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Franco De Masi Vulnérabilité à la psychose Étude psychanalytique sur la nature et la thérapie de l’état psychotique Préface d’Alain Gibeault Traduit de l’italien par Marco Barbon et Ana de Staal Extrait de VULNERABILITE A LA PSYCHOSE, de Franco De Masi © Les Editions d'Ithaque, 2011

Franco De Masi

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Page 1: Franco De Masi

Franco De Masi

Vulnérabilité à la psychoseétude psychanalytique

sur la nature et la thérapie de l’état psychotique

Préface d’Alain GibeaultTraduit de l’italien par Marco Barbon et Ana de Staal

Extrait de VULNERABILITE A LA PSYCHOSE, de Franco De Masi © Les Editions d'Ithaque, 2011

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Titre originalVulnerabilità alla psicosi

© 2006, Raffaello Cortina Editore© 2011, Les éditions d’Ithaque, pour la traduction française

Couverture : Patrick LindsayIllustration : Marc Chagall (1887-1985), La Chute d’Icare (détail)

© Collection Centre Pompidou, Dist. RMN / DR

issn 2103-4389 – isbn 978-2-916120-15-7Dépôt légal 1re édition : juin 2011

Les éditions d’Ithaque2, rue de Tombouctou, 75018 Paris – www. ithaque-editions.fr

La traduction de cet ouvrage a été effectuée avec la contribution du SEPS

SEGRETARIATO EUROPEO PER LE PUBBLICAZIONI SCIENTIFICHE

Via Val d’Aposa 7 – 40123 Bologna – [email protected] – www.seps.it

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L’auteurPsychiatre et psychanalyste, membre formateur de la Société psycha-nalytique italienne, Franco De Masi vit et travaille à Milan, où il a également exercé les fonctions de président du Centro Milanese di Psicoanalisi et de secrétaire de la section milanaise de formation de la SPI. Après avoir longtemps travaillé dans les institutions psychia-triques, il a quitté la psychiatrie pour se tourner entièrement vers la pratique de la psychanalyse. Ses travaux, principalement consacrés au traitement psychanalytique des patients gravement malades (psy-choses, perversions) ainsi qu’à l’investigation des processus psychiques autodestructifs, sont régulièrement publiés dans la Rivista Italiana di Psicoanalisi et dans l’International Journal of Psychoanalysis. Auteur de plusieurs ouvrages traduits en différentes langues, Franco De Masi a, en outre, publié sous sa direction Rosenfeld at Work. The Italian Seminars (Karnac, 2002), qui réunit des séminaires inédits d’Herbert Rosenfeld. Son dernier titre paru est The Enigma of the Suicide Bomber (Karnac, 2011), un essai psychanalytique sur les actions suicides terroristes. Après avoir publié en 2010 Penser sa propre mort, Ithaque poursuit la découverte de l’œuvre de De Masi, et prépare la sortie prochaine de La Perversion sadomasochiste, l’entité et la théorie.

Le préfacierPhilosophe, psychologue et psychanalyste, Alain Gibeault est mem-bre titulaire formateur de la Société psychanalytique de Paris et directeur du Centre de psychanalyse et de psychothérapie Evelyne et Jean Kestemberg (Association de Santé mentale du XIIIe arr. de Paris). Ancien président de la Fédération européenne de psycha-nalyse, ancien secrétaire général de l’Association psychana lytique internationale, Alain Gibeault est également l’auteur de nombreux travaux sur les solutions et mécanismes psychiques, en particulier dans le fonctionnement des patients psychotiques. Parmi ses plus récentes contributions : Chemins de la symbolisation (PUF, 2010), et, en collaboration avec Dana Birksted-Breen et Sara Flanders, Reading French Psychoanalysis (Routledge, 2009), une anthologie de la psycha-nalyse française parue en anglais.

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sommaire

Préface à l'édition française, par Alain Gibeault 13Avant-propos 29Introduction 33

i. quelques modèles psychanalytiques de la psychose 41

le modèle analytique 41 les modèles de la continuité et de la discontinuité 43 sigmund freud 44 karl abraham 47 otto fenichel 48 melanie klein 49 paul federn 52 heinz hartmann 54 ping-nie pao 55 roland fairbairn 55 donald w. winnicott 56 wilfred r. bion 57 jacques lacan 61 piera aulagnier 62 éléments communs 63

ii. le primitif et le pathologique dans la psychose 65

régression et états psychiques primitifs 65 la mentalisation chez l’enfant et chez le psychotique 67 les fantasmes inconscients pathologiques 68 la structure délirante 69

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les défenses 70 les constructions psychopathologiques 71 la colonisation 72 l’idéalisation des parties destructrices de la personnalité 73 la transformation perverse 74 la manipulation des organes de la perception 75 le monde bleu 75

iii. un exemple de transformation psychotique 77

le parcours psychotique 77 perceval 79 les îlots de lucidité 81 la sortie de la psychose 82 la fascination de la psychose 82

iv. l’inconscient et la psychose 85

inconscient ou inconscients ? 86 l’inconscient dynamique de freud 87 l’inconscient kleinien 89 l’inconscient bionien 90 conceptions actuelles de l’inconscient 92 l’inconscient des neurosciences 94 l’inconscient dynamique et l’inconscient émotionnel 95 quelques références à la théorie de la technique 97 quel inconscient pour la psychose ? 98 la conscience insue 100 giovanni 103 paolo 107 conséquences de la destruction de l’inconscient émotionnel 110

v. la signification des rêves dans l’état psychotique 113

l’enfermement dans la psychose 113 rêves sans associations 115 aspects cliniques du rêve psychotique 115 problèmes théoriques 117 la signification du rêve 118

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le rêve comme agir 121 le rêve dans l’état psychotique 121 hypothèses sur le matériel clinique des rêves

des patients psychotiques 123 Aldo 123 Claudio 125 Ada 127 réception analytique du rêve psychotique 134 rêve et transformation délirante 135 utilité clinique du rêve psychotique 137

vi. l’intimidation au pouvoir 141

surmoi et hallucinations dans le traitement analytique d’une psychose 141

Alvise 142 la thérapie analytique 145 les hallucinations et leur évolution 149 tentative de réparation 153 quelques hypothèses psychanalytiques

à propos des hallucinations 155 le dialogue hallucinatoire 157 le surmoi psychotique 157 le noyau terroriste 160 la dépression psychotique 161 l’acceptation de la perte 162

vii. difficultés dans la thérapie les rechutes dans la psychose 165

spider 165 « guérison » 168 le retour de la psychose 168 alvise (ii) 169 questionnements 171 un équilibre précaire 172 giorgio 173 le premier épisode délirant 175 le délire secret de maria 176 propositions 178

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viii. pensée intuitive et pensée délirante leurs implications pour le travail clinique avec les patients psychotiques 179

la zone obscure 180 le plaisir de l’intuition 181 l’imagination délirante 183 le délire de giovanni 185 le transfert psychotique 188 la terreur et l’imagination 190 la terreur traumatique 191 le spectre dans les toilettes 192 travailler sur le délire 194 le rêve-comme-pensée et le rêve-comme-délire 197 le fantasme hallucinatoire 199 déconstruire le délire 200 l’énergie assertive du délire 203 la nature complexe de l’imagination 204 « les mots sont des pierres » 206

ix. la psychose de transfert 209

malentendu et impasse analytique 209 transfert psychotique et psychose de transfert 211 l’hypothèse de kernberg 212 l’hypothèse de rosenfeld 213 la psychose dans le cabinet d’analyse : tullio 214 violence dans le transfert 216 les zones de confusion 218 la projection des parties meurtrières 220 la culpabilité insoutenable 221 le trauma émotionnel originaire 222 un nouvel objet 224

x. le destin du transfert dans la psychose 227

les différents modèles de transfert 228 transfert et relation analytique 229 le transfert psychotique 229

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interpréter le tranfert ? 231 franz 233

xi. retrait psychotique etcompromission du sens de la réalité 251

la réalité psychique 252 le monde interne 254 la réalité dissociée 255 deux réalités 257 le retrait dans le fantasme 259 la vulnérabilité à la psychose 261 dario 262 le retrait comme structure psychopathologique 264 philippe 267 l’aveuglement 270

xii. le trouble de l’identité dans le processus psychotique 273

philip k. dick 273 les racines inconscientes de l’identité 275 la cohésion du soi 276 les troubles de l’identité 277 l’identification projective 278 le jumeau imaginaire : paolo (ii) 280 l’autre monde : chiara 280 le manque d’aperception de la réalité 285

xiii. traumatisme et psychose 287

le traumatisme émotionnel 287 Violence maternelle 287 La mémoire insue 289 Le défaut de contenant 290 le trauma causé par la psychose 291 L’endommagement 291 La destruction du Soi 292 trauma et frustration 293 Le mauvais objet 293 L’incapacité à percevoir les émotion : Fabio 294

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xiv. quelques modes d’entrée dans la psychose 301

être une chauve-souris 301 sexualisation 302 fabio (ii) 303 la séduction de la folie : laura 304 la persécution grandiose : rino 306 toute-puissance, violence et idéation persécutrice 312 le regard 313 l’identification avec des figures destructrices 315 le narcissisme destructeur 318 la transformation psychotique du surmoi 319

xv. considérations finales 323

Bibliographie 331Index des noms 343Index des notions 345

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la psychose de transfert 1

« Maintenant je m’aperçois que j’ai été par le passé comme un homme qui, ayant d’abord nié l’existence de la lumière, se comportait comme un aveugle à l’égard des objets que pourtant la lumière éclairait. J’ai dû constater que, malheureusement, à cette époque, la quasi-totalité de ma vie n’était pas vécue comme telle, mais comme un film ou un miroir de ce film que ma tête projetait sur l’écran de mon inconscient. »

Extrait d’une lettre d’un patient psychotique après la fin de son analyse2

Malentendu et impasse analytique

L a capacité du patient à saisir, à explorer et, finalement, à interagir avec le fonctionnement psychique de l’analyste constitue à mes

yeux un aspect essentiel du processus analytique. Une telle expérience pourra se forger à partir de perceptions correctes, mais il se peut aussi qu’elle se déroule sous l’influence de traumatismes passés ou d’objets primitifs qui inévitablement altèrent l’image de l’analyste. Cela dit, il arrive souvent que ces deux aspects se mélangent. En règle générale, lorsque l’analyste déforme systématiquement les communications du patient, un blocage du processus analytique se produit, connu sous le nom d’« impasse ». Dans la première phase de cette fracture, il est normal que le patient révèle à l’analyste la difficulté dans laquelle il se

1. Ce chapitre est la réélaboration de l’article « La psicosi di transfert. Prospettive cliniche nel lavoro con i pazienti borderline », paru in Nissim-Momigliano, Robutti, 1992, p. 173-195.

2. Cf. supra, chap. IV.

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trouve, et il est alors indispensable que ce dernier accueille et valorise la communication qui lui est faite.

Ferenczi [1928] compare l’analyse à un processus de développement plutôt qu’à l’œuvre d’un architecte qui réalise un projet. En renvoyant à Ferenczi, j’insiste sur le fait que ce processus analytique peut favoriser, chez le patient, le développement de relations vitales et l’acquisition d’une identité personnelle. il s’agit là d’un aspect important, particu-lièrement chez ces patients dont le développement émotionnel s’est trouvé freiné depuis les toutes premières expériences de dépendance. Un réseau relationnel complexe, souvent silencieux, relie le patient à son thérapeute. Certains patients gravement malades demandent sans discontinuer, et durant de longues périodes, que l’analyste soutienne leurs fonctions vitales, les protégeant du danger de désintégration physique ou psychique. Le moindre déséquilibre entre les différents aspects de ce réseau complexe de relations peut fêler le processus de développement analytique dont il est ici question. Parfois, le patient, lorsqu’il est dans une impasse, réagit en sourdine, se soustrayant physi-quement ou psychiquement à l’analyse. Un exemple clinique m’aidera à illustrer ce problème :

La patiente (qui commence une analyse à l’âge de vingt-quatre ans pour une dépression consécutive à la mort prématurée de sa mère) instaure en séance, vers la troisième année de traitement, une situation que je comprends mal, et qui s’étire dans le temps. Cette patiente, devenue silencieuse et inaccessible, raconte un jour un rêve qui rend compte de son état : elle est dans la cuisine et désire boire, mais il n’y a qu’une seule bouteille et son goulot est cassé. Elle ne peut donc boire car des éclats de verre se sont peut-être mélangés à l’eau. À un certain point, il y a aussi la menace que les éclats de verre puissent l’encercler. après un long moment de silence, la patiente affirme vouloir comprendre ce qui lui arrive mais ne pas y parvenir. Elle se demande, par exemple, pourquoi elle se présente parfois aux séances juste pour les cinq dernières minutes. Quand, lors de nos précédentes rencontres, la patiente avait apporté des rêves sans presque jamais associer, j’avais tout de même interprété le matériel, qui me paraissait très clair, à partir de la relation transféren-tielle. En s’efforçant de comprendre l’effet de mes interprétations, la patiente avait un jour reconnu, non sans mal, qu’elle se sentait « déchi-rée » ; mes paroles lui donnaient l’impression d’être « étirée d’un côté et de l’autre, comme un chewing-gum ». Plus précisément, si, d’un côté, elle sentait bien qu’elle ne pouvait penser, de l’autre côté, mes tentatives

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d’aide lui rendaient la situation encore plus difficile. J’ai dû reconnaître que mes interventions, apparemment légitimes et effectivement fondées sur le matériel communiqué, n’avaient ni débloqué ni éclairé la situa-tion ; celle-ci resta dépourvue de sens jusqu’à ce que la patiente parvînt à produire un autre rêve. : une amie lui restitue quatre coupes à glace ; les coupes lui sont cependant rendues cabossées et, emportée par une rage incontrô-lable, la patiente finit par les détruire complètement. En associant ces quatre coupes au sein, elle semble soudain pouvoir comprendre un problème qu’elle avait eu par le passé avec sa mère, et qu’elle avait oublié. Elle se souvient avoir parfois vécu dans son enfance de longues périodes durant lesquelles, dans sa relation avec sa mère, elle avait le sentiment d’être incapable de comprendre et d’être incomprise, sans d’ailleurs jamais savoir si cette incompréhension provenait d’elle ou de sa mère.Ce furent donc ces rêves qui permirent à la patiente de représenter les bribes de ses états confusionnels (les éclats de verre mélangés à l’eau), puis d’expliquer sa rage autodestructrice lorsqu’elle n’était ni comprise ni soutenue avec une parfaite adhérence par l’analyste (les coupes repré-sentant les quatre séances hebdomadaires). Le rêve des quatre coupes à glace indiquait également que ce problème du passé, qui avait gelé son expérience et qui demeurait à la source de son sentiment de confusion, restait encore actif dans le présent et se superposait inconsciemment à la situation analytique, en la déformant.

Un tel exemple illustre une situation clinique qui n’est pas rare en analyse : on bute d’abord sur un arrêt temporaire du processus analy-tique, et dont les effets dramatiques ne sont pas visibles ; arrive ensuite le moment où le patient, par le biais du langage symbolique du rêve, ex prime la nature des difficultés ; enfin, la compréhension du rêve mar que à la fois un tournant dans le processus et le redémarrage de celui-ci.

Transfert psychotique et psychose de transfert

Dans les analyses des patients difficiles, états limites ou psychotiques, le tableau est en revanche tout autre et les situations pouvant conduire à l’interruption de la thérapie ne sont pas rares. Je me réfère au déclen-chement, en cours d’analyse, d’un processus psychotique centré sur la figure de l’analyste – une situation clinique qui prend le nom de « psy-chose de transfert ». Le fait d’être projeté au cœur même du processus

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délirant rend difficile, pour l’analyste, de conserver cette participation équilibrée qui fut possible avec la patiente dont je viens de parler.

Chez un autre de mes patients, l’apparition soudaine et inespérée d’une psychose de transfert qui a duré quelques mois m’a déconcerté, me mettant à rude épreuve et m’obligeant à rester extrêmement atten-tif à ce qui se passait. Je devais réfléchir dans les pires conditions, puisque la collaboration et les communications du patient s’étaient alors interrompues et mes interprétations se trouvaient systématique-ment déformées et repoussées avec haine et violence.

Par « psychose de transfert » [Kernberg, 1968, 1975 ; Rosenfeld, 1978], on entend aujourd’hui l’apparition de manifestations psychotiques au sein même de la relation analytique. En effet, on ne distinguait pas toujours clairement la « psychose de transfert » du « transfert psycho-tique », les deux situations étant considérées comme équivalentes. Mais tandis que le transfert psychotique est une manifestation clinique com-plexe qui inclut la figure de l’analyste dans le monde délirant du patient, la psychose de transfert indique, à l’inverse, l’apparition d’une psychose dans le transfert même. Dans une telle situation, le patient développe des idées délirantes, des comportements psychotiques ou des hallucina-tions exclusivement à l’intérieur du cadre analytique. En effet, dans la psychose de transfert, le déficit de l’épreuve de réalité n’influence pas outre mesure la vie du patient, laquelle reste apparemment inchangée. Le patient ne développe d’agressivité et de haine qu’à l’égard de l’ana-lyste qui, perçu comme une source d’angoisse et de terreur, est craint et attaqué sous le mode délirant. Les interprétations sont à ce point mal comprises que toute communication devient impossible ; l’ana-lyste se sent impuissant, écrasé par l’évolution violente du processus psychotique dans lequel il est impliqué. Kernberg et Rosenfeld nous proposent chacun une manière d’aborder la psychose de transfert.

L’hypothèse de Kernberg

otto Kernberg [1975] affirme que la psychose de transfert se développe facilement au cours de la thérapie des patients limites ou psychotiques, et qu’elle fournit des éléments utiles pour comprendre le point de vue génétique et psychopathologique de leur condition. il interroge :

« La psychose de transfert représenterait-elle également la reproduction de relations objectales pathogènes inconscientes qui ont eu lieu dans le

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passé, et, par conséquent, livrerait-elle des informations supplémentaires sur les conflits du patient ? » [Kernberg, 1975, p. 89]

Et encore :

« Les limites du Moi ne s’estompent que dans ces aires où se produisent l’identification projective et la fusion avec des objets idéalisés, c’est-à-dire surtout dans les mouvements transférentiels de ces patients. C’est la principale raison pour laquelle, manifestement, au lieu d’une névrose de transfert, ces patients développent une psychose de transfert1 . »

[ibid., p. 34]

ainsi, pour Kernberg, la psychose de transfert serait une consé-quence inévitable de la relation analytique avec le patient limite, dans la mesure où elle satisfait des pulsions primitives et agressives qui font obstacle au transfert. Le patient répète les relations inconscientes et pathogènes du passé ; la confusion proviendrait de l’absence des limites du Moi, typique de ces organisations. C’est pourquoi, selon Kernberg, il serait nécessaire d’endiguer la psychose de transfert en instaurant des règles et des limitations à l’expression de l’agressivité du patient.

L’hypothèse de Rosenfeld

herbert Rosenfeld [1978, 1979a], en revanche, opère une distinction entre, d’une part, les patients limites traumatisés, dominés à la fois par des angoisses confusionnelles et des processus pathologiques de clivage, et, d’autre part, les patients qui idéalisent le narcissisme des-tructeur. L’élément spécifique aux patients traumatisés consiste en la confusion entre les aspects libidinaux et agressifs du soi, et entre les aspects bons et mauvais de l’objet. D’autres confusions concernent la différence entre les angoisses persécutrices et les angoisses dépres-sives, entre les pulsions orales, anales et génitales, entre le téton et le pénis. Dans ce dernier cas, la confusion des patients s’étendra à leur identité sexuelle.

L’hypothèse avancée par Rosenfeld part de la constatation que, chez les patients limites traumatisés, la présence d’un surmoi particulière-

1. [Ndt. Nous traduisons de l’anglais ces deux passages ; la pagination renvoie donc à l’édition originale.]

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ment sadique1 les empêche d’accepter les interprétations qui renvoient aux aspects destructeurs du soi. La psychose de transfert se manifeste lorsque ce surmoi est projeté dans l’analyste : le patient, débordé par une angoisse insoutenable, a l’impression que l’analyste est en train de prétendre que lui (le patient) est « totalement mauvais ». Cette angoisse renvoie aux peurs de se désintégrer, de mourir, de devenir complète-ment fou ou d’être rendu fou par l’analyste.

Rosenfeld suggère à l’analyste de ne pas tenir la psychose de trans-fert pour une menace de rupture pure et simple, mais de la considérer aussi comme une circonstance favorable aux clarifications. En effet, en poussant l’analyste à s’efforcer de comprendre le patient et sa maladie, une telle situation peut contribuer à élucider le processus psychotique dans son ensemble.

La psychose dans le cabinet d’analyse : Tullio

Je décrirai maintenant l’évolution d’une psychose de transfert, en essayant de formuler quelques hypothèses sur sa nature. au cours d’une supervision menée par Eric brenman au Centre milanais de psy-chanalyse, j’avais appris à regarder d’un œil nouveau tullio, un patient qui dès le début s’était révélé particulièrement difficile2. La psychose de transfert, survenue au cours de la cinquième année d’analyse et après la fin de la supervision de groupe, s’est présentée comme une rupture sans appel de la relation analytique. Cette crise m’a parti-culièrement touché car j’étais convaincu que le travail avait été bien engagé et que les progrès accomplis, y compris dans la vie extérieure du patient, pouvaient désormais être considérés comme acquis.

tullio, un homme d’une quarantaine d’années, était terrorisé à l’idée qu’on découvre son homosexualité et qu’on se moque de lui. sa crainte d’être accusé d’homosexualité l’avait tenu à distance de toute expérience de ce type. il n’avait d’ailleurs jamais eu d’expérience sexuelle : le contact et la relation émotionnelle, psychologique et physique, avec les femmes l’angoissaient tout particulièrement.

1. Je reviendrai plus loin sur cette hypothèse, que j’examinerai à la lumière de mon matériel clinique.

2. Certaines séances de la supervision de ce patient, conduites par Eric brenman, sont relatées in brenman, 2002b.

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étant donné que, au début de l’analyse, il n’avait pas été en mesure de fournir des informations suffisantes sur ses expériences infantiles, je n’ai pu reconstruire son histoire que plus tard, en m’appuyant sur le transfert et sur des hypothèses issues du matériel clinique. tullio avait deux sœurs aînées ; au moment de son accouchement, sa mère avait déjà dépassé la quarantaine. tandis qu’il grandissait, la mère, qui s’était déprimée, se retira de plus en plus en elle-même et, pour finir, se suicida. Puisque ce suicide avait eu lieu loin de la maison, la vérité fut cachée à tullio, alors âgé de douze ans. à un niveau conscient, tullio pensait que sa mère avait été victime d’une mort naturelle et soudaine. Durant les premières années de sa vie, il avait entretenu une relation idéalisée et fusionnelle avec elle, tout en nourrissant hostilité et répulsion physique à l’égard du père, un homme très autoritaire et souvent absent. Dans sa vie relationnelle, surtout en dehors de la famille, tullio n’avait jamais tissé de liens profonds avec d’autres personnes et, bien qu’il donnât l’impression d’être aimable, ses contacts avec autrui étaient en réalité purement formels. ses fantasmes homosexuels, gardés secrets, étaient jugés non seulement gratifiants mais aussi essentiels à sa survie. Le patient utilisait son corps ou des parties de celui-ci comme cible de fantasmes masturbatoires qui le plongeaient dans un véritable état oni-rique, un état de retrait du monde particulièrement agréable.

Je n’entends pas m’attarder sur le transfert paternel, qui se déve-loppa tout d’abord avec un caractère négatif et persécuteur (pendant toute une période de l’analyse, j’avais assumé, aux yeux du patient, les traits d’un père sadique, froid, indifférent, intéressé par le pénis et par la mainmise sur son fils). Je voudrais, en revanche, considérer sa relation avec la mère – relation qui, à partir du moment où le patient renonça à nier la réalité du suicide, devint la source d’une série d’ex-périences psychologiques des plus douloureuses, et ce sera en effet ce thème qui reviendra sur les devants de la scène lorsque se manifestera sa psychose de transfert.

Ce n’est qu’à un certain moment de l’analyse que tullio se souvint que, encore enfant, il s’était éloigné de sa mère, y compris physique-ment, au point de refuser de la voir pendant de longues périodes. Dès lors, le patient s’accusait d’avoir été incapable de la sauver, voire d’être l’unique responsable de sa mort. La prise de conscience de ce suicide avait concrétisé, chez lui, l’image d’une mère incapable de sur-vivre et que, souvent, il confondait avec moi. Chaque fois que nous devions nous séparer, son angoisse se cristallisait sur la crainte que je

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