutôt l’expression condensée et affaiblied’un certain nombre d’attentes sociales partagées et de contra-dictions existant entre les différentes significations de cesattentes. Rapportée au contexte dans lequel cette loi a été votée,l’adoption de ce titre prend du coup tout son sens. Le projet quisous-tend la loi de 1971 n’est plus arrimé à cette utopie qui étaitcelle des militants issus d’une longue tradition de l’éducationpopulaire née au XIXe siècle, plus orientée vers le développe-ment de la culture et de la citoyenneté que vers la formationprofessionnelle du travailleur, et jalonnée de réalisations dura-bles ou éphémères, mais toujours importantes, comme les uni-versités populaires, les collèges du travail, les maisons desjeunes et de la culture, les centres d’entraînement aux méthodesd’éducation active (CEMEA), etc. Ceux-là militaient pour ins-taurer un dispositif éducatif inscrit dans une logique de conti-nuité et de complémentarité avec l’école. La loi de 1971 romptavec cette perspective en arrimant la formation continue aucode du travail et l’oppose à l’école, jugée trop inégalitaire, enla présentant comme la voie de la « seconde chance ».

En invitant à utiliser les acquis de la recherche pour rompreavec les modes de pensée et d’action dominantes, notre démar-che voudrait contribuer à rendre audible la voix de ceux quin’ont pas la parole sur la scène publique. Elle invite aussi àtourner le regard vers l’actualité pour interroger les enjeuxcontemporains de la formation et, plus largement, pour lapenser comme une catégorie éminemment politique. Ce fai-sant, nous suivons le point de vue de Marc Bloch selon qui« l’ignorance du passé ne se borne pas à nuire à la connaissancedu présent, elle compromet, dans le présent, l’action même ».

Dans cette perspective, Lucie Tanguy montre d’abord com-ment la formation a été constituée comme bien universel au termed’un mouvement social réunissant des acteurs dans différents

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lieux de la société, des élites dont le noyau était constitué demilitants chrétiens qui voyaient dans la formation un puissantoutil de changement individuel et collectif. Elle explique com-ment ils l’ont, chacun dans sa sphère, mise en œuvre sous desformes particulières et ont inventé des dispositifs qui ontfaçonné la réalité d’une manière durable. Les outils construitsalors sont toujours ceux avec lesquels nous pensons aujourd’hui :compétences, niveaux de formation, pédagogie par objectifs,etc. On peut donc légitimement s’interroger, comme elle le fait,sur le rôle et la place de la formation dans l’histoire longue dela société française : ne serait-elle pas, à l’instar de ce que futl’instruction pour la IIIe République, l’un des piliers de laconstruction d’un nouvel ordre politique et social.

C’est dans une tout autre perspective – collective et nonindividuelle – que se situent les instituts du travail dont LucieTanguy présente ici la genèse, analyse le mode de fonctionne-ment et caractérise la pédagogie. Ces instituts mirent en œuvreune formation syndicale au sein de l’université à l’initiatived’intellectuels militants chrétiens, dont Marcel David fut leprincipal animateur. Tous partagent la même croyance en laformation comme instrument de changement des relationssociales du travail. Mais, à la différence d’autres catégoriesd’élites, ces universitaires progressistes entendent faire accéderles syndicats aux décisions économiques au niveau nationalcomme à celui des entreprises. Contrairement à ceux qui plai-dent pour des réformes à faire advenir en termes de changementdes individus, les fondateurs des instituts du travail inscriventleur action dans un changement de société où les syndicatsdeviennent des acteurs centraux.

Souvent méconnues, voire complètement ignorées, lesidées et les actions des organisations syndicales de salariésdans ce champ d’activité sont étudiées ici par Guy Brucy. Ilmontre que, pour les syndicalistes, la notion de formationrecoupe deux catégories d’activités différentes : la formationsyndicale des militants d’une part ; la formation profession-nelle de la main-d’œuvre salariée d’autre part. La définition etla mise en œuvre de la première comme les prises de positionconcernant la seconde relèvent d’un véritable combat politique

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qui engage les valeurs fondatrices de chacune des organisationsainsi que leurs visions de la société à faire advenir. Fait majeur,ce sont les cadres qui furent au cœur de la réflexion et à lasource des impulsions à partir des années 1960. Quelle que soitleur appartenance syndicale, ils partagent une idéologie com-mune de la formation à laquelle ils attribuent un caractère denécessité et, surtout, la revendiquent comme un droit individuelpendant le temps de travail et sans perte de salaire. Ce faisant,ils annoncent, sur des points essentiels, ce que sera le dispositifissu de la loi de 1971.

Emmanuel Quenson montre ensuite que ce nouvel outil des-tiné en premier lieu aux salariés ne rencontre pas leur adhésionspontanée, comme l’espéraient ses promoteurs. Pour lesconvaincre, diverses expériences sont menées, dont la princi-pale prend la forme d’une institution tripartite : le CNIPE (Cen-tre national d’information pour le progrès économique). Celui-ci conjugue la mise en place d’une ingénierie de l’informationsur la formation avec une propagande auprès des comitésd’entreprise pour leur faire connaître ce nouveau droit qu’ilsn’ont pas revendiqué et qui leur est offert. Cette instance a mar-qué, elle aussi, d’une manière pérenne le monde de la formationpuisqu’elle est à l’origine de l’actuel Centre INFFO, institutionunanimement connue et reconnue, et largement utiliséeaujourd’hui par les professionnels de la formation.

Pascal Caillaud analyse comment cette nouvelle activitésociale fit l’objet d’un droit qui s’élabora progressivementd’une manière pragmatique et circonstanciée aux conjoncturespolitiques, pour l’inscrire dans le code du travail. Parallèle-ment, elle fut investie pour devenir un lieu exemplaire pour leparitarisme en matière de relations professionnelles en Franceet, comme telle, occupe une place centrale dans le droit conven-tionnel élaboré par les « partenaires sociaux ». Ce faisant, ellerelève désormais moins du pouvoir d’État que de celui desinstances régionales et s’administre sur le mode du contrat àtous points de vue : d’un droit collectif, elle devient un droitindividuel qui doit être négocié avant d’être exercé. Le modèlejuridique en cours, qui représente le salarié comme un cocon-tractant de même niveau que l’employeur, remet en cause des

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INTRODUCTION 29

dispositions du code du travail qui visaient, jusque-là, à com-penser l’inégalité entre l’employeur et le salarié, inégalitéreconnue comme une des caractéristiques du contrat du travail.

Guy Brucy interroge les idées dominantes qui donnentgénéralement une image peu valorisante du rôle de l’Éducationnationale dans la formation des adultes. Pour ce faire, il revientsur la genèse de la doctrine du « perfectionnement profession-nel » visant l’excellence ouvrière et sa mise en œuvre dans lesétablissements de l’enseignement technique. Il montre com-ment s’est construit un compromis entre enseignants etemployeurs pour mettre en place des cours du soir fondés surune articulation forte entre formation, certification et promo-tion. Il analyse enfin comment ce compromis fut progressive-ment déstabilisé, depuis l’extérieur du système éducatif par lespratiques propres aux entreprises et, à l’intérieur, par les ajus-tements imposés par les salariés et acceptés, faute de mieux, parles enseignants.

Dans un dernier chapitre, Lucie Tanguy revient sur leschangements introduits en matière de relations de travail etrésumés dans la dernière loi du 4 mai 2004 qui associe l’instau-ration d’un droit individuel à la formation avec l’institutionna-lisation du dialogue social, laissant voir la continuité desréformes impulsées des décennies plus tôt. En définitive, l’ana-lyse de la formation prend sens dans une configuration de motsqui lui sont constamment associés dans les discours et lespratiques : participation, concertation, partenariat, paritarisme,contractualisation. Elle montre ainsi que, par maints aspects, laformation a joué le rôle d’un véritable laboratoire d’expérimen-tations sociales et politiques, rôle qui lui était conféré par sespromoteurs, J. Delors notamment, de « clé de voûte d’unepolitique contractuelle… [parce qu’elle est] un domaine deconvergence possible » [Delors, 1975].

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1

La fabrication d’un bien universel

Lucie Tanguy

L’ubiquité comme l’extension de la notion de formationcontribuent à lui donner une place équivalente à celle de l’édu-cation en France. Maints indices incitent même l’observateur àdire que cette notion de formation tend à se substituer à celled’éducation ou à l’englober. Considérés comme distincts, il y aencore un peu plus de vingt ans, ces deux termes sont,aujourd’hui, souvent employés d’une manière indifférente. Ceglissement d’un mot à l’autre, qui n’est évidemment pas neutre,doit lui-même être examiné. Interroger les mots et les notionsque nous utilisons est en effet un impératif de l’analyse socio-logique ou historique. C’est un des moyens de comprendre uneculture, quelle qu’elle soit – par exemple, ici, celle des inven-teurs d’un univers conceptuel qui est devenu maintenant routi-nier. En outre, comme l’ont expliqué, entre autres, Durkheim,Nisbet, Hughes ou Bourdieu, le nom contribue souvent à faireexister la chose et, dans ce cas, la désignation fait partie duchangement social. S’interroger sur les origines d’une notion etde l’activité qu’elle désigne revient ainsi à faire la genèse desproblèmes sociaux dont la solution a été pensée en ces termes.

Nous allons tenter de montrer que le recours au terme deformation plutôt qu’à celui d’éducation, et plus généralement laconstruction de la notion de formation elle-même traduisent plu-sieurs intentions associées, parmi lesquelles : celle de contourner

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l’appareil scolaire et le corps enseignant ; celle de rassembleret mobiliser des milieux sociaux éloignés les uns des autres, etde l’école elle-même, autour d’un projet de société « moderne »,orientée vers la croissance économique et la démocratisation,ces deux objectifs étant liés à la diffusion de la connaissancescientifique et technique. Ainsi comprise, la formation estdevenue l’objet de croyances collectives au sens durkheimiendu terme : des guides d’évaluation et d’action construits par lesacteurs sociaux. Comme telles, elles ne peuvent en aucunefaçon être réduites à des manifestations irrationnelles ou à desreprésentations déformées de la réalité sous l’influence desintérêts. La formation, au sens général du terme, et la formationpermanente en particulier sont représentées comme un bienuniversel ou, avec une connotation différente, comme un biencommun

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, recherché par les principales composantes de lasociété, l’État, les entreprises, les salariés.

Au lieu de prendre la croyance collective en la formation,bien universel, comme une donnée, nous en avons fait unobjet d’interrogation. Pour cela, nous avons étudié les proces-sus qui ont abouti à délimiter et à définir cette catégorie géné-rale qu’est devenue la « formation », et non les propriétés quilui sont attribuées. De fait, on peut dire que la notion de for-mation désigne une catégorie d’activités sociales irréducti-bles à d’autres par les lieux où elle s’exerce, les institutions etle personnel qui lui sont attachés, et les fins vers lesquelles

1. Nous avons préféré la notion de bien universel à celle de bien commun,à connotation religieuse. Le combat mené par l’Action catholique contre l’écoleunique (et la laïcité), dans les années 1930, s’est cristallisé autour de la notionde « bien commun » qui concerne les « pauvres et riches, savants ou ignorants,grands ou petits » alors que l’école unique entend s’attaquer aux divisions socia-les et culturelles entre groupes, classes sociales pour former des individus à unemême condition d’être humain et de citoyen. En 1960, l’acception religieuse debien commun est encore vivement ressentie. On en trouve des traces jusqu’auxcontroverses entre psychologues, sociologues et dirigeants sur « L’application àl’entreprise de la sociologie et de la psychologie » où Alain T

OURAINE

scanda-lise son auditoire en déclarant que « ce dont les entreprises françaises et euro-péennes ont besoin, c’est de conflits […] » et que le « bien commun del’entreprise a peut-être un sens très clair en théologie, mais il n’en a pas dans lavie sociale »,

Sociologie du travail

, 1961, 1, p. 87.

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elle est orientée. Activité spécifique, la formation s’imposeaujourd’hui comme associée à l’emploi ; c’est autour de lanaturalisation de cette relation que notre investigation s’estorganisée. Cette activité a été codifiée par différentes lois, quisubsumaient, unifiaient et standardisaient les pratiques hété-rogènes qui leur préexistaient, mais leurs titres ne laissent pasvoir les désaccords sur les formes et orientations à leur don-ner. Ainsi, la loi de 2004 sur la formation tout au long de lavie efface la dualité contenue dans celle de 1971 qui instituaitla « formation professionnelle continue dans le cadre del’éducation permanente ».

Plus précisément, nous nous proposons dans ce chapitred’étudier comment et dans quelles conditions l’idée de forma-tion est apparue sur la scène publique en France comme unimpératif permettant de réaliser l’intérêt général à un momentdonné ; par qui la catégorie « formation » et les activitéssociales qui l’ont matérialisée ont été construites ; les défini-tions pragmatiques qui en ont été données et les outils péda-gogiques qui les ont accompagnées. Les lois, accords etinstitutions donnant existence à la formation ont en communde la désigner comme nécessaire non pour ce qu’elle est maispour ce qu’elle fait.

Nous montrerons ensuite que cette idée de formation et lamise en place des dispositifs qui la réalisent ont fait l’objet d’unvéritable mouvement social dans les années 1950-1960, qui futà l’origine de leur institutionnalisation dans les années 1970.Un ensemble d’actions collectives ont été, en effet, menéesdans cet espace de temps par différentes catégories d’acteurssur ce même objet mais à des fins différentes. Cette conjonctiond’actions a permis de fonder un domaine d’activités représenté,par l’un de ses auteurs les plus emblématiques, J. Delors[1975], comme la clé de voûte de réformes sociales à promou-voir.

Au terme de cette réflexion, nous soulignerons la prégnancede cette catégorie « formation » dont les principes organisa-teurs se sont progressivement imposés comme universels etinspirent maintes réformes scolaires de ces dernières années.

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G. Brucy a rappelé plus haut les caractéristiques majeuresdu contexte dans lequel la catégorie « formation » a étéconstruite en France au cours des années 1950-1960. Nousinsisterons, ici, sur celles étroitement liées à notre proposdont, en premier lieu, la recherche d’un accroissement de laproductivité économique qui apparaît alors comme un impé-ratif aux dirigeants politiques, aux dirigeants économiques,mais aussi aux hauts fonctionnaires et à de nombreux intellec-tuels. La bataille pour la productivité est engagée par deshommes d’État. Des institutions et des politiques sont alorsmises en place, des missions de productivité sont organiséesen direction des États-Unis qui rassemblent des patrons, desingénieurs, des cadres, des représentants syndicaux, des hautsfonctionnaires, des universitaires (économistes, sociologueset psychologues). Ces missionnaires découvrent que la sourcede la productivité réside moins dans la rationalisation du tra-vail que dans la mobilisation du facteur humain. L’engoue-ment pour les théories et les méthodes regroupées sous le nomde « relations humaines » s’est traduit par une importation del’idée de formation nécessaire aux changements recherchés(d’abord sous la forme du TWI,

Training Withing Industry

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)et plus généralement par l’introduction sous une forme vulga-risée des méthodes de psychologie sociale, de dynamique degroupe, dans les grandes entreprises notamment.

Ces années sont également marquées par des luttes socialeset professionnelles de grande ampleur. Le conflit social qui aopposé les mineurs aux représentants de l’État et aux dirigeantsdes mines en 1963, lors de la fermeture des mines de fer de Lor-raine, reste emblématique par sa violence et sa durée (occupa-tion du fond de la mine pendant trois mois), par l’engagementde toutes les catégories sociales d’une collectivité (artisans,

2. Ensemble de méthodes de formation rapide en situation de travail, élabo-rées aux États-Unis par C. R. Cooley, qui ont été popularisées à des fins dereconstruction des économies européennes.

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commerçants, enseignants, fonctionnaires) dont la cohésions’était faite autour de l’extraction du minerai et le soutien del’opinion publique qui voyait dans le mineur le « héros de lareconstruction ». C’est aussi sur ce fond de conflictualité que larecherche de nouvelles relations de travail est perçue commeune nécessité par tous les réformateurs afin de mettre fin à cerégime de confrontation sociale qui, selon des sociologuescomme J.-D. Reynaud [1974] et F. Sellier [1981], caractérisaitla France durant ce quart de siècle d’après-guerre. Pour fairecourt, on pourrait dire que le contexte dans lequel émerge lanotion de formation est celui d’un combat pour la productivitéet la paix sociale au moyen, entre autres choses, de politiquesde participation sociale.

La recherche en sciences sociales, elle-même, s’est déve-loppée dans ce contexte et des courants de recherche y onttrouvé leur inspiration. Durant le quart de siècle qui a suivi laSeconde Guerre mondiale, maints représentants des sciencessociales entretenaient des relations plus ou moins étroitesavec les élites sociales, administratives ou culturelles [Tri-pier, Abboud, Paradeise, 1985]. L’état des sciences socialesd’alors, la plus grande perméabilité des frontières entre uni-versitaires, hommes politiques de l’appareil d’État, dirigeantsd’entreprise et de syndicat ont autorisé certains universitairesà ouvrir de nouveaux domaines d’investigation, à développerdes pratiques relativement hétéronomes et à chercher leurlégitimité, en dehors de l’université, dans leur apport scienti-fique à la transformation du monde social et du monde du tra-vail notamment [Tanguy, 2005]. Ils ont placé la formation aucœur de leurs analyses des changements sociaux en cours etont contribué à la faire apparaître comme le vecteur des poli-tiques à promouvoir.

On ne peut comprendre les relations qui se sont tissées entredes représentants des sciences sociales et les milieux profes-sionnels et politiques sans rappeler que les années 1950-1960sont marquées par une volonté modernisatrice commune auxcadres économiques et politiques de l’État, aux cadres du per-sonnel des grandes entreprises et à la majorité des chercheursen sciences sociales. Ces rapports de contemporanéité ne

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sauraient pourtant être confondus avec une convergenced’intérêts entre ces différentes catégories. Fait décisif, larencontre entre des individus épris de réformes et d’actionssur leurs milieux respectifs se réalise dans un contexte sin-gulier, celui de l’après-Seconde Guerre mondiale.

La reconstitution des actions qui ont donné lieu à l’exis-tence d’une formation permanente laisse voir comment celle-ci a pu devenir un lieu et un objet d’entente sociale, de com-promis dans des situations éminemment conflictuelles et, parlà, permet de comprendre comment les accords sur la forma-tion des salariés revêtent une place aussi centrale dans lespolitiques d’entreprises et les politiques publiquesaujourd’hui.

Il apparaît ainsi que si la formation est généralement présen-tée comme une conquête sociale, elle n’est en aucune façon uneconquête ouvrière. Elle résulte plutôt d’actions multiples etdurables menées par des élites qui œuvraient dans diversessphères de la société. Ses pionniers l’ont fait reconnaîtrecomme une nécessité constitutive des changements économi-ques, politiques, culturels à accomplir durant les vingt-cinqannées d’après la Seconde Guerre mondiale. C’est, en effet,dans ces années que la notion de formation est étroitementassociée à celle de modernisation : modernisation économique(qui est pensée en termes d’accroissement de la productivité,considéré alors par tous comme un impératif), mais aussimodernisation politique (en instituant un régime de participa-tion) et changements de relations sociales dans les entreprises.Autant d’impératifs qui impliquaient de mettre fin au régime deconfrontation sociale qui caractérisait la France dans cesdécennies.

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ÉLITES

RÉFORMATRICES

Les élites culturelles inspirées par la philosophie desLumières ont été parmi les premières à promouvoir des formesd’accès du peuple à la culture et à lutter pour la reconnaissanced’un droit des adultes à l’éducation [Cacéres, 1964 ; Chosson,

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1995 ; Pujol, 1993 ; Terrot, 1983 ; Troger, 2001

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] et ceci d’unemanière particulièrement active dans l’entre-deux-guerres. Desélites professionnelles, pour l’essentiel des directeurs depersonnel de grandes entreprises, ont avec la formation promude nouvelles relations sociales dans l’entreprise, fondées sur lanégociation et l’accord [Tanguy, 2001]. Des élites politiquesconvaincues que leur volonté de changement devait s’appuyersur les expériences menées par des forces actives en cedomaine et arbitrer en cas de désaccord irréductible pour faireadvenir les réformes souhaitées [Casella, 2001]. Des élites syn-dicales, plus précisément les cadres des trois grandes confédé-rations de salariés (CFTC-CFDT, CGT, CGT-FO), ont suconvaincre les dirigeants de leurs organisations de l’intérêt quereprésentait la formation continue pour les salariés [Brucy,1999, 2001]. La période gaulliste, qui s’est réclamée de laconcertation et de la participation, permet d’observer sur le vifdifférentes tentatives de promouvoir un nouveau régime politi-que où la formation était censée contribuer à substituer unecoopération entre les classes sociales aux conflits endémiquesqui les opposaient [Guiol, 2001].

Des institutions de médiation

La première action collective menée par Bertrand Schwartzet ses collaborateurs du CUCES (Centre universitaire de coo-pération économique et sociale), à l’occasion de la reconver-sion industrielle des mineurs de fer de Lorraine, illustre d’unemanière particulièrement éloquente comment ces pionniers de

3. Vincent T

ROGER

rappelle comment des frontières traditionnelles vontêtre partiellement transcendées dans l’engagement pour une éducation des adul-tes, entre les laïcs et les chrétiens notamment. Il cite l’itinéraire du « leader cha-rismatique de Peuple et Culture, Joffre Dumazedier : sociétaire actif desauberges de la jeunesse, jeune diplômé de la Sorbonne, il donne à vingt-deux ansdes cours du soir à de jeunes ouvriers de la banlieue parisienne. C’est à cetteoccasion qu’il commence à réfléchir à la future méthode dite de l’entraînementmental ». On peut aussi citer comme emblématique de ce type de trajectoirescelle de Paul Langevin qui, dans sa jeunesse, a donné bénévolement des coursdu soir à l’Association philotechnique en même temps qu’il participait à la créa-tion des Éclaireurs de France.

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l’éducation permanente ont, au milieu des années 1960, traduitune situation de conflit industriel aussi long que violent – celui quioppose les mineurs aux dirigeants des mines – en termes de for-mation [Tanguy, 1999]. Contrairement aux interprétations faites

aposteriori

, le recours à la formation pour résoudre un problèmed’emploi ne répondait pas à des attentes formulées par les prota-gonistes du conflit (directeurs des mines ou mineurs eux-mêmes)et encore moins à des besoins toujours invoqués pour justifierl’appel à des actions de formation. Les mineurs étaient en majoritéextrêmement réservés et en minorité ouvertement opposés. Lesdirigeants des mines étaient indifférents, voire sceptiques, mais« soucieux de gagner du temps ». L’initiative revient au CUCES,et plus précisément à B. Schwartz et ses proches collaborateursqui ont eu la capacité de comprendre une situation contradictoire,d’en donner une interprétation et de proposer des actions pourrésoudre momentanément ces contradictions : actions qui, ici, ontconsisté à traduire un problème d’emploi en problème de forma-tion. Ainsi la confrontation initiale a peu à peu donné lieu à desajustements de conduites entre les mineurs et les formateurs bienque leurs références respectives soient restées fort éloignées.D’une résistance collective qui prenait la forme d’un refus globalde toute action liée à une reconversion, ils sont passés à des formesd’actions hétérogènes de défense de l’emploi d’une part etd’actions éducatives et culturelles d’autre part. Cette situation,éminemment ambivalente, a permis au CUCES de façonner descatégories de pensée et d’élaborer des dispositifs d’action qui ontprogressivement constitué les fondements d’une doctrine del’éducation permanente qui entendait faire de tout individu un« agent de changement conscient de sa qualité d’acteur social ».Ces dispositifs ont ensuite été reproduits et appliqués à la recon-version du bassin houiller lorrain, à la sidérurgie, à la région Nord(textile), à celle de Montceau-les-Mines, et transposés dansd’autres régions comme celle de Nantes [Tanguy, 1999].

Des directeurs du personnel de grandes entreprises

Les actions menées par la première génération des direc-teurs du personnel dans les grandes entreprises pour mettre en

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place des pratiques de formation sont, elles, sous-tendues parun souci d’accroître la productivité mais aussi par la volonté dechanger les relations de travail en réduisant l’autorité de la hié-rarchie, en anticipant les conflits et en facilitant leur résolutionpar la concertation et la négociation. Pour cela, ils ont agi enmédiateurs sur une scène où s’affrontaient des groupes porteursde rationalités différentes. Ce sont ces cadres qui les ontconvaincus du bien-fondé de cette nouvelle donne et qui lui ontconféré les propriétés susceptibles d’en faire un bien commun.Ils ont initié des réformes fondées sur le compromis nécessaireà une coopération dans l’entreprise. Au cœur de ces réformes,la formation a été conçue comme un instrument de réductiondes conflits d’intérêts, de positions et de participation à uneœuvre commune, celle de la modernisation économique etsociale de l’entreprise. Les problèmes inhérents aux relationssociales dans celle-ci ont ainsi été traduits en termes techniquespermettant d’apporter des réponses qui faisaient accord sur leregistre de la formation. Ces hommes de la formation se sont eneffet présentés comme des techniciens – on dirait aujourd’huides experts –, artisans d’une politique contractuelle reposantsur le compromis et l’accord. Plus généralement, les cadres dupersonnel ont été les promoteurs de l’idée de contrat à instaurerau sein des entreprises, idée par ailleurs développée par desintellectuels du syndicalisme chrétien [Vignaux, 1960]. Ils ontfondé et animé les associations, l’ANDCP (Association natio-nale des directeurs et chefs du personnel), les GARF (groupe-ments des acteurs et responsables de formation) et l’Institutentreprise et personnel, qui ont façonné ce domaine d’activitésdans les entreprises. Ce sont les mêmes hommes qui ont fondéles premières institutions de formation au management enFrance [Tanguy, 2001].

Des experts de la planification

Enfin, la représentation de la formation comme instrumentde modernisation économique et politique a été généralisée danscette action publique de l’État qu’est le Plan. Institué au lende-main de la Seconde Guerre mondiale, le Plan a été un lieu de

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rencontres, d’échanges et d’élaboration de cadres de perceptioncommuns entre ce qu’il est aujourd’hui convenu d’appeler lespartenaires sociaux (représentants des salariés et desemployeurs), qui a impulsé un développement des relationsprofessionnelles en instituant le dialogue comme mode derégulation souhaitable. Il a ainsi poursuivi une recherche decompromis social, en associant « toutes les forces vives de lanation » à son élaboration, dans une période où les conflits sontaussi nombreux que violents. Il se présente, en effet, commeune forme originale de dialogue entre les principaux acteurséconomiques et sociaux – entre le patronat et les syndicatsnotamment –, susceptible d’opposer à une conflictualité endé-mique l’élaboration d’un consensus, si ce n’est sur le présent,du moins sur la définition d’un futur en formulant « des choixclairs et des conclusions normatives […] [car] les fins vérita-bles sont les valeurs vers lesquelles nous devons orienter lestechniques et faire basculer les mythes

4

».On ne saurait méconnaître que l’ambition de transformer la

société française à partir de son économie, en pensant son ave-nir comme un « composé du probable et du souhaitable, et enprojetant une idée plus complète de l’homme », s’est associéeà celle de participation sociale et politique. C’est dire que cetteentreprise collective de changement qu’est le Plan définit celui-ci comme un phénomène global, cumulatif, inscrit dans l’his-toire

5

. F. Fourquet [1980], observateur averti, souligne que lacréation du Commissariat général du Plan a été l’« acte fonda-mental de l’époque », qui entendait fonder la grandeur de laFrance sur sa puissance productive. Par les commissions demodernisation auxquelles les principales catégories d’agentséconomiques devaient participer, le Plan instaurait un instru-ment d’économie concertée. Il a fait admettre sur la scènepublique la nécessité de lier l’éducation à l’économie, promu la

4. Pierre M

ASSÉ

, commissaire général au Plan de 1959 à 1966, l’une desplus grandes figures de cette institution, est l’auteur d’un ouvrage renommé,

LePlan ou l’anti-hasard

, qui célèbre cette volonté modernisatrise de la sociétéfrançaise.

5. Cette idée donnera lieu, à la fin des années 1970, à la création d’un« Observatoire du changement social ».

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notion de formation, en lieu et place de l’éducation, l’a faitapparaître comme une grandeur mesurable et l’a posée au fon-dement de la qualification. Les cadres des politiques éducativesmenées durant ces quatre dernières décennies trouvent là leursorigines : la modernisation économique suppose une élévationgénérale du niveau de scolarisation et l’établissement progres-sif du baccalauréat en norme [Tanguy, 2002].

Les artisans de cette représentation de la formation, vecteurd’une économie compétitive et d’un progrès social qui lui estconsubstantiel, ont été des experts : en l’occurrence, les respon-sables de la Commission de la main-d’œuvre, dont le présidententre 1954 et 1970 est Jean Fourastié (ancien élève de l’Écolecentrale, professeur au CNAM, enseignant la comptabilité àl’Institut des sciences politiques, auteur d’un ouvrage sur leretard de productivité pris par la France bien avant la guerre) etle rapporteur Claude Vimont (sous-directeur de l’INED). Ber-trand Schwartz (ingénieur du corps des Mines, ancien directeurde l’École des mines de Nancy, directeur du CUCES) est le pré-sident d’un groupe de travail chargé d’élaborer la « méthodologie »pour prévoir la répartition des qualifications indispensables àcette économie. Raymond Vatier (ingénieur des Arts etMétiers, président de l’ANDCP [Association nationale desdirecteurs et cadres de la fonction personnel], un des fondateursdes GARF [groupements des acteurs et responsables de forma-tion], présenté plus loin, p. 45), est rapporteur d’un autregroupe de travail, créé au sein de la Commission de la produc-tivité (1964-1965), qui, lui, a pour tâche d’étudier les« obstacles à l’idée de formation et les freins à sa réalisation ».Preuve que cette idée ne s’impose pas par ses seules vertus.L’obstacle majeur est alors supposé être d’ordre subjectif, « onn’y croit pas ». Il convient, en conséquence, de convertir lesmentalités, opération qui exige d’élaborer une définitionconsensuelle de la formation. Elle devient ainsi l’objet d’unereprésentation publique, un bien universel, qui est tout à lafois : un moyen de développer l’adaptabilité dans un cadre pro-fessionnel (dans l’intérêt des entreprises) ; un moyen de pro-motion et de mobilité professionnelle et individuelle (dans

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l’intérêt des salariés) ; un moyen de dynamiser l’économie(dans l’intérêt national).

Le changement radical d’orientation et de définition despolitiques éducatives, énoncé ci-dessus, a donc été introduitdans les commissions et le Commissariat général du Plan, etnon, comme antérieurement, par le ministère de l’Éducationnationale au regard des débats parlementaires et des actionsprovenant des agents du système éducatif lui-même [Briand etChapoulie, 1993]. Ces experts techniciens de la planificationdéfendent leurs points de vue et leurs façons de faire en procla-mant que « les chefs d’entreprise pensent l’avenir à milieuculturel et niveau de qualification constants, voisins de cequ’ils sont dans le présent », alors que les planificateurs antici-pent le changement qui, selon Fourastié, sera une « véritablerévolution culturelle ».

Une génération

Bien que mus par des intérêts différents et visant des finsnon moins différentes, ces acteurs appartiennent à une généra-tion qui présente un certain nombre de traits communs. Tousont agi en militants et, au cœur de cette nébuleuse de militantspour la formation, se trouvent des catholiques sociaux. Nombrede ces pionniers de la formation en France ont souligné le rôledes mouvements de jeunesse dans leur socialisation et singuliè-rement celui des mouvements chrétiens qui ont formé leursmembres à une éthique de l’engagement sans définir

a priori

leterrain et l’orientation de celui-ci [Duriez, 1994]. La formationest, en effet, une constante de la matrice d’action de ces mili-tants catholiques qui entendaient changer les formes de la viesociale dans la famille, les quartiers, le travail ou la culture[Chauvière, 2001]. Des hommes d’entreprise, comme GuyHasson (directeur du personnel des Charbonnages de France),ont eu des formules étendard quand ils assurent que « la forma-tion est conçue comme une arme de combat… un outil de lamodernité », ou comme Jean Fombonne (directeur du person-nel de Kodack-Pathé, puis de la Compagnie bancaire) quiproclame : « Nous étions en terre de mission. » Ils traduisent

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ainsi cette ambition de construire un futur qui amène le progrèset où l’homme est maître de son histoire.

Les promoteurs de la formation ont également en commund’avoir vécu des expériences qu’ils disent avoir été décisivesdans leurs parcours : la guerre (et la Résistance pour beau-coup), la reconstruction, la guerre froide et les divers mouve-ments de réforme impulsés durant cette période. On peutqualifier certains d’utopistes – ils projettent une société plusjuste, plus démocratique – et d’autres de réformateurs pragma-tiques qui projettent une société ouverte au dialogue social, à laconcertation, à la négociation, soit une société fondée surl’entente sociale alors qu’ils œuvrent dans une période mar-quée par des affrontements politiques et sociaux.

Ils ont tissé des réseaux entre les différentes sphères où lesuns et les autres agissaient, et sont ainsi parvenus à décuplerleurs actions. Personnel de l’État, cadres d’entreprise, diri-geants d’institution et d’association qui proposaient des métho-des éducatives sont entrés en relation et, au prix de transactionsde toutes sortes, ont acquis une capacité d’initiative, d’innova-tion et de légitimation. C’est cette inscription dans un vastemouvement d’actions convergentes (bien que diversementorientées) qui leur a permis de fonder ce domaine d’activité, cléde voûte de réformes sociales. Aussi peut-on dire qu’un mou-vement social pour la formation permanente a existé en Francedans les deux décennies d’après-guerre et que celui-ci est àl’origine de l’institutionnalisation d’une nouvelle catégoried’activités dans les années 1970

6

.Tous ces pionniers ont été de véritables innovateurs et des

réformateurs de la France des années 1950-1960. Ils ont plaidé

6. Le terme de mouvement social désigne ici une configuration d’actionscollectives menées dans un même temps par des catégories d’acteurs différentssur un même objet à des fins différentes. S’il y a contemporanéité d’actions, iln’y a pas nécessairement convergence de celles-ci. Les réformes sociales,notamment d’ordre moral, sont souvent l’objet de tels mouvements. L’analysede J. G

USFIELD

[1976] sur les mobilisations collectives contre l’alcoolisme auxÉtats-Unis illustre bien la fécondité de cette grille d’interprétation. La perspec-tive adoptée par C. T

OPALOV

[1999] participe de la même volonté de rendrecompte des réformes sociales dans une période donnée.

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pour des réformes à promouvoir en termes de changement desindividus (et des salariés notamment) plus qu’en termes dechangement des structures, l’obstacle à la réalisation des chan-gements souhaités leur paraissant résider de ce côté. Les indi-vidus sont, en effet, presque toujours représentés par eux entermes de manques, sous l’angle de la privation des qualitésnécessaires à l’accomplissement des changements souhaités :manque de connaissances, manque de capacités d’adaptation,manque de mobilité, manque d’ouverture, d’esprit, d’attitudes,etc. Spontanément interprétée en termes cognitifs, cette percep-tion du salarié en termes de manques qu’il faut combler s’estétendue aux représentations collectives, aux modes de vie, auxcultures de métiers, comme le montrent les politiques de recon-version industrielle. Cette focalisation sur les individus, repré-sentés par leurs manques, dépossédés de leurs ressourceseffectives, est aujourd’hui exacerbée dans les discours et lespolitiques qui définissent la formation comme un co-investis-sement des entreprises et des individus pour acquérir et main-tenir les compétences exigées par la recherche d’unaccroissement de la productivité du travail. Des exceptions doi-vent être rappelées, parmi lesquelles B. Schwartz [1994] etM. David [1976], pour qui la formation doit avant tout être col-lective parce que les situations qui la requièrent résultent dedéséquilibres et non d’insuffisances ou de manques de la partdes individus.

Ce retour sur un passé récent permet ainsi de comprendrepourquoi ceux qui sont spontanément désignés comme les prin-cipaux destinataires de ce bien entretiennent un rapport distantvoire de retrait à l’égard de celui-ci. De fait, la majorité dessalariés (les moins qualifiés et les plus âgés notamment),aujourd’hui comme hier, ne perçoivent pas la formationcomme un droit mais plutôt comme une obligation, dans lamesure où c’est l’entreprise qui décide de la forme, des condi-tions d’accès à ces actions et qui désigne aussi les personnesqui peuvent en bénéficier. Il n’y a pas de mobilisation de la partdes salariés en ce domaine parce qu’il n’y a pas d’espace quirende celle-ci possible.

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Conçue à l’origine comme un puissant instrument de chan-gement et un bien destiné en premier lieu aux plus démunisface à ces changements à faire advenir, la formation apparaîtaujourd’hui sous une image inversée : un outil utilisé à des finsd’ajustement ou d’anticipation des mouvements de l’emploi etdu travail. Loin d’être associée à la promotion projetée par lesdiscours politiques des années 1960, elle participe activementà une intensification de la sélection opérée entre catégoriesd’actifs sur le marché du travail et dans l’exercice de l’emploi.

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MISE

EN PLACE D’OUTILS ET DE DISPOSITIFS PÉDAGOGIQUES PÉRENNES

Indissociablement liée à des réformes politiques et sociales,à ses débuts, la formation a été simultanément définie par sesdifférents promoteurs en termes techniques qui neutralisaientce caractère politique et, du même coup, l’ont représentéecomme un bien commun. Ces définitions ont façonné la réalitéd’une manière durable puisqu’elles constituent les outils aveclesquels nous pensons encore aujourd’hui. On en donnera troisexemples.

Définir la formation en termes de compétences

Dès la fin des années 1950, dans le cadre des actions menéespar les premiers directeurs du personnel des grandes entrepri-ses, Raymond Vatier, figure centrale dans ce milieu7, donneune définition de la formation, qu’il distingue des actions alorsnommées « perfectionnement, recyclage, adaptation, promotion »,

7. Ingénieur des Arts et Métiers, auteur de plusieurs ouvrages sur la forma-tion en entreprise, il a longtemps collaboré à la direction du personnel chezRenault. Il est un des fondateurs des GARF en 1954). Il crée, en 1958, le premiercentre interentreprises de formation qui deviendra le CESI, assume la prési-dence de l’ANDCP, est rapporteur d’un groupe de travail dans la commissionde productivité du 4e Plan et est le premier directeur (en 1970) de la nouvelleDirection de la formation et de l’orientation continues du ministère de l’Éduca-tion nationale.

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selon les publics auxquels elles s’adressaient, cadres ou exécu-tants, et selon leurs visées. Il l’énonce en termes de compétence,compétence qui est, dit-il, « la conjonction heureuse desconnaissances, des aptitudes et de la bonne volonté » pourmaintenir individuellement et collectivement l’ensemble dupersonnel adapté à l’activité de l’entreprise : « On peut dire quela Formation [avec une majuscule dans le texte] est l’ensembledes actions propres à maintenir l’ensemble du personnel indi-viduellement et collectivement au degré de compétence néces-sitée par l’activité de l’entreprise. Cette compétence a trait auxconnaissances, aux aptitudes, à la volonté de travailler de cha-que personne et de chaque groupe. La compétence est laconjonction heureuse de ces trois termes : connaissances, apti-tudes, bonne volonté. Cette compétence n’est jamais définitive-ment acquise, elle est menacée, elle est toujours à reconquériret cette reconquête doit se faire parce que le poste change parsuite de l’évolution technologique. De plus, le titulaire peutchanger de poste et le titulaire lui-même se modifie8. » Défini-tion qui évoque, on le voit, les principes des méthodes de ges-tion aujourd’hui en usage dans les entreprises, qui lientformation et compétences, et qui explicitent la notion de com-pétences sur les trois registres du cognitif, de l’action et descomportements (en termes de savoir, savoir-faire et savoir-être). La littérature consacrée à l’usage de cette notion dansl’école et l’entreprise, et aux transformations qu’elle désigneest trop abondante pour citer des études significatives9. Denature le plus souvent performative, plus rarement analytiqueet critique [Dupray et al., 2003]10, ces études révèlent le

8. R. VATIER (1958), La Formation et les institutions de l’entreprise, Jour-née d’études de l’IFPC, archives des GARF.

9. Nous avons nous-mêmes apporté une contribution à ces travaux avantl’inflation qu’ils ont connue dans la dernière décennie. Au risque de pécher parimmodestie, nous l’indiquons au lecteur parce qu’elle portait explicitement sur lesoutils techniques et les procédures élaborés pour la naturaliser. Lors de la publica-tion de l’ouvrage cité, nous ignorions qu’elle était déjà introduite par les respon-sables de la formation dans les grandes entreprises [Ropé et Tanguy, 1994].

10. Cet ouvrage collectif, où divers spécialistes de sciences sociales exami-nent le traitement fait de cette notion par leurs disciplines, est, de ce point devue, une exception.

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penchant des sociologues à s’emparer de prénotions, utilisées àdes fins de résolution des problèmes sociaux, pour les présentercomme des notions expliquant des phénomènes qualifiés de« nouveaux » parce qu’ils n’étaient pas jusqu’alors immédiate-ment visibles sur la scène publique. Dans les mêmes années,Jean-Léon Donnadieu (directeur du personnel de BSN) crée unservice intitulé « Organisation-formation », promeut la notiond’organisation qualifiante (diffusée plus tard par les sociolo-gues du travail) et avance une conception aujourd’hui acceptée,mais alors jugée irrecevable, selon laquelle la formation sedéfinit par ses objectifs et non par ses contenus [Donnadieu,1999]. Par maints aspects, ces militants de la formation ont étéles précurseurs de la pensée managériale qui s’est répanduedeux décennies plus tard, en France.

Mettre en relation la formation avec l’emploi

La représentation de la formation comme instrument demodernisation économique et politique a, on l’a dit, été généra-lisée dans cette action publique de l’État qu’est le Plan, et lescadres des politiques éducatives, menées durant ces quatredernières décennies, y ont été affirmés : la modernisation éco-nomique suppose une élévation générale du niveau de scolari-sation et l’établissement progressif du baccalauréat en norme.Simultanément, la notion de formation a été introduite commecatégorie générale en lieu et place de l’éducation, et des outilsont été construits qui permettent de mettre en relation l’éduca-tion et la formation avec les qualifications et l’emploi : lesnomenclatures de niveaux de formation. Elles dirigent les poli-tiques et la perception de la réalité en même temps qu’ellesoccultent une face de celle-ci. Ces nomenclatures, construites àdes fins techniques essentiellement de prévision des flux depopulation à scolariser par la Commission de la main-d’œuvredurant les IVe (1962-1965) et Ve Plans (1966-1970), reposentsur les postulats suivants : la qualification est au fondement dela hiérarchisation des emplois et la formation est au fondementde la hiérarchisation des qualifications. Bien loin d’être parta-gés par tous les acteurs, ces postulats ont été âprement discutésà l’époque, notamment par les représentants du monde

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professionnel (y compris par les représentants des employeurs).La formation a alors été posée comme condition premièred’accès à l’emploi et une relation d’équivalence a été établieentre des phénomènes jusqu’alors perçus comme distincts etsans liens nécessaires et systématiques : l’emploi et la formation.Pour rendre visible cette relation d’équivalence, il fallait établirdes nomenclatures, des classements et des mises en équation ouen correspondance entre ces classements, qui les rendent accep-tables, les légitiment en leur donnant un caractère général, celuide grandeurs mesurables : les niveaux de formation allant de VI(les non-diplômés) à I (les diplômés du troisième cycle del’enseignement supérieur et des grandes écoles), niveaux mesu-rés par le nombre d’années d’études, indicateur qui abolit toutedifférence entre les cursus de formation et leurs spécificités.

Apôtres du progrès économique et de l’élévation du niveaude formation ainsi défini, les experts du Plan projetaient que, en1970, 30 % d’une classe d’âge atteindraient le niveau du bacca-lauréat alors que cette proportion était de 11,5 % en 1960. C’estainsi que les principes directeurs des politiques éducatives misesen place dans la décennie 1980, et notamment celui érigeant lebaccalauréat en norme, ont été institués. Bien que controversée,parce qu’il paraissait alors inconcevable qu’une bachelièreaccepterait d’être caissière de supermarché, cette vision prospec-tive, qui contenait en elle les déclassements professionnels àvenir et aujourd’hui observés à grande échelle, s’est imposée aunom de l’accroissement de productivité recherché11.

11. R. Poignant, rapporteur de la Commission de l’éducation au sein de cesmêmes Plans, fait valoir que ce déclassement relatif pour les individus sera toutbénéfice pour la société et l’économie, « à l’exemple de ce qui existe déjà auxÉtats-Unis où l’absorption des diplômés dans l’économie s’effectue déjà sans dif-ficulté mais dans des emplois qui ne requéraient pas, naguère, une qualification siélevée. Cet exemple montre qu’une économie peut absorber n’importe quel nom-bre de personnes instruites, à la condition que s’effectue ce « déclassement »,déclassement que, d’ailleurs, seuls les anciens ressentiront, car il s’effectuerainsensiblement. Les titulaires du BEPC, en France, ne se plaignent pas de ne pou-voir devenir instituteurs, comme ils l’auraient été sous Louis Philippe… ou mêmeau temps de Jules Ferry. Il est certain que cette « surqualification » de la main-d’œuvre par rapport aux normes actuelles va devenir un facteur important de la« productivité économique » » [TANGUY, 2002].

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L’idée de formation, synonyme de bien universel, a fini parêtre partagée au terme d’un long travail de persuasion. Bienqu’élaborées à des fins techniques, les nomenclatures de for-mation sont progressivement devenues des notions naturali-sées, qui sont maintenant utilisées à des fins de connaissance etde description de la réalité sociale par des organismes tels quele CEREQ, l’INSEE et les services d’études statistiques et deprospective du ministère de l’Éducation nationale. Elles ontprésidé à des représentations durables du monde social et sesont progressivement imposées comme catégories de percep-tion communes qui guident les politiques publiques mais aussiles comportements individuels. La pérennité de ces nomencla-tures traduit la force des représentations et des croyances col-lectives qui les sous-tendent. Elles résultent de la convergenced’actions menées, durant les années 1960, dans différents lieuxde la société et dont le Plan a fait la synthèse. Autant de faitsqui sont à l’origine de cette expression nominale, « relation for-mation emploi », aujourd’hui assimilée à un nom commundésignant une chose établie. La catégorie de niveau de forma-tion elle-même est maintenant utilisée comme une catégorieexplicative, qui s’est substituée à celle de catégorie sociopro-fessionnelle, en usage dans les années 1960-1980, pour rendrecompte de la majorité des comportements sociaux et politiques.

Ces constructions sociales et symboliques, dont on mesureaujourd’hui les effets, reposaient sur le primat accordé à la pro-ductivité dont l’envers, le déclassement des diplômes, était déjàpressenti. Elles enregistraient des pratiques en cours deman-dant aux salariés un effort de formation sans le reconnaître entermes de salaires et de places dans la division du travail.

Inventer et diffuser une doctrine pédagogique

Les pionniers de la formation pour adultes se sont tousemployés, quels que soient leurs lieux d’action, à inventer despédagogies qui ont pour caractéristique commune revendiquéede s’opposer aux pédagogies scolaires. Ces dernières ont étéstigmatisées sous un certain nombre de qualificatifs plus dépré-ciatifs que descriptifs. Elles seraient inspirées de théories

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reposant sur un certain nombre de postulats : rôle premier attri-bué au cours magistral, autorité du maître détenant des connais-sances décontextualisées, primauté du raisonnement déductif,méconnaissance délibérée des caractéristiques du public, faibleimportance accordée aux techniques d’apprentissage. En bref,les pédagogies scolaires auraient été élaborées à partir d’unseul angle, celui de l’acte d’enseigner, occultant celui del’apprentissage qui lui est nécessairement associé. Les promo-teurs de la formation vont inverser cet angle de vue pour définirdes pédagogies favorisant l’acte d’apprentissage ; inversion deperspective qui a donné lieu à une floraison d’expériences,d’inventions de méthodes, de techniques, de dispositifs, etmatière à diverses formalisations plus qu’à des théories propre-ment dites. Bien qu’éminemment variées, elles peuvent se ras-sembler sous le nom de pédagogies actives, dénomination donttous se réclament quelles que soient les pratiques adoptées. Lecaractère pragmatique de ces démarches s’accommode de tou-tes les variations exigées par les situations, sans déroger au pri-mat accordé à l’apprenant et au processus d’appropriation deconnaissances par celui-ci.

Sans faire une revue des écrits sur ces pédagogies actives,on rappellera un certain nombre des applications qui en ont étéfaites dans les lieux cités précédemment. En premier, viennentles « actions collectives » menées par Bertrand Schwartz et sonéquipe du CUCES, durant les années 1960, qui ont été forma-lisées en doctrine pédagogique préconisant l’organisationd’actions de formation sous forme de modules dont les objec-tifs sont explicitement énoncés et validés en termes d’« êtrecapable de » ; l’évitement des lieux scolaires et le choix delieux de formation proches des lieux de vie ou de travail ; lasubstitution de formateurs émanant des milieux professionnelsà des enseignants ; l’évaluation des formateurs par lesstagiaires ; la création de situations pédagogiques à partir desituations concrètes de travail ou de vie des stagiaires ; la pré-valence accordée au travail pédagogique de groupe sur le tra-vail individuel. Les actions de formation réalisées dans lesentreprises durant les années 1950-1960 relevaient des mêmesprincipes directeurs et s’en distinguaient par l’absence de toute

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préoccupation de validation liée à l’idée d’une reconnaissancesociale et professionnelle de celles-ci. Ici comme là, la forma-tion se définissait par les objectifs, mais assortie d’une insis-tance sur les contenus dans les expériences menées parB. Schwartz et dans la méthode d’entraînement mental diffuséepar Peuple et Culture, tandis que dans les entreprises « la for-mation se définit par ses objectifs et non par ses contenus »[Donnadieu, 1999].

Retenons également dans ce florilège d’idées et de prati-ques, l’exemple de la méthode d’entraînement mental, élaboréeet diffusée par l’association Peuple et Culture. J. Dumazedier,l’un de ses auteurs, la définit par trois caractéristiquesprincipales : « Un entraînement où sont analysées rationnelle-ment des situations réelles de la vie quotidienne, une rationali-sation qui procède de la sensibilité à la réflexion en cherchantà transformer progressivement les représentations que se fontles stagiaires du problème posé, et enfin une méthode orientéeprioritairement vers une meilleure maîtrise par le stagiaire deson environnement social, économique et politique. » Laméthode de l’entraînement mental présente ainsi une dimen-sion globale, associant des techniques d’apprentissage élabo-rées et finalisées à une ambition d’accès à la culture généralequi répondait aux attentes des militants de la formation [Duma-zedier, 1963]. Ce souci d’inscrire les actes d’apprentissagedans leurs situations concrètes et de les conduire en considérantl’individu dans sa totalité humaine (englobant les opérationsintellectuelles, les émotions ou affects) inspire encore (indirec-tement ou non) un grand nombre de théories pédagogiques dela formation continue.

Au sein de cet agglomérat d’actions très variées, BertrandSchwartz apparaît comme l’un des principaux fondateurs d’unedoctrine de l’éducation permanente qui est devenue une réfé-rence commune au monde de la formation. Elle s’est élaboréedans la durée mais les principes majeurs sont, on l’a dit, fixésdès les premières actions collectives menées, au début desannées 1960, à l’occasion des grandes reconversions industriel-les en Lorraine. L’innovation majeure alors accomplie parB. Schwartz et le CUCES est d’avoir rendu possible un espace

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de réflexion et d’action dans ce domaine, et de contribuer ainsià l’instituer. Cette expérience a, en effet, servi de creuset àl’élaboration d’une doctrine, visant l’accomplissement indivi-duel, et à l’expérimentation de méthodes et de techniques péda-gogiques. Celles-ci ont, en définitive, conçu la formationcomme une action individualisée, liée aux parcours profession-nels, qui se poursuit tout au long de la vie, s’organise en unitésmodulaires pouvant faire l’objet de validations réalisées en ter-mes d’« être capable de ». Une théorie de la connaissance liéeà l’action s’est ainsi diffusée et a influencé la pédagogie sco-laire. À l’origine pragmatiques, localisées et circonstanciées,ces définitions et méthodes ont progressivement irrigué unensemble de lieux universitaires, associatifs et politiques, etinspiré certains promoteurs de la loi de 1971 pour qui la réfé-rence à l’idée d’éducation permanente dans le titre de celle-ciest loin d’être une concession de style12 .

12. Parmi ces lieux, on citera pour exemple l'université où sont venus deshommes du CUCES (parmi lesquels C. de Montlibert (université de Stras-bourg), Ph. Fritsch (université de Lyon)), le CNAM (M. Lesne, P. Caspar,G. Malglaive et d'autres), l'administration de l'Éducation nationale (A. Élie, arti-san de la mise en place des diplômes par unités capitalisables) mais aussi lesmilieux de consultants (Quaternaire éducation par exemple). Les idées élabo-rées dans les années 1960, au CUCES notamment, imprègnent encore fortementle milieu des formateurs et ont été largement diffusées par la revue Éducationpermanente. Elle naît en 1969, à un moment où le débat critique sur l'école esttrès vif. Une sorte de manifeste est publié dans son premier numéro qui pro-clame la recherche d'un principe unificateur au système de formation. Il seranommé « éducation permanente » et défini comme un programme nécessitantun « travail de recherche, d'analyse et d'expérimentation pour préciser lecontenu et les modalités de cette éducation permanente ». Le parcours suivi parcette revue est très suggestif : de 1969 à 1972, elle est éditée par l'Institut natio-nal de formation des adultes (lié au CUCES), puis ensuite par l'Agence pour ledéveloppement de l'éducation permanente (ADEP, soutenue financièrement pardes crédits publics) jusqu'en 1979, par l'université Paris-Dauphine jusqu'en1985 (où B. Schwartz et J. Delors ont enseigné) et depuis par une association (encollaboration avec l'université de Genève et le concours du groupe Caisse desdépôts et consignations).

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DE L’ÉDUCATION À LA FORMATION, DES RÉFORMES TRANSVERSALES À LA SOCIÉTÉ

Les pionniers de la formation permanente, dont nous avonsévoqué quelques figures emblématiques, ont, nous l’avons dit,tissé des réseaux entre les différentes sphères où les uns et lesautres agissaient, et impulsé des mobilisations qui ont donnélieu à un vaste mouvement social pour la formation permanenteen France qui est à l’origine de l’institutionnalisation de cettenouvelle catégorie d’activité dans les années 1970.

Autres mots, autres politiques

Tous les promoteurs de la formation considèrent celle-cicomme un facteur de changement, tous partagent une croyancecollective dans les vertus libératrices de l’éducation, mais lamajorité d’entre eux se défient de l’Éducation nationale et cri-tiquent l’« école » parce qu’elle reproduit les inégalités socia-les. Cette critique s’accompagne d’un projet d’instaurationd’une éducation des adultes libérée de l’autorité de l’État pourl’ancrer dans la société civile, voire dans un système éducatifenglobant l’éducation des enfants et celle des adultes. La loi de1971 instituant la « formation professionnelle continue dans lecadre de l’éducation permanente » et les trois autres votéessimultanément13 font écho, sur un mode mineur, à ces débats etprojets.

Il nous semble également important de souligner, à l’appuide cette interrogation sur les notions avec lesquelles nous pen-sons, que ce qui est aujourd’hui appelé « formation profession-nelle initiale » était, il y a trente ou quarante ans, nommé

13. L’une a trait à l’« orientation sur l’enseignement technique etprofessionnel » (que le ministre de l’Éducation nationale alors en exercice,O. Guichard, dit être une « loi d’orientation sur l’enseignement général »puisqu’elle s’applique essentiellement aux collèges et à leur articulation auxlycées professionnels), une autre à l’apprentissage et une troisième au finance-ment des premières formations professionnelles. L’examen simultané de cesquatre projets manifeste une volonté affirmée par le gouvernement et les éluspolitiques de repenser le système scolaire pour instaurer à terme un systèmed’éducation généralisée et permanente.

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« éducation professionnelle » ou « éducation technique » par dessociologues comme Antoine Léon14, mais aussi par PierreNaville (quoique d’une manière moins systématique) ouG. Friedmann. Loin d’être neutres, ces glissements sémantiquesexpriment, au contraire, on le sait, des changements dans la cons-titution de la réalité sociale. Lorsque nos prédécesseurs utili-saient le terme d’éducation, de préférence, à l’époque, à celuid’apprentissage arrimé aux entreprises (puisqu’un certain nom-bre d’entre elles possédait des écoles d’apprentissage, même siles établissements publics, eux-mêmes, se sont appelés centresd’apprentissage jusqu’en 1959), ils se situaient dans ce mouve-ment social et pédagogique se référant aux principes directeursénoncés dans le plan Langevin-Wallon ; principes selon lesquelsl’enseignement professionnel et technique devait intégrer unecomposante de culture générale parce que, selon eux, culturegénérale et maîtrise du métier devaient aller de pair afin que lestravailleurs participent à l’héritage culturel de la nation et contri-buent à l’enrichir. C’est dire l’intérêt de réflexions qui situentleurs objets dans la durée. Ce type d’approche rend en effet pos-sible une forme de rupture avec l’évidence des choses, quis’impose à nous lorsque nous restons prisonniers du présentimmédiat, et nous met en mesure d’évaluer combien les notionsavec lesquelles nous pensons sont dépendantes des cadressociaux dans lesquels nous sommes immergés.

On ne soulignera jamais assez combien les différents lieuxoù se mettaient en place des actions de formation continue ontété simultanément des lieux de réflexion et d’expérimentationpédagogiques qui ont donné naissance à des doctrines ensuitecodifiées et étendues à la formation initiale, voire, d’unemanière indirecte, à tous les segments de l’appareil scolaire età l’université elle-même.

Loin de résulter de lois abstraites obéissant à une quelcon-que nécessité (de rationalisation, de modernisation, etc.), les

14. A. Léon, professeur en sciences de l’éducation, a écrit divers ouvragessur ce segment de l’appareil scolaire qu’il désigne toujours par le vocable« éducation technique » ou plus tard par « enseignement technique court »[LÉON, 1968].

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séries de changements relevés ici ont été produites par unensemble d’actions collectives et individuelles. Les catégoriesd’agents, qui ont œuvré dans des lieux différents, se sont coor-données grâce à un certain nombre de conventions en réseauxcoopératifs et relativement stables dans le temps. La notion demonde, développée par Becker15, permet, ici, d’analyser d’unemanière compréhensive et dynamique un ensemble de change-ments en cours rassemblés sous le terme de formation, qui sontautant de transformations dans l’appareil éducatif. Le dévelop-pement de la formation continue dans les entreprises, l’organi-sation des processus de transition de l’école à l’emploi, la miseen place des modes de formation en alternance ont engendré unmilieu qui, pour être hétérogène, tend à faire valoir que sonactivité sert l’intérêt général. Ce monde de la formation s’est,en trente années, développé en termes non seulement de dispo-sitifs, de règles, d’acteurs, mais aussi de points de vue, dereprésentations qui ont imposé une conception instrumentaledes actions éducatives dans leur ensemble.

Cette conception inspire très directement les politiques deces dernières décennies qui ont placé les préoccupations del’emploi au cœur du système éducatif, sur des modes différentset avec des intensités inégales selon les segments qui le compo-sent. Le caractère général de cette référence est énoncé dans laloi d’orientation de 198916, qui prescrit de conduire 100 % d’uneclasse d’âge au niveau V minimum. L’objectif ainsi attribué àl’appareil éducatif non seulement opère un déplacement del’ordre scolaire à l’ordre des qualifications, mais pose leniveau V (mesuré par les diplômes professionnels CAP et

15. Nous utilisons la notion de monde social d’une manière beaucoup pluslarge que celle donnée par Becker pour qui « le monde social [est] défini commeun réseau d’acteurs coopérant dans l’accomplissement d’activités spécifiques »,où les notions de coordination et de coopération sont omniprésentes, et où ladépendance n’est pas concevable hors d’un cadre d’interdépendances. De cettedéfinition, nous ne retenons que l’idée de réseaux sociaux entre acteurs indivi-duels et collectifs, mais non celle de relations d’interdépendance entre catégo-ries d’acteurs qui exclut celles de dépendance, d’exploitation ou d’aliénation[BECKER, 1988].

16. Loi n˚ 89-486 du 10 juin 1989.

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BEP) comme minimum. La spécificité de la qualificationouvrière (désormais subsumée sous l’appellation « niveau V »)s’est ainsi trouvée niée et présentée comme équivalente à unescolarisation nécessaire, à un moment donné, dans une sociétédonnée. Formuler les politiques éducatives en termes de niveaude formation ou de qualification témoigne de cette volonté,toujours réaffirmée, d’établir des relations d’équivalence entreces quatre registres différents de la réalité sociale que sontl’éducation, la formation, la qualification et l’emploi. Équiva-lences qui sont pourtant invalidées par les faits observés, lesdéclassements professionnels notamment, sur le marché du tra-vail. Condition nécessaire, mais non suffisante, pour accéder àl’emploi, la formation ne garantit pourtant pas l’obtentiond’une qualification lui correspondant en termes de niveaux.Celle-ci est définie, aujourd’hui comme il y a cinquante ans, surles lieux de travail, au terme de rapports de force, et principa-lement à partir des qualités requises pour tenir les postes de tra-vail. Donner à l’école des objectifs de qualification dénie cetordre des choses et engendre illusions et désenchantement.

Cette croyance en la formation s’est quelque peu affaiblieces dernières années dans un contexte d’élévation généraliséed’une scolarisation prolongée. Le glissement progressif d’unegestion du personnel instituée en termes de qualifications négo-ciées collectivement vers une gestion définie en termes de com-pétences validées au sein des entreprises peut être interprétécomme une forme d’infléchissement des relations instituées audébut des années 1960. Les débats qui ont cours aujourd’hui etles pratiques qui les accompagnent (comme la loi sur la valida-tion des acquis de l’expérience, ou VAE) remettent en cause lesconventions établies quarante ans plus tôt, conventions quin’avaient pas été négociées avec les intéressés (les représen-tants du monde professionnel) et qui déniaient l’expérienceparce que celle-ci ne pouvait, à l’époque, donner lieu à unedéfinition générale. Les déplacements effectués en matière derelations entre l’éducation et le travail, ou la formation et l’emploisont à l’origine de l’invasion de la notion de compétence danstout l’espace public. Voyons ce qu’elle désigne et commentelle opère.

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Compétences et certifications

Le modèle pédagogique des compétences représente peut-être l’exemple le plus éloquent de ce changement de perspec-tive pédagogique qui a progressivement pénétré l’institutionscolaire depuis la publication de la « charte des programmes »en 199217, ensemble de principes directeurs selon lesquels lescontenus d’enseignement de l’école primaire au lycée doiventêtre redéfinis ; dans ce texte, la notion de compétences est constam-ment sollicitée18. Ce modèle pédagogique revêt sa forme laplus accomplie dans les lycées professionnels, segment del’appareil éducatif le plus proche de la formation continue, etcorrélativement à l’institutionnalisation des relations entrel’école et l’entreprise. Les lycées professionnels ont été le lieud’élaboration et d’expérimentation de la matrice des idées,méthodes, catégorisations et nomenclatures qui président, sousdes formes variées, à l’énoncé des contenus d’enseignement, àleur programmation et à leur évaluation, si ce n’est à leurtransmission. L’extension de ce modèle aux autres segments del’école est indissociable des pratiques d’évaluation aujourd’huigénéralisées [Bureau et Marchal, 2005]. Quelles que soient

17. « Le programme ne doit pas être un empilement de connaissances. […] Ildoit à chaque niveau faire la liste des compétences exigibles impliquant l’acquisi-tion de savoirs et savoir-faire correspondants. […] Le programme définit explici-tement les compétences terminales exigibles en fin d’année, de cycle ou deformation et y associe les modalités correspondantes » [ROPÉ et TANGUY, 2000].

18. Parmi ceux-ci, nous citerons les référentiels construits à l’initiatived’administrateurs de l’Éducation nationale, au sein d’instances tripartites, lesCPC (commissions professionnelles consultatives), chargées de définir lesdiplômes. Cette méthode, qui s’appuie sur des définitions précises et utilise uneterminologie fixée et des principes de classement systématisés, est présentée etrevendiquée par ses adeptes comme scientifique, au sens positiviste du terme,parce qu’elle privilégie la description des savoirs ou des actions, la définitiondes relations qui existent entre eux et la mesure de leurs effets. De fait, tous lesréférentiels existants, référentiels d’emplois ou référentiels de diplômes, sontconstruits selon une même démarche qui fait l’objet, depuis le début des années1980, d’une réglementation, sorte de discours sur la méthode qui codifie ce quirelevait antérieurement d’un empirisme circonstanciel. Cette réglementationprescrit que tout diplôme soit explicitement défini par un référentiel et que ceréférentiel soit lui-même déduit du référentiel d’emploi auquel ce diplôme estsupposé conduire [ibid.].

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leurs formes, elles s’accompagnent toutes de la mise en place dedispositifs techniques, de procédures de catégorisation, denomenclatures et de classements construits sur le même modèle,à partir d’un découpage entre les domaines des savoirs et dessavoir-faire. Les carnets d’évaluation introduits, en 1990, dansl’enseignement primaire, en même temps que la division de cecursus en cycles, ne comportaient pas moins de cinquante itemspour chaque cycle. Pratiques qui commencent à être introduitesdans l’université dans le cadre de la mise en place du LMD(licence, master, doctorat) afin de faciliter la circulation des étu-diants en Europe, de permettre ainsi une comparaison et d’établirdes équivalences dans la perspective des ECTS (European Cre-dits Transfer System). Toutes les grilles d’évaluation poursui-vent la même préoccupation : procéder à partir de critèresobjectivés et mesurer la capacité à faire une opération ou unetâche déterminée dans une situation donnée. Loin de se réduire àleurs seuls caractères techniques, ces pratiques génèrent d’autrescadres de perception de l’acte éducatif et d’autres modèlescognitifs. La prévalence donnée à la méthodologie est supposéeêtre un gage de scientificité, d’efficacité et aussi d’équité.

La rationalisation ainsi recherchée, d’ordre éminemmentinstrumental, fondée sur l’idée d’évaluation des acquisitionsdans des situations données au moyen de la notion d’« êtrecapable de », grâce à des outils qui permettent de les vérifier, atrouvé une application extensive dans le monde des entreprisesqui s’emploient à délivrer leurs propres certifications. Les nou-velles formes de certifications, instituées depuis le milieu desannées 1990, appelées certificats de qualifications profession-nelles (CQP), délivrées par les commissions paritaires del’emploi, sont construites à partir de cette méthode des référen-tiels. Ici comme là, il s’agit de valider les capacités d’accomplirdes tâches données dans des situations données.

Les changements en cours, en matière de certification, pro-viennent, pour l’essentiel, d’initiatives du monde de la formationet restent apparemment méconnus des sociologues de l’éduca-tion. La loi de modernisation sociale (2002), qui entérine de nou-veaux modes de certification, représente pourtant un véritablebasculement des institutions et des pratiques instaurées depuis

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plus d’un demi-siècle en termes de lieux, d’instances, d’acteurs,de pratiques, telles que celles de validation des acquis de l’expé-rience [Brucy, 2000]. Certes, ces questions font aujourd’huidébat et sont l’objet d’études, mais la majorité d’entre ellesvisent plutôt à accompagner la mise en place des dispositifs etprocédures nécessaires à leur réalisation plutôt qu’à analyser laportée et les significations des déplacements qui s’opèrent ainsi,d’une manière progressive, des institutions publiques vers desinstitutions dont les statuts restent à caractériser.

La centralité attribuée à la notion de compétence dans le sys-tème de formation devient plus intelligible dès lors qu’onobserve l’usage de cette même notion et des changements qu’ellevéhicule dans les entreprises. Depuis la fin des années 1980, destransformations parallèles se réalisent dans les grandes entrepri-ses en matière d’affectation, de classification, de promotion et derémunération, rassemblées elles aussi sous l’étiquette de compé-tence. La gestion par les compétences se réalise là aussi aumoyen de référentiels construits selon la même logique que pourceux utilisés dans l’enseignement technique et professionnel, età partir des mêmes catégories de savoirs, savoir-faire et savoir-être dont la possession se mesure toujours en termes d’« êtrecapable ». Les compétences, ainsi définies comme des savoir-faire validés, sont considérées comme des propriétés instablesqui doivent toujours être soumises à objectivation et validationdans et hors de l’exercice du travail.

La diffusion de cette notion dans les différentes sphères dela société a pour corollaire son traitement par diverses sciencessociales et humaines, l’économie, le droit, l’ergonomie, et nonplus seulement la sociologie et la psychologie [Dupray, Guit-ton, Monchâtre, 2003]. Mais, alors que tous les discourssociaux proclament la nécessité, pour tout individu, d’acquérirles qualités requises pour répondre aux impératifs d’adaptabi-lité, de mobilité d’une « économie de la connaissance », lesmoyens mis en œuvre pour évaluer les élèves ou les salariés,aujourd’hui comme hier, s’appliquent à apprécier et classerleurs performances à un moment donné, et non pas « leurscapacités d’adaptation à toutes les faces de l’activité humaine »,comme le disait P. Naville il y a plus de cinquante ans [Naville,

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1945]. Idée que l’économiste Amartya Sen reprend en d’autrestermes dans sa réflexion sur les inégalités [Sen, 2000].

Une offre de formation individualisée

La professionnalisation de l’enseignement supérieur est unautre exemple non moins significatif des changements inspirésdes conceptions expérimentées dans le monde de la formation.La réforme des études supérieures nommée LMD à partir destrois diplômes qui certifient les différentes étapes d’un parcoursuniversitaire (licence, master et doctorat) en est un autre. Sou-vent énoncée en chiffres qui mesurent la durée de ces étapes,trois, cinq, huit (années), elle est justifiée par la nécessité d’har-moniser les cursus universitaires européens. Pour ce faire, unsystème de mesure des études a été mis en place, les ECTS(European Credits Transfert System), qui est supposé permettrela mobilité d’un pays à l’autre. Les particularités nationales (decontenus d’enseignement mais aussi d’organisation des filières)se trouvent ainsi subsumées dans des catégories générales, celledu temps qui permet d’établir facilement des comparaisons etdes équivalences entre des réalités a priori incomparables.Autrement dit, cette réforme procède de la même logique techni-que et instrumentale qui a présidé à la fabrication de la nomen-clature des niveaux de formation au sein du Plan. Ici comme là,les taxinomies instituées et les quantifications qu’elles permet-tent autorisent un rassemblement de modes d’enseignementaussi éloignés les uns des autres que ceux délivrés dans les uni-versités ou par l’enseignement à distance, qui est explicitementpréconisé dans le décret LMD19. Cette réforme de l’offre de for-mation dans l’enseignement supérieur emprunte et consacre cefondement de la doctrine de la formation permanente : un par-cours individualisé, composé de modules qui s’agencent au grédu choix des individus (ou des circonstances) et qui sont validées

19. Le programme e-learning de la Commission européenne, qui entendfavoriser l’« interconnexion des espaces et campus virtuels, la mise en réseaudes universités, écoles, centres de formation et au-delà des centres de ressourcesculturelles », communication de la Commission e-learning, Penser l’éducationde demain, 24 mai 2000.

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en unités sommables. Fait nouveau, qui mérite d’être souligné,les cursus universitaires définis à partir de corpus de savoirsdisciplinaires, par les producteurs de ces savoirs eux-mêmes,les enseignants chercheurs, sont démembrés au profit de modu-les considérés comme des unités interchangeables sans consi-dération des effets possibles sur les apprentissagesintellectuels. La standardisation de ces formations pédagogi-ques pour toutes les disciplines et sur tous les territoires(comme si l’offre y était équivalente) présuppose, en face, unacteur rationnel, doté d’une conscience calculatrice, capabled’adopter une stratégie appropriée à la situation dans laquelle ilse trouve. Discutable lorsqu’il s’applique à un individu engagédans une vie professionnelle et usager de la formation perma-nente, ce raisonnement devient totalement abstrait appliquéaux étudiants commençant des études supérieures. La standar-disation et la simplification de ce type d’organisation occultentses orientations instrumentales qui s’imposent avec plus oumoins de force selon les ressources économiques et culturellesde l’individu. Faits non moins nouveaux, les modalités de déci-sion et de mise en application de cette réforme sont imposéespar des procédures sans débat national préalable. Promue pardes directives ministérielles, relayées par les présidents d’uni-versités, cette réforme s’implante dans l’urgence par transac-tions et ajustements entre les enseignants, afin de conserver despositions acquises. Le débat pédagogique ou, en l’occurrence,politique sur le sens des changements ainsi opérés a laissé placeà un pragmatisme de circonstance.

Pour clore, nous dirons que toutes les transformations évo-quées affectent, d’une manière ou d’une autre, l’appareil sco-laire dans ses fondements historiques, en réduisant notammentl’autonomie qu’il avait acquise.

RENVERSEMENT ET REFONTE ?

Au moment où l’accès à la formation tout au long de la vieest proclamé comme un droit individuel, en France, et suscep-tible de le devenir dans la majorité des sociétés de l’Union

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européenne, le retour sur un passé récent éclaire certaines zoneslaissées dans l’ombre par le débat public. Partageant le point devue de l’historien Marc Bloch, nous proposons d’examiner unehypothèse, dont la démonstration ne peut être totalement admi-nistrée à ce jour : la mise en place de la formation et les proprié-tés qui lui ont été conférées ne peuvent-elles pas, par certainsaspects, être comparées à la création de l’école obligatoire et audéveloppement de la scolarisation à la fin du XIXe siècle et audébut du XXe siècle ?

Certes, et nous le soulignons, ces homologies sont le résul-tat de processus et de chaînes de relations très différents : ilsdoivent à ce titre faire l’objet d’études empiriques susceptiblesde faire ressortir les spécificités respectives. Mais il nous paraîtprimordial de ne pas perdre de vue le « parallélisme des trans-formations sociales », car l’une des tâches des sciences socialesconsiste à mettre en évidence « l’orientation commune à toutesles transformations des relations humaines, non seulement dansune sphère particulière mais dans toutes les sphères […] bienque nous ne disposions pas toujours des outils conceptuelsnécessaires pour le faire » [Elias, 1970].

L’éducation et la formation ont été construites comme desinstruments et des piliers d’un changement d’ordre sociald’envergure mais d’orientation différente. L’éducation a étépensée comme le vecteur d’un futur à faire advenir par le regis-tre politique, tandis que la formation est, depuis ses débuts, plusfortement arrimée au registre économique. Le glissementsémantique de la notion d’éducation à celle de formation recou-vre, entre autres choses, la différence de statut occupé par cesdeux domaines d’activité qui s’adressent à des publics diffé-rents définis par leur position dans le cycle de la vie. L’éduca-tion ainsi que le lieu où elle s’accomplit, l’école, se sontconstitués, en France, au terme de conflits politiques qui lui ontimprimé des marques de neutralité et laïcité, lesquels sonttoujours objet de mobilisations sociales pour défendre despoints de vue contre d’autres. La formation est une activité oùse fait l’accord, où la coopération entre acteurs se réalise sansheurts importants. Cet accord s’est construit, partiellement,dans le malentendu mais aussi dans une acception de l’intérêt

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général associée à la définition d’une économie compétitive,d’une modernisation de la société, de la mise en place d’insti-tutions de participation et de dialogue social dans un contextede recherche de réduction des conflits sociaux et politiques.

À la différence de l’école qui a été une affaire d’État, la for-mation a progressivement été élaborée comme l’affaire des« partenaires sociaux », mais sous l’impulsion et le contrôleconstants de l’État. Sans pouvoir, ici, brosser un tableau com-paratif de ces deux institutions qui reposerait sur des argumen-tations éprouvées, faute de recherches empiriques disponibles,nous nous limiterons à repérer quelques dimensions potentiel-lement significatives. L’organisation de l’école élémentaireavec sa juridiction, qui répartissait les tâches entre l’État, lesdépartements et les communes, avec la mise en place d’uncorps d’inspection et l’unification des programmes et desméthodes, remonte aux années 1830-1840. Les thèmes,aujourd’hui débattus, de la décentralisation, de la libertéd’enseignement, de la manière de gérer l’action pédagogique etd’inciter les enseignants à engager certaines rénovations ontfait l’objet d’âpres luttes tout au long du XIXe siècle. L’organi-sation scolaire alors adoptée s’est plus ou moins maintenue auprix d’adaptations réalisées par les grandes réformes qui jalon-nent, notamment, l’entre-deux-guerres et l’après-SecondeGuerre mondiale. Cette école (primaire et secondaire) fut, enréalité, l’application d’un programme politique, celui de laRépublique [Nique, 1990]. Programme qui exigea une fortemobilisation des hommes politiques mais aussi des nouveauxcorps enseignants constitués, instituteurs, professeurs, inspec-teurs et universitaires chargés d’enseigner la science de l’édu-cation à l’université, comme l’a montré J. Gautherin [2002].La troisième République « pédagogisait » la France, selonl’expression de Pécaut citée par cette auteure.

Ces mobilisation et fédération autour d’un programme poli-tique qui impliquait un engagement dans une mission dont lesacteurs avaient une conscience aiguë évoquent le mouvementsocial pour la formation permanente dont nous avons dessinéles contours, bien que celui-ci soit resté très en deçà du premier.Mais les différentes catégories d’élites qui ont milité pour cette

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nouvelle donne l’ont fait dans des lieux variés, en vue de fina-lités diverses et parfois éloignées. Les mobilisations qu’ils ontimpulsées, orientées, dirigées ont pu converger autour de quel-ques idées générales, telles que celles de « modernisation », departicipation, et revêtir des sens différents selon qu’il s’agissaitd’institutions de promotion sociale, d’associations de direc-teurs de personnel dans les entreprises ou d’élites de l’adminis-tration étatique. Convergences et équivoques qui ont permis,dans une conjoncture historique donnée, celle d’après le conflitsocial de 196820, l’édiction d’une loi qui institue un droit de laformation, ou plutôt les fondations de ce droit inscrit dans lecode du travail et non dans celui de l’éducation, par exemple.

Pour clore momentanément, nous dirons que la formationtend à prendre une place centrale dans la société françaised’aujourd’hui. À la fois instrument de réformes en profondeurdans le monde du travail, inspiratrice des transformations dansl’appareil éducatif et lieu de production des changements enmatière de rapports entre gouvernants et gouvernés, et, plusgénéralement, comme nous le montrerons dans le dernier cha-pitre, de mode de gouvernement. Sur toutes ces dimensions,elle s’oppose à l’éducation promue par les républicains auXIXe siècle comme pilier de la construction d’un nouvel ordrepolitique et d’unification nationale.

Laissant ouverte cette question d’interprétation des change-ments transversaux en cours dans notre société, nous souligne-rons certains faits, eux, parfaitement établis. La formationpermanente, promue comme un bien collectif et un instrumentde réformes, se révèle avoir été un principe actif de rationalisa-tion et de modernisation des entreprises, recherchées par lesdécideurs économiques et politiques. Mais, aujourd’hui, elle ne

20. Le paradoxe de l’instauration d’une loi sur la formation continue, aulendemain d’un conflit social sans précédent depuis la Seconde Guerre mon-diale, né dans les universités et porteur d’une critique radicale du système édu-catif, n’a guère retenu l’attention des observateurs. Ce déplacement de lieu, del’école vers la formation des adultes, traduit, entre autres choses, la forceacquise par les réformateurs pour utiliser une situation conflictuelle, sans répon-ses adaptées aux questions posées, pour faire aboutir leurs projets. Cet aspect del’avènement de la loi de 1971 reste à étudier.

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peut être dissociée de son revers : les changements dans les rap-ports salariaux se traduisent par une intensification de la vulné-rabilité des salariés sur le marché du travail, où la sélectionentre les différentes catégories de population, jeunes ou plusâgées, hommes ou femmes, ouvriers ou employés ou cadres,s’effectue au nom de la formation sous ses différentes formes,le diplôme, les certifications professionnelles, les validationsde compétences, etc. Cette actualisation était, on l’a dit, virtuel-lement contenue dans le mode de construction de cette catégo-rie d’activité, des institutions qui l’ont encadrée et dans la loiqui l’a inscrite dans le code du travail. À aucun moment, lesartisans de cette « invention » n’ont œuvré pour attacher audroit à la formation sa reconnaissance dans les grilles de quali-fications et le classement professionnel. Non seulement la for-mation continue s’avère plus inégalitaire que la formationinitiale21, mais elle reste étrangère aux cadres de perception dela fraction des salariés les plus démunis sur le marché del’emploi.

Le glissement de la notion d’éducation vers celle de forma-tion traduit l’instrumentalisation accrue dont l’institution sco-laire est l’objet. Il minore les autres fonctions que remplit toutsystème éducatif : socialisation des nouvelles générations à lacitoyenneté notamment, transmission des savoirs et de la cul-ture, préparation des individus à tenir une place dans la divisionsociale et technique du travail, etc. Celles-ci s’ordonnent sui-vant une hiérarchie variable selon les moments de l’histoire.Les tensions inhérentes à leur ordonnancement font l’objet dedisputes récurrentes. L’infléchissement d’orientation aujourd’huimanifeste était préconisé voici près de quarante ans parl’OCDE. Il fut alors qualifié de « catastrophe » par le sociolo-gue allemand Darhrendorf, qui rappelait que le système éduca-tif doit être avant tout un « lieu où s’élabore la rationalitécognitive d’une société moderne » [Krais, 1995].

21. Elle entérine les inégalités manifestes à la sortie de l’école et les appro-fondit puisque les taux d’accès des cadres à la formation continue sont biensupérieurs à ceux des ouvriers non qualifiés.

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L’exacerbation du rôle accordé à la formation, pour résou-dre les problèmes de compétitivité économique, d’emploi, decohésion sociale, dans les discours sociaux et politiques, la faitexister en pratique mais aussi dans les discours savants commefacteur explicatif. La majorité des études menées aujourd’huidans ce domaine font apparaître la formation comme conditionpremière d’accès à l’emploi, en occultant les rapports sociauxqui président à cette relation entre titres et places. Les inégalitéssociales apparaissent ainsi résulter des inégalités scolairesconverties en inégalités de formation. Inversion de schémas depensée qui abandonnent toute référence à des changementsstructurels et laissent accréditer l’idéologie d’individus respon-sables de leur situation. Les théories de l’acteur, dans lesquellesla formation s’est insérée, ont pénétré toutes les sphères de lasociété et ont nourri la négation de l’omniprésence des effets declasse dans la société française, que les sociologues de l’éduca-tion, avec P. Bourdieu et J.-C. Passeron, avaient réussi àrepousser [Chapoulie et al., 2005].

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2

Entre autonomie et intégration, la formation syndicale

à l’université (1955-1980)

Lucie Tanguy

Inclure la formation syndicale dans une genèse de la forma-tion permanente paraît à première vue une confusion de genrequi touche à l’hérésie. La formation syndicale ne présente, il estvrai, aucune sorte de parenté avec la notion de formation tellequ’elle est communément admise aujourd’hui : la formationprofessionnelle continue. Historiens et sociologues ont pourrègle de méthode de rompre avec la définition institutionnellequi est un point d’aboutissement qui ne laisse plus voir d’autresréalisations : celles mises à l’écart et celles initialement envisa-gées qui n’ont pu se développer. L’implantation d’une forma-tion destinée aux responsables des trois grandes confédérationssyndicales (CGT, CFDT, CGT-FO) dans l’université s’avèrepourtant, à l’examen, prendre place dans ce vaste mouvementsocial pour une formation, vecteur de réformes sociales, quivient d’être décrit. Tel est le point de vue qui sous-tend ce cha-pitre. Pour le justifier, il nous faut esquisser, au moins sommai-rement, les cadres sociaux et politiques dans lesquels cetteinnovation s’accomplit. Elle ne se réalise pas sur un terrainvierge.

La formation syndicale a été initiée par le mouvementouvrier lui-même. Les syndicats ont été les premiers à impulser

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ORMER

POUR

RÉFORMER

des actions destinées à diffuser doctrines et stratégies en leursein afin d’affermir leur cohésion. En atteste la création duCentre confédéral d’éducation ouvrière (CCEO) en 1932 par laCGT et des Écoles normales ouvrières par la CFTC, à partir de1925. Les pratiques mises en place à cet effet se sont progres-sivement cristallisées et ont donné lieu à des règles et des nor-mes qui sont transmises dans des dispositifs particuliers. Laformation, ou plutôt l’éducation ouvrière (mot originellementutilisé) est ainsi devenue une activité spécialisée qui s’accom-plit dans les écoles syndicales. Elle s’est développée après laSeconde Guerre mondiale pour offrir à un public élargi des cur-sus de formation gradués. L’action des organisations syndica-les a, ensuite, été consacrée et élargie par l’édiction des lois quireconnaissent un droit à la formation pour les travailleurs exer-çant une responsabilité syndicale ou se destinant à le faire. Leslois du 23 juillet 1957, instaurant le congé d’éducation ouvrière,d’une part, et du 28 décembre 1959, « tendant à favoriser la for-mation économique et sociale des travailleurs appelés à exercerdes responsabilités syndicales », d’autre part, ont constitué lescadres juridiques et politiques que les syndicats ont utiliséspour affirmer leur pouvoir face à l’État

1

.La création du premier Institut du travail, en 1955, a pré-

cédé, elle aussi, la reconnaissance d’un droit à la formation syn-dicale et contribué, nous l’avons montré ailleurs, à sonavènement [Tanguy, 2006]. Marcel David, lui-même, principalfondateur de ces instituts, s’est efforcé de définir la formationqu’il inventait par différence avec les formes déjà établies,l’éducation des adultes, l’éducation populaire, l’éducation per-manente et bien sûr avec la formation professionnelle continue.En les définissant comme des lieux de formation supérieure dessyndicats, il leur conféra leur identité. La formation syndicaleimplantée dans l’université à la fin des années 1950 peut êtrevue comme une expérience de démocratisation du savoir, qui

1. Loi n° 57-821 du 23 juillet 1957, « Loi accordant des congés non rému-nérés aux travailleurs en vue de favoriser l’éducation ouvrière » ; loi n° 5961481du 28 décembre 1959 « tendant à favoriser la formation économique et socialedes travailleurs appelés à exercer des responsabilités syndicales ».

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… 71

tentait d’établir des liens entre pensée et action politique maisd’une manière très différente de celle adoptée, dans ces mêmesannées, par des intellectuels convaincus que l’accès à laconnaissance pourrait bouleverser le monde.

Cette formule expérimentée à l’université de Strasbourg aensuite été diffusée sur tout le territoire. On dénombreaujourd’hui onze instituts, dont deux sont nationaux et lesautres régionaux. Ils ont participé au mouvement d’institution-nalisation de la formation syndicale. Leurs actions se sontdéployées parallèlement à celles impulsées par le ministère duTravail, corrélativement à un train de réformes en faveur dumonde du travail effectuées dans les années 1950-1960.D’orientations très différentes, les unes et les autres visaient àconstituer les syndicats en interlocuteurs responsables dansl’accomplissement des nouvelles fonctions qui leur étaientconférées : participation à des activités de représentation ou àdes responsabilités au sein des organismes tels que la Sécuritésociale, les conseils d’administration des entreprises nationali-sées, les comités d’entreprise, etc. Examinée sous ces deuxfaces, l’institutionnalisation de la formation syndicale apparaîtéminemment ambivalente, comme nous allons le voir.

Nous rappellerons d’abord comment elle a été considéréepar le ministère du Travail et les dirigeants politiques, commeun instrument d’intégration des organisations syndicales, cher-chant à les détacher du terrain revendicatif pour les inscriredans des institutions sociales et les faire adhérer à une politiquede participation.

Nous retracerons ensuite les processus de création des Ins-tituts du travail et mettrons en scène leurs fondateurs, des uni-versitaires, au premier rang desquels Marcel David, professeurde droit, qui se sont présentés comme des missionnaires de lacause syndicale. Puis, nous exposerons les principes organisa-tionnels sur lesquels repose cette institution ainsi que les carac-téristiques de la pédagogie qui s’y est développée sous l’autoritéconjuguée des universitaires et des syndicats.

Nous soulignerons enfin le caractère équivoque des conver-gences d’actions qui ont fait advenir ces instituts : l’élaborationde politiques de participation sociale d’une part et l’affirmation

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RÉFORMER

d’une autonomie syndicale d’autre part. Ce caractère équivo-que est inhérent à la notion de formation, qui a subsumé desacceptions fort différentes, pour finalement revêtir les attributsd’un bien commun, terme dont nous avons noté antérieurementles connotations religieuses.

A

SSOCIER

LES

SYNDICATS

À

LA

MODERNISATION

DE

LA

F

RANCE

(1950)

Aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale, l’accrois-sement de la productivité économique est, nous l’avons dit, unimpératif qui s’impose autant aux dirigeants politiques qu’auxdirigeants et aux personnels des entreprises. La bataille pour laproductivité est, on l’a vu, engagée dès 1945 par des hommesd’État comme Jean Monnet, et des institutions sont mises enplace à cet effet : le Comité national de productivité (CNP) en1950, où les syndicats sont représentés, l’Association françaisepour la productivité (AFAP), qui reçoit des fonds importantspour organiser des missions de productivité aux États-Unis, eten 1953 le Commissariat général à la productivité (CGP). Unevéritable mobilisation est alors lancée au moyen de multiplesactions, allant de la législation au changement des comporte-ments et des attitudes au travail, qui présentent l’accroissementde la productivité comme une « panacée ».

A posteriori

, ellesont été comparées à des « croisades » destinées à « gagner leslarges masses » à cette politique. L’accent, alors mis surl’importance du « facteur humain » (soit concrètement sur « lesrelations humaines, l’intéressement des salariés, la psychotech-nique, la psychosociologie… »), donnait une représentationpresque exclusivement psychologique de la productivité, et laformule « la productivité est un état d’esprit » (répétée àsatiété) aboutissait à développer une mystique qui n’a pas étésans provoquer quelques mécomptes

2

.

2. Cette critique de la politique de productivité, mise en œuvre dans lesannées 1950, est extraite du « Programme d’études et de recherches de produc-tivité présenté par la Commission productivité du 4

e

Plan d’équipement »,27 pages. AN 760121, art. 64.

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FORMATION

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Le ministère du Travail a très vite pris place dans cette cam-pagne et d’une manière propre à créer un « climat deproductivité », en organisant des missions sur les problèmeshumains et sociaux s’adressant les unes exclusivement auxsyndicats, les autres, plus rares, aux organisations ouvrières etpatronales réunies. Il entendait ainsi lever les entraves mises àla mobilisation collective pour atteindre les objectifs économi-ques recherchés par le climat de luttes sociales particulièrementintenses au cours de la décennie 1945-1955. Il soulignait, dès1952, la nécessité de réunir au sein des « missions » des repré-sentants syndicaux, des techniciens, des psychotechniciens,médecins, experts et représentants de l’administration. Le pro-gramme arrêté pour cette année-là prévoit 18 missions et 234participants, et se classe, par ces chiffres, juste après celui duministère de l’Industrie qui, lui, prévoit 56 missions avec untotal de 645 participants

3

. L’action du ministère du Travail est,de fait, dans une très large mesure orientée par l’attentionaccordée aux organisations syndicales ouvrières « dont le rôleest d’une importance capitale au point de vue social et politiquepour promouvoir l’esprit de productivité ». La formationouvrière représente un chapitre essentiel de cette action, puis-que l’accord de coopération économique prévoit, dès 1952,l’attribution d’un crédit de 1,1 million de dollars « sur les30 millions de dollars accordés à l’ensemble du programmeproductivité du gouvernement français pour cette année

4

».L’initiative de ces formations peut revenir aux syndicats maisleur contrôle, leur financement et leur réalisation appartiennentau ministère du Travail. Les accords d’assistance techniqueaméricaine au gouvernement français stipulaient, il est vrai,explicitement l’intéressement des syndicats ouvriers aux pro-grammes de productivité.

3. AN 760121, art. 117. La majorité des études consacrées à la productivitéet aux missions du même nom portent sur celles organisées par le ministère del’Industrie [Barjot, 2000 ; Barjot et Réveillard, 2002].

4. À titre de comparaison, on notera que le crédit de formation accordé à laformation et au perfectionnement des directeurs et cadres d’entreprise, dans lemême accord, est de 0,713 million de francs, AN 760121, art. 73.

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RÉFORMER

Cette attente rencontre la volonté du ministre du Travailqu’est Paul Bacon, en exercice de 1950 à 1962, dont le nom estattaché à la mise en place de la Sécurité sociale et à la politiquede participation. Ancien jociste, très lié à la CFTC, élu députéMRP, il partage cette conviction des organisations catholiquesque la formation est le meilleur vecteur des transformationssociales à instaurer dans le cadre d’un régime politique libéral[Béthouart, 1999]. Il apparaît aujourd’hui comme un de cesgrands réformateurs de la France d’après-guerre qui a promu,avec d’autres, et dans un contexte historique favorable, unensemble de réformes sociales en faveur du monde du travail.Il a utilisé le programme de productivité pour tenter d’intro-duire un régime de relations professionnelles où la coopérationentre ouvriers et employeurs se substitue à leur confrontation.

Les missions organisées en direction des syndicats, ditslibres (CGT-FO, CFTC et CGC), visent à leur faire découvrirla puissance du mouvement ouvrier dont les directions sont for-mées dans les mêmes établissements d’enseignement que ceuxdes cadres d’entreprise et des spécialistes des sciences sociales.L’organisation et le fonctionnement de ces syndicats, assistésde bureaux d’études, sont montrés comme autant de facteursqui instituent des conventions collectives en « véritables codesde rapports entre employeurs et salariés dans les entreprises

5

».Des missions à caractère plus technique, comme la formationde comptables syndicalistes par exemple, visent, elles, l’acqui-sition de techniques et de dispositions à participer aux organis-mes de consultation dans les entreprises. Car, est-il répété, il nes’agit pas de former des techniciens ou des experts proprementdits mais de « les [syndicalistes] placer à la hauteur des discus-sions qu’ils doivent avoir avec les chefs d’entreprise

6

». Paral-lèlement à ces missions aux États-Unis, le ministère du Travailattribue des subventions aux confédérations syndicales pourassurer la formation de leurs militants et pour créer des bureauxd’études qui les assistent sur le plan de l’information et del’analyse. CFTC, CGT-FO, CGC ont bénéficié de ces subsides

5. AN 760121, art. 122.6. AN 760121, art. 65.

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octroyés par le plan Marshall. La CGT en a été exclue pourrefus de participer à la politique de productivité. À côté de cetteaide accordée aux syndicats représentatifs

(

au sens alors donnéà ce terme), le ministère du Travail participe à la création et aufinancement d’organismes spécialisés dans l’étude des ques-tions de productivité, en rapport avec les relations de travaildans les entreprises, parmi lesquels : le CIERP (Centre inter-syndical d’études et de recherches de productivité), créé en1951 au retour d’une mission interprofessionnelle d’étude auxÉtats-Unis, le BIEIC (Bureau intersyndical d’études de l’indus-trie cotonnière), devenu BIEIT (Bureau intersyndical d’étudesde l’industrie textile), le CADIPPE (Comité d’action pour ledéveloppement de l’intéressement du personnel à la producti-vité des entreprises)

7

.Les diverses actions menées par ce ministère, durant les

années 1950, en direction du monde du travail et notoirementen direction des syndicats ont, en pratique, défini l’éducationouvrière comme un élément nécessaire à une politique écono-mique tournée vers l’accroissement de la productivité maisaussi à une politique de participation sociale. Les lois de 1957et de 1959 apparaissent ainsi résulter d’un consensuspuisqu’elles consacraient, de fait, des pratiques en cours en lesélargissant. Tous les indicateurs de mesure des actions menéesdans le cadre de la politique de productivité placent celles duministère du Travail loin derrière celles du ministère del’Industrie et de l’Énergie

8

. Mais ces mesures ne peuvent ren-dre compte des effets durables que ces actions ont imprimésaux relations sociales du travail et singulièrement aux relationsentre État et syndicats en France. Ainsi, lorsque les crédits de

7. Cet aspect de l’action du ministère du Travail est plus longuement étudiépar Paula Cristofalo dans le cadre d’une thèse en cours sur « Syndicalisme etexpertise » à l’université Paris-X-Nanterre.

8. D’une enquête lancée par l’AFAP en 1952, il résulte que le ministère del’Industrie et de l’Énergie a organisé 35 % des missions groupant 41 % des par-ticipants, alors que le ministère du Travail et de la Sécurité sociale a, à la mêmedate, organisé 10 % des missions qui ont regroupé 12 % des participants,

Actions et problèmes de productivité. Premier rapport du CNP

, 1950-1953,p. 57-61.

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POUR

RÉFORMER

l’assistance américaine ont pris fin, en 1960, le ministère duTravail s’était doté d’une autorité lui permettant d’imposer auxorganisations professionnelles patronales les règles éprouvéesdurant la décennie précédente et d’assurer le relais des finance-ments accordés aux organismes de formation, d’études ou derecherches syndicales.

À la fin des années 1960, la mise en application du droit àla formation sociale et économique se présente comme une deces innovations qui résultent de nombreuses « convergenceséquivoques » dont l’histoire est faite [Rosanvallon, 2004] : undroit dont les syndicats peuvent revendiquer la paternité aumême titre que les réformateurs politiques d’après-guerre quiy voyaient un moyen de tempérer la radicalité de l’action col-lective. Les uns et les autres ont tenté d’utiliser ce droit à desfins sociales plus générales. Le ministère du Travail a consi-déré la formation syndicale comme un instrument d’intégra-tion de ces organisations en les détachant du terrainrevendicatif pour les inscrire dans les institutions sociales etles faire adhérer à une politique de participation. Les syndi-cats s’en sont servis pour développer leur autonomie sur desmodes spécifiques revendiqués par chacun d’eux : la CFDTpour acquérir les compétences nécessaires à sa participationdans les instances paritaires, et la CGT pour étendre sa capa-cité d’encadrement idéologique de la classe ouvrière

9

. Au-delà de ces différences d’orientation, les syndicats ont conju-gué leurs actions pour faire reconnaître leur vocation natu-relle à occuper le premier rang dans cet espace éducatif, àdéfinir celle des instituts du travail en deuxième place, à éli-miner toutes les organisations ne respectant pas les règles etles positions acquises. Au terme de cette mobilisation, la coa-lition syndicale est parvenue à contrôler l’exercice de la for-mation sociale et économique des travailleurs et sonfinancement dans les limites du budget accordé.

9. Les archives consultées ne contiennent pas de documents relatifs à dessituations permettant d’observer aussi nettement la position de la CGT-FO.

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L

A

CRÉATION

DES

INSTITUTS

DU

TRAVAIL

La création des instituts du travail représente, de toute évi-dence, une innovation majeure à une époque où des barrièresquasi étanches séparent le monde universitaire et le monde dutravail. La très grande majorité des acteurs impliqués, directe-ment ou non, dans cette innovation participaient à ce projet col-lectif d’édifier une société où la démocratie ne s’exercerait plusseulement dans la cité mais s’étendrait à l’entreprise. L’inscrip-tion d’une formation ouvrière dans l’université est un aspect del’œuvre sociale accomplie dans le sillage de la Résistance qui,selon Paul Bacon, se résume « par l’unanimité de la Libérationqui n’est qu’éphémère mais qui explique tout. Au départ, ontenait tous à la même chose, les lois sont prêtes depuis plusieursmois qui ont permis de faire voter telle loi par Croizat, telleautre par Mayer » [Béthouart, 1999, p. 85-87].

Les positions syndicales à l’égard de cette initiative qui ren-contrait pourtant leurs attentes restèrent elles aussi éminem-ment ambivalentes. M. David, principal fondateur de cetteinstitution, a longuement rapporté les attitudes de méfiance,puis de réserve et enfin d’adhésion hésitante des confédérationsouvrières au projet de formation universitaire qu’il élaborait àleur intention. La CFTC

10

était acquise à ce projet présenté parun intellectuel chrétien dont elle connaissait l’engagementauprès des comités d’entreprise en Alsace et qui, plus généra-lement, intégrait déjà la formation dans sa doctrine. Mais laCGT et la CGT-FO lui manifestaient cette prévention qu’ellesentretenaient envers toute initiative extérieure prise « pour leurbien ».

La création des instituts du travail à des fins d’éducationouvrière supérieure prend ses racines dans cet ample mouvementde réformes qui caractérise ce quart de siècle d’après-guerre. Ellea, en effet, été soutenue par un ensemble de réformateurs qui

10. En 1964, la CFDT, issue d’une âpre lutte de déconfessionnalisationmenée au sein de la CFTC, se présente comme seule légitime [G

EORGI

, 1995].La minorité qui s’y est opposée conserve le nom de CFTC et revendique depuisson droit d’accès aux Instituts du travail.

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POUR

RÉFORMER

voyaient dans cette institution en devenir un moyen d’intégra-tion du syndicalisme et de la classe ouvrière, dans le régime departicipation sociale qu’ils préconisaient. Le soutien actifapporté par le Bureau international du travail (BIT), assorti deréserves sur l’orientation donnée à la formation ouvrière, en estune illustration. Rappelons que cet organisme a été créé contreun ordre révolutionnaire possible après la Première Guerremondiale par différents protagonistes, émanant les uns dumonde syndical réformiste et les autres des États impliquésdans la conférence de Versailles. Tous combattaient le mêmeennemi, le socialisme révolutionnaire, pour lui opposer unedémocratie et des méthodes réformatrices [Bonvin, 1998]. Dèssa création en 1919, l’OIT (Organisation internationale du travail)inscrit dans sa Constitution une obligation de tâches éducati-ves, sous trois formes principales : la formation profession-nelle, le perfectionnement des cadres dirigeants d’entreprise etl’éducation ouvrière qui vise à développer dans les « classeslaborieuses » les capacités nécessaires pour leur permettre departiciper aux réformes sociales. En 1956, elle met en place unprogramme d’éducation ouvrière qui comprend un ensembled’actions allant de l’organisation de séminaires, de colloques,d’envois d’experts pour former des instructeurs à l’octroid’allocations d’études, la fabrication et la diffusion de manuels,ainsi qu’à la poursuite de travaux de recherche, etc. Cette pré-occupation était présente dès 1922, puisque la

Revue interna-tionale du travail

lui consacre une rubrique régulière sous letitre « Éducation ouvrière ».

Un train de réformes sociales du travail

La création des instituts du travail se réalise également dansune période qui, par maints aspects, peut être considéréecomme capitale pour la vie politique française. Elle enregistre,en effet, un train de réformes en faveur du monde du travail,parmi lesquelles le système de protection sociale et de relationsdu travail qui caractérisent ce pays. Certes, les grandes trans-formations consécutives à la Libération résultent, pour unelarge part, de l’action et de la pression du Parti communiste, du

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général de Gaulle mais aussi des gouvernements dits de« troisième force » où des syndicalistes chrétiens ont fait abou-tir des projets de réformes préparés dans la Résistance. Cesacteurs ont, selon B. Béthouart, laissé des empreintes de leuraction, pourtant de courte durée, dans l’édifice juridique quidessine la condition ouvrière de ces années d’effervescence.L’une des figures symboliques de cette composante sociale etpolitique qui joue un rôle majeur sur la scène publique est sansdoute Paul Bacon, qui a soutenu activement l’édification desinstituts du travail. La trajectoire de Paul Bacon incarne lesprincipaux traits propres aux syndicalistes chrétiens qui accè-dent aux fonctions politiques dans la décennie d’après-guerre :toutes sont scandées par leurs passages dans l’action catholi-que, le plus souvent à la JOC (Jeunesse ouvrière catholique), àla CFTC et dans la Résistance. La JOC, qui s’est constituée à lafois comme un corps représentatif, une école et une offre deservices, joue un rôle décisif dans la socialisation des jeunesissus, pour la majorité, de milieux populaires. C’est en son seinque tous apprennent à raisonner et à agir ensuite selon la« méthode des cas », commune aux organisations catholiques.

Ces modèles de trajectoires et les socialisations qui leur sontliées sont celles des pionniers des instituts du travail. Elles inspi-rent les orientations des actions qui y sont menées et, notamment,cet esprit de « servir », ici, un public et une cause. Évoquer lesfigures des hommes politiques qui occupaient les ministèressociaux où étaient promues des lois très populaires sur les allo-cations familiales, les régimes spéciaux, le système de la repré-sentation proportionnelle à la Sécurité sociale, les délégués dupersonnel et les comités d’entreprise permet de comprendrequ’un projet de formation des militants syndicaux ait pu recevoirl’adhésion des hommes des ministères dont sa création juridiquedépendait : le ministre du Travail et de la Sécurité sociale(P. Bacon) et le directeur de l’Enseignement supérieur (G. Berger).

Un mouvement pour une démocratie politique et sociale

La création des instituts du travail a également partie liéeavec un mouvement qui œuvre au renouveau de la démocratie

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RÉFORMER

par la participation aux institutions économiques et sociales, etqui se développe à la fin des années 1950. Plus généralement,elle ne peut être comprise qu’en l’inscrivant dans un tableau desprincipaux faits et mouvements sociaux et politiques qui carac-térisent la IV

e

et les débuts de la V

e

République. Parmi eux, nousretiendrons la croyance relativement partagée par un couranthostile au libéralisme économique et au communisme, selonlaquelle les syndicats constituent le principal sujet historiquecapable de transformer radicalement la société et non les partispolitiques guidés par des idéologies périmées (au premier rangde celles-ci, le marxisme). S’y ajoute une croyance collectivebeaucoup plus ancienne (dépassant le courant évoqué ci-dessus)dans les vertus d’émancipation de l’éducation, qui inspire tout unensemble d’initiatives sur l’éducation des adultes à développersous ses différentes formes et dans différentes perspectives. Laformation économique et sociale nécessaire aux syndicats pourassumer leurs nouvelles fonctions et la mission qui leur revientprend place dans ce courant d’idées et de projets.

La question d’un renouvellement radical de la démocratie etde la participation du citoyen se trouve alors placée au centredu débat public. L’idée selon laquelle la démocratie doits’exercer dans l’entreprise comme dans la cité est fortementdiscutée, mais le caractère autoritaire et hiérarchique du milieuindustriel s’y oppose. Les comités d’entreprise apparaissentalors comme un moyen permettant d’associer les travailleursaux responsabilités de la gestion. André Philip, de religion pro-testante, illustre bien ce courant d’idées largement partagéespar les chrétiens engagés que nous avons présentés ci-dessus :seuls les syndicats sont en position de faire changer la société[Philip, 1955].

Bien que fort éloignée de ces thèses, nous mentionneronsl’action du Club Jean-Moulin (CJM) qui proposait des réfor-mes substantielles dans la vie politique et intellectuelle fran-çaise, et diffusait un certain nombre d’analyses et depropositions qui ont présidé à l’élaboration du projet de la« nouvelle société » promu par Jacques Chaban-Delmas et decelui appelé plus tard « dialogue social », dont la figure deproue est, selon M. Crozier, Jacques Delors [Crozier, 2002].

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Composé en majorité de cadres supérieurs et de hauts fonction-naires, le Club Jean-Moulin était plus préoccupé par la démo-cratie politique que par la démocratie sociale

11

. Pourtant, laquestion sociale l’a mobilisé par l’intermédiaire de personnali-tés provenant majoritairement de la CFTC (qui étaient mem-bres du comité directeur) : Eugène Descamps, secrétaire de laFédération de la métallurgie, devenu secrétaire général de laConfédération en 1964, Marcel Gonin, secrétaire général de laFédération de la Défense nationale et membre du Conseilconfédéral, Paul Vignaux, secrétaire général du SGEN, anima-teur du groupe « Reconstruction » qui œuvre à la déconfession-nalisation de la CFTC, et personnalité marquante dansl’élaboration de la doctrine de la CFDT. S’y ajoute le nom dePierre Le Brun, secrétaire confédéral de la CGT (ancien fonda-teur de l’UNITEC, organisation de résistance des ingénieurs ettechniciens). Ces syndicalistes ont amené le CJM à militer pourla section syndicale d’entreprise qui leur paraissait être le chaînonmanquant d’une économie organisée, concertée et partenariale[Andrieu, 2002]. De fait, ce club n’a cessé de souhaiter l’avène-ment de « partenaires syndicaux dont on [ait] stimulé la force etaffirmé l’indépendance pour qu’ils soient capables de contracter ».

Enfin, on ne saurait oublier que la mise en place de la plu-part des instituts du travail se situe également dans l’ère gaul-liste (d’après 1958) qui a promu le mythe de la promotionsociale. Autant d’idées et de discours favorables à l’implanta-tion des instituts, qui les ont constamment obligés à affirmerleur identité et leurs finalités : une promotion collective et nonla promotion individuelle. Ces deux finalités venaient d’êtreplacées au cœur du nouveau dispositif législatif (par les lois du31 juillet 1959 et du 28 décembre de la même année), lui-mêmeassocié à une politique de participation sociale impliquant

11. Ce club « groupe depuis mai 1958 quelque trois cent cinquante mem-bres – fonctionnaires, journalistes, ingénieurs, syndicalistes, professeurs… – quicroient à la démocratie et pour des raisons de principe et par bon sens historique.Par un travail collectif, ils entendent à la fois proposer des réponses aux problè-mes que l’actualité rend brûlants et repenser les structures de la démocratie àl’heure de la plus haute civilisation industrielle » [C

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, 1961,quatrième de couverture]

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82 F

ORMER

POUR RÉFORMER

l’adhésion d’une classe ouvrière opérationnelle et intégrée[Guiol, 2001]. Le nombre de publications consacrées à ces dis-tinctions, promotion sociale, promotion individuelle et promo-tion collective, témoignent de l’acuité des débats et ducaractère contradictoire des actions menées.

L’ambivalence de cette notion de promotion sociale et duprogramme politique de participation qui lui est associé a rendupossible sa traduction en termes de formation. Elle a aussicontribué à façonner l’espace dans lequel les premiers institutsse mettent en place. L’adoption du congé d’éducation ouvrière(1957), en discussion depuis deux années, a permis à ce quin’était encore qu’une entreprise incertaine de prendre forme etde s’inscrire dans l’université. Le premier institut du travailacquiert ainsi un statut respectable pour tous les adversaires dece nouveau droit qui fit l’objet de vives oppositions. Facteurd’intégration pour les uns et d’affirmation d’une force adversepour les autres, l’éducation ouvrière est, dans les deux cas,comprise comme une catégorie politique.

Un ensemble de conditions se trouvent donc réunies pourque les projets d’individus singuliers, comme M. David,H. Bartoli et d’autres, puissent prendre forme et donner nais-sance à une institution universitaire. Leur rappel permetd’expliciter ce qui est souvent désigné par la notion de con-texte, notion floue par excellence, qui peut, on le voit, être con-crètement appréhendée par un ensemble de relations qui vontde l’échange à l’évitement mais qui toutes contribuent à orien-ter l’action. Elle fait entrevoir que l’action des fondateurs desinstituts du travail s’est progressivement façonnée dans unespace de possibles avant de prendre la forme qui s’est matéria-lisée dans celle qui existe encore aujourd’hui.

DES UNIVERSITAIRES MISSIONNAIRES DE LA CAUSE SYNDICALE

Les trajectoires des acteurs de cette nouvelle institution,qui peuvent être qualifiés d’exemplaires, trouvent sens dansla notion de « génération sociale » dont sociologues et

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historiens ont montré la fécondité [Noiriel, 2003 ; Attias-Donfut, 1988]. Nés dans l’entre-deux-guerres, les pionniersdes instituts du travail (universitaires et syndicalistes) ontvécu le « cycle héroïque » du mouvement ouvrier. Amorcé autout début des années 1930, le processus d’homogénéisationet de stabilisation de la classe ouvrière se poursuit et s’accen-tue jusque dans les années 1950. Désormais fixée, la main-d’œuvre ouvrière développe des stratégies de mobilité socialeascendante pour accéder à la catégorie des ouvriers qualifiésqui constitue la figure emblématique du groupe. Enfin, l’iden-tité collective de cette génération se construit, pour une largepart, en référence aux valeurs et aux discours de la CGT et duParti communiste (sans nécessairement les adopter). Non seu-lement leurs noms restent attachés, dans la mémoire ouvrière,aux souvenirs du Front populaire, de la geste des FTP(Francs-tireurs et partisans, branche communiste de la Résis-tance) et des grèves insurrectionnelles de 1947, mais ils sontégalement associés aux « conquêtes », aux « acquis » – le sta-tut des mineurs ou des dockers, les congés payés, la sécuritésociale – garantis par la loi. Cette génération est peu nom-breuse (moins de 20 millions d’actifs) mais elle aura pourtâche de gagner la bataille de la reconstruction et d’engagercelle de la modernisation. La mobilisation intensive des sala-riés constitue la toile de fond sur laquelle des intellectuelsengagés vont se mettre au service des organisations syndica-les, en leur apportant les connaissances économiques et juri-diques jugées nécessaires au développement de leurs actionscollectives.

Des universitaires atypiques

À de rares exceptions près, les fondateurs des institutsdu travail sont des chrétiens qui ont été engagés dans laRésistance ou dans les mouvements qui en sont issus, etqui entendent réaliser les projets de réformes qui y ont étéforgés. Au premier rang, Marcel David, Henri Bartoli,Gérard Destanne de Bernis, François Sellier, Henri Hatz-feld, puis François Babinet, Jacques Freyssinet, André

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Lacornerie et d’autres12. Les premiers appartiennent à cettegénération née autour des années 1920 et ont en commun uneexpérience de la Résistance où s’élaborent des projets de trans-formation de la société. Les seconds, nés juste avant la SecondeGuerre mondiale, héritent des idées développées dans la Résis-tance et sont engagés dans la lutte contre les tortures et la guerreen Algérie. Tous sont des universitaires atypiques, majoritaire-ment formés dans les facultés de droit et engagés dans des mou-vements de militants catholiques, les premiers autour des« équipes sociales » et de la CFTC, les seconds autour de laJEC ou des paroisses universitaires. Selon eux, le caractèresocial de leurs expériences de chrétiens l’emportait sur toutautre, religieux notamment, et pouvait facilement être mobilisédans des actions de type laïque. Ils évoquent ces expériencescomme des lieux de socialisation à l’action militante plutôtqu’à la pratique religieuse, parce qu’on y pratiquait un christia-nisme horizontal exprimé dans cette formule : « Je trouve Dieudans mes relations avec mes frères. »

Leur condition de chrétiens a favorisé la mise en place et lefonctionnement des instituts du travail pour faire cohabiter desorganisations syndicales dont la division était à son paroxysme.Ces chrétiens étaient en effet engagés mais pas membres departis, donc moins partisans, plus dignes de confiance et plusenclins à l’écoute de chacun, disposition acquise, dit H. Bartoli,par la « pratique de l’examen de conscience qui implique uneremise en cause de soi » [Tanguy, 2006].

Mais la réussite des actions menées pour instituer une for-mation des cadres du syndicalisme dans l’université ne sauraitse comprendre si l’on ne dit pas que Marcel David, commeRaymond Vatier dans le domaine des entreprises et commeBertrand Schwartz dans celui des institutions de promotion dutravail, est un entrepreneur intellectuel inscrit dans le champscientifique. Il cultive des réseaux dans le milieu politique (parle biais de l’ENA, de relations avec des hommes d’État comme

12. M. David évoque les figures des premiers universitaires qui ont colla-boré avec lui ainsi que celles des responsables syndicaux et des stagiaires dansTémoins de l’impossible [DAVID, 1982].

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P. Bacon, A. Gazier ou des hauts fonctionnaires (du cabinet deM. Debré)), dans des institutions étatiques (telles que le Plan,le Conseil d’État, etc.) ainsi que dans les institutions internatio-nales (il fut conseiller auprès du BIT), lesquels ont donné unelégitimité à son projet de transformation sociale du monde.

Nombre de ces chrétiens, œuvrant dans le domaine de laformation, pensent qu’ils ont une mission sociale en milieuouvrier. Ils adhèrent à une vision marxisante, alors très diffu-sée, qui se réfère à la théorie de l’aliénation plutôt qu’à celle del’exploitation. Une grande partie d’entre eux considéraient quetravailler avec la CGT relevait d’une nécessité peu discutable,entre autres choses parce qu’elle était le syndicat le plus repré-sentatif en milieu ouvrier, mais ils nourrissaient une hostilitéprofonde à l’égard du communisme des pays de l’Est, àl’exception de la Yougoslavie.

Des directeurs influents

Les premiers universitaires qui créent les instituts du travail,les dirigent et y enseignent sont des professeurs formés dans lesfacultés de droit. Ils sont agrégés en droit (ou histoire du droit)ou en sciences économiques et détiennent, de ce fait, le pouvoirmandarinal attaché à cette fonction et à ce statut. Cette pro-priété leur conférait une liberté d’action qu’ils ont utilisée pourréaliser des projets qui étaient totalement hétérodoxes. Ils ontrecruté les premières générations d’assistants (jusqu’auxannées 1980 environ). L’organisation de l’université leur a per-mis de recruter de jeunes militants, faiblement titrés, mais atti-rés par l’originalité de l’institution et d’autant plus prêts àaccepter un emploi faiblement rémunéré, exigeant une grandedisponibilité, que cet emploi leur apparaissait comme une réa-lisation de soi. La création des instituts du travail dans les uni-versités a donc été rendue possible par une conjonction defacteurs externes et internes parmi lesquels celui qui pourrait deprime abord paraître le moins favorable, le pouvoir des profes-seurs : des professeurs entreprenants, influents, capables detrouver des financements d’origines diverses, car « à l’époqueon était assistant d’un professeur, pas de l’université… » Ces

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rapports hiérarchiques, sous couvert de positions personnellesà un moment où le petit nombre d’enseignants permanents nepermettent pas de parler d’un corps.

Un recrutement fondé sur la militance

Durant les dix premières années environ, le recrutement desenseignants reposait sur l’engagement social plus que sur destitres. Tous étaient titulaires d’une licence, le plus souvent endroit, et la sélection du public des stagiaires relevait de la seuleinitiative des directions syndicales. Ces principes qui diri-geaient l’action quotidienne (et qui ont dû, plus tard, être inflé-chis) peuvent être lus comme les compromis indispensables aufonctionnement d’une institution bicéphale, universitaire etsyndicale : « servir la cause » (terme communément utilisé parles premiers universitaires).

Tous partageaient cette caractéristique, quels que fussentleur statut dans l’université et la position sociale qui leur étaitassortie, d’être des intellectuels engagés au service de la classeouvrière, convaincus d’aider les plus démunis en leur appre-nant à découvrir et à dire le vrai. Ils se distinguaient fortementen cela de ceux qui se réclament de la science et revendiquentl’autonomie de la pensée universitaire [Noiriel, 2003, p. 147-171]. Ils se démarquaient aussi, à quelques exceptions près, desthéoriciens révolutionnaires qui croyaient que la rupture qu’ilssouhaitaient introduire dans l’ordre de la connaissance boule-verserait l’ordre du monde.

Les enseignants, professeurs ou assistants, encadraient lessessions de formation mais n’assuraient qu’une part variabledes enseignements, l’autre revenant à des intervenants appelésen tant qu’experts des questions traitées. Des personnalitésprestigieuses, attirées par l’originalité de cette institution etcurieuses de s’adresser à un public de syndicalistes, ont, durantles premières années, enseigné dans ces instituts : Pierre Laro-que (fondateur de la Sécurité sociale, conseiller d’État), AndréPhilip (économiste, homme d’État), Claude Gruson (directeurgénéral de l’INSEE), Jean Ripert (Commissariat général duPlan), Simon Nora (sous-directeur au ministère des Finances)

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ainsi que des personnalités universitaires telles que G. Lyon-Caen, P. Ricœur, G. Duveau, etc. Des hommes d’État ont sou-tenu leur initiative : Paul Bacon, d’abord en tant que ministredu Travail, qui dès 1955 s’engage à subventionner les institutsdu travail, et notamment celui de Strasbourg avant même quecelui-ci ne soit ouvert13, et après lui Albert Gazier ainsi queGaston Berger (philosophe chrétien et directeur de l’Enseigne-ment supérieur).

Des ouvriers reconnaissants mais sans révérence

Mais comment les trois confédérations ouvrières sont-ellesprogressivement devenues des partenaires actives des universi-taires à partir de positions initiales ? Plutôt favorables pour laCFTC/CFDT (au niveau de ses dirigeants tout au moins14) puistrès critiques ensuite ; plutôt méfiantes et revendicatives etfinalement coopératives pour la CGT ; ou encore plus pragma-tiques pour la CGT-FO [David, 1982]. Quelques constantesdoivent néanmoins être rappelées ici : la volonté d’indépen-dance de chaque confédération et l’affirmation d’un pouvoirsyndical face aux universitaires ; le contrôle étroit du dévelop-pement et de la marche des instituts ; l’hostilité à l’affirmationd’un pouvoir universitaire indépendant doté d’une liberté d’ini-tiative à l’égard des pouvoirs publics, qui aurait pu décider dudéveloppement des instituts sur le territoire.

La première génération de syndicalistes se présente commedes travailleurs manuels qui témoignent d’une bonne volonté

13. « Paul Bacon au téléphone confirme qu’une somme de 20 000 000 francsest imputée au ministère du Travail pour subventionner les instituts du travail deLille, Paris et Strasbourg. Il prévoit 7 000 000 à 10 000 000 francs pour Stras-bourg… Je te confirme que le ministre a été formel quant aux engagements qu’ilavait pris vis-à-vis de toi ou de Thé Braun… » (Lettre de Lebescond, responsa-ble de la formation syndicale à la CFTC, à M. David, 25 novembre 1955, Archi-ves de l’institut du travail de Strasbourg.)

14. Une lettre de Lebescond du 22 décembre 1954 à Marcel David montreque cette adhésion n’a pas été immédiatement acquise puisque, à cette date, « lesmembres de la Commission confédérale de formation restent réticents à voirl’université s’occuper des questions de formation même à l’échelonsupérieur… » (archives de l’institut du travail de Strasbourg).

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pour apprendre les connaissances et les méthodes du travailintellectuel qui leur font défaut, mais aussi comme des syndi-calistes qui n’oublient pas qu’ils sont des hommes d’action etque l’action ne se réduit pas à une application de savoirs. Lesréférences au groupe, aux échanges d’expériences montrentque cette formation universitaire a dû très vite composer aveccette forme de connaissance incorporée qui trouvait là l’occa-sion de s’affirmer. Les syndicalistes se mettent en scène avectous les attributs des travailleurs manuels ordinaires : l’éloigne-ment du travail intellectuel dans ses contraintes matérielles(rester assis, écouter sur des temps longs) et psychologiques(faire un exposé argumenté devant les autres, etc.), un besoinde repos, une perception d’alternance des temps de travail etdes temps libres qui sont pensés comme des temps de détente,de récupération et non des temps libérés pour des pratiques cul-turelles qui exigent, elles aussi, de la tension psychique.

Les pionniers des instituts du travail, tout comme les mou-vements d’action collective catholique (JOC, JAC, etc.), consi-dèrent la formation comme un vecteur essentiel de lareconquête de la fierté de soi, de la construction du milieu parlui-même et de la constitution d’une élite dirigeante des orga-nisations qui ont pour mission de transformer la société dans satotalité. Universitaires et syndicalistes partagent cette concep-tion de leur mission sous des modes différents certes, et qu’ilfaudrait rappeler. Celle-ci sous-tend la coalition qui est au fon-dement de cette institution et qui lui confère un statut particu-lier, qualifié aujourd’hui de marginal.

UNE PÉDAGOGIE HYBRIDE RELEVANT D’UNE DOUBLE AUTORITÉ

Les pionniers de la formation permanente se sont tousemployés, quels que soient leurs lieux d’action, à inventer despédagogies qui ont pour caractéristique commune revendiquéede s’opposer aux pédagogies scolaires. La pédagogie élaboréeet mise en œuvre dans les instituts représente, elle, une vérita-ble innovation qui rompt avec celles instituées ici ou là.

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La pédagogie n’est pas neutre

Analyser une forme singulière de pédagogie suppose unedéfinition préalable de l’usage qui est fait, en la circonstance,de cette notion. Suivant la définition donnée par Basil Bernstein[1969, 1975], elle est entendue comme un ensemble de proces-sus qui vont de la sélection des savoirs à enseigner à leur orga-nisation en cursus, à leur transmission par des agentsspécialisés, jusqu’à leur évaluation. Les formes prises par cesdifférents processus peuvent subir quelques variations d’uninstitut à l’autre puisque, nous l’avons dit, ces instituts sontéminemment pluriels. Les différentes phases distinguées dansla pédagogie obéissent pourtant à des principes stables.

La sélection des savoirs à enseigner s’opère en termes dequestions à comprendre ou de problèmes à résoudre. Quels quesoient les thèmes (les relations professionnelles, la protectionsociale, la recomposition du salariat, l’Europe sociale, etc.),leur sélection et leur inscription dans une session de formationrelèvent de l’initiative des syndicats. Mais la définition descontours des thématiques retenues s’élabore, elle, au termed’une concertation entre les enseignants universitaires spécia-lisés dans ces questions et les représentants des syndicats quiauront la responsabilité de cette action de formation. C’est à cemoment que les questions posées sont transcrites en termesjuridiques, économiques ou sociologiques.

La dualité observée dans la sélection et l’organisation dessavoirs à enseigner se manifeste également au moment de latransmission, moment où universitaires et syndicalistes, égale-ment présents tout au long de la session, interviennent tour àtour, tantôt comme premier acteur, tantôt comme second,s’écoutant dans un silence approbateur ou réservé ou interagis-sant chacun sur son registre. On ne saurait s’en tenir à ces seu-les catégories d’acteurs parce que, dans la pédagogie desinstituts du travail, l’acteur principal est le groupe de syndica-listes. Il ne peut d’aucune façon être comparé à un grouped’étudiants car il vient en formation pour acquérir des savoirsdont il a éprouvé le manque, mais aussi pour apporter ceuxqu’il a acquis et qu’il entend échanger avec les autres qui,

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comme lui, assument des fonctions de représentation dansl’entreprise ou en dehors. La pédagogie des instituts comporte,en effet, une séquence séparée, de durée variable, mais quioccupe une place importante dans toute session de formation :une mise en commun des connaissances acquises et de leurapplication possible dans l’action collective. L’objectif recher-ché est, ici, la constitution d’un savoir de groupe, un savoir quinaît dans l’action militante, qui est mis à l’épreuve de situationsde rapports de force et qui s’exprime dans ce moment privilégiéde réflexion commune sur des textes, des situations réelles oupossibles et dans la restitution publique qui en est faite en pré-sence des enseignants universitaires et du responsable syndical.C’est à ce moment que peut s’opérer une synthèse entre lescadres d’analyse et les connaissances transmis par les deuxcatégories d’enseignants d’une part et les savoirs d’expériencesapportés par le groupe. Les travaux de groupe se déroulentautour d’une mise en situation que les syndicalistes sont appe-lés à rencontrer dans l’exercice de leurs fonctions, ou encoreautour de problèmes relativement complexes devant donnerlieu à une réflexion collective et à des propositions d’actionsalternatives, ou encore d’une manière plus classique autourd’exercices visant à illustrer des sujets traités en cours. Les sup-ports de cet apprentissage de groupe sont divers mais jamaistrès éloignés des situations ordinaires vécues par ces militantssyndicalistes.

De cette présentation, il ressort que les catégories binairesen usage, théorie et pratique, pour désigner les savoirs ensei-gnés dans une institution s’adressant à une population d’adultesparticulière, des militants syndicalistes, sont extrêmementréductrices dès lors qu’il s’agit de comprendre ces formeshybrides composées de connaissances scientifiquement éta-blies, de savoirs d’expériences acquis individuellement dansdes cadres collectifs, et de savoirs de groupes qui s’organisenten corpus énoncés sous forme de doctrine partisane mais tou-jours corrigée à l’épreuve des faits. La primauté accordée auterrain, à l’action, aux expériences dans l’acquisition deconnaissances est caractéristique des milieux faiblement sco-larisés. La valorisation qu’ils font de la pratique sous toutes

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ses formes occulte un certain nombre de traits communs à desmétiers par ailleurs très éloignés : la qualification y revêt uncaractère complexe et composite ; elle recouvre une trèsgrande variation d’expériences, de lieux, de milieux ; descompétences non codifiées, non transmissibles dans un rap-port pédagogique y sont exigées. Pour ces populations, quivont paradoxalement des artistes aux syndicalistes, le socledurable de la professionnalisation s’ancre dans la pratique,dans une communauté d’expériences qui réunit des individusdont les trajectoires diffèrent fortement selon les générations.Les plus âgés ont, pour l’essentiel, forgé leur identité syndi-cale dans l’action conflictuelle tandis que les plus jeunes l’ontfait dans l’action représentative au sein d’instances de régula-tion des relations de travail.

Une activité collective

À la lumière de ces remarques préliminaires, il apparaît quela pédagogie élaborée et mise en œuvre dans les instituts du tra-vail représente une véritable innovation. Elle institue la forma-tion comme une activité collective accomplie par lacoopération/confrontation/opposition d’enseignants universi-taires, de syndicalistes et d’experts spécialistes (hauts fonction-naires notamment) sur des phénomènes sociaux qui fontproblème à un moment donné pour les organisations syndica-les. Elle transforme ainsi les rôles pédagogiques conventionnelspar l’alternance d’acteurs provenant de lieux professionnelsaussi éloignés. Une telle pédagogie génère naturellement unedésacralisation du savoir universitaire et rend potentiellementpossible la constitution d’un savoir de groupe. Les stagiaireseux-mêmes sont considérés comme des acteurs à part entière deleur formation. L’introduction d’une évaluation écrite etl’usage qui en a été fait durant les premières années témoignentde la liberté d’esprit de ces syndicalistes devant l’institution,empreinte de respect mais exempte de déférence. Les syndicalis-tes se présentent là comme des gens qui savent ce qu’ils nesavent pas et qu’ils devraient savoir, qui attendent qu’on lesconsidère tels qu’ils sont, sans habitudes du travail intellectuel,

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mais pas handicapés, des gens qui ont des droits et desconnaissances éprouvés par la pratique. La pédagogie des ins-tituts introduit des formes de travail intellectuel qui sollicitentl’implication individuelle tout en veillant à la constitutiond’un groupe par l’alternance de séquences de cours, deréflexions en commun et d’exercices individuels. Enfin, letemps pédagogique institué épouse les propriétés du temps detravail productif : durée hebdomadaire longue (qui a suscitéune pétition pour finir le stage le samedi midi, puis plus tardle vendredi soir) et intensité.

Irréductible aux autres formes existantes, la formationdonnée en instituts du travail a produit des effets difficiles àestimer parce que relevant de différents registres. De touteévidence, ces instituts ont été de véritables laboratoires. Ilsont édifié un modèle d’apprentissage en groupe visant laconstitution d’un savoir de groupe. À la fin des années 1980,les dirigeants des trois confédérations syndicales s’accordentpour reconnaître que les instituts du travail ont fourni unmodèle pédagogique qui a été mis en œuvre dans les écolessyndicales elles-mêmes [Blondel et al., 1991]. Tous recon-naissent aussi que cette institution universitaire a initié lessyndicalistes à l’économie, et notamment à la macroécono-mie (pratiquée dans le Plan auquel ils participaient), au droit,mais aussi aux grandes questions de politique sociale. Ilsqualifient cette formation de supérieure et spécialisée, pourla distinguer de celle qu’eux-mêmes organisent. Selon desreprésentants de la CFDT, ils n’ont pas seulement été deslieux d’apprentissage à l’administration de la Sécuritésociale et autres institutions, mais aussi des lieux où ils ontacquis les outils cognitifs nécessaires à l’élaboration de poli-tiques en matière de protection sociale, à la compréhensiondes mécanismes de la naissance de l’Europe, de la coopéra-tion internationale.

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INSTITUTS DU TRAVAIL ET ÉCOLES SYNDICALES, DES RAPPORTS AMBIVALENTS

La loi du 23 juillet 1957 et celle du 28 décembre 1959 ontconstitué les cadres juridique et politique d’un nouvel espaced’action des organisations syndicales avec et face à l’État. Leurmise en application a été l’objet et le lieu de disputes entreacteurs politiques (ministres, élus nationaux ou locaux), hautsfonctionnaires de l’administration du ministère du Travail etsyndicats. Chacun de ces protagonistes a tenté d’interpréter etd’utiliser ces lois en vue de fins les dépassant.

Instituts du travail et écoles syndicales sont entrés enconcurrence dans cet espace : en termes financiers, puisque lesuns et les autres émargent à la même enveloppe budgétaire,dont les modalités de répartition ont échappé à leur contrôle ; etidéologiques, puisque les uns et les autres s’adressent au mêmepublic : les militants. Au-delà de leurs différences d’orienta-tion, les syndicats ont conjugué leurs actions pour faire recon-naître leur vocation naturelle à occuper le premier rang dans cetespace éducatif, à définir celle des instituts du travail endeuxième place, à éliminer toutes les organisations ne respec-tant pas les règles et les positions acquises.

Les instituts du travail, rattachés aux universités, sont res-tés sous contrôle syndical, puisque toute ouverture d’un nou-vel institut de ce type doit être soumise à l’examen d’unecommission paritaire pour qu’il soit inscrit sur la liste desorganismes agréés. C’est là que les syndicats ont pu opposerleur veto à l’initiative d’universitaires ou d’hommes politi-ques qui ne s’est pas conformée aux conditions imposées pareux pour s’inscrire dans un espace relevant de leur autorité.En 1967, la demande de création d’un centre de formationouvrière dans l’institut du travail de Nancy est refusée parcequ’elle n’a pas été préalablement négociée avec les organisa-tions syndicales et que la composition de son conseil d’admi-nistration comprend « la présence du directeur du Centreeuropéen d’administration des entreprises, de représentantsdes syndicats agricoles et de deux représentants des

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employeurs, personnalités qui n’ont pas à contrôler les activi-tés de formation ouvrière15 ».

Plus généralement, CFDT/CFTC, CGT et CGT-FO, lestrois organisations ayant autorité sur les instituts du travail ontmis leur veto à toute tentative de création de tels instituts dansdes universités qui mettait en cause l’équilibre du compromisétabli : la formation syndicale de base aux organisations syndi-cales elles-mêmes et la formation supérieure aux instituts dutravail. Au nom de ce pacte, les syndicats ont justifié leur droità contrôler l’implantation géographique de ces instituts en« fonction des besoins ». Les tentatives de mise en place, dansles années 1960, de nouveaux instituts du travail à Rennes,Montpellier, Bordeaux, Toulouse, avec le soutien du ministèredu Travail, ont été repoussées car, dit le représentant de laCGT, « on ne peut accepter que, sous le masque d’une préten-due “neutralité”, on essaie d’amener les militants de la CGT,envoyés dans les instituts, sur des positions de collaboration declasses contraires à l’orientation même de notre confédération.Nous sommes en droit de souhaiter que les universitaires dansles instituts se situent globalement en faveur du mouvementsyndical et du monde du travail, par-delà ses diversités… Cettecollaboration constitue, selon nous, un pas vers le dialoguenécessaire entre le monde ouvrier et le monde universitaire,amorce d’un cheminement convergent des intellectuels et desmilitants syndicaux16 ». L’agrément a été refusé à l’institut dePicardie dont la forme juridique était contestée et dont leconseil d’administration non seulement n’était pas paritairemais admettait des personnalités politiques en son sein17.

15. Procès-verbal de la réunion du 12 septembre 1967, de la commissionchargée de donner un avis sur la liste des centres et instituts d’éducation ouvrièreou de formation syndicale, ouvrant droit au congé éducation, AN 1984 0268,article 5.

16. René DUHAMEL, « La participation de la CGT aux instituts du travail »,Le Peuple, n˚ 756, août 1966.

17. Procès-verbal de la réunion du 20 septembre 1972, de la commissionchargée de donner un avis sur la liste des centres et instituts d’éducation ouvrièreou de formation syndicale, ouvrant droit au congé éducation, AN 1984 0268,article 5.

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Tous ces exemples montrent le pouvoir acquis par les orga-nisations syndicales au cours de ces années 1960-1970 pourcontrôler l’application de la loi sur le congé éducation, contrôlequi s’est traduit par une limitation des organismes habilités àdélivrer cette formation : les écoles syndicales elles-mêmes etles instituts du travail. La carte géographique des instituts dutravail que nous connaissons aujourd’hui résulte, elle aussi, desdécisions prises conjointement par le ministère du Travail et lescinq centrales syndicales représentatives de l’époque.

Cette mise en perspective historique ne suffit évidemmentpas à rendre compte de l’évolution de l’institution et des formesqu’elle revêt au présent. Le projet originel s’est progressive-ment effrité malgré la pérennité de l’institution dont l’activitéconnaît des formes variables allant d’une connaissance etappropriation collective du droit du travail à un programme quiouvre sur la validation des acquis des militants, lequel s’inscritdans un mouvement de professionnalisation transversal à lasociété d’aujourd’hui. Parallèlement à l’affaiblissement de leurnombre d’adhérents, les tâches de représentation des syndicats,dans l’entreprise et dans un grand nombre d’instances écono-miques et sociales, n’ont cessé de croître. L’institutionnalisa-tion des syndicats, ainsi comprise, entraîne nécessairement unecertaine intégration sociale et politique, et, d’une manièreconcomitante, un recul de leur autonomie entendue, elle,comme une séparation d’avec les institutions et l’affirmationd’un monde en soi et antagoniste [Pernot, 2005]. Les formationsaccomplies dans les instituts ont pu contribuer à l’intégrationdu monde ouvrier corrélativement à l’institutionnalisation dessyndicats eux-mêmes, mais on ne peut, pour autant, conclurequ’elles soient explicitement orientées vers une intégration ouvers l’acquisition de rôles de représentants éloignés des salariéset encore moins vers ceux de prestataires de services.

CONCLUSION

Par maints aspects, la création des instituts du travail s’ins-crit dans le mouvement social pour une formation permanente,

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96 FORMER POUR RÉFORMER

dont nous avons reconstitué ailleurs les principales actions quiont conféré à la formation d’un ensemble d’attributs la faisantapparaître aujourd’hui comme un bien universel recherché partoutes les composantes de la société : l’État, les entreprises, lessalariés. Elle valide également cette proposition, contestée parles fondateurs des instituts du travail : la formation n’est pasune conquête ouvrière mais la résultante d’actions multiples etdurables d’élites œuvrant dans diverses sphères de la société.

Pour la majorité des élites évoquées plus haut, la formationest un principe d’action qui se situe dans le registre cognitif etdans celui des attitudes et des représentations. Elle est utiliséecomme un moyen de faire adhérer tous les membres d’uneorganisation ou de la société aux objectifs affichés de celle-ci :la coopération, la participation, la négociation aux lieu et placede la confrontation sociale et politique qui caractérisait lesdécennies d’après-guerre. Des travaux cités précédemment, ilressortait également que les chrétiens et plus spécialement lescatholiques sociaux se trouvaient au cœur de cette nébuleuse demilitants pour la formation. Les fondateurs des instituts parta-gent ce trait de parenté avec les différentes catégories de pion-niers de la formation en France. L’appartenance aux milieuxchrétiens est ici plus accusée qu’ailleurs. La quasi-totalité despremières générations d’universitaires qui ont fait exister lesinstituts y viennent, on l’a vu, en chrétiens missionnaires de lacause du mouvement ouvrier. Cet engagement apparaît, a pos-teriori, comme une condition nécessaire à l’édification d’uneinstitution destinée à des syndicats qui, au départ, nourrissaientune suspicion à son égard. Les universitaires ont dû accepter derenoncer à leur autonomie pour faire entrer les syndicats àl’université, considérée par eux comme liée à un État oppres-seur. Ils ont dû négocier avec eux des règles qui instituent unpouvoir syndical s’exerçant à tous les niveaux du fonctionne-ment de cette institution, y compris au quotidien de l’activité deformation.

En cela, la formation instituée dans les instituts du travail sedistingue radicalement de celle promue par les élites politiqueset professionnelles œuvrant dans l’appareil d’État ou dans lesentreprises, lesquels plaidaient pour des réformes à faire advenir

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ENTRE AUTONOMIE ET INTÉGRATION, LA FORMATION… 97

en termes de changements des individus (et des salariés notam-ment) plus qu’en termes de structures. Les fondateurs des ins-tituts, eux, ont inscrit leur action dans un projet de changementde société dont les syndicats étaient les acteurs principaux.Quelles que soient les acceptions données à ce changement,celui-ci impliquait toujours un accès du monde du travail auxcentres de décision économiques et politiques, par l’intermé-diaire des syndicats. La référence à un changement de sociétérevêtira des contenus différents selon les contextes régionauxoù sont implantés les instituts et les dynamiques économiqueset sociales qui les caractérisent. Le cas de la région grenobloiseest, sous cet angle, particulièrement intéressant parce qu’ilillustre comment, dans une période de luttes sociales intenses(les années 1960) déclenchées par des changements de politi-ques d’entreprises, les universitaires ont pu être étroitementassociés à ces luttes par les relations qu’ils avaient tissées avecles syndicats de salariés, les élus des collectivités locales etavec les associations d’éducation populaire dans le cadre desactions de promotion collective dispensées dans et autour del’Institut d’études sociales.

Les pères de ces instituts se distinguent totalement desautres catégories de pionniers de la formation qui justifiaient laconstruction de dispositifs de formation permanente sur unecritique radicale de l’appareil scolaire puisqu’ils ont, àl’inverse, plaidé pour les implanter dans les universités au nomd’une nécessaire extension de leurs missions envers un publicd’adultes. Ce faisant, ils préconisaient des réformes de celles-ci puisque l’intégration de ces instituts supposait une restrictiondu pouvoir administratif et pédagogique universitaire. Les ins-tituts du travail occupent donc une place singulière dans cetteconfiguration hétérogène qu’est la formation permanente. Plusqu’une exception dans l’ensemble des institutions de forma-tion, les instituts se présentent comme une institution hétéro-nome dans l’université. Hétéronomie qui est attachée àl’histoire du mouvement ouvrier en France qui s’est bâtie, ditMichel Hastings, « contre le consensus, sur un certain partagedu monde. Il a sublimé quelques lignes de fracture essentiellesà sa définition. Son identité s’est affirmée dans une symbolique

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98 FORMER POUR RÉFORMER

de guerre civile […] [ce faisant il a aussi fait reconnaître] quele droit à la discorde est le fondement essentiel de la démocra-tie. […] Le risque est grand aujourd’hui de dissoudre l’excep-tion militante dans l’aspiration actuelle au consensus » à cemoment où « toute une idéologie du brouillage politique parled’équilibre, de centre et de réconciliation », le devoir de véritéimpose au chercheur de ne pas participer à son insu à la« pacification et normalisation des mémoires et à la neutralisa-tion du passé » [Hastings, 1996].

La formation instituée dans les instituts du travail emprunteaux différentes expériences préexistantes, aux idées et projetsdébattus sur la scène publique, et constitue pourtant une vérita-ble innovation. Comme beaucoup d’innovations, elle résulte decette « convergence équivoque » d’intérêts et d’actions qui per-mettent la réalisation de réformes. Comme le souligneP. Rosanvallon [2004], les « moments réformateurs » se sontsouvent constitués, en France, à partir de résonances et d’ambi-guïtés. C’est « lorsque les utopies des uns se superposent auxcalculs des autres » que des possibles s’ouvrent parfois : lesconditions de la conquête du suffrage universel offrent un belexemple de ce type d’équivoque productive. L’institutionnali-sation de la formation syndicale, au sein ou hors de l’université,en est un autre.

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3

La formation au travail : une affaire de cadres

(1945-1970)

Guy Brucy

Témoignant à l’occasion du vingtième anniversaire de la loide 1971, le secrétaire du secteur « Formation » de la CGT affir-mait que l’accord du 9 juillet 1970 « résultait d’une longue luttedes travailleurs, victimes de l’insuffisance de formationprofessionnelle

1

». Si le devoir premier du chercheur est de secomporter en « chasseur de mythes » [Elias, 1991], il convientd’interroger cette affirmation. Et pas seulement par souci derigueur historique, mais pour éviter que les syndicalistes nerèglent leur action dans le présent sur le souvenir d’une illusion,car « les mythes finissent toujours par se venger » [Elias, 1991a].

Or, quand il plonge dans les archives, l’historien constateque, entre 1969 et 1971, la presse syndicale consacre relative-ment peu d’articles aux problèmes de formation [Isambert-Jamati, 1998]. Il observe par ailleurs que, après la promulga-tion de la loi de 1971, dans les entreprises, les travailleurs ne sesentent guère concernés par un droit auquel seuls les cadres sem-blent porter de l’intérêt. Au même moment, les responsablessyndicaux déplorent le peu d’attrait des militants pour ces

1.

Formation Emploi

, n˚ spécial, « La formation professionnelle continue(1971-1991), n˚ 34, avril-juin 1991, p. 44.

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RÉFORMER

questions, au point que, dans une publication de la CFDT, onpouvait lire que « la formation professionnelle n’est pas unobjectif revendicatif réel, si tant est qu’il puisse l’être un jour

2

».Aussi est-il nécessaire de se poser quelques questions

élémentaires : quand les syndicalistes parlaient de formation,de quoi parlaient-ils exactement ? Quels problèmes considé-raient-ils comme importants, voire prioritaires, à résoudre ?Quelles solutions leur apportaient-ils ? Comment se position-naient-ils par rapport aux discours et aux actions des promo-teurs de la formation en entreprise ?

D

ÉFINIR

LA

FORMATION

DES

MILITANTS

:

UN

COMBAT

SÉMANTIQUE

ET

POLITIQUE

Le langage syndical de la formation est, dès la Libération,polysémique. Quand les responsables de la CGT et de la CFTCparlent de « formation », ils pensent d’abord à deux catégoriesd’activités bien distinctes : la formation professionnelle de lamain-d’œuvre ouvrière d’une part ; la formation syndicale desmilitants d’autre part. Pour désigner cette dernière, ils utilisent,selon les confédérations, trois expressions différentes : « éduca-tion syndicale », « éducation ouvrière », « formation syndicale ».Cette diversité de dénominations révèle des enjeux et des luttesqui, bien que portant sur un espace commun d’activités, le dépas-sent largement. Elle invite donc à connaître les conditions danslesquelles elles ont été produites et les usages qui en ont été faits.

Au sein de la CGT, jusqu’à la scission de décembre 1947,coexistent deux conceptions

3

. Les majoritaires proches du Parti

2. « Formation professionnelle : pour la définition d’une stratégie »,

Chi-mie-Militants

, n˚ 11, mai 1972, p. 13-18.3. Il convient également de signaler qu’à Grenoble se développa au même

moment une expérience intéressante au sein du Centre d’éducation ouvrière del’UD-CGT de l’Isère qui, contestant la ligne du CCEO de G. Vidalenc sans pourautant se ranger sur les positions des majoritaires, développa, sur la base d’unealliance soudée dans la Résistance entre ouvriers et intellectuels, une expérienceoriginale de formation des militants et mit en œuvre la méthode dite de l’entraî-nement mental.

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communiste défendent le principe d’une « éducation syndicale »qui vise la formation idéologique des militants dans une opti-que marxiste-léniniste. Portée par Jean Bruhat et Marc Piolot,cette conception est en rupture avec la ligne du Centre confédé-ral d’éducation ouvrière (CCEO), alors dirigé par GeorgesVidalenc, membre de la minorité Force ouvrière (FO), qui pro-meut l’« éducation ouvrière ». Enfin, à la CFTC, on parle de« formation syndicale », doctrine qui, comme nous le verrons,est proche, par plus d’un aspect, de l’« éducation ouvrière ».

CFTC et CGT-FO : former des militants pour négocier

Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, les syndica-listes doivent répondre à une double injonction : reconstruireleurs organisations en les dotant de militants capables d’enca-drer l’afflux de nouveaux adhérents

4

; disposer de représen-tants munis d’un minimum de compétences pour siéger dansles nouvelles institutions nées de la Libération

5

. Dans cesconditions, la formation des militants revêt le caractère d’uneurgente nécessité. Mais, de cette formation, tous n’ont pas lamême conception.

L’« éducation ouvrière » (FO) comme la « formationsyndicale » (CFTC) visent deux objectifs : se doter de vérita-bles techniciens de la négociation collective ; préparer lesfuturs gestionnaires d’une société à faire advenir.

La formation de militants capables de tenir leur place, faceaux patrons, dans les négociations collectives participe à laconstruction de ce que, à la CFTC, Charles Savouillan

6

appelle

4. Benoît Frachon, secrétaire général de la CGT, annonçait 5 500 000 adhé-rents pour 1945. Selon les calculs effectués par A. Prost, la CGT n’aurait alorscompté que 3 800 000 adhérents [P

ROST

, 1994]. De son côté, à son XXI

e

con-grès (15-18 septembre 1945), la CFTC revendiquait 700 000 adhérents.

5. Comités d’entreprise, comités mixtes à la production, comités de gestiondes usines sous séquestre, comités de lutte contre la vie chère, conseils d’admi-nistration des caisses de Sécurité sociale, etc.

6. Ouvrier ajusteur, figure de la Résistance en Savoie, Charles Savouillandevient à 24 ans secrétaire général de la Fédération CFTC de la métallurgie endécembre 1944, puis membre du bureau confédéral de 1948 à 1951. Il est, avecPaul Vignaux, l’un des principaux fondateurs du groupe Reconstruction.

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104 F

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la « force contractuelle ». Pour mesurer l’importance de cetteapproche, il convient de rappeler que, à cette époque, la recon-naissance d’un droit collectif des salariés face aux employeurset son appui sur l’action de l’État sont récents puisque c’est legouvernement de Front populaire en 1936 qui fit s’accomplirles avancées décisives dans ce domaine. D’autre part, leConseil national du patronat français (CNPF) adopte une stra-tégie essentiellement défensive qui privilégie le recours aupouvoir politique au détriment de la recherche du dialogue avecles organisations syndicales ; mais, en même temps, l’Étatprend des initiatives allant dans le sens du compromis social,comme le montre la loi du 11 février 1950

7

. Enfin, l’existencedu syndicalisme dans l’entreprise n’est toujours pas reconnue ;il faudra attendre 1968 pour que ce soit chose faite.

Dans un tel contexte, toute négociation collective supposeque les salariés soient suffisamment armés pour faire pencherle rapport de force en leur faveur. « Cette notion de force, écritSavouillan en 1949, est essentielle. Dans le débat où se con-frontent leurs points de vue, chacune des parties tend à faireprévaloir son intérêt, sa conception ; elle s’emploiera donc àfaire pression sur l’autre partie avec une énergie matérielle(nombre, ressources, situation économique, etc.), intellectuelle(formation, argumentation) et morale (puissance de conviction,de sacrifice, de volonté d’aboutir, validité des revendicationsou des refus…). C’est cette pression aux multiples aspects quiconstitue la force contractuelle de chaque partie

8

. »Dans cette perspective, « le meilleur militant n’est pas celui

qui est capable de parler le plus longtemps et le plus fort

9

»,mais celui qui, passé maître dans l’art de la discussion, seracapable d’argumenter pour faire prévaloir l’intérêt des salariés.À Force ouvrière comme à la CFTC, on cherche de toute évi-dence à rompre avec la figure du militant révolutionnaire incarnée

7. Cette loi rétablit la libre négociation des salaires, confie à l’État la fixa-tion du SMIG, introduit la notion de conventions collectives étendues à l’ensem-ble des entreprises membres des syndicats patronaux signataires.

8. Ch. S

AVOUILLAN

,

Reconstruction

, novembre-décembre 1949.9. D. W

URMSER

, « Les Américains et nous »,

Force ouvrière

, n˚ 235,29 juin 1950, p. 9.

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par les communistes, pour faire émerger celle du« technicien » capable de maîtriser les problèmes économi-ques complexes pour affronter les patrons sur leur propre ter-rain. À cet égard, un article de

Force ouvrière

de juin 1952,significativement titré « À temps nouveaux, syndicalistesnouveaux

10

»,

résume très clairement cette position : « Sinous voulons contester les arguments de nos adversaires, Étatet patrons, nous devons être capables, au même titre qu’eux,de connaître les rouages compliqués des entreprises et desindustries. Si nous voulons contrôler la production, nousdevons faire la preuve que nous possédons la compétencenécessaire pour faire ce contrôle. Les méthodes empiriquesdu “jour le jour” sont périmées. L’action prend une formenouvelle. Le syndicaliste est, en 1952, un technicien qui, pourcomprendre les problèmes du travail, doit constamment setenir au courant des fluctuations de l’économie et embrasserles problèmes toujours plus complexes posés par le progrèsqui marche à pas de géant. Mais le syndicaliste est un techni-cien qui prend position. Il ne lui est pas indifférent que tel pro-blème soit résolu de telle façon ou de telle autre. À ladifférence de l’ingénieur, du spécialiste qui présentent à unpatron des solutions techniques en laissant à ce patron en der-nière analyse le bénéfice du choix, le syndicaliste a pour rôleplus difficile de faire le choix lui-même, de forcer son inter-locuteur à accepter la solution en démontrant sa possibilité etson utilité. Cette solution est souvent contraire aux intérêtspersonnels du patron et celui-ci réfléchira s’il sait que lereprésentant syndical a derrière lui une force résolue et bienorganisée. »

Le fondement de cette stratégie repose sur la convictionqu’existe la possibilité d’une coexistence pacifique entre lecapital et le travail. Il s’agit donc de former des syndicalistescapables de mettre en œuvre des compromis entre le patronat et laclasse ouvrière organisée dans le syndicat. Or, ceci n’est possiblequ’à une double condition : que le syndicat soit suffisamment

10. Ed. Q

UESTERBERT

, « À temps nouveaux, syndicalisme nouveau »,

Force ouvrière

, n˚ 335, 12 juin 1952, p. 11.

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puissant et capable d’administrer la preuve de son efficacité ;qu’il se dote de délégués représentatifs, reconnus compétentspar la masse des salariés et aussi par l’employeur qui, dans lalogique de relations sociales pacifiées, veut avoir la garantieque les accords conclus ne seront pas remis en cause par labase. Cette nécessité d’avoir des militants compétents et recon-nus suppose qu’ils soient formés à cette fin.

Mais l’« éducation ouvrière » ou la « formation syndicale »visent au-delà. Elles sont aussi un moyen de repérer et de déga-ger une élite dont la production s’inscrit dans une stratégie àplus long terme : former les futurs gestionnaires d’une sociétéà faire advenir. Considéré sous cet angle, le militant est biendavantage qu’un technicien de la négociation collective. Sa for-mation implique l’acquisition d’une véritable culture. Celle-cise définit avant tout, à la CGT-FO et à la CFTC, comme lacapacité à penser par soi-même. Être cultivé, écrit le responsa-ble de la formation à la fédération CFTC de la chimie, c’est« avoir des idées personnelles, être capable de porter un juge-ment motivé sur les faits, sur les événements, sur ce qu’on voit,sur ce qu’on entend

11

». Dans cette perspective, le syndicat està la fois un lieu d’éducation populaire et de promotion socialeoù se constitue l’élite des militants venus y acquérir la« science de [leur] malheur », comme le souhaitait FernandPelloutier

12

. C’est par le savoir, explique-t-on à FO, que le tra-vailleur, opprimé au travail, peut accéder à des responsabilitésdans la cité et, ce faisant, reconquérir l’estime de soi

13

. Ainsicomprise, la formation des militants réclame un effort d’ins-truction, définie comme l’« extension de la raison populaire ».

11. Jean-Marie K

IEKEN

,

Une méthode de travail

, janvier 1958.12. « Que manque-t-il à l’ouvrier français ? […] Ce qui lui manque, c’est la

science de son malheur ; c’est de connaître les causes de sa servitude ; c’est depouvoir discerner contre quoi doivent être dirigés ses coups », F. P

ELLOUTIER

,« Le musée du Travail »,

L’Ouvrier des deux mondes

, n˚ 14, avril 1898, p. 209.13. « Une éducation ouvrière bien comprise provoquera l’acquisition de

connaissances. Le savoir permettra la prise de responsabilités plus grandes ;l’acceptation des responsabilités sociales, d’une activité sociale est une compen-sation pour le travailleur opprimé à l’usine par la machine et la hiérarchie. Elleslui rendent sa propre estime », T. O

TTAVY

, « Promotion ouvrière. Éducation etpromotion sociale »,

Force ouvrière

, n˚ 562, 29 novembre 1956, p. 12.

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Elle suppose que soit respectée l’autonomie de chaque indi-vidu, et développé son esprit critique. Par conséquent, elle« repoussera les dogmes quels qu’ils soient. Elle refuserad’endoctriner, elle cherchera à susciter la curiosité, à jeter lesbases du savoir. Une éducation ouvrière bien comprise devrafaire naître l’homme en même temps que l’homme de société,l’homme de la communauté, l’homme social

14

».À la CFTC comme à la CGT-FO, l’accès à la culture géné-

rale constitue donc un élément déterminant de la formation desmilitants. On touche là un point de divergence majeure avec laconception de l’« éducation syndicale » développée au mêmemoment par la CGT, qui remet fondamentalement en causel’ordre capitaliste et s’inscrit explicitement dans une perspec-tive d’affrontement « classe contre classe ».

CGT : former des combattants de la lutte des classes

La compréhension des conceptions cégétistes en matière deformation des militants nécessite de rappeler que, au cours desannées 1950, les orientations de la confédération s’inscriventdans le cadre d’une subordination idéologique aux thèses duParti communiste

15

et, au-delà, du « camp socialiste ». Sesactions se structurent autour de deux points forts : la lutterevendicative menée dans une logique d’affrontement intransi-geant « classe contre classe », à la fois contre le patronat etl’État ; l’opposition résolue aux États-Unis, considérés comme« fauteurs de guerre », en conformité avec les directives de laFédération syndicale mondiale (FSM)

16

.

14.

Ibid

.15. Michel Dreyfus a pu parler de la CGT comme la « fille aînée du Parti

communiste » [D

REYFUS

, 1995]. Cependant, il serait erroné de réduire son his-toire à celle d’un alignement inconditionnel aux thèses du PCF. Ainsi, JacquesGirault a montré comment Benoît Frachon a eu la volonté de préserver uneréelle marge d’autonomie au mouvement syndical [G

IRAULT

, 1989].16. Constituée à Paris en octobre 1945, la FSM subit une scission en

janvier 1949 quand les confédérations nationales favorables au plan Marshall etopposées au communisme la quittèrent pour constituer la Confédération inter-nationale des syndicats libres (CISL). La FSM fut présidée jusqu’en 1969 par lecégétiste Louis Saillant, ancien président du Conseil national de la Résistance.

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Dans ce cadre-là, la formation des militants est conçuecomme une des armes du combat de classe. Son enjeu majeurest de préserver l’autonomie de la classe ouvrière et son unitéidéologique, « sociologique et ontologique » [Georgi, 2005],dans une double perspective : celle, quotidienne, de la lutterevendicative ; celle, plus lointaine, d’une transformationrévolutionnaire de la société sous la direction du Parti com-muniste.

De ces données découlent les caractéristiques del’« éducation syndicale », qui la différencient de l’« éducationouvrière » de la CGT-FO ou de la « formation syndicale » de laCFTC.

La dimension culturelle est clairement minorée au profit dela dimension idéologique. Si les cégétistes n’ignorent pasl’importance de la culture générale, ils considèrent cependantqu’elle constitue « un problème différent, dans ses buts et dansles méthodes à employer, du problème urgent qu’est la forma-tion idéologique des militants

17

». Il est par exemple significa-tif que l’expérience des universités populaires soit critiquée aumotif que leur « erreur fondamentale » ait été d’avoir vouluinstruire le peuple plutôt que de former des militants du mou-vement ouvrier

18

. C’est également ainsi que s’explique ladéfiance manifestée à l’égard des mouvements d’éducationpopulaire auxquels on reconnaît bien volontiers les effortsqu’ils déploient pour diffuser la « culture parmi les masses

19

»mais auxquels est déniée toute compétence pour former lesmilitants. En fait, l’« éducation syndicale » vise à ce que lesmilitants assimilent les principes fondamentaux de la théoriemarxiste et s’approprient les positions déterminées à tous leséchelons de l’organisation – syndicat, fédération, confédéra-tion – lors de ses congrès.

17. M. P

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Deuxième caractéristique qui découle de la précédente : laformation des militants ne saurait être confiée qu’à des mili-tants. C’est donc au syndicat, et à lui seul, qu’il appartient d’endéfinir les contenus, d’en déterminer l’organisation et d’encontrôler la mise en œuvre. Il y va de la pureté doctrinale desenseignements. Ces tâches sont considérées comme tropimportantes pour être confiées à d’autres personnes qu’aux res-ponsables des Unions départementales à qui il revient « de pré-parer les programmes et de veiller à leur application ». Chaquestage a un directeur « choisi parmi les dirigeants syndicaux »,qui est à la fois administrateur, gestionnaire, coordinateurpédagogique et professeur principal. Les méthodes pédagogi-ques découlent directement de ces principes et s’inspirent desmodèles scolaires les plus traditionnels. Le cours magistral,dont on recommande qu’il ne dépasse jamais plus d’une heureet quart, est la règle. Sur ce point, les cégétistes sont peu récep-tifs aux innovations pédagogiques mises en œuvre en d’autreslieux. Ainsi, ils se défient de l’« entraînement mental » quedéveloppent au même moment les militants de Peuple etCulture et le CEO de Grenoble. S’ils reconnaissent qu’il y a« bien des choses » à en retenir, ils estiment que le maniementde cette méthode est « très délicat » et redoutent qu’elle com-porte un « danger terrible d’abstraction » conduisant à une« scholastique desséchante20 ».

Cette crainte de l’abstraction révèle en creux un autre soucides cégétistes : unifier la théorie et la pratique en ce queJ. Bruhat appelle une « synthèse vivante et efficace de l’expé-rience et des connaissances21 ». Ils se méfient constamment dela « théorie pure » tout en dénonçant les « dangers du praticisme ».L’objectif n’étant pas de former « des académiciens, mais descombattants » de la lutte des classes, une formation trop théo-rique aboutirait à couper les militants de leur base ouvrière enignorant, par une attitude dédaigneuse de « grand seigneur »,les revendications quotidiennes des travailleurs. Mais laméfiance à l’égard de la théorie n’implique pas pour autant une

20. J. BRUHAT, « L’éducation syndicale et la formation des cadres », op. cit.21. J. BRUHAT, « Comment organiser… », op. cit.

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survalorisation de l’expérience. La formation réduite aux seu-les exigences pratiques est également dénoncée comme insuf-fisante dans la mesure où elle risquerait de produire des« praticiens et non des dirigeants ». Au total, l’« éducationsyndicale » mise en œuvre dans la CGT se réclame d’unedialectique entre savoir et action, où la « doctrine, née de la pra-tique, revient à la pratique pour l’enrichir22 ».

LES SYNDICATS FACE AUX PROMOTEURS DE LA FORMATION EN ENTREPRISE

La question de la formation professionnelle des ouvriers estprofondément inscrite dans l’histoire du mouvement syndicalfrançais. À la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, ellefut à l’ordre du jour des débats de la toute jeune CGT. Elle sou-levait de nombreuses interrogations à l’origine de vives contro-verses concernant les finalités – formation initiale ouperfectionnement ? –, les publics visés – jeunes ou adultes ? –,la nature des savoirs à transmettre, la pédagogie à mettre enœuvre. Ces discussions retrouvent leur actualité au lendemainde la Libération.

Perfectionnement volontaire et promotion ouvrière

Dès l’automne 1944, les syndicalistes considèrent que laformation professionnelle fait partie intégrante des problèmespolitiques et sociaux que la nation doit affronter dans la pers-pective de la construction d’une nouvelle organisation sociale.Les discours confédéraux opèrent une identification expliciteentre l’intérêt de la classe ouvrière et l’intérêt national. Ce der-nier dépendant de l’accroissement de la production, CGT etCFTC participent sans réserve au consensus productiviste.

Ainsi, le Centre confédéral d’études économiques (CGT)s’est doté d’une Commission de la productivité qui déclarequ’il est « nécessaire de créer dans le pays tout entier un climat

22. J. BRUHAT, « L’éducation syndicale et la formation des cadres », op. cit.

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favorable à ce développement de la productivité ». Pour yrépondre, il faut une main-d’œuvre qualifiée qui manque cruel-lement. Lors du congrès de la Fédération CGT de la métallurgiede mars 1946, le responsable chargé du rapport sur les ques-tions de formation professionnelle l’exprime sans détours :« Le problème de la formation professionnelle ne se sépare pasde la production. Être en infériorité sur ce point serait compro-mettre gravement le succès final23. » Le même discours esttenu par la CFTC qui, lors de son XXIe congrès de 1945, insistesur « la nécessité, pour la reprise et la prospérité de notre éco-nomie et la qualité de sa production, de l’emploi d’une main-d’œuvre professionnelle qualifiée ».

Dans les entreprises, les militants déploient une intense acti-vité pour mobiliser les salariés autour des mots d’ordre produc-tivistes. Des « conférences d’usine » sont organisées, au coursdesquelles les questions de formation professionnelle figurenten bonne place à côté de l’état d’avancement de la productionet de l’analyse des besoins en matières premières24. Et quand lapuissante Fédération CGT de la métallurgie organise une« parade de la production », elle souhaite faire de cette journéeune « démonstration de la volonté de produire encore mieux etplus, en affirmant l’utilité du développement de l’éducationprofessionnelle, afin d’avoir les ouvriers et les ouvrières quali-fiés indispensables pour réaliser, précisément, la productionvoulue25 ».

Qu’entendent-ils exactement par formation professionnelle ?À la CGT comme à la CFTC, cette expression englobe laformation initiale des jeunes – désignée par le terme« apprentissage » – et celle des salariés déjà au travail. Concer-nant ces derniers, trois notions sont alors nettement distinguéespar les cégétistes : la formation professionnelle accélérée, larééducation professionnelle, le perfectionnement volontaire.

23. DENÈFLE, Rapport sur la formation professionnelle et l’apprentissageXVe congrès de la Fédération des travailleurs de la métallurgie CGT, Issy-les-Moulineaux, 12-16 mars 1946.

24. La Vie fédérale, n˚ 3, juin 1947.25. FÉDÉRATION DES TRAVAILLEURS DE LA MÉTALLURGIE, Bulletin fédéral,

n˚ 3, août 1946.

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La première consiste « à recruter et former, en quelquesmois, des manœuvres spécialisés, pour les jeter immédiate-ment dans le compartiment de la production qui en abesoin26 » ; la seconde s’adresse à « ceux qui veulent finird’apprendre leur métier et à ceux qui sont obligés ou veulentchanger de métier. Elle vise à l’acquisition complète de cemétier27 ». Dans les deux cas, il s’agit de former dans lesdélais les plus brefs – généralement six mois – la main-d’œuvre qu’exige le contexte très particulier de la « bataillepour la production ». Le recours fréquent à la métaphore mili-taire signale le caractère d’urgence et l’enjeu politique de cetype de formations qui constituent bien, dans l’esprit des syn-dicalistes, une « nouvelle bataille à gagner » où seront jetées« aux points névralgiques […] des troupes sinon aguerries, dumoins suffisamment entraînées28 ».

Le « perfectionnement volontaire » vise, lui, un tout autreobjectif : élever la qualification ouvrière par l’acquisition denouvelles connaissances techniques, théoriques et pratiques,contrôlées par des examens et validées par des diplômes.L’insistance mise sur son caractère volontaire indique lasomme d’efforts et de sacrifices qu’il suppose de la part decelui qui s’y engage. C’est précisément cette aptitude à l’effortindividuel qui est valorisée comme seule capable de faire émer-ger une élite ouvrière fidèle à sa classe d’origine, en dégageant« ceux qui ont le goût de l’effort, le culte de la persévérance, lavolonté de poursuivre une ascension pénible, sans céder àaucun attrait autre que la reconnaissance par les pairs desconnaissances acquises par un travail personnel librementrecherché29 ».

26. R. GIRARD, « La CGT et la formation professionnelle », Servir laFrance, n˚ 11, février 1946, p. 24-27.

27. Ibid.28. DENÈFLE, Rapport sur la formation professionnelle et l’apprentissage,

XVe congrès de la Fédération des travailleurs de la métallurgie CGT, Issy-les-Moulineaux, 12-16 mars 1946.

29. R. et H. CANCET, « La promotion ouvrière », Servir la France, n˚ 28,août 1947, p. 24-31.

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Car, pour les syndicalistes, la dimension individuelle duperfectionnement volontaire n’est pas contradictoire avec sadimension collective. Au contraire. Elle n’a même de sens queconçue comme participation à l’effort collectif en amenant cha-que individu « à la place où il rendra d’une façon certaine sonmaximum, à la grande satisfaction de l’intéressé et pour le pro-fit de l’économie nationale30 ». Or, amener l’individu à la placequ’il mérite suppose que la formation ne soit pas dissociée dela « promotion ouvrière ». Celle-ci est fondamentale pour com-prendre que, dans l’esprit des cégétistes, le perfectionnementne saurait se limiter à quelques privilégiés mais, au contraire,devait s’ouvrir largement à l’ensemble des salariés, à « tous lestravailleurs de bonne volonté », quelles que soient leur forma-tion initiale et leur place dans la hiérarchie du travail.

Concrètement, la « promotion ouvrière » permet d’aboutir àdes changements de catégories en fonction du mérite individuelmesuré par le niveau des connaissances acquises pendant lescours de perfectionnement, contrôlées et validées par des exa-mens « rigoureux et intègres » ou par des essais professionnels.Cette approche pose la question de savoir qui décide des pro-motions. Dans le contexte des années de la Libération, toutepromotion individuelle qui s’effectue selon des critères fixéspar le seul employeur est a priori suspecte aux militants. Aussiexigent-ils la transparence de ces critères et le contrôle collectifdes promotions. Dans la métallurgie, ils envisagent mêmed’obliger les employeurs dont les entreprises occupent plus de100 salariés à ouvrir des cours de perfectionnement profession-nel contrôlés par les comités d’entreprise ou par les inspecteursdu travail assistés des organisations syndicales. Ils demandentqu’à l’issue de la formation soit remis un « certificat sanction-nant l’aptitude des candidats à une catégorie professionnellecorrespondant à leur rééducation ou perfectionnement » demanière à ce que, au moment d’opérer des recrutements, il soitfait appel, de préférence, « à égalité de compétence, aux lau-réats des cours de perfectionnement ».

30. Ibid.

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En fait, la question de la formation professionnelle des adul-tes n’était pas, à leurs yeux, dissociable de celle de la formationinitiale des jeunes ouvriers et de la configuration que devraitprendre un système d’enseignement à inventer pour une Francesocialiste, système dont le plan Langevin-Wallon traçait déjàles grandes lignes.

On a un aperçu de ce que souhaitaient les cégétistes dans ledomaine d’une possible articulation entre formation initiale etformation continue, à travers le projet qui fut remis aux diffé-rents groupes parlementaires en mars 1947 et qui visait expli-citement à refondre complètement le dispositif mis en place parla loi Astier (25 juillet 1919). Au cœur de ce projet, un principe– celui de la collaboration entre l’État, les syndicats ouvriers etles organisations patronales – et une volonté : mettre fin àl’« exploitation lucrative et honteuse » des besoins de formation.Concrètement, ils proposent la création d’un service public dela formation professionnelle, relevant de la compétence del’État et des ministères de l’Éducation nationale ou du Travail.

En même temps, dans le cadre d’une conception adéqua-tionniste largement partagée à l’époque, les auteurs du projetsouhaitent mettre en place un système harmonisant les niveauxde qualification par profession, les besoins du système produc-tif et les flux de formés. Sur ces bases, l’ancienne architecturedes Comités départementaux de l’enseignement technique estremplacée par un système calqué sur le modèle d’organisationde la CGT elle-même : interprofessionnelle et par branched’activité. La taxe d’apprentissage serait remplacée par unetaxe de formation professionnelle dont le taux fut fixé à 2,5 %du montant des rémunérations servies par « tout employeurquel qu’il soit31 ». Une Caisse nationale autonome de la forma-tion professionnelle, administrée par un conseil dont les mem-bres seraient nommés par les ministres de l’Éducationnationale, du Travail et des Finances, répartirait les fonds col-lectés entre les différents organismes de formation. Remis auxdifférents groupes parlementaires le 14 mars 1947, le projet de

31. René GIRARD, « La formation professionnelle et la CGT », L’Enseigne-ment public, n˚ 5, janvier 1946, p. 7-8.

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loi ne sera jamais examiné. Moins de deux mois plus tard, lesministres communistes étaient chassés du gouvernement. Sipertinentes qu’aient été les idées des syndicalistes ouvriers et sifort leur engagement, rien, désormais, ne prévaudra contre lerapport des forces politiques. Le modèle américain et la ques-tion de la productivité allaient désormais constituer des pointsde divergence majeurs divisant les organisations syndicales etsurdéterminant leurs conceptions de la formation.

Des divergences majeures : la productivité et le modèle américain

À partir de 1947, la CGT d’un côté, la CGT-FO et la CFTCde l’autre produisent sur les questions de formation des analy-ses antagonistes à la source desquelles se trouvent d’une partl’irréductible contradiction qui oppose les tenants intransi-geants de la lutte des classes aux défenseurs de la collaborationde classes ; d’autre part l’ancrage de chacune de ces organisa-tions dans l’un des deux camps qui se partagent le monde :URSS d’un côté, États-Unis de l’autre.

Les syndicalistes chrétiens se reconnaissent dans les courantsde pensée, fort anciens, qui prônent la réconciliation du capital etdu travail, et prêtent une oreille attentive aux projets d’associa-tion et de participation. La CGT-FO, quant à elle, se situe sur unautre plan. Il s’agit, dans le contexte d’une période de croissanceexceptionnelle, de réaliser une société plus égalitaire par la répar-tition équitable des bénéfices de la croissance et par l’accès plusjuste de toutes les catégories sociales à l’éducation. Par consé-quent, « il faut produire pour pouvoir répartir et consommer pourque la production non écoulée n’entraîne pas le chômage32 ».

32. R. BOTHEREAU, « Les travailleurs doivent bénéficier de l’augmentationde la productivité », Force ouvrière, n˚ 227, 4 mai 1950, p. 6-7. L’une des pho-tographies illustrant l’article de Bothereau représente des ouvriers en chaussurestravaillant à la chaîne et comporte la légende suivante : « À l’usine de chaussu-res Nunn-Busch de Milwaukee, nos représentants ont constaté qu’une heure suf-fit à l’ouvrier américain pour accomplir le travail qu’un ouvrier français fait endeux heures et demie. Aussi ont-ils émis l’espoir de voir bientôt appliquer enFrance les méthodes et les techniques qui, en rendant plus efficace le travail desouvriers, améliorent leur pouvoir d’achat. »

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Mais cette adhésion au modèle productiviste s’accompagned’une exigence de participation des travailleurs à la gestion dusystème. Dans cette perspective, le rapport des militants de laCGT-FO à la productivité peut donc se résumer en uneformule : la productivité oui… mais avec le consentement destravailleurs. Et, pour obtenir ce consentement, les syndicalistesont retenu de leurs voyages aux États-Unis33 l’importance desrelations humaines dans le fonctionnement des entreprises.Pour le secrétaire de la Fédération des ingénieurs et cadres :« La productivité, c’est d’abord un climat34 ! » Et il expliquequ’au pays du taylorisme s’opère une « véritable révolutionmentale » qui résulte de la coopération entre les patrons et les« professeurs de Harvard ». Se faisant le propagandiste de cequ’il nomme sans détours, la « méthode à éviter les grèves », ildémontre aux membres du Comité national de l’organisationfrançaise (CNOF) que désormais, « dans une industrie améri-caine bien organisée, on note un contremaître ou un chef d’ate-lier sur son comportement social, son côté humain, son art decommandement, avant même sa valeur technique ».

À l’opposé de ce point de vue, les cégétistes considèrent que lalutte des classes est une réalité incontournable, indissolublementliée à l’existence de deux classes sociales aux intérêts fondamen-talement contradictoires. Enracinée dans le processus d’exploita-tion de l’homme par l’homme, elle est consubstantielle au mode deproduction capitaliste. Dans ces conditions, et au regard de la théo-rie marxiste de la plus-value, l’association du capital et du travailest une aberration, voire une trahison quand elle est le fait d’orga-nisations syndicales. Si la contribution de la classe ouvrière à la« bataille de la production » avait un sens entre 1944 et 1947 parce

33. Au cours de l’année 1950, trois équipes comprenant des militants FO –notamment J.-B. Tomas (Fédération gaz électricité), R. Richard (secrétaire de laFédération des ingénieurs et cadres), J. Cucuel des VRP – se sont rendues auxÉtats-Unis pour étudier les « facteurs techniques et humains à l’origine de lahaute productivité américaine ». La relation de leur expérience figure dans« Une équipe de productivité aux USA », Force ouvrière, n˚ 228, 11 mai 1950,p. 10. Article non signé.

34. C’est le titre d’un article publié par R. RICHARD dans le journal Forceouvrière, n˚ 232, 8 juin 1950, p. 6-7.

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qu’elle s’exerçait dans des conditions politiques favorables à sesintérêts, il n’en va plus de même dans la période suivante : la pro-ductivité est désormais considérée comme « source d’augmenta-tion de la plus-value et du profit capitaliste35 ». Dans lesentreprises et sur les chantiers, les militants trouvent sans peinede quoi alimenter cet argumentaire critique en confrontant lesdiscours productivistes à la réalité vécue par les salariés. Enchoisissant des exemples dans le textile ou le bâtiment, ils mon-trent que l’amélioration de la productivité se traduit par l’inten-sification du travail et l’augmentation du nombre des accidents,tandis que stagnent les salaires nominaux36.

Comment, dans ces conditions, ne pas condamner, en mêmetemps que la productivité, les méthodes qui sont censées lafaire progresser ? Qu’elles aient déjà été utilisées avant laguerre ou qu’elles aient été importées des États-Unis à l’occa-sion des missions de productivité, toutes suscitent une virulenteopposition de la part de la CGT qui y voit l’une des manifesta-tions de l’offensive du « savoir américain », destinée à briserl’autonomie et la combativité de la classe ouvrière. Ainsi,l’ensemble des méthodes regroupées sous le terme de « rela-tions humaines » sont condamnées comme une « mystificationhypocrite37 » destinée à « corrompre idéologiquement et maté-riellement les travailleurs38 ». De la même manière, le syndicatCGT des psychotechniciens dénonce le TWI (Training WithinIndustry) comme une « entreprise de catéchisation de la classeouvrière39 ». Dans ce cadre d’analyse, les stages de perfection-nement apparaissent doublement dangereux. En suscitant

35. Lettre de Pierre Le Brun, secrétaire confédéral, au secrétaire d’État auxAffaires économiques, Robert Buron, publiée dans la Revue des comitésd’entreprise, n˚ 26, mai 1950, p. 15.

36. J. ÉLOI, « La position de la Fédération nationale des travailleurs du bâti-ment, des travaux publics et des matériaux de construction sur la productivité »,Revue des comités d’entreprise, n˚ 47, février 1952, p. 37-49. E. AUBERT, « Lesbienfaits de la productivité capitaliste dans le textile », Revue des comitésd’entreprise, n˚ 85, mai 1955, p. 45-49.

37. SYNDICAT NATIONAL DES PSYCHOTECHNICIENS CGT, « Psychotechni-ciens et travailleurs », Revue des comités d’entreprise, n˚ 94, mai 1956, p. 47-58.

38. Ibid.39. Ibid.

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l’adhésion individuelle des salariés aux valeurs de l’entreprise,ils détournent au profit des employeurs les capacités d’initia-tive, d’invention et de créativité des ouvriers ; en valorisant,par des primes, l’individualisme au détriment du collectif, ilsles divisent. Et c’est bien là, aux yeux des cégétistes, le dangerprincipal : faire perdre aux ouvriers « la conscience du lienobjectif qui les relie les uns aux autres et les rassemble dans uneseule classe indépendamment de leurs particularités individuel-les40 », risquant ainsi de leur faire oublier « jusqu’au sentimentde leur appartenance de classe41 ».

À la CGT-FO, en revanche, la notion de « promotionouvrière » s’inscrit dans un projet politique global reposant surle rêve d’un compromis social-démocrate à la suédoise.

Promotion ouvrière et compromis social-démocrate : le projet de la CGT-FO

En acceptant la logique du système capitaliste, les syndica-listes de Force ouvrière renoncent momentanément au primatde la question de la propriété privée des moyens de productionpour privilégier la lutte contre les inégalités de revenus etd’accès au savoir et à la culture dans un contexte de forte crois-sance.

De cette conception du progrès social découle celle de la« promotion ouvrière », définie comme un ensemble deconquêtes comprenant à la fois l’augmentation du pouvoird’achat par de meilleurs salaires, l’amélioration des condi-tions de la vie quotidienne, la garantie du plein emploi, lajuste répartition des bénéfices de la croissance, l’organisationd’un système de retraites décentes. C’est dans ce cadre géné-ral que s’inscrivent la « promotion professionnelleou promotion du travail » d’une part ; et la « promotionsociale » d’autre part.

40. A. BARJONET, « Le sens véritable de l’association “capital-travail” »,Revue des comités d’entreprise, n˚ 48, mars 1952, p. 9-12.

41. Ibid.

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La promotion du travail n’est, selon ce raisonnement, quel’une des voies par lesquelles l’ouvrier peut accéder à unniveau supérieur d’humanité. Cela suppose que, dans lesentreprises, soient démocratisées les méthodes de recrute-ment du personnel d’encadrement de façon à permettre à ceuxqui n’ont pas de diplômes d’accéder au plus haut niveau de lahiérarchie du travail : « En un mot il faut permettre à l’ouvrierde devenir contremaître, technicien, ingénieur, s’il en a lesqualités42. » Or, la promotion suppose la formation profes-sionnelle qui n’a elle-même de sens qu’inscrite dans et précé-dée par une « solide formation générale ». Autrement dit,l’accès à la qualification professionnelle requiert préalable-ment une culture générale. Celle-ci consiste à donner auxsalariés un socle de connaissances théoriques suffisammentconsistantes pour les rendre capables, plus tard et selon leurpropre choix, de recevoir « une formation complémentaire,une formation professionnelle, une spécialisation […] un per-fectionnement ultérieur continuel43 ».

Le dernier maillon de la chaîne de la promotion est la« promotion sociale » qui, au-delà de la sphère du travail, doitpermettre la participation directe des salariés à la vie économi-que de la nation et, plus largement, à sa vie politique, tant il estévident, pour les militants de Force ouvrière, que « la vie nes’arrête pas aux portes de l’usine et que la façon dont les hom-mes vivent et dont leurs familles sont pourvues devrait être laseule finalité44 ».

Ces analyses s’enracinent dans l’histoire de la social-démo-cratie européenne. Ainsi, la participation des salariés à la gestiondes entreprises pour améliorer la productivité et la situationmatérielle de la classe ouvrière ; la revendication d’une démo-cratie économique et sociale où les syndicats collaborent à ladirection et au contrôle de l’économie tant au niveau nationalqu’à celui des entreprises trouvent leur source dans les écrits des

42. T. OTTAVY, « La promotion. Promotion professionnelle ou promotiondu travail », Force ouvrière, n˚ 554, 4 octobre 1956, p. 12.

43. Ibid.44. T. OTTAVY, « Promotion ouvrière. Éducation et promotion sociale »,

Force ouvrière, n˚ 562, 29 novembre 1956, p. 12.

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penseurs autrichiens et allemands du début du XXe siècle45.Aussi n’est-il pas surprenant que l’« exemple suédois46 » soitrégulièrement invoqué dans les colonnes de Force ouvrière. Ony exalte les vertus de l’École populaire supérieure de Brunnsvikoù, au côté des syndicats, « collaborent étroitement les groupe-ments coopérateurs, les partis à programme social et divers autresgroupements d’activité culturelle ». Du point de vue des respon-sables de la CGT-FO, l’intérêt d’une telle institution réside danssa capacité à fournir aux organisations syndicales des militants« mieux instruits, plus réfléchis, plus capables d’assumer les res-ponsabilités de gestion que le monde ouvrier réclame ».

Au total, au cours de ces années, les différentes organisa-tions syndicales affichent, en matière de formation, des posi-tions contradictoires qui relèvent d’un véritable combatpolitique engageant les valeurs fondatrices de chacune d’entreelles, ainsi que leurs visions de la société à faire advenir. Quandles uns concevaient la formation comme une arme du combatde classe, les autres la pensaient comme outil de cogestion del’entreprise pour un meilleur partage des fruits de la croissance.Quand les uns se défiaient de la promotion comme d’un poisonmortifère pour l’unité de la classe ouvrière, les autres l’envisa-geaient comme l’idéal, enfin réalisé dans et par le travail, del’école républicaine. Les chances pour que s’opère une conver-gence entre ces différents points étaient donc faibles et, parconséquent, la probabilité que se construise une position com-mune face au patronat quasiment inexistante.

En revanche, au sein des confédérations ouvrières, c’estdans les syndicats de cadres que les questions de formationvont peu à peu émerger comme possible lieu d’entente etcomme source d’unité d’action.

45. Notamment Otto BAUER, La Marche au socialisme, Librairie del’Humanité, Paris, 1919 ; Rudolf HILFERDING, Rapports sur les tâches de lasocial-démocratie, Congrès de Kiel, 1927 ; Fritz NAPHTALI, La Démocratieéconomique, ses raisons, son chemin et ses buts, Berlin, 1928.

46. C’est le titre d’un article de G. VIDALENC : « Ce qui est possible enmatière d’éducation ouvrière. L’exemple suédois », Force ouvrière, n˚ 251,26 octobre 1950, p. 11.

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LE TOURNANT DES ANNÉES 1960 : LES CADRES PRENNENT L’INITIATIVE

L’attention particulière accordée aux questions de formationn’est pas nouvelle chez les cadres. Leur position dans la hiérar-chie du travail les incite à « se tenir au courant » des évolutionsscientifiques et technologiques. Mais cette revendication, qui alongtemps rencontré la résistance des employeurs, prend unedimension nouvelle au début des années 1960. Confrontés auxbouleversements de leur environnement de travail, ils vont définirle « perfectionnement » comme outil de sauvegarde de leuremploi menacé. Ce faisant, ils participaient au mouvement des« élites réformatrices » qui militaient pour promouvoir la forma-tion et, en même temps, s’inscrivaient dans le cadre des politi-ques d’emploi « globales et coordonnées » [Vincent, 2004],mises en œuvre au cours de la même période.

La formation des cadres : un enjeu décisif pour les multinationales

Au cours des années 1950, les cadres47 sont rares. Et le phé-nomène marquant de la décennie suivante est justement ledébut de leur accroissement numérique : en 1954, cadres supé-rieurs et moyens (enseignants exclus) représentent 6 % de lapopulation active, 10 % en 1968 et 14 % en 1975. Parmi eux,prédominent encore les autodidactes qui ont accédé au statut decadres par promotion interne : en 1968, une enquête del’INSEE montrait que 70 % des cadres supérieurs et 33 % despersonnes déclarant la profession d’ingénieur n’avaient pasdépassé le stade du baccalauréat. C’est dire que la question dela carrière était, pour eux, centrale.

Inscrits, comme les ouvriers, dans le rapport salarial desubordination, ils s’en distinguent cependant radicalement par

47. Dans l’espace de cette contribution, il n’est pas possible d’entrer dansles débats quant à la définition de la catégorie « cadres ». Il convient, cependant,de préciser que, dans le terme « cadres », j’englobe les ingénieurs, ainsi que lescadres techniques, administratifs et commerciaux des entreprises ; en revanche,j’en exclus les cadres de la fonction publique.

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la délégation d’une part de pouvoir que leur accordel’employeur. De ce point de vue, ils occupent une position stra-tégique qui explique que leur conversion à l’idéologie de lamodernisation soit, pour le patronat des grandes entreprises, undes éléments clés de la réussite des politiques industriellesparce que non seulement leurs compétences techniques et leurscapacités d’encadrement de la main-d’œuvre, mais aussi leuradhésion aux valeurs et aux finalités de l’entreprise concourentde façon décisive à l’efficacité productive.

Et les grandes entreprises l’ont bien compris pour qui la for-mation des cadres constituait alors un enjeu majeur. Elle était,selon François Ceyrac, « le secret de la productivité, donc de lacompétitivité. Car, ajoute-t-il, la formation ce n’est pas de laphilanthropie, cela vise l’efficacité48 ». Ce n’est donc pas parhasard si les plus importantes actions de formation interneétaient non seulement organisées par les multinationales dupétrole49, mais quasi exclusivement réservées aux seuls cadres,au point que promouvoir la formation « pour tout le monde,depuis le manœuvre jusqu’à l’ingénieur, surtout le manœuvre »,c’était commettre une « profanation ». Or cette politique deformation n’était pas dissociable d’une politique de promotioninterne soigneusement contrôlée par les directions d’entreprisedont elle constituait le « cœur du système de management » et,au même titre que la formation, le « jardin secret50 ».

On comprend, dans ces conditions, la longue résistance patro-nale à la généralisation de la formation pour tous et son introduc-tion dans les conventions collectives. Ainsi, les propositionsavancées en mai 1952 par les patrons de la chimie ne compor-taient aucun article consacré à la formation ou à la promotion51.Et, quand ils apparaissent, ces thèmes sont assortis de restrictions

48. Entretien de l’auteur avec François Ceyrac, 29 janvier 1999.49. Ibid. Fait significatif : quand, à la fin des années 1950, les responsables

de la Fédération CFTC de la chimie menaient des recherches sur la formationdes militants, c’est à partir de documents du trust pétrolier BP qu’ils travaillaientpour appréhender la méthode TWI.

50. Ibid.51. Convention collective nationale des industries chimiques, proposition

patronale, 15 mai 1952 et 18 juillet 1952. Archives fédérales CFDT, 1 F 598.

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LA FORMATION AU TRAVAIL : UNE AFFAIRE DE CADRES… 123

significatives comme c’est le cas dans l’avenant « collabora-teurs52 » d’octobre 1952 qui mentionne que, « dans la mesure dupossible53 », des facilités leur seront accordées pour leur permet-tre de compléter leur formation professionnelle et d’accéder à ladocumentation utile au maintien de leurs connaissances. Enjuin 1955, la formation n’apparaît toujours pas dans l’avenant« ingénieurs et cadres ». Il faut attendre la révision de la conventioncollective en septembre 1962 pour qu’il soit enfin fait mentiond’un projet concernant le « recyclage professionnel54 ». C’estque, entre-temps, les cadres se sont mobilisés pour revendiquerun véritable droit individuel à la formation.

Cette mobilisation s’explique par les conséquences de lapolitique de restructuration de l’appareil productif promue aumême moment par le gouvernement. Celui-ci encourage lesconcentrations d’entreprises et favorise la constitution de grou-pes de grande taille réputés capables de soutenir la concurrenceinternationale. Cette « mue décisive » [Eck, 1988] des structu-res de l’économie française pose brutalement aux cadres laquestion de leur statut dans l’entreprise et les confronte à despolitiques de gestion du personnel où l’on n’hésite pas à licen-cier un cadre ancien pour le remplacer par un jeune recruté ausortir de l’école. Prenant conscience de la fragilité de leur posi-tion, ils se tournent vers les syndicats ouvriers qui les courti-sent, à l’exemple de la CGT où René Le Guen explique qu’« enadhérant à la CGT un cadre ne se mutile pas55 ». Il est d’ailleurssignificatif que les revues syndicales leur consacrent des numérosspéciaux ou des dossiers aux titres révélateurs : « Un cadre est-il vieux à 35 ans56 ? » ou : « Rester toute sa vie un créateur57. »

52. Ce terme désignait les employés, techniciens, dessinateurs et agents demaîtrise.

53. Version du 30 octobre 1952.54. « Projet de dispositions relatives au recyclage professionnel des

cadres », publié dans L’Information des cadres (CFTC), 15 septembre 1962.Archives fédérales CFDT, 1 F 611.

55. Propos rapportés par A. Jaeglé (un des responsables cadres de la CGT),entretien avec l’auteur, 19 avril 2001.

56. Options. Revue mensuelle de l’UGIC, n˚ 2, novembre 1965.57. Cadres et profession (Organe des ingénieurs et cadres CFDT), n˚ 203,

février 1966.

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124 FORMER POUR RÉFORMER

La nouvelle donne syndicale

Premiers ébranlements qui signalent un changement d’atti-tude chez les cadres : les mouvements sociaux auxquels ils par-ticipent aux côtés des ouvriers. Ce fut le cas en octobre-novembre 1959, à l’usine Thompson-Houston de Bagneux, oùon les vit faire grève à 80 % pendant plusieurs demi-journées[Benguigui, 2005]. Lors de la grève des mineurs du printemps1963, l’engagement des ingénieurs, qui soutinrent le mouve-ment dès le début, constituait également un changement nota-ble dans un milieu où la coupure entre ouvriers et cadres étaittrès marquée. Mais c’est le conflit qui éclate chez Neyrpic àGrenoble en décembre 1962 qui marque le plus les esprits.Cette entreprise se caractérisait par la place importante des acti-vités d’études et la forte proportion d’ingénieurs, de techni-ciens, de dessinateurs et d’agents de maîtrise58. Par ailleurs,Neyrpic se singularisait par une politique des relations humai-nes influencée par les idées du CADIPPE59 qui y organisait desstages pour enseigner les méthodes visant à pacifier les rap-ports de travail. Enfin, un accord y avait été signé qui accordaitun certain nombre d’avantages sociaux, parmi lesquels lareconnaissance de la section syndicale d’entreprise. Et c’estprécisément la rupture unilatérale de cet accord par un nouveaupatron qui déclencha la grève de 1962. Dès le début du conflit,les agents de maîtrise dénoncèrent la contradiction entre lesidées de collaboration inculquées lors des formations et la réa-lité des pratiques de la nouvelle direction60. Illustrant ainsi

58. Sur 3 000 salariés, on dénombrait 300 ingénieurs, 250 dessinateurs,250 agents techniques, 250 agents de maîtrise, 400 employés administratifs et1 600 ouvriers. À cet ensemble s’ajoutaient les 150 ouvriers, 300 ingénieurs etcadres, et les 500 agents techniques de la SOGREAH (Société grenobloised’études hydrauliques), bureau d’études autonome mais lié à Neyrpic dont il fai-sait partie intégrante.

59. Comité d’action pour le développement de l’intéressement du personnelà la productivité des entreprises.

60. « Cette façon de faire est contraire aux principes inculqués par nos édu-cateurs lors de nos stages de formation psychologique et de formation-maîtrise », texte d’un tract cité par P. Belleville dans Une nouvelle classeouvrière [BELLEVILLE, 1963].

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LA FORMATION AU TRAVAIL : UNE AFFAIRE DE CADRES… 125

l’« alliance inédite […] entre ouvriers, techniciens etingénieurs » [Balazs, Faguer, Rimbert, 2004], la grève Neyrpicacquit valeur de symbole au plan national.

Elle s’inscrivait dans un ensemble de mouvements qui confor-taient les théoriciens de la « nouvelle classe ouvrière » [Belle-ville, 1963 ; Mallet, 1963] dans la pertinence de leur thèse. Ducomportement des ingénieurs de la Thomson-Houston, SergeMallet déduit que les barrières traditionnelles entre ouvriers etingénieurs ont disparu, la « hiérarchie technique » ayant, selonlui, remplacé la « hiérarchie sociale » [Benguigui, 2005,p. 279-283]. De la même façon, Pierre Belleville tire du conflitchez Neyrpic la conclusion que les « ingénieurs, étudiants,chercheurs découvraient qu’ils étaient des salariés comme lesautres, payés pour un travail qui, avant tout, devait rapporterdes bénéfices » [Belleville, 1963]. En conjonction avec cellesqui, sur le plan politique, agitent au même moment la galaxiede la « nouvelle gauche », ces idées amènent le monde syndicalà s’interroger sur la position des cadres dans le champ social et,du même coup, sur leur place dans les structures confédérales.Formaient-ils un groupe autonome ayant ses revendicationspropres ? Constituaient-ils une composante de la classeouvrière élargie ? N’étaient-ils, au contraire, que les auxiliairesdévoués du patronat ?

Concernant les cadres, le paysage syndical s’organise alorsautour du « quadrille » [Mouriaux, 1984] CGC, CFTC, CGT,CGT-FO, constitué au lendemain de la Seconde Guerre mon-diale et dans lequel la CGC constitue la force dominante. Or,c’est précisément en ce début des années 1960 que celle-ciconnaît un premier grand conflit interne, tandis qu’à la CGTcomme à la CFTC/CFDT les organisations de cadres vontjouer, dans des conditions et avec des résultats différents, un rôledéterminant pour infléchir la ligne des centrales [Benguigui,2005, p. 279-283].

De cet ensemble d’événements se dégagent quelques traitssaillants qui permettent de mieux comprendre dans quellesconditions les cadres vont pouvoir apparaître, à l’intérieur descentrales ouvrières, comme forces de proposition sur les pro-blèmes de formation et comment leurs idées vont s’y diffuser.

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Premier constat, ce sont des militants en rupture avec lesorientations jusque-là dominantes dans leur organisation quisont à l’avant-garde du mouvement. Que les divergences por-tent, comme à la CGC, sur la hiérarchie des salaires, le rôle dela planification ou la réforme de l’entreprise ; que le conflitmette en cause l’orientation de fond comme la déconfessionna-lisation à la CFTC ; que les oppositions renvoient, comme à laCGT, à des analyses politiques divergentes sur la place desclasses moyennes dans la société ; dans tous les cas, elles reflè-tent un mouvement d’ajustement des organisations à une nou-velle donne politique et sociale, mouvement porté par deshommes qui n’hésitent pas à affirmer des points de vue discor-dants par rapport à la doxa de l’organisation. C’est ainsi que, enimpulsant le redémarrage de l’UGIC, René Le Guen participeà l’aggiornamento engagé au sein du PCF et de la CGT àl’égard des techniciens, agents de maîtrise, ingénieurs etcadres61. L’enjeu n’est pas mince puisqu’il s’agit de faire pas-ser ces catégories du statut d’« éléments sociaux parasitaires »à la dignité de « couche salariée intermédiaire62 ». Dans uncadre idéologique très différent, Edmond Maire symbolisequant à lui le mouvement de basculement sociologique quis’opère dans la Fédération CFTC de la chimie par l’arrivéemassive des cadres aux postes de direction, évolution concomi-tante d’une redéfinition de la classe ouvrière dont E. Maireétend les limites à « tous les salariés qui sont à la fois exploitésmatériellement et frustrés moralement », ce qui inclut les

61. Déjà, en décembre 1959, le secrétaire général Benoît Frachon, expli-quant que les cadres « commencent à tirer des conclusions de l’expérience qu’ilsfont de l’exploitation dont ils sont victimes eux aussi », avait conclu sur lanécessité de les syndiquer à la CGT, B. FRACHON, « D’importants changementschez les techniciens et cadres », Tribune des cadres. Bulletin d’information destechniciens des chemins de fer, 15 décembre 1959. Cette thématique avait étéreprise en 1961 au XXXIIe congrès confédéral par Marcel Caille qui insista surla nécessité pour la CGT d’inventer des formes spécifiques d’organisation pourintégrer les techniciens, agents de maîtrise, ingénieurs et cadres.

62. M. THOREZ, « Nouvelles données sur la paupérisation », Cahiers ducommunisme, juillet-août 1955, p. 803-826 ; Cl. QUIN, Classes sociales et uniondu peuple de France, Éditions sociales, Paris, 1976. Cités par BOLTANSKI

[1982, p. 255].

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techniciens, les ingénieurs et les cadres, même si, précise-t-il,« ces travailleurs n’ont pas conscience de cette appartenance63 ».

Deuxième constat : ces militants travaillent dans les gran-des entreprises du secteur public et, de manière plus large, dansles secteurs qu’on peut caractériser comme étant les vecteurs dela croissance : pétrochimie, énergie, construction électrique,etc. Ainsi, à la CGC l’aile contestataire qui, derrière le secré-taire général Gilbert Nasse, s’oppose au président André Mal-terre est essentiellement constituée par des militants de l’EDF,du pétrole, de l’énergie atomique et des assurances64. À laCFTC, ce sont les chimistes65 qui jouent un rôle pionnier dansla construction de véritables fédérations d’industrie regroupantouvriers, employés, techniciens et cadres, et qui manifestent unintérêt ancien pour les questions de formation. À la CGT, ceuxqui vont impulser à partir de 1961 le mouvement de rénovationde l’UGIC appartiennent, eux aussi, aux mêmes branches :Roger Pascré est le secrétaire général de la Fédération de la chi-mie, René Le Guen, secrétaire général du Groupe national descadres, est ingénieur à Gaz de France, Jean Grosvalet est ingé-nieur à la CGE, Marc Descottes est ingénieur EDF.

Troisième constat : la formation émerge comme un thèmerevendicatif suffisamment rassembleur pour produire de l’unitéd’action entre les organisations. Si, jusqu’au début des années1960, les salaires, les retraites, la fiscalité et la sécurité socialeconstituaient les revendications principales des organisationsde cadres, le « perfectionnement » s’affirme progressivementet finit par s’imposer comme thème fédérateur. En réalité, ilétait apparu beaucoup plus tôt, dès mai 1949, et avait déjà réunidans un projet commun de convention collective sept organisa-tions de la chimie, appartenant pourtant à des camps idéologi-

63. E. MAIRE, Pour une recherche syndicale. Rapport d’organisation,XIIe congrès de la FIC, 7-9 octobre 1960.

64. G. Nasse lui-même dirige l’Union nationale des cadres et de la maîtriseEDF. En septembre 1969, il crée l’Union des cadres et des techniciens (UCT)qui va s’implanter principalement dans les branches du pétrole et de l’énergie.

65. La Fédération regroupe alors les salariés de la chimie lourde, du pétrole,de la parachimie, des matières plastiques, du caoutchouc, du verre et de la phar-macie.

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128 FORMER POUR RÉFORMER

quement opposés : outre la CGC, trois appartenaient à la CGT,trois à la CFTC66. Les syndicalistes s’accordaient alors pourdemander que les employeurs mettent à la disposition descadres la documentation nécessaire pour « maintenir et déve-lopper leurs connaissances ». Ils réclamaient également depouvoir assister à toutes les manifestations scientifiques outechniques « utiles à leur développement professionnel » etexigeaient que les déplacements nécessités par ces manifesta-tions « n’entraînent ni réduction des congés, ni réduction dessalaires ou appointements ».

Mais c’est à partir du début des années 1960 que sont véri-tablement posés des actes décisifs car, entre-temps, la questionde la sécurité de l’emploi était devenue une préoccupation descadres. En mars 1960, la Fédération des syndicats d’ingénieurset cadres – CFTC (FFSIC) présente un Avant-projet de conven-tion collective nationale concernant le perfectionnement desingénieurs et cadres67 ; tandis que, du côté de la CGT, le thème« Formation et perfectionnement » fait l’objet d’un des troisgroupes de travail mis en place pour préparer la conférencenationale des ingénieurs, cadres et techniciens du 11 mai196368, qui marquera véritablement la renaissance de l’UGIC69.

66. Il s'agit de la Fédération des industries chimiques CGT (FIC-CGT), lasection fédérale des « mensuels » de la FIC-CGT, le Syndicat national des ingé-nieurs et cadres des industries chimiques CGT, la Fédération française des syn-dicats des industries chimiques CFTC, la Fédération française des syndicatsd'employés, techniciens et agents de maîtrise CFTC, la Fédération des in-génieurs et cadres CFTC, la CGC. Archives fédérales CFDT, 1 F 598.

On note l'absence de la CGT-FO. Elle s'explique sans doute par le refus deses militants de travailler en commun à la fois avec les cégétistes à cause de leurproximité avec le Parti communiste et avec la CFTC à cause de ses attaches con-fessionnelles.

67. Avant-projet de convention collective nationale concernant le perfec-tionnement des ingénieurs et cadres. Chapitre II, Des cours de perfectionnementet de mises à jour. Archives FUC-CFDT, 1 F 38.

68. Conférence tenue à la veille du XXXIVe congrès confédéral (12-17 mai1963).

69. L’UGIC rénovée tient son premier congrès les 15 et 16 mai 1965. Si ons’en tient à une stricte chronologie, il s’agit en réalité du 3e congrès : le premiers’est tenu les 24 et 25 avril 1948, le 2e les 9 et 10 décembre 1950. Aucun congrèsn’a eu lieu entre décembre 1950 et mai 1965.

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C’est, enfin, la publication dès le deuxième numéro de la nou-velle revue de l’UGIC – Options (syndicales, économiques,sociales) – d’un dossier spécial consacré au problème du per-fectionnement des cadres70, suivi peu après de la présentationd’un Projet de loi sur le perfectionnement continu71.

Les cadres, précurseurs de la loi de 1971

Le discours des cadres syndicalistes s’organise autour de lathématique du « changement ». Leur argumentation se déploiesur fond d’idéologie de la modernisation qui suppose un mou-vement perpétuel des sciences et des techniques, imposant dese maintenir constamment à la pointe des connaissances. Leurplace dans l’organisation du travail et la variété des fonctionsqu’ils y occupent – commandement, conception, gestion, com-munication, formation – justifient à leurs yeux la nécessité des’adapter en permanence aux « mutations » de toute nature quiaffectent continûment le monde de la production et, plus large-ment, la société tout entière. D’où le postulat selon lequel laformation permanente serait une « exigence de la société indus-trielle moderne72 ». Formation initiale et expérience accumuléeau travail sont alors pensées comme les composantes d’un capi-tal scientifique, professionnel et culturel qu’il convient d’entre-tenir, faute de quoi il se dévalorise et entraîne ladisqualification de son propriétaire. Ce raisonnement était déjàprésent à la fin des années 1940. Ce qui change à partir du débutdes années 1960, c’est la mise en rapport de la revendicationd’un droit au perfectionnement pour tous les cadres avec ladéfense de leur emploi.

70. Options, n˚ 2, novembre 1965. Le titre de la première de couverture est :« Un cadre est-il vieux à 35 ans ? » Le dossier était réalisé par André JAEGLÉ,Guy PALMADE, Claude DUBOIS, Michel HINCKER, André RICHEL et MauriceWULFMAN.

71. Texte publié intégralement dans Cadres information, n˚ 8, mars 1967,9 pages.

72. Cadres et profession (Organe des ingénieurs et cadres CFDT), n˚ 203,février 1966, p. 4-5.

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Dans cette configuration nouvelle, le perfectionnement estcensé procurer à ceux qui en bénéficient des avantages décisifssur le marché du travail. À ce titre, il représente une véritableassurance emploi à une époque où les premières envolées duchômage alimentent l’angoisse des cadres qui découvrent queni le diplôme acquis en formation initiale, ni l’expérience et ledévouement mis sans compter au service de l’employeur ne lesprotègent de l’éviction prématurée de l’entreprise. Ils en tirentla conclusion que la formation permanente pourrait constituerun atout pour conserver leur emploi. Dans ces conditions, ellene saurait plus être réservée à une minorité de bénéficiaireschoisis par l’employeur en fonction de leur attachement auxintérêts de l’entreprise, mais étendue à tous les cadres et reven-diquée comme un droit.

Le lien entre formation et emploi prend donc une consis-tance très forte, et le perfectionnement devient une composanteessentielle de ce que la CGT-FO appelle une « politique activede l’emploi ». C’est pourquoi les cadres conçoivent l’ajuste-ment permanent de leurs connaissances comme une anticipa-tion et non comme une soumission aux évolutions scientifiqueset technologiques. Car, comme l’affirme la revue Cadres etprofession, « la mobilité ne doit pas être subie, mais assuréepositivement73 ». C’est tout le sens des critiques qu’ils adres-sent aux employeurs, accusés de limiter les objectifs des stagesde recyclage à « rattraper le progrès sans y participer74 ». C’estlà aussi un point de désaccord important qui les oppose auxreprésentants du CNPF lors des négociations qui aboutirent à lacréation de l’Association pour l’emploi des cadres (APEC),puisque le refus de la délégation patronale de reconnaître unlien de principe entre la formation et l’emploi fut à l’origined’un incident qui faillit interrompre les discussions75.

73. « Pour une politique active de l’emploi appliquée aux ingénieurs etcadres », Cadres et profession, n˚ 217, juin-juillet 1967, p. 4-5.

74. Options, n˚ 2, novembre 1965, op. cit.75. A. Jaeglé rapporte que, devant les résistances de Marcel Meunier, repré-

sentant le CNPF, la CGT menaça de rompre les négociations si un tel lien n’étaitpas reconnu.

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C’est dans cette perspective que les cadres prennent conscienceque les mots utilisés pour désigner les différentes actions deformation ne sont pas neutres et qu’ils sont l’enjeu d’une véri-table « bataille d’idées76 ». La manière de dire la formationcontribuant à la faire exister, ils éprouvent le besoin de stabili-ser le langage en s’attaquant à un travail de redéfinition et declassement du vocabulaire77.

Refusant l’idée selon laquelle le « recyclage » suffirait àfaire face à une perte d’emploi, ils placent ce type d’activité auplus bas niveau de la hiérarchie des formations. Pour les cadresCFDT, c’est un « mot affreux78 » qui désigne le « rafraîchisse-ment de connaissances précédemment acquises » ; pour ceuxde la CGT, il n’est qu’une « rustine à mettre sur l’emploi79 ».Trois critiques lui sont adressées : son extrême spécialisation –les cégétistes parlent de « recyclage surspécialisateur » –, sadurée trop courte, l’absence de promotion qui s’ensuit. Demanière générale, les cadres estiment qu’il n’est qu’uneréponse étroitement technique80 et à courte vue, apportée parles employeurs qui condamnent ainsi les salariés à un « réflexede défense immédiate » pour sauver leur emploi81. C’est pour-quoi ils lui préfèrent la notion de « perfectionnement ».

En fait, le terme même de « perfectionnement » est ambigucar il recouvre deux réalités contradictoires : ce peut être uneformation choisie volontairement par le salarié pour atteindrel’excellence et se promouvoir socialement82 ; mais ce peut être

76. A. Jaeglé, ibid.77. C’est dans les documents préparatoires au 1er congrès de l’UGIC (15-

18 mai 1965) qu’on trouve les traces du travail effectué dans ce domaine par lescadres CGT.

78. « Rester toute sa vie un créateur », Cadres et profession, n˚ 204,mars 1966, p. 8.

79. A. Jaeglé, ibid.80. L’UGIC donne l’exemple des cadres administratifs spécialisés en ges-

tion par ordinateur qui sont recyclés à chaque sortie d’un nouveau matériel IBM.81. Cette analyse est développée dans le document préparatoire au congrès

de l’UGIC (15-18 mai 1965), publié dans Options, n˚ 2, novembre 1965, p. 32.82. « Pratiquement, le besoin de perfectionnement a son origine dans le

désir légitime de promotion » explique le document préparatoire au congrès del’UGIC, op. cit.

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aussi une formation subie parce que imposée par l’employeursans contrepartie ni garantie de promotion. Selon la perspectiveadoptée, c’est toute la conception du perfectionnement et lesconditions de sa mise en œuvre qui s’en trouvent affectées. Eneffet, dans un cas le champ des possibles est largement ouvert etsuppose qu’une importante marge de décision soit laissée ausalarié ; dans l’autre, le champ des possibles est strictement cir-conscrit à l’intérêt de l’entreprise et commandé par l’employeur.

Aussi les syndicalistes critiquent-ils le perfectionnement telqu’il est pratiqué dans les entreprises, pour son caractère éli-tiste et borné à la seule sphère professionnelle. Les cadres de laCFDT lui reprochent de n’être qu’une simple « mise à jour desconnaissances » et une « amélioration des capacités enexercice83 », tandis que leurs collègues de la CGT en dénon-cent le caractère sélectif qui n’ouvre les formations qu’à unnombre « extrêmement limité » de bénéficiaires soigneuse-ment choisis par la direction des entreprises, conférant ainsi àla formation le « caractère d’un cadeau qui place moralementle cadre sous la dépendance du “bienfaiteur”84 ».

En revanche, dans la définition qu’ils en donnent, les syndi-calistes assignent au perfectionnement des finalités qui dépas-sent largement le seul domaine du travail. Ils séparent trèsclairement ses fonctions culturelles de ses fonctions profes-sionnelles. Cette distinction est particulièrement bien expriméedans le projet de loi de l’UGIC-CGT qui identifie trois catégo-ries d’actions de formation : celles qui visent à « mettre à jour,consolider, étendre ses connaissances générales », pour« contribuer à l’élévation du niveau culturel, dans son ensem-ble, de la personne » ; celles qui ont pour objectif de faire« acquérir des connaissances plus approfondies dans undomaine spécifique […] lié à l’activité professionnelle » ; cel-les, enfin, qui sont dispensées « en vue d’une reconversion85 ».

83. « Rester toute sa vie un créateur », Cadres et profession, n˚ 203,février 1966, p. 5.

84. Document préparatoire au congrès de l’UGIC-CGT (15-18 mai 1965),publié dans Options, n˚ 2, novembre 1965, p. 32.

85. Article 1 du projet de loi de l’UGIC-CGT. La même distinction étaitopérée par le projet de la FFSIC-CFTC de 1960.

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Dire ce que devrait être la formation, c’est aussi définir lesconditions dans lesquelles elle devrait se réaliser. C’est poser latriple question du temps, du financement et du contrôle.

La question du temps est décisive car elle engage deuxvisions contradictoires de la formation. Pour l’entreprise,« contrôler le temps c’est contrôler la productivité du travail etles coûts de production » [Pezet, 2004]. Par conséquent, touttemps soustrait à la production est du temps « perdu » et, mêmesi on considère la formation comme un investissement, l’idéalest qu’elle se déroule en dehors du temps de travail. Toute dif-férente est la vision des cadres. Beaucoup d’entre eux ont faitla dure expérience des cours du soir86. Ils en connaissent le prixen termes de sacrifices financiers et les conséquences souventdésastreuses sur la vie privée. Aussi exigent-ils que le temps dela formation soit assimilé à celui de la production et rémunérécomme tel. Le lien entre travail et formation s’en trouve ainsirenforcé.

Leur expérience les a également convaincus que, dans lesentreprises qui mettent en place des actions de formation, lesdécisions quant au contenu et à l’organisation dépendent de laseule volonté de l’employeur, et ils savent aussi que, quand desfacilités sont accordées aux salariés pour se former, l’initiativeappartient toujours au patron et dépend de son bon vouloir. Laseule façon de sortir de cette situation était de créer un espacede pouvoir qui rende possible l’implication des salariés en leurconférant une part d’autonomie dans le choix de leur forma-tion. Il s’agissait donc de revendiquer un droit nouveau : ledroit individuel – et non global, comme le souhaitait le patronat –à la formation pendant le temps de travail sans perte desalaire87.

Les solutions préconisées pour utiliser ce temps sont dif-férentes selon les organisations. Les cadres de la CFTC

86. Sur cette question, voir infra, G. BRUCY, « L’action de l’Éducationnationale : un passé impensé (1920-1970) ».

87. Le projet de la CGT est résumé dans le titre de la résolution « sur le per-fectionnement et l’emploi », adoptée lors du IIe congrès de l’UGIC : « Le per-fectionnement doit être organisé pendant le temps de travail, sans perte desalaire et sous contrôle syndical. »

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distinguent trois catégories de cours – formation générale etprofessionnelle obligatoire ; programme optionnel obliga-toire ; cours facultatifs – et proposent que les cours obligatoi-res soient dispensés pendant une période, fractionnée oucontinue, de deux semaines tous les trois ans. L’UGIC avancel’idée d’un « crédit perfectionnement » qui, sur la base devingt-quatre journées de formation par an, autoriserait parcumul l’obtention d’une année complète de formation au boutde douze années.

En ce qui concerne le financement du dispositif, les deuxprojets posent le principe de la participation des entreprises. LaCFTC propose de la calculer sur la base de 1 % de la masse desrémunérations versées aux ingénieurs et cadres, tandis que laCGT préconise le versement d’une « taxe de perfectionnement »gérée par un Fonds national du perfectionnement des cadres.

Enfin, la gestion et le contrôle du système seraient assurés,dans le projet CFTC, par une Commission paritaire nationaleinterprofessionnelle et des Commissions paritaires nationalesprofessionnelles ; dans celui de l’UGIC, par un Conseil supé-rieur du perfectionnement composé d’un nombre égal de repré-sentants des organisations syndicales de salariés, d’employeurset de l’université à laquelle est attribué un « rôle prioritaire ».

Au-delà de ces différences, les cadres ont donc bien consti-tué au début des années 1960, dans leurs organisations respec-tives, une force de proposition capable de produire devéritables projets qui posaient l’essentiel des principes quiseront mis en œuvre, dix ans plus tard, par la loi.

CONCLUSION

Considérée sous ses différents aspects, la formation ne futjamais l’objet d’une définition consensuelle de la part des syn-dicats ouvriers. Si tous la considéraient comme un outil utile,voire comme un bien, chacun en construisait sa propre repré-sentation. Dans la continuité d’une tradition ancrée dans l’his-toire du mouvement ouvrier, aucune organisation n’est restéemuette sur cette question. Qu’il s’agisse de la formation de

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leurs militants ou, plus largement, de celle de la classe ouvrièredans son ensemble, toutes ont produit des idées, construit desprojets, engagé des actions, chacune en fonction de son propresystème de valeurs et dans des contextes politiques changeantsqui surdéterminèrent leurs prises de position. Il en résulte quele mot « formation » recouvrait des conceptions et des prati-ques très diverses, voire contradictoires. Pour reprendre uneterminologie chère à Jacques Delors, on pourrait dire que, ences années de guerre froide, elle appartenait davantage audomaine des « divisions irréductibles » qu’à celui des« convergences possibles ». À cette grande hétérogénéités’ajoute le fait que les préoccupations des syndicats au cours deces années n’étaient pas principalement dévolues à la forma-tion. Par conséquent, poser la question de son rôle en termes devictoire d’une « longue lutte de la classe ouvrière » a peu desens et appauvrit singulièrement la réalité.

En revanche, chez les syndicats de cadres, la formation futassez tôt l’objet d’une préoccupation partagée. De ce point devue, leur action s’inscrivait dans le mouvement plus large des« élites réformatrices » [Tanguy, 2004], agissant dans leschamps professionnel, culturel et politique. C’est donc en tantque minorité active qu’ils agirent dans les confédérationsouvrières88. Mais, en prenant l’initiative, les cadres de la CGTet de la CFTC imposèrent leurs propres conceptions dans undomaine d’activité peu investi par les syndicats ouvriers. Dansces conditions, on s’explique mieux que leurs propositions, trèsprécises, en matière de financement et de gestion de la forma-tion aient pu ensuite apparaître comme des anticipations fonda-trices capables de se diffuser dans l’ensemble du corps social.Un fait, souvent ignoré, mais confirmé par plusieurs acteurs del’époque, est très révélateur de cette réalité : en 1968, aumoment de la négociation du protocole de Grenelle, Jean-LouisMoynot (CGT) et François Lagandré (CFDT) rédigèrent un

88. Par exemple, à la fin des années 1960, les 140 000 cadres syndiqués à laCGT représentent 6 % des 2 300 000 adhérents de la confédération. Encorefaut-il préciser que ces chiffres concernent l’ensemble des cadres adhérents à laCGT : ceux de l’UGICT et aussi ceux de la fonction publique membres del’UGFF (Union générale des fédérations de fonctionnaires).

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texte indiquant qu’il fallait ouvrir des discussions sur la forma-tion des cadres et des techniciens, discussions à partir desquel-les pourrait s’engager, ensuite seulement, une réflexion pourl’ensemble des salariés. La priorité était donc bien initialementaccordée aux cadres et ce n’est qu’ensuite que l’ordre des prio-rités fut inversé89.

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89. Cet éclairage a été apporté par Roger Faist (négociateur pour l’UCC-CFDT) et Guy Métais (chargé de mission au Commissariat général du Plan de1965 à 1969 puis conseiller technique au cabinet du Premier ministre de 1969 à1972). Rencontres du 29 mars et du 27 novembre 2001 organisées par leGEHFA au centre Pierre-Mendès-France, université Paris-I.

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Informer pour faire adhérer (1971-1976)

Emmanuel Quenson

Les recherches consacrées à la compréhension des condi-tions sociales, historiques et économiques qui ont favorisél’émergence de la formation professionnelle des adultes ontmis en évidence l’engagement de certains hommes politiques,syndicalistes, hommes d’entreprise, institutions paritaires,mouvements culturels et associatifs divers. Le long chemine-ment de cette catégorie de l’action sociale a ainsi été souligné,démontrant les différentes réalités qu’elle a pu prendre enpassant de l’éducation permanente, destinée à promouvoir unenseignement culturel, social et citoyen pour des adultesayant prématurément quitté l’école, à la formation profes-sionnelle continue, visant à préparer les salariés aux change-ments de la sphère économique et des emplois, jusqu’à laformation permanente, tentant une synthèse entre les deuxréalités précédentes.

Néanmoins, ces recherches ne se sont pas encore intéresséesaux actions entreprises par certains protagonistes – artisans dela « nouvelle société » promue par Jacques Chaban-Delmas,Premier ministre (1969-1972), et investis dans les travaux duCommissariat général du Plan – pour promouvoir par l’infor-mation la nouvelle législation sur la formation, et particulière-ment pour convaincre les salariés d’utiliser le congé-

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formation

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. Ces acteurs considèrent, en effet, que le manqued’informations des salariés, des représentants syndicaux dansles comités d’entreprise, des employeurs et des organismes deformation peut mettre un coup d’arrêt définitif à cette conquêtesociale. C’est pour éviter cette issue qu’ils ont participé à lacréation et au développement d’une institution spécialisée dansla diffusion d’informations – appelée le CNIPE (Centre natio-nal d’information pour le progrès économique), devenu depuisle Centre INFFO –, qui se situe à un niveau intermédiaire entreles dispositifs et les bénéficiaires, et entre l’État et les acteursdu monde du travail

2

.Pour ces protagonistes, l’information sur la formation

répond à des préoccupations politiques qui vont bien au-delà dela simple transmission de renseignements pratiques au mondedu travail. Dans la lignée de l’accord de juillet 1970, l’informa-tion représente, de leur point de vue, une des pierres angulairesd’une nouvelle organisation de la société où les divisions sontatténuées, mais surtout où les relations professionnelles secaractérisent par des compromis plutôt que par des conflits. Lastructure tripartite du conseil d’administration du CNIPE, per-mettant d’associer aux décisions des représentants du gouver-nement, des syndicats et des organisations patronales, attesteque l’information, comme la formation, doit, selon la concep-tion des relations sociales qu’ils défendent, être décidée par unepolitique contractuelle entre les pouvoirs publics et les organi-sations syndicales de salariés et d’employeurs.

Mais ce nouveau régime de relations professionnelles va seheurter aux divergences entre syndicats. Les représentants de laCFDT, de la CGT-FO, de la CFTC et de la CGC ont soutenul’idée que l’information doit permettre aux salariés de deveniracteurs de leurs parcours de formation pour augmenter leurs

1. Créé par l’accord national interprofessionnel du 9 juillet 1970 et reprispar la loi du 16 juillet 1971, le congé-formation permet aux salariés de partir enformation sur le temps de travail, alors qu’auparavant la formation devait sedérouler sur le temps de repos.

2. Cette étude repose très largement sur les archives de Bernard Pasquier(présenté plus loin) et de longs entretiens avec lui. Je le remercie très vivementpour sa collaboration.

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connaissances sociales, civiques et culturelles, et améliorer leurposition professionnelle. Les représentants de la CGT y ont vu,quant à eux, une manifestation de la politique mise en place parles élites pour intégrer les ouvriers dans la société capitaliste etmenacer l’homogénéité de la classe ouvrière en faisant la publi-cité de dispositifs qui pouvaient favoriser la promotion indivi-duelle aux dépens des promotions collectives. À la place, ilsont défendu l’orientation de l’information vers des formationspermettant d’accéder à un diplôme afin de participer à la pro-tection des salariés les plus fragilisés par la crise économiqueet sociale qui s’annonçait.

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Les premières années du CNIPE sont consacrées à l’infor-mation économique dans le cadre de la politique de producti-vité. Les destinataires de cette campagne sont les organisationsprofessionnelles et les syndicats. Puis l’information s’étend à lapopulation française dans son entier, et particulièrement auxcadres qui sont désignés comme les principaux vecteurs dansles entreprises de la politique de modernisation économique etsociale du pays.

La création du CNIPE, le 2 avril 1968, par un décret du Pre-mier ministre sous la dénomination de Centre national d’infor-mation pour la productivité des entreprises

3

, est conditionnéepar la volonté du gouvernement, et de certains gaullistes degauche, parmi lesquels Jacques Baumel, Gilbert Grandval, Oli-vier Guichard, Jean-Marcel Jeanneney, de mettre fin à la divi-sion des services de promotion de la productivité, qui étaientjusque-là constitués de l’AFAP (Association française pourl’accroissement de la productivité) et d’un service de la pro-ductivité rattaché au Commissariat général du Plan, en créantune seule structure dépendant exclusivement de ce dernier.

3. Le CNIPE prend le statut d’une association régie par la loi de 1901 placéesous la tutelle administrative et financière du Commissariat général du Plan etdu ministère de l’Économie et des Finances.

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Créée en 1953 par le Commissariat à la productivité, l’AFAP,qui deviendra en 1964 le CNAP (Centre national pour l’accrois-sement de la productivité), est un organisme de droit privé quicontribue à la mise en œuvre du plan Marshall par l’organisationde missions d’études aux États-Unis sur le monde productif etpar la diffusion de techniques et de modes d’organisation de laproduction auprès des responsables économiques et des indus-triels français. C’est notamment cet organisme, par l’intermé-diaire des Centres professionnels et régionaux de productivité,qui a diffusé dans les entreprises, et auprès des organisationsd’employeurs et de salariés et des centres de formation une desapplications de la psychologie industrielle, le TWI (

TrainingWithin Industry

), visant notamment à former les individus à desactivités par la décomposition des tâches.

La nouvelle structure est chargée de « fournir aux entrepri-ses les informations répondant aux besoins pratiques de leurgestion et à en favoriser leur utilisation

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». Elle doit également« aider les organisations professionnelles d’employeurs à dif-fuser auprès de leurs adhérents les informations qui leur sontnécessaires en matière économique » et « aider les organisa-tions syndicales de travailleurs à développer leurs effortsd’information et de formation économiques » sous la formed’une participation financière. Mais, par rapport aux servicesde productivité du Plan qui avaient contribué, dès 1953, à laformation économique des délégués syndicaux dans les comi-tés d’entreprise – à l’exception de ceux de la CGT, leur centraleétant opposée à la promotion de la productivité sur les créditsdu plan Marshall –, le CNIPE réintroduit ce syndicat (le plusreprésentatif des ouvriers) dans les organisations bénéficiairesde cette aide financière. Il représente donc une institution inter-médiaire se situant entre le gouvernement et l’ensemble dessyndicats pour conduire des actions d’information économiqueà destination du milieu du travail. Nommé par arrêté ministé-riel, son conseil d’administration est d’ailleurs constitué d’uncommissaire du gouvernement, de représentants du patronat(CNPF, CGPME, CCI, FNSEA) et des centrales syndicales

4. Décret du 2 avril 1968 portant création du CNIPE.

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(CGC, CFDT, CGT-FO, CGT, CFTC, FEN), d’administratifset de personnes qualifiées.

Parmi les nombreuses publications syndicales financées parle CNIPE, la CGT a réalisé un lexique des concepts économi-ques sous la forme de fiches techniques dans la

Vie ouvrière

,l’hebdomadaire de la centrale syndicale. Elle a aussi édité unbulletin bibliographique appelé

Sélection d’informations éco-nomiques et sociales

, et des ouvrages sur les jeunes ouvriers etla formation syndicale des militants. De son côté, la CFDT apublié le mensuel

Études économiques

, des dossiers sur lesproblèmes d’emploi et la gestion financière d’un syndicat, etdes fiches sur les firmes multinationales. Enfin, la CGC a éditéun bulletin économique.

Pour autant, si la nécessité d’augmenter le niveau desconnaissances économiques des salariés et des syndicalistes estpartagée par de nombreuses forces politiques et sociales,l’orientation politique de l’information, les institutions char-gées de la délivrer et les moyens à engager trouvent des répon-ses très différentes. Principalement, deux conceptions sedistinguent : celle d’une information pluraliste favorisant lacoopération des syndicalistes et des chercheurs universitaires,qui est disponible dans des centres de documentation en scien-ces sociales du travail ou accessible par le média télévisuel, etcelle d’une information encadrée par le gouvernement à desti-nation du monde du travail, dont la production et la diffusionsont assurées par le CNIPE à partir de 1970.

Un objet de controverses

La première conception de l’information économique etsociale est représentée par l’INDIT (Institut national de docu-mentation et d’information du travail), fondé en 1965 par l’ins-titut du travail de Sceaux [Tanguy, 2006] à l’initiative deMarcel David (universitaire et fondateur de l’Institut des scien-ces sociales du travail, institut universitaire composé de troisparties – la formation, la recherche et la documentation –, géréen partenariat avec les confédérations pour former leurs mili-tants). Association régie par la loi de 1901, l’INDIT est financé

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par le ministère du Travail et géré par un conseil d’administra-tion où sont représentés l’État, l’université et les syndicats desalariés. Il est présidé par le gaulliste Jacques Chazelle, ancienélève de l’ENA, conseiller des Affaires étrangères et anciendirecteur du cabinet de Gilbert Grandval (Union démocratiquedu travail), ministre du Travail dans le gouvernement Pompi-dou (1962-1966). J. Chazelle deviendra futur directeur duCNIPE au début des années 1970.

Son origine est à trouver, d’une part, dans la volonté de cer-tains syndicalistes de disposer d’un instrument de connaissanceet de recherche sur le travail et le salariat leur permettant d’éla-borer et de promouvoir un point de vue indépendant sur lesquestions économiques et sociales de cette période

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. Elle s’ins-crit, d’autre part, dans le droit-fil de la politique conduite par leministère du Travail et le Premier ministre pour concrétiser laparticipation. Mais cette expérience est de courte durée. Seule-ment deux ans après sa création, les réserves émises par les ser-vices administratifs, l’annulation de la subvention accordée parle ministère du Travail et les débats contradictoires entre cen-trales syndicales se conjuguent pour conduire à sa fermeture.Au début des années 1980, cette conception des syndicats enmatière d’information et de recherche connaîtra une nouvellematérialisation dans la création, par le premier gouvernementde gauche, de l’IRES (Institut de recherches économiques etsociales) [Terray, 2003].

Un autre exemple de cette conception de l’information éco-nomique et sociale se développe à la même période dans uncentre de documentation annexé à l’institut du travail de Gre-noble. En 1965, à la suite d’un colloque portant sur les ques-tions d’emploi, organisé par des universitaires et dessyndicalistes lors d’un conflit social dans une grande entreprisede la région, un centre de documentation économique et socialevoit le jour, en même temps qu’un Comité départemental dedéfense de l’emploi et des libertés syndicales. Ce centre, quipubliera un bulletin bimestriel jusqu’à la fin des années 1980,est dirigé par un conseil d’administration où sont représentés

5. L’INDIT a publié une revue spécialisée intitulée

Les Cahiers du travail

.

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toutes les centrales syndicales, des universitaires et des éluslocaux.

Une autre illustration de cette manière d’envisager l’infor-mation dans les domaines économique et social par la voie dela collaboration entre syndicalistes et représentants de l’univer-sité à des fins de formation des travailleurs est fournie par laTélépromotion rurale [Flageul, 1972]. Cette expérience, placéesous la tutelle du ministère de l’Agriculture et financée par leFonds de la formation professionnelle et de la promotionsociale, s’est développée entre 1966 et 1972 dans l’Ouest de laFrance. Les organisations professionnelles agricoles régionaleset l’université, représentée par un professeur d’université, ontconjointement œuvré pour proposer aux agriculteurs des pro-grammes télévisuels de sensibilisation aux questions socio-économiques du monde rural et de formation des représentantsdes organisations professionnelles.

La seconde conception de l’information économique etsociale est celle qui s’est développée au CNIPE et qui a succédéaux publications syndicales qu’il finançait jusqu’alors. Elle aété élaborée dans une des commissions du Commissariat géné-ral du Plan qui, dans le cadre du V

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Plan (1966-1970), a attachédavantage d’importance aux questions de modernisation de lasociété par rapport à la planification précédente qui s’intéres-sait essentiellement aux aspects économiques et industriels[Tanguy, 2002]. Conformément aux orientations défendues parJacques Chaban-Delmas, l’information économique devient unmode d’adaptation obligé au changement. Elle est requise pourassurer le développement industriel et la croissance économi-que, et pour améliorer la compétitivité des entreprises. Elle estaussi directement associée au progrès social puisqu’elle estcensée favoriser des relations professionnelles moins conflic-tuelles que par le passé, fondées sur la coopération entre lespartenaires sociaux.

Les travaux du Plan expliquent que les blocages de la crois-sance proviennent en grande partie du faible niveau desconnaissances économiques de la population. Ils reprennentpour partie les critiques émises dans plusieurs rapports et articles,relayées par certains responsables politiques, sur le monopole

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de l’INSEE en matière de prévision économique et d’informa-tion, et sur la centralisation des institutions d’État. Pour lesmembres de cette commission, l’apparition d’une presse spé-cialisée dans la gestion d’entreprise

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n’a pas réussi à compenserle désintéressement des médias sur l’économie et l’inadapta-tion de leur mode de communication aux nouvelles composan-tes de la société française (mouvements associatifs, ménagesactifs urbains, jeunes). La responsabilité des partis politiquesest aussi soulignée pour l’insuffisance des informations écono-miques qu’ils proposent. Enfin, les informations délivrées parles organisations syndicales sont incriminées pour leur manqued’objectivité. Le rôle de l’État ne peut donc plus être celui dese contenter de financer leurs publications par l’intermédiairedu CNIPE.

Du côté du monde du travail, le Plan propose de développerla formation économique de l’encadrement – qui est à cetteépoque encore constitué de nombreux autodidactes formés« sur le tas » – parce qu’il considère que ce groupe profession-nel est celui qui devra adapter dans les entreprises les change-ments scientifiques et techniques, mettre en place les nouvellesméthodes de gestion des hommes et accompagner les évolu-tions organisationnelles qui s’ensuivront (direction par objec-tifs, délégation des pouvoirs, extension des activités de gestion,décentralisation). La formation économique apparaît commel’instrument adéquat pour doter les cadres de nouvellesconnaissances utiles à la modernisation des entreprises.

L’idée qui prévaut pour développer une information écono-mique et sociale susceptible d’élever le niveau général de lapopulation, et spécifiquement celui des cadres, est d’en confierla responsabilité à l’État. Le ministère de l’Éducation nationaleest ainsi chargé de développer l’enseignement de l’économie etde la gestion dans les lycées, les universités et les grandes éco-les [Chessel, Pavis, 2001]. En 1968, dans un contexte de début

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L’Expansion

, créé en 1967 par les journalistes Jean-Louis Servan-Schrei-ber et Jean Boissonnat, est le premier magazine à vulgariser l’économie et lagestion auprès d’un lectorat constitué principalement de cadres et de dirigeantsd’entreprise progressistes.

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de massification de l’enseignement supérieur, est créée laFNEGE (Fondation nationale pour l’enseignement de la ges-tion des entreprises). Plusieurs cursus d’enseignement de lagestion voient aussi le jour dans les grandes écoles de com-merce et d’ingénieurs.

De son côté, le Premier ministre, par l’intermédiaire duCommissariat général du Plan et du ministère de l’Économie etdes Finances, prend la tutelle du CNIPE qui diffusera des infor-mations économiques auprès des entreprises, des syndicats, descomités d’entreprise et des centres de formation

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. Cette mis-sion d’information économique et sociale est confiée à MartineBidegain (épouse de José Bidegain, patron réformiste, premierprésident du CNIPE), ancienne présidente de la MNEF(Mutuelle nationale des étudiants de France) de 1962 à 1964,proche de la CFDT et du PSU (Parti socialiste unifié créé en1960), qui avait été recrutée par l’INDIT en 1965 pour conduireune activité de recherche et de communication orientée versl’international.

Les méthodes d’information sont propices à une certainevulgarisation des connaissances. Une pédagothèque rassem-blant des ouvrages et des documents économiques est créée.Des manifestations et des débats entre experts sont organisés.Un jeu d’initiation à l’économie est édité. Des entretiens filméssont réalisés avec les économistes Jacques Attali et AlainCotta. Un périodique intitulé

Le Diagnostic du comité d’entre-prise

informe les représentants du personnel sur les droits et lespouvoirs des comités d’entreprise. Des programmes et destechniques pédagogiques d’information économique sont dif-fusés aux organismes de formation. Des informations économi-ques sont délivrées aux médias.

La conception de l’information économique adaptée auCNIPE diffère donc très largement de celle qui s’exerce aumême moment dans les instituts du travail ou dans l’expériencede la télé-promotion rurale. Elle n’est pas conçue comme unlieu de rencontre entre syndicalistes et universitaires, destiné à

7. Courrier de Jacques Chaban-Delmas adressé à José Bidegain, présidentdu CNIPE, daté du 18 septembre 1970.

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produire des connaissances pluralistes sur le monde du travail,l’évolution des emplois et les reconversions professionnelles. Elleest plutôt mise au service d’un projet politique du gouvernementqui consiste à créer dans le monde du travail une consciencecollective favorable au développement économique du pays, etqui vise à susciter une adhésion à un nouveau modèle socialfondé sur la participation de toutes les forces syndicales à laréforme des relations professionnelles dans l’entreprise. Pourconduire ce projet, il faudra que cette institution se dote de per-sonnels et de dirigeants convaincus de sa pertinence.

Des prosélytes de la communication

Une bonne connaissance de l’emploi, de la formation, dudroit du travail, des méthodes de gestion du personnel et desoutils de la communication, et un engagement dans un militan-tisme plus syndical que politique (principalement à la CFDT)sont les principaux dénominateurs communs des personnels duCNIPE. Un niveau d’études élevé pour l’époque (licence,diplôme d’études supérieures en psychologie, sociologie,sciences économiques, sciences politiques, droit) et des expé-riences professionnelles dans la recherche appliquée, l’ensei-gnement, la formation, le journalisme de presse écrite oud’audiovisuel et dans la gestion d’entreprise constituent aussid’autres atouts importants pour y travailler. Ces salariés (53 agentsen 1970, 135 en 1972) sont en général recrutés par cooptationdans les réseaux qui se construisent alors dans le milieu de laformation des adultes. Les réseaux des associations ou des syn-dicats représentent également des sources efficaces de recrute-ment.

Dans les portraits qui suivent, les parcours de trois respon-sables de haut niveau de cet organisme sont présentés. Bienqu’issus de milieux sociaux différents (le patronat réformiste,le syndicalisme des cadres, le syndicalisme paysan), ils ont tra-vaillé dans différents lieux qui ont assuré, à des degrés divers,la promotion de la formation dans une visée de diminution desclivages sociaux dans les entreprises et la population.

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José Bidegain

Président du conseil d’administration du CNIPE (1970-1974), José Bidegain dirige une entreprise familiale produisantdes chaussures, implantée dans le Sud-Ouest. Membre duCNPF (Conseil national du patronat français), il est déléguégénéral de la Fédération nationale de l’industrie de la chaussureet président du CJP (Centre des jeunes patrons).

Dans sa jeunesse, il s’investit dans les mouvements chré-tiens où il occupe plusieurs responsabilités. Ancien Éclaireurde France, il est un des leaders de la JEC (Jeunesse étudiantechrétienne). Au sein de l’ACJF (Association catholique de lajeunesse de France), organisation coiffant toutes les branchesdes jeunesses d’action catholique et haut lieu du nouveaucatholicisme français, il côtoie Michel Debatisse, dirigeant dela JAC (Jeunesse agricole catholique), puis du CNJA (Centrenational des jeunes agriculteurs), artisan de la modernisation del’agriculture dans les années 1960. Il y rencontre aussi EugèneDescamps, secrétaire général de la CFTC (1961-1964), puissecrétaire général de la CFDT (1964-1971). De 1959 à 1964,leurs familles respectives se côtoient au cours des périodes esti-vales. Ces rencontres sont l’occasion pour chacun d’entre euxde dresser un bilan de leurs actions dans leurs sphères d’actionrespectives (le patronat, le syndicalisme chrétien, le mouve-ment paysan) et de conforter une doctrine commune fondée surles théories du christianisme social, mais aussi sur la nécessitéde réformer la société par la participation des salariés à l’entre-prise, l’implication des paysans dans la définition de leur ave-nir et la recherche d’une autre alternative au capitalisme que lecommunisme.

Au sein du CNPF, José Bidegain figure parmi les princi-paux acteurs de la réforme de l’entreprise. En tant que présidentdu CJP, il s’oppose au conservatisme patronal et encourage unemodernisation des relations professionnelles par l’associationde toutes les composantes, notamment syndicales, aux grandesorientations de l’entreprise. Il défend la reconnaissance du« fait syndical » à travers la création d’une section syndicaled’entreprise permettant la représentation et l’expression des

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salariés. Cette position lui coûtera en 1965 une exclusion ducomité exécutif du CNPF. Après mai 1968, il sera réintroduitdans les rangs et le CJP sera reconnu comme membre à partentière du syndicat patronal [Weber, 1986].

Sur le plan politique, il se rapproche du PSU au moment oùcelui-ci défend le modernisme technique et la rationalité éco-nomique sous l’impulsion de son secrétaire national MichelRocard. Il représente pour certains commis de l’État, au rangdesquels figurent notamment François Bloch-Lainé (inspecteurde Finances, président de la Caisse des dépôts et consigna-tions), inspirateur du débat sur la réforme de l’entreprise[Bloch-Lainé, 1963], et Jacques Delors (militant CFTC de laBanque, catholique de gauche, conseiller pour les Affairessociales au Plan de 1962 à 1969, secrétaire général de la Délé-gation à la formation professionnelle et à la promotion socialede 1969 à 1972) [Delors, 2004], une sorte de contrepoids réfor-miste face aux patrons conservateurs pour les questions socia-les et de modernisation de l’entreprise. Cette position peuorthodoxe par rapport à son milieu professionnel lui vautd’occuper en 1968 la présidence de la Commission de l’infor-mation économique du VI

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Plan au sein de laquelle se décide lacréation du CNIPE. Il y défend le développement de la forma-tion professionnelle pour adapter les salariés aux situationsd’emploi créées par les évolutions technologiques et préparerleur reconversion dans une nouvelle activité professionnelle. Ilconsidère aussi que la formation peut améliorer la qualificationdes salariés exécutants par des actions formelles et ciblées surdes objectifs précis [Pasquier, 2003].

Robert Cottave

Le parcours de Robert Cottave, secrétaire général de laFédération des ingénieurs de la CGT-FO, est marqué par desengagements singuliers qui le distinguent des militants de sacentrale syndicale.

Alors que la plupart des membres du bureau confédéralredoutent la révolution à la suite des événements de mai 1968,incitent à la conclusion d’accords sur le terrain, sont indisposés

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par les positions autogestionnaires de la CFDT et dénoncentl’encouragement à la grève de la CGT, il participe auxmanifestations aux côtés de Georges Séguy, secrétairegénéral de la CGT (1967-1982), et d’Eugène Descamps, dela CFDT.

Son engagement dans les Commissions économiques etsociales du Commissariat général du Plan atteste aussi de ladistance critique qu’il entretient avec la CGT-FO qui nemontre que peu d’enthousiasme face à la « nouvellesociété » et aux influences du cléricalisme moderniste dontelle est porteuse. C’est dans ces lieux de réflexion et dedébats qu’il va soutenir l’organisation de la formation dansles universités par un système tripartite constitué de l’Édu-cation nationale, des centrales syndicales et des organisa-tions patronales. De son point de vue, cette formation, qu’ilqualifie de « permanente », doit d’abord concerner unpublic prioritaire : celui des ingénieurs et des cadres. Ellereprésente un droit à la culture générale permettant aux sala-riés qualifiés d’accéder à des connaissances supplémentai-res en mathématique, gestion, économie et en scienceshumaines. Elle doit organiser une passerelle entre le droit àla culture et le droit du travailleur à se former pour préparersa promotion professionnelle et sociale, et renforcer seslibertés personnelles et son autonomie sur le marché du tra-vail. Ce n’est qu’après plusieurs années d’expérimentationque cette formation pourra s’étendre aux autres catégoriesde personnel.

La priorité qu’il revendique dans l’accès des cadres et desingénieurs à la formation converge avec la stratégie qui lui a étéassignée par André Bergeron, secrétaire général de la CGT-FO(1963-1989), consistant à élargir la structure sociale des adhé-rents en direction des catégories professionnelles les plus qua-lifiées du privé. En effet, depuis la scission d’avec la CGT dedécembre 1947, l’implantation du syndicat se situe essentiel-lement parmi les employés de la fonction et du secteur publics,le privé étant très faiblement représenté à l’exception du ter-tiaire.

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Entretenant des liens d’amitié et de proximité idéologiqueavec le couple Bidegain (il a fait la connaissance de MartineBidegain au début des années 1960 dans le militantisme syndicalétudiant), il accepte, en 1969, la proposition de José Bidegain dedevenir le conseiller de Jacques Chazelle, directeur du CNIPEet ancien président de l’INDIT. Après le départ de celui-ci, ilaccède au poste de directeur délégué et développe l’informa-tion sur la formation et le congé-formation au sein d’un servicespécifique qui prend la dénomination de département« Formation permanente ».

Bernard Pasquier

Enseignant d’histoire et de géographie (1954-1959), Ber-nard Pasquier a été responsable du département « Formationpermanente » du CNIPE de 1971 à 1975, puis directeur techni-que du Centre INFFO de 1976 à 1979. En tant que formateur(1961-1964), puis directeur (1965-1970) d’un institut de for-mation autogéré regroupant des militants impliqués dans desprocessus de réflexion, mais aussi d’action, l’IPA (Institut depromotion de l’agriculture jusqu’à 1964, puis Institut promo-tion animation), il participe à la modernisation des entreprisesdes industries agricoles et alimentaires en organisant la forma-tion des cadres et des syndicalistes agricoles de la JAC et duCNJA, et celle des administrateurs des organismes agricoles,dans une démarche de promotion sociale et collective d’unepopulation destinée à rester dans le monde agricole. Pour for-mer l’encadrement à des relations sociales apaisées et le sensi-biliser à la dynamique de groupe, il s’appuie sur les méthodesdu

Training Within Industry

(TWI). Il contribue aussi à lareconversion des paysans qui devront quitter la terre et accéderà l’emploi dans l’industrie ou le secteur tertiaire en mettant enplace des stages de formation

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8. Dans les années 1960, 150 000 travailleurs par an quittent l’agriculturepour travailler dans un autre secteur économique. La modernisation de l’agricul-ture supprimera, jusqu’à la fin des années 1970, environ 2,5 millions d’emplois.

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Proche de la CFDT, il a collaboré, en tant que personne qua-lifiée choisie par l’INSEE, aux travaux du Commissariat géné-ral du Plan, où il a défendu la création du congé-formation. Il aaussi été un membre actif du groupe « Initiation économique »du Centre d’études prospectives de Gaston Berger, organismequi a soutenu le développement de la formation économique,sociale et citoyenne des Français.

De son point de vue, le congé-formation peut limiter la for-mation aux seuls stages si les acteurs du système économiqueet social se contentent d’adopter une vision restrictive de ce dis-positif. Le congé-formation doit permettre aux salariésd’accroître leurs connaissances et leurs compétences par unecombinaison de formations informelles en situation de travailet de formations formelles (stages de recyclage et de perfec-tionnement) [Pasquier, 2003]. Cette conception, qu’il nommecomme Robert Cottave « formation permanente », s’inscritdans une tentative de dépassement des deux grandes acceptionsde la formation que sont la formation professionnelle continueet l’éducation permanente. Elle vise à établir, pour tous les sala-riés sans exclusive, une zone d’autonomie leur permettant dedisposer de temps pour se former, quels que soient la nature etle contenu des formations. Elle n’envisage pas seulement laformation dans un but strictement professionnel, mais la consi-dère comme un apprentissage qui doit s’étendre aux activitéssociales, citoyennes et culturelles.

Les protagonistes les plus importants du CNIPE ont donctous appartenu aux mouvements réformateurs des années 1960.Sympathisants ou membres d’organisations politiques et syndi-cales de la gauche modérée, ils ne défendent pas une transforma-tion radicale de la société. Ils aspirent à un projet d’intégrationdes travailleurs dans les entreprises et la société de consomma-tion. Ils défendent de fait une association du capital et du travailqui pourrait prendre la forme de relations professionnelles fon-dées sur la concertation. Ils souhaitent aussi que l’augmentationdes savoirs économiques des salariés, permise par la formation,stimule la productivité et la croissance, mais leur permette, dansle même temps, d’accéder à de nouvelles connaissances dans lesdomaines civiques, sociaux et culturels.

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C’est à partir de 1971 que le CNIPE se consacre à l’infor-mation sur les droits et les devoirs consacrés par la loi du16 juillet 1971. Impulsée par le Premier ministre et discutéeensuite avec les organisations professionnelles signataires desaccords du 9 juillet 1970, cette orientation est décidée par leconseil d’administration d’avril 1971 qui considère que ledomaine de la formation professionnelle et de l’emploi est unchamp d’information socio-économique relevant de la voca-tion générale de cette institution. Conformément à la loi de1971 qui inscrit la formation en dehors de la sphère d’interven-tion du ministère de l’Éducation nationale, c’est une instanceinterministérielle dépendant directement du Premier ministre –la DFP (Délégation à la formation professionnelle) – qui est lepilote des discussions au sein du conseil d’administration.

Le nouvel objectif du CNIPE correspond à l’idée quel’information représente une des principales conditions pourque le congé-formation ne reste pas une simple intention del’État et des partenaires sociaux, sans application dans la réa-lité. Pour les protagonistes engagés dans cet organisme, lessalariés doivent être considérés comme des acteurs rationnelscapables de faire des choix et de les assumer, dans leur vie aussibien professionnelle que personnelle. L’information sur la for-mation doit contribuer à faire du salarié l’acteur de la construc-tion de sa qualification et de sa progression professionnelle.Ainsi, pour Bernard Pasquier : « Il était attendu du congé-for-mation qu’il bouscule les cours du soir et du samedi, et qu’ilpermette enfin à ceux qui le souhaitent de se donner leur itiné-raire de formation » [Pasquier, 2003]. Mais les salariés ne peu-vent prendre ces initiatives qu’à la condition de disposer d’un« système d’information pluraliste », « clé du système deformation » [Pasquier, 1976], leur permettant d’appréhenderleurs droits dont le cadre institutionnel et juridique peut leursembler complexe. De plus, « pour que l’information sur la for-mation soit utilisable, elle doit être immergée dans la vie quo-tidienne. Elle ne peut être séparée d’une information sur la vie

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de travail, sur l’évolution de l’entreprise, des emplois et desmétiers […] » [Pasquier, 1973].

C’est la même idée, qui consiste à penser que l’individupeut, en étant informé, maîtriser son avenir professionnel, quiest à l’origine de la création en 1970 d’une autre institution,l’ONISEP (Office national d’information scolaire et profes-sionnelle). Cet organisme d’État – placé sous la tutelle duministère de l’Éducation nationale – est chargé de délivrer desinformations dans les établissements du second degré et dusupérieur sur les filières d’études en fonction de leurs débou-chés professionnels, afin de contribuer à l’orientation des jeu-nes dans les secteurs économiques et les métiers les plusdemandeurs de main-d’œuvre. La filiation de cet organismeprovient, là encore, des travaux du Commissariat général duPlan qui visent à mettre en adéquation les structures et leseffectifs du système éducatif avec l’offre de travail. Cet inter-ventionnisme d’État cherche à consolider les réformes du sys-tème éducatif des années 1960 (allongement des étudesobligatoires, démocratisation de l’enseignement secondaire,scolarisation des formations professionnelles, articulation descontenus d’enseignement en fonction des besoins de l’indus-trie) en influant sur les choix de scolarisation et de formationprofessionnelle initiale des jeunes et des familles pour lesorienter vers les prévisions de personnels de l’économie.

Dans le cadre du CNIPE, l’activité d’information, effectuéepar le département « Formation permanente », dont la premièredénomination est celle de « groupe Accord » pour montrer sonlien de parenté avec l’accord interprofessionnel de 1970, viseprincipalement deux objectifs. Le premier consiste à informerles salariés, les entreprises et les comités d’entreprise sur lesdomaines institutionnels et juridiques de la loi. À cet effet, uneassistance technique, sous la forme de diverses prestations, estfournie aux institutions et aux organisations susceptibles de lamettre en œuvre.

Le second objectif vise à susciter des demandes de forma-tion des salariés qui peuvent être indépendantes de l’offre exis-tante – se limitant bien souvent à des problématiques de reprised’emploi ou de qualification professionnelle strictement liées à

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l’entreprise – en présentant les diverses utilisations possiblesdu congé-formation par les salariés. Il s’agit de montrer que cedroit ne se réduit pas à accompagner les choix de promotion oude reconversion induits par les transformations de l’emploi, dutravail et des entreprises, sous l’effet des changements deconjoncture économique. Il peut être aussi d’assurer le déve-loppement personnel des salariés et l’acquisition de nouvellesconnaissances en les initiant à des activités qu’ils pourrontaccomplir en dehors du travail proprement dit. Le congé-for-mation peut dès lors être appréhendé comme une occasion deconsacrer du temps pour pratiquer des activités culturelles,sociales ou encore civiques.

Le but poursuivi consiste donc à intéresser les salariés à laformation, à ouvrir leur champ des possibles, pour qu’ils pren-nent conscience que le congé-formation est un nouvel espacede liberté permettant l’accès à une multitude d’expériencesdépassant le travail et l’entreprise. Cette manière d’appréhen-der la formation s’est aussi développée au sein du ministère del’Éducation nationale au début des années 1980, sous l’impul-sion d’A. de Peretti, dans les formations de maîtres selon laméthode de la « pédagogie différenciée » [Ropé, 1994].L’objectif de ces modules était aussi de permettre aux stagiai-res d’explorer diverses voies de formation intellectuelle indé-pendamment des savoirs disciplinaires afin de susciter leurintérêt pour la formation.

Mais tous les représentants des syndicats présents au conseild’administration du CNIPE n’adhèrent pas à cette manièred’appréhender la formation et de la promouvoir. Si les repré-sentants de la CFDT, de la CFTC et de la CGC estiment quel’existence de cette institution se justifie pleinement, ceux de laCGT, déjà assez réservés sur la concertation entre patronat etsyndicats de salariés, vont considérer que les prestations propo-sées ne permettent pas de modifier en profondeur l’état du rap-port inégal des forces dans l’entreprise entre les salariés et lesemployeurs, et de s’affranchir des contraintes structurellespesant sur les salariés souhaitant bénéficier des nouvelles dis-positions du droit de la formation.

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Un dispositif de propagande

Tradition et modernité se conjuguent dans les supportsd’information diffusés. Pour sensibiliser les salariés, le maté-riel de propagande est constitué de diapositives, d’affichettes etde divers annuaires détaillant la nature et le contenu des stagesde formation agréés ouvrant droit à une prise en charge et à unerémunération. En mars 1972, 300 000 exemplaires d’un guided’utilisation du droit individuel au congé-formation – intitulé« Vos droits au congé-formation » – sont distribués avec leconcours du secrétariat général du Comité interministériel de laformation professionnelle et de la promotion sociale. Uneéquipe de publicitaires en a assuré la réalisation d’après lesillustrations d’un auteur de bandes dessinées : Raymond Poïvet[Dupouey, 1998].

La même année, deux revues (Actualités de la formationpermanente, Inffo Flash) voient le jour pour délivrer des infor-mations juridiques et recenser les pratiques de formation desentreprises. Sur les premiers Actualités de la formation perma-nente, les numéros figurent en gros caractères, pour signifier aulecteur la pérennité de la revue en dépit du caractère temporairedu CNIPE. Le titre de cette publication est aussi révélateur dela volonté d’opérer une synthèse entre la formation profession-nelle et l’éducation permanente. En dépit des critiques de Jac-ques Chazelle sur son manque de valeur juridique, JacquesDelors défend ce choix parce qu’il permet de préparer les sala-riés et les entreprises au caractère permanent de la formation.

S’ajoutent à ces informations des réunions avec des diri-geants d’entreprise et des délégués syndicaux, où sont présen-tés les acteurs de la formation, les financements, le contenu desactions et les méthodes pédagogiques. Un service spécialisérépond aussi à leurs demandes en matière juridique. Pour com-pléter les informations financières et comptables émises par lespouvoirs publics, plusieurs études juridiques, économiques etsociologiques sont publiées. Elles permettent d’établir un suivides politiques d’entreprises en fonction des emplois, des bran-ches et des régions.

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Pour assurer la promotion du congé-formation, le CNIPE vaaussi utiliser des moyens de communication plus modernes,parmi lesquels le média audiovisuel, parce qu’il est perçucomme celui qui sensibilisera le plus grand nombre de salariéset qui sera susceptible de réduire la distance entre les dispositifsthéoriques et les besoins concrets des travailleurs. Pour toucherles salariés en dehors de l’entreprise, des campagnes d’infor-mation télévisuelles et radiophoniques sont diffusées dans lesmédias selon la même méthode que celle utilisée par la Télé-promotion rurale. La production de plusieurs films est aussidécidée pour mettre en scène l’expérience de salariés ayantbénéficié d’un congé-formation ou d’entreprises intégrant dansleur politique du personnel la nouvelle législation sur la forma-tion.

En direction des salariés, la série de films intitulée « Huittravailleurs parlent de la formation » représente un exemplesignificatif de cette démarche qui consiste à démontrer parl’écriture audiovisuelle que la formation s’adresse à tous lespersonnels, quels que soient leur sexe, leur âge et leur catégoriesocioprofessionnelle. Le scénario de cette série, qui est à cha-que fois identique — un salarié est face à des choix profession-nels –, s’appuie sur la croyance que la formation est d’abord unacte individuel avant de s’inscrire dans des logiques et des con-traintes collectives. Le film intitulé « Louis, ouvrier du bâti-ment de 45 ans », dans lequel un salarié aborde son expériencede formation par apprentissage, illustre ainsi cette conceptionde la formation permettant d’abord la mobilité professionnelleet géographique d’un individu. D’autres films abordent la for-mation sous l’aspect de l’adaptation personnelle et de la recon-version de salariés face aux évolutions des entreprises. C’est lecas du film intitulé « Suzanne, monitrice de formation âgée de30 ans », qui traite de l’importance de la formation pour préser-ver l’emploi dans une entreprise qui a procédé à d’importantslicenciements. C’est également le cas du film « Michel, menui-sier de 27 ans, ancien salarié agricole », qui raconte son itiné-raire personnel de reconversion professionnelle. D’autres filmss’attachent à lever les obstacles des salariés vis-à-vis de la for-mation. Le film « Paul, employé d’assurances » illustre les

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réticences d’un salarié par rapport à la formation. D’autres pro-ductions traitent de la formation du point de vue culturel ousous l’angle du rattrapage scolaire. Ainsi, le film « Claude,jeune chaudronnier de 20 ans » exprime le désir d’un jeuneouvrier de dépasser la formation purement professionnelle pours’inscrire dans une formation plus globale, plus culturelle.

En direction des entreprises, la démarche est pratiquementsimilaire. Elle vise à démontrer par l’intermédiaire du médiaaudiovisuel que la formation peut concerner toutes les entrepri-ses. Dans cette veine, un film traite des réflexions engagéesdans une structure de taille moyenne sur l’opportunité derecourir à la formation pour assurer son développement. Laconception très didactique et pédagogique d’un autre film cher-che à lever les réticences liées à la complexité de la démarchede formation. Il dissèque le processus de l’entrée en formationen proposant plusieurs séquences s’étendant de la recherchedes besoins au choix de l’organisme, en passant par le rôle dela commission de formation du comité d’entreprise.

Animer par un réseau

Les prestations et services du département « Formationpermanente » sont conçus après consultation de plusieurs res-ponsables de personnel et de formation, de représentants dessyndicats, de membres des comités d’entreprise et de responsa-bles des organismes publics d’information. Leur expertise desrelations sociales dans l’entreprise est supposée aider à trouverdes réponses pertinentes aux préoccupations et aux besoins dessalariés. Cette méthode de travail est très différente des modesd’action traditionnels de l’État, souvent normatifs et centrali-sés, dans la mesure où elle s’apparente plus à l’animation et àla coordination d’un réseau de professionnels recueillant lademande à la source qu’à la simple réalisation d’informationsstandardisées, comme l’ONISEP peut le faire en direction desélèves et des familles.

Plusieurs phases interdépendantes composent cetteméthode. En premier lieu, les projets sont mis à l’étude enconcertation avec les partenaires identifiés qui vérifient leur

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intérêt et leur adaptation auprès des utilisateurs finaux. Puis ilssont élaborés et négociés sur la base des réactions des différentsmembres du réseau. Après finalisation, ils sont distribués pourinformer les salariés. La durée de vie et le contenu des presta-tions varient en fonction de la nature des besoins identifiés.Ainsi, les informations vont progressivement inclure des don-nées sur la condition salariale (salaire, carrière, conditions detravail). De même, un service d’information par téléphone vavoir le jour pour renseigner les salariés. Les documents audio-visuels d’aide à la formation vont aussi connaître des formes etdes contenus différents en fonction des avis enregistrés dans lesentreprises.

Le modèle d’organisation et le mode de relations établi avecle monde du travail par le département « Formationpermanente » s’opposent au modèle administratif. Dans cettestructure légère, la méthode utilisée se veut très réactive auxbesoins et aux critiques des partenaires extérieurs. La carrièredes salariés – qui se perçoivent bien souvent comme des mili-tants de la formation et qui cherchent à mettre en pratiquel’autogestion – ne dépend pas d’une organisation administra-tive centralisée, ce qui leur confère une certaine liberté d’actionet de pensée dans la définition des objectifs, le suivi des réali-sations, leur mise en œuvre et les ajustements ponctuels à effec-tuer. De multiples centres décisionnels permettent d’évitertoute normalisation des contenus et des méthodes d’informa-tion.

Actuellement, la mise en place de la VAE (validation desacquis de l’expérience)9 dans les universités montre certainessimilitudes avec le développement de l’information sur la for-mation [Ropé, 2005]. Là aussi, de nombreux centres décisionnelsapparaissent sur le territoire, dont les formes d’organisation etles normes de fonctionnement sont loin d’être homogènes.L’évaluation des expériences professionnelles des candidats et

9. La VAE a été instaurée par la loi dite de « modernisation sociale » de2002. Elle permet, sur la base de trois années d’expérience professionnelle ousalariée ou bénévole, l’obtention totale de tout diplôme universitaire, profes-sionnel ou général.

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les modes de délivrance des diplômes qui en résultent diffèrentd’une université à l’autre, ce qui risque d’ailleurs de menacer lavaleur nationale du diplôme. Les agents de la VAE se viventaussi comme des militants. Ils considèrent qu’ils ont à promou-voir un nouvel ordre des choses, où la formation n’est plusindispensable pour obtenir un diplôme. En cela, ils défendentune conception très différente de celle des enseignants-chercheurs, qu’ils perçoivent comme les représentants de la« forme scolaire » et de l’administration, contre lesquels le sec-teur de la formation s’est traditionnellement constitué.

Un « antagonisme limité » entre les syndicats

La concertation entre les représentants de l’État, les syndi-cats patronaux et de salariés, voulue par les protagonistes de cetorganisme, n’est restée le plus souvent qu’une simple intention,suivie de peu d’effets tangibles. Dès la création du CNIPE, unprofond désaccord est apparu entre les syndicats sur l’objectifde sa mission. La CFDT, la CGT-FO, la CFTC et la CGC ontconsidéré que l’information économique des salariés et celle dugrand public représentaient une ressource utile, et jusqu’alorsinexploitée, pour faire évoluer les connaissances économiquesdes salariés. De leur côté, les représentants de la CGT ont tou-jours fortement récusé l’intérêt même de cet organisme – touten acceptant de siéger à son conseil d’administration – en rai-son de sa filiation avec la politique de concertation. Ils ont aussidéfendu la nécessité d’une information économique pluraliste.La position de Jean Magniadas, responsable du Centre confé-déral d’études économiques et sociales de la CGT, membre deplusieurs commissions sociales du Plan et administrateur duCNIPE (1969-1974), est à cet égard explicite : « Il n’y a pas deconsensus sur les données économiques. Dans ces conditions,l’information ne peut être pluraliste. Ceci exclut donc uneaction directe du CNIPE dans la diffusion d’une informationofficielle fondée sur un arrière-plan doctrinal contestable. »

Les divergences entre les syndicats n’ont pas cessé quand leCNIPE s’est orienté vers l’information sur la formation perma-nente. Les représentants de la CFDT, de la CGT-FO, de la

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CFTC et de la CGC ont soutenu cette évolution parce qu’ilsconsidéraient que les salariés et les élus des comités d’entre-prise étaient demandeurs d’informations, et que surtout leurimplication permettrait de contrebalancer les orientations desdernières lois sur la formation, plus avantageuses pour lesentreprises que pour les salariés. En revanche, la CGT a conti-nué à assimiler le CNIPE à une entreprise visant à associer lecapital et le travail, un « lieu d’antagonisme limité avec despossibles à explorer, mais limités par les moyens », selonl’expression de Jean Magniadas.

Plus fondamentalement, les critiques de la CGT concernentles effets probables de la formation sur les salariés. En premierlieu, elle redoute que la formation encourage la promotion indi-viduelle aux dépens de la promotion collective. En deuxièmelieu, elle craint que l’engagement massif des militants dans laformation individuelle ne les détourne du travail de mobilisationdes salariés sur le terrain. Enfin, elle critique l’orientation duCNIPE vers la promotion des formations citoyennes et culturel-les, considérant que l’essentiel des efforts doivent être faits endirection des formations favorisant l’adaptation des salariés auxévolutions des emplois. Pour les représentants de la CGT, la for-mation et l’information qui en est faite ont donc pour fonctionune visée strictement professionnelle. Elles doivent aider lessalariés à se prémunir du chômage et faciliter leur reconversionsur le marché du travail, en leur permettant notamment d’obtenirun diplôme reconnu dans les conventions collectives.

Fort logiquement, les représentations patronales défendentune opinion très différente. Outre le fait qu’elles apprécient letravail effectué par le CNIPE parce que la tutelle étatique et laconcertation entre les partenaires sociaux garantissent, de leurpoint de vue, une certaine neutralité de l’information sur la for-mation, elles considèrent que les prestations doivent être réso-lument orientées vers les salariés, et spécifiquement les cadres,qui pourront, de la sorte, disposer de renseignements pratiquesutiles à leur entrée en formation. Ces représentants souscriventdonc à la croyance, en cours dans cette période, qui veut quel’information et la formation permettent aux salariés de pro-gresser dans l’entreprise.

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Les positions divergentes des administrateurs n’ont doncpas permis à un réel consensus d’émerger sur la question del’information sur la formation. Il est peut-être regrettable qu’unminimum d’idées et de positions communes n’aient pu réelle-ment advenir de cette première ingénierie de l’information surle congé-formation. Si tel avait été le cas, ce dispositif aurait puprofiter d’une publicité plus unanime et représenter, pourdavantage de salariés, une alternative par rapport aux politiquesdes entreprises trop souvent orientées vers le court terme et quin’ont pas réussi à réduire les inégalités d’accès à la formation.

LE CENTRE INFFO : UN LIEU D’EXPERTISE

Institution conçue dès sa création pour ne se maintenir quele temps nécessaire à la promotion du congé-formation dans lemonde du travail, le CNIPE va évoluer de manière importante,au milieu des années 1970, avant d’avoir réellement achevé samission. De l’information des salariés dans une perspective de« formation permanente », incluant des formations profession-nelles, culturelles et citoyennes, sa mission va se transformeren celle d’informer les experts de la formation professionnellecontinue.

Des actions dirigées vers les chômeurs

Au contraire de la formation professionnelle continue dontle développement a été garanti par la participation financièreobligatoire des entreprises, le congé-formation a souffert, dèsson apparition, de ne pas disposer de moyens financiers suffi-sants. Cette situation n’a pas favorisé son essor dans des entre-prises qui ne percevaient pas toujours l’intérêt des formationsculturelles et citoyennes dont le CNIPE faisait la promotion.De leur côté, les salariés n’ont pas toujours été informés dufonctionnement du congé-formation et ont hésité à se saisir dece dispositif par crainte de voir leur rémunération diminuée,voire de perdre leur emploi à l’issue de la formation.

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De plus, dans un contexte marqué par l’effondrement depans entiers de l’économie, le congé-formation n’a plus repré-senté une priorité pour le gouvernement par rapport aux actionsde lutte contre le chômage. De fait, l’ANPE (Agence nationalepour l’emploi) a pris en charge l’information des chômeurs surle droit à la formation afin de rationaliser leur orientation versdes dispositifs appropriés. Les CPNE (Commissions nationalesparitaires de l’emploi) ont agréé des stages dans une viséedirectement utilitariste et instrumentale pour reclasser et recon-vertir les salariés. En inscrivant la formation professionnelledes adultes dans le droit du travail, la loi de 1971 rendait cettesituation prévisible10. L’accroissement du nombre de partici-pants à des actions de formation a donc plus résulté des mesu-res publiques de régulation de l’emploi et des stages deformation professionnelle décidés par les employeurs que del’utilisation du congé-formation.

Sans être remis en cause dans sa capacité technique à traiterl’information sur la formation grâce à l’usage de moyens audio-visuels maîtrisés par des personnels devenus progressivementdes spécialistes de la communication, le CNIPE a dû s’adapter àcette nouvelle situation qui s’est traduite par une réduction demoitié des subventions du Commissariat général du Plan, l’obli-geant à diminuer son budget annuel de 12 à 6 millions de francs,à partir de 1975, et à se séparer d’une grande partie de ses sala-riés, qui sont passés de 135 à 87 entre 1972 et 1975.

Pour une institution tirant l’essentiel de ses ressources dubudget de l’État, cette décision, qui a résulté des arbitrages bud-gétaires du ministère des Finances sous la pression de la Com-mission des finances de l’Assemblée nationale et de celle duSénat, a entraîné de fortes interrogations sur son avenir. Lesalternatives de maintien ou de fermeture ont d’ailleurs été envi-sagées, avant que les cabinets de Pierre Messmer, Premierministre (1972-1974), et de Jacques Chirac, Premier ministre(1974-1976), n’arbitrent en faveur de sa sauvegarde.

À ces incertitudes, il faut ajouter que le contexte institution-nel dans lequel s’était développée cette institution s’est modifié

10. La loi de 1971 sera intégrée dans le livre IX du code du travail en 1973.

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INFORMER POUR FAIRE ADHÉRER (1971-1976) 165

à partir de 1974. D’une tutelle bienveillante à son égard et pré-servant son autonomie d’action, la Délégation à la formationprofessionnelle et à la promotion sociale – qui a perdu soncaractère interministériel pour dépendre uniquement du minis-tère du Travail – a pris le contrôle du CNIPE et souhaité mettrefin à l’organisation autogérée de ses différents départements.

De l’expérimentation à l’institutionnalisation

En 1976, le CNIPE est devenu le Centre INFFO11 (Centrepour le développement de l’information sur la formation per-manente). Bien plus qu’une nouvelle dénomination, ce change-ment marque une rationalisation de ses activités et unemodification de son public de destination.

L’information économique est abandonnée. Celle des sala-riés sur le congé-formation est supprimée pour éviter le doubleemploi avec les observatoires régionaux d’emploi formation(OREF) qui en ont désormais la charge sous la responsabilitéde la Délégation régionale de la formation professionnelle. Ilen est de même pour le conseil en formation qui revient àl’ADEP (Agence pour le développement de l’éducation perma-nente).

Le reste des activités consiste à suivre les effets de la loi surla formation professionnelle continue en effectuant des étudessur les politiques publiques d’emploi et de formation afind’informer les experts de ces domaines. Pour permettre la réa-lisation de ces travaux et accroître ses ressources propres, leCNIPE a dû adopter une politique commerciale en direction definanceurs extérieurs à l’État, ce qui a accru sa dépendance vis-à-vis de la demande.

Une autre activité réside dans l’information des promoteursde la formation par l’intermédiaire des OREF qui sont, d’aprèsJacques Legendre, secrétaire d’État auprès du ministre du Tra-vail et de la Participation en 1978, les « entreprises, organismesde formation, professions et pouvoirs publics locaux », et lesorganisations d’employeurs et de salariés. Ce changement

11. Décret 76-203 du 1er mars 1976 du Premier ministre.

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166 FORMER POUR RÉFORMER

revient à accentuer le caractère centralisé du Centre INFFO enréduisant son rôle à l’émission d’informations institutionnellesprovenant des services de l’État.

Ces évolutions ont condamné la promotion du congé-formation en tant que droit ouvrant un nouvel espace de libertépour les salariés, mais aussi les citoyens, leur permettantd’accéder à des formations culturelles, sociales et civiques.Elles ont aussi réduit l’originalité de cette institution. En deve-nant un organisme administratif comme un autre, réduit à laréalisation d’études et de prestations informatives pour desexperts, elle a cessé de contribuer à la création d’un lien socialdirect entre les salariés et la formation. De même, ces évolu-tions ont marqué la fin de l’expérimentation de la politique deconcertation en matière d’information sur la formation.

CONCLUSION

L’examen des premières années du CNIPE a permis de sou-ligner que, au tournant des années 1960-1970, l’informationsur le congé-formation a été utilisée, par certains réformistes degauche, comme un moyen privilégié pour faire advenir unenouvelle réalité sociale marquée par des structures socialesplus fluides, une coopération entre partenaires sociaux et uneadministration moins rigide.

Anticipant les difficultés probables de ce nouvel espace deliberté des salariés pour s’imposer dans les entreprises, ils ontimaginé qu’une information attractive et directement appré-hendable dans le monde du travail créerait une forte mobilisa-tion. Ce rôle conféré à l’information est le signe que la nouvelledonne que représentait la formation devait vraisemblablementexister en dehors de la perception immédiate des salariés etqu’elle ne se diffusait pas dans les entreprises autant que sespromoteurs l’attendaient.

Durant cette courte période, l’information sur la formationa aussi consisté à faire émerger des rapports plus indépendantsentre l’État et la société civile. Par son statut d’association, sadurée de vie éphémère et les modalités de son fonctionnement

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INFORMER POUR FAIRE ADHÉRER (1971-1976) 167

interne très influencées par l’autogestion, le CNIPE a fait entrerdans les faits une certaine déconcentration administrative desservices publics, se distinguant des administrations tradition-nelles.

Mais l’idée de faire de l’information sur la formation un objetde dialogue et de concertation entre forces sociales opposéesdevant aboutir à des compromis durables et profitables aux sala-riés a, quant à elle, produit des résultats mitigés. Si les centralespatronales et la majeure partie des organisations syndicales ontsoutenu les orientations successives de cet organisme – parcequ’elles répondaient à leurs attentes sur la participation des sala-riés dans les entreprises par la voie du consensus –, la CGT s’estmontrée, de son côté, nettement plus hostile à l’égard de cetteexpérience, qui impliquait de dialoguer avec les représentants del’État et du patronat pour élaborer des compromis. En outre, deson point de vue, l’information sur la formation ne permettait pasaux salariés de disposer d’une assurance suffisante pour maîtri-ser davantage leurs carrières professionnelles.

Enfin, le CNIPE est, à certains égards, emblématique d’unecertaine manière d’envisager les réformes sociales en lesconditionnant au changement des individus. Selon cettecroyance, que l’on retrouve d’ailleurs exprimée dans des ter-mes très proches dans les dispositions sur la VAE de la loi demodernisation sociale de 2002 et dans la loi du 4 mai 2004 rela-tive à la formation professionnelle tout au long de la vie et audialogue social, le salarié est capable de lui-même d’améliorersa qualification, de faire des projets de carrière et de décider deses évolutions professionnelles, s’il dispose d’un ensembled’informations techniques et pratiques sur la formation. Forceest de constater que les contraintes multiples pesant sur les sala-riés dans le monde du travail viennent considérablement nuan-cer, voire contredire la plupart du temps, cette affirmation.

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5

La construction d’un droit de la formation

professionnelle des adultes (1959-2004)

Pascal Caillaud

Reprenant les dispositions de l’accord national interprofes-sionnel signé le 20 septembre 2003 par les représentants desemployeurs et des salariés, la loi du 4 mai 2004 relative à la« formation professionnelle tout au long de la vie et au dialoguesocial » modifie de nombreuses dispositions du code du travail.Elle fait notamment évoluer le régime juridique du plan de for-mation et introduit de nouveaux dispositifs comme le « droitindividuel à la formation » et le contrat de professionnalisationdans le livre IX de ce code, inspiré à l’origine par la loi du16 juillet 1971. Celle-ci, « portant organisation de la formationprofessionnelle continue dans le cadre de l’éducationpermanente », est, pour les juristes, couramment considéréecomme l’acte fondateur du droit de la formation profession-nelle continue en France [coll.,

La Formation professionnelle,

2004]. Pourtant, dès la III

e

République, la loi Astier du25 juillet 1919 institua des cours de perfectionnement pour lesadultes souhaitant bénéficier d’une formation destinée à par-faire leur qualification.

Le préambule de la Constitution de 1946 fit ensuite de laformation professionnelle un « principe politique, économiqueet social particulièrement nécessaire à notre temps », la nation

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172 F

ORMER

POUR

RÉFORMER

devant en garantir l’égal accès pour les adultes. Une proposi-tion de loi relative à l’« organisation de la formation profes-sionnelle » fut même déposée devant le Parlement par legouvernement Queuille, sans toutefois dépasser ce stade de laprocédure parlementaire. Y figuraient notamment des disposi-tions relatives au contrôle de la formation et la présence de qua-lifications pour sanctionner les différentes formes deformations (apprentissage, promotion ouvrière, reclassementprofessionnel et formation accélérée)

1

. Avec la V

e

République,la formation des adultes devint l’objet d’une grande politiquedite de « promotion sociale ». La loi du 31 juillet 1959, com-plétée en décembre 1959 par une loi sur la formation syndicaleet en décembre 1961 par une loi sur l’éducation populaire, per-mit aux travailleurs de suivre des cours de perfectionnement endehors de leur temps de travail [Luttringer, 1998]. Les moyensde cette politique furent renforcés en 1963 avec la création duFonds national de l’emploi, affecté notamment au financementdes formations de conversion ou d’adaptation pour les salariésmenacés dans leur emploi. En 1966, la loi du 3 décembre fit dela formation professionnelle une « obligation nationale » etposa les bases du congé de formation. Enfin, la loi du31 décembre 1968 définit les modes de rémunération des sta-giaires.

Ainsi, la loi de 1971 ne crée pas

ex nihilo

un droit de la for-mation continue sur un champ en friche : un système juridiquecomplet existait déjà, dont il conviendra de présenter les carac-tères juridiques déterminants. Amendé à plusieurs reprises pardes lois ou des accords nationaux interprofessionnels succes-sifs, ce système ne fut toutefois guère modifié dans ses fonde-ments. À travers l’étude juridique des principaux texteslégislatifs et réglementaires, ayant trait à la promotion socialeet la formation professionnelle, nous essaierons de démontrercomment le dispositif juridique de formation des adultes s’estprogressivement déplacé vers le droit du travail sans que rienle prédispose à cela. Il s’agira de présenter d’abord l’extrême

1.

JO. Documents parlementaires

.

Assemblée nationale

, 1949, n° 7037,p. 649-669.

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… 173

fluctuation des textes et l’imprécision juridique des notionscentrales qu’ils portent en eux. Nous constaterons égalementque, au fil des textes, le système de formation des adultes vaprogressivement se libéraliser par une relativisation progres-sive du rôle de l’État et le recours à des techniques juridiquesparticulières, comme les conventions. Dans un second temps,nous analyserons le phénomène d’intégration de la formationprofessionnelle continue dans le giron du droit du travail, phé-nomène qui se caractérise par deux manifestations : d’une part,la recherche d’un statut pour la personne en formation, recher-che qui s’oriente progressivement vers l’existence ou non d’uncontrat de travail, comme critère distinctif ; d’autre part, le rôlecroissant des partenaires sociaux du secteur privé dans la créa-tion du droit de la formation professionnelle et la gestion dusystème, au détriment de l’État et des organisations syndicalesd’enseignants.

Dès lors, il convient de se demander si l’accord de 2003 etla loi du 4 mai 2004 s’inscrivent dans cette évolution ou si ondoit y voir une véritable réforme d’un dispositif juridique plusque trentenaire. Selon les déclarations de la partie patronalesignataire de l’accord de 2003, c’est une réforme profonde dusystème qui fut adoptée

2

. La même tonalité se retrouve dans lepropos des pouvoirs publics [Fillon, 2005]. Par ailleurs, le titremême de la loi abonde en ce sens puisque la « formation pro-fessionnelle tout au long de la vie » se substitue dans les textesà l’« éducation permanente », expression sur laquelle aucunedes lois, ni aucun des accords adoptés entre 1971 et 2004n’étaient revenus. Ainsi, au-delà de ces déclarations et de cesapparences, il importe de se pencher sur le contenu de cettenouvelle législation afin d’en dégager les caractères et de véri-fier s’ils sont si différents de ceux des textes précédents.

2. « L’accord du 20 septembre 2003 sur la formation professionnelle est unaccord historique qui marque un “grand pas en avant” pour toutes les entrepriseset pour tous les salariés ». Site du MEDEF.

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FLUCTUATIONS

DES

PREMIERS

TEXTES

(1959-1971)

Avant d’entrer dans l’analyse du mouvement d’intégrationdu droit de la formation professionnelle des adultes dans ledroit du travail, il nous paraît important de présenter deux élé-ments caractéristiques du dispositif législatif qui se construitprogressivement dans les années 1960. D’une part, il s’agit ducaractère éminemment flou, sur le plan juridique s’entend, desnotions fondamentales des lois de 1959, 1966 et 1971 que sontla promotion sociale et la formation professionnelle continue.D’autre part, on observe de la part des législateurs de l’époqueet des gouvernements à l’origine de ces textes (les lois de 1959,1966 et 1971 furent toutes les trois adoptées par des majoritésparlementaires gaullistes et des gouvernements respectivementdirigés par Michel Debré, Georges Pompidou et Jacques Cha-ban-Delmas) une volonté de relativiser le rôle du ministère del’Éducation nationale, puis à travers lui, celui de l’État, dans lesystème juridique traitant de la formation des adultes. Or ilnous semble que ces imprécisions des concepts et le recours àdes instruments juridiques relativisant la place de l’État sontdes facteurs ayant contribué à l’attraction du droit de la forma-tion professionnelle des adultes vers le droit du travail.

Des notions aux contours juridiques incertains

Comme le souligne J. Monod, dans un article publié dans larevue

Droit social

, quelque temps après la promulgation de laloi du 31 juillet 1959 [Monod, 1959], peu d’expressions ont uncontenu aussi juridiquement imprécis que celui de « promotionsociale ». Cette imprécision apparaît dès l’origine des débatsportant sur ce texte puisque, dans l’exposé même des motifs duprojet de loi, le gouvernement se garde bien de définir cettenotion. Tout au plus en décrit-il l’objet : «

Offrir aux tra-vailleurs des facilités nouvelles de formation et de perfection-nement, en vue de faciliter leur accès à un échelon supérieurdans le cadre de leur profession, ou de les réorienter vers uneactivité plus conforme à leurs aptitudes réelles et à leurs aspi-rations […] ; favoriser une promotion collective en conférant

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des facilités plus larges aux travailleurs dans le domaine del’éducation ouvrière, permettre en particulier à ceux qui sontappelés à exercer des fonctions dans les organismes à caractèreinstitutionnel d’acquérir la formation économique et socialenécessaire à l’exercice de ces responsabilités. » Si la notion depromotion est alors déclinée tantôt comme individuelle, tantôtcomme collective, puis professionnelle et enfin sociale, ajou-tant ainsi à une confusion des termes qui rend forcément lejuriste un peu plus perplexe, on est surtout en droit de sedemander ce que le terme même de promotion signifie.

La loi du 31 juillet 1959 est elle-même marquée de ce sceaude l’incertitude. En effet, si le titre du texte précise qu’il s’agitde « dispositions tendant à la promotion sociale », cette notiondisparaît dès l’article 1, pourtant présenté comme une proclama-tion de principe. Certains parlementaires, notamment le députésocialiste Cassagne, relèvent cette lacune, constatant que « leprojet contient souvent l’expression promotion sociale, maisn’indique pas de façon précise ce qu’elle représente

». Aussi cedernier propose-t-il à l’Assemblée nationale un amendementdestiné à combler ce manque : « La promotion sociale est unensemble de mesures qui tendent à donner aux travailleurs,quels que soient leur niveau culturel et social et leur positiondans la hiérarchie professionnelle, des possibilités multiples etpermanentes d’acquérir un complément de formation notam-ment dans les domaines professionnels, technique et économi-que, ou en matière de culture générale, sociale et syndicale ; cecomplément de formation est essentiellement destiné à permet-tre aux intéressés de mieux utiliser leurs aptitudes et d’occuperdes positions sociales meilleures et plus conformes à leurs goûtset leur vocation. L’ensemble des mesures visées ci-dessus peu-vent résulter aussi bien de l’initiative privée, patronale ou syn-dicale que de l’action des pouvoirs publics et notamment desétablissements d’enseignement relevant des ministères du Tra-vail et de l’Éducation nationale.

» À la demande du rapporteurdu texte, l’amendement est rejeté par l’assemblée au motif,d’une part, qu’il ressemble plus à un exposé des motifs qu’à unedisposition légale, d’autre part, qu’il reprend des dispositionsfigurant ultérieurement dans le texte.

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176 F

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POUR

RÉFORMER

C’est donc de promotion du travail qu’il va finalement êtrequestion dans le texte même de la loi de 1959. Cette dernièreest alors définie ou plutôt caractérisée par divers élémentsconstitutifs que l’on pourrait présenter comme :

– des outils : la promotion du travail est assurée par la miseà disposition des travailleurs de moyens de

formation

et de

perfectionnement

;– des objectifs : il s’agit de faciliter l’accès des travailleurs

à un

poste supérieur

ou une

réorientation

vers une activiténouvelle ;

– des composantes : la promotion du travail prend la formede la promotion

professionnelle

(destinée à former des tra-vailleurs spécialisés ou qualifiés) et de la promotion

supérieuredu travail

(qui vise à offrir aux travailleurs les moyens d’acqué-rir des connaissances et la méthode indispensable aux ingé-nieurs et techniciens supérieurs, aux chercheurs et aux cadressupérieurs des activités économiques et administratives) ;

– un public extrêmement étendu, puisque tous les tra-vailleurs sont potentiellement concernés par cette loi, y com-pris les agriculteurs, les artisans, les travailleurs familiaux, lesmilitaires ayant servi en Algérie… auxquels la loi fait spéciale-ment mention ;

– des autorités chargées de mettre en œuvre la promotionsociale, parmi lesquelles figurent au premier rang les établisse-ments de l’Éducation nationale, les centres de formation duministère du Travail, du ministère de l’Agriculture… et l’initia-tive privée sans que celle-ci soit réellement déterminée. Lapriorité semble donc accordée aux émanations directes del’État.

Tel quel, ce texte souffre de trois maux. Il apparaît d’abordque, au moment où cette loi est adoptée, la question des moyensreste en suspens : « Sans crédits relativement importants, cetexte ne sera qu’une série de promesses décevantes

», peut-onrelever dans la littérature juridique de l’époque [Monod, 1959].Ensuite, cette loi présente tous les caractères symptomatiquesde la hiérarchie des normes [Kelsen, 1996] voulue par les rédac-teurs de la V

e

République. Certes, les principes très généraux du

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système juridique créé apparaissent dans la loi elle-même maisles modalités d’application relatives à la mise en œuvre de lapromotion sociale sont renvoyées à des décrets du pouvoirréglementaire, conformément aux articles 34 et 37 de la nou-velle Constitution qui, rappelons-le, n’a pas encore fêté sonpremier anniversaire

3

. Si l’arsenal des décrets semble êtreimportant (une partie des décrets pris instituent les structuresadministratives et financières de la promotion sociale, lesautres impliquant tous les départements ministériels), lerecours à la voie réglementaire se fait évidemment par nature,hors du débat public et parlementaire. Ce phénomène est ren-forcé par les conditions d’approbation de la loi de 1959, elle-même adoptée au cœur de l’été, en trois semaines pour six lec-tures entre le Sénat et l’Assemblée nationale. Enfin, sans défi-nition précise de la notion de promotion sociale, on pouvaitégalement s’interroger sur la conception qu’on allait en retenir.

Cette incertitude sur le contenu juridique de la notion pour-tant centrale de la loi du 31 juillet 1959 est-elle à l’origine deson dépérissement progressif dans les textes ? Sans qu’il soitpossible de trancher catégoriquement cette question, on estamené à constater que la loi du 3 décembre 1966 ne traite quede façon latérale de la promotion sociale. À l’époque, les glos-sateurs du texte relèvent que la loi de 1966, en jumelant, dansson article 1, promotion sociale et formation professionnelle,met en parallèle deux notions aux fondements psychologiquesdifférents [

Droit social

, 1965] au détriment de la premièrenotion – finalement toujours indéfinie – et au profit de laseconde qui se matérialise plus facilement, pour les parlemen-taires, dans la question de la formation des jeunes, la formationà plein temps des adultes. Ainsi, « l’idée même de promotionsociale se restreint à un contenu purement professionnel

»[

Droit social,

1967], au point que les interventions dans les

3. Article 34 : « La loi détermine les principes fondamentaux de l’enseigne-ment, du droit du travail, du droit syndical et de la sécurité sociale. » Article 37 :« Les matières autres que celles qui sont du domaine de la loi ont un caractèreréglementaire. »

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RÉFORMER

débats parlementaires traitent indistinctement de formation oude promotion

4

.Qui plus est, l’apparition du chômage dans un certain nom-

bre de branches et les fermetures d’entreprises transformentune partie des débats à l’Assemblée nationale, les questionsd’acquisition d’un métier grâce à la formation devenant alorsrécurrentes

5

.Considérée comme nécessité économique, sociale et politi-

que, la formation professionnelle est présentée au Parlementcomme une question n’ayant jamais été envisagée dans sonensemble, la loi de 1959 n’ayant traité qu’un aspect duproblème : « La formation des adultes va prendre ces prochai-nes années une importance a peu près aussi grande que la for-mation des jeunes

6

.

» Comme le relève également le secrétairegénéral du ministère de l’Éducation nationale, Pierre Laurent,« la tentative faite en 1959 pour jeter les bases d’une politiquede promotion sociale ne pouvait, et n’a pu, apporter de réponsesatisfaisante à un problème d’une beaucoup plus large portée.[…]. Une véritable politique de formation professionnelle doitnormalement inclure, avec la souplesse désirable, les objectifsprofessionnels de tout l’appareil éducatif du pays, qu’il relèvedes pouvoirs publics ou des collectivités semi-publiques ou pri-vées, ainsi que les objectifs de promotion, de perfectionnementet d’éducation permanente »

[Laurent, 1967]

.

Dans ce contexte, la loi du 3 décembre 1966 fait de la for-mation professionnelle une obligation nationale (expressionsur laquelle nous reviendront ultérieurement) ayant pour objetde favoriser l’égal accès des jeunes et des adultes aux différents

4. « La formation et la promotion sont à ce point attachées à la nation quemépriser leurs exigences revient à renier ces principes », M. D

EBRÉ

,

JO. Débatsparlementaires. Assemblée nationale

, 8 octobre 1966, p. 3140.5. P. H

ERMAN

, rapporteur du projet : « Aider les personnes touchées par lesreconversions, celles qui ont besoin d’une réadaptation, voilà deux problèmesimportants que tendent à résoudre certaines dispositions du présent projet deloi »,

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DROIT

DE

LA

FORMATION

… 179

niveaux de la culture et de la qualification professionnelle, etd’assurer le progrès économique et social.

On soulignera, d’une part, que, comme la promotion socialeen 1959, la formation professionnelle est une notion qui n’estguère juridiquement définie. D’autre part, elle présente même,pour certains auteurs, une certaine ambiguïté dont l’origine està retrouver dans les débats parlementaires. En effet, la formu-lation retenue semble résulter d’un compromis entre la volontédu gouvernement et celle de la Commission des finances del’Assemblée nationale qui souhaitait faire de la formation pro-fessionnelle une « obligation nationale en vue de permettre lelibre développement des personnalités dans le cadre de l’acti-vité professionnelle et de favoriser le progrès économique etsocial » [Vallon, 1966].

Malgré ces incertitudes, on constate que les grandes lignesde l’article 1 de la loi de 1966 sont reprises par la loi du16 juillet 1971 portant organisation de la formation profession-nelle continue dans le cadre de l’éducation permanente.

En tant que composante de la formation professionnelle per-manente, la formation professionnelle continue constitue une« obligation nationale », formulation qui, sans être celle utili-sée pour définir la sécurité sociale (obligation de solidariténationale), reprend les termes de la loi de 1880 sur l’enseigne-ment primaire. Cette expression prend d’autant plus de sensqu’au même moment le Conseil constitutionnel intègre dans lesdispositions à valeur constitutionnelle le préambule de la Consti-tution de 1946 qui fait notamment de la formation professionnelleun « principe politique, économique et social particulièrementnécessaire à notre temps », la nation devant en garantir l’égalaccès pour les adultes

7

.Dans cette optique, la participation de toute la société à cette

obligation est requise : l’État, les collectivités locales, les éta-blissements publics et établissements privés d’enseignement,

7. Décision n˚ 71-44 DC, loi complétant les dispositions des articles 5 et 7de la loi du 1

er

juillet 1901 relative au contrat d’association,

Recueil

, p. 29 ;

RJC

,p. I-24 ;

Journal officiel

du 18 juillet 1971, p. 7114.

Page 176: Former pour réformer : Retour sur la formation permanente (1945-2004)

180 F

ORMER

POUR

RÉFORMER

les organisations professionnelles, syndicales, familiales et lesentreprises.

Son objet est lui-même large. Il est d’abord professionnelpuisqu’il s’agit d’adapter les travailleurs (et pas les seuls sala-riés) aux changements des techniques et des conditions de tra-vail. Cette loi poursuit aussi un but « citoyen » : la formationprofessionnelle continue vise à favoriser la promotion socialede ces travailleurs par l’accès aux différents niveaux de laculture et de la qualification professionnelle, et leur contribu-tion au développement culturel, économique et social. De fait,on constate que les dérives utilitaristes relevées en 1966 sontreprises dans la loi de 1971, la promotion sociale n’apparais-sant que comme finalité de la formation professionnelle.

Celle-ci tend également à englober un vaste public : leformé est un « travailleur », adulte ou jeune « engagé dans lavie active ou qui s’y engage

8

», qui doit avoir quitté la forma-tion initiale. La conception de la vie des individus retenue parla loi de 1971 oppose donc clairement une première périodeque l’on a vocation à passer en formation initiale et uneseconde consacrée à l’activité professionnelle et ouvrant lebénéfice des mécanismes de formation continue.

Parmi de multiples raisons, cette distinction juridique expli-que probablement le faible engagement du service public édu-catif dans la formation continue. Elle présente surtout uncertain caractère artificiel : combien de salariés se sont retrou-vés dans des salles de classes aux côtés d’élèves en formationinitiale, à suivre une formation sanctionnée par un diplôme ditde formation initiale

9

?

8. Terminologie née dans les années 1970 et reprise par la loi du 4 juillet1990 créant le droit à la qualification professionnelle et la loi de modernisationsociale du 17 janvier 2002 proclamant le droit à faire valider ses acquis del’expérience.

9. Selon la Cour de cassation, cette distinction conserve sa pertinencepuisqu’elle limite l’obligation de l’employeur d’adapter les salariés à leursemplois : « Si l’employeur a l’obligation d’assurer l’adaptation des salariés àl’évolution de leur emploi, au besoin en leur assurant une formation complé-mentaire, il ne peut lui être imposé d’assurer la formation initiale qui leur faitdéfaut », Soc., 3 avril 2001,

Revue de jurisprudence sociale,

6/01, n˚ 731.

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L

A

CONSTRUCTION D’UN DROIT DE LA FORMATION… 181

L’analyse juridique des définitions de la promotion socialeet de la formation professionnelle montre surtout qu’il s’agit dece que les juristes qualifient de « droits objectifs », c’est-à-diredes droits proclamant des principes mais non invocables direc-tement devant les tribunaux, comme le sont des droits dits sub-jectifs.

En quoi le caractère très vague et général de cette concep-tion de la formation peut-il présenter un intérêt ? Tout simple-ment, un texte très général devient souvent ce que les« utilisateurs » d’un système juridique veulent en faire, parfoisau détriment de la volonté initiale du législateur.

C’est ainsi que les intentions de ce dernier ont sensiblementété altérées par les évolutions ultérieures qui ont déplacé le« champ de gravité » du dispositif de la formation profession-nelle continue. De fait, la disposition principale du systèmejuridique, voté en 1971, n’est plus la définition de la notion deformation professionnelle continue mais celle des actions deformation. Or l’acte de former alors défini ne se caractérise pasen raison d’un aspect pédagogique et de transmission deconnaissances mais parce qu’il peut être financé par des fondscollectés10. Cette conception purement financière de la notiond’action de formation a contribué ultérieurement à transformerla notion d’action de formation en « inventaire à la Prévert ».C’est ainsi qu’y fut intégré en 1991, à la demande des partenai-res sociaux, le bilan de compétences11. Y fut également inscritepar le législateur la validation des acquis de l’expérience12. Or,si un bilan de compétences ou une validation des acquis del’expérience sont en lien direct avec la formation profession-nelle continue (ils sont souvent le prélude à une action de

10. La loi du 17 juillet 1978 transforme une liste d’actions de formationpouvant bénéficier d’une contribution de l’État en liste exhaustive des « actionsde formation entrant dans le champ d’application des dispositions relatives à laformation professionnelle continue » et pouvant à ce titre être imputées sur laparticipation des employeurs à leur contribution annuelle à la formation profes-sionnelle continue.

11. Article 16.I. de la loi n˚ 91-1045 du 31 décembre 1991, JO. Lois etdécrets du 4 janvier 1992.

12. Article 136 de la loi n˚ 2002-73 de modernisation sociale du 17 janvier2002, JO. Lois et décrets du 18 janvier 2002.

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182 FORMER POUR RÉFORMER

formation), si on leur reconnaît en pratique des effets forma-teurs, peut-on parler stricto sensu d’actions de formation[Caillaud, 2003] ?

On note ainsi que, au début des années 1970, formation pro-fessionnelle continue et promotion sociale apparaissent commedes notions certes centrales dans un arsenal législatif pourtantcomplet visant la formation des adultes, mais des notions étroi-tement imbriquées, non distinguées et surtout juridiquementindéfinies, ce qui a pu contribuer à dénaturer la philosophiequ’elles portaient en elles, au profit d’une vision purement uti-litariste.

De la coordination étatique à la politique contractuelle

Avec la loi du 31 juillet 1959, apparaissent dans le droit dela promotion puis de la formation des mécanismes juridiquesparticuliers mis à la disposition du développement de la promo-tion sociale. Leur importance est telle qu’ils vont survivre auxévolutions législatives des années 1960 et surtout caractériserla construction d’un système juridique complet de formationcontinue, contribuant à relativiser le rôle de l’État sur ces ques-tions.

Dès 1959, le gouvernement manifeste la volonté de coor-donner l’action des départements ministériels intéressés à lapromotion sociale. Cet objectif interministériel s’était déjàmanifesté dans la procédure parlementaire puisque le projet deloi avait été confié à l’Assemblée nationale à une commissionspéciale ad hoc, et non une commission traditionnelle dont lechamp de compétences pouvait être considéré comme corres-pondant à un ministère particulier.

Cette volonté interministérielle s’est traduite dans la loi parla création d’un Comité de coordination de la promotionsociale ayant pour objet de formuler toutes les propositions uti-les pour l’application de la loi, donner son avis sur les projetsde décrets, procéder aux études générales concernant notam-ment les programmes et méthodes adaptés aux besoins et auxperspectives de la promotion sociale, et surtout chargé d’appré-cier l’emploi des crédits et le bilan annuel des résultats obtenus.

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LA CONSTRUCTION D’UN DROIT DE LA FORMATION… 183

Or, sur ce dernier point, la politique coordonnée voulue parle législateur de 1959 s’est heurtée à d’importantes difficultésentre 1962 et 1966 puisque la Délégation générale à la promo-tion sociale n’a pu, semble-t-il, imposer son autorité – faute desoutien du Premier ministre auquel elle était pourtant rattachée– aux administrations des ministères traditionnels qui refusè-rent de lui rendre compte de l’emploi de l’utilisation des créditsdu Fonds national de la promotion sociale [Droit social, 1967].Il apparaît ainsi que chaque ministère impliqué, notammentl’Éducation nationale et les Affaires sociales, a cherché à pré-server sa totale autonomie et surtout ses crédits.

Une solution, envisagée dès 1965 pour remédier à ce dys-fonctionnement majeur, aurait été de créer un véritable minis-tère d’État de la Formation professionnelle et de la Promotionsociale, hypothèse qui fut discutée jusqu’au dernier momentlors de la constitution du dernier cabinet Pompidou en 1967[Droit social, 1967].

Une telle « innovation » dans l’organisation de l’État futfinalement écartée par la loi du 3 décembre 1966 au profit de lacréation d’un Comité interministériel de la formation profes-sionnelle et de la promotion sociale et d’un Groupe permanentde hauts fonctionnaires à qui fut confiée la tâche de préparer etde suivre les décisions du comité. Cette coordination fut égale-ment étendue au niveau régional, par la création de Comitésrégionaux de la formation professionnelle, de la promotion etde l’emploi et de Groupes régionaux permanents de la forma-tion professionnelle et de la promotion sociale [Casella, 1998].

Qui plus est, au sein de ces organes étatiques et régionaux,la loi renforça finalement la position de l’Éducation nationalepar rapport aux autres ministères : la vice-présidence du comitéétait attribuée au ministre de l’Éducation, la présidence dugroupe des hauts fonctionnaires fut confiée au secrétaire géné-ral de ce même ministère et la vice-présidence de chaquegroupe régional permanent fut assumée par le recteur compé-tent.

Mais cette prééminence de l’Éducation nationale n’estqu’une apparence puisque, dans le même temps, les lois de1959 et de 1966 créent et renforcent un mécanisme juridique

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184 FORMER POUR RÉFORMER

amené à devenir une des caractéristiques principales du sys-tème de formation professionnelle émergeant et surtout à com-plètement reconsidérer la place de l’État dans son ensemble ausein de ce système : les conventions.

En effet, la loi de 195913 prévoit déjà l’existence de conven-tions juridiquement conclues entre l’État et des centres de for-mation, et déterminant la nature de l’aide apportée à ces centrespar les pouvoirs publics et, en contrepartie, les modalités ducontrôle exercé sur ceux-ci. Cette technique fut reprise par laloi de 1966 non sans que sa philosophie fasse l’objet de discus-sions au cours des débats parlementaires. Certains députés dela majorité de l’époque (M. de Tinguy et M. Boscary-Monser-vin) craignirent que les conventions ne soient un moyen pourl’État d’affirmer son emprise sur les centres dispensant descours privés14. Or, pour le gouvernement, le mécanisme desconventions n’a pas pour but de renforcer l’autorité de l’Étatmais, au contraire, d’assurer un minimum de coordination dansun système de formation des adultes qui se libéralise progressi-vement. Selon M. Debré, « à partir du moment où il est indis-pensable d’avoir une politique moderne en matière deformation professionnelle et où il est nécessaire de faire uneffort considérable en faveur des adultes, personne ne peutrefuser de chercher ce qu’on appelle l’économie de moyens enmême temps que l’harmonisation de la politique qui sera suiviepar les différents organismes, chacun dans sa spécialité. C’estdire que le système des conventions est destiné à la fois à res-pecter cette finalité et à faire en sorte que les divers organismespublics ou privés soient progressivement soumis à une disci-pline dont le seul objet est de faire mieux et pour le bien detous15 ».

Ainsi, le recours au contrat permet justement de mettre juri-diquement sur un pied d’égalité les parties qui le signent alorsqu’une loi fixant autoritairement les droits et obligations de

13. Articles 6 et 8.14. JO. Débats. Assemblée nationale, 8 octobre 1966, p. 3172 et s.15. JO. Débats. Assemblée nationale, 8 octobre 1966, p. 3172 et s.

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LA CONSTRUCTION D’UN DROIT DE LA FORMATION… 185

chacun aurait au contraire pu être interprétée comme la traduc-tion d’une volonté de mainmise de l’État sur l’initiative privée.

Plus largement, au-delà de la seule question de ces conven-tions, c’est toute la place de l’État qui est progressivementreconsidérée dans ce système juridique émergeant de formationprofessionnelle des adultes et ce jusqu’en 1971.

À l’origine, la loi de 1959 accordait la priorité à l’État dansle développement de la promotion sociale (« Les mesuresnécessaires [à la promotion sociale] sont mises en œuvre soitpar les établissements relevant du ministère de l’Éducationnationale, soit par des centres collectifs de formation d’adultesrelevant du ministère du Travail, du ministère de l’Agricultureou d’autres départements ministériels […] »), le secteur privén’ayant finalement qu’une importance résiduelle dans les prin-cipes fixés par le texte (« soit par l’initiative privée concourantà cet effort »).

Or cette place prépondérante des institutions publiques estreconsidérée avec l’article 2 de la loi de 1966 puisque doréna-vant l’État, les collectivités locales, les établissements publics,les établissements d’enseignement publics et privés, les asso-ciations, les organisations professionnelles, syndicales et fami-liales ainsi que les entreprises concourent à l’assurer. Danscette architecture, la part de chacun est finalement clairementenvisagée par le législateur, comme le montre l’exposé desmotifs de la loi : « S’il appartient à l’État de conduire la plupartdes actions de formation aboutissant à divers niveaux de quali-fication professionnelle, les organisations professionnelles etsyndicales et les entreprises sont davantage en mesure de pren-dre en charge, avec l’aide et sous le contrôle de l’État, lesactions de perfectionnement, d’adaptation et de recyclage. »Une forme de concurrence est finalement établie entre lesactions publiques et les actions privées, favorisées par le sys-tème des conventions [Droit social, 1967]. Ainsi le souligneM. Debré au cours des débats : « Encore une fois, cette loi estimprégnée de libéralisme. » Il rappelle également qu’« il n’estpas question de lier à la notion d’obligation nationale celle demonopole de l’État. Il est vrai que le ministère de l’Éducationnationale […] qui demain, par la force des choses, prendra une

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186 FORMER POUR RÉFORMER

part croissante dans la formation des adultes ne peut pas ne pasêtre un élément essentiel pour tout ce qui concerne la concep-tion générale de l’enseignement technique et de la formationprofessionnelle. Mais nous avons pris grand soin de marquer laresponsabilité d’autres collectivités, d’autres organismes del’État, qu’il s’agisse d’organismes publics ou privés. Nousreconnaissons à l’État une double responsabilité : celle deconstruire et d’enseigner, et celle de stimuler les initiativesprivées16 ».

La loi de 1971 reprenant cette architecture juridique, fondéesur la coordination et le recours aux conventions, on constatealors que, sur le plan des textes, le système de formation et depromotion se libéralise à partir de 1966, et reconsidère la placede l’État pour la mettre ainsi sur un pied d’égalité avec l’initia-tive privée.

Or, dans le même temps, les préoccupations sur le statut despersonnes en formation et la place accordée aux organisationssyndicales de salariés vont contribuer à faire évoluer le droit dela formation professionnelle des adultes vers le droit du travail,contribuant encore plus sur le plan juridique à relativiser laplace de l’État dans son ensemble et, par là même, celle plusparticulière de l’Éducation nationale.

UN SYSTÈME JURIDIQUE FONDÉ SUR LE DROIT DU TRAVAIL (1971-2004)

En distinguant en 1971 les publics de la formation profes-sionnelle continue selon leur soumission ou non à un lien desubordination juridique, le législateur a contribué à faire entrerle droit de la formation professionnelle continue dans le giron17

du droit du travail, mouvement conforté par son intégration ulté-rieure dans un des livres du code du travail. Or, en tant que bran-che du droit du travail, le droit de la formation professionnelle

16. JO. Débats. Assemblée nationale, 8 octobre 1966, p. 3172 et s.17. Giron étant entendu dans son sens figuratif de « lieu, société où l’on est

accueilli, protégé », Dictionnaire de l’Académie française, 9e édition.

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LA CONSTRUCTION D’UN DROIT DE LA FORMATION… 187

continue a non seulement donné une grande légitimité aux par-tenaires sociaux pour construire et gérer le système de forma-tion continue, mais il a également favorisé un mouvementd’attraction de la formation vers le contrat de travail, celui-cidevenant le cadre déterminant les conditions de départ en for-mation de l’individu.

Quel statut pour la personne en formation ?

Dès 1959, la question du statut des bénéficiaires de la pro-motion du travail apparaît comme un véritable souci pour lesrédacteurs de la loi relative à la promotion sociale. Plusieursdispositions en témoignent. Ainsi, l’article 11 de la loi du31 juillet 1959 envisage pour les travailleurs bénéficiant de lapromotion professionnelle et de la promotion supérieure du tra-vail la possibilité soit d’une prise en charge et d’une rémunéra-tion par l’État, soit d’indemnités accordées en compensationdes pertes de salaires occasionnées par une éventuelle interrup-tion du travail. Surtout, l’article 11 précise qu’un décret déter-minera les facilités qui seront accordées aux travailleurs pourleur permettre de suivre des cours de perfectionnement et desstages de formation. Or, parmi ces facilités, l’exposé des motifsévoque notamment l’octroi d’un certain nombre d’heures com-prises dans le temps de travail et l’éventualité d’un congé sus-pendant l’exécution du contrat de travail avec garantie deréemploi au retour d’une formation à plein temps [Monod,1959]. Progressivement, les problèmes posés par la concilia-tion entre l’exécution d’un travail salarié et la possibilité de sui-vre une formation vont donc orienter le législateur vers lacréation de mécanismes portant sur le contrat de travail, arti-culé autour de ses deux voies.

Ces préoccupations sont toujours présentes lors du vote dela loi du 3 décembre 1966. Celle-ci dispose d’abord que lesconventions signées dans le cadre de la loi peuvent prévoir uneindemnisation des travailleurs qui effectuent des stages de for-mation ou de promotion placés sous le contrôle de l’État, pos-sibilité également offerte aux travailleurs indépendants.Surtout, l’article 11 de la loi précise que ces travailleurs ont

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188 FORMER POUR RÉFORMER

droit à un congé correspondant à la durée du stage d’un maxi-mum d’un an, un décret d’application devant déterminer lesconditions d’ouverture de ce droit. Or, au moment où éclate lemouvement de mai 1968, ce décret n’avait toujours pas étépris.

Il faut donc attendre l’accord du 9 juillet 1970 consécutifaux négociations de Grenelle pour que soient envisagées lesconditions d’accès à un congé de formation, accord dont lesdispositions sont reprises par la loi du 16 juillet 1971.

En distinguant les salariés des demandeurs d’emploi,l’accord de 1970 et la loi de 1971 font donc de l’existence d’uncontrat de travail un des pivots du droit de la formation profes-sionnelle, contribuant à l’enracinement de celui-ci dans le droitdu travail.

La voie normale du départ en formation est dorénavantorganisée autour de la suspension du contrat de travail : le sala-rié, demandeur, ne se trouvait pas en mesure d’effectuer laprestation de travail convenue.

Pour autant, l’entreprise demeurait sollicitée pour organiserelle-même des actions au bénéfice de son personnel18. Enopposition à la philosophie du congé de formation, ces actionsreposent sur l’initiative de l’employeur. Le départ en formations’analyse alors comme un ordre : le salarié étant considérécomme exécutant sa prestation de travail, son refus constitueune insubordination, toujours selon les principes gouvernant ledroit du travail.

Cette conception binaire du départ en formation a progres-sivement été reconsidérée. D’une part, à partir d’un uniquecongé de formation prévu en 1971, on a vu se développer unemultitude de congés ayant chacun son objet ou son publicparticulier sans que soit modifié le principe de la suspension ducontrat de travail : le congé examen, le congé des salariés encontrat à durée déterminée (loi du 12 juillet 1990), le congébilan de compétences (loi du 31 décembre 1991), le congé

18. Ce cas de figure est envisagé dès 1971 mais seulement sous l’angle d’unmoyen pour l’entreprise de s’acquitter de son obligation de contribuer au finan-cement de la formation professionnelle continue.

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LA CONSTRUCTION D’UN DROIT DE LA FORMATION… 189

validation des acquis de l’expérience (loi du 17 janvier2002)… D’autre part, c’est en 1978 que les actions de forma-tion organisées par l’employeur ont été intégrées dans le codedu travail sous la dénomination de plan de formation. Toute-fois, cette intégration s’est ensuite opérée au détriment de laconception initiale de 1971. En effet, en 1991 apparaît, dans leplan de formation, le co-investissement (renforcé en 2000),prévoyant qu’une partie de la formation initiée par l’employeurpuisse être effectuée hors temps de travail. En 1994 est égale-ment créé le capital de temps de formation, mécanisme permet-tant de financer des actions du plan par des contributionsnormalement allouées au congé individuel, dès lors que le sala-rié est à l’origine de son départ en formation.

Cette distinction plan de formation/congé de formation adonc tant évolué que l’on est en droit de se demander si elleconserve sa pertinence hormis de toujours répondre à une logi-que de financement (plan et congé sont financés à partir dedeux contributions distinctes de l’entreprise). Une troisièmevoie apparaît aujourd’hui, se détachant de l’initiative indivi-duelle d’une des parties au contrat pour s’orienter vers undépart en formation concerté entre l’employeur et le salarié,sous la forme d’un « droit individuel à la formation » (articleL. 933-1 et suivants du code du travail).

Pour autant, rien ne semble venir contester ce mouvementd’enracinement de la formation professionnelle continue dansle droit du travail.

Paradoxalement, pour les demandeurs d’emploi, la notionde contrat de travail est aussi devenue centrale en matière deformation. À partir de la fin des années 1970, s’est ainsi déve-loppé le constat que les difficultés des demandeurs d’emploiétaient dues à un niveau de formation faible ou obsolète et à unmanque d’expérience. Par conséquent, après avoir uniquementexploré la voie des stages (stages Granet en 1975, stages prati-ques en entreprise en 1977, TUC en 1984, SIVP en 1985), lesdispositifs destinés à la formation des demandeurs d’emploiont été, en partie, orientés vers la création de contrats spécifi-ques (contrat de qualification, contrat d’orientation, contratd’adaptation…) dont la double vertu était à la fois de permettre

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190 FORMER POUR RÉFORMER

à un individu de suivre une formation mais également de leremettre au travail.

L’influence du droit du travail a donc été déterminantepuisqu’elle s’est manifestée par une « normalisation », sur lemodèle du contrat de travail également, de la présence dudemandeur d’emploi en formation dans une entreprise.

Négocier et représenter : la compétence des organisations de salariés et d’employeurs

De façon curieuse, le texte de la loi de juillet 1959 est muetquant aux rôles des syndicats de salariés et d’employeurs dansle développement de la promotion sociale. Certes, une loi dedécembre 1959 sur la formation syndicale est adoptée mais ellevise les syndicalistes comme public du dispositif et non acteurde celui créé pour l’ensemble des travailleurs.

Il faut attendre 1966 pour voir les organisations syndicalesde travailleurs entrer dans le mécanisme mis en place par la loidu 3 décembre de cette année-là : la politique de formation pro-fessionnelle, coordonnée au niveau de l’État, comme nousvenons de le voir, devient également une politique concertéeavec les organisations professionnelles d’employeurs et de tra-vailleurs. Dans cette optique est ainsi créé un Conseil nationalde la formation professionnelle, de la promotion sociale et del’emploi, destiné à améliorer la connaissance des besoins etl’étude des moyens les plus propres à les satisfaire, à la recher-che des évolutions imposées par les progrès techniques et lestransformations économiques et sociales. Ce Conseil rassembleainsi les représentants des pouvoirs publics et ceux des milieuxprofessionnels intéressés [Droit social, 1967].

Mais c’est surtout en prévoyant l’ouverture de négociations surla formation professionnelle que le protocole de Grenelle en 1968va conférer aux organisations professionnelles un rôle déterminantdans le système de la formation professionnelle en France, leurdonnant une dimension dépassant la simple concertation.

La première conséquence a été de favoriser un mode spéci-fique de construction du droit de la formation professionnellecontinue. L’engagement de négociations interprofessionnelles

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LA CONSTRUCTION D’UN DROIT DE LA FORMATION… 191

débouchant sur l’accord national interprofessionnel du 9 juillet1970, dont les principales dispositions sont reprises par la loidu 16 juillet 1971, a inauguré une règle non écrite : l’interven-tion préalable des partenaires sociaux à toute grande réformelégislative est devenue une obligation sociale, sans avoir jamaisété une contrainte juridique. Après 1971, nombreuses sont lesillustrations de ce principe19. A contrario, le législateur semblene pouvoir engager seul de réformes d’ampleur quelorsqu’elles ne visent pas spécifiquement les salariés20. Àdéfaut, il s’expose à une réaction forte des partenaires sociaux.Ainsi, la loi quinquennale pour l’emploi du 20 décembre 1993n’a pas respecté ce principe bien qu’elle ait tenté d’apporterd’importantes réformes : remise en cause de l’agrément desorganismes paritaires, développement des mesures de forma-tion en alternance, création du capital de temps de formation…Les partenaires sociaux répondirent par l’accord interprofes-sionnel du 5 juillet 1994 maintenant les contrats de formationen alternance dans leur forme initiale, créant les Organismesparitaires collecteurs agréés (OPCA) et affirmant leur compé-tence en matière d’apprentissage. La loi du 4 février 1995 repritles principales dispositions de cet accord.

Ce principe non écrit d’antériorité de la négociation sur laloi semble toujours conserver sa pertinence21.

19. Avenant du 9 juillet 1976 sur les conditions de rémunérations du CIF etsur la consultation des représentants du personnel, repris par la loi du 17 juillet1978 ; accords du 21 septembre 1982 portant sur le financement du CIF et lacréation des FONGECIF ainsi que l’accord du 26 octobre 1983 relatif à l’inser-tion des jeunes et à l’alternance, repris par la loi du 24 février 1984 ; accord du3 juillet 1991, consacrant notamment le droit au bilan de compétences et le co-investissement, traduit par le législateur dans la loi du 31 décembre 1991.

20. Ordonnance du 26 mars 1982 destinée à faciliter l’insertion sociale desjeunes de 16 à 18 ans en leur assurant une qualification ou loi du 7 janvier 1983transférant aux régions une compétence de droit commun en matière de forma-tion professionnelle.

21. Ainsi, la timidité de la loi du 17 janvier 2002, dont on attendait degrands développements annoncés par le Livre blanc de N. Pery, s’explique enréalité par l’état des négociations de « refondation sociale » engagées sur lethème de la formation. Devant aboutir avant le vote définitif de la loi (qui a for-tiori aurait transcrit les dispositions d’un éventuel accord), ces discussions ontété suspendues à l’automne 2001.

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192 FORMER POUR RÉFORMER

Construction paritaire au niveau interprofessionnel, le droitde la formation professionnelle continue est également devenuun objet de négociations régulières au niveau de la branche etde consultation des institutions représentatives du personnel auniveau de l’entreprise. C’est ainsi que la loi Rigout du24 février 1984 a prévu une obligation quinquennale de négo-ciation au niveau de la branche sur les priorités, les objectifs etles moyens de la formation professionnelle (article L. 933-2 ducode du travail), obligation qui fut à l’origine d’un nouvel élandans la conclusion d’accords dans le domaine de la formationprofessionnelle [Guilloux, 1986]. À cela, s’ajoute l’obligationde consulter le comité d’entreprise sur les orientations de la for-mation professionnelle en fonction des perspectives économi-ques et de l’évolution de l’emploi (L. 933-1), sur le bilan duplan de formation de l’année achevée et le plan à venir (L. 933-4),sur le programme pluriannuel de formation (L. 933-4)…

Au-delà de la construction et de la négociation du systèmejuridique de formation professionnelle, le rôle des partenairessociaux se caractérise sans aucun doute par la place qui leur estaccordée dans la gestion de ce système. L’institution de cettegestion paritaire n’est curieusement pas une création des parte-naires sociaux mais du législateur de 1971, ce qui peut apparaî-tre comme un paradoxe dans un droit principalement construitpar la négociation interprofessionnelle [Lindeperg, 2000].Mais cette intention s’est progressivement traduite au fil desannées par une complexification dans l’administration de cesystème22…

Ce faisant, un effet indirect a été donc été de reléguer ausecond plan les organisations syndicales du monde de l’éduca-tion, comme la FEN et aujourd’hui la FSU qui, si elles sontconsultées, n’ont pas la place des cinq grandes confédérationsde salariés, que ce soit dans la construction normative du droit

22. La loi quinquennale pour l’emploi du 20 décembre 1993 a tenté de ratio-naliser le système en favorisant les regroupements des organismes de collecte etde gestion des fonds. Les effets de ce texte ont été sensibles mais ces organismesparitaires collecteurs agréés se combinent encore de telle façon entre eux(OPCA de branches, régionaux, nationaux interprofessionnels…) qu’il restetoujours difficile de s’y retrouver.

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de la formation professionnelle ou dans la gestion de ce sys-tème23. Aujourd’hui on constate toujours des manifestations dece particularisme : ainsi l’UNSA-Éducation (ex-FEN) et laFSU n’ont-elles chacune qu’une voix consultative au sein de laCommission nationale de la certification professionnelle crééepar la loi de modernisation sociale24. Or, la question des certi-fications n’est-elle justement pas l’interface des questionsd’éducation, de formation et d’emploi ?

ENTRE MORCELLISATION ET INDIVIDUALISATION DU DROIT DE LA FORMATION

La première étape de l’introduction de la « formation toutau long de la vie » dans le droit français est le vote de la loi demodernisation sociale du 17 février 2002, dont un chapitreconsacré au développement de la formation professionnellecontinue généralise à l’ensemble des diplômes et titres à fina-lité professionnelle la possibilité d’une obtention, en totalité,par la validation des acquis de l’expérience. Analysée commeune voie d’accès aux diplômes, comme la formation initiale, laformation continue ou l’apprentissage, cette technique reposesur l’inversion du lien entre reconnaissance des connaissances,des aptitudes et des compétences et exercice d’une activité pro-fessionnelle. Ce faisant, on observe ainsi que la France se situedans la logique exprimée par le mémorandum et la communi-cation de la Commission européenne sur « l’éducation et laformation tout au long de la vie », lesquels prônent la recon-naissance et la valorisation de l’apprentissage non formel :

23. « Si le droit à la formation des adultes avait choisi une autre voie ens’adressant par exemple centralement aux citoyens et non aux salariés, aux col-lectivités publiques et non pas aux entreprises, s’inscrivant de la sorte dans uneautre perspective que celle du droit du travail, ceux-ci [les représentants de sala-riés et d’employeurs] n’auraient pas été plus fondés à intervenir que ne fut laFEN à participer aux négociations de 1970 », J.-F. NALLET, « Le droit de la for-mation, une construction juridique fondatrice », Formation et emploi, n˚ 34,1991.

24. Arrêté du 3 mai 2002, JO. Lois et décrets, 5 mai 2002, p. 8968.

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peut, en effet, être validée toute activité professionnelle sala-riée, non salariée ou bénévole, en lien avec la certificationconvoitée. Or, si le texte lui-même ne mentionne à aucunmoment la formation tout au long de la vie, ne lui donnant ainsiaucune reconnaissance juridique, les débats parlementaires sedéroulent sous les auspices de cette notion, qu’il s’agisse desinterventions du gouvernement, de la majorité et de l’opposi-tion de l’époque25.

Ce n’est donc qu’en 2003 et 2004 que la formation tout aulong de la vie entre véritablement dans l’ordre juridique fran-çais, sous la forme d’abord d’un accord national interprofes-sionnel signé entre les partenaires sociaux, puis de la loi du4 mai 2004 relative à la formation professionnelle tout au longde la vie et au dialogue social.

Lorsque furent respectivement signés et votés l’accord de1970 et la loi du 16 juillet 1971, les dispositifs créés tradui-saient l’esprit de la « formation professionnelle continue dansle cadre de l’éducation permanente » mise en place : le rôlecentral des partenaires sociaux, un système financé par les seu-les contributions des entreprises, une articulation des départs enformation autour de l’exécution du contrat de travail (temps detravail pour le plan de formation, congés rémunérés pour leCIF)… dans un contexte de faible chômage où le développe-ment culturel, économique et social est l’une des priorités dunouveau système.

La suppression de l’« éducation permanente » dans le codedu travail et sa substitution par la « formation professionnelletout au long de la vie » impliquent nécessairement un change-ment de philosophie du nouveau dispositif de formation conti-nue. Pour autant, il serait erroné de considérer que l’on assistelà à un bouleversement. Certains traits majeurs du systèmeantérieur demeurent.

25. Assemblée nationale, troisième séance du 11 janvier 2001, JO. Débatsparlementaires, 12 janvier 2001, p. 300 et s.

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« La formation professionnelle tout au long de la vie » :quelle signification juridique ?

Lorsque, à la fin de l’année 2000, la partie patronale déposeun projet à la table des négociations, il s’agit d’un « accordrelatif à l’adaptation du dispositif de la formation profession-nelle », dans lequel la locution « formation tout au long de lavie » n’apparaît pas. Après interruption, les négociationsreprennent alors début 2003 dans un contexte complètementdifférent : la majorité politique a changé après les présidentiel-les et législatives de 2002, et le paysage syndical tend à serecomposer26. Le 20 septembre 2003 est signé, par l’ensembledes organisations patronales comme de celles de salariés, unaccord national interprofessionnel « relatif à l’accès des sala-riés à la formation tout au long de la vie professionnelle ».

Cette expression – « tout au long de la vie professionnelle » –est apparue au cours de la première phase de négociations, nondans les projets d’accord présentés par le MEDEF, mais dans laproposition de la CFDT de créer un passeport formation pourchaque salarié, outil considéré comme une « nouvelle garantietout au long de la vie professionnelle du salarié », et devant ser-vir d’une entreprise à l’autre.

La dénomination retenue par l’accord n’est donc pas cellecommunément entendue : l’adjectif professionnelle est joint àla vie et non à la formation, comme on aurait pu s’y attendre. Ilapparaît donc clairement que les partenaires sociaux portentplus d’attention au public concerné (les salariés) et la périodeau cours de laquelle ce public sera amené à se former (toute lavie professionnelle) que sur la nature même de la formation quipeut être entendue de manière plus vaste. Plusieurs élémentstémoignent de cette intention des rédacteurs de l’accord. D’unepart, il s’agit de l’attention portée à diverses catégories spécifi-ques de salariés (demandeurs d’emploi, jeunes, femmes, sansqualification…) afin de viser un maximum de personnes au

26. En effet, le premier volet de la loi du 4 mai 2004 relatif au dialoguesocial instaure le principe de l’accord majoritaire, modifiant ainsi les règles dela négociation collective.

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cours de leur vie professionnelle. L’objectif est que « chaquesalarié soit en mesure, tout au long de sa vie professionnelle, dedévelopper, de compléter ou de renouveler sa qualification, sesconnaissances, ses compétences et ses aptitudes professionnel-les » (article 5). D’autre part, les partenaires sociaux focalisentmoins leur attention sur le caractère professionnel de la forma-tion que sur l’objectif d’« individualiser les parcours de forma-tion et le développement de la formation en situationprofessionnelle » (article 22). Pour cette raison, ils demandentaux pouvoirs publics de faire évoluer la notion d’action de for-mation en élargissant sa définition légale et de considérercomme imputables sur les fonds collectés les modalitésd’action du tutorat et de la formation en situation profession-nelle, l’utilisation des nouvelles technologies de l’informationet de la communication… Le législateur ne s’est pas encoreengagé sur cette voie malgré les nombreux rapports etréflexions sur ce sujet [CCPRAFPC (Comité de coordinationdes programmes régionaux d’apprentissage et de formationprofessionnelle continue, 2004].

Mais la « formation tout au long de la vie professionnelle »des partenaires sociaux ne fut pas retenue par le législateur de2004 qui lui préféra la « formation professionnelle tout au longde la vie ». La loi du 4 mai 2004 insère la « formation profes-sionnelle tout au long de la vie » à de multiples endroits dulivre IX du code du travail, intégrant cette notion dans l’ordrejuridique français27.

Les travaux préparatoires de la loi ainsi que les débats par-lementaires ne sont pas d’un grand secours pour déterminer lecontenu juridique de la notion de formation professionnelle

27. Le titre même du livre IX « De la formation professionnelle continuedans le cadre de l’éducation permanente » devient « De la formation profession-nelle continue dans le cadre de la formation professionnelle tout au long de lavie ». C’est ensuite l’article L. 900-1 qui est modifié dans le même sens. La« formation professionnelle tout au long de la vie » remplace la « formation pro-fessionnelle permanente » comme obligation nationale. Quant à l’anciennerédaction de l’alinéa deux du même article (« la formation professionnelle con-tinue fait partie de l’éducation permanente »), elle disparaît simplement du codedu travail.

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tout au long de la vie, bien que leur utilité soit en théoried’éclairer les dispositions législatives obscures. Comme ce futle cas en 1971 quand fut introduite l’expression « éducationpermanente » dans le code du travail, la notion même de forma-tion professionnelle tout au long de la vie, consacrée par la loidu 4 mai 2004, n’a pas fait l’objet de beaucoup de discussions,les parlementaires se concentrant surtout sur les mécanismesnouvellement créés (droit individuel à la formation, profession-nalisation…). On relève toutefois la volonté du député Chris-tian Paul de modifier la notion par un déplacement de l’adjectif« professionnelle ». À ses yeux, il conviendrait de parler de for-mation tout au long de la vie professionnelle car « c’est de lavie professionnelle qu’il s’agit et non de la formation initiale oude l’accès au savoir pouvant intervenir au-delà de la vieprofessionnelle […]. Ensuite nous ne précisons pas formationprofessionnelle parce que la formation ne se limite pas à celle-ci ». Cet amendement reprenait la formulation retenue par lespartenaires sociaux dans l’accord sans que ce point soit mêmementionné. En outre, un autre amendement du même parle-mentaire proposait de ne pas faire disparaître la notion d’édu-cation permanente du code du travail en intitulant le livre IX :« De la formation tout au long de la vie dans le cadre de l’édu-cation permanente et de la formation professionnellecontinue » ! Pour ce député, la nouvelle rédaction du livre IXenterre une idée forte de la législation française en matièresociale, celle de l’éducation permanente, concept plus globalque celui de formation professionnelle continue, qui inspiraitles politiques publiques de formation depuis des années 1970 :« Si l’idée de formation tout au long de la vie a un sens répanduau sein de l’Union européenne, celle d’éducation permanenteest plus large puisqu’il ne s’agit pas de mobiliser au profit dessalariés les moyens de la formation professionnelle au sensclassique du terme mais bien d’autres, notamment ceux del’Éducation nationale. »

La majorité parlementaire et le gouvernement ont rejeté cesamendements au motif, d’une part, que « l’objet du texte selimite à la formation professionnelle » et, d’autre part, que « laformulation de la formation tout au long de la vie est celle

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utilisée par les textes européens et doit être à ce titremaintenue » ! Par ailleurs, il ne s’agit pas aux yeux du minis-tère de choisir entre la formation tout au long de la vie et l’édu-cation permanente, la première de ces notions venant sesubstituer à la seconde, « pratiquement plus utilisée en Francedepuis les années 1990 » [Fillon, 2005].

On constate donc, au travers de ces quelques échanges par-lementaires, que les débats ne font apparaître aucune définitionprécise de la formation professionnelle tout au long de la vie nimême aucune volonté de définir cette notion, la formulationétant retenue dans la loi du seul fait de sa consécration par unerésolution du Conseil européen !

De la branche professionnelle à la région

Du point de vue des acteurs, les partenaires sociaux sontconfirmés dans la place centrale qu’ils occupent au cœur du dis-positif. Ils possèdent toujours leur pouvoir normatif à travers lesaccords nationaux interprofessionnels (comme celui du20 septembre 2003) mais surtout avec le renforcement de lanégociation collective de branche sur les objectifs et les moyensde la formation professionnelle. De quinquennale, celle-cidevient triennale. Par ailleurs, le champ de la négociation s’élar-git. Celle-ci portera aussi sur la définition des objectifs et despriorités de formation que prennent en compte les entreprisesdans le cadre du plan de formation ou du droit individuel à laformation (article L. 934-2). Enfin, l’accord prévoit le renforce-ment des compétences de très nombreuses institutions paritairesprésentes dans le système de formation professionnelle français(CPNE, COPIRE et CPNFP) [Luttringer, 2005].

D’autre part, l’importance des questions de financementdemeure un des traits déterminants du dispositif de formationcontinue. Ainsi les partenaires sociaux demandent-ils aux pou-voirs publics d’élargir le champ des actions de formation impu-tables sur les fonds collectés dans les entreprises. Par ailleurs,c’est tout un chapitre de l’accord, retranscrit par le législateurdans la loi de 2004, qui se concentre sur les dispositions finan-cières.

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Mais, au-delà de ces principes devenus traditionnels dudroit de la formation, les partenaires sociaux doivent composeravec une nouvelle institution et surtout un nouvel échelonterritorial : la région. Le droit de la formation professionnelle aégalement subi en France les effets des diverses lois de décen-tralisation votées avec une certaine régularité décennale28.Aujourd’hui, la compétence des régions dans ce domaine estdonc réputée de droit commun : c’est à elles qu’il revient d’éla-borer en toute autonomie leur politique de formation continueet d’apprentissage, de définir leurs propres priorités, d’arrêterle choix de leurs actions, dans le respect toutefois du cadrelégislatif et réglementaire élaboré au niveau national.

En outre, la compétence résiduelle qui restait à l’État après1983 a disparu avec la loi relative aux libertés et responsabilitéslocales du 13 août 2004. On assiste donc à un mouvement éma-nant de l’État et des régions visant à régionaliser, d’une part, lesmodes d’élaboration des dispositifs de formation, d’autre part,les champs d’application de ces dispositifs. Dès lors, est-on enmesure de dire qu’il existe encore un droit national et profes-sionnel de la formation ou ne devrait-on pas parler de « droitsrégionaux de la formation professionnelle », soulignant ainsil’existence de corpus juridiques différents mais également desdroits subjectifs différents pour les individus selon le lieu où ilsrésident ou travaillent sur le territoire national29 ? C’est à cecontexte nouveau que les partenaires sociaux essaient des’adapter en prévoyant notamment dans l’accord du20 septembre 2003 le « développement de partenariats régio-naux et de contrats d’objectifs » (article 20) visant à coordonnerles voies de formation initiale, d’apprentissage, de profession-nalisation et de formation continue… c’est-à-dire les compo-santes d’une véritable formation tout au long de la vie. L’enjeu

28. Loi du 7 janvier 1983 relative à la répartition des compétences entre lescommunes, les départements, les régions et l’État ; loi quinquennale sur le tra-vail, l’emploi et la formation professionnelle du 20 décembre 1993, et loi du27 février 2002 relative à la démocratie de proximité.

29. Il suffit de se rendre sur les sites Internet des diverses régions pour accé-der aux documents relatifs à la formation professionnelle et constater que cha-cune propose des dispositifs particuliers.

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est de taille pour des organisations dont la structure est fondéesur la notion de branche professionnelle nationale et non surdes unions régionales en capacité de négocier.

L’individualisation de l’accès à la formation

Mais si la place des partenaires sociaux et l’importance desquestions de financement restent essentielles dans l’ancien dis-positif comme dans le nouveau, celui créé en 2003 et 2004modifie considérablement les perspectives sur le rôle du sala-rié, sa place et l’investissement auquel il lui faudra consentirpour suivre une formation professionnelle [Maggi-Germain,2005]. « Les parties signataires du présent accord se donnentpour objectif de permettre à chaque salarié d’être acteur de sonévolution professionnelle […] et d’être en mesure d’élaborer etde mettre en œuvre un projet professionnel qui tienne comptenon seulement des besoins en qualification de son entrepriseou, plus généralement, de ceux du monde économique, maisaussi de sa propre ambition de développer ses connaissances,ses compétences et ses aptitudes professionnelles » (préambulede l’accord). Qu’il s’agisse de l’accord ou de la loi, l’avène-ment juridique de la formation professionnelle tout au long dela vie consacre une transformation du rôle du salarié,aujourd’hui appréhendé comme un individu informé et respon-sable de ses choix, à qui il revient d’investir dans sa formationalors qu’il s’agissait jusque-là d’un rôle réservé à la seule entre-prise.

L’un des traits déterminants du droit du travail, dans lequels’intègre le droit de la formation professionnelle continue, estpourtant de considérer que le contrat de travail met en relationdeux parties inégales : l’employeur qui a besoin de main-d’œuvre pour l’activité de son entreprise et le salarié qui a unbesoin vital de travailler. Nombreuses dispositions du code dutravail visent donc à corriger le droit commun des contrats pourrectifier cette inégalité : droit des licenciements, principe defaveur selon lequel on considère que le doute profite au salarié,droit au mensonge légitime qui permet à une femme enceintede cacher son état de grossesse au cours d’un entretien

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d’embauche… Or il nous semble que les mécanismes mis enplace par la loi de 2004 reviennent sur cette conception pourpromouvoir le modèle juridique d’un salarié cocontractant demême niveau que l’employeur. Trois éléments nous semblentattester de ce fait.

Du cadre collectif à l’accord individuel. – L’accord de 2003 etla loi de 2004 ne comportent aucune disposition touchant auCIF, dont le principe est toujours d’organiser, à l’initiative dusalarié, une suspension rémunérée du contrat de travail pourpartir en formation. En revanche, ces textes se concentrent surles dispositifs nécessitant l’initiative de l’employeur (plan deformation) ou son accord indispensable (le nouveau droit indi-viduel à l’information)30. Or, qu’il s’agisse du plan de forma-tion ou du nouveau DIF, les dispositions du livre IX (articlesL. 932-1 et suivants, et L. 933-1 et suivants du code du travail)prévoient dorénavant des situations d’engagement contractuelindividuel écrit entre l’employeur et le salarié sur les modalitésd’exécution de la formation.

Dans le cadre du plan de formation, trois types d’actionssont dorénavant distinguées : les actions de formation d’adap-tation au poste de travail, les actions de formation liées à l’évo-lution des emplois ou participant au maintien dans l’emploi etles actions de développement de compétences. Concernant lesdeux derniers membres de cette typologie, il est maintenantprévu qu’une partie de la formation pourra conduire le salarié àdépasser la durée légale ou conventionnelle du travail, ou sedérouler hors du temps de travail effectif. Dans les deux cas defigure, de telles situations dont l’initiative revient à l’employeurnécessitent l’accord écrit du salarié individuellement. Il y adonc bien un engagement contractuel.

Cette contractualisation est toutefois encadrée. D’une part,le refus du salarié de participer à des actions de formation réa-lisées dans ces conditions ne constitue ni une faute ni un motif

30. Rappelons que, dans le cadre du CIF, s’il est nécessaire de solliciter deson employeur une autorisation d’absence, celui-ci ne peut la refuser, il ne luiest possible que de la reporter dans des limites fixées par la loi.

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de licenciement. Mais, au-delà des textes, il sera très difficilede vérifier si l’accord donné par le salarié ne l’a pas été sousune contrainte de fait (menaces de licenciement économiqueultérieur, de placard…). D’autre part, si l’engagement du sala-rié est défini (consacrer un certain nombre d’heures hors tempsde travail à la formation, suivre cette dernière avec assiduité etsatisfaire aux évaluations prévues), la nature des engagementssouscrits par l’entreprise est beaucoup moins contraignante31.Une faible contrainte caractérise les engagements del’employeur : 1) une priorité d’accès aux postes limitée à unan ; 2) des fonctions devant être disponibles ; 3) des fonctionsdevant correspondre aux connaissances acquises. Or, sur cesdeux derniers éléments, il est nécessaire de rappeler quel’employeur est seul juge des capacités d’un salarié à satisfaireles exigences de l’emploi [Yung-Hing, 1986]. Dès lors, il est àcraindre que la « prise en compte des efforts accomplis » spé-cifiée par l’article L. 932-1.IV soit le seul enjeu des engage-ments de l’employeur pour se manifester sous la forme d’uneprime ponctuelle, comme le prévoient déjà plusieurs conven-tions collectives [Caillaud, 2004].

Le nouveau DIF présente de semblables caractères. Il semanifeste sous la forme d’un droit individuel à la formationd’une durée de vingt heures par an cumulables sur six ans. Lamise en œuvre de ce droit relève de l’initiative du salarié enaccord avec son employeur. Comme dans le cadre des nouvel-les dispositions du plan de formation, un accord écrit est alorssigné entre eux et porte notamment sur le choix de l’actionenvisagée, auquel l’employeur peut s’opposer. À ce titre, ondoit d’ailleurs s’interroger sur l’usage des mots « droitindividuel », alors qu’il ne s’en agit manifestement pas d’unpuisque sa mise en œuvre est contractuelle.

31. L’article L.932-1.IV prévoit que de tels engagements « portent sur lesconditions dans lesquelles le salarié accède en priorité, dans un délai d’un an àl’issue de la formation, aux fonctions disponibles correspondant aux connais-sances ainsi acquises et sur l’attribution de la classification correspondant àl’emploi occupé. Ces engagements portent également sur les modalités de priseen compte des efforts accomplis ».

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Qu’il s’agisse du plan de formation ou du nouveau DIF, onconstate que les modalités de départ en formation d’un salariésont amenées à faire de plus en plus l’objet de contrats écrits indi-viduels alors que, jusque-là, il s’agissait de l’apanage desconventions collectives de branche, parfois des accords d’entre-prise. D’une certaine façon, le cadre collectif, caractère de la« formation professionnelle continue dans le cadre de l’éduca-tion permanente », fait place, en matière d’accès à la formation,à des accords individuels entre le salarié et son employeur, carac-tère de la nouvelle « formation professionnelle continue dans lecadre de la formation professionnelle tout au long de la vie ».Cette mise sur un pied d’égalité des deux parties au contrat sup-pose que le consentement du salarié soit libre et éclairé. L’accenta donc été mis sur l’information de ce dernier.

Un libre consentement du salarié garanti par l’information. – Afinde « permettre à chaque salarié d’être acteur de son évolutionpersonnelle » (préambule), l’accord de 2003 consacre entière-ment son premier chapitre à l’« information et l’orientation toutau long de la vie » de ce dernier. Quatre outils sont particulière-ment développés. D’abord, l’accent est mis sur l’entretien pro-fessionnel et le bilan de compétences dont l’objet est decontribuer à l’élaboration, pour le salarié concerné, d’un projetprofessionnel pouvant donner lieu, le cas échéant, à la réalisationd’actions de formation. Ensuite, les partenaires sociaux consa-crent le passeport formation, dont l’objet est de permettre ausalarié d’être en mesure d’identifier et de certifier ses compéten-ces et ses aptitudes professionnelles acquises par la formationinitiale ou continue ou par son expérience. Par ailleurs, les signa-taires de l’accord s’engagent à développer l’information dessalariés et des entreprises sur le dispositif de validation desacquis de l’expérience et en favoriser l’accès de tous salariés quile souhaitent dans le cadre d’une démarche individuelle. Enfin,chaque branche professionnelle doit définir par accord les mis-sions et les conditions de mise en place d’un Observatoire pros-pectif des métiers et des qualifications afin d’accompagner lesentreprises dans la définition de leur politique de formation et lessalariés dans l’élaboration de leurs projets professionnels.

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Manifestement, la volonté des partenaires sociaux est derenforcer les outils d’information du salarié afin que celui-cipuisse être théoriquement en mesure d’avoir tous les élémentsavant de s’engager individuellement dans une formation.

Où sont passées les garanties collectives dans cesmécanismes ? Elles ne semblent plus être la priorité des négocia-teurs. Les syndicats dont l’objet est de défendre les intérêts pro-fessionnels et collectifs des salariés ne sont visés par l’accord etpar la loi que comme négociateurs et gestionnaires du système.Certes, le préambule de l’accord affirme donner un rôle essentielaux institutions représentatives du personnel dans l’entreprisemais ce rôle ne concerne que l’information des salariés. Qui plusest, c’est surtout l’information du comité d’entreprise qui est ren-forcée, notamment par l’obligation de le consulter sur la mise enœuvre du DIF. Mais il ne s’agit que d’une consultation de cetteinstitution dont l’avis ne lie pas l’employeur. Les représentantsdu personnel n’ont aucune possibilité de s’opposer à une politi-que de formation de l’entreprise qu’ils jugeraient préjudiciable.Leur seul rôle est d’éclairer le salarié sur le choix individuel qu’ilfera. N’assiste-t-on pas, dans ce contexte, à la promotion de prin-cipes qui régissent le droit de la consommation plus qu’à ceux dudroit du travail ?

Une transposition du droit de la consommation. – Accords écritsindividuels du salarié pour de nombreux modes d’accès à laformation, information individuelle du salarié par la créationd’outils spécifiques et par les institutions représentatives dupersonnel… Ne s’agit-il pas du modèle consumériste où lecitoyen s’engage individuellement dans l’achat de biens ou deservices, une fois qu’il a été informé des risques encourus,notamment par les associations de consommateurs ? Cettetransposition pourrait paraître abusive si l’accord de 2003 et laloi de 2004 n’avaient pas introduit dans le droit de la formationprofessionnelle un mécanisme propre à celui du droit de laconsommation : la possibilité de se rétracter de son engagementdans un délai maximum après avoir donné son consentement.Ce que les lois Scrivener et Neiertz ont créé pour la vente pardémarchage, pour le crédit… apparaît aujourd’hui dans les

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dispositions du code du travail relatives au plan de formation.Ainsi l’article L.932-1.III prévoit-il que « les actions de forma-tion ayant pour objet le développement de compétences sala-riées peuvent se dérouler hors temps de travail, en applicationd’un accord écrit entre le salarié et son employeur, qui peut êtredénoncé dans les huit jours de sa conclusion » !

Ce mécanisme a-t-il toute sa place en droit du travail ? Onne peut s’empêcher de penser que les conditions particulièresde la relation de travail risquent de rendre inopérante cettegarantie pour le salarié. Certes, la loi prévoit que cette dénon-ciation ne constitue ni une faute ni un motif de licenciement.Mais ne risque-t-on pas de voir des employeurs remettre encause leur confiance envers les salariés qui seront considéréscomme versatiles car revenant sur leur décision ? Ce qui fonc-tionne dans les relations juridiques ponctuelles entre un citoyenet un organisme de crédit ou de vente peut-il se transposer dansune relation juridique dont la pérennité est un des traits déter-minants (le contrat à durée indéterminée reste toujours lemodèle de relation contractuelle de travail) ?

En distinguant les salariés des demandeurs d’emploi, la loidu 16 juillet 1971 a fait de l’existence d’un contrat de travail undes pivots du droit de la formation professionnelle contribuantà l’enracinement de celui-ci dans le droit du travail.

Le modèle de 1971 – plan de formation sur le temps de tra-vail et CIF suspendant le contrat de travail – semble voler enéclats, concernant le plan de formation (co-investissement,capital temps formation). Depuis quelques années, il est ainside plus en plus demandé au salarié d’investir dans sa propreformation professionnelle.

Dans la loi Fillon de 2002, ce sont les salariés en contrat àdurée déterminée qui peuvent être amenés à financer de la for-mation professionnelle en reversant une partie de leur prime defin de contrat à un OPCA, bien que cette prime soit communé-ment dénommée prime de précarité, puisqu’elle sanctionne unenon-proposition d’un CDI à l’issue d’un CDD. Pour lapremière fois, un texte juridique contraint des salariés à investirun élément de salaire dans la formation professionnelle.

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Avec l’accord de 2003 et la loi de 2004, c’est du temps per-sonnel qu’il est demandé au salarié d’investir dans la formationsur le modèle du co-investissement créé en 1991 et 2000 : centvingt heures sur six ans dans le cadre du droit individuel à laformation, cinquante heures par an pour les formations liées àl’évolution de l’emploi du plan de formation, quatre-vingtsheures par an pour les formations de développement de compé-tences de ce même plan.

Comme nous venons de le voir, le salarié doit absolumentconsentir à investir de son temps personnel dans une formation.Mais comment susciter ce consentement ? Qu’il s’agisse duplan ou du DIF, l’accord de 2003 et la loi de 2004 prévoient (ceque ne faisaient pas les textes de 1991 et 2000) que le tempspassé en formation hors temps de travail fasse l’objet d’unerétribution financière. Cette allocation de formation versée parl’entreprise est un montant égal à 50 % de la rémunération nettede référence du salarié concerné. À première vue, le nouveaudroit de la formation professionnelle continue semblerait mar-qué par un investissement conjoint du salarié et de l’entreprisedans ce nouveau dispositif. Mais, pour cette dernière, les pro-pos doivent être sérieusement nuancés. D’abord, parce quecette allocation ne revêt pas le caractère d’une rémunération ausens du code de la Sécurité sociale, et n’est donc pas soumiseau versement de certaines charges sociales. D’autre part, lemontant de cette allocation versée au salarié est imputable surla participation obligatoire de l’entreprise au développement dela formation professionnelle continue. En réalité, on constateque l’investissement de l’entreprise présente des caractèresjuridiques qui peuvent la traduire en une opération financière« blanche » pour elle. En revanche, c’est au salarié qu’il peutêtre dorénavant demandé d’investir du temps dans la formationprofessionnelle. L’investissement du temps personnel dans cesparcours de formation, caractère de ce nouveau droit de la« formation professionnelle tout au long de la vie », ne se fera-t-il pas au détriment de la vie sociale et familiale desindividus ? Or ces préoccupations étaient au cœur de la notiond’« éducation permanente », aujourd’hui juridiquement dispa-rue. Certes, ce temps fait l’objet d’une compensation financière

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LA CONSTRUCTION D’UN DROIT DE LA FORMATION… 207

qui peut avoir pour effet de susciter l’adhésion d’un certainnombre de salariés de bas salaires. Mais n’a-t-on pas constatéque ce sont ces derniers que l’on n’envoie jamais suivre uneformation ?

Enfin, pourquoi susciter cet investissement individuel ?Comme l’exprime l’article 22 de l’accord du 20 septembre2003, il s’agit de favoriser l’individualisation des parcours deformation. Ainsi, la notion de parcours, jumelée à celle de sécu-rité sociale professionnelle, prend-elle de plus en plus d’impor-tance dans les textes et les discours portant sur la formationprofessionnelle [Le Digou, 2001 ; Cahuc et Kramarz, 2004 ;CERC, 2005 ; Guigou, 2005]. Notion sans réelle définitionjuridique, le parcours est un concept venant du discours despraticiens et il appartiendra au juriste de lui donner consistance[Maggi-Germain, 2005]. Ces notions de « parcours » ou de« sécurité sociale professionnelle » apparaissent en réalitécomme les véritables évolutions d’importance de la formationcontinue. Le système actuel dépend aujourd’hui du statut juri-dique de l’individu en formation (salarié, demandeur d’emploi,indépendant…), à chaque statut correspondant un dispositifparticulier.

Une des évolutions sous-jacentes à l’introduction de cesnouveaux concepts aurait pour conséquence de faire de la for-mation un droit réellement personnel [Santelman, 2001], et nonplus l’accessoire d’un statut, droit qu’il serait possible d’exer-cer à tout moment de sa vie, quelle que soit sa situation juridi-que. Non transférable, le nouveau « droit individuel à laformation » est, à cet égard, une occasion manquée !

CONCLUSION

Progressivement construite dans les années 1960, consacréedans les années 1970, la filiation du droit de la formation avec ledroit du travail semble être aujourd’hui contestée par plusieursmouvements [Caillaud, 2003] qui, pour certains, peuvent peut-être conduire à reconsidérer la place de l’Éducation nationaledans le système juridique de formation professionnelle continue.

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Le premier émane du juge et des partenaires sociaux, et semanifeste par le développement, dans le champ de la formationprofessionnelle continue, de techniques contractuelles directe-ment inspirées du droit civil (DIF, accords individuels du plande formation)

Dans un second temps, dans le cadre du développementd’une politique d’« éducation et de formation tout au long de lavie », la formation professionnelle continue tend à être réenvi-sagée sous l’angle d’une obligation nationale, selon la formuleretenue par les lois de 1966 et 1971. Dans cette perspective, desréflexions visent à mettre en parallèle la place de la formationaujourd’hui et celle de la sécurité sociale en 1945. Les méca-nismes proposés se fondent sur la notion de droit de tiragesocial : « Droits de tirage car leur réalisation dépend d’une dou-ble condition : la constitution d’une provision suffisante et ladécision de leur titulaire d’user de cette provision. Droits detirage sociaux puisqu’ils sont sociaux aussi bien dans leurmode de constitution (abondement différé de la provision) quedans leurs objectifs (utilité sociale) [Supiot, 1997]. Il s’agitd’un droit non opposable directement par le salarié à sonemployeur [Morin, 2000], comme le serait un droit subjectif,mais un droit destiné « à jouer entre le travailleur et la sociétésur le mode des autres droits sociaux » [Lyon-Caen, 1992].

Enfin, un dernier mouvement, émanant des pouvoirspublics, se matérialise par l’élaboration en 2000 du code del’éducation, dont l’objectif est de regrouper l’ensemble des dis-positions relatives au système éducatif. Ce code ne se bornedonc pas aux seuls enseignements du ministère de l’Éducationnationale mais comprend les formations organisées sous la res-ponsabilité ou le contrôle d’autres ministères. Dans une tellearchitecture juridique, n’ont vocation à demeurer dans le codedu travail que les dispositions qui sont en lien direct avec larelation de travail des personnes en formation, avec les droitscollectifs des salariés… les dispositions traitant des questionsde formation professionnelle au sens strict relevant quant àelles du code de l’éducation. Tel est le cas de la loi du 16 juillet1971 relative à l’enseignement technologique, des dispositionsissues des lois de décentralisation ou de la loi de modernisation

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sociale du 17 janvier 2002 sur la validation des acquis de l’expé-rience. Dans une telle perspective, changeant de filiation, unepartie du droit de la formation professionnelle continue ne sera-t-il pas soumis à des techniques juridiques directement inspiréesdu droit de l’éducation tel qu’il existe actuellement, techniquesprincipalement empruntées au droit public ? Dès lors, l’Éduca-tion nationale n’a-t-elle pas un rôle à jouer si ce dernier mouve-ment devait s’annoncer déterminant dans l’évolution du droit dela formation professionnelle continue.

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6

Un passé impensé : l’action de l’Éducation nationale

(1920-1970)

Guy Brucy

Les rares travaux concernant le rôle de l’Éducation natio-nale dans la formation professionnelle des adultes concourentsouvent à en donner une image peu valorisante. Si tous s’accor-dent à dire qu’elle fut pionnière et qu’elle disposait d’« atoutsincontestables » [Prost, 1981, p. 607], la vision qui prédomineest essentiellement négative. Conditions d’accès difficiles,abandons nombreux, méthodes inadaptées, incapacité à répon-dre aux sollicitations des employeurs constituent autant d’élé-ments à charge versés au dossier.

De plus, les évolutions qui ont marqué ce champ d’activitésdepuis une trentaine d’années n’ont fait que renforcer cettevision et la justifier : les entreprises y détiennent l’essentiel dupouvoir ; l’Éducation nationale n’y occupe qu’une placemineure. Un vocabulaire, des modes de raisonnement, une cer-taine manière de poser les problèmes ont fini par s’imposer aupoint d’apparaître comme « objectifs », « naturels » et« nécessaires ». Bref, la vision des vainqueurs semble l’avoirdéfinitivement emporté.

Reste que l’historien doit retrouver la trace des vaincus. Etd’abord montrer que ces derniers ont existé et agi. Or, l’actionde l’Éducation nationale dans le champ de la formation des

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adultes a d’abord été celle de l’Enseignement technique. Ilconvient donc de revenir sur la genèse d’une doctrine – le per-fectionnement professionnel – et sur ses implicationsconcrètes : des cours dispensés dans les écoles techniques, unevalidation par l’examen, la certification par un diplôme spéci-fique – le brevet professionnel – qui se donne comme celui del’excellence ouvrière.

Ce dispositif et les valeurs qu’il portait, propres à l’écolerépublicaine, étaient-ils acceptables par le monde de laproduction ? La question mérite d’être posée, d’autant plus quel’Enseignement technique représentait un potentiel de forma-tion dont il semblait difficile de se passer. Surtout à une époqueoù la recherche constante d’une meilleure productivité impo-sait le développement d’une main-d’œuvre hautement quali-fiée. Un compromis entre enseignants et employeurs était-ilpossible ? Je montrerai qu’il le fut et que l’Enseignement tech-nique s’appuya alors sur son expérience des relations avec lesentreprises pour créer des espaces de connivences où allaientpouvoir se déployer de véritables politiques d’établissement.C’est dans ce cadre-là que l’Éducation nationale utilisera lepouvoir que lui conférait le financement des cours, publics etprivés, pour introduire de l’ordre dans des pratiques quelquepeu confuses, pour contrôler les conditions matérielles et péda-gogiques de la formation, et tenter d’imposer son modèle fondésur une articulation forte entre formation, validation, certifica-tion et promotion.

C’est précisément sur ce dernier point que le risque de désta-bilisation du compromis était le plus grand. Et c’est bien làqu’apparut la contradiction principale avec les employeurs.Car, si ceux-ci pouvaient accepter de coopérer avec l’Éduca-tion nationale pour lui confier la production des qualificationsdont ils avaient besoin, pouvaient-ils se laisser déposséder deleur pouvoir de contrôle sur l’utilisation qu’ils en feraient dansl’entreprise ? Si tel avait été le cas, c’est toute la logique du rap-port salarial qui en aurait été bouleversée. Nous verrons qu’iln’en fut rien. Jamais les employeurs ne s’engagèrent à recon-naître les acquis de la formation.

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Dans ces conditions, le dispositif initialement promu par laDirection de l’enseignement technique avait-il encore une per-tinence opérationnelle ? Subverti de l’extérieur par les prati-ques propres aux entreprises et de l’intérieur par lesajustements que lui imposent salariés et enseignants, il se trou-vait singulièrement affaibli. Rien, désormais, ne prévaudraitcontre la logique de soumission aux exigences de rentabilitédes utilisateurs de la main-d’œuvre ainsi formée.

P

ERFECTIONNER

LES

SALARIÉS

EN

COURS

DU

SOIR

Au commencement était le « perfectionnement ». Pendantprès d’un demi-siècle, on ne parlait pas de « formation » maisde « perfectionnement » pour évoquer la formation profession-nelle continue des adultes

1

. Cette notion apparaît officiellementdans l’article 37 de la loi Astier qui stipule que « des cours pro-fessionnels ou de perfectionnement sont organisés pour lesapprentis, les ouvriers et les employés du commerce et del’industrie ». Elle ressurgit, sept ans plus tard, dans le décret decréation du brevet professionnel (BP) le 31 mars 1926

2

,diplôme auquel elle ne cessera plus d’être associée par la suite.Qu’entend-on alors par « perfectionnement » ?

1. C’est le terme utilisé en juillet 1970 dans le titre de l’accord nationalinterprofessionnel portant sur « la formation et le perfectionnementprofessionnels ».

2.

Bulletin administratif

, t. CXIX, 1926, p. 70-71. Plusieurs autres décretsviendront modifier, pour le préciser, le texte initial, au point que ce dernier serarapidement oublié et que celui auquel on va se référer constamment par la suiteest le décret du 1

er

mars 1931. Même un haut fonctionnaire aussi averti qu’Hip-polyte Luc, directeur de l’Enseignement technique, signera des documents où ilest écrit que « le brevet professionnel a été créé par le décret du 1

er

mars 1931 ».

Rapport à Monsieur le Ministre de l’Éducation nationale

, précédant les projetsd’arrêtés de création des BP d’ajusteur, tourneur, fraiseur, mécanicien, 12 juin1935.

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Former, certifier, promouvoir

Le terme « perfection » est emprunté au latin

perfectio

quisignifie « complet achèvement ». Perfectionner, c’est rendremeilleur, améliorer, faire acquérir plus de qualités. Le perfec-tionnement est un processus dynamique de progression quiconduit d’un état d’inachèvement vers un état de complétudedans un domaine particulier.

C’est bien ainsi que, des années 1920 aux années 1960, lesemployeurs et la Direction de l’enseignement technique (DET)conçoivent le perfectionnement professionnel. Les mots utili-sés et les définitions des diplômes le montrent. Alors que leCAP « établit l’aptitude à commencer à exercer la profession »,le brevet professionnel (BP) « établit la maîtrise absolue decette profession

3

» et est défini comme ce qui sanctionne les« capacités pratiques et théoriques de l’ouvrier ou del’employé

4

». Les mots clés sont « aptitude » et « capacité ».Le perfectionnement étant le processus par lequel un ouvrierpasse de l’état où il est « apte à… » à celui où il est « capablede… » Rappelons qu’avant la Première Guerre mondiale lediplôme destiné à sanctionner la formation initiale des appren-tis s’appelait certificat de capacité professionnelle (CCP)

5

. Trèsvite, cette appellation fut contestée par les milieux profession-nels – essentiellement l’artisanat – qui estimaient qu’un jeunequi vient d’achever sa formation n’est qu’un « demi-ouvrier »qui ne saurait prétendre au salaire de l’« ouvrier complet ». Cedernier se définissait par ses capacités acquises après de lon-gues années d’expérience. Celle-ci n’était d’ailleurs pas discu-tée. Assimilée à l’accumulation de situations de travailproductif, elle était implicitement mesurée par l’anciennetédans un métier, dont la durée variait selon les professions et lesrégions. Elle constituait le critère qui différenciait le « demi-ouvrier » de l’ouvrier ayant la « pleine possession de son

3. Lettre de L. Chachuat, conseiller de l’Enseignement technique et prési-dent du jury du CAP à l’IPET de Lyon, 31 décembre 1948. AN F 771328.

4. Article 1 du décret du 31 mars 1926.5. Le CCP fut institué par le décret du 24 octobre 1911.

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métier ». Le débat portait plutôt sur la question de savoir si cecritère était suffisant ou non.

La DET considérait que l’expérience seule ne pouvait suf-fire à définir l’ouvrier hautement qualifié et qu’il fallait la com-pléter et l’enrichir par une « instruction », théorique etpratique, dispensée sous forme de cours dans les écoles techni-ques, validée par un examen et certifiée par un diplôme : le bre-vet professionnel (BP).

Cette position s’explique par le fait qu’à ce moment-là –nous sommes au début des années 1920 – la DET mène uncombat décisif. La loi Astier vient d’être votée. Le CAP estofficiellement le diplôme qui sanctionne trois années de coursprofessionnels pour les apprentis. Il s’agit alors d’imposer lemodèle qui prévaut déjà dans les écoles techniques

6

et qui viseà articuler en un tout cohérent formations pratique et théorique,validation par l’examen et certification par le diplôme. L’enjeuen est la formation « méthodique et complète » de travailleursqualifiés, de citoyens éclairés et d’hommes capables d’exploi-ter toutes les virtualités de leur intelligence [Brucy, 1998].Autrement dit, la DET considère que l’individu n’est pasréductible à sa seule dimension économique et que toute forma-tion, y compris professionnelle, doit prendre en compte lesdimensions citoyennes et culturelles.

C’est dans ce cadre-là que s’inscrit la politique du perfec-tionnement qui prolonge, en la complétant, celle de la forma-tion initiale. Car il s’agit de construire un véritable cursus danslequel les cours professionnels débouchant sur le CAP et lescours de perfectionnement préparant au BP constituent lesdeux degrés successifs de la formation professionnelle desouvriers et des employés. Dans cette perspective, l’ouvrier hau-tement qualifié est celui qui, en plus de l’expérience profes-sionnelle, a cumulé « au minimum cinq ans d’études théoriqueset pratiques

7

», puisque la préparation du BP exige que le

6. Écoles nationales professionnelles (ENP) et écoles pratiques de com-merce et d’industrie (EPCI).

7. H. Luc, directeur de l’Enseignement technique, rapport rédigé enjuin 1935 pour la création des BP d’ajusteur, tourneur, fraiseur et mécanicien.

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candidat ait suivi les cours de perfectionnement « pendant deuxans au moins

8

». En posant cette condition, la DET conférait autemps de l’étude une dignité égale au temps de l’expérience.C’était une révolution d’autant plus forte qu’en même tempselle affirmait qu’il appartenait à l’école, et non à l’entreprise, dedispenser et de valider les savoirs constitutifs du perfectionne-ment. Et elle en revendiquait explicitement la responsabilitédans le cadre de ses propres établissements. Aussi, le décret de1926 prescrit-il d’organiser les cours de perfectionnement « àl’école publique d’enseignement technique

9

». C’est égalementdans ces établissements que devaient se dérouler les épreuvesd’examens

10

sous le contrôle de jurys mixtes composésd’enseignants et de représentants de la profession, comprenantun « nombre égal de patrons et d’ouvriers ou d’employés

11

».Enfin, la DET ne dissociait pas le perfectionnement de la

promotion dans la hiérarchie du travail. Le lien entre les deuxavait pour elle un sens politique fort. Dans le contexte socialagité des années 1920, le perfectionnement participe de laconviction selon laquelle un ouvrier qui voit s’ouvrir des espé-rances de promotion est moins enclin à se révolter devant lesinjustices sociales. Autrement dit, la promotion individuellepar le perfectionnement professionnel constitue une des clés dela pacification des rapports sociaux. C’est ce qu’exprimel’ancien sous-secrétaire d’État à l’Enseignement technique,Gaston Vidal, quand il explique qu’« il n’y aura de véritablesprogrès de la classe ouvrière que par le progrès de l’individudans sa profession

12

». Antidote à la lutte des classes, le perfec-tionnement récompensé par la promotion s’inscrit égalementdans le droit-fil de la morale de l’effort individuel, au cœur desvaleurs méritocratiques de l’école de la République.

C’est toute la question de la reconnaissance du perfection-nement par les employeurs qui s’en trouvait posée.

8. Article 4 du décret du 31 mars 1926.9.

Ibid

.10. Article 3 du décret du 31 mars 1926.11.

Ibid

.12. G. Vidal, intervention à la Semaine du travail manuel (27-31 octobre

1925).

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Le diplôme de l’excellence ouvrière

Au lendemain de la Première Guerre mondiale, dans uncontexte de pénurie et d’important

turn-over

de la main-d’œuvre qualifiée, le perfectionnement puis la promotion deceux qui étaient jugés comme les meilleurs dans leur métier etcomme les plus dignes de confiance dans leur comportement àl’égard de la direction s’inscrivaient dans les politiques derétention et de fidélisation de la main-d’œuvre pratiquées parles grandes entreprises de la métallurgie, des constructionsmécaniques, électriques, automobiles, navales ainsi que par lescompagnies de chemins de fer. En confiant aux ouvriers haute-ment qualifiés les travaux les plus délicats exigeant une trèsgrande maîtrise du métier, en les promouvant à des postesd’encadrement subalterne, ou encore en en faisant des« instructeurs

13

» chargés de la formation initiale des apprentis,on leur ouvrait, de fait, de véritables perspectives de carrière.

Une politique promotionnelle était ainsi clairement affichéeà la Compagnie des chemins de fer du Paris-Orléans qui orga-nisait des cours de perfectionnement d’une durée de trentemois, permettant aux agents d’accéder aux grades de contre-maître principal, de chef mécanicien ou de contrôleur de trac-tion. Ces cours comportaient des enseignements généraux,théoriques et pratiques

14

. Aux usines métallurgiques Saint-Jacques de Montluçon, on considérait qu’il était impératif deformer des « cadres sérieux d’agents connaissant bien leurmétier et attachés à l’usine qui les a formés », et, ajoutait-on,« les avantages immédiats ou lointains auxquels ils peuventprétendre sont, au reste, de nature à les y retenir

15

».

13. C’est sous ce terme qu’étaient généralement désignés les salariés char-gés d’assurer les formations pratiques et théoriques des jeunes apprentis dans lesgrandes entreprises qui avaient mis en place des écoles internes.

14. Le perfectionnement des mécaniciens comprenait : composition fran-çaise, éléments de mécanique et de physique, électricité, technologie générale etdu matériel roulant. Étude de la combustion et des combustibles. Conduite deslocomotives.

15. Intervention du directeur des cours de perfectionnement des usinesSaint-Jacques de Montluçon, à la Semaine du travail manuel (27-31 octobre1925).

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Les pratiques en usage dans ces grandes entreprises étaientdonc en phase avec la volonté politique de la Direction del’enseignement technique. Mais elles demeuraient limitées auxsecteurs industriels les plus en pointe, confrontés à la concur-rence internationale et à d’importantes transformations techno-logiques et structurelles. Pour la masse des entreprisesfrançaises, le problème ne se posait même pas.

C’est dans le contexte politique et économique des len-demains de la Seconde Guerre mondiale que l’idée selonlaquelle ceux qui se perfectionnent doivent en obtenir unereconnaissance va se trouver réactivée. Fait significatif, lesmots changent : en même temps qu’apparaît la « promotionouvrière », le lien est officiellement établi avec le perfec-tionnement par l’arrêté du 15 avril 1948 qui institue des« cours de perfectionnement conduisant à la promotionouvrière

16

». Fondés exclusivement sur le volontariat – ilsont lieu en dehors des heures de travail et ne sont pas rému-nérés –, ces cours ont pour objectif de « donner, quelle quesoit la fonction ou la formation antérieures, la possibilité des’élever dans la hiérarchie professionnelle par l’acquisitiondes connaissances théoriques et pratiques indispensables ».Le public visé est large : manœuvres et ouvriers spécialiséspour la préparation d’un CAP ; ouvriers qualifiés pourl’accession aux emplois nécessitant un BP ; techniciens etagents de maîtrise ; maîtres-artisans et compagnons desentreprises artisanales. La conséquence de cet élargissementse lit dans l’appellation des cours qui changent de nom à par-tir d’avril 1950 : on parle désormais de « promotion dutravail

17

».En revanche, et contrairement au décret de 1926, le texte

de 1948 reste muet sur les lieux d’accomplissement desformations : écoles ou entreprises ? Il ne le précise pas. Mais

16. Article 1 de l’arrêté du 15 avril 1948. Ce texte est signé par le secrétaired’État à l’Enseignement technique, le radical André Morice, alors membre dugouvernement Robert Schuman (MRP), au pouvoir depuis le 22 novembre1947.

17. Circulaire du 5 avril 1950.

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dans l’esprit de ses concepteurs, les deux étaient concer-nés

18

.Dans ces conditions, le dispositif promu depuis les années

1920 par la DET s’impose rapidement comme la référence enmatière de perfectionnement, et son diplôme – le BP – estreconnu comme la certification de l’excellence ouvrière. Sonsuccès est attesté par les demandes de création émanantd’employeurs qui l’estiment indispensable pour distinguerceux qui doivent posséder un « fonds de connaissances scienti-fiques, techniques et pratiques dépassant de beaucoup le niveaumoyen professionnel

19

».De manière générale, le patronat considère le BP comme un

diplôme pivot autour duquel pourraient s’organiser des carriè-res professionnelles. Et ceci se vérifie aussi bien dans lesmétiers du tertiaire que dans le bâtiment ou la métallurgie.Ainsi, au milieu des années 1950, la Société de comptabilité deFrance estime que « le professionnel qualifié qui assure sonperfectionnement peut prétendre gravir les échelons hiérarchi-ques propres au personnel comptable de l’entreprise

20

». Dansle bâtiment, où la logique des métiers imprègne fortement lesgrilles de classifications ouvrières, la filière CAP-BP pour lerecrutement des chefs de chantier est valorisée au détriment desfilières scolaires BEI-BT

21

. Le même raisonnement prévaut

18. S’expliquant quelques années plus tard sur ses intentions, André Moriceprécisera que « le but poursuivi était de permettre à un certain nombre de tra-vailleurs volontaires de recueillir, soit sur le lieu de travail, soit dans des établis-sements d’enseignement technique judicieusement choisis, le complément deformation intellectuelle et manuelle leur permettant de s’élever dans la hiérar-chie professionnelle », A. M

ORICE

, « La promotion du travail en France »,

L’Enseignement technique

, n˚ 2, avril-mai-juin 1954, p. 11-16.19. Demande de création d’un BP de gemmologie formulée par le Comité

régional d’Île-de-France d’apprentissage dans la bijouterie, joaillerie, diamantset pierres précieuses, 10 décembre 1959. Archives nationales F 770 482.

20. Journée d’études du 24 novembre 1956 consacrée aux « Besoins desprofessionnels de la comptabilité. Leur formation, leur spécialisation, leurperfectionnement ». Archives nationales, F 770482.

21. Le BEI (brevet d’enseignement industriel) sanctionnait quatre annéesd’études dans les collèges techniques (de la 4

e

à la 1

re

industrielle) ; le BT (bre-vet de technicien) nécessitait trois années d’études supplémentaires après le BEIou deux années après l’obtention du diplôme d’élève breveté des ENP.

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220 F

ORMER

POUR

RÉFORMER

dans la métallurgie où, en octobre 1955, la Commission de laformation professionnelle de l’UIMM propose que la filièreCAP-BP conduise l’ouvrier qualifié à des postes d’agent demaîtrise et d’agent technique.

Fait significatif de l’importance qu’on lui accorde, le BPsert de référence à la construction des diplômes scolaires dehaut niveau, comme le brevet de technicien. Dans la métallur-gie, les contenus du BT « métaux en feuilles » seront élaborésen prenant pour référence le BP de chaudronnier et les repré-sentants des employeurs considéraient que le BT n’était passupérieur au BP « en valeur absolue

22

». Dans l’esprit des pro-fessionnels, le BP était donc bien classé à parité avec les diplô-mes les plus prestigieux de l’Enseignement technique.

Avec la loi de juillet 1959 sur la promotion sociale

23

, le dis-positif conçu par la DET reçoit sa consécration et se présentedésormais comme une structure hiérarchisée en six niveauxrépartis en trois degrés, couvrant l’ensemble des formations,depuis celles s’adressant aux ouvriers spécialisés (niveau I)jusqu’à celles concernant les ingénieurs et les cadres supérieurs(niveau VI) en passant par les ouvriers qualifiés, hautementqualifiés, les agents techniques, techniciens et technicienssupérieurs

24

.En une trentaine d’années, l’Enseignement technique a

donc élaboré une véritable doctrine du perfectionnement pro-fessionnel et mis en place les outils de son accomplissement. Ilconvient, maintenant, d’en examiner le fonctionnement réel.

22. Réunion de la CNPC de la métallurgie du 20 octobre 1955. Archivesnationales F

17bis

29779.23. Voir la contribution de Pascal Caillaud, « La construction d’un droit de

la formation professionnelle des adultes (1959-2004) », dans le présent ouvrage.24. Instruction du 22 décembre 1959 sur « Les principes et organisation de

la promotion sociale dans le cadre de l’Éducation nationale » adressée par leministre de l’Éducation nationale, André Boulloche, aux recteurs et aux inspec-teurs d’académie, AN 900234, art. 1. On remarque que la structuration desniveaux est l’inverse de celle qui est élaborée, au même moment, par les expertsde la Commission de la main-d’œuvre du IV

e

Plan qui finira par s’imposer àl’ensemble des administrations. L’Éducation nationale n’abandonnera sa proprenomenclature qu’en 1967.

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U

N

PASSÉ

IMPENSÉ

: L’ACTION DE L’ÉDUCATION NATIONALE… 221

L’ACTION DE LA DIRECTION DE L’ENSEIGNEMENT TECHNIQUE

Au cours des années 1950-1960, l’action de la Direction del’enseignement technique prit, concrètement, plusieurs formes.Par le biais des financements qu’elle accordait, elle contribua àmettre de l’ordre dans un champs d’activités quelque peu confus.Sollicités par les employeurs qui en reconnaissaient la compé-tence et l’efficacité, ses établissements mirent en place de vérita-bles politiques volontaristes de développement des cours deperfectionnement et furent conduits à gérer des flux importantsqui placèrent le ministère de l’Éducation nationale très largementen tête de tous les autres ministères.

La mise en ordre scolaire

L’arrêté du 15 avril 1948 fut suivi de l’inscription, au bud-get de l’Enseignement technique pour 1949, d’une somme de119 millions de francs25 strictement réservée aux cours de per-fectionnement. Dès l’année suivante elle passait à 200 millionsde francs, soit une augmentation de 68 %, et allait croître régu-lièrement pour atteindre 844 375 000 francs26 en 1959 puis1 296 millions francs en 1960. Comparé à d’autres ministères,celui de l’Éducation nationale était, de loin, le mieux doté. LaDET dispose là d’un puissant outil qu’elle utilise pour mettrede l’ordre dans des pratiques souvent confuses, parfois douteu-ses, et pour imposer ses propres normes de fonctionnement.

Son pouvoir est d’autant plus grand que, sur l’ensemble de lapériode 1949-1965, elle fut le principal contributeur. Un sondageeffectué pour l’année 1955 dans les budgets ordinaires de 179 cours,privés et publics, sur l’ensemble des académies, montre que laDET est le financeur majoritaire dans plus de la moitié des cas (96sur 179). La même enquête, effectuée, cette fois, au niveau des

25. Les subventions sont alors exprimées en « anciens francs ». Le« nouveau franc » a été créé en janvier 1960. À partir de cette date, 1 franc étaitégal à 100 « anciens francs ».

26. Cette somme ne tient pas compte des 116 955 000 francs attribués parle Premier ministre au titre du dernier trimestre 1959.

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222 FORMER POUR RÉFORMER

dépenses ordinaires de 147 cours privés, montre que les frais defonctionnement de près de la moitié d’entre eux (73 sur 147) sontcouverts par les subventions de l’Éducation nationale27.

La DET avait donc le pouvoir de subordonner l’ouverture descours et l’allocation des subventions à l’aune du respect d’un mini-mum de règles financières et pédagogiques dont l’application étaitcontrôlée, sur le terrain, par les inspecteurs de l’Enseignementtechnique. Ce pouvoir, elle l’exerce dans plusieurs domaines.

Elle va mettre fin à la confusion entretenue entre cours pro-fessionnels et cours de perfectionnement. Au regard des textesofficiels, la différenciation devait s’opérer en fonction de l’âge etdu statut des bénéficiaires ; du caractère obligatoire ou non deleur fréquentation ; du diplôme préparé. Dans les pratiques quo-tidiennes, la distinction n’était pas aussi tranchée et les critèresdiscriminants beaucoup plus flous. Ainsi le CAP pouvait êtrepréparé en cours de perfectionnement par des adultes dépourvusde toute formation initiale. Dans un tel cas, il s’agissait moins de« perfectionnement » au sens strict que de formation initiale, àune époque où le nombre de salariés détenteurs d’un diplômeétait extrêmement faible28. En fait, seuls le statut – apprenti ousalarié – et l’âge – inférieur ou supérieur à 18 ans – constituaientdes repères fiables. Encore fallait-il qu’ils soient respectés. Unepratique, qui semble avoir perduré jusqu’au milieu des années1960, consistait à mêler des adultes en formation continue et desjeunes en formation initiale dans des cours dits de « promotionsociale29 » pour en gonfler les effectifs et percevoir les subven-tions en conséquence. Il est révélateur qu’une circulaire soitencore nécessaire trente-trois ans après la loi Astier, pour rappe-ler la définition des cours professionnels30.

27. Résultats obtenus à partir du dépouillement systématique des fiches dedemandes de subventions adressées par les directeurs des cours à la DET.AN 900 234, art. 1-5.

28. Voir supra, chapitre introductif.29. En juillet 1965, l’inspecteur principal René Cercelet constate, après une

visite au CET des Métiers des vins et spiritueux de Paris, que plus de la moitiédes « auditeurs » des cours de promotion sociale était « constituée par des élèvesà plein temps du collège », AN 780670, Art. 6.

30. Circulaire n˚ 2029/7 du 26 mars 1952, AN F 17bis 6667.

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UN PASSÉ IMPENSÉ : L’ACTION DE L’ÉDUCATION NATIONALE… 223

La DET va également introduire plus de rigueur dans desmodes de gestion souvent opaques, en obligeant les responsablesdes cours à produire des états précis de l’utilisation des ressour-ces dont ils disposaient. Dans la mesure où les cours pouvaientbénéficier de quatre sources de financement – taxe d’apprentis-sage, subventions attribuées par l’organisme gestionnaire, allouéespar la profession et accordées par l’Éducation nationale –, il étaitfréquent de jouer sur la nature de ces fonds en omettant de distin-guer ceux qui étaient propres à l’établissement de ceux quiétaient affectés spécifiquement aux cours d’adultes.

Mais c’est surtout sur les effectifs que les inspecteurs del’Enseignement technique vont exercer le contrôle le plus vigi-lant. Leur action donnera lieu à une véritable guérilla adminis-trative qui s’explique par les incidences financières quidécoulaient de l’écart entre effectifs affichés et effectifs réels.Il convient en effet de rappeler que, dans les établissements, lespersonnels de direction et d’administration percevaient desindemnités dont l’importance variait en fonction du nombred’inscrits31. Les rémunérations des professeurs étaient, quant àelles, calculées selon le niveau des publics – ouvriers,employés, cadres moyens d’une part ; cadres supérieurs d’autrepart – et la nature des cours : théoriques ou pratiques. Dans lescours privés, le problème se posait différemment. Si la DETn’avait légalement aucun pouvoir pour réglementer les rému-nérations, elle pouvait toutefois examiner les dépenses inscritesà ce titre dans les budgets et moduler son aide en fonction deces dépenses dans les cas où ces dernières s’écartaient trop desrègles en vigueur dans les établissements publics.

On comprend donc que le décompte des effectifs ait été unesource de conflits incessants et l’objet d’investigations quasipermanentes de la part de l’administration. L’utilisation abu-sive du terme « auditeurs » permettait de comptabiliser plu-sieurs fois le même public. Aussi, la DET prescrivit-elle de

31. Au début des années 1950, les directeurs percevaient une indemnité fixeà laquelle s’ajoutait une indemnité dite « proportionnelle ». Les personnels desservices de la comptabilité percevaient une indemnité globale égale, au maxi-mum, aux deux tiers de la rémunération du directeur.

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224 FORMER POUR RÉFORMER

distinguer entre inscrits, auditeurs physiquement présents etauditeurs libres. Or les écarts entre ces différentes catégoriesétaient parfois très importants, dus aux déperditions enregistréesd’une année sur l’autre et aux variations quotidiennes de grandeamplitude liées à l’inégale assiduité des salariés32. Souvent, lesinspecteurs suggèrent des regroupements ou, dans les cas extrê-mes, font suspendre ou fermer les cours. Surtout, le taux de réus-site aux examens constitue la sanction suprême. En faisant de cecritère la mesure de l’efficacité réelle des formations, l’adminis-tration centrale conditionne leur survie au respect des valeurs etdes normes qui sont celles de l’Éducation nationale.

Au cours de cette période, l’action de la Direction del’enseignement technique ne se limite pas à l’imposition denormes ; elle met également à la disposition de la formationcontinue des salariés le réseau de ses établissements, de leurséquipements et de leurs enseignants.

Enseignants et employeurs : des espaces de connivences

Dès la promulgation de l’arrêté du 15 avril 1948, la DET avaitautorisé l’ouverture des cours de perfectionnement dans l’ensembledes écoles qu’elle contrôlait. Ce n’était pas rien quand on connaîtle maillage du territoire par ce dispositif dont la configurationrésultait d’une politique de développement poursuivie avec téna-cité depuis le début des années 1920. Au milieu des années 1950,le réseau public d’écoles techniques et professionnelles comprendsept écoles nationales d’arts et métiers (ENAM), 28 écoles natio-nales professionnelles (ENP) et établissements assimilés, 203 col-lèges techniques auxquels s’ajoutent 21 écoles de métiers et,surtout, 904 centres d’apprentissage33. Au total, la DET mettait

32. Après une visite au CET de Saint-Ouen, l’inspecteur note que, ce jour-là, sur les 16 salariés inscrits au CAP de chaudronnier, un seul était présent.Dans le cours de préparation au CAP de dessinateur industriel, il dénombre331 inscrits mais seulement 55 auditeurs présents et 8 auditeurs libres. Rapportdu 5 janvier 1964. AN 780670, art. 6.

33. Chiffres donnés, pour 1954-1955, par L’Enseignement technique et laformation professionnelle, ouvrage édité par le ministère de l’Éducation natio-nale [BODÉ, 2002].

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UN PASSÉ IMPENSÉ : L’ACTION DE L’ÉDUCATION NATIONALE… 225

donc au service de la promotion ouvrière un potentiel de 1 163 éta-blissements auxquels il convient d’ajouter 151 sections techno-logiques qui, si elles ne sont pas des écoles à proprement parler,n’en constituent pas moins des lieux capables de recevoir desadultes en cours du soir.

Dans la réalité, l’effort principal semble avoir été fourni parles collèges techniques et les ENP. Ainsi, sur la période 1956-1960, plus de la moitié d’entre eux s’impliquèrent directementdans les cours de perfectionnement puis de « promotionsociale » contre moins d’un centre d’apprentissage sur quatre(195 sur 904). Géographiquement, les académies de Paris, Lilleet Strasbourg forment le trio de tête avec, respectivement, 92,55 et 27 établissements accueillant des formations. Sept acadé-mies – Grenoble, Caen, Aix-Marseille, Poitiers, Clermont-Ferrand et Bordeaux – constituent un groupe central avec unnombre d’établissements compris entre 17 et 11. Enfin, les aca-démies de Montpellier, Besançon, Dijon, Toulouse et Nancyferment la marche avec un maximum de 9 écoles pour les deuxpremières et seulement trois pour Nancy.

Mais l’Enseignement technique, c’est aussi un réseau d’ins-pecteurs, de directeurs et de professeurs qui ont su tisser, locale-ment et nationalement, des relations étroites avec les milieuxprofessionnels. Jurys d’examens, comités départementaux, com-missions nationales consultatives constituent autant d’« espacesde connivences » [Lemercier, 2005] au sein desquels ont pu seconstruire des rapports de confiance et, parfois même, se nouerdes liens d’amitié qui, le moment venu, vont faire que lesemployeurs se tournent spontanément vers les écoles techniquesquand ils éprouvent le besoin d’obtenir une main-d’œuvre quali-fiée. Les industriels mobilisent alors les acteurs économiques etpolitiques régionaux pour monter des dispositifs de formation, ettrouvent du côté de l’Éducation nationale des interlocuteursattentifs qui ont la volonté manifeste de répondre favorablementet rapidement à leurs sollicitations.

L’exemple de la Seine-et-Marne est emblématique de cetype de démarche. Regroupés en une Union des industriels, lesemployeurs de ce département manifestent dès le début desannées 1960 la volonté de créer des cours de promotion sociale

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226 FORMER POUR RÉFORMER

« partout où les besoins se font sentir », et ce à tous les niveaux,notamment en direction des ouvriers spécialisés34. Leurconfiance à l’égard de l’Enseignement technique est expriméepar leur vice-président qui tient à « réaffirmer combien il étaitsouhaitable de se servir des établissements existants pour aiderà l’extension et au développement de la promotion sociale35 ».C’est par la section locale de l’AFDET36 que se nouent les pre-miers contacts entre le président de la Commission de la forma-tion professionnelle de l’UIMM, le président de l’Union desindustriels et l’inspecteur principal de l’ET. Deux mois plustard, les mêmes personnes se retrouvent avec le préfet, le mairede Melun, le président du Conseil général, l’inspecteur d’aca-démie, l’inspecteur de l’Enseignement technique et les mem-bres du bureau de l’Union des industriels pour jeter les basesd’une véritable « planification » des actions de formation dontles écoles techniques publiques vont être le support. Les indus-triels s’engagent à aider au développement des cours existants,à ouvrir des cours nouveaux « en pleine entente avec l’autoritéacadémique ». Professeurs du technique et ingénieurs desentreprises collaborent pour assurer les enseignements.L’Union des industriels, l’État et les professionnels participentchacun pour un tiers au financement. Au nom du ministère del’Éducation nationale, l’inspecteur Cercelet s’engage, de soncôté, à soutenir « au maximum » ce qu’il qualifie d’« essaicohérent de développement de la promotion sociale ». Laconclusion du rapport qu’il adresse au ministère est significa-tive de la nature des relations nouées entre les différentspartenaires : « Je veux souligner combien les relations entre lesmilieux industriels et l’administration académique sontconfiants, le souci, aussi, des industriels de voir se développer

34. Rapport de R. Cercelet au directeur des études et de la formation profes-sionnelle du MEN, 12 juillet 1962, AN 780 670, Art. 8.

35. Ibid.36. Association française pour le développement de l’enseignement techni-

que. Fondée en 1902 et reconnue d’utilité publique en 1936, l’AFDET rassem-ble des personnalités politiques, des chefs d’entreprise, des hauts fonctionnaires,des inspecteurs, des chefs d’établissement et des enseignants. Elle constitue unpuissant groupe de pression en faveur de l’enseignement technique.

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UN PASSÉ IMPENSÉ : L’ACTION DE L’ÉDUCATION NATIONALE… 227

les établissements d’Enseignement technique, l’appui total deMonsieur le Préfet, l’excellente impression que je retire d’unetelle confrontation37. »

Même sollicitation des entreprises et même rapidité de réac-tion de l’Enseignement technique quand cinq organisationsd’employeurs38 demandent l’ouverture de cours au CET deCoulommiers en juillet 1963. L’inspecteur principal observeavec une évidente satisfaction que les organismes profession-nels mettent à disposition du matériel et que la conception descours est « excellente ». Tous ces éléments justifient, à sesyeux, qu’un avis très favorable soit « prononcé dansl’immédiat » et qu’une subvention supérieure à celle demandéesoit accordée39. Les exemples de ce type abondent40.

Au total, on est frappé par la grande diversité et la grandesouplesse des dispositifs mis en place pour essayer de répondreau plus près des demandes des employeurs. Car, si officielle-ment l’Éducation nationale ne connaissait que deux catégoriesde cours – ceux, publics, organisés dans les établissements del’Enseignement technique et les « autres cours » –, dans la réa-lité la gamme des dispositifs était extrêmement variée. L’orga-nisation la plus simple était celle de l’établissement scolairecomplètement autonome, gérant lui-même son budget, organi-sant ses cours et définissant sa propre pédagogie. À l’opposé,le rôle de l’école pouvait se réduire à n’être qu’un support péda-gogique qui prêtait ses enseignants, ses salles et ses équipements

37. Rapport du 12 juillet 1962, op. cit.38. Chambre syndicale du commerce et de la réparation automobile, Asso-

ciation pour la formation professionnelle du transport, Syndicat national destransporteurs routiers, marchands réparateurs du machinisme agricole de Seine-et-Marne, Coopérative agricole du nord-est de la Brie.

39. La subvention sollicitée était de 4 828 francs, l’inspecteur propose5 000 francs.

40. En octobre 1963, le directeur du LT de Champagne-sur-Seine fait étatdes « sollicitations pressantes » dont il est l’objet de la part d’un groupementd’employeurs pour ouvrir des cours s’adressant à des manœuvres et à des OS envue d’une accession ultérieure aux CAP, et à des ouvriers qualifiés déjà titulai-res des CAP pour préparer des BP. Rapport d’opportunité, non daté [vraisem-blablement fin octobre 1963] et lettre du président L. Lacagne au directeur duLT, 17 octobre 1963. AN 780 670, art. 8.

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228 FORMER POUR RÉFORMER

à des organisations d’employeurs41 qui géraient le budget etdont la tutelle était parfois jugée « humiliante42 » par les chefsd’établissement. Entre ces deux extrêmes existait tout un éven-tail de possibilités : cohabitation des deux systèmes précédents,collaboration plus ou moins étroite avec des municipalités, desentreprises singulières, des organisations d’employeurs, desorganismes consulaires, des syndicats ouvriers, des associa-tions privées ou d’éducation populaire.

Tout au long de cette période, l’Enseignement technique amanifestement tenu une place éminente dans la construction d’undispositif de formation qui réponde aux attentes des employeurs.Que ce soit par les subventions qu’il attribue aussi bien aux coursprivés qu’aux cours publics, par la mise en ordre qu’il opère et parl’implication de ses personnels qu’il encourage, c’est à tous leséchelons – administration centrale, corps d’inspection, chefsd’établissement, enseignants – qu’il exerce son action.

Des politiques volontaristes d’établissement

Les cours de perfectionnement s’inscrivaient parfois dansl’histoire des établissements, témoignant ainsi d’une longuetradition de formation professionnelle pour adultes. L’exempledu lycée technique de Puteaux est, à cet égard, significatif. Déjàen 1930, cet établissement, qui était alors une EPCI commu-nale, accueillait autant d’adultes en cours du soir (280) qued’élèves le jour. Devenu collège technique, il compte, au débutdes années 1950, 475 élèves en formation initiale, 95 apprentisen cours d’apprentissage et 140 « auditeurs » en cours de per-fectionnement dont la majorité (126) est répartie dans les for-mations d’ouvriers qualifiés et de chefs d’équipe et seulement14 en formations de techniciens. Dix ans plus tard, l’établisse-ment scolarise 700 élèves, auxquels s’ajoutent 100 élèves du

41. C'est ainsi que procèdent le Comité métallurgique de Champagne, laSociété industrielle d'Amiens, celle de Saint-Quentin, la société Sud-Aviationou encore la Fédération des industries mécaniques et transformatrices desmétaux (FIMTM) qui, à Tours, organise au CET public des cours de préparationaux BP de la mécanique, administrés par l'Institut de gestion des entreprises.

42. Résultat de l’enquête menée par J. CARTAILLER, op. cit. AN 780 670,art. 8.

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UN PASSÉ IMPENSÉ : L’ACTION DE L’ÉDUCATION NATIONALE… 229

CET annexé, 150 apprentis des cours professionnels et680 adultes en cours de promotion sociale43. En 1963,l’adjonction d’un centre associé du CNAM porte les effectifsinscrits en promotion sociale à 1 400 personnes alors que ceuxde formation initiale ne totalisent toujours que 700 élèves.

Ces chiffres disent, à eux seuls, l’impact de la formationcontinue dans la vie et le budget de certains établissements. Leseffectifs potentiels à former44 peuvent parfois atteindre desdimensions telles que les directeurs se retrouvent à la tête d’unevéritable entreprise publique de formation. Dans ces conditions,l’organisation matérielle des cours se heurte au manque de placeet suppose la mise en œuvre d’un véritable dispositif s’étendantà plusieurs établissements, publics et privés. C’est ainsi qu’à lafin des années 1960 le directeur du LT de Puteaux dirige unensemble pédagogique qui mobilise trois établissements del’Éducation nationale et deux de l’industrie privée45.

À partir des années 1960, on assiste à un doublemouvement : les effectifs d’adultes s’accroissent au point, danscertains cas, de dépasser ceux des élèves en formation initiale ;les cours mis en place visent des niveaux de plus en plus élevésde la hiérarchie des diplômes46, ce qui entraîne une sorte de

43. 365 dans les formations du 1er et du 2e degré (ouvriers qualifiés, haute-ment qualifiés, agents techniques, techniciens), soit près de 54 % ; 315 dans lescours de niveau IV bis (cycle préparatoire aux formations de techniciens supé-rieurs ou de cadres), soit 46 %.

44. Au LT de Champagne-sur-Seine, une première estimation fait apparaî-tre que, en dehors des usines Sovirel et Schneider-Westhinghouse qui regrou-pent à elles deux plus de 5 000 salariés, neuf autres entreprises intéressées parles cours représentent plus de 4 000 ouvriers. Rapport d’opportunité,octobre 1963. AN 780 670, art. 8.

45. En plus du LT lui-même, il s’agit du lycée Paul-Langevin de Suresneset du CET de la carrosserie de Puteaux d’une part ; de l’Institut français dupétrole de Rueil-Malmaison et de l’Institut de recherches de la sidérurgie deSaint-Germain-en-Laye d’autre part.

46. C'est ce qu'explique le directeur du LT de Puteaux au sous-directeur desRelations professionnelles du ministère : « Dès maintenant il paraît intéressantd'observer que la création de nouveaux enseignements, à un niveau comparableà celui de certains cours du CNAM, serait conforme à l'évolution de nos coursde promotion sociale qui se développent “vers le haut” », lettre du 27 octobre1962, dossier Puteaux, AN 780 670, art. 8.

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division du travail entre les lycées techniques qui se consacrentaux formations de niveaux supérieurs et les CET davantagetournés vers les formations d’ouvriers qualifiés, de chefsd’équipe ou d’agents techniques. Ainsi au LT de Puteaux,quand s’ouvrent les cours du CNAM, les formations de niveau I(ouvriers ou employés spécialisés sans qualification) ont com-plètement disparu ; celles d’ouvriers qualifiés (niveau II) nereprésentent plus que 13,5 % des effectifs ; celles d’agentstechniques près de 11 % (150 personnes) et celles de techni-ciens 3,5 % (50 salariés). En revanche, le centre du CNAMreprésente à lui seul 72 % des effectifs de la promotion socialeavec 1 010 inscrits dont plus de la moitié en cycle préparatoire(niveau IV bis), et plus de 45 % en formation de technicienssupérieurs ou cadres (niveau V). Désormais, la progressionsera constante : 1 421 auditeurs en 1964-1965, 1 532 en 1965-1966 et 1 683 en 1966-1967. Cet exemple n’est pas unique. Aulycée technique Raspail à Paris, les effectifs de l’ensemble descours de promotion sociale passent de 641 auditeurs en 1962-1963 à 1 083 en 1965-1966 : les effectifs des CAP croissent de21 % entre 1963 et 1966, tandis que ceux des sections de tech-niciens supérieurs triplent au cours de la même période. Onobserve la même évolution au lycée Diderot où, ennovembre 1962, est mis en place un véritable dispositif desélection pour recruter des salariés en formation « au niveaudes programmes » des BTS électronique et électrotechnique.

Globalement, l’Enseignement technique gère des flux trèsimportants. Entre 1949 et 1965, les effectifs passent de 12 000 ins-crits à plus de 300 000, avec une nette inflexion à partir de1959. Ces chiffres placent le ministère de l’Éducation nationaletrès largement en tête de tous les autres ministères dispensa-teurs de formation. Entre 1963 et 1965, il représente, à lui seul,une part qui oscille entre 71,5 % et 67,57 % de l’ensemble deseffectifs des cours de promotion sociale. Il devance le ministèredu Travail dont les effectifs varient entre 11,9 % et 11,7 % del’ensemble, et celui de l’Agriculture (10,4 %- 9 %) ; six autresministères, dont celui de l’Industrie, se partageant au cours dela même période des effectifs compris entre 6 % et 7 % del’ensemble.

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UN PASSÉ IMPENSÉ : L’ACTION DE L’ÉDUCATION NATIONALE… 231

Mais la reconnaissance, par les employeurs, des compéten-ces des enseignants et l’existence d’espaces de connivencesentre eux n’impliquent pas pour autant des relations quotidien-nes pacifiées, exemptes de contradictions et indemnes de toutconflit. Car la réalité vient souvent démentir les déclarations deprincipes et désavouer les meilleures intentions. Ressurgissentalors des divergences majeures quant à la conception de la for-mation et à sa reconnaissance sociale.

RÉALITÉS ET LIMITES DE LA FORMATION

Au premier rang de ces réalités figurent les conditionsconcrètes dans lesquelles les salariés suivent les cours. Il estparfois de bon ton d’accuser les enseignants de ne pas y avoirété attentifs, coupés qu’ils étaient de la vie réelle selon leursdétracteurs. Qu’en était-il exactement ?

Le coût humain de la formation

La loi du 31 juillet 1959 prévoyait des « mesures propres àencourager la promotion sociale47 ». En réalité, seuls les minis-tères de l’Agriculture, du Travail et des Anciens Combattantspromulgueront des décrets et des circulaires précisant que lesstages de perfectionnement, de reconversion ou de formation àplein temps seraient rémunérés sur la base du SMIC et d’indem-nités complémentaires. Le ministère de l’Éducation nationalelimitera sa production à une indemnité compensatrice pour pertede salaire pour les seuls cours de promotion supérieure du travail.

47. « Les conditions de prise en charge et de rémunération par l'État des tra-vailleurs bénéficiant de la promotion professionnelle et de la promotion supé-rieure du travail, ainsi que le régime des indemnités accordées aux intéressés,notamment en compensation de leurs pertes de salaires pour suivre les stages deformation, les cours de perfectionnement ou les cours à plein temps, serontdéterminés par voie réglementaire. Les mêmes textes indiqueront la mesure etles conditions dans lesquelles l'État supportera les charges résultant des précé-dentes dispositions. Un décret déterminera également les facilités qui serontaccordées aux travailleurs pour leur permettre de suivre des cours de perfection-nement ou des stages de formation », section III, article II de la loi.

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232 FORMER POUR RÉFORMER

En revanche, les autres cours – ceux des 1er et 2e degrés, del’ouvrier qualifié au technicien – ne feront l’objet d’aucunemesure. Certes, des facilités peuvent leur être accordées, maisl’initiative en est laissée au bon vouloir des seuls employeurs. Audébut de la décennie 1960, on estime que 90 % de ceux qui sui-vent des cours de promotion sociale le font hors de leur temps detravail et ne bénéficient d’aucune facilité. Par conséquent, c’esttoujours sur la base du volontariat et à leurs frais que les salariés,dans leur immense majorité, viennent en cours.

À ces contraintes viennent s’ajouter celles qui, découlant dufonctionnement ordinaire des établissements, rendaient difficilevoire impossible leur utilisation pour la promotion sociale enjournée. Les formations se déroulaient donc le soir entre18 heures et 22 heures, le samedi toute la journée et même ledimanche matin entre 10 heures et 12 heures. À une époque oùla durée hebdomadaire du travail ne cesse de s’allonger48, suivredes cours de promotion sociale relève de l’exploit : « Quelle estla situation du jeune ouvrier de la région parisienne qui travaille,en moyenne, quarante-cinq heures par semaine à l’atelier, quivient trois soirs suivre des cours théoriques, qui vient le samedipour les cours pratiques ? S’il fait chez lui le travail personnelindispensable, cela veut dire qu’il est pris plus de soixante heureschaque semaine et que toute autre activité culturelle (cinéma,théâtre, lecture, musique) lui est pratiquement interdite ainsid’ailleurs que toute véritable vie familiale. Je m’incline mentale-ment bien bas dans les classes que je visite le soir, à 22 heures,devant ceux qui, d’un bout de l’année scolaire à l’autre, viennentchercher chez nous la possibilité de s’élever49. »

Enfin, les temps de formation sont très longs. La duréemoyenne pour un ouvrier qualifié titulaire du CAP qui veutdevenir technicien supérieur est alors estimée à neuf années :deux à trois ans pour obtenir le BP ou un diplôme d’agent tech-nique ; la même durée pour atteindre le diplôme de technicien

48. Elle passe de 44,8 heures en 1953 à 45,3 heures en 1955 puis à46 heures en 1957.

49. Intervention du directeur du LT du Perreux au séminaire de 1962 sur lapromotion sociale, AN 780670, art. 8.

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UN PASSÉ IMPENSÉ : L’ACTION DE L’ÉDUCATION NATIONALE… 233

et au moins trois ans pour accéder au titre de technicien supé-rieur. Autant dire que ceux qui y réussissent constituent uneminorité, douée « d’un tempérament et d’une volontéexceptionnels50 ».

Au quotidien, enseignants et chefs d’établissement sontconfrontés à ces réalités. Contrairement à une idée reçue tropsouvent répétée, ils n’y restent pas insensibles et s’efforcentd’organiser leurs cours et d’ajuster leur pédagogie au mieuxdes intérêts des salariés.

À cet égard, la gestion de l’emploi du temps constitue unpoint fondamental. Les enseignants doivent offrir aux salariés lemaximum de temps d’études sans pour autant perturber la forma-tion initiale des élèves dont ils ont aussi la responsabilité. La findes sessions annuelles est un autre problème, à la solution duquelles directeurs essayent d’apporter, là encore, beaucoup de sou-plesse. La grande majorité d’entre eux mirent en place un sys-tème de « clôture échelonnée » qui, même dans les cours auxeffectifs squelettiques, ne pénalisait pas les candidats à l’examenau nom du principe qu’il fallait à tout prix préserver la « seulepossibilité de promotion qu’auront jamais » ces salariés51.

Aménager les examens en leur enlevant leur caractère scolairepour les adapter à des adultes fit également partie des préoccupa-tions des enseignants. Ceux-ci considéraient que l’élévation régu-lière du niveau des épreuves et la mise en concurrence avec desélèves en formation à plein temps étaient incompatibles avec laréalité des conditions dans lesquelles les salariés suivaient lescours. Dans plusieurs établissements, des réflexions furent enga-gées pour rendre les examens compatibles avec les obligationsdes salariés, comme au LT Raspail où les professeurs préconisè-rent le découpage des épreuves en plusieurs « certificats » dontl’ensemble formerait le diplôme complet52. C’était, avant

50. R. Cercelet, rapport au ministre.51. Ibid.52. Procès-verbal de la réunion du Comité de perfectionnement du 2 juin

1962. Dans une lettre à l'inspecteur R. Cercelet, le directeur du LT de Puteaux,s'interroge : « Pourra-t-on concevoir et réaliser un examen d'un type nouveau,suffisamment dégagé du “bachotage” et compatible avec les obligations profes-sionnelles – et familiales – des candidats ? », 30 octobre 1962.

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l’heure, la formule des unités capitalisables. Enseignants etchefs d’établissement n’ont donc pas été indifférents aux con-ditions très difficiles dans lesquelles les salariés se formaient etils ont essayé d’y suppléer. Mais ils n’avaient aucun pouvoirsur ce qui se passait dans les entreprises et qui dépendait de laseule autorité des employeurs. Ces derniers, on l’a vu, sollici-taient les établissements de l’Enseignement technique pourrépondre à des besoins de formation qui, selon leurs déclara-tions, étaient très importants. Au-delà des souhaits ainsi expri-més, il convient de connaître quelles conditions ils créaient, deleur côté, pour alléger les efforts et compenser les sacrifices detoute nature consentis par ceux de leurs salariés qui suivaientles cours. Surtout, il faut s’interroger sur la manière dont ilsreconnaissaient les qualifications ainsi acquises dans les coursdu soir.

Initiative des salariés et déni de reconnaissance des diplômes

Sur la base d’une enquête menée par l’inspecteur René Cer-celet en mars 196253 auprès des cours subventionnés par l’Édu-cation nationale, on peut reconstituer un panorama des réalitésà l’échelle d’une partie du territoire national dans plus d’unecentaine d’entreprises54.

Deux constats majeurs s’imposent. En premier lieu, l’aideaux salariés est loin d’être une pratique courante. Ainsi, les for-mations à temps plein, rémunérées totalement ou partiellement,sont quasiment inexistantes puisqu’elles ne concernent quetrois entreprises sur 102. D’autre part, les entreprises où laliberté est donnée aux salariés de suivre des cours pendant cer-taines heures de travail, ces heures étant rémunérées en totalitéou en partie, sont minoritaires (47 cas sur 102) tandis que dans28 autres elles ne sont pas rémunérées du tout. Seulement

53. Rapport adressé au ministre de l'Éducation nationale, 6 avril 1962AN 780670, art. 18.

54. Un tiers d’entre elles étaient situées en province (deux dans le Nord,neuf dans l’Est, douze dans la région alpine, trois dans l’Ouest) et le reste à Pariset dans la région parisienne.

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UN PASSÉ IMPENSÉ : L’ACTION DE L’ÉDUCATION NATIONALE… 235

14 cas ont été repérés dans lesquels des avantages, tels quetransports gratuits, achat de livres, prêt gratuit de documents,paiement des frais de scolarité, bourses ou primes pour réussiteà l’examen, étaient accordés aux salariés. Les entreprisesn’accordant aucun avantage de quelque nature que ce soitreprésentent un gros tiers des réponses.

Second constat, décisif celui-là, le lien entre formation etpromotion n’est avéré que dans moins d’un cas sur quatre. Onconstate également que les entreprises qui rémunèrent les heu-res de formation et donnent en même temps de la promotion nereprésentent que 18 cas sur 102 tandis qu’une récupérationfinancière des heures passées en cours n’est obtenue en find’année, et seulement en cas de succès à l’examen, que dans6 cas. Bref, les formations suivies à l’initiative des seuls sala-riés ne donnent généralement pas lieu à reconnaissance de lapart des employeurs, encore moins les diplômes.

Dans la réalité, les situations sont très hétérogènes, ycompris à l’intérieur d’une même entreprise. Les avantagessont fréquemment distribués en fonction du niveau des for-mations suivies par les salariés et, surtout, en fonction del’intérêt immédiat qu’elles présentent pour l’employeur.Ainsi, la préparation aux BP, notamment ceux de tourneur,fraiseur, mécanicien d’usinage particulièrement recherchés,donne souvent lieu à des primes supplémentaires d’assiduitéet de réussite55. Le directeur du CET de Malakoff note quela Compagnie des compteurs de Montrouge « semble avan-tager ceux de ses employés qui visent des spécialités quil’intéressent ». À la SNCF, une distinction est clairementétablie entre les agents qui suivent des cours « sur l’initia-tive de la SNCF » et ceux qui suivent des cours « de leurpropre initiative56 ». Dans le premier cas, les salariés perçoi-vent intégralement leur salaire même quand il s’agit de forma-tions à plein temps ; dans le second, l’attribution d’avantages

55. C’est le cas dans les industries mécaniques et navales de la région nan-taise ainsi que chez Merlin-Gerin et Neyrpic à Grenoble.

56. Lettre de la direction du personnel de la SNCF, mars 1962, AN 780 670,art. 19.

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particuliers est laissée à l’appréciation du chef de service. Cesobservations sont corroborées par celles des enseignants quiremarquent que les employeurs ont souvent un point de vue« trop étroitement utilitaire » qui privilégie la pratique au détri-ment de l’enseignement général.

Le statut des salariés constitue aussi un élément à prendre encompte pour saisir la manière dont sont accordées les facilités.Dans les industries mécaniques et navales de la région nantaise,les salariés payés à l’heure bénéficient d’une demi-heure deformation chaque soir, non rémunérée, et d’une prime trimes-trielle révisable en fonction de l’assiduité aux cours et desrésultats obtenus, tandis que les mensuels bénéficient, eux,d’une demi-heure toujours rémunérée57.

Les politiques de promotion sont également très variables.Il apparaît que la force du lien entre formation et promotionaugmente à mesure qu’on s’élève dans la hiérarchie. Les rap-ports font généralement état de promotions obtenues « dans lamesure du possible » pour les salariés reçus au CAP, alors queles titulaires d’un BP sont beaucoup mieux traités. Par exem-ple, une entreprise de la région de Nantes leur « donne l’assu-rance de recevoir la qualification P3 à 24 ans et leur assureégalement l’entrée sur titre à ses cours de perfectionnement »pour accéder à des postes de techniciens ou de maîtrise58.Mêmes avantages accordés à la position hiérarchique auxHouillères nationales, où la promotion est la règle pour tous lessalariés reçus à l’examen d’agent technique.

Mais la pénurie de main-d’œuvre qualifiée dans un contexted’expansion économique joue en faveur des salariés les mieuxformés. Ces derniers n’hésitent pas à quitter un employeur quirefuse de reconnaître les qualifications nouvellement acquises.C’est le constat opéré par le directeur du LT d’Angoulême quicite l’exemple de trois jeunes soudeurs employés chez un petitfabricant de machines agricoles de Barbezieux, qui ont quittéleur emploi pour s’embaucher à l’usine Westinghouse où leur

57. Rapport du directeur du LTE Livet de Nantes, 6 avril 1962,AN 780 670, art. 19.

58. Ibid.

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UN PASSÉ IMPENSÉ : L’ACTION DE L’ÉDUCATION NATIONALE… 237

salaire mensuel a doublé59. Dans certaines régions, lesemployeurs l’ont bien compris, qui assurent, « même paranticipation60 », des promotions au sein des entreprises. Maisces cas demeurent rares.

On peut donc se demander pourquoi les salariés persistaientà venir en cours et quels bénéfices ils en espéraient ? Il est évi-demment difficile de répondre à une telle question pour labonne raison que les intéressés n’ont que très rarement eu laparole pour pouvoir s’exprimer. Cependant, on peut en avoirune idée par les enquêtes auxquelles procédaient certains chefsd’établissement et, indirectement, à travers ce qu’affichaientles écoles techniques pour promouvoir leurs cours.

Le grand renversement (début des années 1960)

Les conditions difficiles et le déni de reconnaissance ne sontpas sans conséquences sur les comportements des salariés.Elles sont de deux sortes : le manque d’assiduité en cours ; lemanque d’intérêt pour le diplôme.

L’assiduité est un problème qui condense et révèle lescontradictions auxquelles sont confrontés employeurs, ensei-gnants et salariés. Les premiers exigent d’avoir un contrôle dessalariés par le biais d’un « carnet d’assiduité » dont l’usageétait recommandé par l’Association pour la promotion du tra-vail. Pour les enseignants, ce contrôle relève d’un travail statis-tique qui a une incidence directe sur leurs propresrémunérations. Mais, en le faisant, ils prennent le risque de seheurter à la résistance des salariés. Car ces derniers refusentsouvent, au moment de leur inscription, de donner le nom etl’adresse de leur employeur, et s’opposent à l’utilisation du car-net d’assiduité. Leur résistance s’inscrit dans un « désir

59. Rapport du directeur du lycée technique d’Angoulême, 3 avril 1962,AN 780 670, art. 19.

60. Rapport du directeur du CET d’Audincourt sur les industries mécani-ques, 20 mars 1962, AN 780 670, art. 19. Au Groupe des Mines d’Oignies, « iln’est plus possible d’avoir une promotion sans être passé obligatoirement par lescours de promotion sociale », selon le rapport du directeur du lycée Louis-Pasteur d’Hénin-Liétard, 15 mars 1962, AN 780 670, art. 19.

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d’anonymat61 » qui s’explique principalement62 par la volontéde préserver leurs chances futures de promotion en se ména-geant la possibilité de changer d’entreprise une fois la forma-tion achevée.

Quoi qu’il en soit, les enseignants observent que l’assiduitéest à l’image de l’intérêt que les employeurs portent à la forma-tion et proportionnelle aux avantages que les salariés en retirent.Tous s’accordent pour constater que « la meilleure formule quidonne une assiduité à 100 % » est celle qui consiste à offrir desstages à temps complet avec maintien du salaire.

Mais le manque de reconnaissance de la part desemployeurs a aussi une autre conséquence : la dévalorisationdu diplôme. Les enquêtes faites à l’époque dans plusieurs éta-blissements montrent que, dans la majorité des cas, l’obtentiond’un diplôme ne constituait pas la priorité des salariés quivenaient en cours. Conscients que leurs chances de réussiteétaient oblitérées par les conditions dans lesquelles ils prépa-raient l’examen et que, de toute façon, ils n’en retireraient pasd’avantages particuliers, ils ajustaient leurs ambitions enconséquence. En 1963, au LT de Puteaux, la préparation d’undiplôme officiel n’est mentionnée que dans 10 % des réponsescomme une motivation à venir en cours. Quand elle figure, ellen’apparaît que comme une possibilité à laquelle on ne croitguère : « Le cours d’électronique industrielle a un rapportdirect avec mon travail. C’est pour cela que je me suis inscrit.Peut-être pourra-t-on se présenter au brevet de technicien, maiscela me semble presque impossible en raison de la multitudedes matières à l’examen », explique un stagiaire.

De leur côté, les enseignants constatent que le diplôme pèsede peu de poids dans la plupart des entreprises. Il n’est pasnécessaire de l’obtenir pour changer d’emploi et les exemples

61. J. CARTAILLER, op. cit.62. D’autres raisons expliqueraient, selon les enseignants, ce « désir

d’anonymat » : outre qu’il manifesterait le besoin de se sentir libre de toutcontrôle, voire de tout paternalisme de la part de l’employeur, il constitueraitune protection car retourner à l’école, c’est prendre le risque de l’échec et on« ne veut pas que l’entourage, les camarades de travail, l’employeur sachent quel’on suit des cours où on risque de ne pas réussir ».

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abondent qui montrent que des salariés viennent en cours « justele temps qu’il faut » pour se préparer à des essais professionnelsqui leur permettront de passer d’OS à P1, puis P2, etc. L’objectifvisé est souvent moins la mobilité interne que la mobilité interen-treprises, comme le montre l’exemple de ce jeune Algérien,manœuvre au service de nettoiement de la ville du Perreux, quisuit des cours pour pouvoir être embauché comme soudeur chezCitroën « à un salaire double de celui qu’il touchait ». Or, note ledirecteur du LT, « ceci se réalise sans la sanction d’un examenofficiel63 ». Du coup, c’est toute la fonction des cours qui s’entrouve changée : on les fréquente moins pour obtenir un diplômesans utilité immédiate que pour acquérir des savoirs pratiquesdirectement utilisables à court terme.

Ces observations sont confirmées, à l’échelle nationale, parl’inspecteur Cercelet qui, à l’issue de son enquête de mars 1962,estime que les auditeurs qui ne bénéficient d’aucune facilité poursuivre les cours ne sont présents en moyenne sur l’année que50 % du temps, tandis que le succès aux examens est de 20 %du nombre des inscrits. Il relève également que, parmi les audi-teurs à présence régulière, seule une minorité se présente effec-tivement aux examens. Les catégories « ouvriers hautementqualifiés, agents techniques et techniciens » représentent envi-ron 10 % de l’ensemble des auditeurs et enregistrent des résul-tats encore plus faibles. En revanche, quand existent des aides,la fréquentation des cours grimpe à 95 % du temps et la réussiteaux examens se situe entre 50 % et 60 % des inscrits ; et cestaux se vérifient quels que soient les niveaux.

Les enseignants, confrontés à une réalité sur laquelle ilsn’ont pas de prise puisqu’elle dépend de l’employeur, adaptentleurs objectifs à ces contraintes. Ils prennent donc le parti dedissocier les cours proprement dits de la préparation aux exa-mens. Et, de fait, celle-ci n’est bientôt plus l’essentiel de leuractivité64. La manière même dont sont rédigés les documents

63. Intervention au séminaire de 1962 sur la promotion sociale, AN 780670,art. 8.

64. Le directeur du LT de Puteaux estime que « la préparation des examensne compte que pour un quart dans les cours [qu’il] organise ».

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publicitaires témoigne de cet ajustement. Souvent, la prépara-tion à « certains examens officiels » ne figure que comme unobjectif parmi d’autres et vient en dernière position derrière leperfectionnement, l’adaptation des connaissances à l’évolutiondes sciences et des techniques, l’approfondissement d’une spé-cialité. Quand figurent des intitulés de diplômes, ce n’est sou-vent que pour fixer une référence en termes de niveau65.

En juin 1962, le directeur du LT Raspail souligne qu’« unefois de plus » de « très nombreux » salariés fréquentent lescours pour « leur perfectionnement technique » et n’éprouventpas le besoin de se présenter à un examen. Et il note que« chacun pense qu’il s’agit d’une forme de promotion trèsintéressante66 ». Il semble bien que, dans la plupart des établis-sements, on se rende à l’évidence : les cours « rendentservice67 » à ceux qui les suivent mais l’obtention du diplômen’en constitue pas l’objectif principal. Et le directeur du LT duPerreux conclut : « Ceci nous fait dire que nous remplissonsnotre rôle même si reste blanche la belle page de statistiquesque nous réclame l’Administration68. »

CONCLUSION

En créant un dispositif de perfectionnement professionnelfondé sur la formation « méthodique et complète » del’homme, du travailleur et du citoyen, les promoteurs de

65. Par exemple, l’Association philotechnique de Bois-Colombes proposedes « cours d’enseignement général du niveau du certificat d’études primairesdes adultes » ; des cours d’enseignement commercial « du niveau des CAP »d’aide-comptable, employé de bureau, sténodactylographie, mécanographie ;des cours d’enseignement industriel « du niveau des CAP » d’ajusteur, tourneur,fraiseur ; des cours « du niveau de brevet professionnel » de dessinateur enconstruction mécanique, électronicien, monteur électricien, monteur-câbleur enélectronique.

66. Rapport au Comité de perfectionnement des cours de promotion sociale,2 juin 1962, AN 780670, art. 8.

67. L’expression est employée par le directeur du LT municipal du vête-ment de Paris dans son rapport du 5 mai 1962. AN 780670, art. 8.

68. Séminaire de 1962 sur la promotion sociale, AN 780670, art. 8.

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l’Enseignement technique public visaient à affranchir les sala-riés d’une trop forte dépendance à l’égard du pouvoir économi-que. Or, ce qui se passe dans l’entreprise influence directementce qui se joue à l’école, non seulement pour les salariés maiségalement pour les enseignants.

Demandeurs de formations que la plupart d’entre eux nepouvait pas ou ne voulait pas assumer, les employeurs sollici-tèrent l’Enseignement technique dont ils reconnaissaient lescompétences par une longue histoire partagée. Les enseignantsrépondirent favorablement à leurs demandes et se mobilisèrentau service d’une cause qui leur paraissait digne des valeurs por-tées par le monde éducatif depuis le début du siècle. Une sortede pacte implicite était ainsi scellé : les uns contribuaient à laformation de la main-d’œuvre sans remettre en cause la divi-sion du travail ; les autres en partageaient les coûts. Mais, danstous les cas, les employeurs gardaient le contrôle de l’organisa-tion du travail et de l’utilisation des qualifications dansl’entreprise : jamais ils ne s’engagèrent sur une quelconqueautomaticité de la reconnaissance. Ce faisant, ils contribuèrentà déstructurer ce qu’ils avaient participé à construire.

Dans ces conditions, les salariés en formation ajustent leursambitions et leurs comportements aux bénéfices qu’ils saventpouvoir en attendre. Quand la reconnaissance de la formationest explicite, prévisible et avantageuse, à savoir obtenir undiplôme pour accéder à un poste plus qualifié et obtenir unerémunération plus intéressante, ils inscrivent leur action dans lalogique de l’Éducation nationale : formation, validation, certi-fication. En revanche, quand ces conditions ne sont pas réunies,leur implication est moindre et l’obtention du diplôme ne consti-tue pas pour eux un objectif prioritaire. De leur côté, les ensei-gnants en viennent à considérer que leur mission consistemoins à délivrer des diplômes qu’à offrir la possibilité aux sala-riés de s’élever dans la hiérarchie professionnelle ou de faireface aux aléas du marché du travail. Dès lors, leurs pratiquesréelles entrent en contradiction avec la doctrine officielle del’institution éducative et c’est toute la philosophie de la forma-tion telle que l’avait élaborée la DET entre les deux guerres qui

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en est affectée. La rupture entre formation et certification est,de fait, entérinée.

Et elle se manifeste au plus mauvais moment pour l’Éduca-tion nationale. D’abord, parce que ces années sont celles oùl’Enseignement technique doit faire face à une hausse specta-culaire de ses effectifs en formation initiale et où la gestion despersonnels se caractérise par une sous-estimation chroniquedes besoins qui engendre une pénurie constante d’enseignants.Ensuite, parce que c’est précisément à partir de 1959 que letechnique perd son autonomie en étant intégré au système édu-catif général. Or, c’est sur sa puissance que reposait l’action del’Éducation nationale en matière de formation. À ces causesinternes s’ajoutent des causes externes. Les années 1960 sontcelles de la montée en puissance des promoteurs de la forma-tion en entreprise. C’est tout un monde qui se constitue hors del’école et, souvent, contre elle. Fortement critiquée, elle setrouve, à la veille de la loi de 1971, dans une positioncontradictoire : on reconnaît volontiers la puissance de sonpotentiel de formation mais, en même temps, on lui dénie touteautorité en la matière. Événement symbolique de sadisqualification : les représentants de l’Éducation nationalesont absents des négociations qui s’ouvrent en mai 1969 et quiaboutiront à l’accord du 9 juillet 1970 sur « la formation et leperfectionnement professionnels ». Ils n’y avaient pas étéconviés. S’insurgeant contre cette exclusion, les syndicalistesde la Fédération de l’Éducation nationale (FEN) s’interrogèrentsur le sens qu’allait prendre, désormais, la formation dessalariés : allait-elle « contribuer à l’émancipation effective destravailleurs ou, au contraire, [à] leur adaptation plus efficienteaux seuls besoins de l’entreprise et de l’économiecapitaliste69 ? »…

69. L. Astre, « L’accord du 9 juillet 1970 », L’Enseignement public,novembre 1970, p. 26.

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UN PASSÉ IMPENSÉ : L’ACTION DE L’ÉDUCATION NATIONALE… 243

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7

De la négociation entre interlocuteurs sociaux

au dialogue social entre partenaires

Lucie Tanguy

Parmi les réformes sociales et politiques dont la formationa pu être un instrument, celle concernant les relations de travailest, sans doute, l’une des plus remarquables. On essaiera, ici, dele montrer en esquissant une généalogie des idées et des prati-ques qui ont façonné les accords interprofessionnels relatifs àl’accès des salariés à la formation tout au long de la vie profes-sionnelle (2003) ainsi que la loi sur la formation profession-nelle tout au long de la vie et le dialogue social (2004)

1

, aucours des trente dernières années. Sans pouvoir reconstituertous les maillons de la chaîne des actions qui ont abouti à cesderniers textes, on mentionnera les moments les plus décisifsqui permettent d’observer sur le vif les trois principales catégo-ries d’acteurs qui définissent les relations de travail en France :des hommes politiques, dont Jacques Delors a été la figure deproue, des représentants des organisations professionnellespatronales et des syndicats de salariés.

Dans cette longue trame, dont les conjonctures historiquesvont être exclues pour des raisons d’économie de texte, on

1. Accords interprofessionnels des 20 septembre et 5 décembre 2003, et loidu 4 mai 2004.

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246 F

ORMER

POUR

RÉFORMER

retiendra les accords interprofessionnels de 1970 et la loi de1971 qui ont fait de la formation un lieu de constitution du pari-tarisme et un exemple accompli de ce régime social parce quela gestion de son financement relève d’organismes oùemployeurs et salariés sont coprésents. Contrairement à l’opi-nion établie qui présente la loi comme une résultante desaccords qui la précèdent, on montrera comment, au lendemaind’un conflit social sans précédent dans la France d’après-guerre, J. Delors a pu, avec les représentants du patronat et dessalariés qui poursuivaient leurs propres projets, promouvoir laformation comme la « clé de voûte d’une politique contrac-tuelle » parce qu’elle est un « domaine de convergencepossible », tandis qu’il n’y a aucun accord possible, en France,entre le patronat et le syndicat « dans le domaine du pouvoirdans l’entreprise et dans la société » [Delors, 1975]. Trente ansplus tard, ce programme se concrétise dans la loi du 4 mai 2004qui associe l’instauration d’un droit individuel à la formationavec l’institutionnalisation du « dialogue social » laissant voirla continuité des réformes impulsées des décennies plus tôt.

Le sens du terme de dialogue social varie avec le statut deses utilisateurs. Il est aujourd’hui intégré dans le vocabulaire dumonde professionnel et politique pour nommer un objectifrecherché qui n’est le plus souvent désigné qu’en creux : insti-tuer des relations entre des groupes aux intérêts divergents etéviter des oppositions susceptibles de détourner les « forcesvives » d’actions concertées dites être dirigées vers un intérêtcommun. Les formes et procédures utilisées à cet effet évitentd’expliciter un contenu par trop ambivalent. Le caractère poly-morphe de ce terme et sa plasticité sont des attributs des caté-gories de pensée qui visent à faire communiquer des acteurspour coordonner leurs activités. Par maints aspects, le dialoguesocial peut être considéré comme une catégorie politique liéeaux changements de modes de gouvernement des États, maisaussi des organisations professionnelles, pour signifier la subs-titution du contrat à la loi comme principe de fonctionnementet de légitimité.

En définitive, cette notion prend sens dans une configura-tion de mots qui lui sont constamment associés dans les

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discours et les pratiques : participation, concertation, partena-riat, paritarisme, contractualisation. Plutôt que de s’essayer à ladéfinir, tentative dénuée de pertinence, on s’appliquera à suivreles principales étapes de constitution d’un régime de relationsde travail fondé sur la recherche d’une autonomisation desorganisations professionnelles relativement à d’autres instan-ces (politiques notamment), qui entraîne un glissement dehiérarchie de la loi vers le contrat comme principe de fonction-nement et de légitimité.

U

NE

CONSTRUCTION

MYTHIFIÉE

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DROIT

À

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FORMATION

L’action menée par le ministère du Travail dans les années1950-1960 pour associer les syndicats à la modernisation de laFrance visait déjà, on l’a vu, à les instaurer en interlocuteurs ausein des institutions de concertation créées dans les mêmesannées. Le droit, pour les syndicats, à une formation économi-que et sociale naît dans ce contexte où chacun des protagonistesen présence peut en revendiquer la paternité : les syndicatsmais aussi les réformateurs politiques d’après-guerre qui yvoyaient un moyen de tempérer la radicalité de l’action collec-tive, de passer d’un régime de confrontation sociale [Reynaud,1975 ; Sellier, 1984] à un régime de négociations et de luttercontre le communisme en pleine guerre froide.

Le domaine d’activités ouvert par les lois sur la formationéconomique et sociale des syndicats (1957 et 1959), et par untrain d’autres réformes favorables au monde du travail accom-plies durant les mêmes années résulte donc d’un projet derégime politique. Il jette les prémisses de celui qui s’est pro-gressivement institué sous le nom de dialogue social, non plusentre interlocuteurs sociaux revendiquant leur autonomie, maisentre partenaires sociaux. L’expression « partenaires sociaux »,qui serait née, selon B. Palier, dans les années 1950, « appelaitles représentants du travail et ceux du capital à réfléchir et déci-der ensemble au sein des conseils d’administration de la Sécu-rité sociale, instaurant ainsi une gestion dite paritaire quis’opposait à la fois à une gestion privée et à une gestion étatique.

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Le choix de ce mode de gestion entendait permettre unemeilleure intégration politique et sociale des travailleurs maisaussi, et simultanément, une émancipation des travailleurs enles responsabilisant » [Laroque, 1946].

La promulgation de la loi de 1971 portant la création de la« formation professionnelle continue dans le cadre de l’éduca-tion permanente » s’opère, on l’a montré, sur la base d’un mou-vement social pour la formation permanente qui intégrait unegrande variété d’acceptions de celle-ci. La loi en question asubsumé, codifié et unifié un ensemble de pratiques éminem-ment hétérogènes qui lui préexistaient. Au-delà des formesconcrètes qu’elle revêt ici ou là, on soulignera ici que la forma-tion a été conçue par ses promoteurs comme un vecteur suscep-tible de développer un domaine d’actions négociées par lesreprésentants du patronat et des salariés, et, ce faisant, de lesaider à agir en partenaires. On s’appliquera, ici, à interrogercette idée programmatique à la lumière d’une analyse des pro-cessus d’élaboration des accords interprofessionnels de 1970 etde la loi de 1971, et les rapports qu’entretiennent ces deuxmoments fondateurs entre eux

2

.En premier lieu, on soulignera le primat de la loi sur les

accords : succédant chronologiquement aux accords interpro-fessionnels, elle remplit pourtant les vides laissés par ceux-ci.La chronologie des faits repérables entre mai 1968 etjuillet 1971 laisse voir que les deux parties intéresséesn’avaient qu’une faible capacité à émettre des propositions enmatière de formation professionnelle continue mais elles affi-chent, en revanche, un réel intérêt pour la formation initiale[Jobert et Tallard, 2001]. Curieusement, l’accord qui a pourtitre « Accords sur la formation professionnelle et le

2. La reconstitution des événements et des actes qui y président, réalisée aumoyen d’archives (Guy Métais) et d’entretiens auprès de responsables impor-tants de ces organisations (G. Métais et R. Vatier (pour les instances étatiques),F. Ceyrac (pour le CNPF), J.-L. Moynod (pour la CGT), fait voir que les opi-nions établies sur ces questions occultent des faits qui peuvent expliquer la fai-blesse du régime paritaire en France, le recours à la formation pour le réactiver,mais aussi l’état des politiques d’entreprise et les positions des syndicats en lamatière.

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perfectionnement » (1970) est lui aussi, pour une large part,consacré aux formations initiales : le préambule leur est entiè-rement consacré ainsi que quatorze articles sur les quarante quecomporte l’accord. Seul le chapitre portant sur les modalitésd’obtention des autorisations d’absence pour formation totaliseun nombre d’articles aussi grand. Le poids accordé aux ques-tions d’enseignement et de formation des jeunes, ainsi que lamobilisation effectuée sur elles sont autant de signes qui mani-festent la propension à poser les problèmes de formation au tra-vers du prisme scolaire, à associer l’idée de formation continueà celle de formation initiale, et à penser l’introduction de celle-ci dans le cadre d’une réforme du système éducatif. Enfin,l’examen des différents textes réglementaires, dans leur chro-nologie et leur contenu, ne laisse aucun doute quant à la prédo-minance de la loi sur les conventions puisque les lois de 1966et de 1968 définissaient déjà l’architecture de la loi de 1971dans ses principes fondateurs. Le seul espace laissé libre pourla négociation portait sur le financement du congé de formationdont le principe était déjà inscrit dans la loi de 1966 (maisn’avait pas été suivi de décret d’application) ; les institutionsparitaires (fonds d’assurance formation, conventions, avis descomités d’entreprise sur les plans de formation) ont, elles aussi,été introduites par la loi. Les seules références au paritarismedans les accords de 1970 concernent le rappel des missionsattribuées aux Commissions paritaires de l’emploi créées lorsdes accords de 1969, et la création, au niveau national, duComité paritaire pour la formation et le perfectionnement.

Autant de faits qui problématisent les thèses généralementadmises sur les rapports entre accords interprofessionnels etlois sur la formation professionnelle continue, et sur l’instaura-tion du paritarisme dans ce domaine. De fait, tous les syndicatsreconnaissaient, dans les années 1970, que leur méconnais-sance de cette question les empêchait de s’approprier les nou-veaux droits ainsi créés. C’est pour suppléer à ce manque quele CNIPE (devenu Centre INFFO) fut créé et développa descampagnes d’information auprès des salariés et des comitésd’entreprise notamment (voir le texte d’Emmanuel Quenson,dans ce même ouvrage).

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Loin d’être deux moments d’un même processus, accords etlois apparaissent plutôt comme des actes à la fois complémen-taires et concurrents. L’inscription du droit de la formationdans le champ des relations professionnelles et avec elle l’ins-titutionnalisation du paritarisme apparaissent ainsi comme descréations de l’État [Vincent, 1997]. L’intervention de l’État ence domaine s’inscrit dans la politique de concertation déjàimpulsée dans le plan (où J. Delors a animé diverses commis-sions), lieu où les représentants des syndicats et desemployeurs se sont familiarisés avec la prévision économique,de l’emploi et de la formation qui lui ont été liées.

Les dispositifs de politique d’emploi, où la formationoccupe une des premières places, ont ainsi été créés par l’État,baptisés « contractuels » alors que les contractants n’étaientpas « demandeurs » parce que étrangers aux points de vue quiles sous-tendent. Jusqu’au milieu des années 1960, les diri-geants de la confédération CGT affichent une certaine défianceà l’égard de la formation professionnelle, comme l’illustre cettemise en garde des militants envers les formations offertes parle Centre interentreprises ouvert à l’initiative de la direction deRenault en 1963 :

«

Les charmes et les illusions du capitalismelibéral sont plus dangereux pour la classe ouvrière quel’ignorance : si déplorable que ce soit, il vaut mieux un cadreignorant des réalités économiques et sociales qu’un cadre qui,se figurant initié à une politique profitable aux ouvriers maisméconnue d’eux, se coupe de la classe ouvrière et bascule plusou moins inconsciemment du côté patronal

3

. » Aux mêmesdates, la CFTC-CFDT se montre, elle aussi, essentiellementpréoccupée par la formation des jeunes, mais plus ouverte auxinitiatives d’entreprises parce que la formation est partie inté-grante de sa matrice d’action [Chauvière, 2001]. L’enquêteeffectuée en 1973-1974 auprès de 380 salariés, sous la direc-tion de Marcel David (1976), fait ressortir que les salariés : per-çoivent la formation comme émanant de la direction du

3.

Le Peuple

, 1963, n˚ 677, cité par O

FFERLÉ

, 1976. Cette position publiéedans un organe d’expression politique de la confédération n’est pas partagée àtous les niveaux, comme le montre G. Brucy, chapitre 3.

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personnel des entreprises, défendue par les syndicats et neutrepolitiquement ; voient le droit des travailleurs à l’éducationcomme découlant d’une prérogative du patronat ; méconnais-sent l’action des organisations syndicales dans l’élaborationdes dispositions afférentes à l’accord interprofessionnel dejuillet 1970. C’est dire que, jusqu’aux années 1970, les ques-tions de formation ne sont pas inscrites dans la vie profession-nelle des salariés et que leurs organisations syndicales lesabordent d’une manière hésitante et contradictoire.

Jusqu’à cette date, les entreprises ne sont guère plus inves-ties en ce domaine et des témoins avertis, tels que Guy Métais(secrétaire du Groupe permanent des hauts fonctionnaires etcollaborateur direct de J. Delors dans celui-ci) et RaymondVatier (cofondateur des GARF, du CESI et premier directeur àla Formation continue au ministère de l’Éducation nationale),l’affirment sans réserve :

[…] à l’époque (en 1966) c’est largement l’initiative de l’État, lespartenaires sont à ce moment-là associés, même sans qu’ils ledemandent, j’allais dire obligatoirement… ils n’étaient pas très enavance, c’est le moins qu’on puisse dire… Arrivent les accords deGrenelle, à la fin de la conclusion des accords, Pompidou faitobserver qu’il n’y a rien dans ces accords qui intéresse spéciale-ment les cadres et quelqu’un lui a soufflé « mettez une phrase surla formation ». C’est la seule chose que vous trouvez dans lesaccords de Grenelle alors que tout le monde dit que ce sont lesaccords de Grenelle qui ont lancé la formation… Les syndicalistesétaient très habitués à parler d’emploi, ça l’emploi c’était leur job,ils étaient à l’aise et puis n’oubliez pas qu’ils ont été entraînés parle fait qu’ils avaient négocié notamment l’assurance chômagedepuis des années. En revanche, au niveau le plus élevé desconfédérations, ils ont mis du temps à comprendre les problèmesde formation… Mais quand les organisations d’employeurs et desalariés ont vu qu’au niveau du gouvernement on commençait àparler de formation à un niveau élevé avec Pierre Laurent (secré-taire général à l’Éducation nationale) et ensuite avec J. Delors etd’autres… On connaît bien ça dans les entreprises, c’est le pro-blème de l’interlocuteur, quand vous avez dans une réunion dure,pour engager l’avenir, une partie quelconque qui envoie un inter-locuteur de haut niveau, en face ils se sentent obligés d’envoyer desgens de haut niveau. On a vu apparaître des gens très importants, du

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côté des employeurs il y avait F. Ceyrac qui allait devenir le pré-sident et du patronat français. À partir du moment où il y avaitCeyrac, la CFDT ne pouvait pas envoyer n’importe qui, la CGT aenvoyé Krasucki avec un jeune, je crois que c’était un ancienséminariste, Moynot, c’était l’intelligence même ce garçon, extrê-mement brillant et, du côté FO, il y avait un garçon que je connais-sais parce qu’il était PTT d’origine comme moi, qui étaitextrêmement fonceur, qui est R. Louet. On a eu une équipe denégociateurs d’un niveau extrême, ce qui a permis de s’en sortir(entretien avec G. Métais, 15 octobre 1996

4

).

R. Vatier

5

porte le même regard sur le contexte dans lequelaccords et lois sont élaborés. Lui aussi souligne le rôle décisifqu’ont joué des hommes d’État convaincus par leur expérienceantérieure de la nécessité d’instaurer un droit à la formationface à des interlocuteurs démunis de capacités de propositionen ce domaine. Mais parmi ceux-ci, certains portent plusd’intérêt aux incitations gouvernementales que d’autres :

On s’est mis au travail sur la protection de l’emploi et on a débou-ché en février 1969 sur un texte concernant les garanties del’emploi. Le deuxième thème, la formation continue, n’était pastrès porté, sauf par la CFDT, et on négociait à petits pas là-dessus,il y avait déjà un certain nombre de choses dans les dispositifs de1966. Alors Delors a dit : « Écoutez, je sais que vous devez négo-cier, j’ai à modifier des choses, nous allons pondre des textes pourharmoniser cela. J’aimerais mieux que cette loi vienne dans la fou-lée de l’accord que vous devez conclure, mais je vous avertis quesi vous ne l’avez pas fait (« il leur a dit ça ») moi je sors mes tex-tes, il faut bousculer les choses… » (entretien avec R. Vatier,4 octobre 1996).

Ces témoignages sont corroborés par deux des négociateurseux-mêmes, F. Ceyrac qui conduisait les représentants duCNPF (Conseil national du patronat français) et J.-L. Moynot

4. Ces extraits d’entretiens avec G. Métais et R. Vatier ont déjà été publiésdans un compte rendu de recherche : « Reconversion industrielle et conversionculturelle dans un bassin minier de Lorraine au milieu des années 1960 »,

CPC-Documents 98/10,

ministère de l’Éducation nationale, p. 72-73

.

5. Son rôle dans la mise en place de la formation au sein des entreprises estdécrit dans [T

ANGUY

, 2001].

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qui participait aux côtés de Krasucki à l’élaboration desaccords interprofessionnels de 1970. F. Ceyrac, cofondateuravec G. Villiers du CRC (Centre de recherches et d’études deschefs d’entreprises), s’est intéressé à la formation des chefsd’entreprises dans l’esprit diffusé par les missions de producti-vité au retour des États-Unis. Il s’engage sur le terrain de la for-mation, qui était, dit-il, le « désert de Gobie

»

avant 1968, afinde négocier les mutations d’organisation du travail avec lessyndicats. La loi de 1966 ne répondait, dit-il, ni aux attentes desemployeurs, ni à celles des salariés. Les négociations furentdifficiles parce que les représentants des syndicats, démunis depropositions, se réfugiaient dans la défensive et le patronat semontrait tout aussi méfiant. Elles furent, selon lui, l’œuvred’individualités : lui-même, Roger Louet (responsable de laCGT-FO), Henri Krasuki (CGT), A. Jaeglé (UGICT-CGT),R. Tarnaud (CFDT), et d’experts du CIERP (Centre intersyndi-cal d’études et de recherches de productivité). En arrière-plan,mais jouant le premier rôle, Jacques Delors, dont les négocia-teurs (représentant les employeurs et les salariés) ont dénoncéles pressions exercées sur eux pour aboutir à des accords quidevaient précéder la loi :

À l’époque, la formation était considérée comme un art majeurréservé à une petite élite des entreprises de haut vol et qui regardaitle chef d’entreprise et non le patronat. Moi je voulais avoir un sys-tème global et contractualisé. Les patrons m’ont accusé de vouloirsyndiquer la formation. Je découvrais alors le « fond de la mer »,les multinationales du pétrole faisaient de la formation pour la pro-ductivité alors que moi je voulais faire de la formation du manœu-vre et de l’OS (ouvrier spécialisé) jusqu’aux cadres. C’était de laprofanation pour les maîtres du pétrole qui prenaient leurs ordresoutre-Atlantique…

L’accord, de notre point de vue, c’était une audace… 1968, c’étaitl’ébranlement, il fallait éviter à tout prix que ça recommence.Avec la formation on pouvait conduire le changement par l’adap-tation du personnel

6

.

6. Entretien fait par Guy Brucy auprès de F. Ceyrac, le 29 janvier 1999.

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Jean-Louis Moynot, ingénieur diplômé de l’École supé-rieure d’aéronautique, cadre syndiqué et militant à la Fédéra-tion de la métallurgie, arrive à la confédération CGT en 1967 etparticipe aux négociations de Grenelle et à celles qui suivent.Lui aussi mentionne le faible intérêt accordé aux questions deformation, domaine des enseignants et des cadres dans la CGT,l’imposition du paritarisme, totalement étranger à la doctrinede cette organisation, et la méconnaissance des enjeux attachésà la formation professionnelle continue et à l’éducationpermanente :

Le problème de la formation était jusqu’alors porté par le SNETP-CGT (Syndicat des enseignants de lycées professionnels) avecCharles Ravaud d’une part et l’UGICT (Union générale des ingé-nieurs, cadres et techniciens, créée en 1963 au sein de la CGT

7

)d’autre part… Nous avions très peu d’idées sur cette question, cequi était très discuté c’est la place de l’Éducation nationale,devait-elle chapeauter tout cela ?… Nous étions dans l’erreur,c’est évident qu’il fallait faire avec les patrons et ne pas comptersur l’Éducation nationale

8

… Ceyrac a été l’homme clef,H. Krasucki venait de la doctrine socialiste mais après 1968 il aété pour une réinsertion de la CGT dans la négociation… Delorsintervenait auprès du patronat, il avait une certaine complicitéavec les syndicats, il a joué le jeu avec les contrats de progrès dansles entreprises publiques, on hurlait à la collaboration de classes.Il sentait que le gouvernement Chaban-Delmas était menacé… Onn’était pas demandeurs du paritarisme, il a été injecté dans la loi.H. Krasucki disait que pour faire de la bonne formation profes-sionnelle on avait besoin des patrons… On n’était pas très sensi-bles à la dimension culturelle mais Delors si, il était aumouvement « Vie nouvelle » et sous influence du personnalisme.On n’était pas contre l’éducation permanente mais on considérait

7. Les témoignages d’autres négociateurs de ces accords, représentant lesdifférents syndicats et, dans leur majorité, cadres d’origine, confirment tous lerôle joué par cette catégorie dans la genèse d’un droit à la formation, [L

ESCURE

,2004].

8. J.-M. Joubier, responsable de la formation à la CGT dans les années1990, cite, dans le même débat organisé par le GEHFA, qu’un mémorandumsigné du 10 juillet, remis par cette organisation au Premier ministre, défendait laconstruction d’un grand service public de la formation autour de l’Éducationnationale [L

ESCURE

, 2004, p. 122-123].

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que la culture est du ressort de la politique et de l’idéologie, etn’est pas un terrain qui se partage avec les patrons

9

. On négociaitla formation professionnelle et on voulait obtenir la possibilitépour un salarié de choisir sa formation

10

.

Tous ces témoins, représentants d’organisations que toutséparait à cette date, où la conflictualité sociale était à sonparoxysme, confirment qu’ils ont été amenés à négocier sur unterrain qui leur était inconnu, qu’ils l’ont fait sous la contrainteen vue d’une loi déjà préparée. Les propos rapportés ci-dessusexposent, parfois d’une manière vive, les conditions d’élabora-tion d’un accord, réalisé dans la hâte et l’ignorance, qui estnéanmoins devenu emblématique. Ils corroborent l’interpréta-tion que nous avons avancée : la formation est devenue objet denégociation sur injonction d’hommes d’État dans le cadred’une politique de pacification et de « modernisation » desrelations sociales après la grève générale de mai 1968 et lemouvement social qui l’a conduite.

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PARITARISME

SANS

PARITÉ

L’usage inflationniste du terme paritarisme a contribué àfaire exister une représentation partisane des relations profes-sionnelles. Le terme lui-même, constamment associé à celui departenaires (et non plus d’interlocuteurs) sociaux, occulte ce faitpremier que le paritarisme recouvre une asymétrie de positionsainsi qu’une disparité de ressources et de pouvoir. Construitcomme instrument d’une politique contractuelle, il s’est étendudurant ces dernières années corrélativement aux changements

9. Ce témoignage ne rend pas compte de la diversité des points de vue exis-tant au sein de la CGT d’abord, et encore moins entre les organisations syndica-les, ce que rappelle Jean-Claude Quentin, s’appuyant sur les déclarations faitespar Antoine Faesch (un des négociateurs des accords pour la CGT-FO) à l’occa-sion du dixième anniversaire de la loi de 1971 : « Les signataires entendaientnon seulement assurer la liberté de détermination du salarié lui-même, maisaussi et surtout favoriser la mise en œuvre d’un système d’éducation permanenteamélioré qui, prolongeant l’enseignement de base, permettrait aux hommes etaux femmes une plus grande égalité des chances » [L

ESCURE

, 2004, p. 113].10. Entretien du 16 février 2001.

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apportés à la hiérarchie des normes instituées par les lois, lesconventions et les accords [Bocquillon, 2001]. La prévalenceantérieurement accordée à la loi sur les conventions et lesaccords reposait sur la reconnaissance du lien de subordinationqui fonde le droit du travail. Le paritarisme et le droit conven-tionnel qu’il fabrique postulent des positions symétriques entreles acteurs qui codifient les règles professionnelles. Celles-cisont alors considérées comme émanant de contrats entre égaux.

Ce régime de relations sociales du travail bâti, on l’a dit, surla négociation a progressivement triomphé sur celui dit de la« confrontation sociale » qui caractérisait ce pays. De fait, unegrande partie de l’activité syndicale est désormais consacrée àla négociation et à la concertation. Alors que celle-ci était plu-tôt considérée, jusqu’aux environs de la fin des années 1970,comme un sous-produit de la lutte sociale qui permettait deconclure les conflits en enregistrant les rapports de force entreemployeurs et salariés, elle se déroule aujourd’hui « à froid » etdevient une activité institutionnalisée à l’exemple de la majo-rité des pays anglo-saxons.

Cette inversion de régime n’est pas indépendante du phéno-mène communément nommé « crise du syndicalisme », quirévèle, selon certains observateurs, des caractéristiques structu-relles du syndicalisme en France, parmi lesquelles un faibletaux de syndicalisation qui a oscillé autour de 20 % entre 1950et 1970, avec des poussées liées aux grands basculements poli-tiques conjoncturels des années 1920, 1936 et de la Libération.Si les syndicats français ont perdu plus de la moitié de leursadhérents durant ces deux dernières décennies, leur place insti-tutionnelle s’est considérablement renforcée dans le mêmetemps : ils siègent dans un nombre de plus en plus importantd’organismes ; leur caractère représentatif a été étendu d’abordpar la loi de 1982, puis par celles de 1985 et de 2004 qui com-portent l’obligation annuelle de négocier dans les entreprises.Ce paradoxe, une institutionnalisation croissante concomitanted’un affaiblissement du nombre d’adhérents et de légitimité,constitue le fait majeur à prendre en considération. La fonctionde représentation tend à devenir une sorte de métier, évolutionparallèle à un mouvement plus général de spécialisation des

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fonctions sociales, qui est accentuée par l’importance du

turn-over

des adhérents et qui oblige le noyau stable à se spécialiserpour assumer l’activité institutionnelle de l’organisation syndi-cale. Selon P. Rosanvallon, la confiance des salariés et l’appuidu droit suffiraient aujourd’hui à un petit nombre de militantspour jouer leur rôle face aux directions d’entreprise ; le syndi-cat serait à la fois un mouvement social, une association, uneinstitution quasi publique et une organisation prestataire de ser-vices [Rosanvallon, 1988, p. 40 et s.]. En bref, l’institutionna-lisation du syndicat engendre une multiplication des tâches dereprésentation dans l’entreprise et dans un grand nombre d’ins-tances économiques et sociales qui absorbent l’essentiel dutemps des militants et des permanents, dans le secteur privécomme dans le secteur public. Les délégués du personnel, lesdélégués syndicaux, les membres des comités d’entreprise etdes comités d’hygiène et de sécurité constituaient, au milieudes années 1980, une population d’environ 400 000 personnes,soit un nombre équivalent à celui des représentants politiques(conseillers municipaux, généraux, régionaux et députés) ; s’yajoutaient près de 12 000 administrateurs syndicaux dans lescaisses primaires d’assurance maladie et dans les caisses d’allo-cations familiales, et environ 10 000 conseillers prud’homaux[Rosanvallon,

ibid.

]. Cette participation à des fonctions écono-miques ou sociales de l’État, ou de gestion d’institutions collec-tives risque d’enfermer les syndicats dans un rôle institutionnel,ce que G. Groux et R. Mouriaux expriment dans une formulelapidaire : un « syndicalisme sans syndiqués » [1994]. À l’exa-men des faits, la réalité se révèle plus complexe parce que leterme syndiqué recouvre au moins trois groupes différents : lesadhérents (qui paient leurs cotisations et dont le nombre décroîtle plus fortement), les militants (qui ont une activité dans l’orga-nisation et dont la diminution est moins accentuée) et les perma-nents (qui sont souvent caractérisés comme professionnels)[Bevort et Labbé, 1992]. Pourtant, la thèse de la professionnali-sation du syndicalisme, étroitement liée à l’institutionnalisation,ne résiste pas à l’examen, fait par G. Ubbiali, des origines, des iti-néraires et du rapport à l’activité militante des permanents de la

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CFDT et de la CGT, qui s’avèrent très hétérogènes [Ubbiali,1997].

L’évolution du syndicalisme, ainsi brossée à grands traits,a pour effet de concentrer les tâches de représentation sur unnoyau de militants voire de permanents. Ces tâches obéissentà une hiérarchie des fonctions consacrée par l’histoire dumouvement ouvrier, qui place au premier rang la conditionsalariale, c’est-à-dire l’emploi, les salaires, la protectionsociale, la promotion. L’expérience de J.-C. Quentin (secré-taire confédéral de la CGT-FO) l’illustre bien : « […] lorsquej’ai pris mes fonctions de secrétaire confédéral, on m’a tout desuite confié le secteur de la formation professionnelle, consi-déré comme secondaire et convenant parfaitement à un débu-tant […]. Par la suite je me suis vu confier les questions del’emploi et de l’assurance chômage, la confédération com-mençait à prendre acte de l’importance réelle de laformation » [Lescure, 2004, p. 113]. Arrivée tardivement,elle reste, on l’a dit, une affaire de spécialistes, du côté desemployeurs comme des syndicats. Situation qu’un perma-nent, responsable de la formation dans la Fédération du bâti-ment à la CGT, évoque ainsi :

Jusqu’ici la formation était une affaire de spécialistes, souventprise en charge par des enseignants. Au niveau confédéral, tous lesresponsables viennent du monde enseignant. Il ne faudrait pas queles militants deviennent des spécialistes mais dans la formationprofessionnelle il y a obligation de s’approprier la technicité pourne pas toujours dire non… quand on est dans dix OPCA ou unOREF

11

le directeur peut faire accepter n’importe quoi, on saitbien qu’ils sont toujours très proches du patronat… moi, quand jesuis arrivé à ce poste en 1989, mon prédécesseur m’a donné lesdossiers sans m’expliquer, j’ai mis cinq ans à comprendre le dis-positif, le financement, les croisements, on doit s’appuyer pourcela sur les services techniques de l’OPCA. Dans le secteur, il y a

11. OPCA : Organisme paritaire collecteur agréé. Créés par les partenai-res sociaux dans chaque branche, les OPCA sont chargés de collecter et demutualiser les contributions versées par les entreprises pour la formationcontinue.

OREF : Observatoire régional emploi formation.

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DE LA NÉGOCIATION ENTRE INTERLOCUTEURS SOCIAUX… 259

environ 200 militants qui travaillent sur la formation initiale etcontinue, il faudrait au moins 300 personnes sur la formationcontinue parce qu’il y a 48 sièges à pourvoir et plus de 200 siègesdans la formation initiale12.

Un paritarisme gestionnaire n’est donc pas un partage depouvoir. Le rôle effectif des syndicats y reste limité puisquel’initiative est une prérogative des employeurs et/ou del’administration : les contenus de négociation sont largementdéfinis par eux, l’information est une ressource inégalementpartagée et la mise en œuvre des décisions relève d’un seulpartenaire. Pour cet ensemble de raisons ajoutées à la divi-sion syndicale, la formation reste aujourd’hui un terrain paci-fié par défaut d’investissement de syndicats affaiblis etmobilisés sur des questions plus immédiatement vitales,comme l’emploi13.

LA FORMATION : UN LABORATOIRE D’EXPÉRIMENTATIONS SOCIALES ET POLITIQUES

La dernière loi consacrant cette fonction s’insère dans trenteannées de réformes appliquées aux relations de travail. Lechangement de nom, formation tout au long de la vie, et l’intro-duction de notions et idées élaborées dès les premières expé-riences et expérimentations (comme celle de parcours ou de

12. Entretien du 9 septembre 2005.13. Trente ans après la loi, l’un des négociateurs des accords de 1970, repré-

sentant la CGT, considère que « le premier effet le plus important de [ceux-ci]est sans doute la mise en œuvre de la formation sur le temps de travail. Il s’agitd’une révolution culturelle dont on mesure mal les conséquences… Ledeuxième est la mise en place d’un dispositif très lourd et très complexe fondésur trois principes porteurs de fortes limites : un paritarisme qui fait la part belleaux employeurs ; une obligation de financer et non de former ; un dialoguesocial à l’entreprise réduit de fait à la simple consultation des institutions repré-sentatives du personnel et [troisième effet]… la formation va aux formés et unnombre important de salariés en sont exclus… [parce que] la politique du patro-nat a toujours globalement considéré la formation comme une variable d’ajus-tement dans la gestion des ressources humaines et… pas comme un droit de toutsalarié à l’épanouissement personnel et à l’élévation des qualifications… »[LESCURE, 2004, p. 103].

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260 FORMER POUR RÉFORMER

projet) de la formation permanente, d’outils (ceux présidant àla validation des compétences et des acquis d’expériences) etde dispositifs de consultation ou de concertation sont autantd’indices de transformations dont la portée n’est pas encoremesurable.

Ajouté au droit de congé pour suivre une formation(CIF), le droit individuel à la formation est potentiellementsource de changement d’attitude des salariés envers celle-ci.Le CIF, dont le nombre n’a cessé de s’étioler dans le tempspour des raisons financières, et les modalités de définition etd’exécution des plans de formation dans les entreprisesn’ont, en effet, pas permis aux salariés et à leurs organisa-tions de s’approprier le bien qui leur était offert. Les premiè-res analyses de juristes font ressortir le caractère incertain etindéterminé du DIF. L’absence de garantie de transférabilitéde ce droit d’une entreprise à une autre d’une part, la dépen-dance de l’exercice de ce droit, en termes de durée etd’objet, à l’accord de l’employeur limitent, en effet, l’accep-tion d’un droit attaché au salarié et laissent l’idée d’un par-tenariat supplanter le principe de subordination qui fonde ladéfinition de la relation salariale dans le code du travail. Ledroit à la formation tout au long de la vie est encore, disent-ils, un droit en formation en devenir qui reste aujourd’huiincertain et indéterminé [Caillaud, Laborde, Maggy-Ger-main, 2004].

La configuration dessinée par les accords de 1970 et la loide 1971 a généré une attitude distante, voire de retrait, des prin-cipaux destinataires à l’égard de la formation. De fait, la majo-rité des salariés, aujourd’hui comme hier, ne perçoivent pas laformation comme un droit mais plutôt comme une obligation,dans la mesure où c’est l’entreprise qui décide de la forme, desconditions d’accès à ces actions et qui désigne aussi les person-nes qui peuvent en bénéficier. Il n’y a pas eu de mobilisation dela part des salariés en ce domaine parce qu’il n’y avait pasd’espace qui rende celle-ci possible. La configuration définiepar les accords interprofessionnels de 2003 et la loi de 2004contient-elle ces possibilités ?

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DE LA NÉGOCIATION ENTRE INTERLOCUTEURS SOCIAUX… 261

Sans répondre à cette question dans sa globalité, on noteraque les organisations syndicales ont intégré la formation dansleurs doctrines et leurs stratégies sous des modes différents.On citera l’exemple des deux confédérations dont les pointsde vue sur la formation divergent de longe date : la CGT et laCFDT. La CGT est passée d’une défiance (durant les années1950-1960) à une adhésion sceptique après 1970, en incluantl’idée de formation dans une perspective générale de luttepour l’emploi et contre les inégalités et ces toutes dernièresannées, l’intégrer dans un programme prospectif définissantun « nouveau statut de travail salarié14 ». Il propose d’instau-rer une « sécurité sociale professionnelle » qui substituerait àune vision réparatrice de l’indemnisation du chômage et dudroit sur les licenciements un droit de l’individu tout au longde sa vie qui le libère de sa dépendance au devenir et à la ges-tion de telle ou telle entreprise. Le droit à la formation tout aulong de la vie vient juste après celui de l’emploi et avant celui« à la reconnaissance (qualification, salaire), au déroulementde carrière, au maintien du pouvoir d’achat15 ». Arrimée àl’emploi, depuis 1971, la formation est maintenant considéréecomme partie intégrante d’un ensemble de droits collectifsinterdépendants à défendre face au chômage mais aussi faceaux tendances générales à l’individualisation qui travaillentnotre société.

Héritière des mouvements catholiques, la CFDT a, on l’adit, toujours placé la formation dans sa matrice d’action. Réali-sée dans l’école ou sur les lieux de travail, celle-ci est toujoursparée, au moins potentiellement, de vertus émancipatrices.L’association entre les trois termes, formation professionnellecontinue, dialogue social et politique contractuelle, constam-ment faite par les dirigeants de ce syndicat, exprime d’unemanière condensée sa doctrine en matière d’action collective etses préférences pour un régime social où la négociation et la

14. À l’appui de ce changement de démarche, il est rappelé que « la pre-mière attente des salariés concerne la négociation, d’après le sondage CSA-CGT(2002) ».

15. Le Peuple, n˚ 1551, 12 décembre 2001.

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262 FORMER POUR RÉFORMER

coopération prévalent sur la contestation et la projection d’unordre social radicalement différent16.

Pour ouvrir sur des recherches à venir, on dira que la forma-tion tend à prendre une place centrale dans la société françaised’aujourd’hui. À la fois instrument de réformes en profondeurdans le monde du travail, inspiratrice des transformations dansl’appareil éducatif et, aussi, lieu de production (à côté d’autres)des changements de mode de gouvernement [Gauvin, 1999].La création des institutions de formation professionnelle, l’ins-tauration des lois qui encadrent ce domaine d’activités et lespolitiques publiques qui s’y appliquent constituent autantd’aspects significatifs des pratiques de gouvernement privilé-giées depuis une vingtaine d’années en France. Ce domained’activités s’avère être un exemple du mode de gouvernementpar contrat, où la région17 (ou plus spécifiquement le Conseilrégional) devient l’acteur central qui tisse des contrats d’objec-tifs, avec les branches professionnelles et autres groupes d’inté-rêts organisés sur le territoire, en matière de formation. Par lamise en place de PRDFPJ (plans régionaux de développementde la formation professionnelle des jeunes), qui inclut l’ensei-gnement professionnel, l’apprentissage, les actions de forma-tion destinées aux 16-25 ans déclarés sans qualification à lasortie de l’appareil scolaire, les contrats d’insertion des jeunes,l’État s’est, en effet, attaché à instaurer des procédures de consti-tution et de mise en relation des différents groupes d’intérêts

16. Plus généralement, la CFDT fait sienne cette vision diffusée par lesorganismes internationaux et européens (parmi lesquels les textes de la Com-mission européenne) selon laquelle la « formation tout au long de la vie » englo-berait la formation initiale jusqu’à maintenant majoritairement accomplie dansl’école en France. Lors d’un récent colloque organisé par ce syndicat, qui avaitpour titre « La formation tout au long de la vie, levier de la réforme de l’école »,A. Thomas, secrétaire confédérale de la CFDT, responsable des questions deformation initiale et continue, y déclarait : « Après l’accord national interprofes-sionnel (ANI) et la loi de mai 2004 sur la formation tout au long de la vie, la loid’orientation sur l’école présente une opportunité historique pour faire progres-ser la construction de la formation tout au long de la vie », Syndicalisme hebdo,2004, n˚ 3000, p. 13.

17. La loi quinquennale du 20-12-1993, relative au travail, à l’emploi et à laformation professionnelle, transfère la formation professionnelle des jeunes auxConseils régionaux, compétence étendue aux adultes non salariés depuis 2002.

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DE LA NÉGOCIATION ENTRE INTERLOCUTEURS SOCIAUX… 263

présents dans l’espace régional. Mais la loi ne fait que poser lecadre des interactions entre acteurs et institutions concernéespar la politique de formation des jeunes : instances étatiquesrégionales, collectivités locales, organisations professionnellespatronales et salariés, entreprises, etc. Le caractère procéduralde la loi laisse possible une grande variété d’arrangementslocaux [Lascoumes, 2003]. Dans le domaine de la formationprofessionnelle des salariés actifs, la loi est encore moinscontraignante puisqu’elle laisse l’initiative aux « partenairessociaux » et ne fait que donner des bornes à celle-ci.

L’ubiquité comme l’extension de la notion de formationcontribuent, nous l’avons vu, à lui donner une place équiva-lente à celle de l’éducation, mais pour révéler des fonctions etdes sens différents. La première était indissociable de la cons-truction d’une citoyenneté au sein d’une nation, la seconde estétroitement liée à la redéfinition de la condition salariale ausein d’une Europe en construction. Ce changement peut être vucomme un miroir du mouvement de démocratisation participa-tive, impliquant de plus en plus largement la société civile, etentraînant une forme de dépolitisation que P. Rosanvallonnomme l’« impolitique ».

L’inflation actuelle des discours sur la formation tout aulong de la vie n’est pas sans rappeler ceux tenus sur l’éducationdes adultes au cours des deux décennies qui précèdent la loi de1971 en France. Les analyses qui en ont été faites montrent queces discours reposaient, à quelques variantes près, sur lesmêmes thèmes que ceux célébrés aujourd’hui par la Commis-sion européenne [Forquin, 2002]. Ils restent, aujourd’huicomme trente ans plus tôt, essentiellement programmatiques etprescriptifs, et la valeur juridiques des notions qu’ils portent estdifficilement identifiable : lifelong education ou lifelong lear-ning, et leurs corrélats nécessaires, learning society, « sociétécognitive », « société d’apprentissage », sont le plus souventpris comme une expression du réel et non pour ce qu’ils sont,des discours programmatiques. Mais, alors que les hommes18

18. Rappelons que les positions de pouvoir dans ce monde étaient, jusqu’àces toutes dernières années, quasi exclusivement tenues par le genre masculin.

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264 FORMER POUR RÉFORMER

(universitaires ou politiques, d’origines géographiques diver-ses), qui plaidaient, dans les années 1960-1975, pour l’avène-ment d’une ère de l’éducation permanente, se rassemblaientautour de l’UNESCO et préconisaient des politiques d’éduca-tion et de formation répondant à des demandes collectives etmettant en œuvre des programmes et des dispositifs éducation-nels fortement institutionnalisés, les politiques actuelles sontdavantage orientées vers la demande et la responsabilité indivi-duelles des apprenants. On ne saurait donc sous-estimer leschangements qui se produisent au niveau des programmeseuropéens et des législations nationales encadrant les pratiquesde formation, parmi lesquels : l’individualisation, le déplace-ment du temps de travail vers le temps de vie personnelle. Cor-rélativement, le rôle des pouvoirs publics dans l’organisation,la gestion et le financement du système d’éducation et de for-mation perd de l’importance, au profit de modèles de partena-riat et de partage de responsabilités. Toutes impliquent undéplacement de l’autorité de l’État vers une diversité d’acteursde la vie économique et politique. Elles sous-tendent l’inscrip-tion de la notion de dialogue social, et des mécanismes institu-tionnels producteurs de références communautaires que cettenotion désigne, dans l’ensemble de l’espace européen, dont lapaternité reviendrait, pour une large part, à J. Delors [Didry,Mias, 2005].

C. Gobin observe que cette locution a été introduite dans« le discours des Communautés européennes par les socialistesfrançais durant l’exercice de la présidence du Conseil desministres par la France pendant le premier semestre de 1984 »[Gobin, 2007]. Les notions de « partenaires sociaux » et« dialogue social » ont ensuite formé un système lexicoséman-tique pour caractériser les relations socioprofessionnelles pari-taires et tripartites organisées à cet échelon supranational. Lechangement de régime de relations professionnelles (en vued’un changement de système social) est, on l’a vu, préconisé delongue date en France par J. Delors. Appliqué à l’échelon euro-péen, ce processus de fabrication du consensus social acquiertune légitimité auprès de nombreux syndicats européens, de leurconfédération (la CSE, Confédération européenne des syndicats)

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DE LA NÉGOCIATION ENTRE INTERLOCUTEURS SOCIAUX… 265

et d’organisations internationales comme l’OIT (Organisationinternationale du travail).

Le caractère polymorphe de cette notion favorise la plasti-cité de son usage dans le cadre national comme européen, maisson introduction dans le projet de traité constitutionnel, à côtédu principe de démocratie représentative et de celui de démo-cratie participative, indique bien les visées de ses promoteurs :en faire un principe de fonctionnement de la vie sociale et poli-tique de l’Union19. On voit ainsi que le programme annoncé parJ. Delors, il y a une quarantaine d’années, et dont la formationconstituait l’esquisse, s’est progressivement institué à l’échelleeuropéenne, changement majeur dont les effets restent à étudierau plus près des situations concrètes et pas seulement au niveaudes textes et des institutions. D’ores et déjà, on remarquera,avec C. Gobin, qu’instituer le dialogue social en systèmerevient à réfuter une démocratie fondée sur la reconnaissancedu pluralisme de projets politiques qui s’affrontent et se con-frontent. Le caractère éminemment politique de la formation,véritable laboratoire d’expérimentations sociales et politiques,se découvre ainsi après quarante années d’exercice.

19. Titre VI, article I-47, « Principe de la démocratie participative », al. 2 :« Les institutions entretiennent un dialogue ouvert, transparent et régulier avecles associations représentatives et la société civile » ; et article I-48, « Les par-tenaires sociaux et le dialogue social autonome », al. 1 et 2.

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266 FORMER POUR RÉFORMER

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Table des matières

Introduction

Guy Brucy . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 5

Modernisation et injonction productiviste

. . . . . . . . . . . . . . . . 8

La mise en scène politique de la formation

. . . . . . . . . . . . . . 12

Mobilité professionnelle et promotion sociale

. . . . . . . . . . . . 17

Moderniser avec et contre l’école

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 21

Références bibliographiques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

29

1 La fabrication d’un bien universel

Lucie Tanguy . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 31

Des conditions économiques et politiques favorables (1950-1960)

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . 34

L’œuvre d’élites réformatrices . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

36Des institutions de médiation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 37Des directeurs du personnel de grandes entreprises . . . . . . . 38Des experts de la planification . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 39Une génération . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 42

La mise en place d’outils et de dispositifs pédagogiques pérennes . . . . . . . . . . . . . . . .

45Définir la formation en termes de compétences . . . . . . . . . 45Mettre en relation la formation avec l’emploi . . . . . . . . . . . 47Inventer et diffuser une doctrine pédagogique . . . . . . . . . . . 49

De l’éducation à la formation, des réformes transversales à la société . . . . . . . . . . . . . . . . .

53Autres mots, autres politiques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 53Compétences et certifications . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 57Une offre de formation individualisée . . . . . . . . . . . . . . . . . 60

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270 F

ORMER

POUR

RÉFORMER

Renversement et refonte ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

61

Références bibliographiques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

66

2 Entre autonomie et intégration, la formation syndicale à l’université (1955-1980)

Lucie Tanguy. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 69

Associer les syndicats à la modernisation de la France (1950). . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

72

La création des instituts du travail . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

77Un train de réformes sociales du travail . . . . . . . . . . . . . . . . 78Un mouvement pour une démocratie politique et sociale . . 79

Des universitaires missionnaires de la cause syndicale

. . . . 82Des universitaires atypiques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 83Des directeurs influents. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 85Un recrutement fondé sur la militance . . . . . . . . . . . . . . . . . 86Des ouvriers reconnaissants mais sans révérence . . . . . . . . 87

Une pédagogie hybride relevant d’une double autorité . . . .

88La pédagogie n’est pas neutre . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 89Une activité collective. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 91

Instituts du travail et écoles syndicales, des rapports ambivalents. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

93

Conclusion. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

95

Références bibliographiques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

98

3 La formation au travail : une affaire de cadres (1945-1970)

Guy Brucy . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 101

Définir la formation des militants : un combat sémantique et politique

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 102CFTC et CGT-FO : former des militants pour négocier . . 103CGT : former des combattants de la lutte des classes. . . . 107

Les syndicats face aux promoteurs de la formation en entreprise . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

110Perfectionnement volontaire et promotion ouvrière . . . . . 110Des divergences majeures : la productivité et le modèle américain . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 115Promotion ouvrière et compromis social-démocrate : le projet de la CGT-FO . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 118

Le tournant des années 1960 : les cadres prennent l’initiative

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 121

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T

ABLE

DES

MATIÈRES

271

La formation des cadres : un enjeu décisif pour les multinationales . . . . . . . . . . . . . . 121La nouvelle donne syndicale . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 124Les cadres, précurseurs de la loi de 1971 . . . . . . . . . . . . . 129

Conclusion

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 134

Références bibliographiques

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 136

4 Informer pour faire adhérer (1971-1976)

Emmanuel Quenson . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 139

D’une campagne pour la productivité à l’information économique

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 141Un objet de controverses. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 143Des prosélytes de la communication . . . . . . . . . . . . . . . . . 148

Convertir les salariés à la formation

. . . . . . . . . . . . . . . . . . 154Un dispositif de propagande . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 157Animer par un réseau . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 159Un « antagonisme limité » entre les syndicats . . . . . . . . . 161

Le Centre INFFO : un lieu d’expertise . . . . . . . . . . . . . . . .

163Des actions dirigées vers les chômeurs. . . . . . . . . . . . . . . 163De l’expérimentation à l’institutionnalisation. . . . . . . . . . 165

Conclusion. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

166

Références bibliographiques

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 167

5 La construction d’un droit de la formation professionnelle des adultes (1959-2004)

Pascal Caillaud . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 171

Les fluctuations des premiers textes (1959-1971)

. . . . . . . . 174Des notions aux contours juridiques incertains . . . . . . . . . 174De la coordination étatique à la politique contractuelle . . . 182

Un système juridique fondé sur le droit du travail (1971-2004)

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 186Quel statut pour la personne en formation ? . . . . . . . . . . . 187Négocier et représenter : la compétence des organisations de salariés et d’employeurs . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 190

Entre morcellisation et individualisation du droit de la formation

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 193« La formation professionnelle tout au long de la vie » : quelle signification juridique ?. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 195De la branche professionnelle à la région . . . . . . . . . . . . . 198L’individualisation de l’accès à la formation . . . . . . . . . . . 200

Conclusion

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 207

Références bibliographiques

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 209

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272 F

ORMER

POUR

RÉFORMER

6 Un passé impensé : l’action de l’Éducation nationale (1920-1970)

Guy Brucy . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 211

Perfectionner les salariés en cours du soir

. . . . . . . . . . . . . 213Former, certifier, promouvoir . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 214Le diplôme de l’excellence ouvrière . . . . . . . . . . . . . . . . . 217

L’action de la Direction de l’enseignement technique

. . . . . 221La mise en ordre scolaire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 221Enseignants et employeurs : des espaces de connivences. 224Des politiques volontaristes d’établissement . . . . . . . . . . 228

Réalités et limites de la formation. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

231Le coût humain de la formation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 231Initiative des salariés et déni de reconnaissance des diplômes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 234Le grand renversement (début des années 1960) . . . . . . . 237

Conclusion. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

240

Références bibliographiques

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 243

7 De la négociation entre interlocuteurs sociaux au dialogue social entre partenaires

Lucie Tanguy . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 245

Une construction mythifiée du droit à la formation . . . . . .

247

Un paritarisme sans parité . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

255

La formation : un laboratoire d’expérimentations sociales et politiques

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 259

Références bibliographiques

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 266

Composition : Compo SudAchevé d’imprimer en septembre 2007

par l’Imprimerie France Quercy à Mercuès.Dépôt légal : octobre 2007.

N° d’impression :

Imprimé en France

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