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La transformation des anciens quartiers populaires en quartiers bourgeois et l’appropriation d’un parc de logements historiquement destinés aux couches populaires par des catégories supérieures ne suscitent aucun émoi particulier. Alors que les discours incantatoires sur le manque de logements sociaux n’ont jamais été aussi présents, rares sont les politiques qui s’émeuvent aujourd’hui de la conquête par une petite bourgeoisie du parc privé “social de fait” des grandes villes. Ce silence est d’autant plus étourdissant que c’est ce parc privé, et non le parc social, qui, jusqu’à aujourd’hui, a toujours répondu majoritairement aux besoins des couches populaires, et l’ampleur de cette perte ne sera que très partiellement compensée par la construction sociale. Le changement de destination d’un parc de logements occupés depuis deux siècles par des catégories modestes est d’autant moins dénoncé qu’il bénéficie aux catégories supérieures et aux prescripteurs d’opinions. On arrive ainsi à une situation ubuesque où ces catégories moyennes et supérieures, celles qui participent le plus à l’éviction des catégories populaires et à l’appropriation de leurs logements, sont aussi celles qui plébiscitent le plus la mixité dans la ville et qui soulignent la nécessité de construire des logements sociaux. En réalité, et au-delà des discours grandiloquents, ce sont des logiques foncières et patrimoniales qui déterminent les dynamiques à l’œuvre. Ainsi, si les espaces publics dans les grandes villes ont donné lieu à un partage savant qui permet de maintenir le décorum ouvriériste ou ethnique, les commerces ethniques et les hard-discounters côtoient désormais les bistrots-bobos et les supérettes bio. En revanche, la répartition du patrimoine immobilier ne fait l’objet d’aucune “négociation” de la part des couches supérieures. On accepte à la rigueur le maintien d’un parc social marginal (surtout s’il est destiné aux petites classes moyennes), mais pas le maintien dans le parc privé des catégories populaires. Dans ces quartiers, les bobos sont en train de se constituer un patrimoine d’une très grande valeur en acquérant de grandes surfaces industrielles, artisanales ou en réunissant de petits appartements. Les services des impôts ont ainsi enregistré une explosion des ménages payant l’ISF dans tous les quartiers populaires des grandes villes et notamment à Paris.

France Peripherique

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La transformation des anciens quartiers populaires en quartiers bourgeois et lappropriation dun parc de logements historiquement destins aux couches populaires par des catgories suprieures ne suscitent aucun moi particulier. Alors que les discours incantatoires sur le manque de logements sociaux nont jamais t aussi prsents, rares sont les politiques qui smeuvent aujourdhui de la conqute par une petite bourgeoisie du parc priv social de fait des grandes villes. Ce silence est dautant plus tourdissant que cest ce parc priv, et non le parc social, qui, jusqu aujourdhui, a toujours rpondu majoritairement aux besoins des couches populaires, et lampleur de cette perte ne sera que trs partiellement compense par la construction sociale.

Le changement de destination dun parc de logements occups depuis deux sicles par des catgories modestes est dautant moins dnonc quil bnficie aux catgories suprieures et aux prescripteurs dopinions. On arrive ainsi une situation ubuesque o ces catgories moyennes et suprieures, celles qui participent le plus lviction des catgories populaires et lappropriation de leurs logements, sont aussi celles qui plbiscitent le plus la mixit dans la ville et qui soulignent la ncessit de construire des logements sociaux.

En ralit, et au-del des discours grandiloquents, ce sont des logiques foncires et patrimoniales qui dterminent les dynamiques luvre. Ainsi, si les espaces publics dans les grandes villes ont donn lieu un partage savant qui permet de maintenir le dcorum ouvririste ou ethnique, les commerces ethniques et les hard-discounters ctoient dsormais les bistrots-bobos et les suprettes bio. En revanche, la rpartition du patrimoine immobilier ne fait lobjet daucune ngociation de la part des couches suprieures. On accepte la rigueur le maintien dun parc social marginal (surtout sil est destin aux petites classes moyennes), mais pas le maintien dans le parc priv des catgories populaires. Dans ces quartiers, les bobos sont en train de se constituer un patrimoine dune trs grande valeur en acqurant de grandes surfaces industrielles, artisanales ou en runissant de petits appartements. Les services des impts ont ainsi enregistr une explosion des mnages payant lISF dans tous les quartiers populaires des grandes villes et notamment Paris.

Pour se maintenir dans les grandes mtropoles, les catgories modestes nont quune solution : intgrer le parc de logements sociaux. Hier, trs majoritairement locataires dans le parc priv ou propritaires, les catgories populaires sont dornavant de plus en plus locataires dans le parc social. De la mme manire, alors que la part des propritaires occupants na cess daugmenter dans les grandes zones urbaines, celle des propritaires occupants modestes baisse. Ce basculement du statut doccupation est un indicateur culturel de la place quon accorde aux catgories populaires dans les grandes agglomrations.

Lembourgeoisement des grandes villes entrane ainsi une socialisation du statut doccupation des couches populaires. Cette dpendance croissante vis--vis de lEtat est une caractristique des couches populaires rsidant dans les grandes mtropoles embourgeoises. Elle est dautant plus grande que, par ailleurs, la part des revenus sociaux a fortement augment pour ces populations qui prouvent de grandes difficults sintgrer un march de lemploi trs qualifi. Lvolution de leur statut souligne la marginalisation et la prcarisation dont elles font dsormais lobjet dans les grandes villes. La diffrence avec les catgories ouvrires de la ville industrielle est considrable. Intgres conomiquement et politiquement, les catgories populaires taient hier moins dpendantes de lEtat.

Le processus dembourgeoisement des mtropoles risque de saccentuer par le double effet dune spcialisation du march de lemploi mais aussi de linfluence croissante dun pouvoir vert, qui tend amliorer la qualit de vie dans les grandes villes en les rendant de plus en plus attractives. Lintrt des catgories suprieures pour lachat dappartements en ville, au dtriment des zones priurbaines ou rurales, na jamais t aussi lev.

Lmergence de la ville mondialiseLe mouvement de recomposition sociale des mtropoles ne se rsume pourtant pas un simple processus dembourgeoisement. Il saccompagne aussi dun renouvellement des couches populaires grce larrive de populations issues de limmigration. La sociologie traditionnelle hrite de lre industrielle sefface peu peu pour laisser la place une sociologie issue du dveloppement mtropolitain et de la mondialisation. Ce double mouvement de gentrification et dimmigration participe un processus de substitution de population complexe, o les couches populaires traditionnelles, ouvriers et employs, sont remplaces par des couches moyennes et suprieures et par des couches populaires immigres.

Il apparat ainsi que la spcialisation du march du travail des grandes villes vers des emplois trs qualifis, qui a contribu lviction des catgories populaires traditionnelles, ne reprsente pas un frein larrive des couches populaires immigres. Le passage dune immigration de travail une immigration familiale a orient les nouveaux flux migratoires vers les territoires qui concentraient dj des populations immigres. Limportance du parc de logements sociaux et de logements privs dgrads a rendu possible laccueil et le maintien de ces nouvelles couches populaires dans des mtropoles o le prix des loyers et des logements avait explos.

Larrive de ces nouvelles couches populaires, souvent peu ou pas qualifies, sur un march de lemploi trs qualifi explique limportance des difficults sociales de certains de ces quartiers. La dconnexion au march de lemploi mtropolitain masque une autre ralit, celle de lexploitation de ces populations prcaires. La main-duvre immigre, parfois illgale, et mal rmunre rpond fort bien aux besoins de certains secteurs conomiques.

Si limmigration prsente un intrt certain pour le patronat (dumping social, pression la baisse des salaires, affaissement de la protection sociale), en revanche, on ne souligne pas assez un autre aspect de cette nouvelle exploitation, qui permet doffrir un train de vie bourgeois aux nouvelles couches suprieures sans en payer vritablement le prix. La nounou et la femme de mnage immigres, et parfois sans papiers, ne ponctionnent que marginalement le budget des cadres. De la mme manire, cest bien grce lexploitation en cuisine des immigrs que le bobo peut continuer frquenter assidment les restaurants pour une note assez modique. Produit de la mondialisation librale, la ville prospre non seulement sur un march de lemploi trs qualifi et bien rmunr, mais aussi sur un march de lemploi prcaire caractris par une forte pression sur les cots salariaux. Perceptible dans toutes les mtropoles, le remplacement des couches populaires traditionnelles, protges et structures politiquement, par des couches populaires immigres sans poids politique sinscrit dans une logique conomique qui favorise une recomposition sociale base sur les extrmes de lventail social : couches suprieures et intellectuelles dun ct, catgories populaires immigres de lautre.

Le problme est que la majorit des prescripteurs dopinions et des responsables politiques, qui le plus souvent vivent dans ces grandes villes, confondent cette sociologie mtropolitaine avec la sociologie franaise dans son ensemble. Ceci explique la facilit avec laquelle la reprsentation dune socit divise entre des couches suprieures (le plus souvent blanches) et des couches populaires prcarises issues des minorits sest impose de gauche droite.

Une nouvelle sociologie de la jeunesseLa nouvelle sociologie des villes a galement donn naissance une nouvelle jeunesse, une jeunesse particulirement ingalitaire. Les quartiers o la transformation sociale a t porte par un double mouvement dembourgeoisement et dimmigration ont ainsi vu apparatre une jeunesse issue de limmigration et une jeunesse issue de la gentrification.

Cette sociologie ingalitaire de la jeunesse est lorigine de laccentuation des carts socioculturels constats dans certains collges des grandes villes. Dans tous les quartiers populaires qui sembourgeoisent, on assiste une augmentation concomitante du nombre denfants de cadres et denfants issus de limmigration, notamment dans les XVIIIe, XIXe et XXe arrondissements parisiens. Cette situation indite revt par ailleurs une dimension ethnoculturelle. Une partie de la jeunesse petite bourgeoise, le plus souvent blanche, ctoie ainsi une jeunesse populaire issue des minorits visibles. Ce contact, ou plutt cette coexistence, entre les extrmes de lventail social et culturel est souvent source de tensions et parfois de violences. Certaines manifestations ou rassemblements de jeunes et dtudiants, comme les manifestations lycennes de fvrier et mars 2005, ont ainsi dgnr en violences anti-Blancs 78. La cohabitation entre une jeunesse issue de limmigration et une jeunesse issue de la gentrification, distinction dont on parle peu, est pourtant devenue un enjeu considrable dans des villes de plus en plus ingalitaires.

Une socit sur le chemin dun modle communautaireLe modle mtropolitain est plbiscit par les lites et plus largement par les catgories qui bnficient le plus de la mondialisation. Modle conomique, il dessine aussi les contours dun nouveau modle dorganisation sociale. Dans ce systme, les ingalits sociales laissent la place aux ingalits ethnoculturelles au plus grand bnfice des classes dominantes. Mieux encore, il apparat que des populations a priori en conflits dintrts, couches suprieures et couches populaires immigres, adhrent dans une mme euphorie au processus dintgration lconomie-monde et aux valeurs dune socit multiculturelle dterritorialise. Comment expliquer ce paradoxe?

Jamais la bourgeoisie ou la petite bourgeoisie na vcu dans des espaces aussi ingalitaires. Cette accentuation des ingalits au cur des lieux de pouvoir na pourtant dbouch sur aucun conflit social majeur. Si les violences urbaines et les meutes sont rcurrentes, elles ne traduisent nullement une contestation radicale du systme et restent donc inoffensives. Lconomie de march et lidologie librale ne souffrent daucune remise en cause dans les quartiers dits sensibles. Dailleurs, les meutes nont jamais dbouch sur la moindre conqute dacquis sociaux mais sur des relances de la politique de la ville centre sur la discrimination positive.

Laboratoire sociologique et idologique, les grandes mtropoles montrent leur capacit grer une socit de plus en plus ingalitaire en substituant la question ethnoculturelle la question sociale. Cette opration vise dsamorcer par avance tout conflit de classes, potentiellement trs coteux. Paradoxalement, dans ce systme, les ingalits socioculturelles favorisent la cohabitation. Les diffrences de classes entre couches populaires immigres et catgories suprieures disparaissent, tandis que les diffrences culturelles sont valorises. La diversit culturelle des grandes mtropoles participe ainsi un efficace brouillage de classe qui permet aux couches suprieures urbaines de maintenir leur domination.

On comprend dans ce contexte lattachement de plus en plus marqu des classes dominantes des pays dvelopps une diversit qui rend acceptables les ingalits en faisant disparatre toute concurrence. La lutte des classes pour lgalit sociale laisse ainsi la place un combat pour la diversit et une lgitimisation de lingalit. Ne doutons pas dailleurs que les minorits visibles puissent obtenir rapidement une meilleure reprsentation, notamment politique, cest le prix, relativement modique, de la continuit du systme. On comprend donc que, dans les mtropoles, limmigration soit majoritairement perue comme un processus positif. Elle empche toute rsurgence du conflit de classes, assure la prennit dun systme de plus en plus ingalitaire socialement pour un cot relativement modeste en comparaison des bnfices tirs de la mondialisation conomique.

Dbarrass dune question sociale, aujourdhui dlocalise dans les espaces priurbains et ruraux o se concentrent dsormais la majorit des ouvriers et des employs, le champ politique des mtropoles savre particulirement apais. Les dbats politiques se focalisent sur les sujets de socit o les socialistes et les Verts excellent. Des majorits vertes et roses se sont ainsi constitues dans la plupart des grandes mtropoles et confirment le choix dune gestion socitale de la ville ingalitaire.

Dans ce systme, les rapports entre dominants et domins ne se dployant dsormais plus que sur un registre socital, les nouvelles couches populaires ne peuvent plus jouer que sur la victimisation et la mauvaise conscience des couches suprieures pour influencer le jeu politique. Les politiques publiques en direction des couches populaires (politique de la ville) ou plus largement les mesures de discrimination positive ne sont pas le fruit dune ngociation sociale mais dabord celui dun compromis socital sur une base ethnoculturelle.

On peut dailleurs se demander si aujourdhui les mtropoles ne sont pas le laboratoire dun communautarisme la franaise. Car si le renforcement des flux migratoires et les concentrations ethnoculturelles favorisent un communautarisme de fait, il convient de sinterroger sur une gestion de plus en plus communautaire des politiques municipales. Si cette drive sexplique par la sociologie particulire des mtropoles, elle est aussi favorise par une nouvelle bourgeoisie dont les idaux lloignent de lgalitarisme rpublicain.

La mobilit est lune des caractristiques des habitants des mtropoles. Dans la logique de la mondialisation librale, les individus doivent tre mobiles, nomades. La positivit des concepts de villes en mouvement, de mondialisation des changes, de mobilit permet de lgitimer la recomposition sociale, cest--dire lembourgeoisement des villes et la relgation des couches populaires. La mobilit et le nomadisme ne dcrivent plus seulement des dplacements dans lespace, mais reprsentent des valeurs positives indpassables. Il apparat ainsi que, pour les lites, le world way of life passe par une mobilit permanente des personnes.

Dans ce contexte, limmigration devient peu peu la norme. Peu importe que le fait migratoire ne concerne en ralit qu peine 3% de la population mondiale, la mobilit des personnes apparat dsormais comme un horizon indpassable. Limmigration sera ainsi perue comme un progrs, jamais comme un arrachement.Dans les mtropoles, cette idologie, qui confre au bougisme, est dautant plus forte que la mobilit caractrise lensemble de lventail social, des couches suprieures aux couches populaires immigres. La sociologie des mtropoles est aussi une sociologie de la mobilit. Cette dernire constitue une part de lidentit des habitants des grandes villes et sous-tend un rapport particulier au territoire et la Nation. Cette dterritorialisation, qui se confond parfois avec une dnationalisation, explique que les mtropoles mondialises soient les territoires qui plbiscitent le plus la gouvernance europenne en attendant la gouvernance mondiale.

A la fin de son ouvrage Fractures franaises, dcrivant longuement la monte inexorable dun sparatisme entre classes populaires blanches et classes populaires dimmigration rcente, Christophe Guilluy faisait un constat inquitant: avec un vote de banlieue allant majoritairement Sgolne Royal et un vote pavillonnaire acquis au candidat Nicolas Sarkozy, les classes populaires votaient, en fonction de leur lieu de vie et de leur origine, diffremment pour la premire fois. Tout se passe comme si le lent processus de sparation territoriale dbouchait aujourdhui sur lexpression politique dun sparatisme culturel, crivait-il.

La monte du FN et lomniprsence des thmatiques lies limmigration dans la campagne nous donnent loccasion de revenir sur sa grille de lecture du malaise des classes populaires. Depuis le 22 avril au soir, on reparle beaucoup d'une France invisible rurale, industrielle et priurbaine que Marine Le Pen aurait sduit pour parvenir 17,9%, une population que vous avez dcrite dans vos travaux... Oui, les mdias mappellent car ils cherchent tous du pavillonnaire, surtout en rgion parisienne. Mais bon, la rgion parisienne est atypique et les dpartements pavillonnaires y sont plutt riches, sauf la Seine-et-Marne Il faut aller jusquaux dpartements limitrophes de la rgion, comme dans lOise, lYonne ou lEure-et-Loir pour voir des prolos. Quelle est cette nouvelle gographie sociale que vous dcrivez?

En crivant avec Christophe Noy LAtlas des nouvelles fractures sociales en France en 2004, on a remarqu travers des indicateurs de fragilit sociale (taux de chmage, proportion d'employs et d'ouvriers, taux de propritaires prcaires...) quil se passait quelque chose au-del des grandes mtropoles qui avaient russi leur intgration dans lconomie mondialise (selon nos calculs 40% de la population vit dans les 25 plus grandes mtropoles les plus actives). Plutt que de constater comme lInsee que 95% de la population franaise vit sous influence urbaine, ce qui ne veut rien dire, je prfre opposer une France mtropolitaine une France priphrique, cest--dire tout le reste.

On ne peut pas rsumer ce schma des cercles concentriques partant des villes puis passant par les banlieues jusquaux zones priurbaines, pavillonnaires et prcaires. Cette segmentation marche autour des mtropoles les plus actives et les plus mondialises: Paris, Grenoble, Lyon, Lille, Nantes, mais de nombreuses villes ne sont pas dans cette logique de" mtropolisation".

Le reste de cette France priphrique inclut des zones rurales, des petites villes et des villes moyennes. Perpignan fait partie de la France priphrique, comme Charleville-Mzires. On remarque donc que les quartiers populaires ne sont en fait qu'une petite partie du populaire.

Quel a t laccueil de vos travaux ?

On nous a dit quon se trompait, parce quon parlait de territoires o il ny aurait que des classes moyennes et des paysans On ne collait pas avec le discours qui tait focalis sur la banlieue et limage du pavillon correspondait celle de la classe moyenne.

Or, ce qui a explos, cest que les catgories quon croyait tre des classes moyennes ne le sont plus. Il sagit plutt dune population qui a pris en pleine gueule la mondialisation, mais concrtement. Cest--dire avec une dflation salariale, la prcarisation sociale, la pauprisation et la fin de lascension sociale pour les enfants, do le vote des jeunes proltaires pour Marine Le Pen.

Marine Le Pen exprime un discours de protection sociale (contrairement son pre) tout en promettant la prfrence pour les autochtones. Pourquoi cela fonctionne-t-il?

Je pars den bas, cest--dire des classes populaires. Or en partant den bas, on croise forcment la question identitaire. Soit on part en courant parce que quelquun vous a dit quil naimait pas les immigrs, soit on essaie de comprendre

Or la gauche pense que si les gens votent FN, cest parce quils sont vraiment cons. Quand les experts disent par exemple que ce sont des gens non diplms, disons les choses clairement: a veut dire quau fond sils taient alls lcole, avaient rflchi et quils avaient eu un diplme, ils voteraient socialiste.

Cest une condescendance que jai souvent trouve en discutant avec le PS. Pourtant au XXIme sicle, qui est le sicle de l'acclration de la mondialisation et de lmergence des socits multiculturelles, on ne peut plus aborder la question sociale sans voquer la question identitaire.

La gauche est pourtant forte en 2012, y compris chez les classes populaires

Heureusement. On vient dune poque o la majorit de llectorat populaire votait gauche. Les gens vont voter pour Hollande par rejet de Sarkozy. Mais il y a quand mme une fracture sociale importante, par exemple chez les jeunes entre les diplms des grandes villes et les jeunes proltaires. Et louvrier de base a compris quHollande nallait pas changer sa vie, a ne sera pas vraiment un vote dadhsion.

Regardons le socle lectoral de Marine Le Pen: des actifs de 20 ans 55 ans, des jeunes, et socialement trs majoritairement des ouvriers et des employs. Cest--dire la sociologie de la gauche. Si c'est pas une forme de lutte des classes, alors quest-ce que cest? Elle a en plus capt pas mal de voix de femmes, donc on peut avoir une femme caissire et un homme ouvrier qui sont dans le mme trip, avec un vote trs rationnel par rapport leurs conditions de vie.

Quant au Jentends ce cri de colre lanc par la gauche, cest la mme chose depuis 20 ans, ils ont lair de dcouvrir que les ouvriers votent FN. Cest un peu surjou. Aprs les lections, a sera termin et tout rentrera dans lordre. On reparlera des classes moyennes, des banlieues

Et Mlenchon?

Il est encore au XXe sicle voire au XIXe. Cest plutt La Bte Humaine et Jean Gabin, il aurait d mettre une gapette pour aller jusquau bout. Il ne manquait plus que laccordon.

Ctait certes sympa. Je ne dirais pas a sil avait obtenu 15% 20%. Mais 10, on peut sinterroger. Quest-ce qui fait que malgr une offre sociale gniale, un discours fantastique de tribun, les classes populaires ne lont pas choisi? Alors quil tait sur le papier ce quil y avait de mieux.

On dit toujours que les classes populaires sont parties du PS parce quil ntait pas assez gauche. L pour le coup on avait la possibilit de voter bien gauche. Donc il faut prendre en compte ce constat, mais la gauche refuse malgr tout de le faire.

Que pensez-vous des analyses expertes du vote FN qui dfilent depuis dimanche?

On finit toujours pas la mme conclusion: ces gens sont trop stupides. On dcrit ces gens comme sils ntaient jamais alls la ville du coin. On peut habiter dans un village dAlsace et tre all Strasbourg, ou avoir un cousin qui y vit, cest de lordre du possible! La mobilit et la capacit d'analyse a peut exister mme en milieu populaire! Pour les gens, le rural ce sont des paysans et des retraits, alors que ce sont dabord des actifs ouvriers et employs.

On est encore dans la condescendance, comme quand on dit Ben cest parce quils regardent trop TF1. Aprs il ne faut pas carter le racisme, on ne peut pas le nier. Mais il faut quand mme rflchir ce que sont les flux migratoires et ce que a suggre comme instabilit culturelle.

Idem sur la question des proccupations lors de llection prsidentielle. Mme quand on est ouvrier, on peut penser deux trucs la fois. Comme vouloir bouffer, se loger, nourrir ses enfants mais comme on a un cerveau, on peut aussi avoir un avis sur limmigration. Or les flux migratoires ont un impact sur la vie des gens, surtout sils sont dans une vision o ils peuvent devenir minoritaires.

On a beaucoup parl de la gauche Mais cest la droite qui semble prendre votre analyse le plus au srieux. Ca vous fait quoi dtre un homme de gauche lu par la droite?

Je me suis dit que a allait mattirer plein dennuis... Mais cest dabord au PS que jai amen cette thse-l, et jai t un peu lu par eux. Mais le problme cest que jai t vite confront aux gardiens du temple.

Rcupr ou pas, je men fiche un peu. Jai essay de faire une analyse assez sincre, je savais trs bien le risque que je prenais en crivant dans mon livre un chapitre intitul Comment je suis devenu blanc? Cest quelque chose de fort chez les classes populaires, cest difficile si on est honnte de passer ct.

Lexpression est un peu convenue mais vous avez bris une sorte de tabou?

a reste trs compliqu parce quen France on a t lev avec cette ide que les origines nexistaient pas et que a ntait pas important. Mais on a tous nos ambiguts l-dessus. Pour moi un bobo qui vote Delano et contourne la carte scolaire et un prolo qui vote FN, cest la mme chose.

Le rapport des mdias cette question de limmigration est compliqu?

Un peu On marche sur des ufs et gauche on est en territoire interdit. Tant que je faisais des cartes, a allait. Avec lessai sur les Fractures franaises, a a t le black-out. Les journalistes mont souvent dit: Cest super, mais on peut pas vraiment en parler.