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Francois Zourabichvili Le Conservatisme Paradoxal de Spinoza Enfance Et Royaute 2

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P R A T I Q U E S TH É O R I Q U E S

COLLECTION DIRIGÉE PAR

ÉTIENNE BALIBAR Professeur à l'Université de Paris X- Nanterre

e t

DOMINIQUE LECOURT Professeur à l'Université de Paris VII

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Le conservatisme

paradoxal

de Spinoza

Enfance et royauté

FRANÇOIS ZOURABICHVILI

Presses Universitaires de France

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Pour Félix et Timothée

ISBN 2 13 052527 X

Dépôt légal - 1" édition : 2002, octobre

© Presses Universitaires de France, 2002 6, avenue Reille, 75014 Paris

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SOMMAIRE

Avertissement

Introduction Mémoire et forme : l'État et sa ruine Amnésie et formation : naissance d'un État L'enfant adulte et les chimères

Première étude

ENVELOPPER UNE AUTRE NATURE/ ENVELOPPER LA NATURE

3 9

1 6 1 9

1 . La transition éthique dans le Court traité 34 1 . Élément propre et élément étranger (Il, chap. 26) 2. Une nouvelle naissance (II, chap. 22) 47 3. L'équivoque de l' « union» 50

2. La transition éthique dans le Traité de la réforme de 59 l 'entendement 1 . Logique de la transition éthique : conversion et dilemme 59 2. Le rôle de l' « effort » 67 3 . Le concept d'institutum : logique de la convergence 70 4. Distraction, possession : l'ombre de la transformation 75 5 . Homo concipiat naturam aliquam humanam sua multo 84

firmiorem

v

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Deuxième étude

L'IMAGE RECTIFIÉE DE L'ENFANCE

3. La figure de I' infans adultus 95 1. L'enfant de la Scolastique, et les contradictions de la 95

Renaissance 2. L'enfant de la peinture et de la médecine 100 3. L'enfant des juristes 106 4. La parabole du premier homme 108 5. Volontarisme cartésien, volontarisme spinozien 1 12

4. Enfance et philosophie 1 1 7 1 . L'impuissance infantile : ni privation ni misère (scolies V, 6, 1 1 9

et V, 39 de l'Éthique) Note sur L 'enfant malade de Gabriel Metsu 1 32 2. La puérilité des hommes 1 34 3. L'autonomisation du corps 141

5. Enfance et mémoire 147 1 . Le régime amnésique de I'infans fasciné 148 2. En quel sens le corps de l'enfant est-il « comme en équi- 1 53

libre» ? 3 . L'adolescence : âge de raison ou avatar ultime de l' infans 1 60

adultus? 4. Qu'est-ce qu'une pédagogie spinoziste ? 1 65 Conclusion sur le rapport à l'enfance 173

Troisième étude

PUISSANCE DE DIEU ET PUISSANCE DES ROIS

6. La confusion des deux puissances et la dérive baroque du carté- 1 83 sianisme 1 . Réfutation du pouvoir d'abstention 185 2. Réfutation du pouvoir d'alternative 19 1 3 . La proposition I , 33 , sa démonstration e t son second scolie 193 4. Baroque ? Ou conjuration du Baroque ? 199 5 . Le sort paradoxal du spinozisme : chimère contre chimère, et 203

comment s'établit en vérité le rapport au polythéisme dans la pensée de Spinoza

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7. Le rêve transformiste de la monarchie absolue 2 1 3 1 . L a divinisation des rois 214 2. Absolutisme monarchique et métamorphose 2 1 8 3 . L'absolutisme royal selon Spinoza : une quintuple chimère 22 1 4. Première chimère : derrière le roi, les favoris et la Cour 224 5. Deuxième chimère : le rêve tyrannique de transformer la 227

nature 6. Troisième chimère : changer les décrets (et la théorie du 232

double esprit du roi) 7. Quatrième chimère : mort du roi et succession (Traité poli- 237

tique, VII, 25) 8. Cinquième chimère : retour sur l'apothéose, et vérité théocra- 243

tique

8. Qu'est-ce qu'une multitude libre ? Guerre et civilisation 245 1 . Le peuple qui ne craint pas la mort (éloge des anciens 25 1

Hébreux) 2. Combat et liberté dans le Traité politique (le § VII, 22) 255

Bibliographie 263

Index 269

VII

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AVERTISSEMENT

Le lecteur trouvera en fin de volume les références complètes des ouvrages cités. Nous n'indiquons dans le texte que le nom de l'auteur, le titre, éventuellement la partie ou le chapitre, enfin le numéro de la page de l'édition utilisée.

Pour les textes de Spinoza rédigés ordine geometrico, nous utili­sons les abréviations suivantes :

- le chiffre romain renvoie à la partie ; - le chiffre arabe à la proposition ; - « déf. » vaut pour «définition » ; - « ax. » pour « axiome )) ; - « post. )) pour « postulat )) ; - « dém. )) pour « démonstration )) ; - « sc. )) pour « scolie )) ; - «cor. )) pour «corollaire )) ; - « déf. aff. )) pour «définitions des affects )) (à la fin de la

III• partie de l'Éthique)

Nous abrégeons aussi la référence à certains ouvrages souvent cités :

- Descartes, Alquié, t. 1 , 2 ou 3 signifie Descartes, Œuvres phi­losophiques, éd. Alquié, t. 1 , 2 ou 3 ;

- P. Macherey, vol. 1 , 2, 3, 4 ou 5 signifie Pierre Macherey, Introduction à /'Éthique de Spinoza, respectivement :

- La première partie. La nature des choses - La seconde partie. La réalité mentale - La troisième partie. La vie affective

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- La quatrième partie. La condition humaine - La cinquième partie. Les voies de la libération.

Les œuvres de Spinoza sont citées dans la traduction de Charles Appuhn, à l'exception de l 'Éthique (A. Guérinot) et du Traité poli­tique (P.-F. Moreau) . Nous avons procédé à des modifications chaque fois que l'exactitude l'exigeait, ou que le commentaire néces­sitait de faire apparaître la littéralité du texte original . L'ensemble des traductions consultées figure dans la bibliographie.

Pour le Traité de la réforme de l 'entendement, le paragraphe indi­qué renvoie au découpage adopté par Charles Appuhn, sauf pour le prologue, où nous adoptons celui d'Alexandre Koyré.

Pour la correspondance, quand il y a lieu, et pour le Traité théo­logico-politique, systématiquement, nous indiquons la page dans l'édition Appuhn telle qu'elle est actuellement disponible en format de poche, le cas échéant accompagnée de la référence au texte latin dans la pagination originale reproduite par Carl Gebhardt.

Enfin, nous n'avons pu tenir compte de la nouvelle traduction du Traité théologico-politique par Jacqueline Lagrée et Pierre­François Moreau (Paris, PUF, 1 999), parue après la rédaction de cet ouvrage.

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INTRODUCTION

« Après la mort de mon fils, d'un homme je me suis transformé en un autre, puis en un autre encore. Je n'y ai été pour rien, tout cela m'arrivait et m'emportait, soudain j'étais un autre. Et vous devriez savoir tout cela. Vous en avez été témoin. J'ignore ce qu'ont voulu ceux que j'ai été, j'ignore quels autres hommes m'attendent, j'ignore si moi-même, ici, Spi­noza, ne suis pas l'un des autres » (Extrait du film Les Autres, de Hugo Santiago)1•

L'étrangeté et la tension si caractéristiques du spinozisme appa­raissent sous un jour particulièrement vif lorsqu'on soulève à son propos la question du changement. Celle-ci, on s'en doute, ne saurait demeurer extérieure à une pensée qui se définit d'abord comme une éthique, et qui, à ce titre, est inséparable de l'idée d'un progrès (ad majorem perfectionem transire) , élaboré sur fond d'oscillation inces­sante (in continua vivimus variatione) , dans un rapport à une perma­nence fondamentale (immutabilitas Dei) . Toutefois ce schéma, qui n'est après tout qu'un truisme de la philosophie morale, ne dit encore rien de l'originalité spinozienne. Il faut le compléter, ou plutôt le troubler de ce que l'on peut appeler le triangle paradoxal du spino­zisme: progresser, c'est plus profondément apprendre à se conser­ver ; et l'œuvre de conservation est constamment en butte à la ques­tion de la transformation. Ce triangle reçoit pour ainsi dire son chiffre vers la fin de l'Éthique, quand nonobstant sa critique des idées de chimère et de métamorphose, Spinoza lance la grande image con­tradictoire de l'infans adultus, du « nourrisson adulte », qui retentit sur tout un groupe de textes dont elle révèle les liens problématiques.

1 . Les Autres, scénario, p. 1 31- 1 32. L'élégance du film est de laisser croire à un rapport de simple homonymie entre le personnage principal, libraire de son état, et le philosophe polisseur de lentilles ; et par conséquent au caractère « surréaliste » des allusions à ce dernier. En réalité, Je film déploie en images et en sons ce que Borges, co-scénariste, pressentait depuis longtemps déjà, à savoir que la question de la transformation travaille de l'intérieur Je motif du perseverare in suo esse. Cf. la prose courte «Borges et moi» et le dernier tercet du sonnet «Spinoza».

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La notion de transformation est encore au XVII• siècle le domaine par excellence du mystère : elle intéresse le théologien et l'alchimiste, et l 'on a pu souligner ce que la théologie des mystères devait elle­même à l'alchimie1 • On sait dans quel mépris Spinoza a tenu la croyance fondamentale du christianisme, celle de l'Incarnation ou de Dieu se faisant homme2. On sait aussi la démarche mécaniste qui fut la sienne dans l'approche des phénomènes chimiques3 • La transfor­mation est en outre un motif privilégié de l'esthétique baroque, et le goût du merveilleux mythologique se manifeste jusque dans la Hol­lande calviniste : là encore, mépris de Spinoza4• Enfin, le xvn• siècle voit s'accomplir, en Angleterre, la première grande tentative moderne de transformation politique: pessimisme de Spinoza5 .

Il semble en vérité qu'une pensée résolument inscrite dans l'horizon de l'essence et du principe de non-contradiction ait peu à dire sur la transformation, et ne puisse que demeurer bornée dans la confirmation stérile d'une impossibilité initiale, quitte à se prolonger éventuellement dans la formulation d'un interdit moral et politique. La transformation, entendue au sens fort ou strict comme un chan­gement affectant le sujet, et non seulement les prédicats du sujet - la transformation ainsi comprise comme changement d'identité se signale comme l'illogique même, la transgression capitale, révéla­trice d'une faillite de la raison6•

1. L. Brunschvicg, Spinoza et ses contemporains, p. 195. 2 . Lettre 73 à Oldenburg (Spino:lja vient de souligner la sagesse du Christ):

« Quant à ce qu'y ajoutent certaines Eglises, à savoir que Dieu a pris une nature humaine (naturam lwmanam assumpserit}, j'ai averti expressément que j'ignore ce qu'elles veulent dire; bien plus, à parler franchement, leur langage ne me paraît pas moins absurde que si l'on disait qu'un cercle a revêtu (induerit) la nature d'un carré. »

3. Lettre 6 et 1 3 à Oldenburg, ce dernier n'étant que l'intermédiaire entre Spi­noza et Boyle . Cf. également les lettres 40 à Jelles et 70 à Schuller, qui témoignent d'une curiosité vigilante à l'égard de l'alchimie. ,

4. Traité de la réforme de l'entendement, § 37 ; Ethique, 1, 8, sc. 2 . 5 . Traité théologico-politique, XVIII, p. 309. 6. Tout au long de cet ouvrage, nous utiliserons le mot « transformation » dans

ce sens technique strict. Cette précision est importante pour éviter certaines fausses polémiques. Nous expliquerons par exemple que, pour Spinoza, le trajet éthique n'est pas une transformation, et que celle-ci ne peut être réellement l'objet d'un désir : cela n'implique nullement que nous nous opposions à Antonio Negri lorsqu'il écrit que Spinoza fait « de l'intervention des masses le fondement de l'activité de transformation, à la fois sociale et politique » ou que, chez Spinoza, « la vérité est liberté, transformation, libération » (L 'anomalie sauvage, p. 30 et 218); ni que nous réfutions Michel Foucault quand il souligne que le problème de l'accès à la vérité, dans le Traité de la réforme, est lié à la question « en quoi et comment dois-je trans­former mon être de sujet ? » (L'herméneutique du sujet, p. 29) . Il suffit de corn-

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Bien plus, le devenir de chaque chose est circonscrit chez Spi­noza par son essence, qui correspond à la forme de son individua­lité. L'innovation est certaine, puisque la vieille notion de forme est redéfinie dans un sens strictement mécaniste :

« Ce qui constitue la forme d'un individu consiste dans une union de corps (selon la définition précédente) . » (Éthique, Il, lemme 4 après la prop. 1 3, dém.). « Or ce qui constitue la forme d'un corps humain consiste en ce que ses parties se communiquent entre elles leurs mouvements suivant un cer­tain rapport » (Éthique, IV, 39, dém.)l.

Non seulement la forme ne se rapporte plus à l'âme, mais elle est désormais individuante, et non plus spécifiante. L'essence s'actualise d'autre part dans un certain quantum d'effort par lequel la forme s'affirme et tend à se conserver (le fameux conatus)2• Le principe de « persévérer dans son être », qui définit l'existence dans la durée, implique le maintien d'une forme et entraîne la disqualifi­cation ontologique de la transformation.

Au premier abord, donc, la pensée de Spinoza ne semble pas propice à une interrogation positive ou féconde sur la transforma­tion, et l'historien de la philosophie serait plus enclin de ce point de vue à s'orienter du côté de Bacon3• Nous avons cependant des rai-

prendre que ces auteurs n'emploient pas le mot dans son sens technique et scolas­tique. Nous verrons plus loin l'intérêt de cette ascèse verbale.

1 . Les deux textes renvoient à la définition de l'individu donnée après la proposi­tion 1 3 de la ne partie. - Nous développons ailleurs les enjeux de ce nouveau concept de form� : Spinoza. Une physique de la pensée, PUF, « Philosophie d'aujourd'hui » .

2 . Ethique, III , 6-7 . 3. Bacon est le premier philosophe « moderne » à rénover le concept de forme.

Et sa critique de la chimie (ou de l'alchimie) est animée d'un intérêt aigu pour les pos­sibilités techniques de transformation : « Il n'est pas possible de pourvoir un corps donné d'une nouvelle nature ou de réussir à le transmuter de façon appropriée en un nouveau corps, si l'on n'a pas au préalable acquis la juste connaissance du corps à altérer ou à transformer. Car on se rabattra sur des procédés qui sont vains, ou du moins difficiles et défectueux, et impropres à la nature du corps sur lequel on opère. C'est pourquoi il est clair qu'il nous faut aussi, pour arriver à cette fin, ouvrir et amé­nager un chemin » (Novum Organum, Il, aph. 7, p. 1 92). Le programme le plus géné­ral de la métaphysique est donc la « recherche des formes », à laquelle correspondra, sur le plan pratique, une magie « épurée » (ibid. , aph. 9, p. 1 94) . Vaut-il la peine d'approfondir un éventuel rapport de filiation entre Bacon et Spinoza, par exemple en fonction du passage suivant : « L'utilité que nous tirons des choses qui sont hors de nous, outre l'expérience et la connaissance que nous acquérons du fait de les observer et de les soumett�e à des changements de formes, consiste surtout dans la conservation du corps. » (Ethique, IV, appendice, chap. 27) ? Sans doute, le rejet des causes finales qu'implique la redéfinition physique de la forme en termes de « sché­matisme » ou de lois internes n'a pas été sans influence sur Descartes ni sur Spinoza.

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sons de croire que Spinoza non seulement s'est heurté au problème de la transformation, mais l'a affronté comme aucun autre philo­sophe avant lui.

De nombreux textes invoquent une formae mutatio, ou in aliam formam mutatio, le mot forma pouvant être remplacé par un terme équivalent, natura ou essentia : « changement de forme », « change­ment d'une forme en une autre » 1 • Dans le même sens, Spinoza dit aussi aliam naturam induere, « revêtir une autre nature »2• Dans tous les cas, il s'agit d'un changement de forme ou d'essence, ou, comme l'explique le seul texte où figure le mot transformatio, d'une « trans­formation du sujet »3 •

Spinoza commence par rejeter la transformation dans le domaine de la fiction, ou de la superstition. Mais ce n'est qu'un commencement : la 1• partie de l'Éthique. Déjà la II• partie explore

Néanmoins Bacon est encore loin d'une conception véritablement mécaniste : « Il y a cependant en elles < les 'instances de migration' qui président à la génération et à la corruption > un danger qui mérite précaution, celui de trop ramener la forme à la cause efficiente et d'imposer à l'entendement, ou du moins de lui suggérer une fausse opinion sur la forme, à partir de la saisie de la cause efficiente. En vérité, la cause effi­ciente n'est jamais rien d'autre que le véhicule qui apporte la forme » (ibid. , aph. 23, p. 229). Et la forme reste chez lui une espèce ou une qualité (par exemple la chaleur, la lumière, le poids) qui vient informer une matière, et dont il s'agit d'expliquer l' « acte pur » par la découverte des lois qui lui sont propres (ibid. , aph. 1 7, p. 2 1 8) . C'est pourquoi nous ne croyons pas beaucoup au rapprochement suggéré par Koyré, à partir d'une thèse de Sigwart, entre les « essences particulières affirmatives », voire les « choses fixes et éternelles » du Traité de la réforme de l 'entendement, et les formes selon Bacon (cf. les notes de Koyré dans son édition du Traité, p. 1 1 1 - 1 1 2) . Koyré invoque un dynamisme supposé commun aux conceptions baconienne et spino­zienne : nous ne voyons guère de filiation sérieuse, surtout pas entre le « schématisme latent » et le « rapport de repos et de mouvement ». C'est plutôt chez Leibniz qu'apparaîtrait un rapport plus intéressant à Bacon (cf. la lettre à Arnauld du 30 avril 1 687, où LeiJmiz emprunte à Bacon la notion de « métaschématisme »). Enfin, le passage de l'Ethique cité plus haut montre bien où est le centre de gravité de la pensée de Spinoza : « conservation du corps ». Bien entendu, nous laissons de côté ici les remarques de Spinoza au sujet de la méthode baconienne.

1 . Cf. , par exemple, Éthique, 1, 8, sc. 2 ; 20, cor. 2 ; Il, lemmes 4-6 après la pro­position 1 3 ; III, préface; IV, préface; 20, sc. ; 39, sc; appendice, chap. 27 ; Traité théologico-politique, XVIII, p. 309 (latin p. 2 1 3 - triple occurrence); Traité politique, VI, 2 ; X, 1 ; 1 0. Nous ne recensons pas ici les nombreuses occurrences de l'expression mutare in.

2. Cf. , par exemple, Éthique, Il, ax. 3 après la proposition 13 ; IV, 20, sc . ; IV, 39, dém.; Traité politique, IV, 4.

3 . Pensées métaphysiques, Il, chap. 4 : subjecti transformatio, qui définit la transformatio proprement dite. Spinoza reprend à cette occasion la notion scolas­tique d'une « corruption qui enveloppe en même temps une génération subsé­quente », que résume l'axiome traditionnel : corruptio unius est generatio alterius, car la matière ne perd pas une forme sans en recevoir une nouvelle.

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les limites de la forme : dans quelle mesure un individu est-il suscep­tible de varier sans se transformer ? A cet égard, la complexité affec­tive du corps humain place celui-ci au sommet de la hiérarchie natu­relle. Puis la préface de la III• partie invoque des transformations parfaitement naturelles ou légales . Ce sont les deux dernières parties qui élèvent la transformation au rang de problème, comme un con­trepoint sourd et obstiné, à mesure qu'on s'achemine vers l'effort ultime visant à définir le troisième genre de connaissance : Spinoza y évoque des transformations surprenantes, inacceptables et pour­tant manifestes, exhumant des questions que le bon sens thomiste, puis cartésien, croyait avoir résolues pour toujours.

Qu'est-ce qui peut justifier pareille enquête sur un concept à pre­mière vue secondaire, bien que son champ d'application couvre aussi bien la vie individuelle que la politique et la métaphysique ? Nous sommes parti d'un étonnement et d'un constat, et nous nous sommes demandé s'il n'y avait pas un lien entre les deux.

Notre étonnement était le suivant : au milieu d'une séquence de l'Éthique concernant l'utilité de la vie sociale1 , Spinoza consacre tout à coup un scolie à la mort individuelle, et à l 'idée que la mort ne désigne pas forcément une mutatio in cadaver, mais parfois une mutatio in a/iam naturam. Il vient en effet d'établir la différence du bon et du mauvais en matière de physiologie, appelant mauvaises les choses qui, altérant le rapport de repos et de mouvement que les parties du corps ont entre elles, conduisent celui-ci à « revêtir une autre forme », par quoi il se trouve « détruit » :

« Combien cela peut nuire ou être utile à l'esprit, on l'expliquera dans la cinquième partie. Mais il faut remarquer ici que j'entends que le corps s'en va vers la mort, quand ses parties sont disposées de façon à soutenir entre elles un autre rapport de mouvement et de repos. Car je n'ose pas nier que le corps humain, la circulation du sang étant main­tenue ainsi que les autres fonctions par lesquelles on estime que le corps vit, puisse néanmoins changer sa nature contre une autre tout à fait différente. En effet, nulle raison ne me force à admettre que le corps ne meurt que s'il se change en cadavre ; à la vérité, l 'expérience même semble persuader autrement. Car il arrive qu'un homme subit de tels changements, que je ne dirais pas aisément qu'il est le même. C'est ce que j'ai entendu raconter de certain poète espagnol qui avait été atteint de maladie et qui, bien qu'il en fût guéri, demeura cependant dans un tel oubli de sa vie passée, qu'il ne croyait pas que les nouvelles

1 . Éthique, IV, 29-40.

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et les tragédies qu'il avait faites fussent de lui ; et certes on eût pu le tenir pour un nourrisson adulte (pro infante adulto) , s'il eût oublié aussi sa langue maternelle. Et si cela semble incroyable, que dirons­nous des nourrissons ? Un homme d'âge avancé croit leur nature si dif­férente de la sienne, qu'il ne pourrait se persuader qu'il a jamais été nourrisson, s'il ne conjecturait de lui-même d'après les autres. Mais, pour ne pas fournir aux superstitieux matière à agiter de nouvelles questions, je préfère abandonner ce sujet. » (Éthique, IV, 39, scolie.)

Nous aurons l'occasion de revenir sur ce texte ; bornons-nous pour l'instant à souligner ses deux aspects formels remarquables. D'abord l'enchaînement des idées, plutôt associatif : de la thèse (mort= transformation) à l'illustration (convalescent amnésique), puis à l'analogie (nourrissons), puis enfin à l'esquisse d'une interroga­tion sur la nature du second terme de l'analogie et sur le rapport des termes entre eux (que dire de la nature des nourrissons ? et du rapport de l'adulte au nourrisson qu'il a été ?) . En quelques lignes, nous som­mes passés de la fin de la vie à son commencement, par le biais d'un phénomène étrange, presque « incroyable ». Et c'est le second aspect formel : 1 o une réticence, peu fréquente chez Spinoza, à l 'assertion pure et simple (« je n'ose pas nier », « nulle raison ne me force à admettre », tournures négatives, la première l'étant même double­ment) ; 2° une légère incertitude sur le statut de l'assertion (« l'expérience . . . semble persuader », suadere videtur - la fin du texte évoque justement une difficulté à se persuader : « il ne pourrait se persuader ... , si >>, persuadere non posset, se ; « je ne dirais pas aisé-ment que . . . ») ; 3° enfin la combinaison du ouï-dire, du croire, et de la conjecture, qui affecte tant le sujet de l'énoncé (l'amnésique, puis l'adulte quelconque) que le sujet de l'énonciation (Spinoza), et qui plonge le lecteur dans un climat d'étrangeté et de perplexité (« j 'ai entendu raconter », « il ne croyait pas que », « on eût pu le tenir pour ... si. . . », « et si cela semble incroyable . . . », « un homme d'âge avancé croit. . . et ne pourrait se persuader . . . s'il ne conjecturait .... »). Tout paraît finalement incertain, dans un texte qui partait pourtant d'une thèse tranchante ; et ce qu'il pouvait y avoir de baroque dans le thème de l'amnésie semble passer du contenu à la forme, et contami­ner l'écriture même de Spinoza. L'anonymat apparemment définitif du poète en question1 ne contribue d'ailleurs pas peu à cette atmos-

1. Guérinot croit qu'il s'agit de Cervantès, mais c'est peu probable. Le nom de Gongora est souvent évoqué. Hypothèse pour hypothèse, signalons le cas du drama-

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phère nébuleuse, qui n'est pas dans la manière habituelle du philo­sophe. C'est pourquoi celui-ci s'interrompt, quitte à laisser les choses in medio, au moment où le lecteur pourrait être tenté de lâcher la réflexion pour la rêverie. Nous verrons toutefois que ce scolie peut être lu autrement : comme un jaillissement de traits vifs et distincts qui dessinent avec netteté la configuration d'un problème.

Venons-en maintenant au constat : le même concept d'in a/iam formam mutatio joue un rôle majeur dans les deux livres politiques, puisqu'il y figure comme le concept même de la révolution, ou du moins de son projet (l'instauration d'un nouveau régime). Chacun des deux Traités, comme on le sait, est hanté par un événement récent : la Révolution anglaise, régicide, de 1 648, et le lynchage des frères de Witt à Amsterdam en 1 672, qui marque la fin de l'expérience républicaine hollandaise. Dans les deux cas, la possibi­lité et la viabilité d'une transformation sont en jeu : un changement de sujet en politique, une mutation du sujet politique.

Peut-on croire, dès lors, que le scolie IV, 39, soit situé par hasard au milieu d'une séquence dont la portée est politique ? S'agit-il de pure tactique démonstrative, ou d'une intention d'un autre ordre ? Rien n'empêchait que la proposition 39 succédât à la proposition 40, qui ne s'appuie nullement sur elle et qui clôt la séquence politique : la chaîne de raisonnement inaugurée dans les propositions 38 et 39 ne commence vraiment qu'à la proposition 4 1 .

Mémoire et forme : l 'État et sa ruine

Jetons un regard global sur le Traité théologico-po/itique. Une première partie a pour objet d'instituer une nouvelle méthode d'investigation des Textes Sacrés, et consacre de longs passages et de nombreuses remarques aux habitudes collectives, qu'il s'agisse de rituels, de mœurs, ou de l'évolution du sens des mots . Puis, dans

turge Montalvan ( 1 602- 1 638), disciple le plus célèbre de Lope de Vega. Peu avant la mort de ce dernier, en 1 635, Montalvan est sujet à des évanouissements et à des malaises, puis sa santé décline brutalement, et il termine sa vie dans un asile madri­lène, considéré comme fou. Au témoignage de Francisco de Quitana (dans Lagrimas Panegyricas, publié à sa mémoire en 1 639), une série d'attaques « l'avaient réduit, même dans la parole, au stade d'un enfant ». Cf. Jack H. Parker, Juan Perez de Monta/van. Spinoza possédait dans sa bibliothèque une pièce de Montalvan, Come­dia famosa. El divino nazareno Sanson, répertoriée au n° 65 de l'inventaire.

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une deuxième partie, Spinoza soulève plus particulièrement le pro­blème de la tyrannie, exprime ses doutes sur les chances d'une révo­lution, et cherche une autre stratégie (différente dans chacun des deux Traités) . Or, si Spinoza ne croit pas à la transformation poli­tique, pas plus qu'il ne croit à la possibilité de changer délibérément le sens des mots 1 , c'est parce que la révolution se résume au tyranni­cide et n'affecte pas les causes de la tyrannie, lesquelles sont égale­ment de l'ordre de l 'habitude ou de la mémoire (Spinoza ne distin­guait pas les deux) .

D'une part, le peuple est « habitué » ( assuetus F à la forme poli­tique actuelle, ou « peu habitué » à la nouvelle, ce qui revient au même. Cela vaut pour la récente Révolution de Cromwell, comme pour le peuple hébreu lorsqu'il voulut transformer le régime popu­laire en monarchie. C'est la mémoire d'une forme qui est en cause, autrement dit un agencement de « lois et mœurs »3. Car les deux vont ensemble, et le cas échéant régressent ensemble. Partout, les hommes nouent des coutumes ( consuetudines) et forment un état civil (societatem formare]4 : ce n'est là qu'un seul et même processus.

D'autre part, Spinoza souligne que le pouvoir d'un nouveau roi est précaire tant que le souvenir du précédent reste vif (memoria praecedentis]5 . A fortiori, s'il succède à un tyran assassiné, devien­dra-t-il à son tour et par la force des choses un tyran, puisqu'il sera amené, pour asseoir son pouvoir, à embrasser la cause de son pré­décesseur et à suivre ses « traces » (vestigiaj6. Spinoza songe mani­festement à Cromwell .

Si par conséquent les révolutions échouent, c'est affaire de mémoire ou d'impossible oubli : le voisinage du poète amnésique et de l'utilité de la vie sociale apparaît déjà moins fortuite . Bien plus, si nous lisons la proposition IV, 39, sa démonstration et son scolie dans la foulée des propositions précédentes, la mort évoquée concerne évidemment la société : la surprise est plutôt que le scolie

1 . Traité théologico-politique, VII, p. 146. 2 . Ibid. , XVIII, p . 306 et 309 (latin p. 210 et 2 1 2) ; à quoi il faut ajouter consue­

vit, consueverat (latin p. 2 1 2, 2 1 3). 3 . Ibid. , par exemple XVII, p. 295. 4. Ibid. , III, p . 72 (latin p . 33) ; IV, p. 92 (latin p. 50). Cf. ·également Traité poli­

tique, 1, 7 . 5 . Ibid. , XVII, p. 298 (latin, p. 206) . 6. Ibid. , XVIII, p. 309 (latin, p. 2 1 3) .

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revienne à des cas individuels 1 • La mort, dans l'Éthique, concerne aussi bien le corps politique que le corps individuel.

On sait que Spinoza utilise comme Machiavel et Hobbes la métaphore médiévale du corps collectif comme quasi-individu, l'État relevant dès lors d'une médecine spéciale2 • On sait aussi que la menace d'une mort de l'État, exprimée par les termes ruina, eversio, dissolvi, plane sur l'ensemble du Traité politique, et doit s'interpréter exactement comme dans le scolie IV, 39 : non pas une décomposition cadavérique pure et simple, mais plutôt une transformation. L'énoncé fondamental, le contenu logique sont identiques, comme le fait apparaître la mise en parallèle des textes :

« Car je n'ose pas nier que le corps humain, la circulation du sang étant maintenue ainsi que les autres fonctions par lesquelles on estime que le corps vit, puisse néanmoins changer sa nature en une autre tout à fait différente (in a/iam naturam a sua prorsus diversam mutari) . En effet, nulle raison ne me force à admettre qu'un corps ne meurt que s'il se change en cadavre (mutetur in cadaver) ; à la vérité, l'expérience même semble persuader autrement. » (Éthique, IV, 39, scolie.) « Des discordes donc, et des séditions qui éclatent souvent dans la Cité, il ne résulte jamais que les citoyens dissolvent la Cité (comme cela arrive souvent pour d'autres sociétés), mais qu'ils changent sa forme pour une autre (ut ejusdem formam in aliam mutent) , si du moins ils ne sont pas en mesure d'apaiser les tensions en conservant la figure de la Cité. » ( Traité politique, VI, 2.)

Le premier texte est immédiatement suivi de l'anecdote du poète espagnol ; le second se réfère aux révolutions. Si par conséquent ces dernières sont problématiques, voire chimériques, c'est peut-être parce qu'il manque aux peuples insurgés ce nouvel état d'un homme qui n'est plus qu'ex-poète : « praeteritae suae vitae tam oblitus . . . », être tellement oublieux de sa vie passée.

1 . H. A. Wolfson suggère le rapprochement : « Car la mort, ajoute Spinoza dans 1 scolie, n'arrive pas quand le corps est "changé en cadavre" ; un homme peut être dit mort s'il "subit un tel changement qu'on ne peut plus vraiment dire qu'il soit le même homme", quoique physiologiquement il soit toujoJlrS vivant. Tout ce qui est contraire à cela est mauvais. Donc aussi dans le cas de l'Etat. Est bon ce qui contribue à la , complète harmonie entre les membres individuels de l'Etat, et à la stabilité de l'Etat comme unité organique. » (The Philosophy of Spinoza, t . 2, p. 249). Notre réserve porterait seulement sur les « membres individuels de l'Etat » : la politique spinozienne envisage des parties intermédiaires telles que l'armée, les familles, les villes, etc.

2 . Traité politique, X, 1 .

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Mais contentons-nous pour l'instant d'approfondir le rapport de la mémoire commune et de la forme politique. L'institution de l'État enveloppe un rapport au temps : il ne suffit pas que les hom­mes renoncent ponctuellement, lors d'une Assemblée constituante, à se menacer les uns les autres, il faut que le renoncement soit durable, que la promesse soit tenue ( « fidem summum Reipublicae praesidium » }1 • Dès lors, l'Assemblée n'est plus seulement consti­tuante : elle devient une institution, et perd son caractère unique, ponctuel, originaire, pour devenir cyclique ou périodique. Tenir la promesse suppose donc une mémoire commune que l'État s'emploie à cultiver chez les individus.

D'une part, Spinoza ne cesse de répéter que seule la menace de la peine de mort garantit la promesse et permet que chacun compte sur autrui : si chacun peut tenir sa promesse civile, c'est en vertu d'une crainte durablement ancrée dans sa mémoire. On voit qu'il s'agit moins de se souvenir indéfiniment du serment prêté le premier jour, que d'associer, dans une mémoire imaginante plutôt que témoignante, le crime de lèse-majesté au supplice ultime. Pour que l'État soit éternel, il faut même que se perpétue, par quelque « monument » public (signum) , l'aeterna memoria du supplice infligé à l'auteur d'un crime de lèse-majesté2• Et Spinoza pousse sa clause jusqu'au paradoxe : celui qui a désobéi, même si c'était dans l'intérêt de son peuple, est néanmoins justiciable de la peine de mort3 •

D'autre part, et plus généralement, étant donné que les hommes sont conduits par leurs affects plutôt que par la raison, seule une disposition affective commune est susceptible de les unir et de les rendre constants ( communis affectusj4. Cette idée est conforme aux textes de l'Éthique sur le fonctionnement et le rôle de la mémoire : aussi longtemps que nous n'avons pas connaissance de nos affects, le mieux que nous puissions faire est de nous donner des règles de vie correctes, de les inscrire dans notre mémoire ( memoriae man­dare) S. Non qu'il suffise d'en retenir l'énoncé ou la signification ver-

1 . Traité théologico-politique, XVI, p. 265 (latin p. 1 78). 2 . Traité politique, VIII, 25. 3 . Traité théologico-politique, XVI, p . 27 1 . 4. J;raité politique, VI, 1 ; X, 9- 10 . 5 . Ethique, V, 1 0, sc . Nous verrons toutefois qu'il faut distinguer deux façons

d'intervenir sur la mémoire conformément à la raison : l'une, politique, qui relève de

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baie : notre imagination elle-même doit en être affectée, par leur application quotidienne à des cas concrets. On fera naître ainsi dans l'esprit des associations conformes à la raison : par exemple, « joindre l'image de l'injure à l'imagination de cette règle » selon laquelle il convient de repousser la haine par la générosité. Et c'est là le principe même de la mémoire, tel qu'il avait été décrit dans le scolie Il, 18. Mais dans le scolie V, 1 0, il s'agit de modifier la mémoire, de substituer à l'enchaînement associatif formé dans l'esprit au hasard des rencontres ( communis naturae ordo) 1, un autre, correct, droit, conforme à la raison (ordo ad intellectumP. La stratégie est identique mais ne saurait avoir la même ambition, faute de pouvoir compter sur l'effort de perfectionnement éthique de cha­cun : on joindra donc, dans tous les esprits , l'image des actes répré­hensibles ou souhaitables aux affects les plus puissants chez le vul­gus - la crainte et l'espoir3 •

L'exemple le plus net est encore une fois celui des Hébreux : l'attachement indéfectible qui les lie à la forme de leur État est né de l'équilibre même de cette forme. C'est un mixte de patriotisme et de xénophobie, tous deux objets d'un culte quotidien, et qui « durent se changer en une véritable nature >> (in naturam ver ti debuerunt J4. L'ingenium singulare d'une nation relève donc d'une nature acquise et non originaire : un complexe de lois & mœurs auquel s'ajoute la langue, qui relève elle aussi, d'après l'Éthique, d'une mémoire commune5•

Si nous nous tournons maintenant vers les évolutions décrites par Spinoza, nous voyons surtout des décadences : relèvent-elles du concept de transformation ? Un seul texte le suggère, qui s'inspire des cycles conçus par les philosophes et les historiens de l' Antiquité6 : la démocratie a tendance à se transformer en aristo­cratie, puis celle-ci en Monarchie. Il s'agit surtout, nous le verrons,

la formation d'une mémoire passionnelle commune, et qui permet à la multitude de s'élever à l'état civil ; l'autre, qui concerne le progrès éthique individuel, et qui consiste à enchaîner les représentations de la mémoire selon un ordre conforme à l'entendement. Mais au stade où nous en sommes, nous pouvons les traiter ensemble.

1 . �thique, Il, 29, sc: 2. Ethique, V, 1 O. 3. Éthique, IV, 37, sc. 2 . 4. Traité théologico-politique, XVII, p. 292 (latin .P· 20 1 ) . 5 . Traité théologico-politique, XVII, p . 295 . Cf. Ethique, I l , 1 8 , sc. 6 . Traité politique, VIII, 1 2.

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d'une longue décadence vers la tyrannie, qui ne relève plus à pro­prement parler de la forme politique mais s'apparente à l'état de guerre (ou de maladie permanente). Deux remarques symétriques montrent d'ailleurs que Spinoza a bien à l'esprit une société en train de se dissoudre : les étrangers revêtent les mœurs du peuple, le peuple revêt des mœurs étrangères - les frontières de l'individualité collective sont devenues inassignables1•

Soit l'interminable agonie en cascade de l'État hébreu, dans le chapitre XVII du Traité théologico-po/itique : Spinoza décrit une surenchère de débauche collective et de réformes institutionnelles ruineuses. Après la mort de Moïse, les Hébreux sont pris d'une rage de changements, mais ceux-ci n'ont nullement pour effet d'instituer une forme nouvelle : ils n'aboutissent qu'à la destruction de l'ancienne (« grands changements », magnae mutationes, application à « tout changer peu à peu », omnia pau/atim mutare, jusqu'à la « ruine complète de l'État », imperii totius ruinae)l. C'est une involu­tion, plutôt qu'une évolution. Les Hébreux n'inventent pas de nou­veaux usages, ils ne passent pas d'une coutume à une autre : ils per­dent le sens même de l'usage et de la coutume, et cette décadence se traduit par la suprématie du nouveau, du désir d'innovation ( « rerum novandarum cupiditas » P. L'important est là, dans cette espèce d'amnésie collective, négative en vérité, qui accomplit peu à peu la transformation. Les Hébreux postmosaïques ont perdu la mémoire, ils oublient le passé et ne fixent plus de souvenirs . Spinoza

l. Traité politique, VIII, 1 2 et X, 4. Dans le premier texte, le phénomène négatif n'est pas l'assimilation des étrangers : c'est au contraire, comme l'explique Spinoza, le refus par les citoyens autochtones d'une assimilation complète, bref d'une natura­lisation. Se crée alors une distinction qui transforme peu à peu la démocratie initiale en aristocratie, puis finalement, à la faveur de l'extinction naturelle des familles pri­vilégiées, en monarchie.

2 . Traité théologico-politique, XVII, p. 297-298 (latin p. 205-206) . 3. Traité théologico-politique, XVII , p. 280 (latin p. 1 89). Ici, en revanche, on

pourrait déchiffrer une influence de Bacon, dont les œuvres politiques figurent au n° 14 1 de l'inventaire de la bibliothèque de Spinoza (n° 2 1 des in-dodicesimo) : « Les causes et les motifs de séditions sont : les innovations religieuses, les impôts, les changements dans les lois et les coutumes (alteration of lawes and eus tomes) , la vio­lation des privilèges, l 'oppression universelle, l'ascension des gens indignes, les étrangers, les famines, les soldats licenciés, les factions exaspérées, en somme tout ce qui, nuisant aux sujets, les unit et les rejoint dans une cause commune. » (cité in Les deux Révolutions d'Angleterre, documents présentés par O. Lutaud, p. 200-20 1 , le texte date de 1 625). Ce texte est à rapprocher aussi des développements du Traité politique sur les causes de l ' indignatio qui conduit à l'insurrection (notamment IV, 4). Cependant, comme nous le verrons, le motif de l'innovation comme facteur de décadence est ancien, et remonte au moins à Caton.

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associe expressément l'oubli à la dissolution de l'État 1 • Mémoire et amnésie, respect de la coutume et hystérie innovante : cette alterna­tive est partout présente dans les chapitres XVII et XVIII du Traité théologico-politique - ceux-là même qui soulèvent la question de la révolution.

Soit les deux textes symétriques suivants. L'un évoque l'oubli :

« L'esprit du peuple irrité et cupide commença à s'affaiblir, et finale­ment abandonna un culte pourtant divin mais qui lui semblait offen­sant et suspect, et désira du nouveau. » ( Traité théologico-politique, XVII, p. 296, latin p. 204.)

Les princes s'emploient alors en vain à instituer de nouveaux cultes, balayés chaque fois par la nouvelle sensibilité inapte à s'habituer. Le second texte, à l'inverse, valorise la tradition, dans un commentaire élogieux de la forme de l'État hébreu avant l'erreur fatale :

« Il ne put leur venir aucune pulsion de décréter des nouveautés, mais seulement d'administrer et de défendre les coutumes et usages reçus. » ( Traité théologico-politique, XVIII, p. 304, latin p. 208 .)

Tentons une première synthèse. 1) La persistance de la mémoire de la forme (lois & mœurs) rend

la transformation impossible ; pour qu'une transformation s'accomplisse, il faudrait une perte de mémoire collective. D'où la tentation de se demander si ce n'est pas pour cette raison que l'homme transformé du scolie IV, 39, est un amnésique. Il serait alors beaucoup plus qu'un exemple de sujet transformé : un véri­table type, la figure même du sujet transformé. Nous serions alors conduit à l'hypothèse que ce scolie projette l'ombre de la révolution sur la démonstration politique de l'Éthique.

2) L'Histoire présente bien un phénomène assimilable à une amnésie collective, mais qui, à l'instar des tentatives révolutionnai­res, semble précipiter la collectivité dans une spirale sans fin où la transformation ne s'accomplit jamais et où l'état des choses régresse même en deçà de la forme actuelle.

Devons-nous pour autant en conclure que l'amnésie collective est forcément négative chez Spinoza ? Si c'était vrai, pourquoi le scolie IV, 39, n'est-il pas alors clairement pessimiste sur le destin de

1 . Cf. notamment Traité théologico-politique, V, p. 104- 105 .

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l'ex-poète espagnol ? Le lecteur est enclin à juger ce dernier fou ou gâteux, et pourtant le cas est censé illustrer une transformation. L'image du nourrisson est ambiguë à cet égard : seconde naissance ou retour en enfance ? Cherchons si Spinoza n'a pas développé par ailleurs le concept d'une d'amnésie collective formatrice et non ruineuse.

Le jugement sur l'amnésie reste d'autant plus ouvert que le scolie IV, 39, est interrompu, nous l'avons vu: Spinoza dit ne pas vouloir donner prise aux spéculations superstitieuses, comme si cer­taines transformations réelles paraissaient presque plus merveilleu­ses que celles des contes merveilleux. Or l'interruption survient au moment où Spinoza s'engageait dans une interrogation sur l'enfance. A l'exception récente de Pierre Macherey, les commenta­teurs ne remarquent �uère à quel point le rapport à l'enfance plane sur toute la fin de l' Ethique1 : trois scolies - une telle récurrence est bien rare chez Spinoza2• L'Éthique laisse le lecteur sur deux images finales : le nourrisson impuissant, grandissant dans le voisinage per­pétuel de la mort ; l'adulte impuissant, vivant dans la crainte de supplices éternels après la mort (il y a chez Spinoza, au-delà du pre­mier genre de connaissance, une étonnante économie de l'image qui relève pleinement d'un « style philosophique ») .

Amnésie et formation : naissance d'un État

Nous cherchons un cas éventuel de « bonne » amnésie collec­tive : n'est-ce pas celui du peuple secouant le joug qui l'opprime ? Les cas d'instauration d'une nouvelle forme politique renvoient tou­jours, chez Spinoza, à des multitudes récemment affranchies . En l'absence d'une souveraineté antérieure, on hésitera cependant à parler d'une transformation : ne serait-ce pas plutôt une formation originaire, une genèse, un acte constituant ? Pourtant une telle for­mation supposerait bien un certain mode de préexistence ou d'indi­viduation préalable de la communauté, puisqu'un effort collectif d'affranchissement s'est manifesté . . .

Au terme de l'analyse du « genre » monarchique et de l a forme optimale qu'il convient de donner à un tel État pour qu'il se per-

1 . Çf. P. Macherey, vol. 4, p. 252, n. 2, et vol . 5, p. 7 1 , n. 2. 2. Ethique, IV, 39, sc. ; V, 6, sc. ; 39, sc.

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pétue1 (comme Spinoza cherche à le faire désormais pour tous les genres de régimes, une fois exclue l'idée d'instituer le meilleur genre par une transformation), survient la remarque suivante :

« Il me reste à avertir que j 'envisage ici un État monarchique institué par une multitude libre : c'est à elle uniquement que ces principes peu­vent être de quelque usage. Car une multitude habituée à une autre forme d'État ne pourrait, sans risque majeur de bouleversement, extir­per les fondements coutumiers de l'État tout entier, et changer la struc­ture de l'État tout entier (Nam multitudo, quae aliiformae assuevit, non poterit sine magno eversionis periculo totius imperii recepta fundamenta eve/lere, & totius imperii fabricam mutare) . » (Traité politique, VII, 26.)

Spinoza indique pour qui il écrit : pour une multitude qui n'a d'autre habitude que la liberté. Et il en donne la raison : dans le cas contraire, il faudrait tenter une révolution, au risque d'une ruine pure et simple. De deux choses l'une : ou bien l'État monarchique préexiste, et il s'agit de le réformer ; ou bien, conformément au mot instituitur, dont nous verrons l'usage au plan éthique, la multitude libre fonde son État, autrement dit se forme elle-même. Nous devrons nous demander dans quelle mesure le Traité politique échappe à l'aporie pratique que semble suggérer une telle alterna­tive.

Quelles sont les chances de la deuxième hypothèse, qui renvoie évidemment à une multitude libérée ? Le chapitre, avant de con­clure, comporte une sorte de longue coda consacrée à une autre his­toire espagnole, celle de la multitude aragonaise qui, affranchie du joug arabe, opte pour la forme monarchique. Telle est donc, mani­festement, la situation la plus propice à la politique spinozienne - tout au moins celle qui, de son propre aveu, en illustre le mieux les principes : l'autoportrait que le premier biographe eut sous les yeux, où le jeune Spinoza se donnait l'attitude et le costume de Masaniello, chef de file de la révolte de la multitude napolitaine contre le joug espagnol en 1647, revêt ici une importance philoso­phique2. On se rappellera enfin que les Provinces-Unies sont nées d'une révolte, par laquelle la multitude hollandaise s'est affranchie de ce même joug espagnol (le cas est ambigu, il est vrai, puisque Spinoza estime que les Hollandais n'ont fait ainsi que rétablir les

1 . Traité politique, VII. 2. Colerus, Vie de Spinoza, Gallimard, « La Pléiade », p. 1 5 1 8 .

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droits anciens des États généraux de province par rapport aux com­tes) 1 .

L'irruption du thème de l'amnésie, au cœur de la séquence poli­tique de l'Éthique, condense dramatiquement une double proposi­tion essentielle du Traité politique : d'une part, il manquera toujours à l'entreprise de transformer, par la force des choses, une amnésie collective. Pour cette raison, les révolutions doivent tourner mal et fournissent à leur corps défendant l'une des figures du pire en poli­tique (seuil pessimal) . Mais, d'autre part, le soulèvement héroïque et victorieux d'une population soumise vaut pour une naissance ou un renouveau - soit une immaculée formation (seuil optimal) .

Tous les exemples de réussite politique, chez Spinoza, sont liés à un affranchissement : depuis les Hébreux à leur sortie d'Égypte jus­qu'aux Hollandais affranchis du joug espagnol, en passant par les Aragonais affranchis du joug arabe. Le seul contre-exemple appa­rent est celui des Romains quand ils se débarrassent du tyran et ins­taurent la République : mais c'est précisément que leurs esprits n'étaient pas encore habitués à la monarchie ; et leur République n'est aux yeux de Spinoza qu'un long état de guerre qui débouche inéluctablement sur le pire, le règne d'un seul, la monarchie absolue2• En somme, il a manqué aux Anglais ce dont les Aragonais furent capables, et il manque aux Hollandais actuels, bourreaux des frères de Witt, cela même que leurs ancêtres avaient su conquérir, quoique sans lui donner vraiment forme : une liberté sans mémoire. Car une multitude révolutionnaire a beau aspirer à la liberté, elle y aspire comme l'ignorant qui se croit libre tout en ignorant les causes qui le déterminent3 : la multitude révolutionnaire ignore les causes de la tyrannie qui l'opprime, et sa vie reste soumise aux usages cor­rompus qui affermissent la tyrannie. Au contraire, une « multitude libre )) est sans mémoire, comme un nouveau-né (la lutte d'affranchissement n'est-elle pas par elle-même un acte de liberté, n'est-ce pas elle qui procure une liberté sans mémoire ?) .

Considérons le chapitre V du Traité théologico-politique : Spi­noza met en parallèle la situation des Hébreux après la dissolution de l'État (sous le joug babylonien, ils oublient vite la loi de Moïse), et leur situation avant l'État (sous le joug égyptien, hormis les lois

l. Traité théologico-politique, XVIII, fin. 2. Ibid. 3 . Éthique, 1, appendice ; III, 2, sc.

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du Pharaon, ils n'obéissaient qu'au droit naturel : ils n'avaient pas de mémoire politique propre) . La sortie d'Égypte est ainsi un retour à l'état de nature, état tout à la fois informe et constituant, appel de forme, tandis que la révolution frôle seulement l'état de nature, che­vauchant sans le savoir une chimère, une forme ancienne sous un vêtement nouveau :

« A leur sortie d'Égypte, ils n'étaient tenus par le droit d'aucune nation, il leur était donc possible d'établir des lois nouvelles selon leur bon plaisir, c'est-à-dire de constituer un droit nouveau, de fonder leur État dans le lieu de leur choix et d'occuper les terres qu'ils vou­draient. » ( Traité théologico-politique, V, 3 .)

Ils ont le choix de la forme et du territoire : qu'ont-ils alors en commun ? En quoi constituent-ils d'avance une multitude, même informelle ? La langue seulement, comme le poète amnésique ; la langue comme seule mémoire et identité collectives, puisqu'ils n'ont pas encore de culte . Et cette différence linguistique suffit à rendre possible et l'esclavage et l'insoumission, comme nous le verrons : un nœud complexe de servitude et de liberté, de mémoire et d'oubli .

L 'enfant adulte et les chimères

Admettons que nous soyons en présence de multitudes sans passé, dépourvues de forme préalable, et qui n'encourent donc pas le risque de la transformation lié à la mémoire des usages anté­rieurs : ces multitudes ne sont-elles pas dans la situation de l' infans adultus, adulte nouveau-né ou enfant né adulte, que Spinoza com­pare à celle du poète espagnol amnésique ? Car c'est un adulte neuf, sans passé ni souvenirs, qui semble venir au monde tout formé. Toute une série de difficultés jaillissent : 1 o l 'enfant est tout le con­traire d'un être libre, selon Spinoza ; 2° mais l'amnésique n'est pas à proprement parler un enfant, puisqu'on le dit enfant adulte ; 3° encore une fois, n'est-il pas seulement fou ou gâteux ? ; 4° de toute façon, que vaut cette alliance de contraires, infans adultus, chez le philosophe pourfendeur de chimères ?

La V• et dernière partie de l'Éthique définit la liberté de l'homme, et expose le genre suprême de connaissance. Celui-ci implique en particulier une dévalorisation de la mémoire : non seu­lement on ne comprend rien à l'espèce d'éternité sous laquelle il

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s'agit de saisir intuitivement les choses, tant qu'on la confond avec la mémoire, mais il faut que l'activité intellectuelle en vienne à occu­per une part plus grande que la mémoire dans l'esprit1 • Que voulait dire la première phrase du scolie IV, 39 : « Combien cela peut nuire ou être utile à l'esprit < sous-entendu : ce qui conserve ou altère la forme individuante du corps > , on l'expliquera dans la cinquième partie » ?

L'autre scolie 39, à la fin du livre, explique que notre tâche, dans cette vie, est de changer le corps de l'enfance en un autre infi­niment plus apte, de telle façon que l'esprit de l'enfance, presque entièrement occupé par la mémoire et l'imagination, se change lui aussi en un autre où l'entendement ait la plus grande part. Comme si l'Enfance valait ici pour le premier genre de connaissance, et la croissance de l'individu pour le passage de l'inconscience à la sagesse ou à la vertu (pourquoi, en effet, Spinoza dit-il corpus infantiae, plutôt qu' infantis ?) :

« Comme les corps humains sont aptes à un très grand nombre de cho­ses, il n'est pas douteux qu'ils ne puissent être de nature telle qu'ils se rapportent à des esprits qui aient une grande connaissance d'eux­mêmes et de Dieu, et dont la plus grande ou la principale partie est éternelle, et par conséquent qui n'appréhendent guère la mort. Mais pour comprendre cela plus clairement, il faut remarquer ici que notre vie est une variation continue (in continua vivimus variatione) et que, selon que nous changeons en mieux ou en pire (in melius, sive in pejus mutamur) , on nous dit heureux ou malheureux. En effet, celui qui de nourrisson ou d'enfant est passé à l'état de cadavre (in cadaver transiit) est dit malheureux, et au contraire on tient pour un bonheur que nous puissions parcourir toute la durée de la vie avec un esprit sain dans un corps sain. Et de fait, celui qui, comme un nourrisson ou un enfant, a un corps apte à très peu de choses et dépendant au plus haut degré des causes extérieures, a un esprit qui, considéré en soi seul, n'est presque en rien conscient de soi-même, ni de Dieu ni des choses ; et au con­traire, celui qui a un corps apte à un très grand nombre de choses a un esprit qui, considéré en soi seul, est fort conscient de soi-même, et de Dieu, et des choses. Dans cette vie donc, nous faisons effort avant tout pour que le corps de l'enfance se change, autant que sa nature le souffre et s'y prête, en un autre (In hac vita igitur apprime conamur, ut Corpus infantiae in aliud, quantum ejus natura patitur, eique conducit, mutetur . . . ) qui soit apte à un très grand nombre de choses et se rap-

1 . Éthique, V, 23, sc. ; 38, sc. et 39, sc.

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porte à un esprit qui soit au plus haut point conscient de soi-même, et de Dieu, et des choses, et tel que tout ce qui se rapporte à sa mémoire ou à son imagination soit à peine de quelque importance eu égard à l'entendement, comme je l'ai déjà dit au scolie de la proposition précé­dente. » (Éthique, V, 39, scolie .)

Ici également, contentons-nous pour commencer de remarques formelles, puisque nous aurons souvent à revenir sur ce texte. 1 o Son ambiguïté ne tient pas seulement à l'analogie établie implici­tement entre le développement de l'enfant et le processus éthique. Elle tient en outre au fait que ce scolie combine deux interprétations incompatibles de la mutatio1 : perfectionnement d'abord (change­ment en mieux ou en pire), transformation ensuite (changement du corps de l 'enfance en un autre) . Bien plus, ces deux interprétations semblent se chevaucher dans la même phrase : la transformation du corps « en un autre )) semble aussitôt démentie par la condition pré­cisée, « autant que sa nature le souffre )) . Car il est certain qu'aucune nature ne « souffre )) la transformation : il ne peut s'agir que d'une seu1e et même nature, appelée néanmoins à subir un changement radical, une rupture comparable à une métamorphose. 2° L'insistance sur l'hétérogénéité des deux âges, infantile et adulte, est la grande parenté des deux scolies 39, et c'est sans doute pour­quoi ces derniers ont en commun, d'une part, de se référer à la décomposition cadavérique comme à une antithèse nécessaire (la mort n'est pas forcément mutatio in cadaver ; l'enfance n'est pas for­cément transitio in cadaver . . . ), d'autre part, de soulever le problème de la mémoire.

Peut-être alors ne devons-nous pas confondre l'enfant et l'enfant adu1te ; peut-être même se tiennent-ils aux deux antipodes du champ politique. L'enfant adulte est amnésique, l'enfant tout court a l'esprit dominé par la mémoire (la contradiction apparente venant de ce que l'enfant naît sans passé et n'a pourtant d'autre activité mentale que mnésique)2• Il est bien vrai que les adu1tes sont de

1 . Cf. Éthique, IV, préface : « Car il faut avant tout remarquer que, lorsque je dis que quelqu'un passe d'une moindre à une plus grande perfection (a minore ad majorem perfectionem transire) , je n'entends pas qu'il change d'une essence ou d'une forme en une autre (ex una essentia, seu forma in aliam mutatur) ; en effet, un che­val, par exemple, est détruit aussi bien s'il se change en un homme que s'il se change en un insecte ; mais j 'entends que nous concevons que sa puissance d'agir, en tant qu'on la comprend par sa nature, est augmentée ou diminuée. »

2. Bien entendu, tous ces aspects seront ultérieurement éclaircis.

2 1

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grands enfants, chez Spinoza : Moïse, par exemple, dut « instruire les Hébreux au culte de Dieu et les y attacher davantage par un moyen en rapport avec leur enfance d'esprit )) 1 • Et une partie de ce qui se dit de l'enfant dans l'Éthique vaut également pour la « foule )) ou le « commun des mortels )) (vu/gus) dans le Traité théologico­politique : sujet à la colère, à l'imitation, à l'envie, à la vengeance (outre que la foule, bien entendu, est pareillement incapable de s'affranchir de l'imagination et de la mémoire) . Mais si la plupart des adultes sont de grands enfants, il y a aussi, dirait-on, des enfants grands, enfants collectifs qui naissent dans l'héroïsme d'un soulèvement contre l'oppression étrangère : naissent-ils adultes, eux aussi ? Il y a là un problème difficile, dont nous ne pouvons avoir pour l'instant qu'une représentation confuse.

Remarquons en outre que le frôlement de l'état de nature qui caractérise la foule insurgée en quête d'une nouvelle forme sans être en mesure de la désirer (puisqu'elle n'a de désir que par sa forme actuelle) ressemble fort à la situation de l'enfant frôlant la mort dans un processus de croissance qui doit l'amener à changer de corps sans qu'il puisse non plus le désirer. Le scolie V, 39, à cet égard, est aussi étrange que le IV, 39 : d'une part Spinoza dit « corps de l'enfance )) et non « de l'enfant )), d'autre part il ne dit pas que l'enfant s'efforce, mais que « nous nous efforçons )) ( cona­mur) de faire que ce corps, qui est néanmoins le sien, change. Cette phrase, que nous prenions tout à l'heure au sens figuré, doit aussi se comprendre à la lettre, en devinant sous le terme conamur les adul­tes qui prennent soin de l'enfant, comme si le changement requis était disproportionné par rapport aux forces propres de l'enfant. Si en effet nous nous reportons au principe hiérarchique qui servira de cadre au processus décrit dans le scolie V, 39, il devient difficile de ne pas prêter à ce mot une connotation collective, au-delà de sa signification distributive immédiate :

« . . . et plus les actions d'un corps dépendent de lui seul, et moins d'autres corps concourent avec lui à une action, plus son esprit est apte à comprendre distinctement ))

2•

l. I:raité théologico-po/itique, III, p. 70 (latin p. 3 1 : puerili captu) . 2. Ethique, Il, 1 3 , scolie (et aussi III, 7, dém.). - Bien entendu, la formule

« d'autres corps concourent avec lui à une action » vaut aussi dans le cas où le vent me pousse en avant, etc. Reste que le schéma s'applique à la fin du livre à la crois-

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L'énoncé serait donc provisoirement le suivant : un corps vit une mutation dans certains cas mortelle, proche de la transformation sans pourtant en être une, et il la vit dans l'impotence et l'inconscience. Et à nouveau le même énoncé est applicable à deux niveaux : la multitude insurgée et le nourrisson en croissance.

Insistons sur ce point : on ne peut pas, au sens strict, vouloir sa propre transformation, chez Spinoza. S'efforcer de se transformer reviendrait à mourir, quand bien même un autre individu surgirait en lieu et place. Conclure à l'échec nécessaire des révolutions n'est donc pas suffisant : le désir même de révolution est un monstre logique dans une philosophie qui fonde le désir sur l'essence ou la forme, et qui le définit même comme l'essence actuelle. La transfor­mation implique un changement d'essence, tandis que le désir est l'auto-affirmation d'une essence donnée. Aussi la transformation de l'ex-poète, de quelque façon qu'on interprète sa nouvelle vie, demeure néanmoins une mort, une destruction, corruptio generatio­nem subsequentem includens, selon la formule des Pensées métaphy­siques : aucun sujet n'assure la transition. Mort de l'individu se dit donc aussi bien : mort de l'instance désirante, une essence ne pou­vant à aucun degré envelopper sa propre négation 1 •

On remarquera à ce propos que le suicide est pensé dans l'Éthique comme une transformation, et même comme la coexistence tempo­raire de deux formes, chimère réelle en quelque sorte (quand quel­qu'un se suicide, c'est forcément avec une autre volonté que la sienne, et pourtant c'est bien lui)2• Or Spinoza ne cesse d'attirer l'attention, dans ses livres politiques, sur les comportements parfois suicidaires du souverain : si bien qu'on ne doit pas se contenter d'un jugement pessimiste sur les révolutions, il faut en outre les com-

sance du nourrisson, et que Je pluriel conamur : 1 o se conforme à la règle que « si plusieurs individus concourent à une seule action, de sorte qu'ils soient tous en même temps cause d'un même effet, je les considère tous à cet égard comme une seule chose singulière » {II, déf. 7) ; 2° ne s'applique qu'à des êtres humains. Entre temps, montrant qu'il ne conçoit pas abstraitement la croissance de l'enfant, Spi­noza a mentionné plus d'une fois Je rôle éducateur des parents {III, déf. aff. 27, explication ; IV, appendice, chap. 1 3 et chap. 20 - nous commentons ces textes au chap. V) . Ajoutons que la plupart des actions concourantes auxquelles notre corps participe passivement sont passagères et n'atteignent pas à l' « union » qui définit la forme individuelle, sauf dans des qts exceptionnels tels que, précisément, la gesta­tion de l'enfant et l'obéissance à l'Etat.

1 . Éthique, III, 4-5 (suivies précisément des deux propositions définissant Je conatus �omme l'essence actuelle d'une chose quelconque).

2. Ethique, IV, 20, sc.

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prendre, se rendre compte qu'elles sont nécessaires. Funestes, mais découlant presque géométriquement du comportement du souverain.

Il arrive à Hobbes de comparer le corps politique en voie de dis­solution à celui, malportant, d'un jeune enfant issu de parents mala­des et lui-même voué, ou bien à une mort prématurée, ou bien à évacuer sa mauvaise disposition1 • Le rapport de l'enfant et de la maladie, en politique, apparaît également chez Spinoza, lorsque celui-ci veut montrer la chimère que constitue le règne d'un seul, les monarchies soi-disant absolues n'étant généralement que nominales, et dissimulant la forme réelle - aristocratique - de l'État : un roi enfant ou déjà sénile est comme un roi malade, inapte à prendre en charge les affaires de l'État2• Enfant, homme malportant, homme sénile : nous retrouvons d'une certaine façon les éléments du scolie IV, 39, qui s'associent maintenant pour former la figure emblématique d'un régime chimérique. Par chimère, il faut entendre un être contradictoire, cumulant deux natures3 ; en l 'occurrence, la coexistence impossible et par conséquent ruineuse de deux formes au sein de l'État, l'une apparente et l'autre cachée - un peu comme, dans les mythes, une forme en enveloppe une autre à la faveur d'une transformation magique. Dans le monde illusoire des fictions, d'après Spinoza, « n'importe quelle forme se change en n'importe quelle autre »4• Mais la nature ignore de telles ambiguïtés magiques : les formes individuelles ne communiquent pas, n'empiètent pas

· les

unes sur les autres. Quel est dès lors le statut de ces étranges marges d'indécision ou

de transition, creusées par la maladie : celle du poète espagnol, bien sûr, mais surtout celle de l'enfant ? Le corps de l'enfant oscille, d'après le scolie V, 39, entre le cadavre et la santé. Dans le champ politique, ces marges sont assignables : c'est le spectre du retour à l'état de nature, qui n'équivaut pas à une dissolution pure et simple5• Non pas le chaos, mais déjà une ébauche : une société saisie en son point de genèse, ou régressant dangereusement vers lui ; moins un chaos, par conséquent, qu'un état larvaire, qui menace toujours l'existence de l'état civil, et dont le concept paradoxal

1 . Hobbes, Leviathan, chap. XXIX : cela arrive quand le souverain a laissé son pouvoir s'affaiblir, et ne peut le rétablir que par une action de force impopulaire.

2 . Traité politique, VI, 5 . 3 . J>.ensées métaphysiques, I , chap. 1 , n . 1 . 4. Ethique, I , 8 , sc : quascunque formas in alias quascunque mutari, imaginantur. 5. Traité politique, VI, 2.

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émerge périodiquement dans les deux Traités. Il n'y a de dissolution

complète que dans un corps plus grand, étranger ; et de naissance, inversement, que dans l'affranchissement. De toute façon l'idée d'une régression à l'état de pure multitude sans lien n'est qu'une abstraction, l'état de nature se caractérisant par un désir social puis­sant qui n'a pas encore trouvé sa formule ou sa solution.

Il y a donc un intervalle entre la multitude formée et son aboli­tion pure et simple en tant que société, ce qui ne peut que nous amener à la considération d'un état social problématique, à mi­chemin de l'individualité (l'accoutumance à des dispositions juridi­ques instaurant une régularité dans le mouvement et le repos que se communiquent les différentes parties de la multitude) et du néant (éclatement ou dispersion des parties) . Cet état de tension, entre la forme et l'informe, recouvre une dynamique à double sens, et c'est pourquoi elle s'incarne dans deux figures opposées, l'Assemblée (surtout dans le Traité théo/ogico-politique) et la Solitude (dans le Traité politique) . L'Assemblée est constituante : elle tend vers l'union ou la forme, mais ne la possède pas encore, bien qu'elle ne se sépare pas de l'acte formateur qui lui donne sens ; elle est moins un état qu'un événement, le procès d'individuation d'une collectivité humaine. La Solitude tend en revanche vers la dispersion, tendance contrariée par le puissant désir social des hommes : elle désigne donc un état limite et littéralement explosif, celui d'un régime - la « tyrannie » - qui se nie tendanciellement lui-même en touchant dans ses commandements les limites mêmes de l'aptitude humaine à obéir, et qui bascule de ce fait dans l'état de guerre1 •

Ces marges d'indécision formelle n'ont en principe aucun statut dans le spinozisme, où le principe de contradiction impose à l'être un découpage net en natures distinctes . Mais en rester là serait sim­pliste, et reviendrait à négliger la règle de traiter toute chose comme faisant partie de la Nature, exposée à ce titre à l'agression ou à la malformation, et plus généralement au processus de composition­décomposition-recomposition qui est le devenir même de l'univers . Chez Spinoza, c'est à la fois que les choses n'existent que formées, et que tout problème est un problème de forme. Il n'y a d'ailleurs pas d'objection, nous le verrons, à considérer le monstre, en poli­tique ou ailleurs ; pour tenter une première approche, disons que

l. Traité politique, IV, 4.

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son unité est simplement inviable, relève de l'illusion, et que ce n'est par conséquent pas lui qui vit, mais une pluralité de formes aux prises les unes avec les autres et qui ne peuvent que se détruire. La méditation politique de Spinoza porte principalement sur ces situa­tions inviables, sur ces intervalles confus de l'Histoire qui peuvent durer des siècles, comme en témoigne l'histoire romaine. La pensée politique de Spinoza est assez préoccupée de maladie (dégradation) et de mort (ruine), de régression vers une autre forme, de transfor­mations imminentes ou manquées, pour que l'analyse proprement dite du régime monarchique soit précédée d'un long préambule1 où sont évoquées non seulement les transformations politiques, les limi­tes humaines de la conservation de la forme (tyrannie), mais égale­ment les formes latentes dissimulées sous l'apparence d'une autre forme. Spinoza, qui entend définir le meilleur, commence donc par le pire : « . . . ainsi un État, qu'on croit être une monarchie absolue, est en fait dans la pratique une aristocratie, non certes manifeste mais latente : c'est donc le pire qui soit »2•

Cet enveloppement d'une forme dans une autre, ou plutôt de la vraie forme, cachée, dans une autre, apparente et factice, ne peut que faire songer au thème de l' imperium in imperio : empire dans un empire, État dans l'État. Si l'homme n'est pas « dans la nature comme un empire dans un empire »3, c'est parce qu'il ne peut pas à la fois être une partie de la nature, assujettie à des lois universelles, et se doter de lois autonomes ; ou plutôt les lois de sa nature propre sont des rapports nécessairement assujettis à d'autres rapports, plus généraux, si bien que la prétention de les faire valoir pour les lois mêmes de la Nature ne peut être qu'onirique (une Nature dès lors finalisée, faite pour l'homme) . Et si l'homme ne peut pas être une chimère, celle-ci triomphe du moins dans la représentation qu'il a de lui-même, non sans que l'illusion produise de vrais effets . Ne dirait­on pas alors que la chimère ou la transformation s'importe méta­phoriquement de la politique à la psychologie, pour se transporter ensuite réellement de la psychologie à la politique ? Il est vrai qu'on ne voit pas immédiatement le rapport entre les usages propre et

1 . Traité politique, VI, 1 -8 (les quatre premiers paragraphes formant une transi­tion de la théorie politique générale vers le régime monarchique en particulier, et posant les cadres problématiques d'une étude saine de ce dernier) .

2. J;raité politique, VI, 5 . 3 . Ethique, III, préface ; Traité politique, I I , 6 .

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figuré de la formule imperium in imperio : en politique, Spinoza l'utilise pour décrire le face-à-face des rois et des prophètes qui résulte de la transformation de l'État hébreu en monarchie (il n'y a pas recours pour décrire cette aristocratie latente qu'est la monarchie absolue) 1 • Qu'est-ce qui nous fait croire malgré tout à un lien entre les trois types de textes - les rois hébreux qui « avaient à compter avec un État dans l'État et régnaient à titre précaire » (sens propre), la ,conception _ imaginaire de l'homme « dans la nature comme un Etat dans l'Etat )) (sens figuré), la monarchie soi-disant absolue qui dissimule un régime aristocratique (injection implicite présumée du sens figuré dans le sens propre) ? C'est qu'il s'agit chaque fois expressément de la croyance ou de l'aspiration vaine à une potestas absoluta, qui ne peut en aucun cas revenir à un homme seul . C'est parce que le roi, qui est un homme, tend à se croire « dans la nature comme un État dans l'État )) , que son règne effectif est structurellement menacé par l'État dans l'État.

Le contexte historique a son importance. D'une part, on assiste, partout en Europe et finalement jusqu'en Hollande, à la montée apparemment irrésistible de la monarchie absolue. Mais d'autre part, chimère pour chimère, Spinoza rappelle que l'État hollandais, avant le triomphe de Guillaume d'Orange, était de toute façon mar­qué depuis ses origines par une hésitation quant au lieu de la souve­raineté (les gens ne savaient pas où était le vrai pouvoir) . C'était comme un jeu de balancier : en temps de guerre, la souveraineté était du côté du Stathouder, en temps de paix elle rebasculait du côté du Grand Pensionnaire et de l'Assemblée des Régents. La République hollandaise avait donc un statut incertain, elle était « difforme )), et sa forme est toujours restée indécise2•

Revenons pour finir à cette question de l'enfance comme transi­tion maladive vers l'adulte. Nous avons vu combien la figure de

, 1 . Traité, théologico-politique, XVII, p. 297-298 (transformation aboutissant à l'Etat dans l 'Etat) ; XVIII, p. 306 (transformation et avènement de la guerre royale) .

2. Traité politique, IX, 14 (deformz). L'étude du genre monarchique se fait l'écho du problème néerlandais : la valeur de la monarchie se montre mieux en temps de guerre, mais la valeur de la démocratie éclate en temps de paix (VII, 5). Il ne serait pas difficile de compléter d'après le raisonnement de Spinoza l'analyse de l'histoire hollandaise récente : quand la fonction de stathouder est abolie, en 1 654, après un coup de fprce du prince d'Orange, on croit avoir, non certes transformé, mais formé enfin l'Etat ; cependant la mémoire sociale du règne des comtes persiste, et l'indécision formelle demeure jusqu'au drame final de 1 672 (le lynchage du grand pensionnaire De Witt) .

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l' infans adultus était étrange : elle vaut pour l'image approximative d'une situation certes négative mais réelle (la transformation d'un individu), et pourtant ne peut être qu'une chimère, s'il est vrai que le corps de l'adulte est un autre corps que celui de l'enfant. Quand Spinoza revient sur cette figure un peu plus loin, il la traite cette fois clairement comme une chimère, et l'associe à la conception aberrante de la naturalité du vice qu'il n'a cessé de combattre depuis le début de la III• partie :

« Mais si la plupart naissaient adultes, et un ou deux, nourrissons, alors chacun aurait pitié des nourrissons, parce qu'on considérerait alors l'enfance non comme une chose naturelle et nécessaire, mais comme un vice ou une faute de la Nature. )) (Éthique, V, 6, scolie.)

Il est vrai que l 'image semble inversée : ce n'est plus un adulte redevenu nouveau-né, mais un nouveau-né déjà adulte. Et Spinoza semble vouloir dire que la négation de l'enfance équivaut à conce­voir celle-ci comme un vice, à moins que ce ne soit l'inverse. Comme pour les deux autres scolies, contentons-nous pour l'instant de remarques formelles, puisque nous aurons de toute façon à y revenir longuement. Nous avons là trois textes - les scolies IV, 39, V, 6 et V, 39 - qui abordent le rapport de l'âge adulte et de l'enfance : le premier pose une chimère curieusement réelle (mais sans avenir), le second prend cette chimère à l'envers et la traite comme telle, le troisième évoque simplement le passage (il est vrai plein de risques) d'un âge à l'autre. Régression vers l'enfance, néga­tion de l'enfance, sortie de l'enfance. Ce sont en même temps trois approches successives du rapport de l'adulte à l'enfance : ne pas y croire, ou plutôt ne croire qu'on a pu être nourrisson que parce qu'on voit d'autres nourrissons grandir ; pratiquer le déni en voyant l'enfance comme une privation et en la considérant dès lors comme un vice ; enfin, peut-être, concevoir la vie entière comme une sortie de l'enfance. Cette hypothèse de lecture devra bien entendu être jus­tifiée et confirmée par l 'analyse, et nous ne le pourrons qu'après avoir mené une longue enquête sur la conception spinozienne de la transformation. Disons seulement un mot de la première des trois idées, la plus simple peut-être, mais la plus étonnante (au point qu'elle passe généralement inaperçue) .

La thèse de Spinoza sur le rapport à l'enfance peut être énoncée brutalement dans les termes suivants, quitte à être nuancée ou pré­cisée ultérieurement : un adulte ne se souvient pas d'avoir été nourris-

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son, il a besoin qu 'autrui le lui apprenne. Relisons en effet la fin du scolie IV, 39 : « Et si cela semble incroyable, que dirons-nous des nourrissons ? Un homme d'âge mûr croit leur nature si différente de la sienne, qu'il ne pourrait se persuader qu'il a jamais été nourris­son, s'il ne conjecturait de lui-même d'après les autres. » Pour prendre toute la mesure de cette idée, il faut peut-être relativiser la traduction du mot infans par nourrisson : nous l'avons adoptée parce que Spinoza évoque lui-même l'incapacité de parler, de mar­cher, de raisonner, à propos de l' infans ; quand il nomme le puer, il s'agit déjà d'autre chose, de mécanismes affectifs complexes permet­tant de modéliser à certains égards la conduite de l'adulte (d'où, réciproquement, la pueritia de ce dernier . . . ), voire de problèmes d'adolescence ; et certains textes distinguent expressément infans et puer. Toutefois, dans la phrase même où Spinoza mentionne les incapacités du tout-petit, il parle d'une quasi-inconscience de soi qui dure « tant d'années ». En fait, infans a en latin un sens strict et un sens large : tantôt il désigne effectivement ce que nous entendons en français par « nourrisson », tantôt il englobe les sept premières années, que les Romains estimaient nécessaires pour apprendre à parler vraiment1 • Il trouverait alors son équivalent dans l'expression « petit enfant ». Ne soyons donc pas trop vite tentés d'assimiler l'idée de Spinoza à l' « amnésie infantile » des psychologues moder­nes, et formons l'hypothèse provisoire que cette idée concerne la petite enfance : savoir qu'on a été petit enfant ne procède nullement d'un souvenir ; ce n'est pas la mémoire qui assure le lien des deux époques mais l'observation des autres (ou ce que Spinoza appelle parfois « expérience vague »), et peut-être également le ouï-dire.

On se souvient en effet que les deux exemples de perception par ouï-dire, dans le Traité de la réforme de l 'entendement, se rapportent à l'enfance : être né tel jour, avoir eu tels parents . Spinoza ne veut pas dire que le petit enfant ne sait que par ouï-dire que tels adultes sont ses parents : ce serait un lieu commun, et le premier exemple suffirait. Il dit à la lettre ceci, aussi étrange que cela paraisse : la conviction d'un adulte d'avoir eu tels parents ne peut s'expliquer que par le ouï-dire, non par la mémoire : « Ex auditu tantum scio . . . quod tales parentes habui » ( « Par ouï-dire je sais . . . que j 'ai eu tels

1 . Cf. A. Ernout et A. Meillet, Dictionnaire étymologique de la langue latine. Histoire des mots. Il arrive même qu'i'lfans désigne un enfant qui n'est pas encore né.

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parents » ) 1 • C'est le point de vue d'un adulte qui songe à son enfance, comme dans le scolie IV, 39. Spinoza semble donc bien faire allusion à une amnésie séparant à jamais l'adulte du petit enfant qu'il a été un jour. L'idée, appliquée aux parents, donc à une période pouvant couvrir théoriquement toute l'enfance, paraît elle­même « incroyable », et par trop contraire au sens commun. Que peut bien vouloir dire Spinoza ? Et peut-on dégager un concept général de l'amnésie qui s'accorde bien à sa conception de l'esprit et du corps ?

Une dernière question, enfin. L'hypothèse absurde du scolie V, 6 ( « si la plupart naissaient adultes, et un ou deux, nourris­sons . . . » ), ne fait-elle pas penser à une image inversée de la situa­tion sociale réelle, telle que Spinoza la voit : la plupart des adultes restent des enfants, sauf un ou deux sages ? N'est-elle pas l'image éphémère de cet âge d'or dénoncé comme pure fable au début du Traité politique ?2 Si tout le monde naissait adulte, en effet, si les hommes pouvaient s'affranchir de leurs coutumes pour juger des choses sub specie œternitatis, il est clair que la transformation poli­tique ne serait plus un problème : la multitude aurait à choisir entre les trois ou quatre formes politiques optimales proposées par Spinoza3, et elle s 'auto-formerait pour l'éternité. N'est-ce pas alors pour cette raison que le Christ démystifié du Traité théologico­politique apparaît à la fois comme le philosophe par excellence, celui qui perçoit Dieu et les choses par le troisième genre de connaissance, et comme celui qui fait exception à la règle d'illégitimité absolue de la révolte ?

« Plus haut, à la fin du chapitre VI, j 'ai averti expressément que tous sont tenus de rester fidèles même à un Tyran, excepté celui à qui Dieu, par une révélation certaine, a promis contre le Tyran un secours singulier. Personne donc ne peut s'autoriser de cet exemple, à moins qu'il n'ait le pouvoir de faire des miracles. Cela est encore visible par cette parole du Christ à ses disciples, à savoir qu'ils ne craignent pas ceux qui tuent les corps (voir Matth. , chap. X, v. 21) . Si cette parole avait été dite par tous, l 'Etat aurait été institué en vain . . . Il faut donc reconnaître nécessairement que cette autorité donnée par le Christ à

1 . Traité de la réforme de l'entendement, § 1 5 . Le temps des verbes est évidem­ment déterminant.

2 . Traité politique, 1, 5 . 3 . Quatre, comme on sait, puisque le Traité politique examine deux cas

d'aristocratie.

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ses disciples leur a été donnée à eux singulièrement et que d'autres ne peuvent s'autoriser de cet exemple. » ( Traité théologico-politique, XIX, p. 3 1 9.)

On le voit, la transformation n'est pas seulement pour Spinoza un objet dont le référent est souvent problématique (lorsqu'il s'agit de porter un jugement sur la révolution, sur la transmutation alchi­mique, sur l'amnésie, sur la croissance de l'enfant, etc.) : c'est un enjeu qui travaille sa pensée, dans la mesure où celle-ci se veut pra­tique, et ne peut dès lors éviter la question du statut et des modali­tés de son intervention.

La philosophie de Spinoza place au centre de ses préoccupations pratiques le thème de la conservation de la forme. Pourtant, aucune philosophie n'a été si préoccupée de rompre : elle propose à l'individu une nouvelle vie, et à la collectivité de nouvelles institu­tions. Elle ne cesse donc de rencontrer le problème de la transfor­mation, de sa réalité, de son fantasme, et des états limites qui s'y rattachent : d'où les thèmes cruciaux de l'amnésie et du développe­ment de l'enfant, mais aussi bien, tant dans l'éthique que dans la politique, de l'esclavage et du suicide. Il y a trois manières d'échapper à ce que la philosophie de Spinoza nous incite ici à pen­ser : 1 ° l'interpréter comme un conservatisme (y compris politique), 2° l'interpréter comme un transformisme (y compris politique), 3° interpréter cette antithèse - qui ne s'établit qu'entre deux contre­sens - comme une contradiction attribuable au penseur.

Le contresens le plus grave est peut-être le premier, le seul à n'être apparemment pas dénué de sens (puisqu'il est clair, en revanche, que Spinoza est d'un pessimisme absolu sur les révolu­tions) . Pourtant le conservatisme bien compris du Traité politique, pensée de l'auto-affirmation irrésistible de la forme qui propose à chaque type de régime de se réinventer en profondeur pour enfin exister (avoir vraiment une forme), a de quoi effrayer tout esprit « conservateur » ou « réformiste » au sens usuel du terme. « Conser­ver » : n'est-ce pas encore un de ces mots - comme « Dieu » - par lesquels Spinoza, d'une certaine façon, trompe son monde, en en subvertissant radicalement l'interprétation usuelle à force d'en affir­mer le sens même ? La question de la portée pratique de la démarche spinozienne n'en devient que plus urgente.

Nous proposons ici trois études, qui concernent des domaines différents, mais qui constituent trois approfondissements successifs

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du même problème. Il nous a d'abord paru bon de concentrer notre attention sur la façon dont la rupture éthique était thématisée dans les textes précoces, moins étudiés que les trois dernières parties de l'Éthique. C'est la première étude : comment le schéma traditionnel de la conversion est repensé, dans une nouvelle problématique de l' « élément », puis de l' « institutum vitae ». La seconde étude aborde l'Éthique et montre que l'émergence du thème de l'enfance est solidaire d'une mise en cause du schéma même, et d'une redéfini­tion du trajet éthique. La troisième, enfin, s'attache à analyser l'articulation des dimensions métaphysique et politique du problème de la transformation : critique et subversion de l'ordre théologico­politique. Nous verrons que la méditation du transformisme poli­tique déborde très largement le cadre d'un simple commentaire sur les révolutions, et conduit Spinoza au stade le plus aigu de sa pensée de la liberté collective - le concept de « multitude libre », dernier en date, embryonnaire seulement, pensée nouvelle qui le préoccupait lorsque la phtisie eut définitivement raison de lui .

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P R E M I È R E É T U D E

Envelopper une autre nature 1 envelopper la nature

La montée du thème ambivalent de l' infans adultus, aux deux extrémités du cheminement éthique (premier et troisième genre de connaissance), porte à son plus haut degré, dans les dernières pages de l'Éthique, l'interrogation sur le statut d'un tel changement. Tout se passe, nous venons de le voir, comme si la question de la conti­nuité essentielle, dans le processus de croissance, ne pouvait pas être tranchée : le livre s'achève sans que soit apparemment élucidé le rapport du sage à l'ignorant, soit le rapport du sage aux autres hommes, mais aussi au « vieil homme » qu'il a d'abord été. C'est donc le statut délicat du changement éthique qui doit nous occuper d'abord. La préface de la IV• partie de l'Éthique a beau rappeler que le perfectionnement est une transition, non une transformation, Spi­noza multiplie les indices en faveur d'une rupture : l'image de la croissance, traitée comme une quasi-transformation ; l'écart entre le sage et l'ignorant, comparé à une différence spécifique ; enfin et sur­tout, l'incompatibilité des instituta vitae formulée si dramatiquement au début du Traité de la réforme de l 'entendement. On dirait que le cheminement éthique a tous les traits d'une transformation sans en être une.

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1 . LA TRANSITION ÉTHIQUE DANS LE CO URT TRAITÉ

1 . Élément propre et élément étranger (II, chap. 26)

Dans le Court traité, Spinoza pose le problème du passage ou de la transition par les contraires. 1 La victoire sur les passions ne peut logiquement précéder la connaissance et l'amour du Dieu-Nature : un rapport de succession, une simple juxtaposition temporelle des contraires serait une absurdité, car l'ignorant se trouverait en situa­tion de devoir cesser d'ignorer avant de connaître. On reconnaît ici le vieux paradoxe socratique de l'apprentissage. Les contraires ne peuvent cohabiter, mais seule la présence du second terme peut faire passer le premier : « Seule la connaissance est cause de la destruc­tion de l'ignorance. >> Ce paradoxe est fragile, parce qu'il a l'air d'un sophisme : les contraires ne sont pas ici deux choses de nature diffé­rente, mais l'absence et la présence d'une même chose (le savoir) ; dès lors, dire que le savoir chasse l'ignorance n'est qu'un mot, puis­qu'il ne chasse rien d'autre que sa propre absence. Seulement, l'ignorance, loin de n'être qu'un néant ou qu'une place vide, corres­pond à un « mode de connaissance »2, qui relève de ce que nous pourrions appeler une polarisation subjective : ce qui explique la nécessité d'une rupture, d'un changement de vie, là où le sens com­mun verrait plutôt une progression. C'est dire que l'ignorance et le savoir sont des opposés, encore plus que des contraires . S'il y a opposition, ou incompatibilité, c'est parce que l'ignorance est un état de perception confuse des choses qui sécrète sa propre illusion,

1 . Court traité, II, chap. 26. 2. Ibid. , II, chap. 1 .

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sur le vrai et sur le bien, et suscite un genre de vie particulier fondé sur cette évaluation erronée. D'où l'aspect dramatique, tant dans le Court traité que dans le Traité de la réforme : l'élévation vers le savoir comporte une lutte intime entre deux principes subjectifs rivaux.

Les commentateurs ont toujours privilégié la version du Traité de la réforme, en soulignant parfois sa dimension d'exercice de style, héritée du stoïcisme romain. Le Court traité use pourtant d'une image saisissante : celle de l' « élément ».

« Sans la vertu, ou (pour mieux dire) sans la souveraineté de l'entendement, tout s'achemine à sa perte, sans que nous puissions jouir d'aucun repos, et nous vivons comme en dehors de notre élé­ment. » (Il, chap. 26, § 2 - souligné par Spinoza.)

Il est entendu que chacun cherche par nature son bien ou son repos, en d'autres termes ce qui lui est utile . Mais, selon le mode sur lequel il investit son effort, il court à son salut ou à sa perte . Le salut, c'est la souveraineté de l'entendement, autrement dit la vertu. La perte, c'est de « nous efforcer vers les plaisirs des sens et les voluptés et les choses du monde )) 1 • Ce sont ces faux biens qui, parce qu'ils nous conduisent à délaisser notre conservation, constituent pour nous un élément étranger, incompatible avec notre nature. A l'opposé, il y a l'amour du Dieu-Nature, type d'union qui constitue le vrai bien. Spinoza ne parle pas explicitement d'un bien « propre )), peut-être parce qu'il entrevoit à ce moment même une difficulté : il ne s'agit pas de trouver le repos en nous-mêmes, mais en quelque chose d'infiniment plus grand que nous, même si ce n'est pas une altérité pure et simple, puisque nous en participons, et qu'il nous procure la souveraineté.

Il est remarquable que la décision entre les vrais et les faux biens relève ici d'une épreuve affective : « car il est tel aussi < l 'amour divin > qu'on ne consentirait à l'échanger, quand on en jouit, contre aucune chose au monde ))2, « éprouvant maintenant que . . . nous n'y trouvons point notre salut mais notre perte ))3 • C'est la jouissance qui nous fait connaître notre élément propre.

Spinoza renchérit à propos de l'argument de la récompense,

l. Ibid. , II, chap. 26, § 5 . 2. Ibid. , § 3 . 3 . Ibid. , § 5 .

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admis par de « grands théologiens », d'après lequel le renoncement à la vie frivole ne se justifie que par la conviction d'obtenir l'éternité en échange (on reconnaît là une anticipation de la dernière proposi­tion de l'Éthique, qui identifiera béatitude et vertu). Cet argument entraîne une conséquence absurde : si l'éternité n'est pas sûre, autant suivre sa propre pente. La critique est ici portée par une double protestation d'immanence : l'absence de vie éternelle ne diminue en rien le danger de perdition, puisqu'il y va de cette vie-ci, qu'on prétend ne pas gâcher ; la décision en faveur de l'amour divin est fonction non de l'espérance d'une vie après la mort, mais de l'expérience concrète d'une jouissance suprême ici-bas . Spinoza peut donc conclure :

« Cela est tout aussi insensé que si un poisson, pour qui nulle vie n'est possible hors de l'eau, disait : si nulle vie éternelle ne suit pour moi cette vie dans l'eau, je veux sortir de l'eau pour aller sur terre ; que peuvent dire d'autre ceux qui ne connaissent pas Dieu ? » (§ 4.)

« Je veux sortir de l'eau pour aller sur terre » : il est certes remarquable que Spinoza fasse ici parler les poissons, et qu'il éprouve le besoin d'adopter leur point de vue pour illustrer un pro­blème humain1 • Il semble même tenir à cette fantaisie, puisque l'exposition du concept de droit naturel, au chapitre XVI du Traité théologico-politique, se fera elle aussi à partir des poissons et de la manière dont ils « jouissent de l'eau », leur élément propre.

Mais l'étonnant est ailleurs : il concerne l'aspiration à une autre vie. La phrase a d'abord une fonction polémique, si l'on se rappelle le mythe du Phédon, à l'issue de la discussion sur les raisons de croire à l'immortalité de l'âme : l'homme qui accède au vrai ciel et aux « choses de là-bas » y est comparé aux poissons qui « voient les choses d'ici-bas en levant la tête hors de la mer » (109e)2. On ne sau­rait imaginer renversement plus laconique ni plus sûr du plato­nisme : chez Spinoza, l'image de salut est devenue image de perdi-

1 . Spinoza admet dans le Traité de la réforme un usage légitime des fictions d'essence. Il y a volontiers recours dans sa correspondance : non seulement les hommes peuvent être parfois comparés à des bêtes, mais on peut imaginer un triangle parlant (lettre 56 à Boxel), une pierre pensante (lettre 58 à Schuller), voire un cercle gémissant (lettre 78 à Oldenburg).

2. Cette source nous paraît avoir plus de portée que l'amusante parabole tal­mudique du renard qui essaie de convaincre des poissons d'échapper une fois pour toutes aux pêcheurs en renouant avec la vie de leurs lointains ancêtres sur terre (F. Mignini, Korte Verhandelig 1 Breve trattato, p. 745, n. 33).

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tion, dans une satire joyeuse du souci de transcendance (faire dépendre le salut de la croyance en un au-delà et s'abandonner aux passions par incapacité d'y croire, c'est tout un) . Cependant, la polémique n'épuise pas le sens de la phrase. Elle n'est que l'envers d'une idée positive et véritablement curieuse : l'autre vie n'est pas celle qu'on croit, elle n'est pas au-delà de la condition présente, comme une destinée incertaine ; c'est dans la vie ordinaire que les hommes, sans s'en rendre compte, s'appliquent à pratiquer une autre vie - entendons cette fois une vie non humaine, comme s'ils s'essayaient à voler ou à vivre dans l'eau. L'autre vie, c'est celle, peu viable, que mène le vu/gus, le commun des mortels.

D'où la transposition des éléments et son potentiel humoris­tique : l'eau est à la terre ce que la terre, dans la mythologie chré­tienne, est au Ciel, parce que les hommes se créent sans le savoir un ciel sur terre, et que c'est sur la terre qu'il faut chercher une vie céleste - la tentative en acte d'une vie dans un autre élément que le nôtre. S'il n'y a pas de Ciel, que le Ciel soit alors sur la terre !

Là encore, on verra une protestation d'immanence : les utopies ne sont pas seulement des rêves pieux, destinés à le rester ; toute la vie vulgaire, marquée par le primat de l'imagination, participe d'une utopie effective, comme telle ruineuse (ce que Spinoza nommera plus tard « rêve éveillé ») 1 • Car les hommes ont une certaine nature, et l'utopie relève d'abord de la projection d'une autre nature humaine. Dans la mesure où cette autre vie sur terre est la condition commune des hommes, la tendance à projeter une autre nature humaine est naturelle, inhérente à la passivité qui est l'état natif de tout homme. Au contraire, la vie éternelle, telle que Spinoza la conçoit, est notre vie propre, dans l'élément qui nous convient : le Ciel est ramené sur terre, et ce retour à l'élément propre, nous le verrons, a pour condition paradoxale l'union avec « Dieu ».

Le problème de la félicité est ainsi renversé, le changement d'élément - ou la transformation - signifiant notre perte, et non notre salut. Chercher le Ciel, c'est ce que fait chacun dans sa vie quotidienne, surtout celui qui, niant toute vie éternelle, croit se consacrer à la Terre. En ce sens, la représentation ordinaire, reli­gieuse, du salut n'est que le reflet de l'état de perdition tendancielle

1 . Nous exposons ce concept de « rêve éveillé » ou de « rêve les yeux ouverts » dans Spinoza. Une physique de la pensée, op. cit. , chap. VII.

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qui la suscite : l 'aspiration au Ciel, répétons-le, est la logique même de la vie ordinaire ou de l'état de passion.

La clé de ce passage du Court traité se trouve tout à la fin de l'Éthique, dans l'avant-dernier scolie, encadré par deux textes qui proposent au lecteur la même vision finale de l'opposition entre les deux états extrêmes de la condition d'homme : inconscience, impuis­sance, passivité maximales (vie fragile du nourrisson, vie agitée de l'ignorant) ; connaissance, puissance, impassibilité (vie libre et joyeuse du sage) ' . Ce scolie prépare le second énoncé de l'immanentisme pratique : « La béatitude n'est pas la récompense de la vertu, mais la vertu elle-même », qui prolonge celui qui était énoncé à la fin de la IV• partie : « L'homme libre ne pense à aucune chose moins qu'à la mort, et sa sagesse est une méditation non de la mort, mais de la vie. ))2 Spinoza vient de développer sa doctrine si spéciale de l'éternité ; il en précise maintenant le rôle pratique pour écarter le contresens d'une vie qui chercherait son sens au-delà de la mort, au-delà d'elle-même. L'inversion des valeurs qui caractérise la vie vulgaire (tenir la licence pour une liberté) a pour effet de rendre insupportable la maîtrise des passions ; celle-ci ne demeure possible qu'en jouant du ressort de l'espoir et de la crainte, qui implique la croyance dans un au-delà clivé (paradis/enfer) . Spinoza décrit ici une véritable structure, celle de la vie vulgaire, ou du salut des igno­rants : on ne peut faire le choix d'être à la fois ignorant et incrédule, puisque cela équivaudrait à un suicide ou à un basculement dans la folie. C'est le destin du poisson incrédule du Court traité, que seule la foi dans l'éternel retient de sortir de l'eau. Le renversement des valeurs s'exacerbe : chez l'ignorant, la rationalité minimale est du côté de la superstition, tandis qu'une imagination sobre aboutit à l'absurde et à la perdition. Quitte à être ignorant, il faut croire : la fiction est le secours ultime. L'Éthique n'a pas à se préoccuper d'un salut éventuel des ignorants, puisque son rôle social est d'exhorter à la vie sage ; il n'empêche qu'elle l'implique. En pratique, seule la crainte de l'enfer explique que la majorité des hommes ne soient pas fous ou suicidaires : il existe une manière passionnelle de résoudre ou au moins d'atténuer le dilemme de Médée ( Video meliora pro-

1 . Éthique, V, 39, sc. , et 42, sc. Nous verrons toutefois dans l'étude suivante que l'équivalence des deux impuissances, celle du nourrisson et celle de l'adulte désespér�ment ignare, n'est qu'un trompe-l'œil.

2. Ethique, IV, 67, et V, 42.

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boque, Deteriora sequor) . Rien ne montre mieux la fonction structu­relle de la foi transcendante dans la vie vulgaire, que la façon dont Spinoza décrit le sort de l'incrédule. Il a beau ne pas y croire, il est marqué par l'éternel, il en éprouve la nostalgie :

« Et si les hommes n'avaient pas cet espoir et cette crainte, mais s'ils croyaient au contraire que les esprits périssent avec le corps, et qu'il ne reste aux malheureux épuisés par le fardeau de la moralité aucune vie au-delà, ils reviendraient à leurs dispositions et voudraient tout régler d'après leurs penchants et obéir à la fortune plutôt qu'à eux-mêmes . Ce qui ne me paraît pas moins absurde que si quelqu'un, parce qu'il ne croit pas pouvoir nourrir éternellement son corps de bons aliments, préférait se saturer de poisons et de substances mortifères ; ou bien, parce qu'il voit que l'esprit n'est pas éternel ou immortel, aime mieux, à cause de cela, être dément et vivre sans Raison : ce qui est absurde au point de mériter à peine d'être relevé. » (Éthique, V, 4 1 , scolie.)

On voit bien ici le terrible dilemme de la vie vulgaire : l'individu n'a le choix qu'entre deux aliénations, dont l'une, faute de s'en ins­pirer, est au moins conforme dans ses effets aux prescriptions de la raison (se délivrer des servitudes de la fortune, autrement dit des désirs immédiats, liés au pouvoir irrépressible des affections du corps) . Le poisson ne se résout à demeurer dans l'eau que dans la perspective d'une vie éternelle ; l'homme ne trouve les ressources d'une adhésion minimale à son élément propre - la rationalité, hors de laquelle il est impuissant et malheureux - qu'en projetant cette fin hors d'elle-même. Une rationalité hors de soi : telle est bien la vie du vu/gus, réglé dans sa vie privée par la peur du châtiment éter­nel, dans sa vie publique par la peur de l'État.

Ce thème d'une nature humaine fictive projetée par l'ima­gination passive apparaît dans des textes ultérieurs de Spinoza. D'abord, à propos des pseudo-philosophes, pour qui penser signifie moraliser : « Ils ont appris à louer sur tous les tons une nature humaine qui n'existe nulle part, et à harceler par leurs discours celle qui existe réellement. » 1 Or projeter une nature humaine fictive revient à extraire l'homme de la nature : « Ils conçoivent l'homme dans la nature comme un empire dans un empire. »2 Le lien avec la tendance du vu/gus à vivre dans un autre élément que le sien est évi­dent : extraire l'homme de la nature, c'est sortir le poisson de l'eau.

1 . '{raité politique, 1, 1 . 2. Ethique, III, préface.

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On lui prête une puissance qu'il n'a pas (maîtriser immédiatement ses passions, vivre sur terre), on ignore sa véritable puissance (com­prendre par les causes, opérer dans l'eau) . Non pas que la Nature en général soit un élément, mais il est fait abstraction du rapport entre une nature particulière et l'élément qui lui convient. Traiter une chose extra naturam, c'est évacuer la question de l'élément, et par conséquent des limites tant positives que négatives d'une nature. D'un côté (le vu/gus), l'autre nature est simplement celle en fonction de laquelle l'homme passif mène sa vie ; de l'autre (le philosophe moraliste) , l'autre nature est ce qui permet de condamner la passi­vité comme un choix vicieux, contre-nature. Spinoza établit lui­même le rapport : ces moralistes, « ils se représentent les hommes non pas tels qu'ils sont, mais tels qu'eux-mêmes voudraient qu'ils fussent » 1 • Autrement dit, cette attitude leur est dictée par l'inadéquation de leurs idées, et nous en apprend plus sur eux que sur l'objet qu'ils prétendent étudier.

C'est tout un, de s'abandonner à un autre élément que le nôtre, et de passer sous silence la question de l'élément. Il est entendu que nous autres poissons employons tous nos efforts à ce jeu dangereux qui consiste à essayer de vivre sur terre, sans nous en rendre compte ; mais certains d'entre nous ne voient pas non plus qu'en haïssant ce jeu, ils vont encore plus loin dans l'affirmation de cette terre, en développant la conception abstraite d'un poisson impérial, n'impliquant pas l'eau. Ils croient cesser d'adorer la terre en ne pen­sant plus aux éléments, mais ils s'empêchent ainsi d'affirmer l'eau (il leur manque d'en avoir joui, de savoir jouir de leur propre nature en quelque sorte) . Spinoza dit bien que la politique de ces moralistes ne peut être qu'une « chimère »2, c'est-à-dire le cumul improbable et impuissant de deux essences dans une nature qui enveloppe une contradiction : ils affirment un homme qui n'en est pas un, ils pro­posent des remèdes adaptés à un être qui n'existe pas et qui, s'il existait, n'en aurait pas besoin.

Le moralisme n'est pas seul en cause : nous verrons que la tyrannie opère elle aussi tendanciellement en fonction d'une nature humaine fictive, et constitue moins dès lors une forme politique qu'une « chimère »3 • Ce qui la caractérise, ce sont des actes ou des

1 . Traité politique, 1, 1 . 2 . Ibid. 3. Traité politique, IV, 4.

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commandements qui « répugnent à la nature humaine », autrement dit lui sont contraires 1 • Nous ne sommes plus dans le cas de ces constitutions ambiguës dont nous avons parlé en introduction, à cheval sur deux formes politiques distinctes : la chimère politique atteint son comble, désignant un régime qui s'emploie à gouverner les hommes réels comme s'ils étaient d'une autre espèce. C'est le problème de la limite naturelle du transfert juridique à l'autorité politique, sur lequel nous reviendrons dans la troisième étude : le seuil à partir duquel un homme ne peut plus obéir à un autre sans cesser d'être un homme. De même qu'on ne parviendrait pas à faire manger de l'herbe à une table, le voulût-on, de même « l'État ne peut avoir le droit de faire que les hommes s'envolent »2 - de faire qu'ils abandonnent la terre pour les airs, à l'instar du poisson qui sort de l'eau.

Revenons maintenant au texte du Court traité. Le problème du changement éthique y est soulevé de deux manières : du point de vue de la transition (paradoxe de l'apprentissage) et du point de vue de l'élément. Au point où nous en sommes, nous devons les penser ensemble. « Sans la vertu. . . nous vivons comme hors de notre élément » : telle est donc notre condition ordinaire. Or Spi­noza avertit dès le § 1 que « les causes (ou, pour mieux dire, ce que nous appelons péchés) qui nous empêchent de parvenir à notre perfection sont en nous-mêmes ». Cette extériorité qui nous menace est intime. La métaphore de l'élément, si forte tout à l'heure, s'avère ici trop faible, dans la mesure où l'extériorité s'y trouve comme dissociée de nous-mêmes : la différence entre l'élément et nous doit donc s'atténuer, se médiatiser, notre vie n'étant compromise par l'élément hostile qu'en raison de l'effort qui nous y pousse. Perte et salut correspondent à des orientations divergentes du désir. Nous nous trouvons en nous-mêmes dans un élément étranger, car tout notre être l'exige. Dès lors il ne s'agit pas de dresser un rempart entre l'extérieur et nous : l'extérieur en soi n'est pas en cause, n'est pas une menace ; tout dépend de notre rapport à lui .

Resurgit alors la question de la transition : qu'est-ce qui jouera le rôle du moyen terme requis depuis Platon pour penser le progrès ou l'apprentissage ?

1 . Ibid. , III, 8 . 2 . Traité politique, IV, 4 .

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« Nous voyons ainsi que, pour saisir la vérité de ce que nous affirmons touchant notre bien et notre repos, nul autre principe n'est nécessaire, sinon celui de rechercher ce qui nous est utile à nous-mêmes, comme il est naturel à tous les êtres. Éprouvant maintenant qu'en nous efforçant vers les plaisirs des sens et la volupté et les choses du monde, nous n'y trouvons point notre salut mais notre perte, nous préférons donc la souveraineté de notre entendement ; mais cette dernière ne pouvant faire aucun progrès sans que nous soyons d'abord parvenus à la connaissance et à l'amour de Dieu, il est donc au plus haut point néces­saire de chercher Dieu ; et l'ayant, d'après les considérations et estima­tions précédentes, reconnu comme le bien le meilleur de tous les biens, nous sommes ainsi obligés de nous arrêter et de nous reposer là. Car nous avons vu que hors de lui il n'est aucune chose qui puisse nous donner aucun salut ; et en cela consiste notre liberté vraie que nous soyons et demeurions liés par les chaînes aimables de l'amour de Dieu. » (Court traité, II, chap. 26, § 5 .)

Que dit ce texte ? La recherche de l'utile nous est naturelle, intime, et pourtant pourvoyeuse de salut comme de perte : car nous nous trompons sur la nature de l'utile, et nous portons nos efforts sur de faux biens. L'investissement de notre effort est placé devant une alternative : ou les plaisirs sensuels, ou la souveraineté de l'entendement (capable, le texte l'a dit plus haut, de nous procurer une jouissance supérieure). Et nous savons par expérience que la première voie est ruineuse.

Soulignons bien ce point : jusqu'ici, Spinoza insistait surtout sur l'expérience positive d'une jouissance supérieure pour nous détour­ner des jouissances impures et dangereuses de la passion :

« . . . si, alors que nous aimons quelque chose, nous venons à connaître une chose meilleure que celle que nous aimons, nous nous jetterons aussitôt sur elle et abandonnerons la première . . . » (Court traité, II, chap. 5, § 10 . ) « . . . s i nous connaissons le meilleur et en jouissons, le pire n'a aucun pouvoir sur nous. » (Court traité, II, chap. 19 , § 2, n. 2.) « . . . un amour est détruit par l'idée que nous pouvons acquérir d'une autre chose meilleure . . . » (ibid. , § 14) 1 .

Pourtant, Spinoza invoquait déjà une dualité de solutions : « Nous avons le pouvoir de nous affranchir de l'amour de deux façons : ou bien par la connaissance d'une chose meilleure, ou par

1 . Cf. aussi Court traité, Il, chap. 1 9, § 1 7 , et chap. 2 1 , note.

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l 'expérience que la chose aimée, que nous tenions pour quelque chose de grand et de magnifique, apporte avec elle beaucoup de choses funes­tes . » (Court traité, II, chap. 5, § 4.)

C'est seulement dans une note du chapitre 19 que ces deux voies commencent à s'ordonner. Spinoza y présente le processus de perfectionnement selon un schéma ternaire, correspondant à la triade exposée au chapitre 2 : Opinion qui produit les passions ; Croyance Droite qui montre ce qu'il y a de bon et de mauvais dans les passions ; Connaissance claire qui opère la délivrance (on a là une esquisse de ce que seront les trois genres de connais­sance dans l'Éthique). Et il rapproche ce schéma d'une triade chrétienne : Péché, Loi qui montre le péché, Grâce qui nous en délivre. La logique de la transition paraît donc impliquer un tel schéma ternaire, qui introduit un moyen terme entre l'état de passion et l'accomplissement de la délivrance, la condition positive (expérience d'une jouissance d'intensité supérieure à celle que procurent les passions) étant elle-même subordonnée à une condition négative (conscience aiguë du caractère ruineux des passions) .

Or, au chapitre 26, Spinoza argumente par la ruine et non par la jouissance. S'il le fait, c'est pour éviter de tomber dans un cercle qui serait celui de la transition ; car si nous savions positivement, pour en avoir une fois joui, que notre salut réside dans l'intellection, le savoir présupposerait le savoir, et le perfectionnement relèverait d'un heureux hasard. C'est en effet le problème de la transition que soulève la suite du texte, assignant comme moyen terme : « chercher Dieu ». La dernière phrase confirme cette démarche argumentative : ce n'est pas pour l'avoir déjà rencontré que nous savons qu'il faut le chercher, mais simplement en procédant par élimination ( « hors de lui il n'est aucune chose . . . » ) .

Spinoza n'hésite pas entre deux voies, positive et négative. Encore une fois, l'expérience d'une jouissance supérieure est un leitmotiv, tout au long de la II• partie du Court traité. Seulement cette jouissance ne survient pas par hasard, elle résulte d'un effort patient, elle est le couronnement de la recherche. Elle suppose la connaissance, qui ne s'obtient que par le biais d'une méditation raisonnante. Mais simple Croyance Droite, tout extérieure, celle-ci n'a en tant que telle aucun pouvoir de rupture : « . . . bien que la Raison nous montre ce qui est bon, elle ne nous en fait pas

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jouir. » 1 La Croyance Droite fait voir, elle « indique » (aanwyst) 2 : nous ne voyons pas encore la chose, mais nous savons ce qu'il faut qu'elle soit, par nécessité démonstrative. Elle n'est donc qu'un signe de la chose, un « message » qu'elle nous adresse (bood­schaft) l. Nous demeurons avec la chose dans un rapport extérieur quoique nécessaire, sans union ou amour, puisque le rapport à l'objet passe par la médiation d'un signe4• La Raison ou Croyance Droite n'a pas d'efficace propre : elle oriente seulement le sujet, « . . . elle nous conduit à (brengt tot) une connaissance claire, par laquelle nous aimons Dieu . . . »5, elle « est seulement comme un degré par où nous nous élevons au but souhaité »6• Elle est par excellence le moment du dilemme ou du conflit intérieur, quand le savoir est encore impuissant à modifier notre conduite7 • La conver­sion étant, si l 'on peut dire, opérée par la Croyance Droite mais accomplie seulement par la Connaissance vraie, on ne peut plus attribuer la rupture qu'à ces deux termes complémentaires pris ensemble. La Croyance Droite correspond bien à cette étape tran­sitoire où le futur empiète sur le présent : nous n'avons pas encore quitté la vie passionnelle, et pourtant le mouvement de conversion s'esquisse ou s'apprête. Elle dispose, au sein de la vie passionnelle, les conditions pour en sortir. C'est l'entre-deux-amours - bien que cet état ne soit pas viable8 et que Spinoza soit obligé en consé­quence de lui faire correspondre un « désir » spécifique né du rai­sonnement, qui n'est autre que cette nécessité de chercher Dieu

1 . Ibid. , II, chap. 2 1 , § 2, note. 2. Ibid. , II, chap. 4, § 4. 3. Court traité, II, chap. 26, § 6. 4. Cf. Gilbert Boss, L 'enseignement de Spinoza. Commentaire du « Court

traité », p. 144 : « La chose est saisie à distance. » 5. Court traité, II, chap. 4, § 3 . 6 . Ibid. , I I , cha p. 26 , § 6 . 7. Le chap. 2 1 , sur la Raison, commence par la paraphrase de la 9élèbre for­

mule d'Ovide citée plus haut, qui réapparaitra dans la IV• partie de l 'Ethique. 8. « . . . en raison de la faiblesse de notre nature, sans quelque chose dont nous

jouissons, à quoi nous soyons unis et par quoi nous soyons fortifiés, nous ne pour­rions exister. » (Court traité, Il, chap. 5, § 5.) La division du concept d'amour, au chap. 5, donne lieu à une triade qui ne recoupe pas celle que nous venons d'exposer. Ainsi l'amour intermédiaire dédié aux objets « impérissables par leur cause », à savoir aux « modes qui dépendent immédiatement de Dieu » (ou Nature Naturée : mouvement et entendement étant les deux seuls modes immédiats que nous connais­sons, d'après 1, chap. 9), ne correspond-il pas au stade de la Croyance Droite ou Raison. Plutôt s'agit-il du premier stade de la connaissance claire : sur le progrès dans la connaissance claire, cf. infra, nouvelles remarques sur II, chap. 26, § 5 .

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énoncée dans le texte que nous commentions 1 • La Raison est en effet « comme un bon esprit qui, sans fausseté ni tromperie, nous apporte un message du souverain bien pour nous exciter à le cher­cher lui-même et à nous unir à lui »2•

Revenons maintenant à ce texte et relisons-le. Sa formulation paraît à première vue peu cohérente, puisque l'expérience du carac­tère ruineux des passions conduit à « préférer la souveraineté de notre entendement >> , or nous ne pouvons progresser vers cette sou­veraineté sans d'abord ( a/voren) connaître ni aimer Dieu ; nous devons donc commencer par le chercher. Nous aurions tendance à penser que le progrès de l'entendement se confond avec la progres­sion vers Dieu, mais le texte fait état de deux processus successifs, ordonnés l'un à l'autre. La seule voie d'élucidation, si du moins nous prenons au sérieux la syntaxe, est d'invoquer d'une part la façon dont la Croyance Droite ou Raison nous conduit (sans le produire) à l'amour de Dieu, d'autre part les degrés dans l'amour de Dieu dont fait état le chapitre 5 .

Revenons à la dernière phrase du texte : non seulement elle confirme la stratégie que nous suggérons, mais surtout elle définit rigoureusement la relation dedans-dehors, en en soulignant le paradoxe : notre élément propre, c'est Dieu3, hors duquel point de salut, et dans lequel nous coïncidons avec nous-mêmes, c'est-à-dire recherchons l'utile propre. Dieu n'est pourtant pas nous-mêmes ; mais ce n'est pas non plus une chose extérieure : nous sommes avec lui dans une relation de participation. Ce pourquoi cette union n'est pas une dépendance et peut s'appeler liberté . Le terme d' « union » est certes équivoque lorsqu'il s 'agit du rapport entre une partie et son tout. Nous ne sommes pas étrangers à ce tout auquel nous nous unissons, mais il nous déborde ; mieux encore, nous ne nous rejoi­gnons nous-mêmes qu'en participant à ce tout plus grand que nous . Le § 9 en tire les conséquences :

« Par tout ce qui a été dit on peut bien aisément concevoir ce qu'est la liberté humaine < note 1 : L'esclavage d'une chose consiste en ce qu'elle est soumise à des causes extérieures ; la liberté, par contre,

l . Ibid. , II, chap. 26, § S . La nécessité de chercher Dieu s'y conclut en effet d'un raisonnement. L'invocation d'un « désir qui naît du raisonnement » (de begeerten die uyt de redenering voort komt) se trouve à la fin du chap. 2 1 .

2 . Ibid. , II, chap. 26, § 6. 3 . Comme l'écrit Gilbert Boss, « nous vivons en Dieu (ou dans la nature)

comme le poisson dans l'eau » (op. cit. , p. 1 67).

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consiste à n'y être pas soumis mais à en être affranchi .> ; je la définis en disant qu'elle est une ferme réalité qu'obtient notre entendement par son union immédiate avec Dieu pour produire en lui-même des idées et tirer de lui-même des effets qui s'accordent avec sa nature, sans que ces effets soient soumis à aucunes causes extérieures par lesquelles ils puis­sent être changés (veranderd) ou transformés (verwisseld) . » (Court traité, II, chap. 26, § 9.)

Une définition réelle encadre ici une définition nominale : seule la lecture conjointe des deux permet de comprendre la logique mise en place par Spinoza. C'est en s'unissant avec Dieu qu'on s'accorde avec soi, et qu'on se préserve d'une transformation. Sans doute Spinoza parle-t-il ici des affects ; l'équivoque du changement éthique s'en trouve relancée, car ce texte autorise au moins à par­ler d'une transformation de l'affectivité (ou de ce que nous pour­rions appeler « subjectivité », quitte à utiliser un terme anachro­nique) . Pourtant, peu avant! , Spinoza expliquait que « dans la mesure où, ayant plus d'essence, elles sont plus étroitement unies à Dieu, les choses ont aussi plus d'activité et moins de passivité, et sont plus affranchies du changement (verandering) et de la ruine (verderving) ». Il ne s'agit plus ici des affects, mais de leurs sujets. L'inaltérabilité peut se comprendre en deux sens : 1 o l'union avec Dieu donne une constance à l'affectivité qui exclut toute régression au stade antérieur (l'adjectif vaste, au début du texte, que nous tra­duisons par « ferme », corrobore cette idée), 2° cette union nous affranchit d'une existence où la transformation nous menace. A mesure que nous nous unissons davantage à Dieu, le péril de mort ou de transformation s'éloigne ; ce qui signifie a contrario que la vie passive se caractérisait par le risque perpétuel d'une transfor­mation. Tant que nous n'avons pas rejoint notre élément propre, la transformation pèse sur nous comme une pente fatale . Est-ce la signification d'une phrase un peu énigmatique de l'Éthique : « Et s'il est au contraire parmi des individus tels qu'ils conviennent le moins possible avec sa nature, il ne pourra guère s'adapter à eux sans un grand changement de lui-même (magna ipsius muta­tione) >> ?2 Du moins indique-t-elle une autre réponse possible à la question de l 'élément propice à une vie humaine : la société. S 'unir à Dieu ou aux autres hommes ? Ce n'est pas par hasard si Spinoza

l . Çourt traité, II, chap. 26, § 8 , l . 2. Ethique, IV, appendice, chap. 7 .

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utilise la formule : Homo homini Deus1 • Toujours est-il que le Traité de la réforme souligne pathétiquement ce risque de transfor­mation inhérent à l'état de passivité .

2. Une nouvelle naissance (II, chap. 22)

Mais, avant d'en venir au Traité de la réforme, remarquons à quel point le chapitre 26 de la II• partie du Court traité éclaire a contrario le chapitre 22, qui définit la nature du changement éthique.

Tout le livre s'emploie à susciter dans l'homme un nouveau type d'amour qui, se substituant à l'ancien, lui assurera le bonheur suprême. Ce qui se transforme, c'est donc l'amour, non pas le sujet qui l'éprouve. Or Spinoza, à la fin du chapitre 22, emploie le terme de « régénération » ( Wedergeboorte) , qui signifie une « autre ou seconde naissance » ( andere of tweede geboorte) .

L'image, empruntée au christianisme, correspond au rite du bap­tême2. Mais le christianisme l'hérite lui-même des anciens rites d'initiation, qui semblent avoir superposé au passage d'un âge de la vie à un autre (de l'enfance à l'âge adulte) le thème d'une purifica­tion de l'âme, donc d'un changement de mode d'existence, et avoir assimilé le nouveau mode de vie à une nouvelle vie, comme si un nouvel être surgissait en lieu et place de l'ancien - le même, et pour­tant nouveau, d'où l'idée d'une renaissance3 • Cette double dimen­sion n'est pas sans rappeler les deux scolies 39, sur la croissance du nourrisson cv· partie) et sur la transformation de l'amnésique (IV• partie) .

La question est évidemment de savoir si l'image n'est introduite ici qu'à titre de simple symbole, somme toute banal, ou si elle acquiert un statut philosophique. Soit les deux textes suivants :

« En vérité, en vérité je te le dis : à moins de naître de nouveau, nul ne peut voir le Royaume de Dieu. » Nicodème lui répondit : « Com­ment un homme pourrait-il naître s'il est vieux ? Pourrait-il entrer une seconde fois dans le sein de sa mère et naître ? » Jésus lui répon-

1 . Ibid. , IV, 35, sc. 2. Comme le rappelle F. Mignini, op. cit. , p. 7 1 9 . 3 . Cf. Dictionnaire de théologie chrétienne, t . 1 , Paris, Desclée, 1 979.

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dit : « En vérité, en vérité je te le dis : nul, s'il ne naît d'eau et d'Esprit, ne peut entrer dans le Royaume de Dieu. Ce qui est né de la chair est chair, et ·ce qui est né de l'Esprit est esprit. Ne t'étonne pas si je t'ai dit : "Il vous faut naître d'en haut ." >> (Évangile selon Jean, 3, 3-7.) « Du moment que vous êtes morts avec Christ. . . Du moment que vous êtes ressuscités avec le Christ . . . Vous êtes morts, en effet, et votre vie est cachée avec le Christ en Dieu. Quand le Christ, votre vie, paraîtra, alors vous aussi, vous paraîtrez avec lui en pleine gloire. Faites donc mourir ce qui en vous appartient à la terre : débauche, impureté, passion, désir mauvais et cette cupidité, qui est une ido­lâtrie. Voilà ce qui attire la colère de Dieu, voilà quelle était votre conduite autrefois, ce qui faisait votre vie. Maintenant donc, vous aussi, débarrassez-vous de tout cela : colère, irritation, méchanceté, injures, grossièreté sortie de vos lèvres. Plus de mensonge entre vous, car vous vous êtes dépouillé du vieil homme, avec ses pratiques, et vous avez revêtu l'homme nouveau, celui qui, pour accéder à la connaissance, ne cesse d'être renouvelé à l'image de son créateur ; là, il n'y a plus Grec et Juif, circoncis et incirconcis, barbare, Scythe, esclave, homme libre, mais Christ : il est tout et en tous. » (Épître de Paul aux Colossiens, 3 .)

Voici maintenant le texte de Spinoza :

Et, quand nous percevons de tels effets, nous pouvons dire en vérité que nous naissons encore une fois ; car notre première naissance a eu lieu alors que nous nous sommes unis au corps, par où tels effets et mouvements des esprits animaux se sont produits, mais cette autre et seconde naissance aura lieu quand nous percevrons en nous de tout autres effets de l'amour, grâce à la connaissance de cet objet immaté­riel ; effets qui diffèrent des premiers autant que diffère le corporel de l'incorporel, l'esprit de la chair. Cela peut d'autant mieux être appelé une Régénération que de cet Amour et de cette Union peut suivre une stabilité éternelle et inaltérable, ainsi que nous le montrerons. (Court traité, II, cha p. 22, § 7 in extenso. )

Deux ressemblances sautent aux yeux, outre la référence à une conversion éthique : la renaissance par l'esprit, et la renaissance en Dieu (via le Christ, qui est lui-même, d'après Paul, un « second Adam >>) 1 • Élévation spirituelle par la connaissance et union partici­pative avec Dieu, voilà qui coïncide avec le mythe chrétien. Mais là

1 . Cf. l" épître aux Corinthiens, 1 5 , 45 .

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n'est pas l'intérêt : nous nous demandons dans quelle mesure Spi­noza pense effectivement la conversion éthique comme une seconde naissance, dans quelle mesure une tradition religieuse a pu inspirer un ensemble de concepts philosophiques, sans s'y introduire elle­même en tant que telle. Dans les Pensées métaphysiques, Spinoza met en garde contre les glissements possibles du sens propre au sens figuré du mot « vie )) : « Bien que ce mot soit souvent pris par méta­phore pour signifier les mœurs d'un homme . . . )) 1 , et il note que le changement de mœurs, « dans lequel il n'y a aucune transformation du sujet )) , n'est pas assimilable à une transformation2• Or, c'est bien ce que semble faire l'apôtre, lorsqu'il identifie le changement de mode de vie à une nouvelle vie, bien que l'idée de transformation semble logiquement justifiée par l'hétérogénéité radicale du corps et de l'esprit . . .

Faut-il n'y voir qu'une façon de parler, puisant dans l'imaginaire chrétien de son cercle d'auditeurs ? Certainement, puisque la rupture inhérente à la transition éthique est une « réforme )) et non une transformation, bien qu'elle implique une rupture qu'il s'agit précisément de penser. Mais la question est de savoir dans quelle mesure - pour reprendre un thème de la v• partie de l'Éthique - l'image est conforme à l'ordre de l'entendement. Le chapitre 26 nous a permis de l'entrevoir : l'image des deux éléments conduisait à penser la vie passionnelle comme un état d'aliénation, où l'homme cherche à jouir d'un élément qui n'est pas le sien, parce qu'il forge une idée fictive de sa propre nature. La vie passionnelle était sa perdition, parce qu'il était en situation de vivre ou de mettre tous ses efforts à vivre d'une manière non humaine, comme s'il était un être d'une autre nature. Dès lors, la transition éthique consiste à accomplir le trajet inverse, à revenir de cette autre-vie inviable, où l'homme devenait tendanciellement un autre, à la vie qui est la sienne - et non seulement au mode de vie qui lui correspond. On voit en effet qu'il ne s'agit plus seulement de modes de vie ; au con­traire, si l'un d'eux peut se trouver dévalué au profit de l'autre, c'est parce qu'il exprime tendanciellement une vie ontologiquement autre que celle de son sujet, et qui met celui-ci en péril (nous verrons com­ment le Traité de la réforme accentue et dramatise cet aspect) . La transition éthique apparaît donc comme l 'envers d'une transforma-

1 . Pensées métaphysiques, II, chap. 6. 2. Ibid. , II, chap. 4.

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tion tendancielle : elle franchit dans l'autre sens la ligne de l'hétérogénéité. Ou plutôt, alors que le sujet ne cessait de s'en approcher comme d'une limite asymptotique, s'installant dans le voisinage dangereux de la mort, le mouvement de conversion lui permet d'échapper à ce qu'il est légitime d'appeler son attraction, dans la mesure où l'hétérogène était bien l'objet d'un amour. « Nouvelle naissance », alors, n'est plus seulement une image forte, une allégorie spectaculaire : elle correspond pleinement à la logique mise en place. Celle-ci n'était-elle pas déchiffrable dans les paroles du Christ selon Jean ? « Plus de mensonge entre vous, car vous vous êtes dépouillé du vieil homme, avec ses pratiques, et vous avez revêtu l'homme nouveau, celui qui, pour accéder à la connaissance, ne cesse d'être renouvelé à l'image de son créateur. )) Il s'agit d'apprendre à nous percevoir nous-même comme un autre, vivant à la manière d'un autre que nous ne sommes pas, et de faire vieillir cet autre-nous, à mesure que son altérité se révèle.

Nous fausserions toutefois le sens du Court traité à trop vouloir privilégier l'opposition même-autre, propre-étranger, en oubliant qu'elle continue de dépendre de celle du corps et de l'esprit ; nous ne comprendrions pas non plus pourquoi Spinoza n'a jamais plus repris expressément le thème de la nouvelle naissance. Comment peut-il invoquer une « régénération )) quand il s'agit seulement pour l'âme de convertir son amour, et non de se transformer elle-même ? Le Court traité présente une configuration logique assumant le paradoxe de la « régénération )), c'est-à-dire d'une transformation du même : la curieuse théorie de l'amour, non dénuée d'équivoque.

3. L 'équivoque de l ' « union »

Spinoza développe dans le Court traité une conception qu'il abandonnera par la suite, bien qu'elle jette les linéaments d'une logique du salut qui trouvera son accomplissement dans la dernière partie de l'Éthique. On sait que le thème du salut par une conver­sion active, intellectuelle, d'un amour désormais tourné vers Dieu, n'est pas une invention de Spinoza : il appartient plutôt à un cer­tain « sens commun )) de l'époque. Dès la Renaissance, Giordano Bruno avait distingué deux formes d'amour, l'une passive, l'autre active ; Descartes fait lui aussi cette distinction, et le « Grand siècle )) s 'achèvera en pleine « querelle du pur amour )) (Fénelon et

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Bossuet) . Ce qui retient ici notre attention, c'est d'une part le sta­tut quasi ontologique de l'amour dans le Court traité, qui n'est pas sans soulever le problème de l'essence et de la transformation ; d'autre part la logique participative - en fonction bien sûr de l'identification de Dieu et de la Nature - qui permet d'esquiver le problème classique de la « théandrie >>, fusion de deux êtres de nature différente qui s'apparenterait, du point de vue de Spinoza, à la chimère.

L'union a pour effet paradoxal un tout composé de deux choses différentes : « Nous entendons par là une union telle que l'aimant et l'aimé deviennent une seule et même chose et forment ensemble un tout. >> Or nous n'existons jamais hors d'un tel tout : « Il est néces­saire que nous n'en soyons pas délivrés < de l'amour > parce qu'en raison de la faiblesse de notre nature, sans quelque chose dont nous jouissons, à quoi nous sommes unis et par quoi nous soyons forti­fiés, nous ne pourrions exister. >> 1

Mais le tout est composé de choses différentes, il faut donc que l'union puisse se distinguer de la chimère. Spinoza ne nie pas la dif­férence d'essence entre les termes unis : l 'homme s'unit habituelle­ment à des choses qui ont peu ou pas d'essence2• En même temps, il affirme que « l'essence d'une chose ne s'accroît pas par son union avec une autre chose, avec laquelle elle forme un tout, mais, au con­traire, la première reste alors sans changement >>3 • Il indique pour­tant que l'être uni à des choses manquant d'essence tend à subir leur sort\ ou que les effets de l'union dépendent de l'essence de la chose à laquelle nous sommes unis5• Il est vrai que le premier énoncé pro­vient de l'un des deux Dialogues ; mais rien, dans le corps même du texte, ne vient se prononcer pour ou contre lui . Il est difficile de concilier l'idée d'un tout ou d'une même chose, et celle que les êtres unis sont d'essence différente : la remarque sur les effets semble indiquer que l'aimé impose son destin propre à l'aimant, l'amène à se régler sur sa nature - bref que l'existence de l'aimant se conforme à une autre essence que la sienne. En outre, le salut réside dans la conversion de notre amour vers un autre objet (Dieu), dont

1 . Court traité, Il, chap. 5, § 5. 2. Ibid. 3. Second dialogue, § 4. 4. Ibid. , II, chap. 5 , § 6. 5 . Ibid. , II, chap. 22, § 5 .

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l'essence n'est pas non plus identique à la nôtre, même si la relation logique n'est plus de même type.

Si cependant l'hétérogénéité des essences ne fait pas problème, c'est parce que Spinoza croit résoudre la difficulté au moyen du rapport épistémologique de type idée-objet. Cette solution est sur­prenante, d'une part parce qu'elle identifie l'amour à une relation épistémologique forte (union), d'autre part parce qu'il en résulte, via la conception de l'esprit comme « idée du corps >> , que l'esprit aime le corps. Ce dernier trait sera absent de l'Éthique : il témoigne d'une inspiration lointaine, platonicienne, suivant laquelle le désir ne se porte vers des corps extérieurs qu'à travers l 'attachement de l'âme au corps propre. Dans le Court traité, le concept d' « idée du corps >> permet de traiter sur le même plan, analogiquement, le rap­port au corps propre et le rapport à Dieu (les autres corps, un ins­tant évoqués, sont vite oubliés) . Si la chimère est évitée, c'est parce que Spinoza construit son concept d'union sur le mode du rapport épistémologique, qui combine deux natures sans les confondre (au lieu de l'idée fictive d'un esprit étendu). Mais le corps et l'esprit sont-ils bien de nature différente ? L'admettre, ce serait par là même pluraliser Dieu, en contestant l'attribution des attributs pensée et étendue à une même essence. Voyons le texte. « Car admettons que l'esprit soit uni au corps comme l'enseignent habituellement les phi­losophes, encore le corps ne sent-il pas et l'esprit n'est-il pas étendu. Autrement une chimère dans laquelle nous réunissons par la pensée deux substances pourrait devenir une chose une, ce qui est faux. >> 1 Cette remarque, qui ne figure que dans l'un des deux manuscrits (ms. B), est sujette à caution. Elle survient dans le cadre de l'objection faite aux partisans des facultés, qui tiennent l'Enten­dement et la Volonté pour des êtres réels. Spinoza veut simplement montrer, par l'analogie avec le corps et l'esprit, le non-rapport qui sépare irréductiblement les deux prétendues facultés, et qui rend par conséquent impensable leur fonctionnement conjoint ou le passage de l'une à l 'autre. Le procédé est acrobatique, puisque l'analogie n'est possible qu'en adoptant temporairement le point de vue de l'adversaire : Spinoza n'entend pas réduire la dualité de l'esprit et du corps, mais plutôt montrer qu'elle est formelle et non pas numé­rique. D'autre part, la chimère désigne généralement la confusion de deux essences sous le même attribut. Mais n'est-ce pas finalement le

1 . Ibid. , II, chap. 1 6, § 3, n. 2.

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cas, ou du moins la tendance illusoire que stigmatise Spinoza ? La conception, ou la non-conception traditionnelle de l'union de l'esprit et du corps, consiste à chercher une transition de l'un à l'autre, sur un plan homogène. C'est la critique qui sera faite à Des­cartes et à sa fameuse glande pinéale, dans la préface de la v• partie de l'Éthique : le prétendu point d'échange entre l'esprit et le corps appartient encore à l'étendue, il consiste à les relier sous le même attribut, comme s'il s'agissait de deux natures différentes. En conce­vant donc strictement le rapport de l'aimant à l'aimé sur le mode épistémologique d'une relation objectale, l 'union n'a plus à conjurer le risque d'une chimère.

Cependant, le problème rebondit. Spinoza ne dit certes pas que le corps et l 'esprit diffèrent essentiellement : le concept de l'esprit comme « idée du corps » implique qu'il tienne son essence de son objet - « notre esprit, en tant qu'idée du corps, tient à la vérité de lui son essence » 1 • Mais alors, l 'esprit ne va-t-il pas changer de nature - se transformer - en s'unissant à un autre objet ? Le corps auquel l'esprit est « uni » ne se transforme pas sans que celui-ci également se transforme2• Enfin, l'union avec cette chose immuable et éternelle qu'est la nature divine bouleverse radicalement la vie d'un homme, et l'ampleur ou le statut de ce bouleversement restent précisément à définir. La théorie de l'amour et de sa conversion invoque un rapport perceptif de l 'esprit au corps propre puis à Dieu, et s'accorde ainsi au concept d' « idée du corps » ; mais elle en diverge gravement quant aux conséquences du changement d'objet. C'est l'équivoque du salut ou de la conversion : perfectionnement ou transformation ? Spinoza cherche la formule philosophique de la « seconde naissance >> : un renouvellement du même, une rupture qui ne soit pas transforma­tion. Si le salut est du côté de l'utile ou de notre élément propre, la « réintégration » a pour objet de nous rasseoir en nous-mêmes : une transformation annulerait toute idée de salut, ou plutôt maintien-

1 . Ibid. , Il, chap. 22, § 5, note. On objectera bien entendu que les notes du Court traité ne sont pas contemporaines du corps du texte. Gardons cependant à l'esprit que Spinoza n'a pas jugé bon de refondre son texte, mais seulement de l'annoter et d'y adjoindre des appendices. Nous sommes donc fondé à examiner la compatibilité des concepts d'union et d'idea corporis : l'ancienneté du premier ne le rend nullement caduc, il est seulement l'objet d'une réinterprétation implicite. Le Court traité n'est pas un palimpseste mais un original dont le sens n'est sans doute plus tout à fait le même lorsque Spinoza le relit pour l'annoter.

2. Ibid. , II, préface, note, § X.

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drait le problème en l'état, l'être nouveau n'ayant strictement rien gagné à « sa » métamorphose.

La théorie de l 'amour du Court traité est donc tiraillée entre deux lignes logiques opposées . Tantôt, conformément au concept de l'esprit comme « idée du corps », l'essence n'est pas indépendante de l'objet, l'amour étant une relation essentielle ; tantôt le texte nous donne le sentiment que l'esprit constitue à lui seul l'essence d'un homme, le corps n'étant qu'un de ses objets possibles, indifférent à son essence. On dirait que Spinoza tente de faire coexister la conception neuve de la solidarité esprit-corps, qui triomphera dans l'Éthique, avec l'ancien schéma moral suivant lequel notre âme seule nous appartient, le corps étant une puissance étrangère. Spinoza détient déjà une théorie du corps propre, mais sa théorie de l'amour la contredit.

A vrai dire, le texte ne tient qu'au prix d'une cohésion assez lâche. Si en effet l'idée change à mesure que son objet change, l'union avec autre chose nous constitue nous-mêmes autrement : le salut, dans ces conditions, n'est-il pas une métamorphose ? Bien plus, avant de parler d'union de l'esprit avec le corps, Spinoza évoque l'union avec des choses périssables : si nous suivons ce rai­sonnement, l'esprit ne doit-il pas devenir l'idée non pas seulement du corps mais d'une quantité d'autres objets ? Ne devient-il pas l'esprit d'autre chose ? La longue note du Court traité ne fait men­tion que de la naissance et de la mort, c'est-à-dire d'une transforma­tion du corps propre : l 'esprit ne se transforme pas en délaissant le corps pour autre chose, mais en assumant le contrecoup des trans­formations du corps. Encore une fois, le texte superpose et par moments conjugue des strates théoriques hétérogènes .

Spinoza commence par dire que l'idée et son objet sont nécessai­rement unis parce qu' « aucun des deux ne peut exister sans l'autre » 1 : cela vaut donc aussi pour le rapport de l'esprit et du corps. Puis, s'agissant de Dieu, il énonce que notre union avec lui est naturelle, car « nous ne pouvons sans lui ni exister ni être conçus >>2 • On perçoit à la fois la ressemblance et la dissymétrie de ces deux relations : la seconde est sans réciprocité. Ou plutôt la pre­mière est une relation de présupposition réciproque, chacun des ter­mes n'ayant de sens que relativement à l'autre ; la seconde est une

1 . Ibid. , II, chap. 20, § 4, n. 3, 1 0• point. 2. Ibid. , II, chap. 22, § 3 .

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relation d'implication, pensée sur le mode de la participation. Notre idée suppose celle de Dieu, parce que nous participons de lui ; sans doute le rapport de l'idée et de l'objet acquiert-il une valeur ontolo­gique avec le concept d'idée du corps, mais il n'en diffère pas moins du rapport ontologique de la partie et du tout. En fait, c'est seule­ment parce que l'âme devient l'instance de référence, prenant ten­danciellement sur elle toute l'essentialité de l'être humain, que le rapport au corps propre et le rapport à Dieu peuvent apparaître sur le même plan, comme concurrents . Car la question est bien celle de leur concurrence : n'est-ce pas seulement un effet rhétorique, lié à la dramatisation du processus de salut ?

Si nous sommes par nature unis à Dieu, alors l'union ne se confond pas avec l'amour, qui en est seulement la forme consciente. C'est pourquoi Spinoza parle de « cette union que par nature et par amour nous avons avec Dieu )) 1 • Inversement, la conversion une fois acquise, l 'union avec Dieu relègue au second rang l'union avec le corps, qui n'en persiste pas moins. Cela conduit en fait à relativiser le paradoxe de la conversion : l'amour, à la différence de l'union, n'a pas de rôle ontologique, et nous ne devons pas croire que Spi­noza limite l'essence à l'âme. Contrairement à certaines de ses for­mules, nous devons considérer amour et union comme des concepts à certains égards distincts . Tout homme naît uni à un corps d'une part (comme « première cause )) de son âme, « première chose )) qu'elle perçoit)2, uni à la Nature-Dieu d'autre part. Mais son amour, lui, est exclusif, et se porte ou bien sur le corps et sur ce qui l'affecte, ou bien sur Dieu seul .

Cette lecture n'est bien sûr pas entièrement justifiée. Nous butons à nouveau sur des formules qui mettent à mal le concept d' « idée du corps )) en identifiant l'union et l'amour : « Que si l'esprit est uni seulement (aileen) au corps et que ce corps périsse, il doit aussi périr ; car s'il est privé du corps qui est le fondement de son amour, il doit aussi périr avec lui. ))3 À l'inverse, si l'esprit est parvenu à s'unir à Dieu, le corps ne l'emporte plus avec lui dans la mort : il est délié de son union avec le corps, et celle-ci n'est donc plus essentielle. Spinoza développe ainsi une conception très abs­traite : l'union avec le corps devient un cas parmi d'autres, un tout

l. Ibid. , II, chap. 22, § 4. 2. Ibid. , II, chap. 22, § 5 . 3 . Ibid. , II, chap. 23, § 2, 1 •• point.

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quelconque et fortuit qui a pour seul privilège d'être le premier dans la vie de l'esprit et qui peut être défait : « . . . l 'esprit, en qualité d'Idée du corps, lui est uni en sorte que lui et ce corps forment de cette façon un tout. >> 1 Et surtout :

« Le premier objet dont l'âme acquiert ainsi la connaissance étant le corps, il en résulte que l'âme a pour lui de l'amour et est ainsi unie à lui . Mais . . . comme nous voyons clairement qu'un amour est détruit par l'idée que nous pouvons acquérir d'une autre chose meilleure, il suit de là clairement que, si nous commençons une fois à connaître Dieu, du moins d'une connaissance aussi claire que celle que nous avons de notre corps, nous lui serons unis aussi plus étroitement qu 'avec notre corps et serons détachés de ce dernier. Je dis plus étroitement parce que j 'ai déjà démontré que nous ne pouvons sans Dieu exister ni être conçus, et parce que nous le connaissons non par quelque chose d'autre (comme c'est le cas pour tout ce qui n'est pas lui), mais par lui-même et devons le connaître ainsi, comme nous l'avons déjà dit. On peut dire que nous le connaissons mieux que nous ne nous connaissons nous-mêmes, puisque sans lui nous ne pouvons aucunement nous connaître. » (Court traité, II, chap. 19 , § 14.)

Ce passage laisse entendre une contemporanéité des deux unions, l'union avec Dieu étant seulement « plus étroite » que l'union avec le corps, et impliquant un « détachement » à l'égard de ce dernier. Cette supériorité de l'une sur l'autre vient de ce que nous impliquons Dieu, d'un enveloppement essentiel, puisque nous en sommes une partie. La vie tournée vers Dieu est ce détachement relatif qui aboutit à une survie de l'esprit en dépit de la mort du corps. Mais Spinoza a parfois des accents plus tranchants, comme si l'union était elle-même exclusive, et non seulement l'amour : « . . . nous avons observé en outre que l'esprit peut être uni ou bien au corps dont elle est l 'idée ou bien à Dieu sans lequel elle ne peut exister ni être conçue (of met het lichaam . . . of met God . . . ) »2•

Or, si l'esprit peut ainsi prendre congé du corps sans renier sa propre essence, mais au contraire pour se parfaire et assurer son salut, c'est que toute l'essence d'un homme s'y condense. Rien ne le dit mieux que cette remarque, au moment d'invoquer la « régénéra­tion » : « . . . car notre première naissance a eu lieu alors que nous nous sommes unis au corps. »3

1 . Ibid. , II, chap. 19 , § 9 . 2. Ibid. , I I , chap. 23 , § 1 . 3 . Ibid. , II, chap. 22, § 7 .

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Pour compliquer encore les choses, le concept d' « idée du

corps » vient contaminer l'analogie des deux rapports, au corps

propre et à Dieu, et semble dès lors supposer une certaine fusion ou

identification avec Dieu. Voici que resurgit le spectre de la transfor­

mation, de manière cette fois compatible avec le salut puisqu'elle

implique une élévation - une apothéose. S'il y a bien une analogie, en effet, entre les deux rapports, et d'autre part aussi entre ces deux relations à l'objet que sont l'amour et la connaissance, alors l'esprit, d'idée du corps qu'elle était primitivement, devient idée de Dieu _ quoique « en quelque mesure )) ( eenigzins) et non « comme il est )) (zo hy is) , c'est-à-dire comme il se pense lui-même1 • Cette fusion est

donc partielle, ou plutôt unilatérale, sans réciprocité. Il est sympto­matique que Spinoza se taise ici sur la question de l'essence, bien qu'il ait suggéré que l'essence elle-même n'était pas modifiée par l'amour2• Il est non moins symptomatique que cette idée soit contre­dite à la fin du livre, si du moins, dans le chapitre 26, nous interpré­tons dynamiquement la première proposition du § 8 : « . . . dans la mesure où, ayant plus d'essence, elles sont plus étroitement unies à Dieu . . . )) La lettre du texte suggère une hiérarchie des êtres naturels, mais Filippo Mignini déchiffre ici une participation croissante à l'essence divine3• Car telle est la relation de participation qu'elle per­met une identification partielle sans altération essentielle . Quand

1 . Ibid. , Il, chap. 22, § 2. 2. Ibid. , Second dialogue, § 4. Les commentateurs témoignent tous ici de leur

embarras. Gilbert Boss, se référant implicitement à I'eenigzins du chap. 22, suggère que l'âme « peut aussi devenir dans une certaine mesure une Idée de Dieu » (op. cit. , p. 1 52), mais ne soulève pas la difficulté qu'une telle proposition implique : l'âme cesse-t-elle alors de se définir comme idée du corps ? Et dans quelle mesure s'identifie-t-elle à Dieu ? Il risque pour finir une formule qu'il sait inacceptable, mais qui a le mérite d'indiquer assez précisément, quoique fugitivement, le problème : « Le sage accède effectivement, par une "seconde naissance", à une immortalité qui n'est plus celle du corps sensible, mais celle de son nouveau corps, si l'on peut dire, c'est-à-dire celle de l'être éternel qui est devenu l'objet de son amour. » (p. 1 53 . ) G. Boss invoque en somme un corps mystique, celui de Dieu ou de son Fils, rappe­lant non plus le baptême mais l'Eucharistie. On sait quelle sera à cet égard la trou­vaille géniale de l'Ethique : l'esprit en tant qu'il « exprime l'essence du corps sous la catégorie de l'éternité » (V, 23, sc.) . On se reportera ici au commentaire de Filippo Mignini, op. cit. , p. 723-724 : « Ma poiché il soggetto dell'amore verso Dio è la mente intesa pur sempre come idea del corpo, come potrà quell'amore non solo sus­sistere ma conservarsi come parte imperitura di qu<;lla stessa mente, quando questa venga meno ? » F. Mignini souligne que, dans !'Ethique, l'immortalité de l'esprit sera fondée sur la définition de ce dernier comme idée de l'essence du corps, qui en tant que telle est éternelle.

3. Op. cit. p. 749.

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Spinoza dit que l'union avec Dieu se renforce, il veut parler de notre conscience de cette union ; mais il est vrai que cette conscience accorde la façon de vivre de l'homme à la condition ontologique qui est la sienne, si bien qu'il est possible de parler de renforcement ou d'intensification de cette union au sens ontologique du terme.

Si nous demandons en résumé pourquoi Spinoza a rejeté cette première conception de l'amour intellectuel de Dieu, la raison prin­cipale est la contradiction entre le concept de l'esprit comme « idée du corps » et l'analogie qui conduit à traiter au même plan, de façon très abstraite, l'union avec la nature-Dieu qui constitue la conversion éthique et l'union actuelle avec le corps. C'est toute l'équivoque d'un rapport épistémologique immédiat conçu comme amour. En outre, cette conception tend à définir l'essence par le seul esprit. Dans l'Éthique, cette équivoque sera levée et par l'abandon de l'analogie (et de l'idée corrélative, dépendante de la tradition, d'amour du corps), et par la création d'un nouveau concept, l'essence du corps exprimée sub specie aeternitatis (V, 29 sq.). Il ne pourra plus être question alors d'une double naissance, par la chair puis par l'esprit, et la philosophie comme pratique devra trouver une nouvelle image d'elle-même.

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2. LA TRANSITION ÉTHIQUE DANS LE TRAITÉ DE LA RÉFORME

DE L 'ENTENDEMENT

Spinoza pose donc une deuxième fois la question de la transi­tion. L'intérêt du Traité de la réforme de l 'entendement pour notre enquête est le suivant : 1 o le problème est celui de l'incompatibilité de deux instituta vitae ; 2° chacun d'entre eux se caractérise par un type d' « amour » particulier (ou de détermination de l'effort) ; 3° l' institutum primitif dont nous devons faire le deuil trahit un état de transformation tendancielle.

1 . Logique de la transition éthique : conversion et dilemme

L'intérêt du prologue du Traité de la réforme est de proposer le récit de la transition. On sait que la première phrase, d'une excep­tionnelle densité, introduit le lecteur dans la double temporalité de la césure ( « Postquam me experientia docuit, . . . » F et du délai ( « . . . constitui tandem inquirere . . . », repris avec insistance au début de la seconde phrase, « Dico, me tandem constituisse : . . . » )3 • P.-F. Moreau4 a récemment montré que les deux énoncés censés

1 . L'analyse qui suit s'attachant particulièrement à certains détails littéraux du texte, il nous a paru préférable, bien que pédant, de citer directement le latin et de renvoyer la traduction en note.

2. « Après que l'expérience m'eut enseigné, . . . » Nous reprenons ici la traduc­tion de P.-F. Moreau, ainsi que son découpage en paragraphes, identique à celui de Koyré.

3. « . . . je résolus enfin de chercher. . . », « Je dis : "je résolus enfin" : . . . » 4. P.-F. Moreau, Spinoza. L 'expérience et l 'éternité, p. 75 .

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constituer à première vue le contenu de la leçon empirique ne ren­voyaient pas au même moment : « Postquam me experientia docuit, omnia, quae in communi vita frequenter occurunt, vana, et futilia esse : . . . »1 et « . . . cum viderem omnia, a quibus, et quae timebam, nihil neque boni, neque mali in se habere, nisi quatenus ab iis animus movebatur, . . . >r sont séparés, dans la chronologie subjective, par toute une période précaire à laquelle renvoie l'adverbe tandem. Déjà Léon Brunschvicg soulignait que cette phrase introductive résume à elle seule tout le trajet décrit dans le prologue3 • On souscrira d'autant plus volontiers à la conclusion de Pierre-François Moreau que le second énoncé réapparaît au § 9, précisément dans le temps de la découverte, et sur son versant descendant, juste après le paroxysme du § 7. La césure initiale est donc à double détente, et comporte une durée concrète qui mène le sujet de l'enseignement empirique initial, qui lance le processus, à la « réforme » propre­ment dite ( emendatio) , annoncée par le titre. Cet enseignement, en effet, qui induit sans doute une désaffection tendancielle à l'égard des occupations de la vie ordinaire, ne suffit pas encore à effectuer ce qui s'annonce comme un renoncement nécessaire ( « . . . rejectis

1 . « Après que l'expérience m'eut enseigné que tout ce qui arrive fréquemment dans la vie commune est vain et futile ; . . . »

2. « . . . alors que je voyais que tout ce que je craignais, ou par quoi j 'éprouvais de la crainte, n'avait en soi rien de bon ni de mauvais, si ce n'est dans la mesure où il suscitait un mouvement dans mon esprit, . . . »

3. L. Brunschvicg, Spinoza et ses contemporains, p. 4. Brunschvicg a l'originalité de ne citer la phrase initiale qu'au terme de sa paraphrase du prologue. Il laisse toutefois entendre que le jugement vana & futi/ia, qu'il ne sépare pas de l'énoncé sur le bien et le mal, vient à la fin du processus. Aussi présente-t-il les cho­ses comme si Spinoza, au début, n'était mû que par une curiosité théorique, ou par un vague impératif moral ( « Les hommes ont des genres de vie différents, chacun doit choisir le sien. . . Spinoza commence par regarder les hommes autour de lui. Comment vivent-ils ? . . . », p. 1 ) . Son intention est juste, lorsqu'il centre le spinozisme sur la question « comment vivre ? » ; mais il ne va pas assez loin, la question reste pour lui théorique, alors que le prologue la fait surgir du cours même de l'existence. Sa paraphrase, où la tension dynamique se perçoit très faiblement, présente un sujet volontaire de style cartésien : « à force de méditer cette contradiction, il se tourna vers le remède . . . il résolut de le chercher de toutes ses forces » (p. 3-4), trahissant la lettre du texte : cf. infra, nos remarques sur l'emploi du verbe cogo, pousser, forcer, contraindre.

A l'opposé, Victor Delbos, qui commence également son livre par l'évocation du prologue, met l 'accent sur ce qui sépare le doute spinoziste du doute cartésien : « Le doute dont part Spinoza est un doute pratique, engendré et fortifié par des inquié­tudes, des déceptions et des tristesses réelles : d'où la nécessité urgente de le surmon­ter. On peut se dispenser de la science, non de la vie » (Le problème moral dans la philosophie de Spinoza et dans l 'histoire du spinozisme, p. 1 6) .

·

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caeteris omnibus . . . » ) 1 , lequel suppose - tout comme dans le Court traité l'ignorance et les passions ne sont pas rejetées avant qu'advienne la connaissance, car c'est la connaissance qui les fait refluer - une conversion positive de l'affectivité vers un autre type d'objef. Or - et c'est là la raison de l 'espace ouvert par l'adverbe tandem - le nouvel objet n'est pas encore connu, et sa découverte s'avérera supposer à rebours la rupture dont il paraît d'abord la condition. L'originalité du prologue est de décrire une dynamique complexe qui résout le dilemme, et qui, aux antipodes d'une méthode issue d'un raisonnement a priori, ne se dégage qu'au fil d'une expérience irréductible : nous y verrons un désir en suspens, pris entre sa déception et son incertitude, et découvrant au fur et à mesure les conditions de sa propre reconquête.

En quoi consiste le dilemme ? Tant que le vrai bien n'est pas connu, tant que son existence et la possibilité de son obtention ne sont pas certaines, la perspective est celle du vide ou du néant : « . . . primo enim intuitu inconsultum videbatur, propter rem tune incer­tam certam amittere velle : . . . »3 Or, les biens ordinaires, même desti­tués du rang suprême, n'égalent pas le néant : ils offrent des « avan­tages )) ( commoda) certains. Aussi rentrent-ils en faveur, lorsqu'on les compare au néant. Les atermoiements décrits au § 2 semblent ainsi rouvrir la question de savoir si le bonheur suprême ne consiste pas dans les biens ordinaires, sur un mode hypothétique ou scep­tique qui tranche avec la certitude empirique énoncée dans la pre­mière phrase. On dirait d'un mouvement de reflux : l'incertitude de l'alternative engendre une tendance qui contrebalance le mouvement de désaffection.

La première phrase envisage donc une mutation radicale de l'affectivité. Non certes une transformation, puisque le sujet - ici l'animus - est supposé implicitement demeurer identique à lui­même ; mais plutôt une conversion, une mutation radicale affectant le choix d'objet du désir, marquée par le balancement ab iis animus movebatur 1 a quo solo, rejectis caeteris omnibus, animus afficerentur. De là l'idée d'abandon et de renoncement (amittere, abstinere, § 2 et 6) qui plane sur tout le prologue, et qui en constitue le dilemme.

1 . « 0 0 . une fois tout le reste rejeté, 0 0 . » 2. Cf. la symétrie des expressions « ab iis animus movebaturo o . , » et « 0 0 . a quo

solo, 0 0 . animus afficeretur ; o o · ». 3. « . . . car à première vue il semblait inconsidéré, pour une chose encore incer­

taine, de vouloir en abandonner une certaine : 0 0 . »

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D'emblée, une alternative est posée, qui semble compromettre d'avance toute solution moyenne. Or la pratique vient immédiate­ment contredire la simplicité théorique de ce choix : il comporte une part de risque, parce que le terme alternatif n'est qu'un concept vide, l'idée d'un bien dont nous ne possédons que la forme, sans savoir encore s'il existe ni s'il peut être atteint. Une éventualité est donc que ce choix ne s'effectue qu'entre un tout dévalué et rien - ce qui du même coup entraîne une réhabilitation au moins partielle ou tendancielle du tout ( « . . . videbam nimirum commoda. . . et si forte summa felicitas in iis esset sita . . . »1 , § 2, hypothèse qui en elle-même vient contredire la fin de la première phrase) . Mais l'autre éventua­lité est que d'opter pour ce tout compromette les chances d'atteindre au bien suprême. Le dilemme réside donc en ceci : l 'obtention de la certitude quant au second terme du choix dépend du choix lui-même.

Déjà, dans le Court traité, l'hypothèse de l'absence de vie éter­nelle entraînait la revalorisation des biens ordinaires, aux yeux de « grands théologiens » . Seulement, Spinoza dénonçait là un sophisme, et il comptait sur la force de notre désaffection à l'égard des biens ordinaires pour échapper à cette illusion, le temps du moins de découvrir le bien suprême et d'en jouir. C'était alors plus qu'une désaffection : un sentiment de tristesse maximale - la perdi­tion - à l'idée de continuer à les poursuivre. Spinoza ne prenait donc pas au sérieux le risque de reflux : il n'y voyait qu'un raisonne­ment contradictoire, non pas une tendance subjective nécessaire. Et il allait tout droit à la question de l'utile, où se réanimait l'effort d'autoconservation, la poursuite des biens ordinaires ne s'avérant plus seulement vaine (ne procurant aucun salut), mais ruineuse, vec­teur de perdition. Dans le Traité de la réforme, au contraire, la démonstration par l'utile, qui a pour objet de transformer une indif­férence croissante en répulsion, ne commence qu'au § 6 : il faut attendre que la question devienne subjectivement nécessaire.

Nous évoquons un reflux, après l'élan initial : mais n'est-ce pas l'écriture même du prologue qui obéit à une logique de flux et de reflux ? On a souvent qualifié de formalisme la façon dont Spinoza présentait ses atermoiements tout en anticipant clairement leur issue. Le régime d'écriture requis par le problème qu'il pose ne sau-

1 . « . . . je voyais bien quels avantages . . . et si par hasard la félicité suprême était contenue en eux . . . »

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rait pourtant être celui du suspense. L'étude du prologue est mal­commode, et le lecteur est enclin à en incriminer la construction maladroite : on n'y discerne aucune succession claire, malgré la pro­gression générale, et toute tentative scolaire de découpage semble découragée d'avance. Le § 1 présente deux événements : la leçon empirique et la résolution qui s'ensuit. Le § 2 revient sur la fin du précédent pour creuser un écart entre leçon et résolution, en raison du dilemme des gains et des pertes, l'une des branches de l'alternative étant très incertaine. Les § 3 à 5 rejettent une première solution qui serait celle du compromis, au motif que les modes d'existence en lice s'excluent réciproquement ; ils proposent une pre­mière digression sur les trois biens ordinairement poursuivis, volupté, honneurs, richesse. Les § 6 à 9, forts de cette exclusion réci­proque, soulèvent la question de l'utile, et rappellent le dilemme pour en atténuer aussitôt l'ampleur : commence alors une nouvelle digression sur les trois biens, dont le but est de montrer leur carac­tère nuisible (c'est la vraie solution) ; à ce stade, la résolution est prise. Les § 1 0 et 1 1 , par contraste, présentent la forme du vrai bien, mais reviennent sur une réserve formulée dans le développement précédent quant à la capacité d'assumer la décision prise (§ 7) , pour y répondre par la dynamique de l'exercice et la réhabilitation rela­tive des trois biens à titre de moyens (complément de la solution) . Dès lors, le dilemme est levé, et l 'écriture peut reprendre sans obs­tacle sa marche énonciatrice, sur un mode linéaire.

On sait que la solution du dilemme est aux antipodes du pari ; Spinoza est manifestement à la recherche d'une dynamique de choix qui exclue l'acte de foi . Il se garde néanmoins de simplifier le pro­blème en annulant le paradoxe d'un choix qui se présuppose lui­même. L'issue réside alors dans une dynamique interne au dilemme. Et c'est le deuxième impact de l'expérience, sur le chemin de la « réforme )) : le texte multiplie les videbam, viderem, vidi, « je voyais )) , « je vis )) - autrement dit j 'apprenais au fur et à mesure, en faisant, non pas en raisonnant. Dans le Court traité, la dynamique de salut résidait dans le sentiment aigu de perdition, puis dans l'expérience positive d'une jouissance inouïe, le premier étant le pivot d'un retournement, le second, - le moment d'inscription dans l'irréversible. De même ici, l'effort ultime et par-delà l'espoir d'un grand malade (§ 7), sursaut pur car immotivé de la vie, provoque et trouve sur son chemin l'expérience qui l'exauce - à la fois promesse de jouissance et anticipation fugace quoique bien réelle de cette

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jouissance, promesse d'autant plus fiable qu'elle donne à voir et à goûter d'avance ce qu'elle promet. Il y a là comme une providence immanente, heureuse rencontre qui n'est due qu'aux efforts propres du sujet, à son entêtement vital, non à quelque concours externe. La foi ne sauve pas, chez Spinoza - mais la puissance, mais la protesta­tion sourde de la vie.

Il est toutefois remarquable qu'à la différence du Court traité, l'effort ultime ne soit cette fois pas disponible d'avance. La cons­cience de l'utile n'est à l'ordre du jour qu'à partir du § 6. En fait - l'adverbe enim du § 7, à première vue étrange, s'éclaircit - le remède est incertain, mais sa recherche, d'être adossée au péril suprême, devient en elle-même bonum certum. Alors renaît l 'espoir, vide mais d'une autre nature que les espoirs évoqués auparavant, au § 5. Ce qui est certainement bien, souverainement bon, c'est de cher­cher à éviter la mort et à nous conserver dans la forme d'existence qui est la nôtre (concept de l'utile propre) . Le bien suprême s'anticipe donc lui-même, sans contradiction, dans l'effort qui lui est enfin dédié. La suite montrera qu'il n'y a pas de différence entre recherche et possession, pour autant que l'effort de conservation de l'être réconcilié avec soi ne fait qu'un avec le summum bonum. Entre recherche et possession, la différence est de degré, non de nature : le processus qui conduira au rejet de l'ordinaire et à l'affermissement du nouveau, s'il n'est pas achevé, est du moins déclenché.

Comment définir alors la phase pratique qui accomplit la transi­tion ? C'est l'objet du § 1 1 , qui clôt ce qu'on a coutume d'appeler le prologue. Spinoza y revient sur cet espoir au-delà de l'espoir décrit au § 7, ultime sursaut face au péril suprême, pour en développer les implications. Il rappelle (fin du § 1 0) la réserve alors formulée quant à la recherche : modo possem serio deliberare, « pourvu que je puisse délibérer sérieusement » . L'effort est là, disponible, mais tout se passe comme si les conditions de son déploiement manquaient encore. La conversion tout juste amorcée doit encore s'accomplir, et la partie n'est pas jouée : « Nam quamvis haec mente adeo clare per­ciperem, non poteram tamen ideo omnem avaritiam, libidinem, atque g/oriam deponere »1 (fin du § 1 0) . La condition nécessaire à une conversion immanente - sans appel ni secours - est requise, mais ne suffit pas encore à l'effectuer. Du moins la balance est-elle désor-

1 . « Si clairement en effet que ma pensée perçût cela, cependant je ne pouvais pour autant renoncer au désir des richesses, au plaisir et à la gloire. »

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mais rééquilibrée : l'esprit en a fini avec sa « distraction », ou son occupation exclusive par ce qu'il prend à tort pour le souverain bien, même s'il n'est pas encore exclusivement conquis par le vrai bien, selon l'exigence du t er paragraphe. Versabatur répond au ver­sari du § 7 : ce n'est plus vers le « péril suprême » que le sujet est « tourné >> ou encore « plongé », au comble de sa « distraction », mais vers les pensées qui précisément dénoncent ce péril, et conçoi­vent par contraste la forme du vrai bien. Aussi cette nouvelle orien­tation naissante s'accompagne-t-elle d'un mouvement inverse, aver­sabatur, par lequel le sujet « se détourne >> des trois objets du désir courant, accomplissant ce que la leçon empirique initiale ne faisait qu'ébaucher négativement. Le mot s'oppose à distrahitur (§ 3-5), exprimant un mouvement contraire ou correctif - le mouvement même de l' emendatio . Le mouvement de conversion a donc com­mencé ; mais c'est un lent mouvement dont l'issue n'est pas sûre, tout le contraire d'un basculement instantané.

Or cela même constitue la seconde révélation empirique, après la leçon initiale : ce début de conversion est bien la conversion entière, mais sur un mode fugitif. Spinoza dit en effet sans équivoque qu'à ce stade le souverain bien est connu, même si cette connaissance est perfectible ( « . . . postquam tamen verum bonum magis ac magis mihi induit . . . » J I ; ce qui, relevons-le, confirme l'identité de la recherche et de la possession. Ou, plus exactement, la recherche est une pos­session encore trop rare et trop brève. L'esprit découvre donc le vrai bien dans son effort pour le chercher, et découvre secondairement que cette expérience du vrai bien comporte sa propre dynamique, autrement dit tend par elle-même à devenir plus fréquente (jrequen­tiora, § 1 1 ) et plus longue. Une oreille différentielle réentendra ici, en écho, le frequenter de la première phrase du prologue : le mot ne renvoie plus à présent à la réitération cyclique ou discontinue qui caractérise la vie ordinaire, mais à la suture progressive d'une durée segmentée qui tend vers la continuité de l'éternel . Enfin - troisième élément de cette nouvelle révélation empirique - nous assistons à la correction du problème initial, qui ouvre définitivement le champ au mouvement de conversion. Le problème était mal posé tant qu'on voyait dans les trois biens périssables l'ennemi ; en vérité, l'ennemi est seulement la tendance qui les vise comme une fin

1 . « . . . au fur et à mesure cependant que j 'appris à connaitre de mieux en mieux le bien véritable . . . »

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suprême. Dès lors la conversion récupère à son compte toute la force d'attraction de ces trois instances (ce que le § 2 appelait leurs commoda, leurs « avantages »), jusque-là dirigée contre elle : réinves­ties à titre de moyens, elles deviennent de précieux auxiliaires : « . . . sed contra ad finem, propter quem quaeruntur, multum condu­cent . . . »1 Toute la résistance initiale à la conversion, qui obligeait au détour dramatique par le péril suprême pour y réveiller l'énergie décisive, consistait en effet dans ces « avantages » qui n'échappent à personne. Le problème mal posé avait un corollaire, la tentative naïve et absurde d'un compromis ; on découvre à présent que les biens périssables sont conciliables avec l' institutum novum - mais précisément parce qu'on croyait à tort qu'ils constituaient l' institu­tum communi vitae.

Spinoza ne se contente donc pas de montrer l'impossibilité d'un compromis, car celle-ci nous laisse devant une aporie pratique qu'il faut résoudre. Nous avons rappelé qu'il ne pouvait être question, du fait de l'alternative du certain et de l'incertain, de renoncer brutale­ment aux biens ordinaires, si grande soit notre déception à leur endroit. Alors survient une nouvelle invocation de l'expérience : « perveni, ut viderem » (§ 7), puis « Hoc unum videbam . . . Nam vide­ham. . . postquam vidi . . . » (§ 1 1 )2 • Cette expérience est celle de la méditation, qui nous apprend deux choses : l 'une, théorique, bien qu'elle ait dès lors un effet pratique de persuasion, est la supériorité du bien recherché sur les biens ordinaires. Sans doute, nous ne pou­vons encore préjuger de son contenu, mais nous en connaissons au moins la forme, celle d'un bien stable et procurant une joie pure, propice dès lors à assurer notre salut, tandis que la poursuite des biens périssables nous éloignent du souci même de notre salut. L'autre enseignement empirique est pratique : l 'exercice même de la méditation contribue à détacher le sujet des faux biens, du moins pendant le temps de la méditation. Or la pratique crée sa propre habitude, renforcée par la prise de conscience progressive du vrai bien, et surtout par la découverte d'une clé : le problème est moins de renoncer purement et simplement aux faux biens pour pouvoir se mettre en quête du vrai que de rétablir une hiérarchie inversée, celle

1 . « . . . bien au contraire : ils contribuent beaucoup à nous conduire vers la fin que nous cherchons . . . »

2. « Je parvins à voir », « Je voyais seulement. . . car je voyais . . . après que j 'eus VU . . . »

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des moyens et des fins. Ainsi, les faux biens s'avèrent être tout de même des biens, quoiqu'à titre de moyens, assujettis à la poursuite du bien suprême (mais tant que leur relativité est méconnue, ils apparaissent fallacieusement comme les seuls biens) . On n'y verra pas un retour au compromis, d'abord évacué : l'incompatibilité des instituta reste entière, mais sa nature est corrigée. Ce qui ne peut se concilier, ce ne sont pas les biens périssables et le bien stable, mais un mode de vie qui voit dans les premiers une fin en soi, et un autre qui y voit seulement un moyen. Dès lors, les commoda procurées par les biens périssables ne sont plus un obstacle à la recherche du vrai bien, ni un démenti, faute d'alternative, au sentiment de désaf­fection que nous éprouvons à leur égard : ils ne nous laissent pas indifférents, mais nous n'y voyons plus notre salut. La levée de l'équivoque favorise l'abandon de l'ancien mode d'existence.

2. Le rôle de /' « effort »

On ne saurait assez souligner l'importance de l'idée de force, de contrainte, d'effort, dans tout ce prologue. Le dilemme, cet effort aberrant mais inévitable de maintenir ouverte la question absurde du compromis, débouche sur ce que Spinoza présente comme la seule issue possible : une réflexion au sujet de l' « utile ». Mieux encore, le dilemme force à penser l'utile ( « . . . cogebar inquirere, quid mihi esset utilius . . . », § 6) 1 • Cogebar, qui avait au § 2 un sens pure­ment logique, lié à un raisonnement hypothétique, prend désormais un sens dynamique ou catégorique, encore plus net au paragraphe suivant ( « Videbam . . . me cogi, remedium, quamvis incertum, summis viribus quaerere ; . . . » ) 2. Il est remarquable que la réappropriation de l'effort propre, qui dans l'Éthique sera pensée en termes d' « acti­vité », ait pour point de départ une contrainte. Il n'y a pas de con­tradiction, mais le passage d'un régime de nécessité à un autre, d'une nécessité contrainte à une nécessité libre, comme dira la lettre à Schuller. Les formulations passives montrent seulement combien la décision est ici étrangère à un choix volontaire de type cartésien. L'effet de contrainte correspond à un degré de maturation de

l. « . . . je fus contraint de rechercher ce qui m'était utile .. . » 2. « Je me voyais . . . contraint de chercher de toutes mes forces un remède, si

incertain fût-il ; ... »

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l'esprit tel que la décision, ou la conversion, ne peut qu'en résulter. « Hoc unum videbam, quod, quamdiu mens circa has cogitationes ver­sabatur, tamdiu ilia versabatur et serio de novo cogitabat insti­tuto ; . . . » (début du § 1 1 ) 1 : le sujet assiste en spectateur à la muta­tion de l'esprit, qui n'est autre que la sienne propre. Jamais le sujet en tant que tel n'a été moins pensant. Témoin opérant, mais non pas volontaire, de son propre devenir-actif, il se confond avec un processus auquel il ne commande pas.

Si l 'entrée en scène du concept d' « utile » nous paraît si décisive, c'est qu'il est le critère par rapport auquel les instituta s'opposent et se hiérarchisent en dernière instance. Et le moment de son appari­tion est aussi celui où la dynamique se relance, désormais en faveur de la recherche. Spinoza justifie en deux temps l'opposition ou l'incompatibilité (opposita, § 6) : d'abord par la « distraction » inhé­rente à la poursuite des trois biens périssables ; ensuite par la posi­tion respective des deux instituta eu égard à l'utile ou à l'autoconservation. Mais ces deux temps sont liés, dans la mesure où la « distraction » ne détourne pas l'esprit de la méditation sans le détourner de lui-même et de sa puissance propre. Renouer avec sa puissance propre - nous y reviendrons plus loin - est le principe le plus général de la « réforme » ; or c'est par un même processus que les forces du sujet renouent avec leur fonction originaire d'autoconservation, et que le sujet conquiert la force nécessaire à l'accomplissement de sa propre « réforme ». À tous égards, les § 6 et 7 constituent le point d'inflexion du prologue, le seuil où tout bascule.

C'est le seul point sur lequel nous divergeons de l'analyse de Pierre-François Moreau. Celui-ci insiste sur l'absence, dans le pro­logue du Traité de la réforme, du concept d' « effort )) ( conatus) tel que la III• partie de l'Ethique l'expose2, et il reproche à Victor Del­bos, qui a recours à l'idée de vie pour ordonner son commentaire, de « relier l'expérience de la. vie humaine aux rapports du conatus et de la Raison ))3• En effet, le concept complet d' « effort », pensé dans son rapport à la production et à l'explication, est absent du prologue. Mais Delbos ne le suppose pas non plus, nous semble-

1 . « Je voyais seulement que, tant que ma pensée était plongée dans ces réflexions, elle restait détournée de < ces trois objets > et réfléchissait sérieusement à la nouvelle institution ; . . . »

2. Op. cit. , p. 2 1 9 sq. 3 . Op. cit. , p. 5 1 -52.

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t-il ; ou bien il suppose tout au plus l' « effort » tel qu'il est défini dans les Pensées métaphysiques, antérieures au prologue : effort d'une chose pour conserver son être1 ; et c'est là précisément la défi­nition que Spinoza donne alors de la « vie »2• Sans doute les Pensées soulignent-elles que la vie ne s'entend au sens de mœurs que par métaphore, mais relisons les trois premiers paragraphes du pro­logue : « vie ordinaire » ( commmuni vita) , « ordre et institution de ma vie ordinaire » (ordo et commune vitae meae institutum) , « ce qui arrive le plus souvent dans la vie >> ( quae p/erumque in vita occu-runt) . Non seulement le terme est bien présent, mais il s'agit d'organiser autrement la vie, de s'interroger sur une « nouvelle insti­tution » (novum institutum) . La vie, dans le Traité de la réforme de l 'entendement, est une notion différenciable : en genres ou en modes, dirions-nous ; en instituta, dit Spinoza. Nous verrons plus loin que le mot institutum a la teneur d'un vrai concept, mais soulignons d'ores et déjà le présupposé évident du prologue, dès la première phrase : ordinaire ou non, la vie se caractérise en général par des actes orientés vers la recherche du bien suprême - puisqu'on peut inférer à partir d'eux la façon dont on l'assigne : « Nam quaue p/e­rumque in vita occurunt, et apud homines, ut ex eorum operibus co/li­gere /icet, tanquam summum bonum aestimantur » (§ 3)3• La vie apparaît en général comme une tension vers la jouissance4• Qu'une telle tendance soit toujours investie dans un objet précis et variable n'empêche pas sa présupposition logique à titre de concept détermi­nable, comme on dirait en style postkantien ; corrélativement, l'objet est lui aussi problématique, pur desiderandum ou quaerendum (§ 1 0) . Sans le désir en général, l'alternative du certain et de l'incertain ne s'imposerait nullement comme un dilemme, car il y aurait place pour une vie indifférente au bien5•

Au § 7, tous les prétendants au titre de bien suprême sont sou­mis au critère de la « conservation de notre être » : or - second présupposé - le bien suprême concurrent des biens ordinaires leur

1 . Pensées métaphysiques, l, 6. 2 . Ibid. , II, 6 (bien qu'il emploie alors le mot vis, « force », au lieu de conatus :

mais il s'agit du même concept). 3. « En effet, ce qui arrive le plus souvent dans la vie et ce que les hommes,

comme on peut l'inférer de leurs actions, estiment comme le souverain bien . . . » 4. Cf. fruerer, § 1 ; fruitio, § 4. 5. On songera aussi, par comparaison, à cette remarque du Court traité : « . . . il

est nécessaire, . . . à cause de la faiblesse de notre nature, que nous aimions quelque objet et que nous nous unissions à lui pour exister » (Il, chap. 5, § 5).

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est supérieur sous le rapport tant de l'utilité que de la jouissance. Ces deux critères coïncident dans l'expression va/de desiderandum, au § 1 01 , qui renvoie explicitement à l'idée de « remède » (par la résonance des expressions summis viribus quaerere (§ 7) 1 totisque viribus quaerendum)2 et à l'idée de « joie » qui vient d'être exprimée. Il semble que l'inférence s'impose : si la vie est recherche du bien suprême, et si le bien suprême est à la fois jouissance et utilité, le présupposé le plus général de ce prologue est clairement la tendance à jouir et à se conserver, la tendance à jouir auto­affirmativement. Si nous nous bornons pour l'instant à ces remar­ques, sans même tenir compte du thème de la connaissance de notre propre puissance, qui apparaît plus loin dans le Traité de la réforme, nous voyons combien l'enjeu du prologue est la réap­propriation de nos forces « distraites », la conversion auto­appropriante de nos efforts quotidiens, afin - mais c'est déjà une redondance - de faire pencher la balance du côté de la réforme, ou du novum institutum. Dès lors, pourquoi ne pas dire, en toute rigueur et avec Victor Delbos : « Il faut donc, quand on désire le souverain bien, faire un retour sur soi, et cet acte de réflexion, loin d'arrêter la vie, marque le moment où elle commence à se ressaisir et à se gouverner »3 ?

3 . Le concept d'institutum : logique de la convergence

La question du dilemme - le reflux vers les biens ordinaires suf­fit-il à compromettre la recherche ? celle-ci ne peut-elle pas s'accommoder d'un compromis ? - reçoit une réponse en deux temps : 1 o le compromis est impossible, car la recherche des biens ordinaires « distrait » l'esprit et l'éloigne de toute méditation (dilemme des instituta) ; 2° toutefois, le problème s'avère ainsi posé de manière imprécise, et sa rectification permet d'entrevoir une conciliation qui, loin de relativiser la rupture entre l'ancien et le nouveau, libère au contraire son effectuation (thématique des moyens et des fins) .

1 . « Ce qui doit être au plus haut point désiré. » 2. « Chercher de toutes ses forces » 1 « ce qui doit être recherché de toutes ses

forces ». 3 . Op. cit. , p. 17, et la critique de P.-F. Moreau, p. 52.

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Voyons maintenant comment Spinoza va de l'impossibilité empirique à l'impossibilité théorique, comment il pense l'hété­rogénéité des deux instituta. La seconde leçon qui, d'après la phrase initiale, préside à la césure - leçon qui concerne le rapport de l'évaluation et de l'affectivité - prend tout son sens ici, en même temps que convergent la thématique des instituta et celle des moyens et des fins.

Revenons donc au début du prologue, lorsque Spinoza se demande si la « réforme » implique de changer de mode d'existence, ou si l'on peut s 'élancer dans la quête du souverain bien tout en continuant de vivre comme avant. La réponse, à vrai dire, semble entendue d'avance, puisque la phrase initiale indique que la conquête du vrai bien a pour condition de « rejeter tout le reste » (rejectis caeteris omnibus) . Toutefois, le dilemme lié à l'incertitude conduit à l'éventualité d'un compromis, à l'espoir de n'avoir pas finalement à choisir, donc à la mise en cause de la radicalité de l'alternative. La réponse négative de Spinoza est aussi nette et immédiate que la séduction exercée sur l'esprit par cette hypothèse s'est montrée tenace. Voici le texte : « Volvebam igitur animo, an forte esset possibile ad novum institutum, aut saltem ad ipsius certitu­dinem pervenire, licet ordo, et commune vitae meae institutum non mutaretur ; quod saepe frustra tentavi. »1 Ici encore, Spinoza invoque une réfutation par l'expérience elle-même, et le parallèle avec la phrase initiale est saisissant : saepe répond à frequenter, frustra à vana & futilia.

L'essentiel, pour nous, est maintenant que cette tentation psy­chologique du compromis soit l'occasion pour Spinoza de souligner, d'une part, le lien entre la manière dont on assigne le souverain bien et le mode d'existence dans lequel on s'engage, d'autre part l'incompatibilité des modes d'existence entre eux.

On traduit rarement de la même façon les deux emplois d' insti­tutum, ce qui nuit à la netteté du texte2• Or le mot désigne dans tous les cas une conduite régulière, une manière d'agir réglée,

1 . « J'agitais donc dans mon esprit la question de savoir si par hasard il était possible de parvenir à cette nouvelle institution ou du moins à la certitude qu'elle comporte sans bouleverser l 'ordre et l'institution commune de ma vie ; je l'ai tenté maintes fois, mais en vain. »

2. Koyré, par exemple, traduit le premier emploi du mot par « projet », « recherche », « dessein » (compte tenu des autres occurrences, aux § 6 et 9), mais par « conduite » le second emploi.

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qu'il s'agisse d'une habitude prise ou d'un programme pour l'avenir1 • Nous aurons à comprendre ce qui fait l'homogénéité d'un tel tissu ou ce qui constitue cet ordre ; en d'autres termes, quelle est la logique de cette « institution )) .

En l'occurrence, il s 'agit clairement de savoir si la conduite impliquée par la recherche du souverain bien est compatible avec la conduite ordinaire de la vie, bref si elle peut se fondre dans le mode d'existence actuel, ou si elle enveloppe un autre mode d'existence qui l 'exclut ; la réponse négative, à la fin de la phrase, donne du relief à la confrontation des deux instituta, qui valent désormais pour des modes d'existence hétérogènes. Il est impossible de faire advenir l'un sans changer (non mutaretur) l'autre. Le texte, qui oppose au novum institutum l'ordo et commune vitae institutum, anti­cipe à cet égard la réponse.

Si le novum institutum est incompatible avec le commune vitae institutum, comme le marque si nettement le début du § 6, c'est parce que ce dernier se caractérise par la recherche d'objets qui « distraient l'esprit )) : par trois fois revient l'expression distrahitur

1 . Cf. O. Pfersmann : « L'ordre constant qui la relie <cette existence > à celle des autres . . . Un ordre durable des actions par lesquelles se maintient la vie sociale et privée d'un individu » (Spinoza et l'anthropologie du savoir, Spinoza, science et reli­gion, p. 57 et 6 1 , n. 1 5) , et P.-F. Moreau : « Que signifie donc le terme ? Il désigne la structure, le tissu, l'organisation de la vie ; ce n'est pas par hasard qu'il est associé à ordo. La vie commune ne forme pas une simple juxtaposition d'activités, elle cons-titue un tissu homogène » (op. cit. , p. 1 1 0). ,

2. Dans le Traité comme plus tard dans l'Ethique, le mot libido désigne la plu­part du temps et sans équivoque possible le désir sexuel. Koyré traduit par « volupté », mot qui a pris aujourd'hui une connotation pudibonde absente du texte. Quand il arrive à Spinoza d'employer voluptas, c'est dans le sens beaucoup plus général de « volonté mauvaise », tournée vers l'apparence du bien, par opposi­tion à une « volonté bonne » (Spinoza, renvoyant à la glose scolastique d'Aristote, joue alors de la proximité des mots voluptas et voluntas) : cf. Court traité, II, cha p. 1 7, § 2 . Il est remarquable qu'au § I l , lorsque la libido est réhabilitée sous condition, Koyré traduise par « passion charnelle », comme s'il tenait à ce que le lecteur ne se méprenne pas sur l'enjeu. À la suite d'Appuhn, P.-F. Moreau tra­duit par « plaisir ». Cependant, quand Spinoza veut parler de plaisir ou de jouissance, c'est-à-dire non du désir en tant que tel mais de sa satisfaction, il dit gaudium, ou encore fruitio, comme c'est d'ailleurs le cas au § 4, où P.-F. Moreau est obligé alors de dire « jouissance du plaisir » . D'autre part la richesse et la gloire aussi sont des plaisirs, et même la pensée devenue active. B. Rousset, avec le mot « sensualité », trouve une solution plus heureuse, encore qu'un peu désuète, mais il s'en explique : cf. son commentaire, p. 1 50. Cette dis­cussion est de peu d'importance, du moment que chacun sait ce qu'il doit com­prendre. Pour notre part, jugeant plus simple d'appeler un chat un chat, nous disons : « le sexe ».

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mens. Ces objets sont les richesses, le sexe2, les honneurs. Que l'esprit soit distrait signifie que son aptitude à concevoir un autre bien est minimale (« . . . ut minime possit de alio aliquo bono cogi­tare. », fin du § 3). Symétriquement, la phrase suivante dit que son empêchement de penser à autre chose est maximal ( « . . . quo maxime impeditur, ne de alio cogitet ; . . . », § 4 ; cf. aussi plus loin, au § 5, magno impedimento). Cependant, la première formule avait une valeur générale, tandis que la seconde . concerne le sexe, où l'esprit est d'abord « suspendu » - Spinoza jouant manifestement sur les deux sens d'attachement (au sexe) et d'interruption - pen­dant le temps du désir ; puis « troublé » ( perturbat) et « émoussé » (hebetat) , après la jouissance. Bref, l'esprit est obsédé puis hébété, et ce sont les deux états possibles de la distraction : rempli/vidé. L'esprit, indisponible pour une autre pensée, a l'illusion d'être comblé, ce qui le met dans une disposition contraire à la recherche. Spinoza indique en effet la raison de cette démission de l'esprit : l'illusion d'être en présence d'un bien, qui le détermine à une pos­ture de « repos » (« . . . ac si in aliquo bono quiesceret ; . . . », § 4) . L'esprit est détourné de tout effort, croyant détenir la clé de l'effort de penser en général, qui est de penser le bien suprême. Les objets courants du désir « distraient » - détournent en obsédant -l'esprit parce qu'on « ne les recherche que pour eux-mêmes )) (« . . . non nisi propter se quaeruntur . . . . », § 4) ; en d'autres termes, ils « sont supposés être le bien suprême )) (« . . . quia tum supponun­tur summum esse bonum ; . . . », fin § 4), ou « un bien en soi )) (« . . . supponitur enim semper bonum esse per se, . . . », § 5) . Là est bien la racine de l'empêchement de l'esprit, de l'exclusivité dont jouissent en lui les trois objets de désir, de son indisponibilité pour autre chose.

Mais Spinoza dit encore : « comme une fin ultime vers laquelle tout est dirigé )) ( « . . . tanquam finis ultimus, ad quem omnia dirigun­tur. », § 5) . Cette formule, mieux qu'aucune autre, dit à quel point le compromis initialement recherché est aberrant, et combien les deux instituta sont incompatibles : chacun des deux se définit en effet par rapport à un foyer de convergence qui organise la vie. Ainsi la vie courante n'est pas seulement une somme d'activités, un emploi du temps auquel il serait possible d'ajouter un peu de philosophie. Ses occurrences ne sont pas simplement négatives, pure carence ( vana & futilia) : elles enveloppent une évaluation, elles affirment une conception du souverain bien, si erronée soit-elle . La « distraction ))

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relève en ce sens d'un phénomène d'illusion : si l'esprit ne peut pen­ser à autre chose, c'est qu'il adhère aux trois objets comme à des biens et oriente tous ses efforts vers eux. Spinoza semble même ébaucher une différenciation au sein de l' institutum commune vitae : ainsi, chez un individu obsédé par la gloire, « la vie doit nécessaire­ment être dirigée ( dirigenda) vers la compréhension des hommes » (même paragraphe) . Il indique par là un décentrement des efforts du sujet, qui convergent maintenant vers un autre sujet : nous y viendrons sous peu.

Au point où nous sommes, l'esprit cherche d'autant moins qu'il croit avoir trouvé, et se complaît dans son apparente trouvaille ; il ne s'agit donc pas seulement de résorber une incertitude, mais d'extirper une fausse croyance. On comprend que la vie ordinaire ne puisse abriter l'enquête philosophique qui, partant à la recherche d'un autre point de convergence, entraîne l'ensemble de ses composantes dans un mouvement de divergence et de redistri­bution. Nous verrons à cet égard que le novum institutum n'élimine pas les trois principales composantes - argent, sexe, gloire - mais les soumet à un autre centre de convergence. Un lecteur pressé pourrait en effet être tenté par une objection : Spinoza fustige la préoccupation fixe de l'esprit, sous le régime de la vie ordinaire, mais n'est-ce pas encore la caractéristique de ce qu'il propose ? Songeons à la phrase initiale : « . . . je résolus enfin de chercher s'il existait quelque chose qui fût un bien véritable et capable de se communiquer et par quoi seulement l'esprit pût être affecté, une fois tout le reste rejeté . . . » Sans nul doute, il s'agit de substituer un centre de convergence à un autre, et l'on n'est pas surpris de retrouver la même image dans les remarques préludant à l'exposé de la méthode : convergence de toutes les sciences vers un même but ( « . . . me omnes scientias ad unum finem et scopum velle dirigere, . . . » ) 1 , convergence de tous nos actes et pensées vers cette fin ( « . . . omnes nostrae operationes, simul et cogitationes, ad hune sunt dirigendae finem » P. Seulement l'un de ces centres est exclusif, en raison de l'illusion qui le détermine (l' institutum commune vitae, réservant aux trois objets du désir ordinaire la place qui revient de droit à l'intellect pur, exclut ce dernier),

1 . Traité de la réforme de l 'entendement, § 1 6, ainsi que la note redondante appelée au milieu de cette expression.

2. Et derechef, § 49 (découpage Koyré) .

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tandis que l'autre est hiérarchisant (l'authentique bien suprême, dans le novum institutum, n'exclut pas ses rivaux mais se les subordonne) .

4. Distraction, possession : l 'ombre de la transformation

Revenons à la « distraction ». Distrahere peut signifier « tirer en différents sens >> (c'est le tiraillement, voire le déchirement : la cohé­sion du sujet est mise en péril) , mais aussi « tirer loin de » (une atti­rance qui est en même temps un égarement, une obsession qui détourne) . Ce qui est tiré en différents sens, c'est le sujet ; ce dont on s'éloigne, c'est le vrai bien. Les deux significations sont-elles soli­daires, dans le prologue ? Elles le seraient dans la mesure où l'on pourrait montrer que Spinoza établit un lien entre le bien et le soi. C'est justement le cas après les trois paragraphes sur la distraction : d'abord avec la notion d' « utile » (§ 6), puis, au moment où le récit atteint son point de dramatisation extrême, avec la notion implicite de salut (§ 7) . La question de l'utile surgit lorsque l'antagonisme des instituta est reconnu irréductible, et que la radicalité de l'alternative ruine définitivement toute possibilité de compromis : en ce sens, la première phrase du § 6 referme la parenthèse ouverte au § 3 ( « Nam . . . » ) dans le but de clarifier l'échec des tentatives d'esquiver le choix. La pleine conscience de l'antagonisme est même ce qui force à penser l'utile, ou le « plus utile » ( « . . . cogebar inqui­rere, quid mihi esset utilius ; . . . » ) , et en même temps procure la force de le penser, à un moment où l'effort né de la leçon empirique initiale, contrebalancé par la séduction persistante des biens péris­sables, paraissait s'enliser dans le dilemme de l'incertain. Car chan­ger de vie n'a de sens que si c'est « utile » .

Les § 6 et 7 marquent une intensification, une accélération du récit. Ils vont apporter brutalement un éclairage nouveau sur ce qui précédait quant au poids respectif des données entre lesquelles doit s'effectuer le choix, quant au statut ontologique des deux instituta.

1 o On assiste en effet à un renversement de tendance. Spinoza rappelle que le choix paraissait se faire jusque-là entre un « bien cer­tain » (les « avantages » procurés par les trois objets du désir ordi­naire, richesse, sexe et gloire) et un « bien incertain ». Or l'analyse des trois objets les révèle plutôt incertains, du moins « quant à leur nature » (sua natura - la suite du texte montrant qu'ils sont implici-

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tement tenus pour certains « quant à leur acquisition », quoad ipsius consecutionem) ; tandis que l'objet nouveau et encore inconnu vers lequel tend la recherche est au moins connu dans sa forme (ce doit être un « bien fixe », fixum bonum), et s'avère à l'inverse certain quant à sa nature, incertain quant à son acquisition. L'avantage qui semblait revenir à l' institutum commune vitae s'annule donc au pro­fit d'un équilibre entre deux biens partiellement certains ou partiel­lement incertains. Mais cet équilibre bascule à son tour, au début du § 7, au profit du novum institutum : par un renversement com­plet, ce qui était tenu pour un bien certain - les trois objets - appa­raît maintenant comme un « mal certain », pendant que le bien incertain - l'objet recherché - a acquis le statut de « bien certain >> .

Or 2o ce demi-tour spectaculaire exécuté en neuf lignes est suivi d'une explication ( « Videbam enim . . . » ) qui introduit le thème de la mort. L'enjeu de la leçon empirique initiale est aggravé : ne valo­riser que des choses vana & futilia ne nous prive pas seulement du meilleur, mais nous expose au pire ; nous avons quitté la logique du risque et de la sécurité pour une logique de la perte et du salut, où les raisonnements du type « un tiens vaut mieux que deux tu l'auras » n'ont plus cours . À présent, les objets du choix vont être réévalués en fonction du péril de mort, ou suivant le critère de l'autoconservation. Le § 7 s'achève en effet ainsi : « . . . ilia autem omnia, quae vu/gus sequitur, non tantum nullum conferunt remedium ad nostrum esse conservandum, sed etiam id impediunt, et frequenter sunt causa interitus eorum, qui ea possident, et semper causa interitus eorum, qui ab iis possidentur. »1 Le vocabulaire témoigne bien de la radicalisation du propos : alors que l' « empêchement » concernait jusqu'ici la faculté de penser à autre chose, ou à la rigueur l'exercice même de la pensée, il s 'agit désormais de la conservation de la vie ; de même, frequenter, qui renvoyait dans la phrase initiale à la vanité et à la futilité de notre vie ordinaire, se rapporte à présent au risque mortel qui pèse sur nous. Le glissement de possident à possidentur, jouant sur l'équivoque classique de la « possession », accentue ce retournement.

Pour comprendre ce passage, il est tentant de se reporter à l'Éthique, et il ne semble pas y avoir ici de raison dissuasive. L' Éthi-

1 . « . . . or tous ces < biens > que la foule poursuit, non seulement ne fournis­sent aucun remède pour conserver notre être, mais encore l'empêchent : ils causent la perte, souvent, de qui les possède et, toujours, de qui est possédé par eux. »

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que énoncera en effet que l'essence d'une chose ne peut envelopper une contradiction, autrement dit la chose ne contient pas dans sa nature de quoi expliquer sa propre destruction : on doit recourir à

une causalité externe1 • De fait, les trois objets du désir ordinaire _ omnia, suivant le leitmotiv qui les désigne tout au long du pro­logue - sont assignés désormais comme la « cause » de notre perte, et si l 'on y ajoute l'idée de « possession » qui se fait jour à la fin de la phrase, tout est en place pour invoquer une telle causalité externe. Le sexe nous assujettit à un être autre que nous, les hon­neurs à la foule, la richesse à l'argent et aux biens matériels . Non qu'il s 'agisse de forces maléfiques qui nous manipuleraient du dehors ; on prêtera plutôt attention aux composantes précises de ces omnia. Sous l'appellation générale de « biens )) , on peut dans un premier temps distinguer les passions (avaritia, libido, gloria, au § 10) et leurs objets (§ 3-5 : divitia, honor, et. . . et quoi ? Spinoza n'a pas de nom pour la jouissance sexuelle : il dit fruitio illius, sous­entendu de la libido, puis - seulement au § 1 7 - de/iciae) . Mais dans un deuxième temps l'objet se divise : la richesse renvoie à la pré­sence concrète d'argent (nummi, aux § 1 1 et 1 7) ou de « biens )) matériels (opes, au § 8), l'honneur à la foule (vu/gus, au § 5) - nous devons maintenant distinguer, dans l'objet de la passion, la jouis­sance et son moyen concret. Là encore, le sexe fait exception : hasard ou non, le Traité de la réforme ne fait pas mention du ou des partenaires que sa jouissance requiert d'après l'Éthique. Jouissance et moyen concret : il est bien vrai que dans ce texte l'acquisition et la possession se disent indifféremment de l'un et de l'autre ; toute­fois, il nous semble important de remarquer que le premier désigne une chose extérieure, le second, l'effet de cette chose sur nous . Dans le mode d'existence commun, nous jouissons de l'effet produit sur nous par d'autres corps (sexe), par des louanges ou des marques d'estime publiques (honneur), par des biens matériels que nous savons nôtres (richesse) . Les deux instances que sont le corps exté­rieur et son effet forment une triade avec la passion, qui équivaut à un choix d'objet, à une sélection de corps et d'effet2. Car une chose est la foule, une autre d'épouser corps et âme ses moindres soubre­sauts, parce qu'on a fait de la gloire son but dernier ; une chose est

1 . Éthique, III, 3 ( « nulle chose ne peut être détruite sinon par une cause exté­rieure » ) et 4.

2 . Cf. annexe 1 .

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l'argent, une autre d'en faire son obsession unique et d'orienter toute son existence dans le sens d'une acquisition illimitée ; une chose enfin est le partenaire, une autre le sexe, comme idée fixe imprégnant tout le tissu de la vie. L'objet en tant que tel ne nous possède pas, ou ne nous possède qu'en tant que, faisant converger tous nos efforts vers lui, nous devenons potentiellement autre que nous-même.

On comprend peut-être maintenant la présence récurrente de l'énoncé concernant l'évaluation du bien et du mal : une première fois dans la phrase initiale, précisément comme condition de la déci­sion éthique ; une deuxième fois au § 9, précisément dans la foulée du passage que nous commentons, où le récit bascule en faveur de la décision ; une troisième fois à la fin du prologue (§ 1 2) . Nous en sommes à la seconde occurrence. Spinoza avait dit : les objets ne sont pas bons ou mauvais en soi, mais seulement en tant qu'ils émeuvent l'âme (§ 1 ) . Il semble soutenir à présent le contraire : bon­heur et malheur dépendent de la qualité de l'objet aimé (§ 9 : « . . . in qualitate objecti, . . . », sous-entendu : sita est) . Mais il a désormais en vue une évaluation des modes d'existence eux-mêmes, non plus l'évaluation en quoi chaque mode consiste. Il y a une supériorité de la « chose éternelle et infinie » sur les choses « qui peuvent périr » (fin § 9 - début § 10), fondée sur le critère de l'affect : une telle chose nous procure une joie pure et continue. La qualité de l'objet reste donc relative (les valeurs ne s'attribuent que respective, § 1 2), elle consiste dans sa façon de nous affecter ; elle n'en est pas moins objective, car relative à ce que nous sommes, à notre nature sup­posée. Aussi le Traité de la réforme, après le prologue, ne s'oriente­t-il pas vers la recherche de l'objet suprême sans s'enquérir de notre nature, à savoir de notre puissance de comprendre (à partir du § 1 3) . Relativement à une nature, on peut hiérarchiser les objets possibles de son désir : tout ce qui est susceptible de l'affecter. Cette hiérarchie changerait si le sujet affecté était d'une nature différente. En revanche, l'évaluation objective des modes d'existence par rap­port à une nature donnée peut tout à fait être méconnue : c'est dire - puisque Spinoza n'a ici d'autre critère que l'expérience (l'affect) - que les hommes ne soupçonnent pas certaines jouissances et restent dans l'ignorance du mode d'existence supérieur. Il est donc vrai à la fois que le jugement de valeur sur un objet dépend de la façon dont nous sommes affectés par lui, et que notre bonheur ou notre malheur dépend de la qualité de l'objet. Le raisonnement

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du § 9 en témoigne, par-delà son allure étrange. Dans l'explication ( « Nam . . . » ) , Spinoza semble d'abord abandonner le thème tout juste énoncé d'une qualité propre à l'objet : il évoque l'indifférence à l'égard d'un objet qui n'est pas aimé, en l'occurrence la possibilité de n'être pas affecté par les choses périssables, ce qui constitue plu­tôt un développement de l'énoncé du § 1 . Mais c'est une manière contournée de faire valoir la supériorité de l'amour d'une « chose éternelle et infinie >> , comme l'indique déjà la fin de la phrase : Spi­noza commence par dévaluer l'amour des choses « qui peuvent périr » pour faire sentir ce qu'on gagne à le déposer. Nous devons donc compliquer le schéma : les mêmes objets n'affectent pas tou­jours pareillement une même nature, car tout dépend de l'évaluation qui est la sienne, de la hiérarchie qu'elle établit, du centre de convergence qui effectue la synthèse de sa vie, autrement dit de son mode d'existence. Nous paraissons nous contredire en subordon­nant finalement l'affect au jugement : mais la hiérarchie, comme nous l'avons rappelé, dépend précisément de l'expérience.

Le schéma comporte donc trois moments : la manière dont nous sommes affectés par les choses périssables ( 1 ) dépend de la façon dont nous les évaluons (2), c'est-à-dire de notre expérience affective générale (3) 1 • En termes clairs, si nous n'avons pas connu d'autre jouissance que celles du sexe, de l'opulence et de la gloire, il est forcé que nous les mettions au premier plan, et que tous les efforts de notre existence convergents vers eux, ou tel ou tel d'entre eux. L'évaluation changera si notre expérience affective s'élargit, et ce sera une mutation de l'affectivité elle-même - de la façon dont nous sommes affectés par les choses périssables. D'où l'importance de pouvoir « penser à autre chose » (de alio cogitet, § 4) .

Le moment de l'amor, variable en fonction de l'expérience, se rapporte donc bien dans le prologue à la question des instituta. Qu'est-ce que nous aimons, c'est-à-dire : qu'est-ce que nous préfé­rons, par quoi sommes-nous le plus vivement et positivement affec­tés (va/de desiderandum, § 1 0) ? La hiérarchie de nos affects et l'évaluation qu'elle implique déterminent notre mode d'existence, notre institutum. C'est pourquoi, répétons-le, la « possession » (pos­sidentur) n'est pas une relation à deux termes, sujet-objet, le second déterminant le désir du premier : le moment important est bien celui

1 . Cf. annexe 2.

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du désir, mais ce qui détermine le désir est l 'expérience des objets, non pas l'action objective de chacun d'entre eux sur nous, comme dans un système physique. L'effet d'un objet sur nous dépend de sa nature comme de la nôtre, mais il dépend aussi - et varie en fonc­tion - de notre expérience plus large, de l'effet éventuellement pro­duit par d'autres types d'objets sur nous.

La « possession » implique donc au plus haut degré une conver­sion de la subjectivité : elle n'est pas un phénomène de simple domi­nation. Et c'est cela qui nous intéresse : comment, dans ce troisième terme que cement les notions d' amor, d' institutum et l'image du centre de convergence, le sujet devient autre, et non seulement subit la loi de l'autre ; comment l'incorporation - il faudrait pouvoir dire l' « inspiration » - de l'autre au sujet se traduit par un décalage de ce dernier par rapport à soi, ce que le verbe distrahere, on le voit mieux maintenant, nomme avec précision. En effet, nous devons dire en français : distrait de soi1 , parce que le mot a pris pour nous le sens d'un relâchement de l'esprit, tout comme « divertissement >> ; nous n'entendons plus la double idée de déchirement, de tiraille­ment, et de détournement, d'attirance vers un point éloigné de soF. Distrahitur mens - telle est la façon dont Spinoza désigne le sujet séparé de lui-même, rassemblant ses forces dans l'affirmation d'un mode de vie qui contredit sa nature, dans la conservation d'une nature autre que la sienne.

Sexe, gloire et avarice : dans chacun de ces trois cas, la vie a son centre en dehors d'elle-même, comme si les désirs et les actes de l'individu convergeaient vers autre chose que lui . Il est bien vrai - s'il est permis ici d'utiliser le lexique de l'Éthique - que la vie du rentier « enveloppe » une chose extérieure à lui, argent et posses­sions matérielles ; que la vie de l'ambitieux enveloppe la foule ; que la vie du débauché enveloppe par définition d'autres êtres que lui. Mais que signifie envelopper autre chose que soi ? Une telle relation est autrement plus profonde que celle, duelle, qui rapporte un sujet à un objet, comme lorsqu'on dit qu'on soulève une pierre ou qu'on salue un ami. La relation considère un effet produit par un sujet, mais qui n'a pas pour seule cause ce sujet. C'est donc l'effet, non le sujet, qui est enveloppant : il enveloppe le sujet, plus autre chose3 •

1 . Comme le fait Koyré entre crochets. 2. Pour, cette raison, Koyré traduit chaque fois « attiré et distrait » . 3 . Cf. Ethique, Il, 1 6.

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C'est pourquoi nous disons : la vie du rentier, la vie de l'ambi­tieux, etc. Une vie est une somme d'effets, mais aussi d'efforts qui les produisent, et qui se révèlent être eux-mêmes des effets . Quand le rentier s'emploie à augmenter sa fortune, son désir a beau envelop­per l'argent (et aussi ses semblables, via l'envie, cf. § 9), il n'en vise pas moins sa propre satisfaction, non celle de l'argent qui, au demeurant, n'a pas d'individualité propre. Le souci lui vient pour­tant d'augmenter et de conserver son argent, plutôt que d'augmenter sa propre puissance et de se conserver soi-même : il transfère son effort de conservation vers autre chose, et donne une existence propre à l'argent à travers lui. Les ambitieux en viennent à « défendre » les honneurs qu'ils possèdent plutôt que leur vie (defen­derent, § 8) : leur effort de conservation persiste mais s'est déplacé sur autre chose qu'eux-mêmes, et c'est précisément en ce sens qu'ils en sont possédés, ou que leur possession devient passive. D'une manière générale, les choses périssables sont « nuisibles » (obesse, oberunt, § 1 1 ) pour autant qu'elles sont « recherchées pour elles­mêmes » ( propter se quaeruntur) , poursuivies à titre de fin et non de moyen. Loin de nous oublier seulement nous-mêmes, de perdre de vue notre intérêt propre, nous nous employons positivement à faire prospérer autre chose. Il serait par conséquent insuffisant de dire ces efforts inutiles, comme s'ils n'étaient que neutres au regard de notre conservation : « . . . tous ces < biens > que la foule poursuit, non seulement ne fournissent aucun remède pour conserver notre être, mais encore l'empêchent. . . )) (§ 7) . D'où le virage radical que nous évoquions plus haut, le « bien certain )) initial s'avérant un « mal certain )) . En somme, nous nous nuisons à nous-mêmes parce que nous veillons à la prospérité et à la conservation d'autre chose que nous-mêmes.

Envelopper autre chose se dit donc des effets d'un sujet entraîné dans un devenir-autre, dans un devenir-autre-qu'humain, d'où la prise en considération d'une troisième instance : outre le sujet et l'objet, ce que devient le sujet (et, corrélativement, ce que devient l'objet à travers le devenir du sujet) . Ainsi l'attrait exercé par telle catégorie de choses extérieures se traduit par la formation d'un mode d'existence décalé par rapport à soi, dont le centre de conver­gence implique une divergence avec soi. Spinoza ne dit pas que nous sommes manipulés par autre chose que nous-mêmes ; il parle moins de l'attrait funeste de ces choses sur nous que de nos efforts sans retenue pour les acquérir et les conserver. Il semble par conséquent

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que notre effort même soit décentré, et qu'il poursuive d'autre buts que notre propre conservation : conservation des honneurs, de l'argent . . . Le vu/gus, l'humanité ordinaire vue par les yeux de Spi­noza ressemble à une foule d'excentriques, d'individus extravagants qui tous divergent de la nature humaine (ils se révéleront en outre « somnambules », dans l'Éthique) .

On dirait donc une transformation : ils mènent une autre vie que la leur, une vie contraire à leur essence, dont le centre de convergence est l'honneur. Ce qui vit ou s'affirme à travers nous, ce n'est pas nous-même, mais la richesse, l'honneur, le sexe, comme si ces fins accédaient par nos soins à une existence autonome ; comme si des natures étrangères, correspondant aux centres de convergence que ces fins constituent, trouvaient presque à s'incarner en nous . N'est-ce pas affirmer l'une de ces « chimères )) ou « fictions )) dont il sera si longuement question dans la suite du Traité (§ 53-64) ? L'homme ordinaire n'est-il pas un mélange objectif d'homme et d'argent, ou l'argent sous une figure humaine ? N'est-il pas un mixte d'homme et de foule, un homme-foule ? N'est-il pas enfin un homme-femme, plus encore qu'homme à femmes (et réciproquement) ? La foule en nous est devenue honneur, l'argent richesse, les femmes volupté. La dua­lité de l'objet et du bien indique parfaitement le décentrement des efforts individuels vers une vie étrangère : « défendre les honneurs )), c'est-à-dire la vie de cet autre que nous-même que nous formons nous-même fictivement avec un autre ; les « excès de sexe )) ( nimia libidine) , autrement dit l'affirmation violente et obstinée d'une vie qui n'est pas la nôtre, mais celle d'un hybride improbable où notre propre nature ne se distingue plus clairement de la série de nos parte­naires possibles. Encore une fois, Spinoza ne nomme l'objet sexuel à aucun moment du prologue (nous n'avons évoqué ici les femmes que par référence à l'Éthique) : alors que des objets de jouissance tels que la gloire et la richesse supposent expressément des moyens tels que la foule et l'argent, n'est-ce pas le signe que l'objet en lui-même est devenu secondaire ?

Dès lors, il n'y a pas seulement deux modes d'existence en jeu, deux instituta pour un même sujet, mais - du fait de la radicalisa­tion - transformation au moins tendancielle d'un homme vers un autre-qu'homme. Tout l'enjeu du prologue du Traité est d'insister sur le caractère inviable de cette vie autre-qu'humaine, qui ne laisse d'autre perspective que la mort ; une telle vie n'est pas viable parce qu'elle est une « chimère )), idée confuse d'une nature qui ne saurait

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exister, puisqu'elle enveloppe des natures différentes. Le § 58 est à cet égard très frappant : Spinoza y énonce d'abord que la puissance de fiction est en proportion inverse de la compréhension, or le résul­tat du prologue est précisément la résolution de « réformer l'entendement et le rendre apte à comprendre les choses autant qu'il est nécessaire pour atteindre notre fin >> (§ 1 8), et en particulier « connaître exactement notre nature que nous voulons parfaire » (« Nostram naturam, quam cupimus perficere, exacte nosse, . . . », § 25) . Il semblerait donc que l'époque du dilemme, dont le prologue relate les péripéties, soit en même temps la plus propice à la fiction. Le § 58 s'achève sur une liste exemplaire de transformations qu'un esprit non réformé peut se complaire à forger. Quoi d'étonnant à ce que le vu/gus lie son sort à l'argent, aux partenaires sexuels et à la foule ? Telle est la chimère propre au commune vitae institutum : ne pas pouvoir penser un homme sans l'argent, les femmes, la foule ; ne concevoir sa nature que dans son rapport à l'autre.

Il est intéressant que le thème de la mort, dans le Traité de la réforme, surgisse au moment précis où l'individu, choisissant sans en avoir une conscience claire de conserver autre chose que lui­même, devient résolument étranger à lui-même : dans l'Éthique comme dans le Traité politique, cette contradiction sera celle du sui­cide. Spinoza veut dire ici que nous ne périssons pas sous les coups portés par le monde extérieur, mais parce que nous avons adopté un mode d'existence qui nous rend étrangers à nous-mêmes . On recon­naît l'avertissement des œuvres politiques : l'État a plus à craindre de ses dissensions internes que des agressions extérieures1 ; la « réforme », éthique ou politique, a d'abord pour objet de mettre fin à une situation suicidaire.

Toutefois le scolie IV, 20, de l'Éthique n'est pas le seul texte auquel la lecture du prologue fasse songer : l 'image de la « maladie mortelle » (lethali morbo F n'évoque-t-elle pas par anticipation le scolie IV, 39 ? L'orthographe n'est pas insignifiante, même si elle est courante à l'époque : lethalis procède par contagion de Lethe, le fleuve des enfers et de l'oubli . Or l'exposition au mal mortel est aussi bien le moment, dans le Traité, où il devient possible de se défaire de l'ancien : le § 1 1 , nous l'avons vu, décrit implicitement la formation d'une habitude nouvelle. Peut-on alors assimiler le pro-

1 . Traité théologico-politique, XVII, début ; Traité politique, VI, 6. 2. B. Rousset signale l'origine cicéronienne de cette expression : op. cit. , p. 1 54.

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cessus de réforme à une transformation ? Évidemment non, puis­qu'il consiste à renouer avec le souci d'autoconservation ; mais il s'agit d'en finir avec les forces centrifuges dans l'homme, avec une vie de part en part chimérique, par un recentrage sur la nature humaine bien comprise, centre de convergence de l 'institutum novum : « Diriger toutes les sciences vers une seule fin et un seul but (ad unum finem et scopum) . . . c'est-à-dire, en un mot, que toutes nos actions ainsi que toutes nos pensées devront être dirigées vers cette fin » (§ 1 6) . La « réforme » est l'envers - ou plus exactement l'endroit - de la transformation tendancielle que nous venons de définir.

5. « Homo concipiat naturam a/iquam humanam sua multo firmiorem »

Ce recentrage présente une difficulté, que Spinoza, tant dans le Traité de la réforme que dans l'Éthique, n'esquive pas : celui du modèle. Qu'est-ce qui justifie de se donner un modèle, s'il est vrai que cette notion implique l 'idée d'imperfection, absente de la nature d'une chose comme de la Nature tout entière ? Précisément le décentrement premier qui nous éloigne de nous-mêmes et produit cette illusion d'être étranger à soi. Spinoza dit : l 'homme, avec toute son ignorance et sa faiblesse ( humana imbecillitas) , « conçoit cepen­dant une nature humaine beaucoup plus forte que la sienne, et en même temps il ne voit rien qui l'empêche d'acquérir une telle nature » (talem naturam acquirat, § 1 3) . Ce qu'il conçoit, c'est une nature supérieure à la sienne, un idéal ou un modèle auquel il sou­haite se conformer et qui tombe sous le coup de la critique spino­zienne du moralisme ; mais c'est peut-être aussi - encore tout abs­traitement et formellement - la nature humaine même, la nature propre de l'homme, en rapport avec une puissance qui est la sienne et qu'il lui appartient de recouvrer : natura & potentia hominis (§ 25), vis nativa intellectus (§ 3 1 ) . Spinoza prend le soin d'adjoindre une note où il définit cette « force native )) de l 'entendement : « ce qui n'est pas causé en nous par des causes extérieures )) . C'est d'elle que l'individu est « distrait )), adoptant un mode d'existence ren­voyant précisément à une causalité externe. Le pressentiment d' « une nature humaine beaucoup plus forte que la sienne )) s'explique donc par un clivage, dans le sujet, entre son imbecillitas

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actuelle et ce qui en lui est « natif » ou « inné » (innata instrumenta, § 32) . L'Éthique dira que « les hommes naissent ignorants des causes des choses >> 1 : cette puissance originaire est originairement séparée d'elle-même - ce qui nous renvoie une fois de plus à la première enfance, âge chimérigène par excellence.

Combien troublante est cette formule : « une nature humaine plus forte que la sienne >> . Koyré signale la volonté de Wenzel et de Cassirer d'y voir une erreur, et de lire « naturam aliquam humana sua multo firmiorem » au lieu de humanam2 : il s'agirait alors d'une nature supérieure à la nature humaine, ce qui s'accorderait sans doute aux textes fustigeant les moralistes, mais constituerait ici, pour le coup, une véritable obscurité. La formule est à deux égards remarquable. Premièrement, Spinoza s'exprime ici comme s'il y allait d'un projet de transformation : une nature étant donnée, on en conçoit une autre, supérieure, qu'on entreprend d'acquérir. Deuxièmement, cette nature autre se rapporte néanmoins au même être que la première, l'homme : là est l'absurdité apparente, d'une pluralité de natures humaines. La superposition indécise de deux logiques, celle de la transformation et celle de la progression par degrés, n'est pas sans rappeler l'ambiguïté du scolie V, 39 sur la petite enfance. Nous sommes pourtant ici au cœur de la probléma­tique spinoziste, et tout se passe comme si une formule logiquement aberrante était seule apte à l'exprimer avec précision. Sans doute s'agit-il à un premier niveau d'une nature supérieure à la nature humaine ; mais c'est aussi par cette opération de l'imagination, qui ménage une zone de potentialité dans la conscience que l'individu a de lui-même, qu'à un second niveau celui-ci accède à la nature humaine, autrement dit à sa propre nature bien comprise (puissance humaine ou force native). La suite du texte le montre sans équi­voque : « Nous montrerons en son lieu quelle est cette nature, à savoir la connaissance de l'union qu'a l'esprit avec toute la Nature >> (fin du § 1 3) .

I l y a là, dans un vocabulaire qui est encore celui du Court traité, une allusion très nette au stade suprême de connaissance auquel un homme peut prétendre - cette connaissance intuitive dont il sera question dans la v· partie de l'Éthique qui traite précisément de la « puissance humaine >> . Mieux encore, dans la préface de la

1 . Éthique, 1, appendice. 1 . Cf. sa note de traduction, p. 98 .

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IV• partie, qui constitue à beaucoup d'égard un développement des § 1 3 et 14 du Traité de la réforme, Spinoza reprend exactement la même idée : après avoir dénoncé l'usage des « modèles >> (exempta­ria) , parce qu'il conduit à juger arbitrairement des choses sous l'angle de l'imperfection, il le réhabilite à condition de bien com­prendre que les valeurs de perfection et d'imperfection n'enve­loppent « rien de positif dans les choses ». Dès lors, Spinoza pro­pose de « former une idée de l'homme qui soit comme un modèle de la nature humaine que nous puissions regarder », appelant « bien » ce qui nous aide à nous en rapprocher, « mal » ce qui nous empêche de l'atteindre, et plus ou moins parfaits et imparfaits les hommes, selon qu'ils s'en rapprochent ou non. Puis, il prévient l'objection : non, ce n'est pas une transformation. « Car il faut avant tout remarquer que, lorsque je dis que quelqu'un passe d'une moindre à une plus grande perfection, et inversement, je n'entends pas qu'il change d'une essence ou d'une forme en une autre. »1 Interpréter le progrès comme une transformation, ce serait retomber dans le mau­vais usage des modèles, ou ne pas l'avoir quitté. Imperfection et perfection ne mesurent pas des différences ontologiques, mais le degré d'éloignement du sujet à lui-même - le degré de sa « distrac­tion ». Mais dans la mesure où le mode d'existence ordinaire nous décentre nous-mêmes vers une nature chimérique qui n'est pas la nôtre mais que nous croyons être la nature humaine, la mutation affective qui conduit de l' institutum commune vitae à l' institutum novum prend nécessairement l'allure d'une transformation, est une quasi-transformation : de cet autre-que-nous que nous croyions être mais n'étions pas, à nous-mêmes ; de la chimère où nous mêlions confusément notre nature à celle des choses extérieures, à la nature humaine bien comprise. La « réforme » accomplit le trajet inverse de la « distraction », et résorbe la transformation virtuelle inhérente à l'ancien état.

En résumé, 1 o la « réforme » est inséparable d'un changement de mode d'existence (institutum) , et implique donc une vraie césure ; l'incompatibilité des modes d'existence ancien et nouveau est liée à la « distraction » qui caractérise l'esprit lorsqu'il s'adonne à la recherche de biens périssables ; 2° ce changement n'est pas une transformation, puisqu'il consiste justement à renouer avec l'effort

1 . Éthique, IV, préface. Cf. supra, introduction.

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d'autoconservation qui nous constitue (la « distraction » est d'abord distraction de soi), mais il révèle a contrario les illusions et les chi­mères qui hantent la vita communis.

Une dernière remarque : le prologue du Traité de la réforme atteste que le « nouveau », contrairement à ce que nous avions vu dans le Traité théologico-politique, n'est pas intrinsèquement mau­vais pour Spinoza. On n'en distinguera que plus nettement le seriam rei a/ii novae operam dare velle (ou operam novo alicui instituto dare) de la cupiditas novandarum des Hébreux de l'Ancien Testament : « nouveau », qui était dans le Traité théologico-politique la marque de la plus haute instabilité, s'oppose ici à communis, à l'ordinaire de la vie des hommes, caractérisé par la précarité et l'inconstance, et se rapporte au salut. Dans le même esprit, on comparera une remarque initiale du Traité politique : « Donc quand je me suis appliqué à la politique, je me suis proposé d'aboutir non à des conclusions nouvelles ou inédites, mais seulement à celles qui s'accordent le mieux avec la pratique . . . » 1 , et celle qui clôt le Court traité : « Il ne me reste pour conduire ce travail à sa fin qu'à dire aux amis pour qui j 'écris : ne vous étonnez pas de ces nouveautés . . . >>2

Au terme de ces deux analyses, que pouvons-nous conclure ? Il est entendu que le changement éthique ne consiste pas dans une transformation, dans un changement d'essence : il ne s'agit pas de devenir un autre homme. Mais la coïncidence avec soi de l'effort de persévérance consiste à en finir avec ce quasi-autre en nous, qui nous clive (l'effort, par nature, ne pouvant jamais être exclusive­ment déterminé ab alio) . Ce quasi-autre n'est pas directement assi­ffiilable à une chose ou à une cause extérieure qui nous habiterait, comme si nous pouvions l'assigner clairement et le distinguer de nous. C'est pourquoi nous introduisons l'instance apparemment anachronique - mais comment faire autrement ? - de la subjecti­vité : l'altérité ne se loge pas dans le soi du premier genre de connaissance sur le mode d'une relation à autre chose, mais sur le mode d'une relation entre les deux moitiés d'un effort clivé. Il y a bien une instance du sujet au sens moderne du terme, chez Spinoza, dans la mesure où, pour lui, la manifestation concrète de l'effort vers l'utile dépend de la manière dont les hommes se représentent

1 . Traité politique, 1, 4 . 2. Court traité, II, chap. 26, § 10 .

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l'utile : c'est tout l'écart paradoxal entre le désir et l'essence, bien que notre essence se manifeste par un désir toujours investi, à hau­teur d'un certain quantum. Spinoza mène l'étude de ces décentre­ments existentiels, de ces foyers de subjectivation qui coïncident avec des chimères plutôt qu'avec la distribution métaphysique des essences. La tâche éthique consiste en ce que l'individu revienne d'une position imaginaire de soi (essence rêvée) à sa position natu­relle (essence réelle) : on comprend ainsi qu'elle puisse être vécue comme une transformation, comme l'acquisition d'une nouvelle nature ou d'une nature humaine supérieure (point de vue de l 'imbe­cillitas humana) .

En apparence, il s'agit d'un mouvement d'expulsion de l'altérité : ne plus confondre inconsciemment le soi et l'autre, ne plus mélanger les essences et vivre de chimères, du point de vue d'une subjectivité elle-même chimérique. Le concept d'idée inadé­quate présente un régime de double enveloppement : de nous-mêmes et d'autre chose. Il ne s'agit pas d'en finir avec cet enveloppement de l'autre, il faut seulement cesser de le confondre avec nous. L'éthique consiste en réalité à changer de régime d'enveloppement, à passer d'un premier à un second type de rapport à l'autre : la connaissance du troisième genre ne fait pas de nous autant d'empires dans un empire ; il signifie que nous nous comprenons désormais adéquatement comme participant à la Nature. Nous sommes passés d'une appartenance subie à une appartenance cons­ciente et active. Dès lors, nous ne cessons pas d'impliquer la Nature, au contraire : l'enjeu est devenu celui d'un rapport actif à l 'autre. En témoigne la transmutation de l'affect d'amour, parallèlement à l'émergence d'un régime non chimérique d'enveloppement1 •

1 . Nous analysons cette transmutation dans Spinoza. Une physique de la pensée, op. cit. , chap. VI.

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ANNEXE 1 Triade des biens vulgaires

(« ilia . . . omnia, quae vu/gus sequitur », Traité de la réforme de l 'entendement, § 7)

1 . choses extérieures (nature) 2. effets respectifs de ces choses sur nous (éventail des jouis­

sances) 3. sélection et évaluation (bien suprême, mode d'existence)

ANNEXE 2 Triade du désir ou de l'affectivité

1 . la manière dont nous sommes affectés par les choses péris­sables dépend de

2. la manière dont nous les évaluons qui dépend de 3 . notre expérience affective générale.

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DEUXI È M E ÉT U D E

L'image rectifiée de l 'enfance

L'importance de l'enfance, dans la pensée de Spinoza, est généra­lement sous-évaluée, ou mal évaluée1 • L'étude d'un thème à première vue marginal chez un auteur s'apparente parfois au passe-temps fri­vole, mais elle se justifie si ce thème non seulement est l'objet d'un traitement original, mais joue un rôle dans l'économie générale d'une pensée. Ces deux réquisits nous semblent ici réunis . Le rapport de Spinoza à l'enfance est d'autant plus remarquable qu'il ne se fige jamais dans une position. On le dirait même contradictoire - comme s'il y avait un lien avec la situation faite à la raison d'avoir à affron-

l . Pierre Macherey est le seul commentateur à insister pleinement sur l'importl}nce du thème de l'enfance chez Spinoza : « Ce thème obsessionnel traverse toute l'Ethique : pour Spinoza, l'enfance est un état qui se caractérise de manière principalement négative, par défaut : c'est comme une matadie . . . » (vol. 4, p. 252, n. 2), « Le thème de l'enfance revient fréquemment dans l 'Ethique, avec une conno­tation généralement négative : pour Spinoza l'enfance est un état imparfait, qu'il n'est possible de caractériser que par défaut, au mieux comme une sorte de mal nécessaire. » (vol. 5, p . 7 1 , n. 2). Nous remarquons comme lui l'importance du thème, nous lui accordons également que le problème éthique spinozien est de sortir de l'enfance ou de devenir adulte, mais nous croyons devoir montrer dans ce cha­pitre que Spinoza se démarque radicalement et de la position scolastique et de celle de Descartes, et qu'il est à la fois injuste et insuffisant de résumer l'affaire à une vision négative somme toute banale (ce pourquoi P. Macherey a d'ailleurs tendance à expliquer l'obsession par des motifs privés). Nous aurons plus loin l'occasion de détailler nos points d'accord et de désaccord avec P. Macherey sur ce sujet. Limi­tons-nous ici à cette suggestion minimale : de l'enfant structurellement malade, il nous paraît illégitime de conclure à l'enfance comme maladie (comment ne serait-ce pas alors un « vice de la Nature » ?) .

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ter son autre sous l'espèce de l'âge réputé sans raison. Aussi bien Spi­noza commence-t-il par avouer qu'il ne sait pas très bien quoi penser des enfants 1 • Ses remarques disparates, par leur cohérence probléma­tique, n'en ouvrent pas moins un horizon qui le démarque de tout les autres penseurs du xvn• siècle, Locke compris . À bien y réfléchir, c'est le contraire qui eût été surprenant : comment imaginer que l'état du questionnement dans la Hollande du Siècle d'or - qu'est-ce que l'enfance ? humanité mutilée ou monde à part ? humiliation suprême ou folie heureuse ? - n'ait pas conduit le démystificateur des idées de privation et de métamorphose à un surinvestissement philoso:phique de la première période de la vie ? Lorsqu'à la fin de l'Ethique l'ensemble du processus éthique ou du devenir-philosophe est identi­fié au devenir de l'enfant qui grandit, c'est toute l'économie spino­zienne de l'image qui est en jeu, dans la perspective explicite d'une imagination émancipée, d'autant mieux affranchie des chimères qu'elle devient « plus distincte et plus vive » et qu'elle s'ordonne davantage sous la dépendance de l'esprit2 • Pour affronter le pro­blème, Spinoza a dû faire un étrange mais nécessaire détour par une figure qui a curieusement l'air d'une chimère : l' infans adultus, nour­risson-adulte ou adulte-nourrisson. Tout ce programme - naturaliser l'enfance, développer une imagination ordonnée « pour » l'enten­dement et ainsi rétablir, conformément d'ailleurs au sens commun, une image renversée ; en somme ne pas regretter l'enfance, au double sens de l'expression - est condensé dans l'admirable scolie V, 6, qu'il faut citer intégralement :

« D'autant plus cette connaissance, à savoir que les choses sont néces­saires, s'applique aux choses singulières que nous imaginons plus dis­tinctement et plus vivement, d'autant plus grande est cette puissance de l'esprit sur les affects, ce dont témoigne aussi l'expérience elle-même.

1 . Éthique, II, 49, sc. , 2. L'allusion à une imagination libre, à la fin du scolie Il, 1 7 de l 'Ethique, ne

relève pas de la fiction : elle anticipe sur la V' partie (notamment 6, sc. , étudié ci­après ; 7, dém. ; 10 et sc.) . Les réserves de Gueroult sur le passage analogue dans la lettre 17 à Balling nous paraissent d'auta,nt moins décisives qu'elles se réfutent par­tiellement elles-mêmes (Spinoza. T. 2 : l 'Ame, appendice n° 10) . Gueroult a toutefois raison de dire que la question de l'imagination libre est d'abord celle du langage (puisque les mots sont des « images »). Mais pour en prendre pleinement la mesure, il faut d'une part être attentif aux efforts de Spinoza pour introduire de nouveaux usages langagiers (nous les étudions dans le chap. V de Spinoza. Une physique de la pensée), d'autre part poser le problème, encore plus délicat peut-être, du statut de l'image dans le discours philosophique (nous essayons de le faire, ou de commencer à le faire ici même).

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Nous voyons, en effet, que la tristesse provenant de la perte de quelque bien s'adoucit, sitôt que l'homme qui a perdu ce bien considère qu'il n'aurait pu être conservé d'aucune manière. De même encore nous voyons que personne n'a pitié d'un nourrisson (infans) , parce qu'il ne sait pas parler, marcher, raisonner, et qu'il vit en somme ( denique) tant d'années presque inconscient de lui-même. Mais si la plupart naissaient adultes, et un ou deux, nourrissons, alors chacun aurait pitié des nour­rissons, parce qu'on considérerait alors l'enfance (infantiam) non comme une chose naturelle et nécessaire, mais comme un vice ou une faute de la Nature. Et nous pourrions faire plusieurs autres remarques de cette façon. »

Pour comprendre les enjeux de la figure de l' infans adultus, qui, rappelons-le, est introduite au scolie IV, 39 pour imaginer la trans­formation d'un individu ( « . . . et certes on eût pu le tenir pour un nourrisson adulte, si . . . » ) et pour souligner la faille qui sépare l'adulte du nourrisson qu'il a été ( « Un homme d'âge avancé croit leur nature si différente de la sienne qu'il ne pourrait se persuader qu'il a jamais été enfant, si. . . » ) , quelques considérations histo­riques sommaires sont utiles.

Spinoza n'intervient pas dans un contexte quelconque : comme dans tant de domaines, en ce siècle paradoxal qui combine si sou­vent l 'archaïsme et la modernité, l'enfance donne lieu à un ensemble particulièrement riche et complexe de discours et d'attitudes hétéro­gènes, particulièrement en Hollande où se superposent et parfois se mêlent la scolastique, le cartésianisme, le prêche calviniste, l'héritage humaniste, la médecine hippocratique et galénique, mais aussi des tendances inédites perceptibles dans les pratiques collectives, dans certaines approches médicales empiriques, dans la réflexion juri­dique, enfin dans la poésie et dans la peinture. Il n'est pas excessif de dire que la Hollande du Siècle d'Or est en effervescence à propos des enfants ; et l'œuvre de Spinoza témoigne assez qu'il n'est pas resté étranger à ce contexte, même si la puissance et l'originalité de sa problématique débordent le cadre des courants existants.

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(L 'enfant malade de Gabriel Metsu, vers 1 660, Rijksmuseum, Amsterdam)

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3 . LA FIGURE DE L'INFANS AD ULTUS

1. L 'enfant de la Scolastique, et les contradictions de la Renaissance

Thomas d'Aquin s'efforce de penser la relation de l'enfance à l'âge adulte sous la condition de la continuité numérique. Un tel projet exige de concilier le même et l'autre, les différences de quan­tité et de qualité. Le problème est qu'il ne peut s'agir d'une simple croissance, ou augmentation (l'obésité, par exemple, est un trouble et non un résultat de la croissance) . Dès lors, il faut joindre un second schéma qui corrige ou limite le premier, qui lui fixe un terme, une fin. La tradition aristotélicienne a imposé celui du per­fectionnement. La différence est donc à la fois graduelle (augmenta­tion) et négative (un manque appelé à être comblé, une privation qui n'est cependant pas une simple négation, puisque le devenir implique puissance ou potentialité) ; et, pour ce faire, il faut diffé­rencier le concept de privation, afin de pouvoir penser une privation qui n'exclue pas la présence de la forme ou de l'âme, sans laquelle le corps n'existerait pas. Telle est l' imperfection.

Celle-ci n'est toutefois pas de même nature selon qu'il s'agit du corps ou de l'esprit. Tout se passe comme si le processus se dédou­blait, le changement quantitatif s'attribuant au corps et le change­ment qualitatif à l'esprit. Dans le corps, en effet, la perfection est liée à la possession de la quantité qui correspond naturellement à la forme. Or les êtres animés, à la différence des inanimés, sont issus d'une semence et ne reçoivent pas d'emblée, en même temps que la

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forme, la quantité qui leur est due : ils naissent imparfaits, et sont conduits peu à peu à leur taille optimale par le travail de la nutri­tion1 . Il s'agit donc bien d'une pure croissance, accomplie par la nutrition, même si elle est finalisée. L'écart entre la quantité actuelle et la quantité optimale n'est qu'affaire de degré, l'enfant doit sim­plement grandir :

« Les parties qui constituent le corps de l'homme, durant sa vie, ne sont pas toujours les mêmes ; elles le sont seulement du côté de l'espèce. Du côté de la matière, les parties vont et viennent ; cela n'empêche pas l'homme d'être numériquement un, du début de sa vie jusqu'à la fin . . . La forme et l'espèce de chacune de ses parties conti­nuent de subsister tout au long de sa vie, alors que la matière de ces parties est consumée par l'action de la chaleur naturelle et se régénère sans cesse grâce à la nourriture . . . L'œuvre de la nature qui ajoute à ce que possède l'enfant pour le conduire à sa quantité parfaite, ne le rend pas autre numériquement. Enfant et adulte, l'homme est numérique­ment le même. » (Somme contre les Gentils, IV, 8 1 , 4.)

Il en va tout autrement de l'esprit. Dans ce cas, le perfectionne­ment se présente comme une quasi-génération, l'opération passant cette fois par les contradictoires, puisque l'enfant est initialement privé de la raison et doit devenir raisonnable. C'est ici qu'appa­raissent les difficultés, et que l 'on sent Thomas d'Aquin osciller entre deux énoncés. Si l'homme est défini animal rationale, c'est en quelque sorte l'humanité que doit acquérir l'enfant ; et pourtant l'âme qui informe le corps de ce dernier n'est pas d'une espèce autre qu'humaine. Si ce paradoxe est possible, c'est en vertu de l'unité de l'âme et de sa spécification par son ultime degré de perfection (intel­lection). Ainsi devient-il possible de penser l'homme sans l'homme, l'homme privé de soi, d'une privation qui ne soit pas simple négation. L'enfant manque à sa propre essence, à sa propre forme, et se manque à lui-même. Thomas d'Aquin rejette avec force l 'idée d'une différence d'essence, qui impliquerait une transformation : ce serait manquer ce qui caractérise l'enfance, impuissance propre à ce qui n'est qu'en puissance. Au fond, la croissance relève de l 'accident2•

1 . É. Gilson, Le thomisme, p. 257-258 . 2. Cf. Je commentaire de la parole de Paul, « Quand viendra ce qui est parfait,

ce qui est partiel disparaîtra » ( 1 Co 1 3 , J O) : « La parole de l'Apôtre doit s'entendre d'une imperfection qui tient à l'essence même (est de ratione imperfecti) de l'être imparfait. Car en ce cas il faut qu'à la venue du parfait l'imparfait soit exclu ; c'est

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L'enfance se définit par sa négativité : y voir un âge positif, ce serait compromettre la continuité numérique. Et cette négativité est la conséquence d'une finalité : l'enfant n'existe que pour l'humain qu'il est appelé à devenir et qu'il n'est pas encore, l'enfance n'a pas de sens en elle-même. Et c'est le premier énoncé :

« Comme l'enfant est intelligent en puissance, bien qu'il n'exerce pas encore l'acte de l'entendement, il faut bien qu'il y ait en lui une certaine puissance susceptible d'opérations intellectuelles. » (Somme contre les Gentils, II, 60, 5 .) « La disposition devient habitus comme l'enfant devient homme » (Somme théologique, 1 a 1 ae, q. 49, art. 2.)

Ce statut de potentialité est fragile : il implique une vision dyna­mique de l'enfant. Rabattu sur son actualité présente, ce dernier perd le fil ténu qui le rattachait à l'espèce humaine. Et c'est le second énoncé :

« Aussi longtemps que l'enfant n'a pas l'usage de la raison, il ne diffère pas de l'animal sans raison ( animali irrationali) . Aussi, de même qu'un bœuf ou un cheval appartient en droit civil à quelqu'un qui s'en sert comme il veut, de même est-il de droit naturel que le fils avant d'avoir l'usage de la raison demeure sous la tutelle du père . . . Mais, après qu'il a commencé à avoir l'usage du libre-arbitre, il commence à être lui­même et il peut, dans ce qui est de droit divin ou naturel, se gouver­ner. >> (Somme théologique, lia Ilae, q. 1 0, art. 12 .Y

L'enfant semble appartenir au genre, sans différence spécifique ; on dirait d'un animal en général, donc d'une bête (puisqu'on lui reconnaît au moins la motricité). Il n'est pas d'une autre espèce,

·il

n'est en vérité d'aucune. Il faut bien pourtant qu'il possède déjà la forme à un certain degré, sans quoi le perfectionnement serait impensable : l'enfant est un humain encore indiscernable des bêtes .

ainsi que, lorsqu'advient la vision à découvert, la foi est exclue, puisqu'il lui est essentiel d'avoir pour objet ce qui ne se voit pas . Mais si l'imperfection ne tient pas à l'essence même de la réalité imparfaite, alors le même être numériquement qui était imparfait devient parfait ; ainsi, comme l'enfance ne tient pas à notre essence même (non est de ratione hominis) , le même numériquement qui était un enfant devient un homme. Le manque de forme de la foi (informitas fidei) ne tient pas à l'essence de la foi ; mais cela lui arrive, nous venons de le dire, par accident. Aussi est-ce bien la foi informe elle-même qui devient foi formée. » (Somme théologique, Ua Ilae, q. 4, art. 4, sol. 1 .)

1 . Tous ces textes concernent le puer. L'âge de raison était traditionnellement de 1 2 ans pour les filles, de 14 ans pour les garçons ; il correspond à la puberté. Sur ce détail, cf. Somme théologique, II a II ae, q. 1 89, art. 5 .

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Si la théologie tranche en reconnaissant une âme immortelle à l'enfant baptisé, la culture populaire semble répugner à l'idée que le tout-petit contienne déjà une personne d'homme1 • Cet âge, nous pouvons bien le dire informe, puisque Thomas d'Aquin parle lui­même d'informitas pour désigner l'état d'imperfection ou d'actua­lisation inachevée ; mais aussi au sens de l'impossibilité d'accorder une forme à l'enfance, soit que le changement permanent la rende improbable, soit que le corps, pense-t-on, n'ait pas encore de traits marqués2•

L'identité numérique et formelle qui recouvre la différence de l'enfant et de l'adulte, ainsi que la logique du perfectionnement radical qui s'y superpose, ont une contrepartie : ne prenant sens que par rapport à une norme dont il s'écarte, l'enfant dérange, inquiète, trouble, son inachèvement signale une anormalité qui le rapproche du fou, du muet, du nain3 • Ce genre de rapprochement n'est certes pas absent des textes spinoziens : « Sont-ils <vos spectres > des nourrissons (infantes) , des simples d'esprit ou des fous ? »4, « Me demande-t-on si un tel homme < celui qui se comporterait comme l'animal de Buridan > ne doit pas être regardé comme un âne plutôt que comme un homme ? Je dis que je l'ignore, de même que j 'ignore aussi comment doit être regardé celui qui se pend, et comme doivent être regardés les enfants (pueri) , les simples d'esprit, les fous, etc. »5 • La question est de savoir si Spinoza s'en tient là, s'il se contente effectivement du schéma de négation ou de privation qui découle de la logique du perfectionnement mais qui tend à se retourner contre lui, au profit d'une opposition de nature. En effet, le lien de la potentia n'empêche pas une divergence abyssale des états actuels, si bien qu'à ne considérer que la réalité de l'enfance, l'humain ina­chevé semble non seulement rejoindre ceux qui le sont restés ou le sont redevenus (ces derniers n'étant d'ailleurs que des adultes enfants ou retombés en enfance, si l'on prend cette dernière comme

1 . Philippe Ariès, L 'enfant et la vie familiale sous l 'Ancien Régime, p. 6 1 . 2 . Cf. Montaigne, Essais, II, 8 : « Je ne puis recevoir cette passion dequoy on

embrasse les enfans à peine encore nez, n'ayant ny mouvement en l 'ame, ny forme reconnaissable au corps, par où ils se puissent rendre aimables. » (Pléiade, p. 366.)

3. Cf. Didier Lett, L'enfance : aetas infirma, aetas infrma, Médiévales, no 1 5, p. 85-95.

4. Lettre 52 à Boxe!. 5 . Éthique, II, 49, sc. Ce trio se trouve déjà réuni chez Hobbes : cf. Leviathan,

chap. XVI, p. 1 65 ; chap. XXVI, p. 289. Cf. aussi Locke, Essai sur l 'entendement humain, I, 1 , § 27 : « Enfants, imbéciles, sauvages et gens sans lettres. »

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paradigme d'inachèvement), mais encore basculer dangereusement du côté des anima/ia irrationalia1 • Tout le rapport de Spinoza à la potentia et à l'idée de perfectionnement est ici en jeu.

En somme, l'enfant est un être petit quant au corps, et privé d'esprit. Double ou même triple néant, nous allons le voir : en tant que petit, son corps est le même que celui de l'adulte, dont il ne dif­fère que du plus au moins ; en tant qu'il grandit, il n'est que deve­nir, insaisissable et fuyant (ce sont ses deux manières d'être invi­sible) ; enfin, dénué de raison, il se définit par ce qu'il n'est pas. De ce point de vue, l 'enfance ne devrait-elle pas tomber sous le coup de la critique spinozienne de l'hypostase d'un simple mode de penser, comme la cécité ou la mort ?

Le rapport à l'enfance est donc pris dans une alternative, dont il arrive que les deux termes opposés se cumulent : l'enfant, adulte préformé ; l'enfant, préhistoire opaque de l'adulte, habitant avec ses semblables et quelques êtres analogues - les simples d'esprit, les idiots - un monde impénétrable.

La Renaissance, qui prend le contre-pied de l'attitude tradition­nelle en prêtant une attention fascinée aux enfants, dans un mélange fréquent d'attendrissement et d'effroi, de gravité et d'hilarité, affirme l'hétérogénéité des deux mondes et leurs constants échan­ges ; si bien qu'on ne sait plus parfois si c'est l 'enfant qui singe l'adulte, ou si ce n'est pas plutôt l'inverse. Tantôt c'est un miroir : folie des hommes pressentie dans le comportement espiègle des enfants . Tantôt c'est une permutation des contraires jusqu'à l'indiscernable, réveillant les fameuses paroles de Paul :

« Dieu n'a-t-il pas rendue folle la sagesse du monde ? . . . Mais ce qui est folie dans le monde, Dieu l'a choisi pour confondre les sages . . . Si quel­qu'un parmi vous se croit sage à la manière de ce monde, qu'il devienne fou pour être sage ; car la sagesse de ce monde est folie devant Dieu. » (Première épître aux Corinthiens, 1 , 25 et 27 ; 3, 1 8 . Nouveau Testament, p . 265-267 .)

Érasme résume à merveille cette attitude ambivalente de la Renaissance, tributaire du schéma scolastique puisqu'elle ne fait que l'inverser. Son idée novatrice, décisive, d'un apprentissage de la

1 . Par sa forme négative, qui ne définit les bêtes que par la négation de la diffé­rence spécifique de l'homme, cette expression scolastique employée par Spinoza au scolie III, 57, semble tout à fait propice à les confondre avec les enfants, les simples d'esprit et les fous.

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liberté par la liberté n'empêche pas qu'il reprenne à son compte l'idée thomiste d'informitas du nourrisson qui ne parle pas (infans} , indiscernable dès lors de la bête : l'éducation est précisément l'acquisition de la forme humaine, logos entendu comme la langue plutôt que la raison 1 • D'un autre côté, dans sa fiction à double tran­chant, il se fait le témoin d'une culture qui célèbre la folie de l'enfant, et qui voit dans sa maturation progressive une perte regret­table de vitalité. La séparation absolue des deux univers révèle alors sa propre chimère, et le théoricien de l'éducation réapparaît en sous­main pour dresser sa propre figure de l ' infans adultus :

« Si nous aimons les enfants, les baisons, les caressons, si un ennemi même leur porte secours, n'est-ce pas parce qu'il y a en eux la séduc­tion de la Folie ? . . . D'où vient le charme des enfants, sinon de moi, qui leur épargne la raison, et, du coup, le souci ? . . . N'est-il pas un monstre détestable, l'enfant qui raisonne comme un homme fait ? » (Éloge de la folie, p. 23-24.)

2. L 'enfant de la peinture et de la médecine

La réduction de la croissance infantile à l'augmentation des par­ties du corps conduit tout droit à la chimère de l 'infans adultus : l 'enfant, adulte en miniature. Cette confusion de l'enfant et de l'adulte est ancienne : elle remonte en Occident au début du Moyen Âge, qui marque une rupture avec l'hellénisme tardif.

On sait que la peinture a longtemps représenté l'enfant sans lui reconnaître de traits spécifiques ou d'expression particulière, d'autant moins que les coutumes vestimentaires n'offraient alors aucune transition entre le maillot du nourrisson et le costume de l'adulte. L'enfance était signalée par la seule différence de taille, les proportions du corps étant les mêmes que celles de l 'adulte : on pas­sait d'un âge à l'autre par un simple changement d'échelle. Au fond l'adulte était donné d'emblée, et cela n'est peut-être pas sans rap­port avec la thèse aristotélicienne de l'antériorité de l'acte sur la puissance, reprise par Thomas d'Aquin :

« Le parfait est antérieur à l'imparfait : absolument, et du point de vue de la nature et du point de vue du temps ; sans doute, dans le même

1 . Cf. P. Jacopin et J. Lagrée , " Érasme. Humanisme et langage, p. 23-3 1 . 2 . Cf. Philippe Ariès, op. cit. , p . 53-55.

l OO

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sujet, le parfait est antérieur par nature, mais l'imparfait antérieur quant au temps, de même qu'un homme (homo) est chronologique­ment enfant avant d'être un homme mûr parfait (vir perfectus) , cepen­dant que l'homme mûr parfait est antérieur par nature, étant l'objet naturel de la tendance ; absolument toutefois, le parfait est antérieur aussi du point de vue du temps, puisque l'enfant est engendré par un homme fait. >> (Commentarium in libros Aristotelis De Caelo et Mundo, Il, leçon 5, § 4.)

Les choses évoluent toutefois dès le xm• siècle, lentement, avec la représentation des anges, de l'enfant Jésus, des putti. La tendance s'accentue brutalement au xvn• siècle, qui invente à la fois le cos­tume et le portrait d'enfant1 •

Velasquez marque peut-être une transition, lorsqu'il exhibe la chimère de l' infans adultus : l'infante des Ménines, vêtue comme une dame, avec ses airs de grande parmi les nains, est réellement une enfant, mais une enfant-adulte donnée à voir comme telle, à laquelle on refuse la transition troublante d'une croissance ; le petit prince Balthasar Carlos n'a pas plus de dix ans d'après son visage et son corps, mais Velasquez peint son portrait équestre en costume de roi (quelques années auparavant, il l'avait peint encore nourrisson en compagnie d'un nain, et enserré déjà dans un pesant costume royal)2 . Parallèlement, Velasquez s'intéresse aux nains de cour, qui constituent à première vue le phénomène inverse de l'adulte enfant : d'où encore Les Ménines qui les fait se côtoyer. Mais les nains, n'étant pas des enfants, projettent sur ces derniers l'ombre de la monstruosité : c'est eux qui font dévier l'enfance hors du droit chemin vers l'âge adulte, et suscitent le vague soup­çon d'un monde à part et disgrâcié, opaque, où les adultes ne

1 . Ibid. , chap. 2. 2 . Le Prince Balthasar Carlos avec son nain, Museum of Fine Arts, Boston ;

Portrait équestre du Prince Balthasar Carlos, Musée du Prado, Madrid. La compa­raison de cette seconde toile avec le Portrait équestre de Philippe IV. également au Prado, est saisissante : l 'attitude et les attributs sont les mêmes. Le roi-enfant, dau­phin ou régnant, est évidemment l ' infans adultus par excellence, du fait de son sta­tut et des atours qui l'accompagnent. Sur une troisième toile, Balthasar Carlos figure au même âge en costume de chasse. A noter que P.-M. Schuhl a étudié, outre Les Ménines, la série de portraits de l'infante Marguerite : cf. Sur l'enfance d'une Infante, Mélanges Alexandre Koyré, t. 2, p. 47 1 -474. En Hollande même, Gerard Ter Borch fait encore en 1 648 le portrait d'une petite fille de deux ans, robe de soie et sac à main (Portrait d'Helena van der Schalcke, Rijksmuseum, Amsterdam).

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pénètrent pas 1 • Le nain fait de l'enfant un adulte, mais non au sens d'une prématuration ou d'une hâte, ou encore d'une invisibi­lité de l'enfance : bien plutôt par visibilité trop grande, aveuglante, fascinante.

Il y a ainsi deux manières de séparer l'enfant de son développe­ment, en le confondant avec l'adulte : ou bien en faire tout de suite un adulte, ou bien reporter sa différence à la marge, parmi les adul­tes séparés des adultes. Le décalage, l'asymétrie sont flagrants entre l'enfant traité comme un adulte et l 'adulte aux proportions d'enfant ; leur rapprochement rend incertaine la frontière des deux âges, et suscite les échanges, la contagion de l'un à l'autre, semant le trouble et chez l'un et chez l'autre. Ce sont les deux facettes de la chimère, envers-endroit, mais aussi bien peut-être la collusion de deux inspirations qui coexistent très tard dans le xvn• siècle, tant en Hollande qu'en Espagne : l'une humaniste ou renaissante (le nain comme médiation inquiétante), l'autre « classique », c'est-à-dire iné­dite (émergence de l'enfant sous la chimère qui le recouvre) . Ce regard adressé en propre à l'enfant, chez Velasquez, à travers l'exhibition consciente de la chimère, trouvera son accomplissement dans la peinture hollandaise du Siècle d'Or, notamment chez Rem­brandt (les portraits de Titus )2 et Metsu (L 'enfant malade P. Une

1 . Simon Schama commente une toile de Molenauer où l'on voit des enfants avec des nains, et y déchiffre un abrégé de toutes les ambiguïtés de comportement des adultes et des enfants (L 'embarras de richesses. La culture hollandaise au Siècle d'Or, p. 727-728).

2. Une certaine légende veut que Rembrandt, composant en 1 656- 1 657 le Titus lisant, ait attribué à son fils les traits de Spinoza. On sait que Rembandt était un familier de la communauté juive d'Amsterdam. A cette époque, le futur philosophe venait d'être excommunié et commençait à fréquenter l'école du Dr Van den Enden. La série des Titus, de 1 650 (si le portrait d'enfant est bien celui de Titus, alors âgé de 9 ans) à 1 663, date où la maladie fatale se lit déjà sur les traits du tout jeune adulte, illustre tragiquement le scolie V, 39 : « En effet, celui qui de nourrisson ou d'enfant est passé à l'état de cadavre . . . »

3. Cf. la reproduction ici même p. 94, ainsi que la note infra. Il est vrai, comme l'écrit Simon Schama, que « les Hollandais inventèrent l'image poignante de l'enfant malade » (op. cit. , p. 683). A noter que la série d'enfants adultes de Velasquez en contient déjà un : Portrait du prince Philippe Prosper, Kunsthistorisches Museum, Vienne, datant de 1 66 1 (on pourrait objecter que la présence de hochets et d'une clochette sur la robe du prince fait disparaître complètement le côté adulte ; reste néanmoins l'essentiel - le contraste entre le petit garçon fébrile attaché aux jeux de son âge, et son costume, d'enfant sans doute, mais d'enfant royal, qui marque sa qualité écrasante d'héritier du royaume). Chez Spinoza, la nature chimérique de la monarchie absolue se manifeste éminemment dans la figure du roi enfant, malade ou sénile. Le tableau de Metsu, nous le verrons, se rapporte à un tout autre aspect de sa pensée.

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différence de nature s'est révélée. Alors, reconnaissant la singularité de l'enfant, la nouvelle peinture s'inscrit en faux contre la différence négative établie par la scolastique : elle voit l'enfant, là où la scolas­tique énumère au contraire ce qu'elle ne voit pas (marche, parole, foi . . . ) ; non pas qu'elle s'attendrisse, mais elle ne partage plus l'inquiétude humaniste devant les accointances inhumaines de l'enfance, encore tributaire de l'équivoque scolastique (l'enfant à la fois même et autre, adulte en négatif, animal provisoire) . L'enfant s'est mis à exister positivement, il a cessé, pour reprendre la caté­gorie spinozienne, d'être un mode de penser imaginé, et ce n'est pas pour l'enfermer dans un monde à part, encore marqué de sa déter­mination toute négative, même si - répétons-le - l'humanisme et sa représentation des diableries opaques de l'enfance a coexisté tard dans le XVII" siècle néerlandais avec la sensibilité nouvelle : l 'enfant est l'humain en devenir, ni pré-adulte ni confiné dans une sphère impénétrable (Rembrandt peint son fils en train de grandir et de changer) 1 • On ne le distinguait ni du fou ni de la bête ; il est à pré­sent tout l'inverse, figure de l'être qui ne cesse de se séparer et du fou et de la bête. A ce titre, il devient peut-être l'image adéquate de l'humanité.

La médecine, de son côté, concevait également l'enfant et sa santé sur le modèle de l'organisme adulte ; on ne peut pourtant pas dire qu'elle ait connu sur ce point une évolution analogue à celle de la représentation picturale2• La physiologie de référence étant celle de l'adulte, l'organisme de l'enfant apparaît structurellement mor­bide : la croissance ininterrompue ainsi que la fragilité de l'enfant s'interprètent, en termes hippocratico-galéniques, comme un désé­quilibre humoral structurel (prédominance de la chaleur et de l'humidité, d'où la nécessité d'un surcroît de nourriture mais aussi une certaine tendance à la décomposition cadavérique - les textes de Spinoza, bien que d'un esprit tout autre, comportent des traces de ces deux aspects). L'enfant n'a pas les proportions de l'adulte, mais

1 . S. Schama cite aussi un dessin de 1 630, où un enfant fait ses premiers pas. 2. L'édition Clerselier du Traité de l 'homme de Descartes en témoigne : la

figure 1 3 , d'après la numérotation d'Alquié, représente indéniablement un enfant­adulte (cf. Œuvres philosophiques, t. 1 , p. 424) . Dans le Traité de l 'homme, l'enfant a pour seule particularité d'être fait d'une matière plus « tendre », ce qui explique sa croissance : les pores étant plus aisés à élargir, le remplacement continuel des parties se fait chaque fois au profit de parties plus grosses, ou plus nombreuses, jusqu'à ce que la matière des membres ait durci (cf. ibid. , p. 385) .

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il n'a pas non plus les siennes propres, puisqu'elles ne cessent de changer, et l'on croit vain de chercher une norme de santé chez l'enfant : de l'absence de forme stable on conclut à une variation incessante, qui demeurerait inintelligible si elle ne trouvait sa loi dans une cause finale - l'organisme achevé de l'adulte. En somme, c'est bien avant tout l'enfance elle-même qu'il s'agit de soigner et de vaincre1 • On voit comment l'esquisse d'une reconnaissance (diffé­rence de proportions) est compromise par le sentiment angoissé d'un vertige (croissance continue)2• On est tout près de distinguer des physiologies distinctes, et ce qui en dissuade les médecins est moins l'écart entre les formes (exigence d'une continuité identitaire de développement), que l'impossibilité de fixer une forme chez l'enfant (inconsistance) .

Le mécanisme, soucieux d'éliminer les catégories occultes de qualité et de fin, accentue paradoxalement la conviction que la cul­ture est pourtant en train d'ébranler, et ne peut que confirmer l'invisibilité médicale de l'enfance : simple différence de taille, le développement étant réduit à une croissance. Observons les difficul­tés de Descartes, dans La description du corps humain : il concède bien à la théorie des humeurs, comme d'ailleurs Spinoza3, « le divers tempérament de chaque corps »4• Mais il évite de s'en servir dans sa tentative d'expliquer la croissance. Il pose ainsi un principe de dimi­nution et d'augmentation qui est en même temps principe d'agencement selon le tempérament, quoique ce deuxième aspect ne l'intéresse pas et qu'il le laisse dans le vague. Le principe consiste dans le frottement des parties solides (composées de « petits filets )) ) et des parties fluides (humeurs et esprits animaux), les premières se mouvant plus lentement que les secondes. Suit alors une description de la croissance, qui comporte en fait deux aspects : l'accroissement

1 . Cf. Bernard Jolibert, L 'enfance au XVIf siècle, p. 49-5 1 . 2. Les traités hermétiques, dont la diffusion fut considérable à la fin du

XVI' siècle, ont poussé le plus loin cette idée de transformations successives de l'homme aux différents âges de sa vie . Qu'un adolescent s'absente longtemps et même ses proches ne sauraient le reconnaître. L'enfance proprement dite n'est qu'un songe, dans la mesure où ce qui est inconstant manque de réalité. Aussi ne faut-il pas parler d'enfant mais d' « imagination d'enfant ». L'enfant est cet être « prêt à changer d'état en peu de temps, voire si peu qu'il ne fait autre chose en toutes heu­res et instants que changer » (Pimandre de Mercure Trismégiste, trad. franç. 1 579, commentaire du chap. XV, p. 670) .

3. Traité théologico-politique, Il, p. 50-53. 4. Descartes, La description du corps humain, III (De la nutrition), Alquié, t . 3,

p. 827.

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proprement dit, qui concerne les parties solides et par lequel le corps « s'allonge », et sa perturbation, due à un excès humoral, par laquelle le corps « s'engraisse ». La construction du texte en quatre paragraphes mérite d'être relevée : Descartes enchâsse le processus réversible de production de graisse dans le récit en forme de dip­tyque d'un processus irréversible, celui de la jeunesse et du vieillisse­ment. Paradoxalement, c'est l'invocation du déséquilibre qui trahit le moins ici l'intention mécaniste. L'accroissement est, quant à lui, clairement finalisé : au début, les petits filets « ne sont pas encore1 étroitement joints les uns aux autres », si bien que le corps garde sa plasticité - c'est la jeunesse ; mais « à mesure qu'on vieillit ))2 -I'exp/icandum devenant au passage l'exp/icatio - les petits filets « parviennent enfin3 à un tel degré de dureté )) que la croissance et la nutrition s'interrompent, et c'est la vieillesse, trouvant son terme dans la mort du fait de la « disproportion )) entre le mouvement des parties fluides et le repos absolu acquis par les parties solides (le frottement, sous-entend Descartes, ne se fait plus) . Il est clair que l'on va d'une jointure lâche à une jointure parfaite, et que le vieillis­sement n'est au fond que l'envers de la jeunesse. La vision carté­sienne est étrange : la vie ne décline pas, c'est une croissance continue affectée d'un ralentissement progressif. Vieillissement et mort sont présupposés ; ils ne sont nullement expliqués. Seule ébauche d'une raison : l'évocation fugitive d'une disproportion. Mais pour que cette raison se développe, et devienne rapport de mouvement et de repos entre parties du corps, il faudra que Spinoza prenne le relais, et peut-être après lui Baglivi, et que la notion ainsi affermie se réunisse à l'autre allusion éphémère, faite au tempéra­ment du corps, pour former une seule et même pensée de l'individualité biologique.

Tel est l'embarras du premier mécanisme, qui n'échappe à la finalité qu'en la réintroduisant en sous-main, laissant flotter dans le vague, s'en servant et ne s'en servant pas, les notions traditionnelles d'équilibre et de proportion. Jeunesse et vieillesse n'étant que le même masque réversible, la différence de l'enfant et de l'adulte s'estompe complètement. En vérité, la préférence des philosophes classiques (Leibniz, Malebranche) pour le préformisme confirme et

1 . Nous soulignons. 2. Ibid. , p. 828. 3 . Nous soulignons.

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même intensifie la confusion séculaire : on porte maintenant l'adulte dans le germe même.

La médecine évolue pourtant, en Hollande, mais d'un tout autre bord : sous l'aporie théorique, le médecin porte une attention iné­dite à l'enfant. Les traités de pédiatrie et de puériculture se multi­plient1 . On ne remet pas en cause le jugement porté sur l'enfance : impuissance, fragilité, morbidité. Mais la conséquence qu'on en tire commence à s'inverser : d'un quasi-néant théorique on ne conclut plus à l'indifférence pratique, mais au contraire à l'urgence d'une prise en charge et d'un combat.

La figure de l'enfant malade n'a manifestement pas le même sens pour le médecin et pour le peintre hollandais du xvn• siècle : pour le premier, la maladie est avant tout l'enfance elle-même - la forme mal assurée - et ne se dissocie pas d'une fragilité constitutive, mais pour ces raisons mêmes elle mérite désormais toute l'attention ; pour le second, la maladie est sans doute essentielle à l'enfance, mais elle renforce précisément sa spécificité, et contribue à la rendre visible pour elle-même. On dirait que Spinoza opère le lien entre ces deux attitudes : il faut que la médecine reconnaisse elle aussi définitivement que le visage et le corps de l'enfant ne s'obtiennent pas par réduction, mais diffèrent, par la figure et les proportions, de ceux de l'adulte : entre les deux âges, on ne dispose plus de procédé de passage.

3 . L 'enfant des juristes

La conception de l'enfance évolue aussi dans le domaine du droit. Si la question était jusque-là surtout celle du bâtard, c'est-à-dire d'une démarcation du légitime et de l'illégitime eu égard aux droits de succession, on cherche désormais à définir un statut de l'enfant comme tel, notamment face aux cas d'infanticide et d'abandon ( « exposition >> ) . Cependant le fait majeur est l'apparition d'une contestation de l'autorité parentale2• La Hollande semble dépasser

1 . S. Schama, op. cit. , p. 682 sq. On publie non seulement des De morbis infan­tum à l'usage des savants, mais des traités populaires rédigés en néerlandais. Il fau­dra un siècle de plus pour que la France, d'ailleurs en retard sur toute l'Europe, commence à s'intéresser à la pédiatrie (F. Lebrun, Se soigner autrefois. Médecins, saints et sorciers aux XVII ' et xvm ' siècles, p. 1 35).

2. Sur ces divers aspects, cf. Jolibert, op. cit.

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sur ce point tous ses voisins européens : l'indiscipline et l'indocilité des enfants, la tolérance inédite des parents, enfin la fréquence et l'ampleur de leurs conflits avec les adolescents, semblent avoir frappé tous les voyageurs 1 • Spinoza, nous le verrons, se fait l'écho de ces drames, qui le navrent sans doute, mais l'incitent à une réflexion sur l'échec de l'éducation plutôt qu'à une condamnation morale des enfants. D'autre part, l'évolution des mœurs n'est pas sans retentisse­ment dans la pensée juridique : Hobbes, en particulier, fait preuve d'un remarquable modernisme. Il soutient que la domination pater­nelle « dérive du consentement de l'enfant » (pour le nourrisson, l'obéissance est due à la mère, étant donné qu'elle veille à sa conser­vation ; toutefois la version latine du Leviathan semble accorder à la mère un droit de vie et de mort sur son enfant)2 ; que les enfants, tant qu'il n'ont pas l'usage de la raison, c'est-à-dire de la parole, ne peu­vent être dits ni justes ni injustes, puisque la loi n'a pas de sens pour eux et qu' « ils n'ont pas en effet le pouvoir de passer des conventions ni d'en comprendre les conséquences »3 • Cependant, Hobbes assimile virtuellement l'enfant à un serviteur, et le droit de vie et de mort qu'il accorde à la mère sur son nourrisson, déterminant le devoir d'obéissance de ce dernier si elle choisit de protéger sa vie, est sinon analogue, du moins comparable à la convention par laquelle le vaincu aliène sa liberté au vainqueur en échange de sa vie (la relation juridique est fondée dans les deux cas sur l'évitement de la mort, même si le nourrisson n'en convient pas)4• Aussi l'autorité paternelle ne se distingue guère du despotisme, ce qui justifiera - nous y reviendrons - une mise au point aussi nette que concise dans le Traité politique.

Le XVII" siècle manifeste donc une attention nouvelle à l'enfant, en marge de la philosophie, de la théologie et de la théorie médicale. Voyons si Spinoza n'est pas précisément en train d'accomplir le renouvellement de problématique propice à donner à cette attention sa première formulation philosophique ; mieux, s'il ne prend pas appui sur elle pour renouveler la philosophie.

1 . Cf. P. Zumthor, La vie quotidienne en Hollande au temps de Rembrandt, p. 1 1 9- 1 2 1 .

2. Hobbes, Leviathan, chap. XX, p. 208 . Et p. 209, n. 1 3 , pour le droit de vie et de mort.

3. Ibid. , chap. XXVI, p. 289. 4. Ibid. , chap. XX ( « Des dominations paternelle et despotique » ), p. 209 (avec

la note 1 3 du traducteur indiquant la version latine, plus crue) et 2 1 1 .

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4. La parabole du premier homme

L'infans adultus n'est pas un mythe particulier, une chimère parmi d'autres, dans l'Europe chrétienne du xvn• siècle. Nous en avons vu une première manifestation chez saint Paul, avec la dis­tinction des deux naissances, de chair et d'esprit, et le thème d'une régénération, du surgissement d'un adulte neuf, dépouillé du « vieil homme » : ce mythe est si important dans le christianisme qu'il donne lieu au premier des sacrements, le baptême1 • Mais il y a une seconde manifestation, presque plus décisive encore puisqu'elle est liée au dogme fondamental du péché originel. « Mais si la plupart naissaient adultes, et un ou deux nourrissons . . . ))2 : Spinoza sait bien que l'Écriture raconte l'inverse, d'abord le surgissement d'un pre­mier homme, tout fait, et de sa conjointe également faite, puis, après la transgression de l'interdit, l'enfantement de Caïn et d'Abel et l'expansion du genre humain3•

Spinoza commente à plusieurs reprises le récit biblique du pre­mier homme. Le lecteur d'aujourd'hui s'attend naturellement à ce qu'il récuse d'abord l'idée de premier homme. Au reste, peut-il y avoir un premier homme dans cette philosophie ? Ne serait-ce pas retomber dans la fiction d'une création ex nihilo, ou du moins d'une transformation surnaturelle ? La Genèse dit : « Dieu modela l'homme avec de la poussière prise du sol. . . ))4• Mais son auteur vaut-il mieux que ceux qui « imaginent que les hommes sont engendrés de pierres aussi bien que de semence, et que toutes for­mes quelconques se changent en d'autres quelconques )) ?5 Ce pas­sage, qui fait probablement allusion au mythe de Deucalion et de Pyrrha que Spinoza connaissait au moins par Ovide, se rap­porte à un thème analogue à celui du premier homme biblique : la renaissance de l'humanité après son anéantissemént décidé

1 . Rappelons que le baptême des enfants est une invention tardive, médiévale, liée au problème du salut des enfants prématurément décédés, en un temps de très grande mortalité infantile. Et dès la Renaissance, des voix s'élèvent (Erasme, en par­ticulier) .POur demander que Je jeune adulte confirme les vœux de son baptême.

2. Ethique, V, 6, sc. 3. La lettre de la Genèse est d'ailleurs ambiguë sur le cas des deux premiers

nés : elle passe sans transition de leur naissance à leur activité d'adulte (« Abel fai­sait paitre les moutons, Caïn cultivait le sol », 4, 2).

4. Genèse, 2, 7. 5 . Éthique, 1, 8, sc. 2 .

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par Jupiter1 • Enfin le lien de l' infans adultus et de la métamorphose sans règle se confirme chez Lucrèce, dont la critique paraît avoir inspiré celle de Spinoza :

« Et pour grandir enfin, ils ne mettraient nul délai à rassembler leurs principes, s'ils s'accroissaient de rien. Les petits enfants soudain deviendraient adultes et du sol brusquement les arbres jailliraient. »

(De la nature, 1, 1 84- 1 86 .)2

En effet, la production à partir de rien entraîne que tout peut naître de tout : qu'un homme surgisse du néant ou d'une pierre revient au même, en l'absence d'un germe, d'une semence qui assure­rait la continuité causale du processus. C'est un saut, une substitu­tion progressive, non pas à proprement une production : jamais on ne comprend comment l'on passe de la pierre à l'homme, puisque rien, dans la nature de la pierre, n'enveloppe la nature humaine. Cer­tes, la poussière et la pierre semblent valoir dans les mythes pour une matière en attente de forme, pure puissance ; mais cette manière de penser n'est recevable ni pour Lucrèce ni pour Spinoza, qui récusent tous deux les causes finales. En fait, ex nihilo signifie moins « sans matière » que « sans règle » : quand débute la Genèse, la terre est déjà là, déserte et vide, plongée dans les ténèbres ; mais la volonté de Dieu est première absolument, aucune loi, aucun motif ne la prédé­terminent (le bien est seulement constaté, après-coup) . C'est cette négation du principe de causalité que conteste Spinoza : les méta­morphoses équivalent à des surgissement bruts, bien que la nouvelle forme semble procéder de l'ancienne. Elles n'ont pas de cause, elles

l. Ovide, Les Métamorphoses, 1. Le contraste avec le récit biblique est éclatant : le couple d'amants recrée chastement l'humanité, par un geste anodin qui vaut pour une immaculée conception avant la lettre ; les hommes et les femmes se dégagent de la pierre sans la moindre allusion à un état d'enfance (au contraire, leur dureté héritée de la pierre les disposent immédiatement au labeur, un peu comme Caïn et Abel) . C'est bien ainsi que les voit Michel-Ange, lorsqu'il sculpte ses figures volon­tairement inachevées, aux prises encore avec le matériau, et les baptise Prigioni : la naissance d'un adulte, métaphore de la sculpture en général. S'agissant de la nature, Spinoza rejette évidemment ce modèle hylémorphique, qui trouve depuis Aristote son illustration privilégiée dans l'acte finalisé du sculpteur.

2. Les mythologies grecque et romaine contiennent beaucoup de récits de crois­sances miraculeuses, autrement dit accélérées, dotant l'enfant d'une vigueur hors du commun. Très rares, cependant, sont les croissances instantanées (comme celle des fils de Callirhoé, ou de la sibylle d'Erythrée) ; et le mythe de Deucalion, à notre connaissance du moins, est le seul cas de naissance adulte. Cf. P. Grimal, Diction­naire de la mythologie grecque et romaine.

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juxtaposent des natures qui ne peuvent procéder l'une de l'autre. Comme Lucrèce, Spinoza dénonce cette relation entre la métamor­phose et le surgissement ex nihilo, comme en témoigne la fin du scolie sur le suicide : « Mais que l'homme, d'après la nécessité de sa nature, s'efforce de ne pas exister ou de changer de forme, cela est aussi impossible que quelque chose se fasse de rien, comme chacun peut le voir avec un peu de réflexion. » 1

·

Le premier homme est donc un mythe, cohérent avec celui de la Création. Spinoza ne prend même pas la peine d'en réfuter l'absurdité : il fait seulement observer qu'il convient d'y voir une parabole plutôt qu'un récit. Il s'intéresse à l'usage qui en est fait dans l'explication de l'impuissance actuelle des hommes à surmonter leurs passions, et propose une contre-interprétation, dont il avoue avec humour n'être pas sûr qu'elle « s'accorde avec la pensée du narra­teur >> . Il s'agit de réfuter l'idée de Chute, de péché originel, en mon­trant qu'elle est contradictoire2• Cette idée suppose en effet un Adam d'abord parfait, doué d'une mens sana, c'est-à-dire sage et libre, dis­pensé du long et précaire parcours qui mène idéalement tout être humain de son état premier de nourrisson inconscient et impotent à celui d'homme sage et heureux, précisément défini par la formule de Juvénal, mens sana in corpore sano3• Or, dans ces conditions, la Chute est impensable, puisqu'un tel homme, capable d'un usage droit de sa raison et s'efforçant naturellement de persévérer dans cet état, n'a pu ni être trompé ni éprouver le désir fou de s'élever au rang de Dieu. Si l'Adam réel - celui dont la Genèse raconte l'histoire - a bien été trompé, c'est qu'il était un homme comme les autres, qui « naissent ignorants des causes des choses »4• Adam n'est certes pas un infans adultus5•

l . A propos du suicide . également, Spinoza rapproche la métamorphose d'un surgissement ex nihilo. Cf. Ethique, IV, 20, sc.

2 . I;raité politique, Il, 6. 3. �thique, 1, V, 39, sc. 4. Ethique, 1, ap. 5. Cf. Gilles Deleuze, Spinoza. Philosophie pratique, p. 30-3 1 , qui, rapprochant

le sort des enfants de la condition adamique réelle, est tout près de soulever la ques­tion de !' infans adultus : « C'est pourquoi nous ne pouvons guère penser que les petits enfants soient heureux, ni le premier homme, parfait : ignorants des causes et des natures, réduits à la conscience de l'événement, condamnés à subir des effets dont la loi leur échappe, ils sont esclaves de toute chose, angoissés et malheureux, à la mesure de leur imperfection. (Nul plus que Spinoza ne s'est élevé contre la tradi­tion théologique d'un Adam parfait et heureux.) » Nous aurons cependant à modi­fier quelque peu ce jugement.

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Cette critique était déjà celle de l'Éthique, où Spinoza évoque le mythe du premier homme dans le commentaire d'une proposition hypothétique - « Si les hommes naissaient libres . . . » 1 - qui anticipe sur l'hypothèse analogue de la v• partie, « si la plupart naissaient adultes . . . »2• Ce commentaire apporte toutefois une précision concernant l'absurdité de cette hypothèse : elle suppose de considé­rer la nature humaine abstraction faite du reste de la Nature, et aussi, par conséquent, la production de l'homme par Dieu comme une production singulière, détachée de l'ordre et de la connexion des autres choses3 • Au fond, les moralistes dénoncés dans la pré­face de la III• partie, ou les philosophes du début du Traité poli­tique, ne font que reprendre la conception biblique du premier homme, lorsqu'ils raisonnent en fonction d'un état fictif de perfec­tion pour conclure à une nature à présent viciée. L'enfance n'est­elle pas autre chose, pour le christianisme, que le résultat et l'héritage du péché originel ? Spinoza dénonce cette inversion de l'ordre naturel par laquelle, escamotant cette res naturalis & neces­saria qu'est l'enfance d'après le scolie V, 6, on en vient à charger les épaules des hommes (et particulièrement des enfants - nous y reviendrons à propos de l'éducation) du fardeau d'une pré­sumée Chute dont leur nature viciée porterait la trace, au lieu d'énoncer les conditions naturelles d'un progrès.

Dans ce scolie, Spinoza reprend l'interprétation qu'il avait donné de l'avertissement divin dans le chapitre IV du Traité théo­logico-politique. D'une part, il y expliquait que « Dieu a révélé à Adam le mal qui serait pour lui la conséquence nécessaire de cette manducation, mais non la nécessité de la conséquence de ce mal » ; de sorte qu'Adam, par « défaut de connaissance », a perçu l'avertissement de Dieu comme l'énoncé d'une loi de consécution arbitrairement instituée par un roi, non comme celui d'un lien cau­sal entre la nature de l'acte et le mal qui s'ensuit. D'autre part, il ramenait cet avertissement, par un certain tour de force interpréta­tif, à son propre précepte d'agir librement en vue du bien, plutôt que contraint, par crainte du mal. Nous verrons que ce précepte,

1 . « . . . ils ne formeraient aucun concept du bien et du mal, aussi longtemps qu'ils seraient libres », IV, 68.

2 . Ethique, V, 6, sc. 3. On se reportera sur ce point à l'analyse éclairante de Pierre Macherey, vol. 4,

p. 39 1 sq.

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autant que nous puissions en juger, est justement à la base de la théorie de l'éducation que Spinoza appelait de ses vœux, et qu'il aurait peut-être élaborée après l'Éthique.

5. Volontarisme cartésien, volontarisme spinozien

Fondé sur un travail de la mémoire, le premier trajet de salut proposé par la v· partie de l'Éthique mime au plus près le proces­sus d'une transformation1 • Il s'agit de réorganiser la mémoire, de l'habituer à d'autres enchaînements. Sans doute, Spinoza semble au premier abord avoir recours, le temps d'une transition, aux vieilles recettes de la morale traditionnelle : contracter de bonnes habitudes, par un effort d'attention soutenue visant à l'inté­riorisation vivante et pratique des préceptes . Mais c'est tout le décalage entre la proposition V, 1 0, et son scolie, dont la fonction est différente : si Spinoza y parle encore de « graver dans notre mémoire » des « principes certains de la vie », c'est plutôt pour apprivoiser le lecteur en lui accordant quelques impressions fami­lières, au seuil de l'étrange voyage - ce qui ne va pas sans paradoxe, lors même qu'il s'agit de le soustraire à cette familiarité en l'invitant à accomplir sur lui-même le grand travail de rupture. La vieille recette est seulement l 'amorce d'un procès autrement radical, destiné à la relayer progressivement. Ce qui distingue l'éthique de la morale traditionnelle, c'est que la mémoire n'y est plus un auxiliaire, un instrument pour le travail sur soi, mais l'enjeu même ou l'objet de ce travail. La mémoire n'est pas une faculté mais un ordre ; or il s'agit d'instaurer l'ordre conforme à l'entendement, et par conséquent de réformer, de transformer celui de la mémoire. Tout le mécanisme associatif qui constituait notre subjectivité - notre institutum vitae, selon le concept du Traité de la réforme2 - doit sinon s'effacer, du moins se mar­ginaliser au profit d'un autre, conforme à la raison, c'est-à-dire à nous-mêmes.

1 . Éthique, V, 10 , prop . , dém. et sc. 2 . Il n'y a pas - nous l'avons vu dans l'étude précédente - de sujet en général

chez Spinoza, mais différents régimes d'investissement ou de « détermination » de cet effort pour persévérer dans notre être qui définit notre « essence actuelle » ou l'actualisation de notre essence : en termes contemporains, nous parlerions de régimes de subjectivité.

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Il y a là - pouvons-nous dire enfin, car le texte nous incline à suspendre nos réticences, quitte à relancer le problème - un travail de transformation, et même de transformation volontaire, de des­truction consciente de sa propre affectivité, de ses propres évalua­tions, de ses propres désirs. N'est-ce pas là l' « étrangeté » dont Spinoza se serait entretenu avec ses disciples, d'après le témoignage sujet à caution de Lucas ?1 Un volontarisme sans libre volonté, naturellement sans « états d'âme » non plus, où Spinoza se montre beaucoup plus radical que Descartes, à moins qu'il ne le prenne au pied de la lettre : entreprise concertée d'éradication de l'enfance (entendons : de l'âge second où la mémoire se forme et où l'éducation fait son œuvre), de dissolution du moi tel qu'il s'était passivement construit, sédimenté. Descartes croit suffisant d'at­�eindre « un âge qui fût si mûr », pour d'un seul coup surgir rené, tout armé pour une conversion qui, n'exigeant que du temps et de l'application, s 'avère initialement donnée. « Maintenant donc que mon esprit est libre de tous soins . . . »2 : nous sommes aux antipodes du scolie V, 39. Descartes peut dès lors demeurer le même : le saut sur place n'emporte rien, le problème n'est même pas envisagé. Descartes a la si tranquille conviction d'apparaître à la clarté d'un premier matin qu'il peut bien continuer d'assumer l'essentiel de ses croyances d'enfant, qu'il réordonne seulement, sous le nom de « mystères », dans un domaine spécial soustrait à la juridiction de la raison humaine. Mais, pour Spinoza, l'affaire se présente beau­coup moins brillamment. En fait d'héroïsme matinal, ce sont plu­tôt les relents écœurants de la veille, les pesanteurs brumeuses de la dépression : les choses de la vie ont perdu leur saveur, vana & futi­lia3. La philosophie de Spinoza commence dans la maladie, elle n'a pas de ces réveils athlétiques qui, dès le premier mouvement, met­tent au pas toutes les raisons de sombrer d'ici le soir. « Je vois le meilleur et je l'approuve » - tout se présentait sous les meilleurs auspices, mais voici qu'à l'amorce de la moindre opération, ce n'est pas que j 'oublie, mais - « il s'ensuit le pire >> . Simple pratique d'exorciste, simple conjuration magique, que le geste inaugural des Méditations ? Heureux homme du moins, ou « premier homme »,

l . Cf. infra, p. 1 14 n. 3 . 2. Ces deux extraits se trouvent au début des Méditations métaphysiques. 3. Cf. la première phrase du Traité de la réforme de l 'entendement, commentée

dans l'étude précédente.

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qui croit avoir les ressources de cette vie facile et souveraine. La conclusion du scolie V, 1 0, appelle à ne pas « se réjouir d'une fausse apparence de liberté ». Ou bien Descartes est le sage parfait, ou bien il n'en est que le songe ; sans doute s'est-il vécu premier homme, foulant une terre nouvelle et toute offerte à la libre médi­tation par son fiat d'homme mûr, de vir perfectus. Mais lorsque Spinoza clôt son livre sur les mots difficilia & rara, ces derniers n'ont certes pas le même sens que le rappel de l' « infirmité et la faiblesse de notre nature » sur lequel s'achèvent les Méditations.

Concernant l'avertissement de Descartes au sujet de l'impor­tance des préjugés de l'enfance, et la probable leçon qu'en a tirée Spinoza1 , il convient de souligner combien la problématique de l'enfance, chez ce dernier, déborde ce thème : en règle générale, ce n'est pas pour rappeler la rengaine cartésienne qu'il évoque l'enfance. Ce n'est vrai que dans deux cas : dans le commentaire des Principes, bien entendu, où il se contente d'ailleurs d'une para­phrase atténuée2, et dans un passage du Traité théologico-politique, où il évoque son cas personnel. Il faut ici noter que, chez Spinoza, la rupture avec la mémoire lentement sédimentée durant l'enfance est non seulement plus difficile, mais chargée de résonances biogra­phiques évidentes et autrement dramatiques : rupture religieuse, familiale, sociale, professionnelle, linguistique, rupture même dans le changement de prénom - de Baruch en Benedictus . Et de même qu'il ne croit pas pouvoir rompre avec les préjugés de l'enfance par une décision volontaire suivie de constance, mais par un travail actif sur sa propre mémoire, Spinoza ne rompt pas avec son passé de jeune Juif pieux, quoiqu'éveillé, sans entreprendre de convertir son regard sur le matériau même de son éducation passée, l'Écriture (au contraire, la foi chrétienne de Descartes reste celle de son enfance, au moins publiquement). Et sans doute ce travail avait-il commencé très tôt, dès l'adolescence.

Spinoza reprend donc à son compte la formule cartésienne3,

1 . P. Macherey, vol . 4, p. 252, n. 2. 2 . Descartes énonçait à l'article 7 1 de la 1re partie des Principes de la philo­

sophie : « Que la première et principale cause de nos erreurs sont les préjugés de notre enfance. » Spinoza écrit : « Mais comme, dans Je premier âge, nous avons acquis beaucoup de préjugés dont nous ne nous libérons pas facilement. . . » (Appuhn, t. 1 , p. 242.)

3 . Lucas en témoigne, dans la mesure où l'on peut lui faire crédit : « C'est pourquoi il disait qu'il n'y avait que ceux qui s'étaient dégagés des maximes de leur

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mais ne se tient pas quitte pour autant avec l'enfance. Ce qui l'intéresse est tout autant l'amnésie qui nous sépare irrémédiable­ment de la petite enfance. Sa problématique est celle d'une double rupture : celle, consommée depuis longtemps, de tout individu avec le nourrisson qu'il a été ; celle, problématique, commençant dès l'adolescence, avec l'enfance ultérieure, soumise à l'éducation. Le trait premier de l'enfance, c'est d'être révolue : nous ne sommes plus le même que nous étions enfant, nous n'avons pas seulement grandi, évolué dans nos conceptions 1 • Et sans doute restons-nous puérils, à certains égards . Spinoza développe donc une problématique nou­velle, étrangère au cartésianisme.

enfance, qui pussent connaître la vérité . . . » ( Vie de Spinoza, Gallimard « La Pléiade », p. 1 552.) Compte tenu de la gravité que revêt ce processus dans le cas per­sonnel de Spinoza, il se peut que la suite de la phrase ait une résonance authentique, à moins qu'il ne faille la mettre au compte de l'antisémitisme qui porte par ailleurs Lucas à accentuer l'héroïsme de la conversion spinozienne : « . . . qu'il faut faire d'étranges efforts pour surmonter les impressions de la coutume, pour effacer les fausses idées dont l'esprit de l'homme se remplit avant qu'il soit capable de juger des choses par lui-même » (nous soulignons). Passons sur le « miracle » invoqué ensuite par Lucas : il nous ramène dans une ambiance calviniste, où la grâce condi­tionne la conversion.

1 . P. Macherey voit dans cette problématique de la rupture une simple consé­quence de l'héritage cartésien : « Le fait de devoir nécessairement avoir été enfant avant que d'être homme, pour reprendre une formule de Descartes sur laquelle Spi­noza a sûrement beaucoup réfléchi, est la forme par excellence que prend l'existence temporelle, avec ses contraintes que la raison a énormément de peine à assumer, tant elles sont contraires à sa propre vocation. C'est pourquoi l'homme fait a tant de mal à se représenter qu'il a lui-même été enfant et a vu le monde avec des yeux d'enfant, ce qu'il ne peut que conjecturer par analogie » (ibid. ) . P. Macherey trouve ici la meilleure formule possible ( « . . . et a vu le monde avec des yeux d'enfant . . . » ) pour caractériser la rupture, mais son raisonnement suppose que l' « homme d'âge avancé » du scolie IV, 39 soit un homme éclairé pratiquant la raison, et non le pre­mier venu, comme semble vouloir dire Spinoza.

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4. ENFANCE ET PHILOSOPHIE

Demandons-nous si ce pathos de la créature humble, en vérité si orgueilleuse, au sens spinozien d'une ambition satisfaite par le rêve, ne se trouve pas destitué au profit d'une nouvelle image de la pensée, étrangère à toute rhétorique de misère et de gloire : l'enfance enfin remise sur ses pieds.

Le mécanisme, par son inaptitude à proposer une nouvelle norme de santé, nous a paru conforter la chimère de l ' infans adultus. Nous pourrions même, à cet égard, invoquer l'exemple au second degré de l'éléphant passant par le trou d'une aiguille Qugeant l'impossibilité évidente pour tout le monde, Spinoza s'en sert comme une image dis­tincte conforme à l'entendement, propice à illustrer l 'illustration que constituent déjà les listes de chimères ou de métamorphoses) 1 • Ce qui est évident, c'est l'opposition du petit et du grand, et leur opposition mutuelle. Mais qu'est-ce qui empêcherait l'imagination de réduire mentalement l'éléphant, comme dans Lewis Carroll, jusqu'à ce qu'il puisse passer par le trou de l'aiguille ? La fiction serait d'autant plus facile qu'elle n'aurait pas à passer par une transformation : l'éléphant conserverait sa figure, ses proportions, tout à fait comme Alice, tra­vaillée par l'idée de grandir, devient énorme puis minuscule. D'où les gnomes, qui appartiennent à la tradition juive. D'où aussi les Lillipu­tiens et les habitants de Brobdingnag, chez Swift, auprès desquels Gulliver est tantôt un géant, tantôt un nain - et un nain même auprès

1 . Pensées métaphysiques, 1, chap. 3, Appuhn, t . 1 , p. 346 ; Traité de la réforme de l 'entendement, § 34.

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du nain de la reine de Brobdingnag, dont il devient le souffre­douleur, et un nanunculus auprès de la petite fille qui prend soin de lui . « Je songeais à l'humiliation que ce serait pour moi d'apparaître, en ce pays-ci, aussi insignifiant que le serait un Lilliputien isolé parmi nous . )) 1 Cette sensibilité à la relativité du petit et du grand, qui est trait d'époque - dans la mesure, bien entendu, où l'on peut considérer Spinoza et Swift comme des contemporains - n'a manifestement rien à voir avec l'idée de croissance, et ce n'est pas en ces termes que l'on peut penser le devenir de l'enfant ; et c'est même pourquoi Swift peut mener à travers ces oscillations une satire de sa propre société d'adultes (Alice, dans sa naïveté de petite fille, confond le devenir­adulte avec la croissance démesurée d'une enfant) . L'exemple de l'éléphant et du trou de l'aiguille est donc bien fragile, et il est presque humiliant que la preuve s'en trouve dans Descartes :

« Mais vous confondez l'intellection avec l'imagination, et vous feignez que nous imaginons Dieu comme quelque grand et puissant géant, ainsi que ferait celui qui, n'ayant jamais vu d'éléphant, s'imagine­rait qu'il est semblable à un ciron d'une grandeur et grosseur déme­surée, ce que je confesse avec vous être fort impertinent. )> (Réponses aux 5' objections, Alquié, t. 2, p. 809.)

En réalité, Spinoza laisse entrevoir lui-même la précarité de son exemple : non seulement on ne conçoit pas très bien, sinon par expé­rience, pourquoi la réduction serait chimérique, ni pourquoi l'éléphant en miniature ne serait plus un éléphant, pas même un élé­phanteau (le simple changement de taille, s'il est proportionné, n'est pas supposé affecter l'identité de la forme, d'après le lemme 5 de la II• partie de l'Éthique), mais Spinoza met lui-même en garde contre le danger de chimériser, si l 'on veut bien nous passer l'expression, une simple différence de taille, sous prétexte qu'elle est inhabituelle : « Par exemple, une taille de géant est rare et cependant humaine. ))2 L'énoncé (plutôt que l'image) de l'éléphant passant par le trou d'une aiguille reste malgré tout approprié à ce que veut dire Spinoza : nous avons une perception claire de l'opposition actuelle du grand et du

1 . Swift, Voyages de Gulliver, p. 1 1 6. Swift est né du vivant de Spinoza, en 1 667. L'ouvrage date de 1 726.

2. Traité théologico-politique, n. III, p. 340, à propos de ceux qui se représentent les prophètes comme des surhommes, parce que leur imagination est plus vive qu'or­dinairement. Les prophètes seraient d'une autre espèce s'ils avaient d'autres facultés mentales que les nôtres. Un éléphant microscopique aurait-il d'autres facultés ?

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petit (les souvenirs de l'éléphant et du chas sont supposés rappelés tels quels, en une fiction qui ne concerne que l'existence).

Revenons au mécanisme : rien ne permet cependant d'affirmer qu'il soit par nature incompatible avec une conception complexe du développement physiologique. Mais il revient précisément à Spinoza de mettre au jour cette compatibilité, en élaborant le nouveau concept de forme qui rend possible une pensée mécaniste de la norme. Dès lors, si la médecine mécaniste (ou iatromécanicienne) exclut initialement toute pédiatrie, entendue comme spécialité théo­rique et pratique, et si elle est ainsi paradoxalement à la traîne d'une conscience sociale nouvelle dont témoignent les peintres et certains médecins ou sage-femmes atypiques 1 , il n'y a à l'inverse de pédiatrie que mécaniste, parce que le mécanisme seul est apte à nous détour­ner de la vision finaliste qui néantifie l'enfance en l'inscrivant dans le manque.

On ne jettera plus désormais sur l'enfance ce regard d'adulte « fait » qui ne retrouve en elle que sa négation, et par conséquent ne voit rien, sinon l'abîme entre deux âges incompatibles, entre l'être qu'il est à présent et le néant d'où il provient. On adoptera au con­traire le point de vue théorique de l'enfant, non par enfantillage, mais parce que tel est le bon sens dans lequel il faut considérer la vie humaine : point de vue d'un être exposé à la mort et dont le corps autant que l'esprit doivent devenir forts, et des parents2 qui le sou­tiennent dans ce parcours. Spinoza conteste, nous venons de le voir, cette position chimérique de l'homme fait : c'est lui, ce faux adulte, cet incorrigible rêveur, qui méritera tout au long du Traité théologi­co-politique l'épithète puerilis - ultime avatar de la figure de l' infans adultus. L'homme ne devient adulte qu'en sortant du rêve ; encore faut-il qu'il le sache.

1 . L 'impuissance infantile : ni privation ni misère (scolies V, 6, et V, 39 de /'Éthique)

La signification du scolie V, 39, s'éclaire à présent. La comparai­son de l'adulte et du nourrisson, dans l'avant-dernière phrase, n'a

1 . Cf. l'analyse du journal de Catharina (Vrouw) Schrader par S. Schama, op. cit. , chap. 7 .

2. Cf. la remarque faite en intrqduction sur l'emploi de la première personne du plurielle dans le scolie V, 39, de l'Ethique : conamur.

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pas seulement pour objet de nous mettre en garde sur le lien néces­saire entre les aptitudes du corps et celles de l'esprit débile . Elle tend à faire de l'enfance et même de la petite enfance la condition com­mune des hommes, et le point de vue d'où il faut repartir pour tenir enfin un vrai discours éthique : un discours qui ne pose pas à la vertu déçue, qui n'ironise ni ne gémisse sur l'infantilisme des adul­tes, qui ne voie pas non plus dans l'enfance une limite ontologique indépassable (être les enfants de Dieu) . Car ramener l'homme à la petite enfance, ce n'est pas le maudire, mais le rappeler aux soins élémentaires qu'il doit à son corps et à son esprit - par où le texte, réciproquement, porte les traces d'une attitude culturelle nouvelle envers le nourrisson. On se gardera d'objecter que Spinoza réhabi­lite à sa façon la chimère de l 'infans adultus : au contraire, comme pour le « rêve éveillé >> , vigi/ando somniare, il s'emploie à montrer que l'enfance bien comprise s'étend plus loin qu'on ne croit, et qu'il convient de se mettre enfin en situation d'en sortir.

Et si nous lisons bien, nous nous apercevons que la comparaison se prépare dans les deux phrases précédentes :

« Mais pour comprendre cela plus clairement < le lien entre un corps sain, donc un esprit sain, et la sérénité à l'égard de la mort >, il faut remarquer que nous vivons dans un continuel changement et que, selon que nous changeons en mieux ou en pire, on nous dit heureux ou mal­heureux (felices aut infelices dicimur ) . En effet, celui qui de nourrisson ou d'enfant est passé à l'état de cadavre est dit malheureux, et au con­traire on tient pour un bonheur que nous puissions parcourir toute la durée de la vie ( totum vitae spatium) avec un esprit sain dans un corps sain. » (Nous soulignons.)

Le texte paraît assez confus, tant il mêle inextricablement trois considérations : 1 o l 'oscillation perpétuelle de la puissance d'agir, 2° l'orientation décisive que prend le cours de la vie, décrépitude ou béatitude, 3° le devenir indécis de l'enfant entre mort et survie. Il faut donc le lire tel quel, ne pas chercher à dissocier ce que Spinoza a manifestement imaginé ensemble. Toutefois rien n'indique qu'il s'agisse ici d'une représentation confuse : nous y verrions plutôt une image distincte en train de se former, une synthèse en cours qui s'accomplira sans ambiguïté dans les phrases suivantes. La vie d'un homme oscille, hésite entre le bonheur et le malheur, comme l'enfant est perpétuellement entre la vie et la mort. En ce sens, l'enfance est déjà par avance une image de la vie entière.

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On notera les harmoniques aristotéliciennes du texte. Aristote hésitait déjà entre deux schémas : la conception du bonheur comme inflexion décisive de la vie, formation d'une �Çtç ou d'un habitus ver­tueux, et l'impossibilité, pour cette raison, d'appeler un enfant heu­reux ou malheureux ; le critère complémentaire d'une « vie venant à son terme », et par conséquent l'incertitude jusqu'au bout, compte tenu de l'éventualité d'un revers de fortune' . L'expression fe lices aut infelices dicimur, dans le texte de Spinoza, rappelle fortement la transposition thomiste du texte d'Aristote : puer non po test dici felix, « un enfant ne peut être nommé heureux »2• L'image de l'enfance est déjà virtuellement en place, sous la description de la condition d'adulte.

Il serait faux de soutenir que l'enfance, chez Spinoza, est le para­digme de l'impuissance : ce serait la confondre avec la mélancolie, l'anorexie, le suicide. Sans doute en est-elle à un certain degré indis­cernable : comme eux, elle se caractérise par une dépendance quasi­totale à l'égard des causes extérieures. Mais à cette importante diffé­rence près : les enfants ne sont ni mélancoliques, ni anorexiques, ni suicidaires - « leur corps est continuellement comme en équilibre »3 • Et Spinoza ne les dit pas « vaincus » (victusr et « malheureux », mais pris dans un devenir indécis entre la santé et la mort. L'enfance est certainement un état d'impuissance ; mais c'est figer les choses que de les présenter ainsi. Spinoza décrit au contraire la Passion de l'enfant ( « . . . quantum ejus natura patitur . . . », qui renvoie à la potentialité exprimée au début du scolie, « . . . non dubium est, quin ejus naturae possint esse, ut . . . » ) comme l'avènement de sa puissance d'agir. Au fond l'enfance n'est pas l'impuissance même - l'impuissance est native - mais l'éclosion pro­gressive, douloureuse, dramatique de la puissance d'agir. C'est prendre les choses à contresens que d'insister sur la condition misé­rable de l'enfant chez Spinoza : ce lieu commun du xvn• siècle vaut

1 . Aristote, Éthique à Nicomaque, I, 1 0, 1 1 00 a. Cf. Traité théologico-politique, III, p. 72 : « Mais les moyens qui servent à vivre en sécurité et à conserver son corps résident principalement dans les choses extérieures, et par suite sont appelés dons de fortune, parce qu'ils dépendent à un haut degré du gouvernement des choses exté­rieures, lequel est ignoré de tous ; de telle sorte que, à cet égard, le simple d'esprit est presque aussi heureux ou malheureux que le mieux avisé. »

2. Thomas d'Aquin, In decem libros Ethicorum Aristotelis ad Nicomachum expo­sitio, leçon XIV.

3 . i;thique, III, 32, sc. Pour le sens à donner à cette formule, cf. infra. 4. Ethique, IV, 20, sc.

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pour beaucoup de philosophes, mais précisément pas pour Spinoza. Ce sont les penseurs chrétiens, de saint François de Sales à Bossuet en passant par l'Oratoire et Port-Royal, qui font un thème de la misère de l'enfant. Il suffit de passer de Pascal ou de Malebranche à Spinoza pour sentir un changement de climat1 •

« Nemo miseretur infantis »2 : pas de pitié pour les nourrissons ! Ce cri résumerait assez bien l'attitude calviniste ; il ne résonne pas du tout de la même manière chez Spinoza. Soit la définition spino­zienne de la pitié ( commiseratio) : « tristesse accompagnée de l'idée d'un mal qui est arrivé à un autre que nous imaginons être sem­blable à nous »3• Nous entrevoyons tout de suite l'ambivalence de la pitié, qui repose en l'occurrence sur la croyance qu'un mal arrive aux enfants en tant que tels, dont l'inconscience et la débilité phy­sique ne sont que les manifestations (et quel est ce mal, sinon le naturae vitium seu peccatum auquel fait allusion le scolie V, 6 - le mal de l'enfance comme telle comme châtiment de la Chute ?) . Car si nous imaginons les enfants semblables à nous, d'une part nous ne verrons en eux que des infirmes, privés des facultés que nous possédons, d'autre part ils nous renverront l'image de notre propre impuissance. D'où une tendance de la pitié à virer à la fois au mépris ( contemptus) , sensibilité spéciale à ce dont un objet est

1 . Cf. infra, p. 1 30 n. 2. - Arrêtons-nous un instant sur le commentaire de Charles Ramond. Ce dernier est l'un des rares (avec P. Macherey et L. Bove) à relever les propos de Spinoza à propos de l'enfance. Et surtout, il remarque l'hésitation de Spinoza à propos du changement d'essence, ou transformation (Qualité et quantité dans la philosophie de Spinoza, p. 2 1 5-2 1 6) . Mais son empresse­ment à ne voir que misère dans l'enfant - un mot encore une fois étranger au vocabulaire et au ton de Spinoza - le conduit à passer sous silence les problèmes vraiment importants de la mémoire et de la privatio, en ne soulignant que l'écart quantitatif de puissance, il est vrai considérable, entre l'adulte et le nourrisson, mais qui n'est pas tellement moindre entre le sage et l'ivrogne, et même - retour­nement problématique ! - entre le puer, dont le corps est continuellement « comme en équilibre », et le mélancolique, etc. De là une phrase très contestable sur le scolie V, 6 : « Car l'enfance est pour Spinoza un état misérable : seule l'habitude qui nous la fait croire nécessaire nous la rend tolérable ; et c 'est pourquoi seule­ment, contrairement à ce qui pourrait être, "personne ne prend un enfant en com­misération . . . " » (ibid. , p. 2 1 5 - nous soulignons) . Mais précisément le contraire ne pourrait pas être, ou n'est que dans la tête des théologiens et autres mélancoliques aigris . . . Encore une fois, l'intérêt philosophique du cas du nourrisson nous paraît clair : il représente la mise à l'épreuve d'une philosophie qui dénie toute validité au concept de privatio. Il doit s'ensuivre chez Spinoza une réévaluation générale du rapport ,de la philosophie à l'enfance.

2. F;thique, V, 6, sc. 3. Ethique, III, déf. aff. 1 8 .

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privé qui trouve à s'exprimer dans la moquerie ( irrisio) , et à l' humilitas, affect auquel « la nature humaine, considérée en soi, résiste comme elle peut » 1 • Nous obtenons à peu près le tableau du prédicateur moraliste de la préface de la III• partie de l'Éthique. Dans la bouche de ce personnage sinistre, « pas de pitié ! » n'est qu'un cri de haine2•

Au contraire, il y a deux manières inégales d'échapper à cette tristesse, de refuser d'entrer dans le jeu de la pitié . D'abord celle de l' « homme d'âge avancé » dont les conjectures analogiques à pro­pos des enfants sont moins intenses que sa propension à « croire leur nature si différente de la sienne »3 : les enfants lui apparaissent tendanciellement comme de vrais étrangers, comme des êtres d'une autre espèce, auxquels ne s'applique même plus la catégorie de pri­vation. On devine cependant que cette solution illusoire n'échappe pas au flottement de l'âme, et que son adepte, comme traduit Pau­trat, n'a lui-même « pas l'air de ressembler à l'homme »4• La vraie manière est celle du philosophe - « la pitié chez l'homme qui vit sous la conduite de la raison est par elle-même mauvaise et inutile . . . l'homme qui vit d'après le commandement de l a raison s'efforce, autant qu'il peut, de faire qu'il ne soit pas touché de pitié ))5 • Le phi­losophe - rejoint par une certaine sagesse populaire, d'après le nemo du scolie V, 6 - ne tient pas pour accident malheureux ce qu'il sait relever d'une nécessité naturelle (l'état d'enfance, auquel la faiblesse et donc les vicissitudes de la maladie sont inhérentes) . Quand Spi­noza écrit qu' « il serait absurde que le cercle se plaignît parce que Dieu ne lui a pas donné les propriétés de la sphère, ou un nourris­son qui souffre de calcul, parce que Dieu ne lui a pas donné un corps sain », il souligne laconiquement à quelle condition l'enfance en général nous apparaît pitoyable : lorsque nous prêtons à l'enfant

1 . Éthique, III, déf. aff. 29, explication. , 2. Mépris et moquerie se rapportent en dernière instance à la haine : Ethique,

IV, 45, cor. 1 . - Le calvinisme hollandais condamnait les effusions de chagrin à la mort d'un enfant. Prêchant une résignation proche de l'insensibilité, les pasteurs expliquaient aux parents que leurs enfants se trouvaient mieux au paradis que dans la « vallée des larmes » du monde mortel . S. Schama, op. cit. , p. 679, souligne que la mort du nourrisson était le cauchemar de la famille hollandaise du xvn• siècle, et s'insurge contre la thèse de l'indifférence due à un supposé conditionnement culturel par la réalité démographique. Ce qui transparaît des sentiments de Pierre Balling dans la Jettre 17 de Spinoza va dans ce sens.

3. E;thique, IV, 39, sc. 4. E;thique, IV, 50, sc. 5. Ethique, IV, 50 et cor.

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une nature qu'il n'a pas, ce qui revient à le soustraire à l'ordre natu­rel pour l'inscrire dans un ordre magique des chimères et des méta­morphoses où les attributions de propriétés sont toutes accidentelles et arbitraires, tandis que le mélange des natures suscite le mirage de la privation • . Ajoutons, pour clore le dossier de la pitié, que celle-ci n'est pas seulement une passion triste, mais une passion de nature imitative et, à ce titre, éminemment enfantine.2 En vérité, l'enfance comme telle ne doit ni nous réjouir ni nous attrister : la contempler vraiment est à ce prix. Mais quels adultes, parents ou non, n'oscillent pas entre ces deux pôles ? Qui d'autre que Spinoza a su porter ce regard sans pathos ? Peut-être Tchekhov ?

Si nous revenons au scolie V, 39, il est certain que nous compre­nons mieux le choix, dans la dernière phrase, des expressions infan­tia (au lieu d'infans) et in hac vita (au lieu d' in infantia), cette der­nière prenant le relais du totum vitae spatium invoqué deux phrases plus haut : t o l'effort de changer le corps et l'esprit de l'enfance en un autre corps et un autre esprit incomparablement plus puissants devient coextensif à la vie tout entière ( totum vitae spatium mente sana in corpore sano percurrere = in hac vita conari, ut corpus in alium et mens in aliam mutentur, quae ad plurima apta sint3) ; 2° l'enfance devient corrélativement l'enjeu principal de la philo­sophie. Relisons à présent les deux dernières phrases (le scolie évo­qué à la fin concerne l'accès à la connaissance du troisième genre) :

« Et de fait, celui qui, comme un nourrisson ou un enfant, a un corps apte à très peu de choses et dépendant au plus haut degré des causes extérieures, a un esprit qui, considéré en soi seul, n'est presque en rien conscient de soi-même, ni de Dieu ni des choses ; et au contraire celui

1 . Lettre 78 à Oldenburg. Spinoza ne prend pas au hasard l'exemple d'un enfant malade : l 'enfant est exemplaire de la faiblesse physique (pour la faiblesse morale, il évoque ensuite un adulte). Tout enfant est plus ou moins un malade, bien que ce ne soit plus au sens de la médecine traditionnelle. C'est donc ici la condition naturelle de l'enfance qui est en jeu, plutôt que la nature particulière de tel enfant particulièrement « malheureux » (au sens de l'infortune - comme dans le scolie V, 39 - et non de la misère ; stricto sensu le partage du bonheur et du malheur est encore en suspens chez le nourrisson). Pour ce qui est du lien entre misère et priva­tion, on remarquera que Spinoza se servait déjà de l'argument du cercle et des pro­priétés qe la sphère dans la lettre 19 à Blyenbergh.

2. Ethique, III, 32, sc. 3. Par cette deuxième formule, nous nous permettons de contracter le passage

suivant : « in hac vit a conamur, ut corpus infantiae in aliud. . . mutetur, quod ad plu­rima aptum sit, quodque ad mentem referatur, quae sui, et Dei, et rerum plurimum sit conscia ».

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qui a un corps apte à un très grand nombre de choses a un esprit qui, considéré en soi seul, est fort conscient de soi-même, et de Dieu, et des choses. Dans cette vie donc, nous faisons effort avant tout pour que le corps de l'enfance se change, autant que sa nature le soufffre et s'y prête, en un autre qui soit apte à un très grand nombre de choses et se rapporte à un esprit qui soit au plus haut point conscient de soi-même, et de Dieu, et des choses, et tel que tout ce qui se rapporte à sa mémoire ou à son imagination soit à peine de quelque importance eu égard à l'entendement, comme je l'ai déjà dit au scolie de la proposi­tion précédente. »

Enfin, comment ne pas penser que se dessine en filigrane, à tra­vers tout le scolie, la figure de l 'homme fragile, tel Spinoza ? La confusion apparente que nous évoquions est tout de même insolite : le texte passe de la santé précaire au devenir de l'enfant, sans autre transition que cette indécision entre le bonheur et le malheur. Tout se passe comme si les états valétudinaires oscillaient entre deux des­tins extrêmes : la mort d'un enfant, la santé perpétuelle du sage dan­sant1 . Est-ce un hasard si Gilles Aillaud, dans une pièce qui met en scène Spinoza, prête d'abord à ce dernier, d'une façon apparem­ment arbitraire, « une soudaineté, une prestesse et une habileté de gibbon, comme s'il voulait montrer qu'il est dans notre monde comme un poisson dans l'eau, insaisissable »2, avant de le décrire curieusement comme un infans adultus : « ce nouveau-né que je ber­çais est un vieux singe . . . Quand il m'échappe, c'est comme si le nou­veau-né que je désirais tant tenir dans mes bras était devenu un père »3 • Que signifie « insaisissable », sous la plume d'Aillaud ? N'est-ce pas le schème de l'activité, si l'on se rappelle que le pro-

1 . Spinoza définit la santé par l'aptitude d'un corps à tout ce qui peut suivre de sa nature (IV, 45, sc.) , c'est-à-dire par son pouvoir d'être affecté et d'affecter de multiples façons (IV, 39, dém.). Parmi les exercices ou aliments qu'il recommande figurent non seulement les jeux du corps, mais la musique, le théâtre, les par­fums, etc. On ne saurait donc ramener cette santé aux performances d'un athlète. Il s'agit plutôt d'un corps à la fois agile et sensible. Faute de mieux, c'est-à-dire d'un mot non seulement capable de réunir ces deux significations, mais qui reste proche de l'expérience de Spinoza, nous proposons dansant, qui fait inévitablement - mais qui oserait dire fâcheusement ? - songer à Nietzsche. Rappelons que ce dernier avait un rapport passionnel à Spinoza. Il lui est certes arrivé de le traiter d' « anachorète mal portant » (Par-delà bien et mal, § 5). Mais dans la fameuse lettre à Overbeck du 30 juillet 1 88 1 , il l 'appe1ait son « précurseur », parlant d'une « solitude à deux » et concluant : « Au reste, ma santé ne répond pas du tout à mes espérances . »

2. Gilles Aillaud, Vermeer et Spinoza, p. 19 . 3 . Ibid. , p. 1 9-20.

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blème du poisson·, dans le Court traité, était d'en finir avec le rêve d'une vie hors de l'eau ?1

Spinoza se sent manifestement participer et du sage et de l'enfant, pour autant que son développement intellectuel n'est pas arrivé à son terme, et que la maladie menace à chaque instant de l'interrompre2• De ce point de vue, le scolie V, 39 est aussi lourd de vie vécue que le prologue du Traité de la réforme de l 'entendement. Il est également difficile de ne pas songer à l'enfant malade de la lettre 78, que le sort a doté d'un corps faible (naturam infirmam), mais qui ne s'en plaint pas, car ce serait rêver d'une autre essence, ou rêver de soi comme d'une chimère, analogue à un cercle qui aurait les propriétés de la sphère.

Enfin, si les réminiscences aristotéliciennes sont certaines, le scolie V, 39, confirme une affinité plus profonde de Spinoza avec Lucrèce. Après la figure chimérique de l ' infans adultus, voici mainte­nant l'idée, exprimée au tout du début du scolie, que sortir de l'enfance, ce serait en finir avec la peur de la mort :

« Car de même que les enfants tremblent et craignent tout dans les ténèbres aveugles, nous craignons en plein jour parfois des chimères aussi peu redoutables que celles dont les enfants s'effraient dans les ténèbres et qu'ils s'imaginent prêtes à surgir. Ces terreurs, ces ténèbres de l'âme, il faut les dissiper. Le soleil ni l 'éclat du jour ne les transperceront, mais la vue et l'explication de la nature. »

(De rerum natura, II, v. 54-61 .)

Resurgit alors la grande question : pourquoi le scolie V, 39, est­il d'apparence si contradictoire ? Pourquoi Spinoza y invoque-t-il l'échange d'un corps contre un autre, alors qu'il exclut dans la même phrase - « quantum ejus natura patitur » - un changement d'essence ? Qu'est-ce qui justifie un schéma logique aussi proche de celui de la sortie de la chrysalide ?

Remarquons le chemin accompli depuis le Court traité : il n'était alors question que : l o de la naissance biologique, comme transfor­mation pure et simple, instauration d'une autre proportion de repos

1 . Cf. supra, première étude. 2. « Mais je vous parlerai de cela plus clairement peut-être quelque jour, si

assez de vie m'est donné . . . » (lettre 83 à Tschirnhaus). Cf. aussi la lettre 28 à Bouw­meester, où Spinoza évoque sa convalescence.

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et de mouvement analogue à celle qui fait advenir un autre homme en lieu et place d'un poète espagnol fameux (ce à quoi le lecteur ne pouvait donner sens qu'en référence au concept d' « élément ))) ; 2° d'une « seconde naissance )) ou « régénération )), purement spiri­tuelle, rappelant la symbolique chrétienne du baptême et le thème paulinien du Vieil Homme. Il n'y avait donc aucune place pour une philosophie de l'enfance, entendue à la fois comme compréhension et point de vue.

Désormais la philosophie se replace dans une perspective qui est celle de l 'enfance, pour nous rappeler, au-delà de toute dépréciation, que notre problème est d'en sortir, et que c'est là ce que fait l'enfant, et qu'il ne suffit pas de nous humilier nous-mêmes en nous regardant comme de grands enfants, mais qu'il faut encore pour ainsi dire devenir l'enfant que nous étions, avec lequel nous avons rompu sans pour autant cesser de l'être, le figeant même en nous, lui qui n'est que développement, gestation. La philosophie du pre­mier homme rêve une nature humaine fictive, et du même coup elle rêve l'enfance comme une sorte de préhistoire de l'homme, vestibule incommode de la vie, peuplé de miasmes et de fantômes. A la fois elle nie la coupure (croissance continue) et elle ne cesse de l'accuser (béance du non-humain et de l'humain) . Or il n'y a pas d'être de l'enfant, pas d'essence spéciale qui le différencierait de l'adulte ; il n'est pas davantage non-être, absurde négation de son propre ave­mr.

Il faut aider la logique à s'extraire de son fourvoiement onirique. Pourquoi l'enfance n'est-elle pas un monde ? Pourquoi grandir est-il un développement et non une transformation ? Premièrement, parce que l'enfant, parfait en son être, n'aurait aucune raison d'en sortir : il serait infans adultus, enfant « fait )), comme on le dit d'un homme. Deuxièmement, parce qu'il serait incompréhensible que chaque vie doive comporter la succession de deux essences (une différence doit demeurer avec le cas de l'adulte amnésique, réellement transformé) . Troisièmement, parce qu'au regard de l 'entendement infini, la dua­lité de l 'enfant et de l'adulte n'a pas de sens : Dieu ne produit pas des enfants mais des hommes - qui naissent au plus bas de leur puissance d'agir et de penser. Ce truisme doit donc être rappelé : coupé de son devenir, l'enfant ne grandit plus. Ce qui veut seule­ment dire que l'enfant est développement.

On objectera que nous chutons dans un sophisme pire encore, qui n'est pas sans relation avec le mirage du poisson suicidaire

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décrit dans le Court traité : comment la vie se confondrait-elle avec l'enfance si elle est l'acte d'en sortir ? Comment l'enfant serait-il cet être en perpétuelle négation de lui-même ? Mais nous ne sommes pris au piège du paradoxe du devenir que si nous y consentons : il ne tient qu'à nous de ne pas hypostasier l'enfant. La différence de l'enfant et de l'adulte devient chez Spinoza une pure différence de perspectives : perspective de l'éveil (l'enfant en développement), perspective du rêve les yeux ouverts (pseudo-adulte, infans adultus, enfant pétrifié de se croire adulte et de contempler l'enfance à l'envers, négativement, du haut de son illusion et de sa déception). La nouvelle frontière passe entre le devenir-adulte de l'enfant et la puérilité satisfaite de l'adulte apparent. Et de même qu'il n'y a pas d'être-enfant, mais un état d'impuissance native dont l'enfant s'extrait non sans peine ni sans aide, il n'y a pas d'être-adulte puisque ce serait l'état du sage parfait. La différence entre la réalité du devenir-adulte et la fiction de l'être-adulte explique la déclara­tion fameuse de Spinoza : « Je ne prétends pas avoir trouvé la philo­sophie la meilleure, mais je sais que j 'ai connaissance de la vraie. >> 1

N'est-ce pas, à la lettre, l'écart entre adulescens et adultus ? Nous verrons plus loin ce que Spinoza dit des adolescents .

Le Court traité faisait çà et là allusion à l'enfance, comme à un certain régime d'affectivité (l'Éthique ne le dément pas sur ce point) ; mais jamais il ne l 'envisageait comme un développement. Il était au contraire bien entendu que l'éthique s'adressait à l'adulte, au cercle de jeunes adultes auxquels Spinoza donnait ses cours. Mais les deux naissances, de chair et d'esprit, étaient les deux symp­tômes d'une pensée prisonnière encore de la chimère de l ' infans adultus : une vie fœtale séparée de son avenir puisque n'y accédant que par la mort ; un homme surgi tout neuf et pur. La doctrine tra­hissait pourtant une contradiction aveuglante, qui renvoyait certai­nement à des strates différentes du texte mais qui, laissée en l'état, témoignait d'une pensée encore inaccomplie : la coexistence de la thèse novatrice de l'esprit idée du corps et de la thèse archaïque de l'esprit divorçant de son corps pour s'unir à Dieu. Lorsqu'en revanche le concept d' idea corporis est mené jusqu'au bout de ses conséquences, le rapport au corps, loin de s'effacer, se transmue, et le thème de l'enfance émerge comme le schème de cette transmuta-

l. Lettre 76 à Burgh.

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tion. La conversion est devenue immanente, chose aussi « naturelle et nécessaire )) que l'enfance1 •

Nous n'avons pas pour autant répondu à la question. Pourquoi le perfectionnement a-t-il l'apparence d'une transformation, comme si Spinoza, pour son compte et à sa manière propre, avait dû cher­cher comme Leibniz la formule d'une « transformation d'un animal déjà formé ))2 ? Les conditions du problème sont les suivantes : le perfectionnement enveloppe une rupture, mais celle-ci doit être pensée à l'endroit, et non comme si l'être surgissait du néant ; car s'il est entendu que le nourrisson peut accéder à la raison, le statut d'une telle potentialité, dans une philosophie qui affirme l'actualité de toute puissance, ne devrait plus être le même que dans la scolas­tique. L'apparence est pourtant que Spinoza reste scolastique sur ce point : l'enfant est privé de raison, mais comme il est appelé par nature à la conquérir, il ne lui est pas possible de soutenir dans ce cas, comme dans celui de l'aveugle de la correspondance avec Blyenbergh, que la privation que nous imaginons n'est ontologique­ment qu'une simple négation3 ; la raison est donc chez lui aussi une privation positive, consistance de l'être « en puissance )) . Évidem­ment, Spinoza ne peut pas le dire ; mais l 'hypothèse qui nous parait inévitable, au regard de l'importance du scolie V, 6 et de l'analyse que nous venons de faire du scolie V, 39, est qu'il ne peut pas non plus le penser.

On remarquera que le scolie V, 6 se garde bien d'utiliser le mot privatio . Il oppose en revanche clairement une conception conforme au sens commun, selon laquelle le nourrisson « ne sait pas )) ( nescit) parler, marcher, raisonner, ignorance qui conduit à considérer l'enfance (infantia) comme « chose naturelle et nécessaire )), et une conception fictive, donnée par raccourci comme procédant du rêve

1 . Éthique, V, 6, sc. (texte cité au début de ce chapitre). 2 . Leibniz, lettre à Arnauld du 9 octobre 1 687. 3 . L'idée de privation est celle d'une propriété qui fait défaut à une chose à

laquelle elle appar�ient pourtant par nature. C'est un être de raison qui naît d'une comparaison : cf. Ethique, III, déf. aff. 3, explication (cas de la tristesse, qui suppose la comparaison d'un état présent et d'un état passé) ; IV, préface (cas de l'imperfection et de l'impuissance). Spinoza énonce donc qu' « une privation n'est rien de positif et que le nom même dont nous l'appelons n'a de sens qu'au regard de notre entendement, non au regard de l'entendement divin » (lettre 1 9) . Dès lors il faut admettre que même un aveugle qui a perdu la vue n'en est pas pour autant privé : ne pas voir est une « pure et simple négation », abstraite au regard de sa nou­velle nature (lettre 2 1 ) . La transformation individuelle est implicite et forme le corré­lat physique de cette ontologie affirmative.

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d'un homme naissant adulte, et d'après laquelle l'enfance relève d'un « vice » ou d'une « faute de la Nature » . C'est la reprise de la thèse énoncée dans la préface de la III• partie : « Il ne se produit rien dans la Nature qui puisse être attribué à un vice de celle-ci . » C'est donc aussi une allusion très claire aux moralistes, d'autant plus claire que l'enfance se trouve être l'état d'impuissance par excellence. Spinoza écrivait en effet dans la même préface :

« . . . la cause de l'impuissance et de l'inconstance humaines, ils l'attribuent, non à la puissance commune de la Nature, mais à je ne sais quel vice de la nature humaine : aussi pleurent-ils, rient-ils à son sujet, la méprisent-ils ou, comme il advient souvent, la détestent-ils . . . »

Selon Thomas d'Aquin, la Création comporte tous les degrés de perfection ou de bonté (de l 'être le plus noble à l'être le plus vil) . Mais la différence ne concerne pas seulement l'attribution inégale des perfections ; elle tient aussi à la capacité ou non de déchoir d'une per­fection possédée, et cette déchéance est la définition même du mal . Il est vrai que celui-ci n'est rien, n'a pas de réalité, mais il n'est pas non plus une simple absence ou négation ; il est le « manque d'une qualité que <la chose> doit naturellement posséder », c'est-à-dire une priva­tion ' . Si l'homme se définit par la raison, la privation de celle-ci ne s'explique pas seulement par une possession seulement potentielle ; elle est la marque d'une déchéance. Aussi l'enfant est-il coupable, même si la faute dont il doit assumer le fardeau est celle du premier homme. L'enfance même est la déchéance de l'homme, et la présence des enfants, la nécessité de naître enfant sont le rappel incessant et humiliant du péché originel. Le thème étant posé, son exploitation est évidemment variable selon les théologiens. Le calvinisme, domi­nant en Hollande, est allé le plus loin dans la malédiction de l'enfant : il est scandaleux de leur prêter la moindre attention, de s'attacher à les soigner lorsqu'ils sont malades, de s'occuper de leur éducation ; scandaleux même de les embrasser avant de les mettre au lit, et de s'affliger de leur décès2•

l. É. Gilson, Le thomisme, p. 203. Nous résumons ici l'analyse des p. 202-207. 2. S . Schama, op. cit. , passim. Calvin : « Tous sont enveloppés du péché origi­

nel, et souillés des macules d'icelui. Pour cette cause les enfants mêmes sont enclos en cette condamnation. Non pas simplement pour le péché d'autrui, mais pour le leur propre, car combien qu'ils n'aient encore produit fruit de leur iniquité, toutefois ils en ont la semence cachée en eux. Et qui plus est, leur nature est une semence de péché ; pour tant < = pour cette raison > elle ne peut être que déplaisante et abomi-

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Spinoza s 'oppose donc à l'idée que l'enfance manque de quoi que ce soit, et puisse être considérée comme un état de privation. Il ne s'accorde avec la pensée chrétienne que sur un point : l'état d'extrême impuissance et par conséquent de dépendance des enfants . L'impuissance de l'enfant n'est nullement la marque d'une déchéance du premier homme, dont la perfection originelle, sup­posée par le péché, n'est qu'un rêve chimérique. C'est pourquoi Spi­noza utilise le verbe nescire : si le nourrisson ne parle, ne marche, ni ne raisonne, c'est à l'évidence qu'il ne peut pas ; mais cette impuis­sance, qui n'est d'ailleurs stricto sensu qu'un minimum de puissance, qu'une puissance trop insuffisante comparée à celle des causes exté­rieures, est seulement le fait d'une ignorance. Il ne sait rien de ce que peut son corps, ni de ce que peut son esprit, il est « presque incons­cient de lui-même >> 1 • L'enfance « chose naturelle et nécessaire >> équivaut en fin de compte à : « Tous les hommes naissent ignorants des causes des choses. >>2 Privé de rien, le nourrisson doit seulement apprendre à affirmer sa nature.

Et si « la faculté de penser est assoupie dans les enfants )), comme l'écrit Descartes3, ce n'est pas, comme il le croit par une inspiration platonicienne en rupture avec le thomisme\ parce que leur âme est trop exclusivement tournée vers le corps ; c'est bien plutôt, comme la

nable à Dieu. » (Institution de la religion chrétienne, t . 1 , chap. Il, p. 9 1 ) . Ce double argument, qui n'est pas propre au calvinisme, figure dans les Canons du synode de Dordrecht ( 1 6 1 9) : cf. Confessions et catéchismes de la foi réformée, p. 327 (art . 2 et 3). De la corruption des descendants, on passe à la corruption des enfants comme tels (enfance au sens propre), puis à la corruption des hommes en général, réduits à la condition infantile (enfance au sens figuré). - A l'exception notable de Descartes, plus sobre même s'il s'en tient à une conception négative sur laquelle nous revien­drons, et de Leibniz, indifférent à la question, les philosophes chrétiens insistent sur l'image de misère morale que constitue à leurs yeux l'enfance. Pascal, parlant des grands de ce monde : « Non, non, s'ils sont plus grands que nous c'est qu'ils ont la tête plus élevée, mais ils ont les pieds aussi bas que les nôtres. Ils sont tous à même niveau et s'appuient sur la même terre, et par cette extrêmité ils sont aussi abaissés que nous que les plus petits, que les enfants, que les bêtes. » (Pensées, Lafuma n° 770, Brunschvicg n° 1 03 - sic). Pour Malebranche, l'enfant même né d'une mère pieuse est entièrement tourné vers les corps et nait pécheur : « il est évident qu'il est dans le désordre et dans le dérèglement et qu'il n'y a rien dans lui qui ne soit digne de la coJère de Dieu » (De la recherche de la vérité, t. 1 , p . 1 32).

1 . Ethique, V, 6, sc. 2 . Ibid. , 1, appendice. 3. Descartes, Réponses aux 4' objections, Alquié, t. 2, p. 669. Cf. également la

lettre à Arnauld du 29 juillet 1 648, Alquié, t . 3 , p . 860. , 4. Sur cette opposition à la doctrine thomiste, cf. P.-F. Moreau, « L'Ethique »

et la psychiatrie, Psychiatrie et éthique, p. 38 .

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proposition V, 39 et son scolie l'énoncent, parce que son corps n'est pas encore assez cultivé. Spinoza dit clairement l'unique moyen de cette culture, dans un plaidoyer violemment anti-calviniste : alimen­tation saine et variée, tant des parties motrices que des parties senso­rielles 1 . Mais il y faut un soin extrême, parce que le corps du nourris­son supporte encore peu de choses . A cet égard, et replacé dans le contexte néerlandais de la seconde moitié du XVII" siècle, le conamur associé au quantum ejus nature patitur, dans le scolie V, 39, retentit presque comme un manifeste en faveur du développement de la pédiatrie et de la puériculture (la préface de la v• partie de l'Éthique, rappelons-le, souligne le rôle décisif de la médecine) .

Note sur L'enfant malade de Gabriel Metsu2

Tout un jeu de résonances relie le scolie V, 39 de l'Éthique au tableau de Metsu. Est-ce le tableau qui illustre le scolie, ou bien le scolie qui commente le tableau ? Metsu divise sa toile en deux selon une diagonale qui longe le corps de l'enfant, et répartit dans la moitié inférieure les teintes vives, rouge, bleu, jaune, les trois couleurs fon­damentales, tandis que l'autre moitié est comme voilée, tirant vers le noir-et-blanc, malgré quelques jaunes et quelques bruns estompés : l'enfant, aux prises avec la maladie, est clairement entre la vie et la mort ( « Qui enim ex infante, vel puero in cadaver transiit, infelix dici­tur, & contra id felicitati tribuitur, quod totum vitae spatium mente sana in corpore sano percurrere potuerimus. » ) . La diagonale, qui mène en haut vers la représentation obscure d'une Crucifixion, est transgressée en bas par une tasse colorée dans la partie grise - sans doute parce qu'il s'agit d'un remède. Le tableau n'aurait pas d'intérêt si la disposition des sujets répétait le partage chromatique ; mais le buste et le visage de la mère saine sont dans la partie estompée, tan­dis que l'enfant est entièrement dans le triangle vif, la couleur et le gris se rencontrant sur son visage livide. On explique que la composi­tion rappelle les Vierges à l'enfant, notamment celle de la Collection Wallace, à Londres, d'après Van Dyck. Mais quel est le sens d'une telle réminiscence, outre que L 'enfant malade est plus exactement entre Vierge à l'enfant et Lamentation du Christ ? En réalité, les divins bébés ventripotents du Flamand ont peu de rapport avec l'enfant de Metsu. Reste l'analogie formelle, qui suggère que la Pas-

1 . Éthique, IV, 45, sc. 2 . Reproduit p. 94.

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sion, comme nous le disions plus haut, est désormais celle de l'enfant, parce qu'elle désigne l'éclosion douloureuse et incertaine de la puis­sance d'agir ( « . . . quantum ejus natura patitur . . . » ) , tandis que la mère incarne le conamur qui entoure la petit corps frêle et défaillant. Le regard de l'enfant n'a rien de pathétique (V, 6, sc : « . . . nemo mise­retur infantis . . . ») I , mais la Patience illimitée qu'il exprime, prenant congé et de la mère et du peintre et du prêche, dément que son impuissance soit pure privation. Ce que les bons esprits nomment les « connotations religieuses » (consolation, rachat, etc.) passe au second plan, dans un tableau qui n'est plus le symbole d'autre chose que de l'écart fragile entre le conamur et le patitur. S'il fallait voir une rédemption, ce serait dans la toile même, quelque part entre le regard de l'enfant dirigé hors du cadre et le coin d'étoffe rouge, intense, qui couvre le genou de la mère. Mais surtout Metsu trace une contre­diagonale dont le point de départ en bas à droite est indiqué par le regard de l'enfant, et la direction - par la jlèche noire qui occupe le centre de la toile2• Cette seconde diagonale a doublement la faveur du peintre : elle conduit à ce que les éléments de support permettent d'identifier comme une carte, où il a déposé sa signature. On dirait que le tableau mène d'un côté à L 'allégorie de la foi, où Vermeer reproduit la Crucifixion de Jordaens qu'imite aussi Metsu, de l'autre à L 'allégorie de la peinture où le même Vermeer signe sur la carte. Peu importe que la datation s'y oppose, à quelques années près : elle ne nous prive que d'une confirmation anecdotique ; reste l'évidente communauté de problèmes. En somme, pourquoi ce tableau, sans être « spinoziste )) , nous semble-t-il résonner étrangement avec le scolie V, 39 tel que nous l'analysons ? Comme chez Spinoza, le voisi­nage indécis de la vie et de la mort propre au développement de l'enfant n'élève pas ce dernier au rang de figure éminente de la condi­tion humaine (premier axe et partage chromatique) sans que l'image de l'enfance soit en même temps rectifiée : lisez la carte de la nature, ne cherchez plus le rapport d'une misère et de son rachat (second axe, méthodologique )3 •

1 . Il suffit pour s'en convaincre de comparer avec La jeune fille malade du même Metsu, deux ou trois ans plus tôt, où la mère en noir essuie ses larmes (Ber­lin, Gemaldegalerie).

2. La flèche est un trait typique de Metsu : cf. La jeune femme recevant une lettre, Dublin, National Gallery of lreland.

3. Sur l'importance du modèle cartographique dans la peinture néerlandaise du Siècle d'Or, cf. Svetlana Alpers, L 'art de dépeindre, chap. IV, « L'appel de la carto­graphie dans l'art hollandais » .

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2. La puérilité des hommes

Avant de poursuivre la résolution du problème de la rupture, il n'est peut-être pas vain d'examiner les remarques sur la puérilité des hommes dans le Traité théologico-politique : la prise en compte de cette différence de perspective (devenir-adulte 1 se figer dans l'enfance) incite à les réévaluer, à y voir autre chose qu'une rhéto­rique usée. Il en va au demeurant comme du rapport à la faiblesse corporelle et mentale des enfants, qui ne pouvait être objet d'affliction : comment se pourrait-il que Spinoza s'adonnât à lon­gueur de pages à une pratique qu'il exécrait - la satire et la moquerie ( irrisio) ?1

Peut-être faut-il d'abord rappeler que la transformation évoquée par le scolie IV, 39, n'a de sens concret, acceptable sans réserve, qu'au plan politique : les mêmes parties nouant entre elles un nou­veau rapport de mouvement et de repos, obéissant à une nouvelle loi fondamentale, c'est la révolution. Nous avons souligné dès l'introduction la situation significative du scolie au sein de la séquence politique de l'Éthique, ainsi que le lien analogue établi dans le Traité théologico-politique entre transformation et amnésie (échec de toute révolution, lié à la mémoire de l'ancienne forme politique) . Mais d'autre part, les Hébreux sont décrits comme un peuple sans mémoire politique, infantile, à la recherche d'une forme : « A leur sortie d'Égypte, ils n'étaient tenus par le droit d'aucune nation, il leur était donc possible d'établir des lois nouvel­les à leur gré . . . Ils n'étaient toutefois rien moins que préparés . . . ))2, « Moïse enseigna donc les Hébreux comme des parents ont l'habitude d'enseigner les enfants entièrement dénués de raison. ))3 En somme, les Hébreux seuls n'auraient pas su former un État, ils n'ont dû leur salut qu'à Moïse, qui s'est conduit comme leur père. Si le problème est que les Hébreux nouveaux-nés sortent de l'enfance (la sortie d'Égypte étant l'équivalent d'une naissance), les conditions du processus sont assez semblables à celles que nous avons cru voir dans le scolie V, 39 : conamur, c'est-à-dire un effort extérieur qui supplée l'effort encore infime, parce qu'ignorant de

1 . Sur l'opposition du rire (risum), et de la moquerie (irrisio) , cf. Éthique, IV, 45, sc. Sur la critique du ton railleur, cf. Ethique, III, préface, et Traité politique, 1 , 1 .

2 . Traité théologico-politique, V, p . 1 07 . Même idée au chapitre XVII, p . 282. 3 . Ibid. , II, p. 6 1 (latin p . 27). Appuhn traduit « privés de raison », mais le

verbe est carere, qui désigne une simple absence, sans idée de suppression.

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toutes choses, du nouveau-né. Et le problème lui-même se pose dans des termes presque identiques : acquérir un vrai corps, une vraie forme, cette fois au sens politique ( societatem formare) 1 •

Or, si l'histoire des Hébreux est politiquement exemplaire, c'est justement à cause du contraste entre leur puérilité extrême et la durée de leur État, qui révèle une forme réussie (III, 72) . Peut-on parler d'un paradoxe des enfants heureux ? Ce bonheur est plus col­lectif qu'individuel : continua imperii foelicitas2 • Du point de vue du salut individuel, en effet, il n'y a pas de raison pour que les Hébreux aient été plus heureux que d'autres\ si par véritable félicité on entend, outre la fortune, la vertu ou l'amour de Dieu\ et par consé­quent la tranquillité d'âme mettant fin à la fluctuation mentale et affective5• Une formule résume bien l'idée : l'élection des Hébreux consiste dans « la seule félicité temporelle des corps et la tranquillité de l'État »6, en d'autres termes les deux aspects de la felicitas - mens sana in corpore sano - sont divisés, partagés entre les individus et la communauté. Et Spinoza remarque que la prophétie d'Isaïe contient deux promesses : mens sana in corpore sano pour les hommes libres et charitables (les sages), sécurité de l'État, prospérité matérielle, conservation des corps pour ceux qui auront au moins obserVé le culte (les ignorants)7 •

Quel est donc cet enseignement mosaïque, analogue à celui que les parents réservent aux plus petits enfants ? Spinoza dit que le pro­blème général était de faire obéir les Hébreux : il ne cesse de rappe­ler leur insoumission légendaire8• Mais y voir le caractère propre ou la nature d'une nation serait d'après lui une réponse « puérile », car la Nature ne crée que des individus, et le caractère d'une nation ne peut tenir qu'aux « lois et mœurs » auxquelles elle est habituée. Spi­noza nous invite donc à distinguer une insoumission native - pro­blème de puériculture politique si l'on peut dire - et une insou­mission devenue habitus, du fait de certains défauts d'ordre

1 . Ibid. , III, p. 72 et IV, 92 (latin p. 33 et 50). 2 . Ibid. , III, p. 73 (latin p. 34). 3. Ibid. , III, p. 75 . 4. Ibid. , IV, p. 88 . 5 . Ibid. , IV, p . 95-96. 6 . Ibid. , V, p. 1 0 1 . 7 . Ibid. , V , p . 1 04. 8. Par exemple, ibid. , III, p. 73 et 78 ; V, p. 1 07 ; XIII, p. 230 ; XVII,

p. 295, etc.

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institutionnel (le tort, en fait, a été de changer la constitution) 1 • L'insoumission originelle est une donnée universelle ; l'insoumission persistante est seulement le signe d'une éducation en échec.

Le contenu de l'enseignement est une « règle de vie vraie », les fameux Dix Commandements, qu'étant donné la « réceptivité infan­tile >> ( pueri/is cap tus) des Hébreux2 Moïse ne peut enseigner par des raisonnements, mais par un jeu de menaces terribles et de promesses merveilleuses, même s'il use autant que possible de la la persuasion plutôt que de la dissuasion3 • Il adapte ainsi son discours au niveau de compréhension de son public, sollicitant son imagination et cher­chant avant tout à graver de fortes associations dans sa mémoire (Spinoza souligne que même les enfants sont accessibles à la pro­phétie)4. Et, tout de même que s'il avait affaire à des petits enfants qui n'ont pas la moindre idée de ce qui leur est utile, il instaure ce que nous appellerions aujourd'hui un régime totalitaire - étendant la législation et le droit pénal au moindre détail de la vie privée (comment se raser, s 'habiller, labourer, faire la fête, etc.)5 - et par surcroît égalitaire6• Spinoza ne décrit pas là une cité idéale, comme si la communauté humaine pouvait surgir d'elle-même toute parée, mais un nourrisson politique, inapte à se conserver lui-même : « pour que le peuple, qui ne pouvait s'appartenir, fût suspendu à la parole du chef qui commandait, il ne permit pas que ces hommes accoutumés à la servitude agissent à leur gré »7• Les Hébreux ne sont certes rompus à aucune forme politique : le joug égyptien les a habitués à l'esclavage, ils naissent donc esclaves. Et leurs premières années ne peuvent être également que des années de soumission, sous la conduite éclairée d'un père despotique mais juste. D'un autre point de vue, pourtant, ils naissent libres, appelés à autodéter­miner (retour à l'état de nature, démocratie primitive) .

On peut s'étonner que Spinoza porte un jugement positif sur un tel régime, dans un livre où il soutient que la démocratie est le

1 . Cf. supra, introduction. 2. Traité théologico-politique, III, p. 70 (latin, p. 3 1 ) . 3. Ibid. , II, 61 ; V, p. 1 03 ; Xl, p. 207 ( « le plus grand des prophètes, Moïse,

n'a jamais fait un raisonnement véritable » ). 4. Ibid. , XIII, p . 232 ; XIV, 24 1 ; XV, 258. 5 . Ibid. , V, p. 1 08 . 6. Ibid. , chap. XVII, p. 295 sq. : le privilège héréditaire accordé aux Lévites

pour les récompenser de n'avoir pas adoré le Veau d'or est la faute politique déci­sive, du temps même de Moïse.

. 7 . Ibid.

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regime « le plus naturel et le moins éloigné de la liberté que la Nature reconnaît à chacun )) 1 • Mais cet étonnement est abstrait. Seule la notion d'enfance politique permet de comprendre. Il ne s'agit pas d'une tyrannie ; au contraire, c'est l'échec du système de Moïse qui conduit inéluctablement les Hébreux à la tyrannie2• Bien plus, Spinoza explique que la conduite par obéissance (ex man­dato) , pour n'être pas liberté, n'en est pas pour autant par nature esclavage, car tout dépend de la « raison de l'action )) , actionis ratio3• L'esclave est celui dont la conduite mandatée, proche en cela d'une conduite suicidaire, le rend « inutile à lui-même )) . Mais les enfants ne sont pas des esclaves, en tant qu'ils font ce qui leur est utile ex mandato parenti.sA.

Se trouvant à la Sortie d'Égypte dans l'état de nature, les Hébreux s'en remettent aussitôt à Dieu, à qui ils transfèrent leur souveraineté. Quel est à cet égard la signification de la théocratie ainsi proclamée ? Pourquoi Spinoza n'y voit-il pas un rêve les yeux ouverts, comme dans le cas de ceux qui croient que la Bible a réelle­ment été écrite par Dieu et envoyée aux hommes ?5 Par un certain côté, la théocratie est en effet une chimère, et même doublement, puisqu'elle consiste à se représenter Dieu comme un roi puis à se le donner comme souverain6• Mais elle est peut-être la manière dont le peuple nouveau-né aperçoit comme en rêve une condition réelle :

« Par cela même, en effet, qu'ils crurent ne pouvoir être conservés que par la puissance de Dieu, ils transférèrent à Dieu toute la puissance naturelle de se conserver qu'ils pouvaient croire auparavant avoir d'eux-mêmes, et conséquemment aussi tout leur droit. ))7

Le nouveau-né a certes un conatus, et à ce titre se conserve par ce que le Traité théologico-politique appelle « secours interne de Dieu )) . Toutefois la puissance dont il dispose étant tout à fait dis­proportionnée par rapport à celle des causes extérieures qui agissent sur lui, et lui-même ne connaissant ni son corps ni son environne­ment, ses efforts sont insuffisants à le conserver, et sa survie dépend

1 . Ibid. , XVI, p. 268. 2 . Ibid. , XVII, p. 299. 3 . Ibid. , XVI, p. 267 (latin p. 1 80). 4. Ibid. , XVI, p. 268 (latin p. 1 8 1 ) . 5 . Ibid. , début du chapitre XII. 6. Cf. infra, troisième étude. 7. Traité théologico-politique, XVII, p. 282.

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d'un « secours externe >> 1 • De même, les Hébreux vivent d'abord une ère brève de démocratie primitive qui correspond à leur indépen­dance en tant que peuple nouveau-né ; mais ils s'en remettent vite à Dieu. Cette décision est d'ailleurs déjà inspirée par Moïse, parce qu'elle est la seule forme de dépendance non tyrannique, non oppressive. Le choix théocratique est donc la reconnaissance obs­cure par les Hébreux eux-mêmes qu'ils ne peuvent trouver en eux­mêmes leur propre loi, qu'ils n'ont pas la conscience de l'utile qui leur permettrait de se conserver. Aussi faut-il qu'ils obéissent, et pour cela qu'ils apprennent à obéir. Tout se passe comme si l'éducation première avait l'obéissance pour seul contenu, le nour­risson ne pouvant comprendre pourquoi on lui fait faire ceci plutôt que cela, ou quelque chose comme ceci plutôt que comme cela. Il transfère alors tacitement sa puissance de se conserver à ses parents, conamur, ce qui n'est pas si loin de l'idée hobbesienne d'une obéis­sance fondée bien que le nourrisson ne soit pas encore en âge de passer des conventions (comme chez Hobbes, l'éducateur spinozien - Moïse - exerce, sinon détient, un pouvoir de vie et de mort sur ses pupilles2) . Et l'obéissance est vitale, puisque sans elle le nourrisson est abandonné à lui-même : le secours externe est en ce sens la pre­mière mise en branle du secours interne. Nous retrouverons ulté­rieurement ce mécanisme décisif.

Mais Spinoza paraît avoir compté aussi sur un deuxième méca­nisme : l'intériorisation de l'obéissance, censée accomplir la trans­mutation progressive de l'esclavage en quasi-liberté. Par là, il cherche la clé du passage de la première enfance à la seconde, de l 'infans et du puer à l' adolescens, âge ambigu et transitoire :

« De plus l'obéissance était le fruit de la discipline très forte à laquelle les formait leur éducation : tous leurs actes étaient réglés par des pres­criptions de la loi ; on ne pouvait pas labourer comme on voulait, mais à des époques déterminées et dans certaines années et seulement avec un bétail d'une certaine sorte ; de même aussi les semailles et les mois­sons n'avaient lieu qu'à un certain moment et dans une forme arrêtée, et, d'une manière générale, toute leur vie était une constante pratique de l'obéissance (voir à ce sujet le chapire V sur l'utilité des cérémo-

1 . Les définitions de ces deux espèces de « secours divin » se trouvent au cha­pitre III, p. 7 1 .

2 . Cf. Traité théologico-politique, IV, p . 87-88 : la « crainte du gibet » est le sou­tien en dernière instance du commandement (comparer avec la fin de la lettre 23 à Blyenbergh).

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nies) ; en raison de l'accoutumance elle n'était plus une servitude, mais devait se confondre à leurs yeux avec la liberté, si bien que la chose défendue n'avait d'attrait pour personne, seule en avait la chose com­mandée. » (Traité théologico-politique, XVII, p. 294.)

Cependant cette éducation échoue, et le jeune État si prometteur s'achemine lentement vers sa décadence, figé dans une sorte d'enfance vieillissante. L'éducateur génial a commis un faux-pas sans retour : à sa mort les hommes retournent à leur insoumission première, synonyme de plus grande soumission. Commence alors la dérive tyrannique, mort lente de l'État.

Obéir : tel est donc le salut des ignorants . C'est l'enfance devenue viable pour elle-même et supportable aux autres (libérée du dehors, par la passion, de l'esclavage de ses passions) . La plupart des indivi­dus en restent là : « Car tous peuvent obéir et seule une partie com­parativement très petite du genre humain atteint l'état de vertu sous la seule conduite de la raison )) 1 (libération du dedans, par la trans­mutation des passions en actions) . Mais l'insoumis, celui qui ne cul­tive pas la raison et ne sait pas même obéir, celui-là est « un être placé en dehors de l'humanité et presque une bête )) . C'est l' infans adultus, grand nourrisson, adulte peu différent du nouveau-né, qui, d'après les types dont Spinoza émaille son œuvre, peut être un suici­daire, un sceptique, une bête sanguinaire, un fou. Lui seul peut être dit privé2, et c'est en ce sens qu'il diffère du nourrisson. Ce dernier, ni heureux ni malheureux, a devant lui la perspective de deux destins extrêmes, et d'un destin minimal qui lui assure néanmoins le salut : le bonheur, ou récompense immanente (devenir adulte) ; le malheur ou châtiment immanent (infantilisme) ; enfin être, comme on dit, un enfant sage, et le rester jusqu'à la fin de ses jours . Si Spinoza insiste tellement sur l'importance de la parole de Jacques, « on ne peut connaître quelqu'un qu'à ses œuvres )), c'est que l'enfant précisément ne peut être jugé, parce qu'on ne peut savoir d'avance3•

L'acquis principal de cette analyse est le suivant : la première étape importante de l'enfance est d'apprendre à obéir. Loin d'imposer au nourrisson puis à l'enfant un destin servile, il s'agit 1 o de les rendre capables du « secours externe )) sans lequel ils ne survivraient pas ; 2° de les soustraire à l'insoumission, condition

l. Ibid. , XV, fin. 2. Ibid. , IV, p. 90 et 95. 3. Ibid. , V, p. 1 1 3 ; XI, p. 2 1 2.

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esclave au sens psychologique et politique du terme, puisque l'insoumission - ou soumission à ses seules passions - signifie égale­ment corruptibilité ; 3° de les amener, sur un mode encore légère­ment aporétique Gouer de l'espoir plutôt que de la crainte, favoriser l'intériorisation de l'obéissance), au seuil de la deuxième étape -devenir adulte, c'est-à-dire libre, sage, amoureux de Dieu au sens de la v· partie de l'Éthique.

Nous verrons tout à l'heure que la différence entre les enfants en devenir et les adultes restés enfants doit être approfondie en fonction des indications de l'Éthique : en particulier le corps de l'enfant est dit « comme en équilibre », tandis que l'adulte puéril vit déchiré par ses contradictions, en perpétuelle « fluctuation », et l'enfant n'a pas le même rapport que l'adulte à la mémoire. Avant d'y venir, soulignons simplement combien le problème de la « mul­titude libre », dans l'œuvre de Spinoza, déborde le cadre de la solution mosaïque (légiférer sur les moindres détails de l'existence). Cette solution, le lecteur de la fin du xx• siècle ne peut l'exposer sans frémir ; mais Spinoza lui-même ne devait pas s'y tenir. D'une part, l'ère des prophètes est close : « Dieu a révélé par les Apôtres que son pacte n'était plus écrit avec de l'encre, ni sur des tables de pierre, mais dans le cœur avec l'esprit de Dieu. »1 Que signifie la rupture chrétienne, en termes politiques ? Que le problème est désormais celui de la démocratie2• D'autre part, Spinoza juge bon de préciser que le modèle mosaïque est aux antipodes des aspira­tions hollandaises : « Une forme d'État comme celle-là ne pourrait convenir, tout au plus, qu'à des hommes qui voudraient vivre seuls sans commerce avec le dehors, se renfermer dans leurs frontières et s'isoler du reste du monde : non du tout à des hommes auxquels il

1 . Ibid. , XVII, début. 2. Comme l'écrit A. Matheron : « Plus de souverain divinisé, plus de Dieu légis­

lateur, plus de tabous i,nstitutionnels, plus de valeur privilégiée accordée à une com­munauté singulière : l'Etat, laïcisé, démythifié, rendu à sa vraie nature d'instrument conçu par les hommes et pour les hommes, pouvait s'organiser et se réorganiser librement. Mais ce qui devenait sacré, c'était la communauté en général : faites et refaites ensemble les lois que vous voulez, disait en substance le Christ, mais que chacun de vous, pour son compte personnel, les respecte ensuite de toute son âme ; et puisqu'elles ne sont que des moyens toujours imparfaits, complétez-les sans les contredire en allant plus loin dans la direction qu'elles vous indiquent : efforcez­vous, dans la sphère de votre existence où expire leur autorité, de faire régner quoti­diennement le plus d'harmonie possible entre les hommes » (Le Christ et le salut des ignorants, p. 68-69).

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est nécessaire d'avoir commerce avec d'autres . . . »1 Mais pourquoi une telle mise au point, si ce n'est parce que les Hollandais, comme les Hébreux, sont un peuple neuf, enfant, auquel dès lors se pose le problème d'affermir sa liberté, d'apprendre à être libre ? Simon Schama remarque qu'aucun thème n'a davantage préoccupé les compatriotes de Spinoza que le rapport dialectique du jeu et de l'instruction, de la liberté et de l'obéissance :

« Et parce que ce thème plongeait ses racines dans les préoccupations des adultes, cela signifiait que pour devenir adulte en Hollande, il fal­lait peut-être traverser des épreuves plus aiguës que partout ailleurs. Car cela voulait dire, en effet, que l'âge adulte (pour ne pas parler de la République) auquel on accédait était travaillé par les mêmes difficultés que celles que l'on prêtait à l'enfance . Au xvn• siècle, tout au moins, être hollandais c'était être prisonnier d'un état de devenir : une sorte de perpétuelle adolescence politique . . . Si les Hollandais devaient chérir leurs enfants plus que ne l'avait fait tout autre culture européenne avant eux, cet égard procédait du regard un peu obsessionnel qu'ils portaient sur eux-mêmes, puisqu'ils se considéraient comme des enfants qui s'évertuaient à faire leur chemin. » (L 'embarras de richesses. La cul­ture hollandaise au Siècle d'Or, p. 647 et 678.)

3 . L 'autonomisation du corps

Nous avions d'abord un peu avancé en répondant à la question portant sur les conditions du problème : la rupture impliquée par le développement n'est pas l'envers d'une privation. Restait le pro­blème en tant que tel : pourquoi faut-il qu'il y ait rupture ? Spinoza a sans doute rencontré ici une difficulté, et les solutions envisa­geables sont forcément conjecturales . Nous en voyons deux : la for­mation, l'autonomisation.

Compte tenu de l'analyse précédente, essayons d'exposer une analogie maintes fois suggérée par Spinoza. Celui-ci compare les États à des individus, les Hébreux sortis d'Égypte à un peuple enfantin, et l'on dirait même parfois qu'il nous invite à procéder dans l'autre sens, et à déchiffrer le politique dans l'histoire d'un individu. C'était vrai, à l'évidence, du scolie IV, 39 ; et nous pou­vons nous demander si toute l'analyse du devenir des Hébreux

1 . Ibid.

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depuis la Sortie d'Égypte ne fournit pas i�versement un� clé au moins plausible de la mutatio du corps mfantlle dans le scolie V, 39. Voici les éléments de l'analogie.

Un spatium vitae est créé par une certaine union de corps voués à un destin commun. La vie intra-utérine du fœtus est celle d'un corps vivant sous une autre loi que la sienne, dans un état qe dépen­dance totale, mais qui s'affirme de plus en plus comme un Etat dans l'État. Vient le moment où sa croissance compromet l'intégration de son rapport de repos et de mouvement dans celui du tout, et où la divergence devient menaçante pour la partie comme pour le tout : il sort. Et comme les Juifs libérés du joug égyptien, il est à présent nu : libre certes, puisqu'il n'est plus soumis à une loi étrangère, mais ne sachant vivre que dans la dépendance, et incapable encore d'affirmer une loi propre. C'est seulement en ce sens que Spinoza a pu soutenir un jour, dans le Court traité, au risque de verser dans la chimère du fœtus adultus, que la venue au monde d'un enfant valait pour une transformation1 • Encore une fois, Lucrèce :

« Et l'enfant ? Comme un marin par les flots cruellement rejeté, il gît par terre, nu, incapable de parler, sans secours pour vivre, dès qu'aux rives du jour la nature en travail hors du ventre maternel l'a vomi. De vagissements lugubres il emplit l'espace, justes plaintes quand il lui reste dans la vie à traverser tant de maux ! »

(De rerum natura, V, v. 222-227 .)2

Poursuivons : les parties se renouvellent constamment, intégrées au tout suivant une hiérarchie de niveaux complexes (pour le corps politique : individus, familles, tribus, villes . . . ), elles peuvent changer de rapport sans pour autant se dissocier, certaines fonctions étant maintenues (la conservation de la langue, comme dans le scolie IV, 39, étant l'analogue de la circulation du sang) . La génération pro­prement dite, pour la communauté, n'est rien d'autre que la « régé­nération continuelle >> : c'est l'alimentation du corps politique, une

1 . Court traité, Il, préface, note, X. 2. Nous modifions la traduction du dernier vers pour faire apparaître le verbe

transire, rendu par « traverser », que Spinoza utilise dans le scolie V, 39 au sujet du devenir incertain du nourrisson. On se rappellera aussi, malgré l'anachronisme, le formidable commentaire kantien de ce passage de Lucrèce, qui rejoint la probléma­tique complexe de l'enfance dans le Traité théologico-politique, condition serve mais perspective de liberté : « A la différence des autres animaux, l'enfant à peine arraché

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incessante relève des générations. La génération n'est-elle pas l'alimentation d'un peuple ? Mais le corps ne doit pas se maintenir en vie, il doit grandir, se fortifier, et accueillir le plus grand nombre possible de corps étrangers pourvu qu'il sache les intégrer : « On doit chercher les moyens d'accroître plus aisément le nombre des citoyens, et d'assurer un grand affiux d'hommes . »1 Il arrive en outre qu'à la suite d'une crise ou d'une maladie particulièrement grave, le corps tant politique qu'individuel soit soumis à un change­ment de forme2•

Mais voici le plus important : le développement, avons-nous dit, n'est pas seulement croissance mais rupture ; il faut que le corps d'enfance supporte une mutatio, qui n'est pourtant pas une transfor­mation.

De là une première hypothèse, qui comporte deux versants : 1 o peut-être les formes fœtale et infantile sont-elles partiellement chimériques, dans la mesure où la première enveloppe la forme de la mère, la seconde parce qu'elle enveloppe encore la mère dont le nourrisson n'est guère séparable les premiers temps, puis les parents ou les adultes qui s'en occupent, quoique dans ces deux derniers cas l'enveloppement soit d'un moindre degré, n'étant plus censé fournir l'élément même, au sens du Court traité, de l'existence. Car le nourrisson comme le jeune enfant ne savent pas prendre soin d'eux-mêmes : ils sont inutiles à eux-mêmes, comme l'esclave suspendu à son maître, l'obsédé suspendu au plaisir, le suicidaire suspendu au gibet3 - toutes les figures spinoziennes para­doxales de qui « ne s'appartient pas ». C'est le sens ultime du cona­mur : non pas s'efforcer à plusieurs, comme lorsqu'une commu-

du sein de sa mère, accompagne d'un cri son entrée dans le monde, pour cette seule raison semble-t-il qu'il éprouve comme une contrainte son incapacité à se servir de ses propres membres : et il annonce ainsi d'emblée sa prétention à la liberté . . . » (Kant, Anthropologie du point de vue pragmatique, p. 1 2 1 - 1 22).

1 . Traité politique, VI, 32. La cause de la décadence des démocraties en aristo­craties vient du refus de naturaliser les étrangers. L'accroissement des parties est assuré au niveau des individus, mais leur renouvellement est entravé au niveau des familles : celles-ci s'éteignent les unes après les autres, et les survivantes constituent une oligarchie divisée en factions qui font dégénérer le régime aristocratique en monarchie (VIII, 1 2) .

2. Pour la comparaison des textes, cf. supra, introduction. 3. Lettre 23 à Blyenbergh. - Ne pas s'appartenir, c'est être suspendu à la parole

d'un autre, dit à deux reprises Spinoza (Traité théologico-politique, V, 108, penderet : XX, début, pendeat), notamment à propos du peuple hébreu enfant dépendant en tout de Moïse.

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nauté se forme, mais ne pouvoir s'affirmer qu'en appartenant à autrui. 2° Dans ces conditions, le nourrisson doit trouver sa forme viable, comme le peuple-enfant une forme politique qui ne le ramène pas à l'état de nature d'où il tend tout juste à s'extraire. Et qui ne voit que l'assemblée n'est qu'un individu au repos, exacte­ment comme dans la première moitié de la définition de l' Éthi­que1 ? Les parties du peuple se tiennent bien assemblées et littérale­ment convenantes'l, mais chacun retourne bientôt à ses activités, et les mouvements des uns et des autres doivent conserver entre eux une proportion qui corresponde à la convention initiale. D'où la nécessité de passer de la forme au repos à la forme en mouvement, transition qui constitue l'instauration véritable d'une forme politique.

Toute l'enfance est ici tenue pour une formation, un processus durant lequel la forme s'affirme en se cherchant, où les parties en croissance cherchent leur meilleur agencement. L'enfant, et plus encore le nourrisson, est entre la vie et la mort comme l'assemblée dite constituante reste au bord de l'état de nature tant que les rap­ports au sein du corps politique ne sont pas encore réglés - com­position fragile, mal assurée, qui n'a pas encore trouvé le rapport viable, différent dans chaque individu comme dans chaque peuple. La rupture dans le corps doit-elle s'interpréter comme le corrélat de l'avènement de la raison dans l'esprit ? Ce serait vrai chez Tho­mas d'Aquin, qui fait correspondre âge de raison et puberté. Les textes de Spinoza laissent plutôt entrevoir deux ruptures, d'inégal retentissement : 1 o d'infans à puer (apprentissage de la marche et de la parole), peut-être accompagnée d'amnésie ; 2o la crise d'ado­lescence, où le corps est assez développé pour que la raison soit à présent cultivée, mais où l'individu se trouve exposé aussi aux pas­sions proprement dites, argent, sexe, pouvoir - le problème étant cette fois celui d'un oubli actif. Mais tout cela devra être confirmé par une étude plus précise de la doctrine spinozienne de la mémoire.

Cette hypothèse est cependant irrecevable pour une raison évi­dente, bien que ses éléments semblent pertinents : elle nous ramène

1 . Ethique, Il, déf. après 1 3 . Pour son commentaire, cf. supra, partie 1, chap. 2. 2. Les Hébreux sont supposés capables de pacte (Traité théologico-politique,

XVII, p. 282), or l'aptitude à pactiser suppose une promesse réciproque, ou convention.

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au schéma thomiste de l'actualisation, donc de l'enfance comme pri­vation. Une deuxième hypothèse doit être avancée : elle garde cer­tains acquis analogiques de la première (le rapport tout-partie), mais en tentant d'expliquer la rupture sans recours à l'idée de priva­tion ; elle s 'appuie sur l'alternative de la dépendance et de l'indépendance, de l'appartenance de la partie au tout puis de sa sécession et de son autodétermination comme tout. Elle impliquerait d'abandonner la reconnaissance stricte d'un même concept de forme dans la physiologie et dans la politique : la forme - un certain rap­port de repos et de mouvement entre parties - est déjà présente dans le fœtus, et la rupture consiste en ce que les parties du corps, habituées à n'avoir de rapport constant entre elles que sous la loi d'un autre rapport constant, d'ordre supérieur, qui les intègre, doi­vent apprendre à affirmer leur propre rapport pour lui-même, et non plus sous la seule « pression des ambiants » qui rend compte de la formation du corps et de sa conservation tant qu'il est intégré à eux, mais qui désormais peut s'avérer hostile : l'ambiance est devenue étrangère ; l'élément, devenu extérieur. Le corps ne forme plus avec son environnement un individu, l'aliment doit être trouvé au-dehors, prélevé dans une diversité tantôt convenable, tantôt non. Car, comme nous le mentionnions en introduction, le scolie V, 39 s'éclaire sur ce point par le scolie Il, 1 3 (lui-même solidaire de la définition 7 de la même partie), qui évoque le « concours » dont le corps en développement s'affranchit, prenant congé d'une indivi­dualité large dont il n'était qu'une partie pour affirmer son indivi­dualité propre.

Ce schéma, que nous appelons d' autonomisation, et qui nous paraît le seul apte à résoudre le problème, met en relief le passage du conamur au conor, tenu pour la clé du changement subi par le corps : le développement des aptitudes motrice, langagière et raison­nante consistant non en ce que les parties du corps entrent dans de nouveaux rapports dynamiques (ce qui pouvait sembler une option défendable, puisque le passage de la reptation à la marche, pour en rester à des considérations superficielles, rend disponible les mains et réorganise complètement le champ perceptif), mais en ce que l'individu devient apte à se conserver par lui-même. Le développe­ment des aptitudes implique une rupture, parce qu'il passe par la réappropriation du conatus. C'est elle, sans doute, qui se marque dans le changement de figure ou de proportions apparentes du corps : des membres non seulement agrandis mais épanouis et

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comme désengourdis ; des attitudes correspondantes, adroites et sûres. C'est ce changement que découvrent les peintres, et qui n'est donc pas une simple illusion. En aucun cas, pourtant, nous ne devons le confondre avec un changement de proportion de repos et de mouvement entre les parties, qui affecterait le corps dans son identité individuelle.

Le problème de la mémoire n'en devient que plus complexe.

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5 . ENFANCE ET MÉMOIRE

Avec plus de force qu'aucun philosophe, Spinoza affirme la rup­ture cette fois mentale qui nous sépare de l'enfance. Dès les annota­tions du Court traité, puis dans le scolie IV, 39 de l'Éthique, il appa­raît que, si l'esprit est l 'idée du corps, il n'y a pas de transformation du corps sans une transformation de l'esprit, qui se manifeste comme amnésie. Dès lors, si la doctrine est cohérente, la physiologie de la mémoire, telle qu'elle s'expose dans le De natura corporum de la n• partie de l'Éthique, doit permettre au moins certaines hypothè­ses sur la nature de cette amnésie, et notamment nous dire si elle est totale (effacement des traces mnésiques) ou subjective (les images restent, mais comme n'ayant pas été vécues) 1 • Mais Spinoza semble en même temps indiquer une seconde direction : voici que l'amnésie doit être pensée aussi en l'absence de transformation, s'il est du moins légitime de l'appliquer à l'enfance.

Or tout nous y invite : il faudrait un peu de mauvaise foi pour refuser le rapprochement des deux scolies 39. Celui de la partie IV souligne l'abîme qui sépare la petite enfance de l'âge adulte ; celui de la partie V invoque le changement du corps de l'enfance en un autre plus apte. Il est remarquable, dans le premier, que de cet abime découle chez n'importe quel « homme d'âge avancé )) une sorte de fluctuatio imaginationis entre deux croyances, celle en une différence de nature entre le nourrisson et lui, laquelle implique une

1 . Nous menons cette enquête au chap. IV de Spinoza. Une physique de la pensée.

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transformation, et celle d'avoir été lui-même un jour nourrisson. Spinoza ne soutient pas expressément la thèse d'une amnésie, mais celle-ci est le lien implicite qui justifie le passage de l'anecdote de l'homme métamorphosé à la question du rapport que nous entrete­nons avec notre propre enfance. En outre, le rapport en question relève de l' « expérience vague » définie dans le Traité de la réforme de l 'entendement : inférence analogique tirée de l'observation de mes semblables . Je sais que j 'ai été nourrisson un jour comme je sais que je mourrai un jour : la conviction est du même ordre, étrangère à la mémoire. C'est dire au moins que la mémoire, à supposer qu'elle demeure, est incapable de vaincre ma tendance à croire à un fossé infranchissable entre le nourrisson et moi. Spinoza sait-il que cette idée d'un rapport externe à l'enfance propre se rencontre déjà chez saint Augustin ?

« Ainsi, Seigneur, cet âge que je ne me rappelle pas avoir vécu, auquel je ne crois que sur le témoignage d'autrui, que j'ai conjecturé en voyant d'autres petits enfants, conjecture d'ailleurs certaine, j 'hésite à le comp­ter dans la vie que je mène en ce siècle. Il est pour moi plongé dans un aussi noir oubli que le temps que j'ai passé dans le ventre de ma mère. » (Saint Augustin, Les confessions, I, chap. 7, p. 23.)

Comment rendre compte de cet oubli et de cette étrangeté ? Essayons de rassembler tous les éléments dont nous pouvons dispo­ser quant au devenir de la mémoire.

1 . Le régime amnésique de / 'infans fasciné

La mémoire étant un « enchaînement d'idées >> qui « se fait dans l'esprit selon l'ordre et l'enchaînement des affections du corps humains » 1 , elle n'est pas donnée à la naissance, mais se constitue au fil d'une expérience. Sa formation est donc un processus typique de l'enfance, et il est peu probable que la mise en scène qui entoure sa description logique soit due au hasard :

« Supposons donc un enfant, qui hier une première fois a vu Pierre le matin, Paul à midi et Siméon le soir, et aujourd'hui de nouveau Pierre le matin. D'après la proposition 1 8 , il est évident que, dès qu'il voit la lumière le matin, aussitôt il imaginera le soleil parcourant la même

1 . Éthique, II, 1 8 , sc.

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partie du ciel qu'il aura vue le jour précédent, autrement dit il imagi­nera le jour entier, et Pierre simultanément avec le matin, Paul avec le midi et Siméon avec le soir . . . » (Éthique, Il, 44, scolie - nous soulignons.)

Spinoza prend l'exemple d'un enfant parce qu'il a besoin, pour mettre à nu le mécanisme, de supposer un sujet naïf qui rencontre les choses, c'est-à-dire qui les voit « une première fois » 1 • L'enfant est requis comme l'être par excellence pour lequel il y a du nouveau. Le texte décrit un double circuit associatif : la course du soleil durant le jour, autrement dit une succession, et l 'association terme à terme de chaque moment de la journée à une personne en particulier.

Or s'il est inhérent à la mémoire d'être un enchaînement et non seulement une inscription, si le rappel du souvenir est associatif, un objet qui laisserait une trace isolée dans le cerveau n'aurait aucune chance de resurgir à l'esprit. L'idée en serait certainement donnée, mais impossible à réactiver. On objectera la faible proba­bilité du cas, puisqu'un objet ne se donne jamais seul dans le monde. Mais justement, à l'exception du passage qui vient d'être cité, Spinoza ne donne que des exemples de perceptions enfantines isolées. Soit le rêve éveillé du cheval ailé2 : non seulement aucune perception de chose présente ne vient troubler l'imagination du monstre dont l'intensité est dès lors hallucinatoire (nous pouvons supposer l'enfant dans le noir, ou entièrement happé par sa vision et ne prêtant aucune attention à l'environnement), mais l'ima­gination se présente ici comme un curieux produit de la mémoire. La composition des deux images n'est pas le fruit d'une associa­tion, mais correspond à un mouvement spontané du corps3 ou

l . Pierre Macherey a raison d'affirmer que l'enfant joue chez Spinoza le rôle d'un « modèle expérimental », qui permet de voir « fonctionner à l'état nu » un mécanisme affectif et d'en tirer « l'épure simplifiée de la plupart de nos comporte­ments » (vol. 3, p. 257-258). Il le dit à propos du scolie III, 32, que nous commen­tons plus bas, mais la remarque nous semble s'appliquer aussi bien - sinon plus clai­rement encore - à ce scolie, où la raison du recours au personnage de l'enfant est limpide. Laurent Bove, dans le même esprit, explique que « c'est l'enfant dissimulé qui continue à vivre dans les passions de l'adulte », l'enfant étant le « modèle épisté­mologique » du comportement commun des hommes (vu/gus) (La stratégie du cona­tus. Affirmation et résistance chez Spinoza, p. 1 06). Ces remarques se rattachent à ce que nous avons cru devoir identifier sous le nom de pueritia de l'adulte, comporte­ment caractéristique, non de l 'enfant proprement dit, en devenir, mais de cet enfant figé pour toujours qu'est l'adulte ordinaire.

2 . Éthique, II, 49, sc. 3. Lettre 17 à Balling.

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bien à un désir 1 • Les images sont suscitées hors de tout processus associatif, et si nous ne savons pas « ce que peut le corps »2, nous devinons qu'il a entre autres le pouvoir de réveiller des traces iso­lées dont les idées, simultanément, se présentent à l'esprit dans des combinaisons monstrueuses, si bien que certains états physiques comme le sommeil ou la fièvre sont propices à la mobilisation non associative de certains souvenirs, et peut-être à la réactivation de souvenirs non liés, normalement inaccessibles à l'état de veille . Il est certes raisonnable de croire que l'enfant déjà capable d'imaginer un cheval ailé lie par ailleurs dans sa mémoire l'idée du cheval au contexte de la rue, ou de l'attelage, etc . , sans lequel il n'a pas pu la former ; de même, pour l'idée de l'aile. Toutefois ces enchaînements n'ont aucune prise sur lui : l 'image unique et mons­trueuse a rempli son esprit. Spinoza nomme ce phénomène admi­ratio (fascination) . Il s 'agit d'une « imagination singulière » qui « n'a aucune connexion avec les autres >> , et à laquelle pour cette raison « l'esprit demeure attaché » : la fascination se pro­duit donc chaque fois qu'une sensation nouvelle, qui ne rappelle rien, se présente3•

Laissons le cas un peu particulier du cheval ailé, et tournons-nous vers ce texte étonnant :

« Mais afin de montrer que cette inclination < le désir > n'est pas libre, nous allons, pour nous mettre avec vivacité devant les yeux ce que c'est que passer et d'être attiré d'une chose à l'autre, supposer un enfant qui, pour la première fois, vient à percevoir une chose : je lui présente, par exemple, une sonnette qui produit à son oreille un son agréable et il acquiert ainsi le désir de cette objet ; voyez maintenant s'il pouvait omettre d'acquérir cette convoitise ou ce désir. . . Qu'est-ce donc en vérité qui pourrait retirer l'enfant de cet appétit ? Aucune autre chose certes, sinon que, suivant l'ordre et le cours de la nature, il soit affecté par quelque chose qui lui soit plus agréable que le premier objet. » (Court traité, II, cha p. 1 7, § 4 - nous soulignons.)

Il s'agit sans nul doute d'une fiction, d'une expenence de pensée : la première perception d'un enfant. Le lecteur peut croire un instant qu'il s'agit de la première perception d'une sonnette, mais Spinoza précise quelques lignes plus bas que « cet objet est le seul

1 . Lettre 52 à Boxel . 2. É;thique, III, 2, sc. 3. Ethique, III, déf. aff. 4 et explication.

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qu'il connaisse ». En un sens, d'ailleurs, peu importe : à la fascina­tion de la sonnette succédera une autre fascination, pour un objet également nouveau, et qui vaudra à son tour pour une primo­perception. Le nourrisson ignorant de toutes choses va de fascina­tion en fascination, l'esprit chaque fois happé par des singularités isolées. Sans doute ces affections laissent-elles des traces dans le cer­veau! , mais sans le moindre enchaînement, si bien que le nourrisson n'a pas de mémoire. Il faut sans doute que l'esprit s'habitue aux objets pour pouvoir les considérer ensemble et, par conséquent, les associer : si l 'enfant du scolie Il, 44, de l'Éthique voyait pour la pre­mière fois le soleil, il ne ferait pas attention à Pierre, ni à Siméon, etc. Et s'il voyait un homme pour la première fois, il ne ferait pas attention au soleil.

La digression du Traité de la réforme de l 'entendement sur la mémoire confirme-t-elle cette analyse ? En apparence non : « Plus une chose est singulière, plus aisément on la retient. » Mais que veut dire Spinoza ? Il invoque un phénomène de confusion : si vous n'avez jamais lu qu'une seule comédie racontant une histoire d'amour, vous en garderez un souvenir plus distinct que si vous en aviez lu un grand nombre, que vous auriez tendance à confondre. Mais surtout il invoque le critère du « connaissable », ou du sens : « Si je donne à quelqu'un un grand nombre de mots sans lien, il les retiendra beaucoup plus difficilement que si je les lui communique sous forme de récit. »2 D'une certaine manière, la mémoire se pré­suppose ici elle-même : non seulement parce qu'elle est la condition du langage, mais parce qu'elle consiste dans un lien. Le récit est un enchaînement : sa mémorisation est plus facile, parce que ses diffé­rentes parties s'y présentent associées les unes aux autres, suivant une progression dramatique. Mais l'expérience perceptive du nour­risson est très proche de la situation de cet homme à qui l'on pro­pose « un grand nombre de mots sans lien » : il n'a aucun moyen de les mémoriser.

Posons donc que l'activité mentale du nourrisson est sans mémoire : il en découle que l'amnésie infantile, l'absence de souve­nirs de nos années précoces, s'explique moins par une éventuelle

1 . Bien que Spinoza, dans l'Éthique, semble hésiter entre la nécessité qu'une affection se produise « souvent » pour qu'elle laisse une trace (Il, après 1 3 , post. 5), et la simple condition qu'elle se produise « une fois » (Il, 1 7 , cor.) .

2 . Traité de la réforme de l 'entendement, § 44.

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transformation que par le fait que la mémoire n'a commencé à se former qu'ultérieurement. Le nourrisson est incapable de lier ses idées d'affections, il les retient isolément, et elles ne peuvent resurgir qu'à la faveur de quelque mouvement corporel spontané, voire pathologique. Le vécu primitif n'est pas oublié, il n'a pas été fixé, ou plutôt il a fait l'objet d'une rétention sans mémoire1 •

Mais ce n'est qu'une première période. Vient ensuite la forma­tion automatique de la mémoire, qui ne met certes pas fin à l'état de quasi-inconscience de soi qui caractérise la petite enfance pour Spinoza2• Arrêtons-nous sur cet état d'inconscience de soi : il nous semble qu'il renvoie à trois caractéristiques de l'enfance.

1 o Un régime de succession discontinue des perceptions, que l'acquisition de la mémoire ne fait que compliquer. L'esprit de l'enfant est accaparé par la perception présente, que le jeu variable des sollicitations externes et des associations involontaires ne cesse de remplacer par une autre. Il passe ainsi sans s'en rendre compte du coq à l'âne, l'idée nouvelle effaçant complètement l'ancienne. Comme l'observera Fénelon, « l'enfant vous fait une question, et avant que vous répondiez, ses yeux s'enlèvent vers le plancher, il compte toutes les figures qui y sont peintes, et tous les morceaux de vitres qui sont aux fenêtres, et si vous voulez le ramener à son objet premier, vous le gênez comme si vous le teniez en prison ))3 •

2° L'enfant, jusqu'à un certain âge, est incapable d'expérience vague, il ne tire aucune leçon de l'expérience : aussi est-il « inutile à lui-même )) , inconscient du danger, comme on le dit couramment. Aucune forme d'éducation ne semble avoir de prise sur lui : l'explication est vaine, et la menace sans poids. Le ressort fonda­mental de l'éducation dissuasive est le principe de choisir de deux maux le moindre - « loi universelle de la nature ))4 et expression

1 . Descartes développait déjà une doctrine très intéressante de la fixation incons­ciente ; mais il l'expliquait par la nécessité, pour former un souvenir, d'attacher à toute perception d'un objet nouveau une conception, et par l'inaptitude de l'enfant à cet égard. C'est pourquoi, disait-il, nous gardons en nous les vestiges de sensations confuses de la vie intra-utérine, qui nous affectent mais que nous n'identifions pas comme des souvenirs. Cf. lettre du 4 juin (ou du 1 6 juillet) 1 648 à Arnauld, Alquié, t. 3 , p. 8;54-855, lettre du 29 juillet 1 648, au même Arnauld, déjà citée.

2. Ethique, V, 6, sc. et V, 39, sc. 3. Fénelon, Traité de l 'éducation des jeunes fil/es, chap. V, Œuvres, t . 1 , p. 1 04. 4. Traité théologico-politique, XVI, p. 264.

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directe du conatus - en vertu duquel un individu est capable de renoncement. Mais l'enfant, du moins jusqu'à un certain âge, n'est pas encore régi par ce principe1 : tout entier requis par son impres­sion présente, il souffre du châtiment sans d'ailleurs l'identifier comme tel (car cela impliquerait une liaison causale) , mais ne le craint pas. D'où la perplexité de Spinoza, à qui il arrive de rappro­cher les enfants des fous et des suicidaires2•

3° Enfin, l'enfant est inconscient de ses états de passion et inca­pable de les maîtriser, qu'il s'agisse de sa compulsion de parler ou d'une excitation qui le rend intraitable.

De ces trois points, le premier ne concerne que le nourrisson, le second concerne le petit enfant et quelques adultes (par exemple, les criminels chez qui la perspective du supplice n'éveille aucune crainte), le troisième est le modèle de la conduite humaine habi­tuelle, ce pourquoi infans et puer commencent la liste des grands somnambules, tant dans la lettre 58 à Schuller que dans le scolie III, 2 de l'Éthique.

2. En quel sens le corps de l 'enfant est-il « comme en équilibre » ?

Le troisième point mérite qu'on s'y attarde, car il renvoie à un texte important dont on n'a pas toujours donné une interprétation très claire. Spinoza vient de développer sa doctrine de l' « imitation des affects » :

« Enfin, si nous voulons consulter l 'expérience elle-même, nous aurons la preuve qu'elle nous enseigne tout cela, surtout si nous portons notre attention sur les premières années de notre âge. Car nous savons par expérience que les enfants, parce que leur corps est continuellement comme en équilibre (continuo veluti in aequilibrio), rient ou pleurent par cela seul qu'ils voient les autres rire ou pleurer ; en outre, tout ce qu'ils voient faire aux autres, ils désirent aussitôt l'imiter, et enfin ils désirent tout ce qu'ils imaginent procurer du plaisir aux autres. » (Éthique, III, 2, scolie .)

1 . Les enfants auxquels ressemblent les Hébreux puérils doivent être supposés plus gr3.!J.dS.

2. Ethique, Il, 49, sc.

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Spinoza invoque ici l'expérience, non le souvenir1 , pour décrire un comportement d'extraversion totale : les enfants, du moins très jeunes, n'ont pas encore de caractère différencié, ils ne sont pas plu­tôt intrépides, ou plutôt audacieux, ou plutôt timides, selon les ter­mes que les hommes ont coutume d'utiliser pour se comparer les uns aux autres2 (et qu'ils ne peuvent parfois s'empêcher d'appliquer indûment aux enfants petits) . Si les hommes sont dans une certaine mesure fondés à le faire, c'est parce qu'ils se différencient effective­ment par leur ingenium, complexion propre, tempérament, carac­tère, natureP. L'ingenium est le produit d'un certain « tempérament du corps » et d'une sédimentation de l'expérience dans le corps et dans l'esprit. En ce sens, Spinoza peut parler de l' ingenium d'un adolescent comme Casearius\ ce qui serait imprudent pour les petits Van der Spyck : sans doute les enfants très jeunes laissent-ils déjà entrevoir une ébauche d'ingenium, puisque, passé le premier âge de pure fascination, ils commencent à l'expérience ; mais nous pouvons également supposer que toute l'enfance est nécessaire à créer cette forme de destin, et que certains traumatismes sont à même de l'infléchir brutalement. Quoi qu'il en soit, l' « équilibre » invoqué signifie clairement que l'affectivité infantile est encore dépourvue d'habitus, si bien que l'esprit oscille entre tristesse et joie sans jamais séjourner durablement ni se reconnaître dans l'une ou dans l'autre. Il n'y a pas de mélancolie infantile, et c'est là le motif d'une diffé-

1 . Contrairement à ce que suppose P. Macherey : « Dans ce passage de l 'Éthi­que, Spinoza semble se souvenir fugitivement de l'enfant que lui-même a été » (vol . 3, p. 257, n. 2). Spinoza, nous l'avons vu, ne conçoit guère qu'un rapport externe à l'enfance, par le biais de l'observation d'autrui . Il appelle cela « expé­rience vague », or c'est bien le mot « expérience » qui est ici utilisé. Notons que Spinoza fut dans les dernières années de sa vie le locataire des Van der Spyck qui avaient quatre enfants, et que les enfants hollandais étaient d'une manière générale très visibles, admis à jouer sur les places publiques et sur le parvis des églises, au grand étonnement des étrangers de passage (Zumthor, op. cit. , p. 1 1 9 ; Schama, op. cit. , p. 668). Colerus ( Vie de Spinoza, Pléiade, p. 1 520) affirme qu'il parlait aux petits Van der Spyck, « leur enseignait combien ils devaient être obéissants et sou­mis à leurs parents » . Nous devons accueillir ce témoignage avec circonspection, d'une part en le replaçant dans son contexte d'édification (Colerus condamne la doctrine mais insiste sur la vertu irréprochable de Spinoza), d'autre part en le rap­portant à la problématique complexe des rapports parents-enfants que nous analy­sons pl�s loin.

2. Ethique, III, 5 1 . 3 . Sur la notion d'ingenium, cf. l'analyse de P.-F. Moreau, Spinoza. L 'expé­

rience et l 'éternité, p. 395-404. 4. Lettre 9 à De Vries .

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renee insigne au sein de l'impuissance, entre l'enfant en devenir et le suicidaire qui n'en finit pas de sombrer. De même, l'enfant n'a pas de désir obsessionnel : le sien est versatile, soumis à la loi de la détermination externe ou de l'automatisme somnambulique. Le revers est bien évidemment, comme le souligne Pierre Macherey, l'extrême facilité avec laquelle les influences extérieures façonnent sa mémoire, qui n'oppose aucune configuration préétablie1 • L'équilibre se condamne en quelque sorte lui-même, à plus ou moins brève échéance.

Le choix du mot « équilibre », de résonance très favorable, peut étonner, et nous devons donc nous assurer de sa signification. Si l'enfance est un âge foncièrement morbide, à mi-chemin du cadavre et de la mens sana in corpore sano (tout ensemble santé et liberté) , l'équilibre est en revanche depuis l 'Antiquité le critère par excellence de la santé. Cet héritage perdure chez Spinoza, dans sa revendica­tion d'un soin égal apporté à toutes les parties du corps . C'est ce qui justifie une interprétation originale et stimulante de Laurent Bove, dans une section intitulée « la passion joyeuse du nourris­son »2 : du caractère peu exigeant des désirs de l'enfant en bas âge, et de la facilité de les satisfaire, il conclut à son état fréquent d'hi/a­ri tas, ou « allégresse », extrêmement rare ou difficile à obtenir chez l'adulte. Rappelons que l'allégresse est chez Spinoza l'exact inverse de la mélancolie : une joie affectant toutes les parties du corps à égaliW. L. Bove rapproche donc le quasi-équilibre du corps de l'enfant de l'égalité hilare du nourrisson repu. Si cet état est si diffi­cile à atteindre chez l'adulte, c'est qu'il dépend entièrement des cau­ses extérieures, et que les aptitudes du corps étant devenues très diverses, chacune ayant son besoin propre, les conditions paraissent difficiles à réunir. On peut en revanche concevoir que le nourrisson, eu égard à l'état de dépendance utile où il se trouve, distincte - nous l'avons dit - de l'esclavage, et à son infime degré de puissance auquel correspond un besoin élémentaire, accède à cette forme de bonheur passif. D'où un jugement d'ensemble, après avoir rappelé le rôle de modèle épistémologique que joue la figure de l'enfant dans la description de la conduite passionnelle de l'adulte : « Il y a

1 . P. Macherey, vol. 3, p. 258. 2 . L. Bove, La stratégie du conatus. Affirmation et résistance chez Spinoza,

p. 1 08- 1 p. 3 . Ethique, III, 1 1 , sc.

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cependant aussi, chez Spinoza, une perception positive de l'enfance comprise dans sa perspective éthique. » 1

Nous ne pouvons que souscrire à cette formule, mais pour d'autres raisons que celles de Laurent Bove, qui nous suggèrent quatre réserves : 1 o le problème de l' hi/aritas de l'adulte renvoie, nous semble-t-il , à celui de la libido et de la jouissance sexuelle décrite en termes de « repos » illusoire2 ; et si Spinoza condamne cette dernière, c'est parce qu'elle soustrait complètement l'individu à ce qui devrait être son désir adulte majeur, la felicitas intellectuelle ; il lui substitue une liste de soins successifs, dans laquelle la sexualité brille par son absence, si bien que l'improbable hilaritas peut et doit être remplacée par une habile combinaison de titil/ationes locales et variées, un entretien alternatif et périodique de toutes les parties du corps3 • 2° L. Bove écrit qu'il y a chez le nourrisson « un contentement ou un épanouissement propre à sa nature, c'est-à-dire à son rapport singu­lier de mouvement et de repos, condition de sa plénitude »4 : nous avons dit plus haut les raisons de notre opposition à une essentialisa­tion du corps de l'enfant, que l'auteur associe d'ailleurs à une essen­tialisation peut-être un peu hâtive des ingenia, tel rapport de repos et de mouvement empêchant selon lui l' hilaritas, tel autre vouant l'individu à une sorte de déséquilibre joyeux ( titillatio J 5 . 3° Dès lors, il interprète l'équilibre continuel du corps (abstraction faite du veluti qui nuance l'expression) comme participant déjà en quelque manière de la « joie de la béatitude »6 exposée dans la V" partie de l'Éthique, ce qui paraît incompatible avec les conditions explicites de Spinoza à ce sujet : que le corps de l'enfance se change en un autre beaucoup plus apte, et que l'entendement en vienne à occuper la plus grande part de l'espriC. 4° Enfin, si l'hypothèse d'une certaine aptitude du nourrisson à l' hilaritas paraît plausible, elle ne paraît pas pouvoir s'inférer de la remarque sur le quasi-équilibre continuel du corps, qui ·

concerne le puer, supposé capable de désirs et d'affects déjà très diversifiés .

1 . L. Bove, op. cit. , p. 1 06. 2 . J;raité de la réforme de l 'entendement, § 1 . Cf. supra, première étude. 3. Ethique, IV, 45, sc. 4. L. Bove, op. cit. , p. 1 1 1 . 5. Sans doute songe-t-il ici à l'opposition du prophète hilare et du prophète

triste dans le chap. II du Traité théologico-politique. 6. l:· Bove, op. cit. , p. 1 1 2. 7 . Ethique, V, 39, sc.

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Ces objections conduisent à deux remarques, l'une sur le sens du mot « équilibre », l'autre sur le rapport de l'enfance à la béatitude. Premièrement, l'équilibre peut sans doute s'entendre au sens médical du terme, dans les termes de la doctrine traditionnelle des humeurs, mais seulement sous le rapport des états de déséquilibre relatif qui dif­férencient les tempéraments (selon l'humeur qui l'emporte sur les autres : bilieux, colérique, flegmatique, sanguin) . Ce qui rejoint l'idée que l'enfant n'a pas encore d'ingenium1 • En revanche, il ne peut s'opposer ici au déséquilibre morbide, puisque l'enfance est elle-même cet état morbide où la conservation du rapport de repos et de mouve­ment n'est jamais assurée (par exemple, les nourrissons hollandais ne bénéficient pas seulement de la protection et de la réplétion que leur procure le sein maternel ; ils sont aussi exposés, quelles que soient les mesures prises, aux miasmes d'une atmosphère particulièrement viciée) . Deuxièmement, s'il est certain que le quasi-équilibre du corps, dans un texte consacré à l'oscillation mentale, renvoie à un régime de détermination purement externe de l'esprit, il semble important d'insister ici sur la différence de l'enfant et de l'adulte : le premier n'a pas de passion morbide qui dresse un obstacle invincible au dévelop­pement de ses facultés intellectuelles . De deux points de vue, il n'est pas exposé au dilemme de Médée selon Ovide, voir le meilleur et l'approuver mais faire le pire : d'une part le petit enfant n'a pas encore acquis la structure rationnelle minimale du choix du moindre mal, et il n'est d'ailleurs pas encore apte à comparer deux choses ; d'autre part, n'étant pas encore tiraillé par des passions violentes, durable­ment inscrites en lui, il ne résiste pas à la diversion (nous y revien­drons) . L'idéal serait au fond de grandir comme le Christ, en allant droit à la sagesse, de l'équilibre infantile à l 'activité, sans le détour des

l . P.-F. Moreau souligne le glissement de la théorie médicale traditionnelle à la nouvelle conception de l'individualité biologique, lorsqu'il rapproche de l ' ingenium spinozien la conception de l ' ingenia chez Huarte : « Chez celui-ci, la notion d'ingenia intervient pour expliquer pourquoi, alors que toutes les âmes sont égales, les indivi­dus et les nations ont des capacités tellement diverses, tant pour le savoir que pour les activités pratiques. La diversité des ingenias s'ancre à son tour dans celle des dis­positions du corps - c'est-à-dire des façons irréductibles dont la Nature a, pour chaque individu singulier, appliqué à ses propres lois. Ce qui, chez Huarte, renvoie au mélange des quatre humeurs suppose chez Spinoza une équation en termes de repos et de mouvement. Mais, dans les deux cas, il s'agit bien de se donner un concept pour cerner la diversité des individus, et penser celle-ci en relation avec leur détermination corporelle » (op. cit. , p. 397-398). L'expression temperamentum corpo­ris, au chap. II du Traité théologico-politique, fait la transition entre la conception humorale et la conception mécaniste.

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passions : une éducation réussie, qui rendrait l'éthique vaine. Ou plu­tôt l 'éthique, éducation à la vie gouvernée par la raison1 , ne serait plus séparable de l'éducation au sens courant du terme - car, comme le souligne le scolie V, 39, déposer le corps de l'enfance et l 'esprit qui lui correspond est l'affaire de la vie en généraP.

Première enfance sans mémoire, deuxième enfance où la mémoire se forme : reste un troisième état de la mémoire, celui de l'adulte au vrai sens du terme, tel que le décrit la v• partie de l'Éthique : seuls les hommes puérils cultivent la mémoire et vivent dans le regret ; devenir libre et actif, en un mot devenir adulte, c'est changer le corps de l'enfance en un autre beaucoup plus apte qui corresponde à un esprit « tel que tout ce qui se rapporte à sa mémoire ou à son imagination soit à peine de quelque importance eu égard à l'entendement »3 • Là encore, s'il est vrai qu'il puisse être un modèle, le Christ est le sans­mémoire, le splendide Amnésique : il connaît les choses par le troi­sième genre, intuitivement4• Du moins s'approche-t-il de cette état de complète a-mnésie (non pas oubli, mais absence de mémoire) - car à en faire un homme parfait, un premier homme, un adulte arrivé, on retomberait dans la chimère de l' infans adultus, celle qui en l'occurrence fait du Christ l 'incarnation de Dieu (tous les Évangiles, sauf celui de Luc, passent sans transition du nouveau-né à l'adulte prêt au baptême). Et puisque le corps entraîne une mémoire occu­pant au moins une part minimale de l'activité mentale, ce serait en même temps le désincarner.

Faire que la mémoire n'occupe plus qu'une part négligeable de l'esprit ne veut pas dire oublier : une amnésie radicale suppose en effet une transformation, un changement de forme ou d'essence individuelle. Et pourtant il s'agit bien d'une forme d'oubli, mais qui procède autrement - par réorganisation. Devenir-adulte, c'est inter-

1 . Éthique, IV, appendice, chap. 9 . 2. Peut-être la méditation de Spinoza est-elle en effet travaillée par l'image de

l'enfance du Christ. L'évangéliste Luc parle de la croissance du Christ dans des ter­mes très proches de ceux du scolie V, 39, puisqu'elle y apparaît solidaire du dévelop­pement intellectuel : « Quant à l'enfant, il grandissait et se fortifiait, t9ut rempli de sagesse . . . », et surtout : « Jésus progressait en sagesse et en taille » (Evangile selon Luc, 2, 40 et 2, 52). La « fugue » de Jésus à douze ans pour aller discuter au Temple avec les théologiens n'est pas sans évoquer la précocité analogue de Spinoza, s'il faut en croire le début de la Vie de Spinoza de Lucas, Gallimard, « La Pléiade », p. 1 54 1 -_1 542.

3 . Ethique, V, 39, sc. 4. Traité théologico-politique, IV, p. 92-93 .

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venir sur sa propre mémoire pour en remodeler autant que possible les enchaînements, de manière à ce que les sensations conservées s'enchaînent ou se réactivent, suivant un ordre « pour » l'enten­dement1 . S'il est vrai que la mémoire consiste non dans la rétention de simples unités idéelles, mais dans le mécanisme associatif qui en fait autant de stimuli les unes des autres, alors il y a bien une dimension d'oubli dans l'entreprise éthique. Amnésique, l'homme libre, raisonnable, actif, et adulte l'est tendanciellement deux fois : d'abord en ce qu'il se forge une nouvelle mémoire qui n'est plus celle de son enfance, ensuite en ce que l' « automate spirituel )) , l'esprit qui enchaîne ses idées sub specie aeternitatis, accède à la synopsie que produit la démonstration comme à l'au-delà de toute mémoire.

Et sans doute faut-il distinguer deux, voire trois sortes d'adulte : 1 o une espèce très rare, celle des sages qui déposent leur mémoire d'enfant et se forgent une mémoire et une imagination rationnelles, transmutant leurs passions en actions ; 2° une espèce fréquente, celle des ignorants pieux ou civils, qui laissent la religion et l'État orienter leur mémoire dans le sens de l'obéissance, égale­ment conforme à la raison dans la mesure où ils peuvent ainsi, sinon transmuter activement, du moins surmonter passivement leurs passions ; 3° une espèce relativement rare, celles des ignorants rétifs à tout apprentissage, inaptes même à l'obéissance, qui s'en tiennent à leur mémoire d'enfant, et pour lesquels il n'existe plus guère que le supplice.

Trois étapes, donc, dans le devenir-adulte de l'enfant, trois façons aussi d'être adulte. Pour nous en tenir au chemin décrit par le scolie V, 39 : d'abord le nourrisson n'a pas de mémoire et l 'individu, à ses âges ultérieurs, ne garde par conséquent aucun sou­venir de cette période précoce ; ensuite l'enfant subit passivement la formation d'une mémoire, au gré des rencontres et de l'éducation ; enfin, parvenu au terme de sa maturation physique, il peut pour­suivre son développement en réformant activement sa mémoire, ce qui implique une deuxième rupture avec l'enfance.

On peut prévoir que deux questions se posent, qui peut-être n'en font qu'une : celle de l'adolescence, c'est-à-dire de cet âge où l'entendement émerge, dans un rapport peut-être forcément conflictuel avec la mémoire forgée durant l'enfance ; et celle de

1 . Éthique, V, 1 0.

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l'éducation, ou de la possibilité d'escamoter du mieux qu'on peut les dérives passionnelles ordinaires de la période intermédiaire, en allant si possible continûment de la mémoire première à la mémoire seconde.

3 . L 'adolescence : âge de raison ou avatar ultime de / 'infans adultus ?

Si l'on en croit Lucas 1 , la réflexion critique sur l'Écriture - donc sur le contenu même de l'éducation reçue - qui devait aboutir au Traité théologico-politique aurait commencé fort tôt dans la vie de Spinoza : dès les années d'adolescence. En d'autres termes - ceux du scolie V, 39 - durant les années critiques où s'achève le processus de mutation du corps d'enfance et où émerge un esprit apte à la connaissance. Ces années, nous pouvons bien d'avance les appeler critiques, puisque la plupart des esprits ainsi mûris, au contraire du jeune Baruch, ne se laissent pas moins absorber à jamais dans le rêve éveillé de la mémoire, comme si la découverte juvénile du pouvoir de raisonner avait tourné court. Il importe d'autant plus de se pencher sur les propos que Spinoza a pu tenir au sujet de l'adolescence :

« Mais, pour cela < pour que les hommes parviennent à nouer entre eux des rapports amicaux > , il est requis de l'habileté et de la vigilance. Car les hommes sont divers (rares sont, en effet, ceux qui vivent selon le précepte de la Raison), et cependant envieux pour la plupart, et plus enclins à la vengeance qu'à la miséricorde. Aussi pour supporter cha­cun suivant son propre caractère ( ingenio) et se retenir d'imiter leurs affects, il est besoin d'une singulière puissance d'âme. Et ceux qui, au contraire, savent blâmer les hommes et reprocher les vices plutôt qu'enseigner les vertus, et non pas affermir mais briser (non firmare, sed frangere) les âmes des hommes, ceux-là sont pénibles (molesti) à eux-mêmes et aux autres. C'est pourquoi (unde) beaucoup, vu leur trop grande impatience d'âme et un faux zèle de religion, ont préféré vivre parmi les bêtes que parmi les hommes ; de même des enfants ou des adolescents (pueri vel adolescentes) , qui ne peuvent supporter d'une âme égale ( œquo animo) les réprimandes de leurs parents, se réfugient dans le métier militaire et choisissent les inconvénients de la guerre et l'autorité d'un tyran de préférence aux avantages domestiques et aux

1 . Lucas, La vie de Spinoza par un de ses disciples, « La Pléiade )), p. 1 54 1 .

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remontrances paternelles, et supportent de s'imposer n'importe quel fardeau, pourvu qu'ils se vengent de leurs parents. » (Éthique, IV, appendice, chap. 1 3 .)

Ce texte n'est pas sans liens avec le scolie III, 32 : ce n'est plus la provenance commune de la pitié et de l'envie qui est soulignée, mais le penchant prononcé et quasi unanime en faveur de la seconde ; le problème n'est plus d'illustrer par l'exemple des enfants le processus universel de l'imitation affective, mais de savoir comment y échapper ; enfin, là où Spinoza invoquait un quasi-équilibre du corps, il parle à présent d'un déséquilibre dans l'esprit (incapacité à supporter œquo animo) . L'enfant a grandi, c'est maintenant un « enfant ou adolescent )), et il pratique le choix du moindre mal (bien que de manière aberrante et quasi suici­daire) . Le désir n'est plus versatile, il est polarisé sur la vengeance. On dirait, sans avoir besoin de forcer le trait, que l'on est passé en quelques années du lait à la vengeance, du désir joyeusement pri­mitif et sain de régénération au désir triste et crépusculaire de faire du mal aux autres et à soP . Et paradoxalement, l'indocilité conduit à une docilité maximale, soumission à la discipline tyrannique de l'armée, comparée ici à la vie au milieu des bêtes.

Ce texte peut prêter à des contresens. « Supporter chacun avec son caractère )) se prolonge dans « les enfants ou adolescents qui ne peuvent plus supporter d'une âme égale les réprimandes de leurs parents )) . Entre les deux expressions se glisse une remarque sur ce que la critique morale a de pénible pour soi et pour les autres, d'où résulte, par impatience, le destin d'ermite (mais animé par un faux zèle religieux) ou de soldat (mais dicté par un souci de vengeance) . Spinoza renvoie donc dos-à-dos, respectivement, parents et enfants, prédicateurs et ermites. Et voici l'énoncé du problème : quand vient l'adolescence, comment supporter ce que les autres ont de pénible, comment ne pas les imiter ? On admirera la force aphoristique du texte, l 'aptitude typiquement spinozienne à l'écriture dense, tendue, faussement gauche, qui ne livre pas son sens d'emblée. Spinoza n'indique pas le lien entre les deux questions : c'est au lecteur de le déchiffrer avec toute la rigueur requise, tandis que flottent dans son

1 . Rappelons que le scolie III, 2 de l'Éthique et la lettre 58 à Schuller évoquent tous deux, à côté du désir de boire de l'ivrogne et du désir de parler du bavard, le désir du lait de l ' infans et le désir de vengeance du puer, comme s'il s'agissait de deux types.

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esprit, fugitivement indiscernables, les positions de l'éducateur et de l'éduqué (qui condamne l'autre ? qui fait la morale ?) .

L'adolescent ne veut plus imiter, autrement dit il cherche à deve­nir adulte : mais est-ce bien à l'obéissance qu'il veut échapper ? N'est-ce pas plutôt à une ambiance affective dont il se sent marqué et dont il ne veut plus, parce qu'il en perçoit la puérilité, la vulga­rité ? Un passage du Court traité rappelle que les enfants commen­cent par croire spontanément ce que dit le père, n'ayant de connais­sance que par ouï-dire1 • Précisément, c'est au moment où l'individu entre en pleine possession de ses moyens corporels et mentaux qu'il sent monter en lui, par des expériences éphémères, la possibilité d'un usage actif de l'esprit : l 'emprise du ouï-dire commence à se desserrer. C'est alors que l'impatience a tendance à l'emporter et à gâter le processus : l 'adolescent se sépare des hommes plutôt que de gagner son indépendance parmi eux, et à certains égards contre eux. L'équilibre innocent du puer a cédé le pas au déséquilibre de l 'ado­lescens, qui a toutes chances de se prolonger jusqu'à la mort. « Rares sont en effet ceux qui vivent selon le précepte de la rai­son » : on retrouvera ce thème dans les toutes dernières lignes de l'Éthique, peu après l'évocation de la croissance du nourrisson et sa mise en coïncidence avec l'entreprise éthique, dans un ultime scolie qui reprendra justement les termes utilisés pour qualifier le nourrisson (« presque inconscient de soi-même, de Dieu et des cho­ses »2), afin de les appliquer cette fois-ci à l'ignorant en général, adulte puéril. Confondre vengeance et liberté, c'est certainement la tragédie de l'adolescence, qui voue les hommes à une existence triste, « puérile » . On ne s'étonnera pas que ce soit aussi la tragédie de la révolution, tant le rapport cité-enfance dessine les contours d'un problème commun.

On retiendra aussi de ce texte la critique des éducateurs, qui fait écho au programme du Traité de la réforme de l 'entendement : « S'appliquer à une philosophie morale, ainsi qu'à une doctrine de l'éducation des enfants . ))3 La mort précoce de Spinoza invite à la rêverie (bien que cette mort, probablement liée à un état général

1 . « Pour ce qui touche le premier amour < né du ow-dire > , nous l'observons communément dans les enfants à l'égard de leur père ; parce que leur père leur dit que telle ou telle chose est bonne, ils sont portés vers elle sans rien en savoir de plus » (Çourt traité, Il, chap. 3, § 5).

2. Ethique, V, 42, sc. Comparer avec V, 39, sc. 3 . Traité de la réforme de l 'entendement, § 1 5 .

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d'épuisement dû à la phtisie, ne soit pas tout à fait accidentelle, et que la mort des phtisiques ait un certain caractère d'achèvement) : qu'aurait-il fait après avoir terminé le Traité politique, si du moins son intention était telle ? On sait qu'il avait entrepris une retraduc­tion de certains livres de l'Ancien Testament. Mais ensuite ? Si par « J?hilosophie morale » il faut entendre les trois dernières parties de l'Ethique, rien ne permet d'exclure qu'il ait souhaité élaborer lui­même cette doctrine de l'éducation. On aurait tort d'envisager celle­ci comme une doctrine spéciale : compte tenu du scolie V, 39, où le développement de la raison se réinscrit dans le processus plus large d'une vie humaine réussie qui mène de la condition de nourrisson à celle de sage, elle n'aurait été rien de moins qu'une réécriture de l'Éthique pour son destinataire inconscient ou son patient de droit - l 'enfant. Au reste, « chacun ne peut montrer combien il vaut par son habileté et ses dispositions, par rien de mieux qu'en éduquant les hommes de sorte qu'ils vivent enfin sous l'empire propre de la raison » 1 •

Que reproche Spinoza aux éducateurs de son temps ? Non fir­mare, sed frangere : de briser l'esprit des jeunes gens, au lieu de l'affermir. Et par conséquent - car le unde du texte cité renvoie autant au caractère insupportable de leurs sermons qu'à l'incapacité de supporter à laquelle ils contribuent - de les rendre impatients, d'en faire littéralement des déséquilibrés, et pour finir, de les préci­piter dans une existence inauthentique où leur exigence d'absolu est compromise d'avance par l'esprit de vindicte qui s'est emparé d'eux. Non pas l'hypocrisie des faux-dévots et des pasteurs, mais la sincé­rité inconsciente d'une âme qui se voudrait pieuse, bien que son énergie s'alimente à la haine ; ou bien une ardeur au combat qui puise ses forces dans la vengeance, une capacité d'obéir qui n'a rien de civil . En somme, l'éducation des pasteurs et des rabbins, et des familles qui les révèrent et s'en inspirent, laisse le choix entre l'obéissance servile et la révolte déjà aigrie. Le Traité théologico­politique insistera sur cette impasse :

« Quant à ces fondateurs de sectes, nous ne voulons pas les accuser d'impiété pour cette seule raison qu'ils ont adapté à leurs opinions les paroles de l'Écriture . . . Nous les accusons parce qu'ils ne veulent pas reconnaître aux autres la même liberté, parce qu'ils persécutent comme ennemis de Dieu tous ceux qui ne pensent pas comme eux même s'ils

l . Éthique, IV, appendice, chap. 9.

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vivent le plus honnêtement du monde et dans la pratique de la vertu véritable, parce qu'ils chérissent au contraire comme des élus de Dieu ceux qui les suivent docilement, alors même qu'ils sont le plus dépour­vus de force morale ; et l 'on ne peut concevoir attitude plus criminelle et plus funeste à l'État. » (Traité théologico-politique, XIV, p. 240.)

Voici donc deux folies, deux échecs à vivre en société : « vivre parmi les bêtes », « préférer les inconvénients de la guerre et l'autorité d'un tyran ». Tant il est vrai que l'énigmatique quasi­transformation individuelle, qui d'enfant doit nous faire devenir adulte, s'articule au problème politique (devenir citoyen) 1 et à sa crise propre, la tentative de transformation révolutionnaire. Et comme pour la révolution, l'attitude séditieuse des adolescents est à la fois désapprouvée et excusée : la faute était celle des tyrans, elle revient ici aux parents .

Deux autres textes de l'Éthique confirment cette critique de l'éducation traditionnelle. L'un dénonce le repentir, ressort habituel de toute éducation morale de type chrétien, en montrant qu'il n'est fondé que sur des associations affectives produites par l'éducation, variables selon la coutume et la religion :

« Ce sont les parents, en réprouvant ceux-là < les actes dits vicieux >, en en faisant souvent reproche à leurs enfants, et au contraire en conseillant ceux-ci < les actes dits corrects >, en en faisant l'éloge, qui ont fait qu'à ceux-là se sont trouvés joints des mouvements de tristesse, et de joie à ceux-ci . . . Donc, selon que chacun a été éduqué, il se repent d'un acte ou il s'en glorifie. » (Éthique, III, déf. aff. 27, explication.)

Le repentir n'est pas la révélation d'une vérité, mais l 'exercice servile d'une mémoire qui envahit l'esprit et témoigne de sa doci­lité ; le repentant ne prend conscience de rien, il ne fait qu'obéir aux mots d'ordre de sa communauté. L'autre texte vient directement à l'appui de la lecture que nous proposons. Il accuse l'éducation de flatter la part vindicative de la nature humaine : « Les hommes sont de nature enclins à la haine et à l'envie, à quoi s'ajoute l'éducation. Car les parents ordinairement incitent les enfants à la vertu par le seul aiguillon de l'honneur et de l'envie. »2

1 . « Car les hommes ne naissent pas membres de la société, mais s'éduquent à ce rôle ». (Traité politique, V, 2).

2. Ethique, III, 55, sc.

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4. Qu 'est-ce qu 'une pédagogie spinoziste ?1

Non firmare, sed frangere. Le vœu du calvinisme rigoriste - bri­ser la volonté de l'enfant, au demeurant jugée pécheresse - n'eut semble-t-il jamais beaucoup de succès en Hollande, où l'on prêtait une attention inédite et particulièrement indulgente aux enfants2• Il devait néanmoins en avoir assez pour justifier cette digression (ainsi que le scolie sur les plaisirs de la vie3) . Un texte du médecin Van Beverwijck donne une idée de l'état de la question dans la Hollande du xvrr• siècle : « Dans tout ce qui est éducation et instruction, il ne faut point tenir la bride trop haute aux enfants, mais les laisser aller à leur enfantillage, afin de ne point accabler leur fragile nature de fardeaux, ni semer des graines intempestives dans le champ mal pré­paré de leur entendement. Laissez-les donc jouer à leur guise et lais­sez l'école les mûrir par le jeu . . . sans quoi ils seront rebelles à l'étude avant même que de savoir ce qu'elle est. »4 De son côté, Christian Huygens, qui fut à une époque assez proche de Spinoza, militait pour une forme d'apprentissage ludique5 • Quelles auraient été les grandes lignes directrices de la doctrine spinozienne de l'éducation ? Essayons de les déchiffrer dans les textes existants, sans céder à la tentation de déduire de quelques remarques dispersées - qui, au demeurant, ont parfois le caractère de simples opinions - le détail

1 . L'article ancien d'Adolfo Ravà, La pedagogia di Spinoza, publié en 1 933, est d'une banalité navrante, même s'il promet pour commencer des « idées pédagogi­ques précises », insiste sur la place « très haute » de la pédagogie chez Spinoza, et conjecture qu'une vie plus longue en aurait permis le « développement adéquat » (p. 1 95). Il entend surtout rattacher le spinozisme à des courants de pensée, tel le stoïcisme mais aussi Fichte et Comte, pour lesquels la philosophie n'est pas seule­ment une activité théorétique mais un « art de vivre », et qui dès)ors « impliquent la tendance au prosélytisme » (p . 1 99). Les parties III et IV de l 'Ethique lui apparais­sent comme une « pédagogie sociale grandiose, fondée sur la psychologie » (p. 1 97), etc. Pour le reste, c'est un recueil d'anecdotes biographiques touchant à l'enseignement, que le lecteur peut trouver aussi bien chez Meinsma, Spinoza et son cercle, et l'esquisse d'un programme scolaire qui ne présente rien de surprenant : importance des mathématiques, de la méditation des historiens romains, etc. Il n'est question à aucun moment du rapport de Spinoza aux enfants. La seule remarque intéressante concerne l'Abrégé de grammaire hébraïque : « Spinoza fù, se non erriamo, il primo ad intuire il principio della moderna glottologia della fissità delle leggi fonetiche » (p. 204) . Et Ravà y voit une approche linguistique d'esprit galiléen, désireuse d'éliminer les exceptions et de dégager les régularités de la langue.

2. S,. Schama, op. cit. , p. 736. 3 . Ethique, IV, 45, sc. 4. S. Schama, op. cit. , p. 736. 5 . Ibid.

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d'une doctrine à laquelle Spinoza, s'il avait entrepris de l'élaborer, aurait nécessairement consacré une réflexion spécifique aux résultats imprévisibles .

Rappelons par exemple l'allusion du Traité théologico-politique, lorsque Spinoza évoque le rapport de Moïse à l'insoumission des Hébreux : « En outre il les détourna par de terrifiantes menaces de la transgression de ces commandements et, au contraire, promit que beaucoup de biens en récompenseraient l'observation. Moïse enseigna donc les Hébreux comme des parents ont accoutumé d'enseigner des enfants entièrement privés de raison. »1 Peut-on y voir une conception éducative ? C'est ce que semble penser Pierre Macherey, lorsqu'il propose de lire la proposition IV, 43 de l'Éthi­que comme « l'esquisse d'une pédagogie » fondée sur le châtiment corporel utile : « Le chatouillement peut avoir de l'excès et être mauvais ; mais la douleur peut être bonne dans la mesure où le cha­touillement, ou la joie, est mauvais. »

Cette proposition, dans laquelle on peut voir la prise en compte d'une sorte de supplice immanent (le dégoût), reste bien entendu interprétable au pied de la lettre comme la réhabilitation intempes­tive d'un certain usage raisonnable de la punition corporelle, en réaction à la dérive laxiste de la Hollande de l'époque, qui ne servait peut-être ni les adultes ni les enfants. Et Pierre Macherey a raison de rappeler l'insistance de Spinoza sur la crainte du châtiment dans la théorie politique.

Mais la question est de savoir plus précisément en quoi le châti­ment corporel pourrait être un moyen pédagogique. « La douleur, écrit P. Macherey, peut avoir une valeur d'alerte, en attirant l'attention sur le caractère excessif présenté par certains plaisirs qui exaltent une partie de l'organisme au détriment de son équilibre glo­bal . >>2 Et plus loin : « Pourquoi hésiter à faire souffrir un peu les enfants, si cela doit à terme leur faire du bien, c'est-à-dire les empê­cher de demeurer des enfants ? >>3 Qu'on nous entende bien : il ne s'agit pas de livrer la pensée à des motifs sentimentaux qui écarte­raient d'emblée une éventualité que la philosophie doit savoir envisa­ger et peser sereinement, en dépit des clameurs ambiantes . Mais voici : la douleur est certes dissuasive, du moins chez un enfant assez

1 . Éthique, II, Appuhn, p. 6 1 . 2 . P . Macherey, vol . 4 , p . 264. 3 . P. Macherey, vol . 4, p. 265, n. 1 .

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grand pour l'associer à l'acte reproché, et pour choisir de deux maux le moindre (chez le tout-petit, ce sont là deux perceptions singulières et sans rapport, et la douleur resfe une douleur) . Elle n'en est pas moins dissuasive comme l'est le fait de se brûler : l'expérience dite vague conduit à éviter un acte par le souvenir de la conséquence. Pour que la douleur fût en outre persuasive, à même d'incliner l'enfant à porter un jugement moral sur son acte, il faudrait qu'elle eût pour effet de lui faire éviter l'acte en raison de sa nature, et non de sa conséquence. En bref, nous voyons bien comment l'enfant peut être amené à juger du bien et du mal du fond de sa peur. Mais nous voyons aussi combien le procédé heurte un principe spinozien fonda­mental, promis à une brillante postérité dans l'histoire des doctrines de l'éducation : « Qui est conduit par la crainte et fait le bien pour éviter le mal, n'est pas conduit par la raison. »1 Scolie :

« Les superstitieux, qui savent reprocher les vices plutôt qu'enseigner les vertus, et qui s'étudient non à conduire les hommes par la raison, mais à les contenir par la crainte de façon qu'ils fuient le mal plutôt qu'ils n'aiment les vertus, ne tendent à rien d'autre qu'à rendre les autres aussi malheureux qu'eux-mêmes ; aussi n'est-il pas étonnant que la plupart du temps ils soient pénibles (molesti) et odieux aux hommes. » (Éthique, IV, 63, scolie .)

l. Éthique, IV, 63. Tschirnhaus est sans doute le premier pédagogue spinoziste. Cf. Médecine de l 'esprit, p. 222-223 (l'influence de Spinoza se fait sentir dès la page 2 1 4 - Tschirnhaus semble notamment avoir compris que Spinoza, bien loin de condamner l'imagination, appelle à en développer la puissance). Plus près de nous, William James achève ses Çauseries pédagogiques sur ces mots : « Il y a longtemps, Spinoza écrivait dans son Ethique que tout ce qu'un homme peut éviter en pensant que c'est mal, il pourrait l'éviter également en pensant qu'autre chose est bien. Celui qui agit habituellement sub specie mali, avec l'idée négative, la notion du mal, Spi­noza l'appelle esclave. Il appelle homme libre celui qui agit habituellement poussé par la notion du bien. Veillez donc, je vous prie, à faire de vos élèves des hommes libres, en les habituant à agir, partout où cela est possible, en pensant au bien . . . » (p. 1 58). Lev Vygotski cite ces phrases de James dans la partie de sa Psychologie pédagogique qu'il consacre à l'enseignem�nt des valeurs morales, et montre combien la proposition de Spinoza s'oppose à l'Emile de Rousseau : « On ne doit pas trans­former la moralité en police intérieure de l'esprit », conclut-il (Pédagogitcheskaïa psikhologiïa, p. 2 1 2 - pour des raisons évidentes, cet ouvrage paru à Moscou en 1 926 n'a pas connu de réédition avant 1 996, lors même que Vygotski était de plus en plus enseigné dans les départements de psychologie) . Plus généralement, le travail très important de Vygotski sur le développement de l'enfant s'inspire cons­tamment de Spinoza. Le montrer excéderait les limites de cette étude, mais le lecteur russophone peut se référer notamment à : lgra i iéio rol'v psikhitchieskom razvitii riébionka (Le jeu et son rôle dans le développement psychique de l'enfant), Voprossy psikhologuii, 1 966, n° 6.

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L'éducation ne peut avoir pour but que de former un homme libre, ou un adulte au sens non galvaudé du terme. Certainement, comme la politique, elle ne peut que chercher d'abord à obtenir l'obéissance, mais en gardant toujours en vue le péril qui gâche tout : non firmare, sed frangere. La politique, qui prend les hommes comme ils sont, abandonnés pour la plupart à une puérilité sans remède, et qui a d'abord pour but de les amener à vivre ensemble, est déjà victorieuse lorsqu'elle parvient du moins à les faire obéir. Mais Spinoza assigne également à la politique un second but : ame­ner les hommes à vivre d'une « vie humaine », à « cultiver la vie » plutôt qu'à « éviter la mort » 1 • Tel est le problème de la « multitude libre », que nous retrouverons dans la dernière étude. Ainsi Moïse tâche-t-il autant que possible d'user non seulement de la crainte, mais de l'espoir ; et dans ses conclusions, Spinoza énonce que « les lois devront être instituées en tout État de façon que les hommes soient contenus moins par la crainte que par l'espoir de quelque bien particulièrement désiré »2•

Apprendre à obéir est le préalable à la liberté, non seulement parce que l'enfant ne progresse que sous la conduite d'un éducateur, mais parce que le contenu même de l'obéissance est la domination du penchant immédiat. Mais il est entendu que les moyens de l'obéissance peuvent compromettre à jamais l'étape suivante, en produisant une bête meurtrie, tantôt servile, tantôt vindicative. Tel est donc le programme de toute pédagogie spinoziste : étudier les moyens de faire éviter le mal autant que possible « indirectement »3 par la perspective du bien, et de favoriser ainsi une maîtrise de soi qui ne soit pas autodestructrice mais se confonde avec l'épa­nouissement des aptitudes. À l 'éducateur de faire que l'espoir se dirige peu à peu vers un récompense immanente, vertu plutôt que friandise4•

Dans quelle mesure la menace, suivie le cas échéant d'effet, demeure-t-elle un moyen d'éducation ? Si elle n'est pas à propre­ment parler un instrument pédagogique, est-on du moins habilité à la prescrire à titre de dernier recours ? La pensée de Spinoza per-

1 . Traité politique, V, 5-6. 2 . J;raité théologico-politique, V, p. 1 06- 1 07 . 3 . Ethique, IV, 63, cor. 4. A des époques très différentes, Tschirnhaus (Médecine de l 'esprit, notamment

p. 2 14-223) et Vygotski (dans l'ouvrage cité plus haut) insisteront tous deux sur ce point.

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met sans arbitraire de distinguer deux cas : ou bien l'éducateur est amené à user de la crainte faute de savoir faire imaginer distincte­ment à l'élève le bien qui découlerait du renoncement recherché, parce qu'il n'a su se montrer que molestus, ennuyeux, pénible, fas­tidieux, et la punition ne peut alors qu'aggraver la situation (l'éducation n'ayant pour effet que de graver dans la mémoire de l'élève un habitus vindicatif, ou de développer une soumission d'esclave qui est le contraire de son vrai but) ; ou bien l'éducateur se trouve exercer dans des conditions proches du fondateur d'État, ayant à imposer un ordre minimal à une multitude insoumise1 • Il demeure entre les deux une marge pour un recours auxiliaire à la crainte, lorsque l'habitus de l'étude, porté par sa jouissance propre, est encore hésitant, et que l'élève connaît encore de ces situations de torpeur où il s 'aliène à son propre désir (mais si menace et punition deviennent des moyens habituels, le risque est que l'élève associe l'étude à des affects tristes - truisme de la péda­gogie de l'époque que toute la théorie spinozienne des pas­sions confirme). De ce point de vue seulement nous rejoignons Pierre Macherey.

La différence de ces deux situations - l'éducateur et son élève, l'éducateur devant une classe - correspond dans le Traité théologi­co-politique à la différence entre l'éducation de la foule turbulente des Hébreux par Moïse, déjà évoquée, et l'éducation du premier homme par Dieu, compte tenu de son image rectifiée (Adam naît ignorant de toutes choses) :

« Le premier texte que nous rencontrons est l'histoire même du premier homme où il est raconté que Dieu commanda à Adam de ne pas man­ger du fruit de l'arbre de la science du bien et du mal ; ce qui semble signifier que Dieu commanda à Adam de faire et de chercher le bien pour cette raison qu'il est le bien ( sub ratione boni) et non en ta:r;lt qu'il est contraire au mal, c'est-à-dire de chercher le bien par amour du bien et non par crainte du mal. Qui fait le bien en effet, nous l'avons montré déjà, par connaissance vraie et amour du bien, agit librement et d'une âme constante ; qui au contraire le fait par crainte du mal, agit con­traint par le mal qu'il redoute et en esclave, et vit sous le commande­ment d'autrui. » (Traité théologico-politique, IV, p. 94.)

1 . Cf. le tableau de Jan Steen, Le Maître d'École, Musée d'Édimbourg, repro­duit dans le livre de Simon Schama, et le commentaire de celui-ci : il règne dans la classe une sorte de chaos animal, où l'éducation et le jeu s'opposent au lieu de se mêler (op. cit. , p. 1 36).

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Nous disposons, sur la question de la discipline, d'un texte capital où Spinoza évoque les tensions entre parents et enfants par compa­raison avec celles qui agitent un État démocratique. C'est une réponse à Hobbes, qui ne marquait pas de différence essentielle entre la domination paternelle et la domination despotique1 • La seule com­paraison, dans un contexte où il s'agit de réfuter le pseudo-lien entre la monarchie absolue et la paix civile, vaut presque pour un mani­feste pédagogique, mais aussi peut-être, au moment où le prince d'Orange vient de s'emparer du pouvoir, pour une méditation impli­cite sur la République des Provinces-Unies2• « Assurément, il s'élève plus de dissensions, et de plus après, entre parents et enfants, qu'entre maîtres et esclaves ; et pourtant l'intérêt du foyer familial n'exige pas la transformation du droit paternel en relation de pro­priété, ni l'assimilation des enfants à des esclaves. ))3 Ces lignes font écho au texte sur les adolescents que nous avons commenté plus haut : elles en sont presque la solution. Une fois de plus, c'est la conduite des parents qui est en cause : non cette fois la bêtise de leurs principes éducatifs, mais la dérive possible de l'exercice de leur auto­rité face à l'indocilité des enfants . Spinoza évoque ici une dérive tyrannique de la famille, qui compromet l'existence même des liens familiaux. Quel est au juste cet « intérêt du foyer familial )) ? Le fils et le citoyen, selon une formule déjà rencontrée plus haut, font ce qui leur est utile sous le commandement d'autrui, parents ou souverain, tandis que l'esclave ne fait que ce qui est utile au maître4• Et l'instauration du foyer familial ne se justifie que par un désir d'union physique animé par « l'amour de faire des enfants et de les éduquer sagement )), et un amour inspiré par la « liberté de l 'âme ))5 . En d'autres termes, le rôle des parents est de pourvoir à la liberté de l'enfant, c'est là le fondement de leur autorité, et par conséquent aussi sa limite : l'enfant devient presque un citoyen dans sa famille .

1 . Cf. supra, chap. 3 . 2 . Bien que celle-ci relève plutôt de la forme aristocratique, on peut la croire

conc_ernée par ce texte, non seulement à cause du péril monarchique, mais parce que les Etats dits ici populaires ou démocratiques sont avant tout ceux où règne la liberté de parole.

3. Traité politique, VI, 4. 4. Traité théologico-politique, XVI, 6 . On remarquera l'emploi de liberi, fidèle à

l'usage lorsqu'il s'agit des relations avec les parents, c'est-à-dire d'un statut juridique qui, pour le père de famille, s'oppose à l'autre catégorie placée sous son autorité, les servi.

5. IV, app. chap. 20.

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De cette conception du rôle des parents, une comédie de Térence, Adelphes, pourrait bien être un indice, s'il est vrai que le texte sur les conflits des adultes et des adolescents en porte la trace (ces conflits font par ailleurs partie de l'actualité hollandaise) 1 • La pièce présente deux frères, Eschine et Ctésiphon : le premier, adoles­cent turbulent, débauché, au bord de la déliquance, est élevé avec indulgence et tolérance par le frère de son père, tandis que Ctési­phon, resté chez le père, plus docile en apparence, reçoit une éduca­tion rigide (le père fait des remontrances à son propre frère sur son laxisme). Or c'est bien Ctésiphon, non pas Eschine, qui ne supporte pas l'autorité paternelle et menace de s'expatrier en prenant du ser­vice2. Bien plus, Micion, l'oncle tolérant, fait au début de la pièce une sorte de profession de foi : « Le propre d'un père, c'est d'accoutumer son fils à bien agir de son plein gré (sponte) plutôt que par la crainte d'autrui (a/ieno metu) . . . ))3 Voici maintenant l'éloge de Moïse par Spinoza : « Il prit le plus grand soin de faire que le peuple remplît son office moins par crainte que de son plein gré (non tam metu, quam sponte) . ))4 Mais Micion poursuit : « . . . c'est en cela que diffèrent un père et un maître ( dominus) ; qui n'est pas capable de cela doit avouer qu'il ne sait pas gouverner ses enfants. )) Cette fois, nous retrouvons par anticipation la distinction anti-hobbesienne du Traité politique.

Décidément, le lecteur chercherait en vain la moindre déprécia­tion morale des enfants chez Spinoza. L'enfance est seulement un état d'impuissance dont il faut sortir et dont l'individu ne sort que par l'éducation, et la connotation collective du conamur du scolie V, 39, prend ici toute sa force compte tenu du fait que l'éducation peut tourner à l'obstacle tragique si elle parie sur l'intériorisation de juge­ments moraux par l'intimidation, plutôt que sur le développement des forces intellectuelles. Même les mesures de prudence de Spinoza devant l'instabilité de Casearius, son jeune élève, sont animées d'un souci d'éducation plutôt que de défiance, et témoignent moins d'un agacement que d'un amour et d'une confiance explicites5•

Dégageons pour finir les grandes lignes d'une éducation spino­ziste : 1 o cultiver à parts égales toutes les aptitudes du corps et déve-

l . Éthique, IV, appendice, chap. 1 3 . 2 . Térence, Adelphes, acte Il, scène IV, e t acte III, scène 111 . 3 . Ibid. , acte 1, scène 1 . 4. Traité théologico-politique, V, p. 1 07 (latin p . 6 1 ) . 5 . Lettre 9 à De Vries.

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lopper la puissance de l 'esprit ; 2° solliciter l'espoir plutôt que la crainte, en apprenant à convoiter des récompenses immanentes (acquiescentia in se ipso, vertu) ; 3° s'adapter à la compréhension de l'élève, suivant le leitmotiv de la conception spinozienne du prophé­tisme (d'abord le noyau commun à toutes les religions, amour du prochain, justice & charité' , ensuite les mathématiques dès que pos­sible2, moins pour leur contenu propre que pour leur qualité forma­trice) ; 4° et dès lors, ne jamais oublier le lien de la raison et de l'affect. Les pédagogues d'inspiration spinoziste, chacun à sa manière, sauront retrouver ces quatre aspects.

1 . Traité théologico-politique, XIII, . 23 1 . 2 . Traité théologico-politique, Xl, p . 2 1 2, et n . VIII, p . 341 : les mathématiques,

« douteuses pour personne », sont accessibles aux plus ignorants ( « Les proposi­tions d'Eu_clide sont perçues par le premier venu, avant d'être démontrées » ) . Cf. aussi Ethique, l, appendice.

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CONCLUSION SUR LE RAPPORT A L'ENFANCE

« Et soudain j 'aperçus un adolescent derrière Gué­dali, un adolescent avec le visage de Spinoza, le front puissant de Spinoza, le visage étiolé d'une moniale. Il fumait et tressaillait comme un fuyard ramené dans sa prison. Mordkhé le déguenillé se glissa furtivement derrière lui, lui arracha la cigarette et se replia vers moi en courant. "C'est le fils du rèbbe, Ilya", siffla d'une voix rauque Mordkhé et il avança vers moi la chair sanguinolente de ses paupières déchirées, "un fils maudit, le dernier fils, un fils rebelle" . . . Et Mordkhé menaça du poing l'adolescent et lui cracha au visage. »

Isaac Babel, Cavalerie rouge.

1 . Spinoza est d'abord étonné et perplexe. Comment avons-nous pu commencer par être si faibles, si inconscients de nous-mêmes, si loin de l'image que nous nous faisons de ce que devrait être un homme ? Se peut-il que nous n'ayons plus d'autre lien qu'externe avec cet être engourdi et entièrement somnambulique que nous avons jadis été ?

2. Pour pouvoir correctement penser l'enfance, il faut d'abord déjouer le risque de la chimère de l' infans adultus dans tous ses ava­tars : adulte minaturisé, premier homme, enfant hypostasié comme une essence à part. A quoi s'ajoute la figure bien réelle de l'adulte qui n'a pas grandi (puérilité du vu/gus) , la figure rare et probléma­tique du convalescent amnésique, sur lequel le doute plane (nouvelle vie ou vestibule de la mort ?) 1 , enfin la figure de l'adolescent.

1 . Il n'est pas défendu d'y voir aussi une certaine ironie à l'égard du thème chrétien de la seconde naissance, que le jeune Spinoza, dans le Court traité, repre­nait encore à son compte. Encore une fois, l 'ex-po�te n'est-il pas tout simplement gâteux ou, comme on dit, retombé en enfance ? Cf. Erasme, Éloge de la folie, p. 23-24 : « Comme font, chez les poètes, les Dieux qui sauvent de la mort par une méta­morphose, je ramène au premier âge les vieillards voisins du tombeau. On dit d'eux fort justement qu'ils sont retombés en enfance. Je n'ai pas à cacher comment

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3 . Est posé, pour la première fois en philosophie, un regard actif sur les enfants. Non qu'il s'agisse de les aimer, de s'apitoyer sur leur sort, ou de s'en attendrir. Entre la fascination humaniste pour le monde opaque et ricanant de l 'enfance, au xv1• siècle, et le « migno­tage >> d'une Madame de Sévigné au xvm•, et par-delà les contradic­tions d'un siècle de transition où coexistent, parfois entrelacés, modernisme et archaïsme, Spinoza traite l'enfance sans mépris ni compassion comme une perspective, l'enfant comme un être en devenir. Le rapport à l'enfance devient l'épreuve de vérité d'une phi­losophie qui n'entend reconnaître aucune validité à l'idée de priva­tion, et qui triomphe de cette épreuve en rectifiant l'image de l'enfance, en se l'appropriant comme la meilleure illustration d'elle­même. L'enfant saisi dans son devenir, à la fin de l'Éthique, est l'image même, unique, définitive, conforme à l'entendement, du devenir-philosophe.

Devenir-philosophe saisi dans l'image de l'enfant : on ne confon­dra pas cet énoncé avec celui de Gilles Deleuze et Félix Guattari, « le spinozisme est le devenir-enfant du philosophe ». 1 Une conver­gence n'est certes pas exclue, mais les deux énoncés n'ont ni le même sens ni le même objet. Deleuze et Guattari voient dans la conception spinozienne des corps (rapports cinématiques entre élé­ments et composition de ces rapports) une affinité essentielle avec le mode d'interrogation enfantin. Pour ce qui nous concerne, enquê­tant sur la présence explicite et insistante du thème de l'enfance chez Spinoza, nous sommes amené à insister sur la critique générale de la catégorie scolastique de privation. Et sans doute pourrions-nous pour notre compte invoquer un « devenir-enfant du philosophe », c'est-à-dire une inspiration proprement enfantine chez le philosophe. Nous le ferions à propos du scolie IV, 59 de l'Éthique : « . . . Ainsi, l'action de frapper, en tant qu'elle est considérée physiquement et que nous portons attention à cela seulement qu'un homme lève le bras, serre le poing et meut le bras tout entier avec force de haut en bas, est une vertu qui se conçoit par la structure du corps humain . . . » Que tout geste soit d'abord en soi vertu, saisissable comme tel indépendamment de ses fins ou de ses motifs possibles,

j 'opère. La fontaine de ma nymphe Léthé jaillit aux Îles Fortunées (celle des Enfers n'est qu'un tout petit ruisseau) ; j 'y mène mes vieilles gens : ils y boivent les longs oublis, leurs peines s'y noirent et s'y rajeunissent. On croit qu'ils déraisonnent, qu'ils radotent ; sans doute, c'est cela même qui est redevenir enfant. »

1 . Mille plateaux, p. 3 1 3 .

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qui fait cette découverte, sinon le nourrisson qui se livre avec obsti­nation à l'action de frapper notamment, sans autre raison apparente que l'acquiescentia in se ipso qu'elle lui procure ?1 N'est-ce pas un point de vue de nourrisson que Spinoza nous demande ici d'adopter ? Devenir nourrisson, c'est-à-dire dégager la part d'inno­cence et de puissance inhérente à tout geste : non, décidément, nemo miseretur infantis, l'impuissance infantile n'est pas misère.

L'enfance devient donc coextensive à la vie entière, comme le confirme sur un autre mode le Traité théo/ogico-politique : « Tous au contraire naissent ignorants de toutes choses et, avant qu'ils puissent connaître la vraie règle de vie et acquérir l'habitus ver­tueux, la plus grande partie de leur vie s'écoule, même s'ils ont été bien éduqués. »2 Il faut donc renouer avec l'enfance, sur un mode particulier qui se situe, par-delà toute mémoire, aux antipodes du « regret )) . Il n'est pas triste de devoir commencer par être enfant : ce qui est triste est de le rester. L'enfance n'apparaît pitoyable qu'a posteriori, lorsque nous jetons un regard rétrospectif sur le peu de puissance que nous avions, comparé au degré d'aptitude auquel nous nous sommes élevés, et continuons de nous élever : alors, effectivement, il n'y a strictement rien à regretter, et seul l'adulte impuissant, monstrueux nourrisson sous ses dehors d'homme fait, peut s'adonner complaisamment à l'hallucination nostalgique de ses premières années (impuissance pour impuissance, du moins y était-il choyé) ; à moins, naturellement, que le souvenir soit celui des bonds accomplis, et de l' acquiescentia in se ipso qui accompagnait chaque fois la découverte d'une nouvelle aptitude. De toute façon l'enfance n'est pas mélancolique, elle oscille entre joie et tristesse, sans jamais se fixer ni à l'une ni à l'autre ; adossée au malheur, elle est la visée même de la liberté et du bonheur3 •

l . « La satisfaction intime (acquiescentia in se ipso) est la Joje née de ce que l'homme se contemple lui-même, lui et sa puissance d'agir » (Ethique, III, déf. aff. 25).

2. Traité théologico-politique, XVI, p. 262. 3 . Le moment est venu de commenter la position de Pierre Macherey. Si nous

ne pouvons que s�luer la manière dont il a souligné mieux que personne le rôle de l'enfance dans l'Ethique, nous avons le sentiment qu'il a quelque peu mésestimé l'originalité des propos de Spinoza. Citons cette note remarquable, à propos du scolie III, 2 : « L'enfance, au lieu d'être traitée comme un état autonome, auquel l'humanité n'aurait point du tout part, est évoquée, sans nostalgie toutefois, dans la perspective d'un développement génétique, où elle apparaît comme constituant notre propre passé d'hommes : . . . » Jusqu'ici, nous ne saurions mieux dire. Mais la

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4. La mémoire enfantine, mélange de rencontres, de piété filiale et d'éducation, se modifie à l 'adolescence, âge de raison, pour passer au second plan en se transformant dans le cas rarissime du sage, ou bien pour s'infléchir sous l'effet de la tension non résolue entre l'éducation et les forces de libération, et du dévoiement de ces der­nières. L'enfance est le lieu d'un conflit entre deux processus qui devraient pouvoir se conjuguer : l'éducation, le développement. On voit comment l'éducation bien conçue, elle-même réformée, pourrait cultiver une mémoire favorable au plein épanouissement des apti­tudes. Mais l'enfant est le plus souvent contrarié, tant que l'éducation ne se recentre pas sur le problème du développement de sa puissance de comprendre, selon les termes du Traité de la réforme de l 'entendement. Initialement amnésique, l'enfant subit la formation en lui, tout au long de son développement, d'une mémoire plus ou moins contrariante, jusqu'à ce que l'achèvement de la croissance la mette en crise et conduise l'individu à se soumettre, soit par docilité, soit par pseudo-révolte, ou bien à se réformer.

Pour résumer la complexité de ce rapport à la mémoire et à l'oubli, nous pouvons réunir les éléments d'une autobiographie fictive :

suite nous semble plus contestable : « . . . on pense ici à Descartes, lorsqu'il nous invite à ne jamais oubl�er que nous avons été enfants avant que d'être des hommes. Dans ce passage de l'Ethique, Spinoza semble se souvenir fugitivement de l'enfant que lui-même a été, et il le fait dans un esprit purement expérimental, objectif en apparence, mais d'où un sentiment amer de dérision n'est pas tout à fait absent. Comme c'est triste de penser qu'on a pu être enfant ! , paraît sous-entendre cette démarche. On le voit, l'activité théorique du philosophe, qui fixe en principe sur la réalité qu'elle analyse un regard complètement désintéressé, reste traversée par des fantasmes imaginaires : mais l'essentiel est que le poids de ces fantasmes, allégés au minimum, ne l'emporte pas sur celui de la rigueur démonstrative » (vol. 3, p. 257, n. 2). Voici quelles seraient nos remarques : 1° Spinoza minimise le thème cartésien des préjugés de l'enfance, il n'y voit qu'un aspect du rapport à l'enfance (il suffirait, pour s'en convaincre, de comparer avec Malebranche) ; 2° Spinoza caractérise le rapport à l'enfance comme externe, s'effectuant indirectement par le détour de l'observation d'autrui, et non par le canal de la mémoire personnelle ; 3° prêter à Spinoza une attitude affligée à l'égard de l'enfance, c'est le mettre en contradiction avec sa norme habituelle de conduite, ou avec ce que nous pourrions appeler sa déontologie intellectuelle (non ridere, non lugere, neque detestari, sed intelligere) , ce qui, bien entendu, reste humainement plausible ; mais c'est surtout contredire les propos mêmes de Spinoza dans le scolie V, 6 ; 4° nous ne pouvons certes pas exclure l'intervention de , fantasmes imaginaires, mais la récurrence des remarques sur l'enfance dans !'Ethique, si nos analyses ne sont pas erronées, s'explique parfaite­ment sans cette éventualité. Nous n'excluons pas a priori l'existence de tels fantas­mes (nous ne pouvons rien en dire) ; nous disons que, fantasme ou non, Spinoza a trouvé les termes d'un rapport philosophique à l'enfance, indéniablement inédit.

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« - moi Bento, à présent Benedictus, commerçant par héritage tourné philosophe et opticien, fils de notable de la communauté juive d'Amsterdam devenu citoyen pauvre et sans religion errant avec sérénité dans la Hollande cosmopolite,

« - je me vois d'abord un passé relativement récent, d'ado­lescent, période critique où, dès avant vingt ans, comme le souligne mon hagiographe, je commençais à raisonner et posais aux rabbins des questions qui les laissaient muets, consommant peu à peu ma rupture jusqu'à ce qu'ils décident de me chasser1 ; et pour autant, je ne sortais pas encore de cette période de trouble où j 'hésitais sur la vie à mener, où le monde m'apparaissait absurde, chaotique, confus2, et où montait en moi un dégoût mortifère3 ;

« - si je remonte plus loin, . ce que je fais sans goût\ je revois le passé de mon enfance, durant lequel je recevais cette éducation judaïque traditionnelle dont je me suis séparé, et dont je ne me sou­viens que du fond de ma mémoire réformée, jetant sur elle un regard qui ne peut plus être celui d'alors (mutation de mon institu­tum vitae )5 ;

« - enfin, opaque et silencieux, il y a ce passé très lointain auquel je ne suis rattaché que par le lien externe du ouï-dire et de l'expérience vague : j 'ai été nourrisson, et tels parents veillaient sur moi ))6•

1 . Vie de Spinoza par Lucas, début. 2. Lettre 30 à Oldenburg. 3. Traité de la réforme de l 'entendement, prolo,gue. 4. Court traité, I, chap. 14 ( « Du regret » ) ; Ethique, III, déf. aff. 32, et expli­

cation. 5. T:raité théologico-politique, IX, p. 1 82. 6 . Ethique, IV, 39, sc. ; Traité de la réforme de l 'entendement, § 1 5 .

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TROIS IÈME ÉTUDE

Puissance de dieu et puissance des rois

Au début de la II• partie de l'Éthique, Spinoza remarque que le vu/gus a tendance à « comparer » ou à « confondre » deux puissan­ces de nature différente, celle de Dieu et celle des rois . Ce scolie marque un point d'arrêt, une halte, pour une récapitulation et un avertissement à la fois, où perce l'impatience de Spinoza. La pro­gression est remarquable :

« Mais cela, nous l'avons réfuté . . . nous avons montré que . . . Ensuite . . . nous avons montré que . . . En outre, s i l'on voulait poursuivre là-dessus, je pourrais également montrer ici que. . . Mais je ne veux pas parler si souvent de la même chose. Je demande seulement au lecteur, encore et encore (iterum atque iterum), d'examiner une fois et encore une autre fois ( atque iterum) ce qu'on a dit à ce sujet dans la première partie, de la proposition 1 6 jusqu'à la fin. Car nul ne pourra percevoir correcte­ment ce que je veux à moins de mettre un soin extrême à ne pas confondre la puissance de Dieu avec la puissance humaine des Rois, ou leur droit. » (Éthique, Il, 3, scolie.) 1

Spinoza attire l'attention du lecteur sur trois points : 1 o toute la seconde moitié de la l'" partie de l'Éthique, que ce dernier vient de lire, a eu pour objet de distinguer les deux puissances, 2° cette dis­tinction n'est pas facile, 3° il est vain de se donner la peine de lire la suite si on ne l'a pas assimilée. Il arrive que Spinoza nous dise

1 . Nous reproduisons ici la traduction Pautrat, très fidèle au rythme du texte .

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de continuer à lire, même si nous avons le sentiment de ne pas suivre ou de ne pas être d'accord1 • Mais ici, l'alternative est claire : ou bien vous avez compris, ou bien vous n'avez qu'à refermer le livre. Pas d'éthique, en somme, si vous ne comprenez pas que Dieu n'est pas un roi. Imprégnez-vous par conséquent de cette deuxième moitié : lisez-la iterum atque iterum. . . at que iterum, soit arithméti­quement quatre fois ! La distinction des deux puissances est une clé d'accès à l'éthique.

Nous devons reconnaître que Spinoza a quelques raisons de s'impatienter : sans même compter l'appendice, c'est la quatrième fois depuis le début de l'Éthique qu'il affirme cette distinction de la puissance divine et de la puissance humaine2•

L'affaire des deux puissances a donc une importance capitale. On la rencontre déjà dans la première lettre à Blyenbergh, en 1 6643, à propos du langage anthropomorphique des prophètes : « En premier lieu, en effet, ils ont présenté comme exprimant la volonté d'un Roi et d'un Législateur, les moyens de salut et de perdition révélés par Dieu et dont il était cause » (par exemple, « Quand Michée dit au roi Achab qu'il a vu Dieu assis sur un trône . . . ))4) .

On la retrouve ensuite dans le Traité théologico-politique à pro­pos des miracles : le vulgaire « imagine la puissance de Dieu sem­blable au pouvoir d'une majesté royale ))5 , « forge . . . un Dieu corpo­rel, investi du pouvoir royal et dont le trône s'appuie à la voûte du ciel . . . ))6 ; enfin les miracles « ne sont pas la conséquence de je ne sais quel pouvoir royal attribué fictivement à Dieu par le vulgaire, mais d'un pouvoir et d'un décret divins, c'est-à-dire (comme nous l'avons montré par l'Écriture même) des lois de la Nature et de son ordre ))7 •

Que faut-il entendre par « puissance des rois )) ? Cette compa­raison biblique se retrouve à peu près partout dans la tradition théologique chrétienne Gusque chez Thomas d'Aquin, en dépit de sa critique de la métaphore) . Mais il est significatif que sa démysti-

1 . Par exemple, lorsqu'il se met à « parler spinozien » : Éthique, II, I l , sc. 2. Éthique, 1, 8, sc. ; 1 5, sc. ; 1 7 , sc. ; 33, sc. 2. 3. Lettre 19 . 4. Lettre 2 1 à Blyenbergh. 5. Traité théologico-politique, VI, p. 1 1 7 . 6. Ibid. , p. 1 30. 7 . Ibid. , p. 1 33 .

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fication spinozienne coïncide avec une étape décisive dans l'histoire de la monarchie : la montée de l'absolutisme royal en Europe. Spi­noza ne peut pas avoir tout à fait la même idée d'un roi que les Prophètes en leur temps. Sur cette polémique métaphysique - ne pas confondre la puissance de Dieu avec la puissance des rois -souffle un vent d'actualité.

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6 . LA CONFUSION DES DEUX PUISSANCES ET LA DÉRIVE BAROQUE

DU CARTÉSIANISME

Demandons-nous d'abord quel concept du pouvoir royal est énoncé dans le scolie :

« Le vulgaire entend par puissance de Dieu la volonté libre de Dieu et un droit sur toutes les choses qui existent, lesquelles pour cette raison sont communément considérées comme contingentes. On dit en effet que Dieu a le pouvoir de tout détruire et de tout réduire à néant. De plus, on compare très souvent la puissance de Dieu avec la puissance des rois. Mais nous avons réfuté tout cela dans les corollaires 1 et 2 de la proposition 32, partie 1, et par la proposition 1 6, partie 1, nous avons montré que Dieu agit par la même nécessité qu'il se comprend ; c'est-à-dire que, de même qu'il suit de la nécessité de la nature divine (ainsi que tous l'admettent d'une voix unanime) que Dieu se com­prenne lui-même, il suit également de la même nécessité que Dieu pro­duise une infinité de choses en une infinité de modes. D'autre part, nous avons montré, par la proposition 34, partie 1, que la puissance de Dieu n'est rien en dehors de l'essence active de Dieu. Par conséquent, il nous est aussi impossible de concevoir Dieu n'agissant pas que Dieu n'étant pas. )) (Éthique, II, 3, scolie.)

La distinction des deux puissances en recoupe deux autres : celle des natures divine et humaine1 , et la distinction des conceptions de la liberté2. L'homme ordinaire (vu/gus) est enclin à attribuer un corps et un esprit à Dieu, et par conséquent à l'assujettir aux pas-

1 . É;thique, 1, 8 , sc. ; 1 5 , sc. ; 1 7, sc. 2 . Ethique, 1, 17, sc. et 33, sc.

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sions ; quant aux philosophes, jugeant de sa souveraine perfection par les perfections humaines, ils lui prêtent un entendement et une volonté. Spinoza songe aux visions prophétiques de l'Ancien Testa­ment, étudiées dans le Traité théologico-politique. Le texte reprend d'ailleurs l'expression instar hominis, utilisée dans le scolie 1, 1 5 . Cependant l'anthropomorphisme est ici d'une autre nature : il consiste à attribuer à Dieu une potentia humana ; intervient alors la polémique sur la liberté (les philosophes, qu'il s'agisse de Thomas d'Aquin ou de Descartes, ont tendance à confondre contrainte et nécessité, et à définir la liberté de Dieu comme « volonté libre )) , « volonté absolue )), « bon plaisir )), « indifférence ))) .

Une difficulté se présente : cette « puissance humaine )), censée se définir par la « volonté libre )) et le « droit sur toutes choses )), autrement dit par un double pouvoir de délibération et d'exé­cution, semble contredire l'Appendice de la l'• partie, qui dénonçait dans cette volonté libre une illusion, un préjugé, une vantardise de l'homme (de même, Spinoza mènera dans la II• partie de l'Éthique une critique des notions d'entendement et de volonté en tant que telles). Les rois ne sauraient faire exception. Libre ou absolue, la volonté du roi ne l'est que pour autant qu'il décide seul, à suppo­ser que ce soit possible, non pas au sens d'un pouvoir d'alternative. Spinoza montrera dans le Traité politique que cette autonomie de décision est impossible. Force est donc d'admettre que les deux attributs de la puissance royale - bon plaisir et auto­rité concentrée sur un seul - relèvent d'une fiction métaphysico­politique. La comparaison des deux puissances s'avère doublement mystifiante : elle fonde une superstition sur une autre supersti­tion. Car c'est la même impuissance qui conduit l'homme à se tromper sur lui-même et à imaginer Dieu d'après l'image qu'il a de soi.

Observons maintenant comment la libre volonté est définie : pouvoir d'anéantissement (sous-entendu : de ce qui a été créé, autrement dit Dieu peut revenir sur sa décision, sa volonté peut changer) ou d'abstention (et Spinoza en exprime fortement la conséquence : cela équivaut à nier Dieu) . En somme, un Dieu ver­satile et un Dieu qui n'existe pas - telles sont les conclusions aux­quelles mène la définition habituelle de la volonté libre, laquelle est pourtant formulée par les plus farouches partisans de l'existence et de l'immutabilité de Dieu.

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1 . Réfutation du pouvoir d'abstention

Il faut donc faire ce que Spinoza nous dit : revenir en arrière et relire la J•• partie de l'Éthique à partir de la proposition 1 6, soit tout ce qui concerne le mode de production du monde par Dieu. Relire en particulier le scolie de la proposition 1 7, qui réfute la fausse conception, scolastico-cartésienne, de la cause libre :

« D'autres pensent que Dieu est cause libre, parce qu'il peut, à ce qu'ils pensent, faire que les choses que nous avons dites suivre de sa nature, c'est-à-dire qui sont en son pouvoir, n'lrrrivent pas, autrement dit qu'elles ne soient pas produites par lui . Mais c'est de même que s'ils disaient que Dieu peut faire que de la nature du triangle il ne suive pas que ses trois angles soient égaux à deux droits, autrement dit que d'une cause donnée ne suive pas d'effet, ce qui est absurde. »

On entend donc par liberté divine un pouvoir négatif d'abstention, un pouvoir-ne-pas. Dieu manifesterait sa toute­puissance en n'allant pas jusqu'au bout de ce qu'il peut, en retenant sa puissance (pouvoir de rétention ou d'omission) . Spinoza va s'attacher à montrer combien cette conception est aberrante : elle pose en réalité le contraire de ce qu'elle veut affirmer, elle compro­met la puissance de Dieu.

L'argument principal est fondé sur la solidarité de la cause et de l'effet, ou de l'essence et de ses propriétés. « C'est de même que s'ils disaient » - Spinoza ne peut pas ignorer que Descartes, précisément, l'a dit :

« Pour la difficulté de concevoir, comment il a été libre et indifférent à Dieu de faire qu'il ne fût pas vrai, que les trois angles d'un triangle fus­sent égaux à deux droits, ou généralement que les contradictoires ne puissent être ensemble, on la peut aisément ôter, en considérant que la puissance de Dieu ne peut avoir aucunes bornes. » (Lettre au P. Mes­land, 2 mai 1 644(

Ce que Descartes juge « incompréhensible )) , eu égard à la fini­tude de notre entendement, est exactement ce que Spinoza rejette comme « absurde )) . Pour Descartes, la nécessité du lien causal s'imposerait à Dieu du dehors comme une contrainte, alors qu'elle est pour Spinoza l'expression de la nature divine. La relation de

1 . Cf. également les Réponses aux 6• objections : « . . . et il n'a pas voulu que les trois angles d'un triangle fussent égaux à deux droits, parce qu'il a connu que cela ne se pouvait faire autrement. . . » (Alquié, t. 2, p. 872-873).

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l'essence et de sa propriété est analytique : on ne la défait pas sans en détruire les termes. Une figure dont la somme des angles ne serait pas égale à deux droits ne serait plus un triangle, et si l'on maintenait que ses angles sont au nombre de trois, on ne ferait que forger le mélange impossible de deux natures - une chimère. Par mélange impossible, entendons que les deux natures, étant contra­dictoires, ne pourraient que se détruire l'une l'autre 1 • C'est donc seulement par erreur que l'on peut séparer une essence de ses pro­priétés. Encore cette erreur, dénuée de contenu positif, n'est-elle au fond qu'un malentendu, qu'une mauvaise dénomination des choses :

« Et certes la plupart de nos erreurs consistent en cela seul que nous n'appliquons pas correctement des noms aux choses . Car lorsque quel­qu'un dit que les lignes qui sont menées du centre d'un cercle à sa cir­conférence sont inégales, il entend par cercle, au moins alors, autre chose que ne font les mathématiciens. De même, lorsque des hommes se trompent dans un calcul, ils ont dans l'esprit d'autres nombres que ceux qu'ils ont sur le papier. » (Il, 47, sc.)

Les ratés du langage produisent des chimères éphémères, êtres purement verbaux : une maison envolée sur la poule du voisin, par exemple2•

Avant de rédiger l'Éthique, Spinoza avait déjà médité cet étrange énoncé cartésien. Il est remarquable qu'il l'ait alors rattaché à la question de l'immutabilité divine3 • Dans un premier temps, Spinoza prend soin d'isoler la transformatio des autres espèces de change­ment, car l'absurdité d'un changement de Dieu quant à l'essence apparaît immédiatement : se transformer implique « une corruption qui enveloppe une génération subséquente »\ si bien qu'une trans­formation de Dieu impliquerait à la fois sa mort, contraire à son existence nécessaire, et l'émergence d'un autre Dieu, autrement dit le polythéisme, contraire à l'unicité impliquée dans son concept5• Puis, après avoir récusé une à une les autres espèces de changement, il vient à Spinoza un autre argument, ajouté en note dans la traduc­tion hollandaise : s'il est vrai qu'en Dieu entendement et volonté se confondent, alors la volonté par laquelle Dieu a décrété que la

1 . Cf. III, 4-5 et les démonstrations. 2. II, 47, sc. 3 . Pensées métaphysiques, II, chap. 4. 4. Cf. supra, introduction, n. 1 1 . 5 . Spinoza a pris soin de réfuter préalablement le polythéisme au chap. 2.

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somme des angles d'un triangle était égale à deux droits se confond avec sa compréhension de ladite égalité . « Par suite il doit nous être aussi impossible de concevoir que Dieu puisse changer ses décrets que de penser que les trois angles n'égalent pas deux droits. » 1

L'intérêt de cet argument est de lier l'alternative à un changement de décrets, mais aussi et surtout, quoiqu'implicitement, à un impen­sable changement de conception. La versatilité, concevable au plan humain, équivaudrait pour Dieu à ne pas penser ce qu'il pense, à ne pas concevoir comme il conçoit : elle introduirait en lui la contradic­tion et menacerait son identité. L'alternative, le choix impliqueraient la non-identité à soi : un Dieu autre que soi, tendant à la métamor­phose ou à la pluralisation. Ce n'est sans doute encore qu'une pre­mière étape, marquée par l'identification en Dieu de l'entendement et de la volonté (qui, on le sait, n'est pas une thèse propre à Spinoza) . L'étape suivante, dans l'Éthique, sera la suppression de ces deux facultés, rabaissées au rang de modes ou d'effets . Mais la formule des Pensées métaphysiques suggère d'ores et déjà un lien direct entre l'essence de Dieu et la nature de sa production, du même type que celui qui unit une figure géométrique à sa propriété : les décrets de Dieu se rapportent analytiquement à son essence, tout comme l'égalité des trois angles à deux droits, à l'essence du triangle2•

La confirmation s'en trouve dans le commentaire des Principes de Descartes, où Spinoza propose une preuve de l'immutabilité divine qui ne figure pas dans l'original cartésien. Cette preuve prend appui sur la simplicité, qui vient d'être reconnue à Dieu, et dont le corollaire est justement l'impossibilité de séparer le décret de Dieu de son essence : « Il suit de là que l'entendement de Dieu, sa Volonté, ou son Décret, et sa Puissance ne se distinguent de son essence que par une distinction de raison. »3

Les implications anticartésiennes de cette thèse sont saisissantes, au sein de ce qui se donne pour un simple exposé des Principes : établir un lien de nature entre Dieu et son décret, c'est ruiner du même coup sa liberté d'indifférence et la contingence du monde qu'il produit. Voyons maintenant ce qui en découle :

« Dieu est immuable. Démonstration. Si Dieu était changeant (mutabi­lis) , il ne devrait pas changer partiellement, mais suivant la totalité de

1 . Pensées métaphysiques, Il, chap. 4, Appuhn, t. 1 , p. 365. 2. Cf. également Traité théologico-politique, IV, p. 9 1 . 3 . Principes de la philosophie de Descartes, ! , 1 7 , cor.

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son essence (par la prop. 1 7) . Mais l'essence de Dieu existe nécessaire­ment (par les prop. 5, 6 et 7) ; donc Dieu est immuable. » (Principes de la philosophie de Descartes, 1, 1 8, et dém.)

On ne saurait mieux laisser entendre, d'une part, qu'alternative et changement reviennent au même ; d'autre part, que tout change­ment, en Dieu, équivaudrait à sa transformation ; enfin qu'une telle transformation étant contradictoire, la prétendue indifférence de Dieu est pure fiction. On comprend mieux alors que un peu plus haut, dans le même soi-disant exposé des Principes, Spinoza se soit appliqué fort sérieusement à réfuter le polythéisme, qui ne préoccu­pait pourtant guère Descartes1 •

Il a été soutenu que cette réfutation, si fréquente au contraire chez Spinoza, avait pour objet de nier la substantialité du monde et par conséquent l'extériorité de son rapport avec Dieu2 • On a fait remarquer à cet égard que le raisonnement part de l'hypothèse de deux dieux, comme s'il s 'agissait de réfuter un possible dualisme. Ce n'est pourtant vrai au sens strict que des Principes3 : l'Éthique évoque « deux ou plusieurs Dieux », suivant l'expression carté­sienne4, en référence au choix que Dieu est censé avoir fait, dans la tradition thomiste mais aussi chez Descartes, au moment de pro­duire. Le choix est d'abord entre produire et ne pas produire, puisque telle est la marque par excellence d'une volonté libre, d'où le Deux ; il est ensuite entre plusieurs mondes possibles, comme dans le thomisme, d'où le Plusieurs . On notera que les Pensées métaphysiques, qui font suite aux Principes, se réfèrent toujours à l'hypothèse de « plusieurs dieux »5 • Enfin l'Appendice de la l'" partie

1 . Celui-ci l'évoque néanmoins dans la v• Méditation, dans le même contexte problématique : « Car en effet je reconnais en plusieurs façons que cette idée n'est point quelque chose de feint ou d'inventé, dépendant seulement de ma pensée, mais que c'est l'image d'une vraie et immuable nature. Premièrement, à cause que je ne saurais concevoir autre chose que Dieu seul, à l'essence de laquelle l'existence appartienne avec nécessité. Puis aussi, parce qu'il ne m'est pas possible de concevoir deux ou plusieurs Dieux de même façon . . . » Le lien entre le pluralisme et la trans­formation est clairement établi, même si Descartes ne s'y attarde guère. Il reviendra à Spinoza de retourner ce lien contre son auteur, en y voyant l'instrument d'une réfutation de la doctrine de la création des vérités éternelles.

2. C'est l'avis de Wolfson, The Phi/osophy of Spinoza, chap. IV ( « Unity of substance » ) .

3. �rincipes de la philosophie de Descartes, 1 , 1 1 et dém. 4. Ethique, 1 , 33, dém. 5. Pensées métaphysiques, Il, chap. 2 et 4.

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de l'Éthique, ainsi que le Traité théologico-politique, font largement référence au polythéisme païen1 •

Chez Spinoza, le problème du polythéisme est lié à la question de savoir si l'attribution d'une volonté libre à Dieu est compatible avec son unité et son immutabilité ; ce n'est qu'indirectement, et par voie de conséquence, qu'il touche à l'extériorité du monde, corol­laire de sa contingence. Ses raisonnements peuvent emprunter en partie à la tradition, ils n'en ont pas moins un sens neuf et vivant, en fonction d'un contexte original qui, nous le verrons, est celui de l'Europe baroque.

Revenons maintenant au scolie 1, 1 7 . L'argument de la solidarité causale pourrait suffire ; Spinoza va pourtant en invoquer un second, qui est d'une autre nature et remplit une autre fonction. Le nouvel argument est polémique. Sans doute est-ce vrai de tout argu­ment, dès lors qu'il intervient dans un contexte d'adversité, mais nous devons distinguer entre les raisonnements qui soutiennent une thèse, et participent d'un mouvement positif d'énonciation, et les raisonnements dont le seul intérêt est d'invalider ceux de l'adversaire, en révélant leurs contradictions internes . La différence, dans le scolie, est très marquée : Spinoza va maintenant séjourner dans un espace logique à ses yeux fictif. Il s'expliquera d'ailleurs sur ce point dans le scolie 1, 33 , dont la structure est similaire à cet égard : l'ordre géométrique n'a pas le pouvoir de forcer seul l'accès à un esprit qui ne consent pas à l'épreuve de la démonstration, tout protégé qu'il est par un rempart de croyances qui en discréditent par avance les conclusions.

Il s 'agit donc d'évaluer l'argument adverse : une création exhaustive équivaudrait à un épuisement de la puissance de Dieu, « c'est pourquoi ils ont préféré admettre Dieu indifférent à tout et ne créant rien d'autre que ce que, par une certaine volonté absolue, il a décidé de créer » . Spinoza répond en deux temps. D'abord, cet argument suppose qu'une partie de la puissance divine reste potentielle, thèse à laquelle il s'oppose. Il ne fait là toutefois que rappeler les conclusions du raisonnement géomé­trique2, d'où une certaine apparence de pétition de principe qui l'amène à formuler une deuxième réponse, aux allures de contre-

1 . Traité théologico-politique, VI, p. 1 1 8 et 1 24 ; XIV, p. 244 (insistance sur l'unicité ,de Dieu) ; XV, p. 250 ; XVII, p. 298.

2. Ethique, I , 1 6.

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argument : une création non exhaustive signifierait que Dieu conçoit une infinité de possibles « qu'il ne pourra pourtant jamais créer >> . Dieu, en s'empêchant d'aller jusqu'au bout de ce qu'il peut, exercerait sur lui-même une contrainte, qui limiterait sa puis­sance 1 . Et qu'est-ce que cette part de la puissance divine vouée à ne jamais s'actualiser, pour préserver celle-ci de l'épuisement ? La prétendue puissance potentielle n'est en fait qu'un néant, qu'une impuissance. Si bien que la contradiction est flagrante : « Il ne peut faire tout ce à quoi sa puissance s'étend. »

Remarquons que la réfutation de l'idée de substance finie, dans le Court traité, montrait précisément l'aberration d'une telle conception : « Elle < la substance > ne peut s'être limitée elle­même, car, illimitée, elle aurait dû changer toute sa nature », c'est-à-dire se transformer2• Tout se passe donc comme si l 'auto­limitation de Dieu, dont nous venons de voir qu'elle est la consé­quence logique de la rétention d'une part de sa puissance, devait aboutir à sa transformation. Une contrainte suppose un rapport d'extériorité aussi impensable dans le cas de Dieu que le suicide, puisqu'un tel rapport n'en serait pas moins un rapport à soi . Il est frappant que ce problème d'un pouvoir d'omission occupe la suite du raisonnement du Court traité. Car s' « il n'est pas possible qu'une substance ait voulu se limiter »\ ne peut-elle pas se trouver limitée par sa cause ? Il faut donc examiner la conduite de Dieu lorsqu'il produit. La réponse ne nous satisfait guère, car elle est encore d'obédience cartésienne : « Qu'il n'ait pu donner davantage répugne à sa toute-puissance < Devenu lui-même, Spinoza s'en serait tenu là > ; qu'il n'aurait pas voulu donner davantage, bien que le pouvant, a un goût de malveillance qui ne peut être en aucune façon en Dieu, lequel est tout bonté et plénitude. » Nous verrons tout à l'heure ce qu'il en est dans l'Éthique ; l' important, pour l'instant, est de remarquer que le Court traité établit réelle­ment, quoique de manière implicite, un rapport entre le pouvoir d'abstention, censé à tort caractériser la liberté divine, et l'idée d'une transformation de Dieu.

1 . P. Macherey évoque .ces « caractères négatifs ou suspensifs plaçant cette puissance en position de se se retourner contre elle-même en dehors de toute rai­son » (vol. 1 , p. 1 53) .

2. Court traité, 1, chap. 2, n. 2 (appelée au § 2). 3 . Ibid. , § 4.

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2. Réfutation du pouvoir d'alternative

Spinoza n'en a pas fini pour autant avec la « volonté libre » : il y revient dans un long scolie auquel nous avons déjà fait allusion, le second de la proposition 1, 33 . Entre temps - c'est-à-dire de la der­nière partie du scolie 1, 1 7, au second corollaire de la proposition 1, 32 - il a ramené l'entendement et la volonté au rang de simples effets de la production divine, dénouant encore un peu plus le lien falla­cieux de la liberté de Dieu et de sa prétendue volonté 1 • Dans l'attribution à Dieu d'une « volonté libre », en effet, deux choses sont à critiquer, deux traits anthropomorphiques qui ont également en commun de participer d'une illusion sur la nature humaine : la volonté, le libre arbitre. Ce qui compte désormais, c'est l'identité en Dieu de sa puissance et de son essence, formulée seulement dans la proposition 1 , 34 (à laquelle renvoie d'ailleurs le scolie sur la puis­sance des rois), quoique déjà présupposée dans le second scolie 1, 33 .

Soulignons encore combien l'attaque vise particulièrement Des­cartes. L'idée d'un « royaume de Dieu » est d'origine biblique, et Spinoza cite à cet égard les prophètes . Mais il précise aussitôt que dans leur cas la métaphore est pleinement justifiée, car ils n'ont aucune prétention théorique et parlent un langage adapté au vul­gaire, dans le seul but de leur faire connaître la loi divine, c'est-à­dire de les faire obéir. Cette conception est déjà celle de Thomas d' Aquin2• Hobbes, quant à lui, consacre la moitié de son Leviathan au « roi des rois »3, mais il précise que le règne de Dieu ne s'exerce au sens propre que sur des créatures douées de raison : l 'expression

1 . Éthique, 1 , 32, cor. 1 . 2 . Thomas d'Aquin exclut de la théologie, doctrine suprême, le recours à la

métaphore, qui relève pour son compte de la doctrine l,a plus basse, la poétique. Cependant il faut bien que la métaphore convienne à l'Ecriture sacrée, puisqu'elle en fait grand usage. Une première raison est que la connaissance humaine prend son départ dans le sensible. Mais il s'en ajoute une autre : « Les choses spirituelles doi­vent être proposées sous la ressemblance des corporelles pour qu'au moins elles soient accueillies par ceux qui n'ont pas reçu une éducation suffisante pour être capables de percevoir ce qui est intelligible en soi » (Somme théologique, 1, q. 1 , 9). Il apporte cependant une réserve capitale : quitte à recourir à des comparaisons, il paraît plus convenable d'éviter les « corps nobles », car « les ressemblances des cho­ses qui sont plus éloignées de Dieu rendent plus vraie en nous l'estimation selon laquelle Dieu est au-dessus de ce que nous disons ou pensons de lui » (ibid. ) . Tho­mas d'Aquin paraît toutefois moins vigilant quant à la réciproque, puisque la royauté lui apparaît comme s'approchant de la divinité (il justifie à cet égard les rites d'apothéose des anciens rois : cf. E. Gilson, Le thomisme, p. 405).

·

3 . Comme il l'explique dans les dernières lignes du chap. XXX.

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ne s'applique à l'ordre de la nature que métaphoriquement 1 • Leib­niz, comptant pour rien l'avertissement de Spinoza, s'inscrira lui aussi dans cette lignée d'inspiration chrétienne2• Dans ce contexte, un seul philosophe se plaît à l'assimilation globale de la puissance de Dieu à la puissance royale : Descartes.

« C'est Dieu qui a établi ces lois en la nature, ainsi qu'un roi établit des lois en son royaume. »3 Descartes est en train d'exposer sa doctrine de la création des vérités éternelles, et il se fait à lui­même une objection4 : « Si Dieu avait établi ces vérités, il les pour­rait changer comme un roi fait ses lois », or « je les comprends comme éternelles et immuables ». Sa réponse est la suivante : « Oui < sous-entendu : l'objection est recevable >, si sa volonté peut chan­ger. » Or, bien entendu, elle ne peut pas changer, puisque ce serait une marque d'inconstance, donc d'imperfection. Descartes, comme cela lui arrive, se trouve donc dans une posture assez acrobatique : 1 o son intention, qui sera aussi celle de Spinoza, est d'affirmer sans limites la toute-puissance de Dieu ; 2° Dieu ne doit donc pas, à la différence des divinités antiques, être assujetti à des vérités indépen­dantes de lui, si bien que la vérité elle-même doit porter la marque de sa volonté libre, ou être l'objet d'une création (la création porte non seulement sur l'existence mais sur l'essence) ; 3° on ne voit pourtant pas bien comment la contingence pourrait ne pas entraîner la mutabilité, comment le pouvoir d'alternative s'estomperait du seul fait que la volonté s'est une fois exercée. L'arbitraire de la déci­sion n'enveloppe-t-il pas sa versatilité ? Comment la volonté libre ne serait-elle pas caprice ?

Un Dieu capricieux, voilà toutefois qui ne porterait atteinte qu'au dogme : c'est sans doute trop pour Descartes, mais pas encore assez pour Spinoza. La question se porte vite sur la logique du choix.

1 . Hobbes, Leviathan, chap. XXXI, trad. fr. , p. 379 (la question de la royauté de Dieu entendue au sens littéral, historique du terme, chap. XXXV, ne nous concerne pas ici) .

2. Chez Leibniz, Dieu peut être considéré tantôt comme « architecte de la machine de l'univers », tantôt comme « monarque de la cité divine des esprits », en vertu de l'harmonie des deux règnes de la nature et de la grâce. Cf. Discours de métaphysique, § 36-37, et la correspondance avec Arnauld ; De rerurn origine radi­cali ; Principes de la nature et de la grâce, § 1 5 ; Monadologie, § 85-87.

3 . Descartes, lettre à Mersenne, 15 avril 1 630. Cf. également, bien des années plus tard, les Réponses aux 6' objections, § 8 .

4. Geneviève Rodis-Lewis note que Mersenne devait être sensible à cette objec­tion : en 1 634, il écrit que « Dieu peut changer tout ce qui est dans la physique ». Cf. L 'œuvre de Descartes, p. 1 39 et 49 1 , n . 57.

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Peut-on seulement concevoir un Dieu capricieux ? On remarquera la réticence de Spinoza à penser le choix, qui n'intervient guère chez lui que dans deux cas : l'une qui implique une contrainte extérieure, avoir à « choisir de deux maux le moindre » (problème de Sénèque) 1 ; l'autre qui implique une intériorisation de la contrainte, et par consé­quent un tiraillement intérieur, « je vois le meilleur et je l'approuve, mais je fais le pire » (problème de Médée)2. Seule la dépendance est à même d'opposer le sujet à lui-même, de le rendre fluctuant. Le choix est toujours entre un mal et un bien, voire entre deux maux ou entre deux biens : il relève d'un mécanisme affectif et ne laisse aucune place à l'indifférence. En effet le choix traduit une résistance à l'affirmation spontanée d'une nature, et suppose toujours au moins une autre nature. Pour que Dieu ait le choix, il faudrait que le fil du dehors passe en lui et compromette son identité.

On ne s'étonnera pas de retrouver au plan de Dieu la même conséquence qu'au plan éthique : l'alternative n'est pas extérieure au sujet, elle est sa division, au moins tendancielle. Aussi la conclusion de Spinoza est-elle radicale : affirmer que Dieu a le choix, c'est dis­soudre son identité, c'est ne poser qu'une unité verbale. Et c'est lui retirer tout ce qu'on croyait lui donner : le geste par lequel Descar­tes croyait élever le monothéisme à son expression la plus haute et la plus propre nous ramène au polythéisme.

Non seulement l'alternative et le changement relèvent de la même logique, mais cette logique opère au plan de l'essence : plura­lité de Dieux = transformation de Dieu. Tels sont les deux moments polémiques du nécessitarisme : avoir le choix, c'est pouvoir chan­ger ; c'est donc être autre que soi ou se transformer. Et tel est l'objet de la proposition 1, 33 de l'Éthique, de sa démonstration et de son second scolie.

3 . La proposition 1, 33, sa démonstration et son second scolie

La stratégie de Spinoza est la suivante : la ruine de l'alternative est le complément polémique indispensable à la démonstration posi­tive du caractère nécessaire de la production des choses . La proposi-

l. Éthique, IV, 20, sc. 2. Éthique, III, 2, sc. ; IV, préface ; IV, 1 7 , sc.

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tion 1, 33, s'y emploie : « Les choses n'ont pu être produites par Dieu de nulle autre façon ni dans un autre ordre qu'elles ont été produites. »

La démonstration procède par l'absurde, pour montrer que l'affirmation d'une alternative conduit au polythéisme. S'il est vrai que la production du monde découle de la nécessité de la nature divine, alors autre monde, autre Dieu :

« C'est pourquoi, si les choses avaient pu être d'une autre nature, ou être déterminées à produire un effet d'une autre façon, de sorte que l'ordre de la nature fût autre, Dieu donc pourrait être d'une autre nature qu'il n'est ; et par suite (selon la proposition 1 1 ) cette autre nature aussi devrait exister, et conséquemment deux ou plusieurs Dieux pourraient être donnés, ce qui (selon le corollaire 1 de la proposi­tion 14) est absurde . ))

Ce raisonnement a l'allure d'une pétition de principe, puisqu'il s'appuie sur ce qu'il est apparemment censé démontrer, la nécessité du lien entre Dieu et l 'ordre naturel. Si lien il y a, alors l'alternative entraîne le polythéisme ; or celui-ci est absurde au regard de la défi­nition de Dieu, donc le lien existe. . . Le raisonnement ne semble valoir que par le syllogisme hypothétique qui s'en détache : si l'ordre du monde découle nécessairement de la nature de Dieu, alors l'idée d'alternative fait éclater la notion de Dieu. Reste que l'hypothèse a précisément été démontrée : ce que nous prenions pour une pétition de principe est en réalité une tautologie. La pro­position 33 n'est finalement que l'envers polémique des proposi­tions 1 6 et 29, citées en prémisse : le versant qui accuse l'adversaire. Elle ne leur ajoute rien, elle les confirme négativement. L'apparence de pétition de principe vient donc de ce qu'il n'y a en fait rien à démontrer : on s'appuie seulement sur un énoncé déjà établi pour faire apparaître l'absurdité de la position adverse. Le raisonnement par l'absurde, dont il arriva à Tschirnhaus de reprocher à Spinoza l'insuffisance1 , revêt ici une fonction pour ainsi dire naturelle : la fonction polémique. Il n'est plus la preuve indirecte du vrai, déjà produite, mais la réfutation du faux, qui en découle.

Et pourtant la démarche est insuffisante, puisque la polémique implique aussi que l'adversaire, choqué par l'énoncé d'une thèse, n'ait plus d'oreille pour en écouter les raisons . La « démonstration »

1 . Cf. la lettre 64 à Sch uller.

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rompt une première lance, mais n'est à vrai dire qu'une provocation à peine dissimulée : Descartes polythéiste ! Lui qui précisément commençait sa lettre sur le Dieu-roi en dénonçant le paganisme rési­duel de la conception scolastique P . . . Il faut maintenant porter l'attaque dans le camp de l'adversaire : s'il est sourd à nos raisonne­ments, qu'on détruise alors les siens.

C'est le passage à cette deuxième étape de la polémique qui explique le ton d'impatience par lequel débute le second scolie, pré­parant celui du scolie Il, 3 :

« De ce qui précède, il suit clairement que . . . Et cela ne plaide en rien pour . . . Bien plus, c'est de l'affirmation contraire, clairement, qu'il sui­vrait (comme je viens de le montrer) que . . . Mais je ne doute pas qu'il s'en trouve beaucoup pour rejeter cette position comme absurde, et refuser de s'appliquer à l'examiner < perpendere, même verbe que dans le scolie II, 3 > ; et ce, pour la seule raison qu'ils ont pris l'habitude de. . . Mais je ne doute pas non plus, s'ils voulaient bien méditer la chose, et examiner correctement < encore perpendere > en eux-mêmes la série de nos démonstrations, qu'ils ne finissent par . . . Et il n'est pas besoin que je répète ici ce qui a été dit dans le scolie de la proposi­tion 17 . Et cependant, pour leur complaire, je montrerai encore

2 que . . . »

Le scolie s'achève sur ces mots : « Il n'y a donc pas à perdre son temps à réfuter cette absurdité. ))

Spinoza doit consentir à interrompre le cours productif des thè­ses démontrées ordine geometrico, pour se mouvoir temporairement dans l'espace logique de l'absurde, qu'il déploie pour mieux l'anéantir. Dans cet espace miroitent de curieux « êtres verbaux )) : « deux ou plusieurs dieux )), nous venons de le voir, mais aussi la figure d'un Dieu de métamorphose, non identique à soi. Il se pour­rait qu'ils se confondent.

Le second scolie de la proposition 33 introduit l'idée de perfec­tion : non seulement l'alternative est une thèse fausse, mais elle con­tredit la nature souverainement parfaite de Dieu. Au contraire, la

l . Descartes, lettre à Mersenne, 1 5 avril 1 630 : « C'est, en effet, parler de Dieu comme d'un Jupiter ou Saturne, et l'assujettir au Styx et aux Destinées, que de dire que ces vérités sont indépendantes de lui » (Alquié, t. 1 , p. 259-260). A noter que Dieu, pour Thomas d'Aquin, connaît les essences en se contemplant soi-même : sa création ne porte que sur les existences. Cf. Somme théologique, 1, q. 14, 5.

2. A nouveau, comme au début de ce chapitre, nous reproduisons la traduction Pautrat.

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perfection de la production des choses découle nécessairement de la perfection divine. Pourquoi l'imperfection découle-t-elle de la thèse de l'alternative ? Parce que si la production s'était faite autrement, Dieu serait d'une autre nature. Bien plus, cette nature, différente de celle qui découle de la considération du souverainement parfait, ne serait plus divine1 •

On remarquera que la notion de choix n'intervient pas : l 'alternative envisagée est objective, et Spinoza sous-entend « si les choses avaient été nécessairement produites d'une autre façon . . . » . Le raisonnement opère toujours dans le registre de la nécessité ; l'interrogation porte seulement sur l'existence d'une alternative dans la nécessité, sur l'éventualité d'une autre nécessité.

Mais, ajoute Spinoza, ceux qui sont « habitués >> à concevoir la liberté comme l'exercice d'une « volonté absolue » (contrairement à la déf. 7) risquent de juger la thèse absurde avant même de l'avoir examinée, alors que cet examen, s'ils s'y soumettaient, les amènerait à rejeter ce faux concept de liberté2• Il surmonte sa lassitude (renvoi impatient à 1, 1 7) et entame une nouvelle démonstration, dont le but est de montrer que même une concession importante à l'adversaire (l'attribution à Dieu d'une volonté appartenant à son essence) ne change rien à la conclusion : incompatibilité de la per­fection et de l'alternative. Spinoza pose donc deux prémisses : 1 o les décrets portent aussi sur les essences (sinon Dieu serait impuissant), 2° les décrets sont éternels (sinon Dieu serait inconstant).

Analysons le raisonnement. 1 o Spinoza souligne d'abord que l'éternité bien comprise, qui est

une perfection divine, exclut l'alternative. En effet, l'éternité exclut l'ante et le post, d'où la double impossibilité du changement ( « ne peut » ) et de l'alternative initiale ( « n'a pu » ). Dieu est indisso­ciable de ses décrets ( « il ne peut pas être sans eux » ) .

2° Objectera-t-on que Dieu aurait pu sans imperfection avoir de toute éternité décrété autrement ? L'alternative, cette fois attribuée à Dieu, ne laisse toujours aucun choix. Et surtout, Spinoza souligne que cette objection conduit tout droit à l'inconstance (possibilité de changer les décrets) . Car si Dieu avait décrété autrement, il aurait un autre entendement et une autre volonté. À supposer que cela soit possible, c'est-à-dire n'implique ni transformation ni imperfection

1 . Éthique, l, 33, sc. 2, § 1 . 2 . Ibid.

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(sous-entendu : transformation signifierait déchéance), il reste égale­ment possible qu'il décrète autrement aujourd'hui . Reprenons plus précisément : si Dieu avait décrété autrement qu 'il n 'a décrété (désormais, le sujet qui demeure assume l'alternative), il aurait eu une autre entendement et une autre volonté que ceux qu 'il a. Or s'il y a une compatibilité entre le présent et l'irréel du passé, elle vaut aussi bien pour le présent que pour le passé où ce présent a com­mencé. Et si l 'on tient compte du consensus des philosophes sur le caractère actuel de l'entendement divin et sur l'impossibilité de dis­tinguer l'entendement et la volonté de Dieu de son essence, on retrouve la conclusion initiale : pire que l'inconstance, avoir eu un autre entendement en acte et une autre volonté a le sens absurde d'avoir eu une autre essence1 •

Spinoza peut dès lors revenir à l'hypothèse d'une rétention de puissance, dont la réfutation, dans le Court traité, nous était apparue insuffisante, mais qui préfigurait le jugement porté par le scolie 1, 1 7, de l'Éthique : une telle hypothèse équivaut à prêter à Dieu une certaine impuissance. Cette dernière partie du texte est dif­ficile. Spinoza commence par énoncer à nouveau la proposition, pour ajouter que si la nécessité du rapport entre nature divine et ordre naturel découle de la perfection, alors l'argument de la réten­tion ne peut plus être soutenu d'aucune façon. Il faut comprendre 1 o que la rétention devient impossible puisqu'en l'absence d'alternative, ce que Dieu peut, il le veut ; 2° que la perfection étant de toute manière incompatible avec l'alternative, la rétention perd son sens (le concept d'omnipotence, non seulement se passe tout à fait d'elle, mais l'exclut) . Spinoza fait alors place à une objection inspirée des Réponses aux 6• objections : si Dieu est aussi l'auteur des vérités morales, alors la perfection ou l'imperfection n'est pas dans les choses, et « si Dieu l'eût voulu, il aurait pu faire que ce qui est perfection fût imperfection suprême, et inversement ». Nous retrouvons le même type de raisonnement qu'à propos du triangle inséparable de sa propriété : l'absurdité de l'objection consiste à poser l'arbitraire du lien entre l'essence des choses et leur teneur en perfection.

Le Court traité, qui contient une première version de cet argu­ment, proposait un exemple éclairant : c'est comme si la justice pou­vait s'abstenir d'être juste. Car telle est bien la conséquence d'une

l. Ibid. , § 3 .

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conception d'après laquelle Dieu a le pouvoir d'attribuer indifférem­ment le bien ou le mal à une chose quelconque, et de faire ainsi « que le mal devienne bon » : on sépare la valeur d'elle-même, on feint que son sens soit indifférent à la nature des choses ou des actes auxquels on la rapporte. Une telle aberration suggérait à Spinoza une répartie tranchante :

« Cette façon de raisonner est aussi concluante que si je disais : parce que Dieu veut être Dieu, pour cette raison il est Dieu ; donc il est en son pouvoir de n'être pas Dieu ; ce qui est l'absurdité même. >> (Court traité, I, chap. 4, § 6.)

Spinoza veut naturellement dire que l'on ne saurait poser un sujet en faisant abstraction de son essence. C'est d'ailleurs ce qui transparaît implicitement si l 'on compare, dans les Pensées métaphy­siques, les deux formules définissant les changements qui ne sont pas des transformations : « toute variation pouvant se produire dans un sujet quelconque, l'essence même du sujet gardant son intégrité », « changement dans lequel il n'y a aucune transformation du sujet » 1 • Ainsi, croire que Dieu puisse indifféremment attribuer, puis changer les valeurs, équivaut à ce qu'il soit « en son pouvoir de n'être pas Dieu >>, c'est-à-dire d'être cette chimère qui est et en même temps n'est pas ce qu'elle est, ou bien de se détruire pour devenir ce qu'elle n'est pas (nous avons déjà eu l'occasion de souligner combien l'effort de se transformer était une contradiction dans les termes, puisque « nulle chose ne peut être détruite, sinon par une cause extérieure »2) .

Dans le scolie qui nous occupe, dire que la perfection ne réside pas dans les choses mais dans un décret de Dieu est en vérité un sophisme, car les deux ne s'excluent nullement : Dieu crée les essen­ces des choses, qui enveloppent un certain degré de perfection3 • Défaire le lien entre la nature d'une chose et sa perfection, supposer qu'il y ait ici du jeu, revient à introduire un décalage en Dieu entre ce qu'il conçoit et ce qu'il décrète, alors qu'il décrète précisément comme il conçoit : Dieu, comme Spinoza le soulignait déjà à propos du triangle, « entend nécessairement ce qu'il veut », énoncé ambigu qui pourrait s'interpréter dans le sens cartésien d'une liberté

1 . P,ensées métaphysiques, II, chap. 4. 2. Ethique, III, 4. 3 . Sur l'échelle des degrés de perfection ou de réalité, cf. Éthique, I, I l , sc. ,

et II, 1 3 , sc.

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d'indifférence, mais qui signifie seulement que volonté et entende­ment, décret et conception de Dieu ne font qu'un (il n'entend pas comme il veut sans réciproquement vouloir comme il entend) .

Spinoza dénonce ici clairement, dans la doctrine cartésienne de la création des vérités éternelles, la persistance d'un primat de la volonté en dépit de l'indistinction théorique de la volonté et de l'entendement. Tout se passe en effet comme si le Dieu de Descartes concevait d'un côté toutes les possibles, abstraction faite de toute considération de vérité ou de perfection, et de l'autre décrétait à leur propos une répartition arbitraire du vrai et du bien 1 • L'hypothèse d'un pouvoir omissif aboutit en fin de compte à l'absurdité d'un Dieu schizophrène, qui « peut faire par sa volonté qu'il entende les choses d'une autre façon qu'il ne les entend »2•

Enfin, le rapport entre ces deux absurdités que constituent l'inversion des valeurs et la transformation de Dieu est déjà énoncé par le second corollaire de la proposition 1, 20, sur la base de l'identité de l'essence et de l'existence de Dieu (variante de l'argument de la simplicité, exposé plus haut) :

« Il suit : 2° Que Dieu, autrement dit tous les attributs de Dieu sont immuables . Car s'ils changeaient en raison de l'existence, ils devraient aussi (selon la proposition précédente) changer en raison de l'essence, c'est-à-dire (comme il est connu de soi) de vrais devenir faux, ce qui est absurde. » (Éthique, 1, 20, cor. 2 .)

4. Baroque ? Ou conjuration du Baroque ?

Résumons ces multiples incursions géométriques dans l'espace logique de l'absurde (un faux espace, bien entendu, qui ne miroite qu'entre les mots - mais Spinoza aime prendre l'adversaire au mot,

1 . Citons pour mémoire le passage incriminé des Réponses aux 6• objections (Alquié, t. 2, p. 872) : « Quant à la liberté du franc arbitre, il est certain que celle qui se trouve en Dieu est bien différente de celle qui est en nous, d'autant qu'il répugne que la volonté de Dieu n'ait pas été de toute éternité indifférente à toutes les choses qui ont été faites ou qui se feront jamais, n'y ayant aucune idée qui repré­sente le bien ou le vrai, ce qu'il faut croire, ce qu'il faut faire, ou ce qu'il faut omettre, qu'on puisse feindre avoir été l'objet de l'entendement divin, avant que sa nature ait été constituée telle par la détermination de sa volonté. » Suit, entre autres, l'exempl� de la propriété du triangle.

2. Ethique, l, 33 , sc. 2, § 4. Tout ce raisonnement, rappelons-le, repose sur une concession temporaire : pour Spinoza, l'entendement et la volonté de Dieu, non seu­lement ne sont qu'un, mais sont le résultat et non la condition de sa production.

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et l'amener à tomber dans son propre piège verbal) . Confondre la puissance de Dieu avec la puissance des rois, forger cette chimère mi-divine mi-humaine d'un monarque céleste, c'est dissoudre l'identité de l'Être souverainement parfait dans le polythéisme et la métamorphose.

On peut juger très « baroque » cette façon spinozienne d'imaginer le cartésianisme, ou plutôt d'en révéler l'imaginaire sous­jacent, les tendances fictionnelles . On peut pourtant tout aussi bien considérer, ou objecter, que le « Baroque » est la dérive que Spinoza stigmatise dans la doctrine cartésienne de la création des vérités éternelles, et qu'il est par conséquent tenu par lui à distance. Ce point mérite qu'on s'y arrête.

Nous avons évoqué l'aveu de la lettre 30, où Spinoza confesse que certaines choses, « parce qu'elles s'accordaient mal avec les désirs d'un esprit philosophique, < lui > ont paru jadis vaines, sans ordre, absurdes ». Si l'on s'avise, en outre, que la théorie de la mort comme transformation, énoncée dans le scolie IV, 39 de l'Éthique, fut une idée chère à la Renaissance tardive (ou, si l'on préfère, au Baroque précoce), on est tenté de reconstituer une mélancolie spinozienne juvénile dont l'équation conjecturale se trouverait dans Ronsard :

« On ne meurt point, on change seulement De forme en autre, et ce changer s'appelle Mort, quand on prend forme nouvelle. » (Discours à maitre Julien Chauveau.)

« Que ta puissance (ô Mort) est grande et admirable ! ( . . . ) Ce qui fut se refait, tout coule comme une eau, Et rien dessous le Ciel ne se voit de nouveau : Mais la forme se change en une autre nouvelle, Et ce changement-là, VIVRE au monde s'appelle, Et MOURIR quand la forme en une autre s'en va. » (Hymne à la mort.) �

Chez Ronsard, mort et naissance tendent à devenir indiscerna­bles, si bien que la vision lugubre d'un monde où tout se corrompt s'accompagne d'un étrange vitalisme. Le jeune Spinoza, animé du seul désir de comprendre, et hanté par le désaccord de la raison et des

1 . Cité par Michel Jeanneret, Perpetuum mobile. Métamorphoses des corps et des œuvres de Vinci à Montaigne, p. 43-44.

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choses, a vécu et porté en lui la contradiction jusqu'à un point « mor­tel >> , comme il l 'indique dans le prologue du Traité de la réforme de l 'entendement . C'est dans le cadre de cette crise, où le désir de ratio­nalité se heurtait constamment à la confusion apparente des choses, que nous devons replacer l'ancien sentiment. Celui-ci n'a certaine­ment jamais dépassé le stade de la tendance ou de la croyance à cer­taines heures, puisque le même prologue, qui décrit la réaction à la crise, fait état d'une tergiversation active qui débouche finalement sur la conquête d'une pensée sûre d'elle-même. La philosophie de Spinoza, produit de la crise finalement surmontée, porte en elle la réfutation du chaos généralisé : la confusion est dans l'esprit, non dans les choses ; l 'universel et perpétuel processus de transformation, qui est le devenir même de la Nature, est régi par des lois constantes1 •

Notre propos ne peut pas être ici de discuter des critères du Baroque. Tenons-nous-en à une définition minimale que l'on puisse espérer consensuelle, ët appelons Baroque ce rapport aigu à l'instable, au confus, à la disproportion aussi, de l'esprit affecté par l'infini, qui marque inégalement, dans l'espace et dans le temps, la culture européenne depuis les dernières décennies du xv1• siècle jus­qu'à la deuxième moitié du xvn• siècle2 • Si nous y voyons la condi­tion d'un débat plutôt que l'énoncé d'une doxa ou d'une doctrine, nous pouvons grossièrement dégager trois moments de l'esprit baroque : 1 o le sentiment assumé de l'évanouissement de toute fixité, et le vitalisme mélancolique qui en découle (position à laquelle jamais Spinoza n'a souscrit, et qui est celle d'un scepticisme qui renonce virtuellement à la philosophie) ; 2° la crise de la raison, non

1 . Cf. Éthique, III, préface. 2. On a coutume de dire que les Provinces-Unies ont « résisté » au Baroque,

par exemple François Lebrun, Le XVII' siècle, p. 45. Seuls les Pays-Bas restés espa­gnols, donc catholiques, lui auraient été ouverts (Rubens à Anvers, etc.), tandis que le calvinisme, exigeant des lieux de culte nus, ainsi que la bourgeoisie commerçante, cherchant surtout dans la peinture un miroir paisible de sa vie quotidienne, en auraient empêché la diffusion. Ce jugement doit être relativisé. Nous avons fait remarquer dans l'étude précédente que le calvinisme était impuissant à endiguer l'évolution des mœurs hollandaises en matière de puériculture ; de même, il dut assez rapidement admettre la réintroduction de l'orgue dans les églises. Plus généra­lement, il ne faudrait pas s'imaginer la Hollande, terre la plus ouverte et la plus cos­mopolite d'Europe, à l'abri d'une tendance qui a déferlé sur l'ensemble du conti­nent. Le théâtre espagnol (Lope de Vega, Calderon) y rencontre un vif succès, ainsi que L 'As trée, dont les imitations hollandaises sont nombreuses, et même Racine, dont l'œuvre se fait l'écho de la problématique baroque du pouvoir politique. Etc. Enfin, il est difficile de refuser à Rembrandt une sensibilité baroque (interpénétra­tion des contraires, passage continu d'une forme à l'autre, etc.) .

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résolue (que Spinoza a vécue tout en croyant pouvoir la dépasser, tandis que Pascal l'assumait comme une donnée dernière et irréduc­tible) ; 3° la crise surmontée, qui assume tout du chaos apparent mais croit possible d'y déchiffrer un ordre (Spinoza devenu spino­ziste, Malebranche, Leibniz) .

La philosophie de Spinoza appartient bien à ce troisième moment : on songera par exemple à la décision de ne pas s'indigner du désordre des passions humaines comme le font ceux dont l'imagination est absorbée par la représentation satisfaisante d'un homme parfait, mais d'affronter la confusion apparente pour en dégager le mécanisme (théorie des passions) ; ou bien à la recherche spinozienne d'une loi du variable, au lieu d'opposer ou de superposer l'un et le multiple, l'immuable et le changeant, comme des règnes irréconciliables (théorie de l'individu) ; ou bien encore à cette façon typique de naturaliser l'extraordinaire, en le soustrayant au surnaturel (théorie du miracle, de l'hallucination et du présage) . Si le Baroque en art abolit les oppositions nettes, la délimitation absolue des contraires, il trouve son équivalent philo­sophique dans les différentes manières d'en finir avec le déni sco­lastique des figures de la déraison, dans la conviction de ne plus pouvoir tenir la raison à l'abri du confus et de l'obscur en les annulant sous la catégorie de privatio : qu'il s'agisse de reconnaître qu'une pensée n'est jamais nette (Pascal), ou que la raison est au contraire lisible sous le désordre apparent (Spinoza) . Ce sont aussi les deux manières d'introduire le rêve en philosophie : pressen­timent de l'indiscernable, ou exigence d'un effort supérieur de distinction.

Et c'est parce que Spinoza veut accueillir dans sa pensée le maximum de variété et de variation que l'exigence quant à l'immuable est plus forte et plus radicale chez lui que chez nul autre, plus dramatique aussi étant donnée la condition d'immanence qui répercute sur Dieu - nous l'avons vu dans la critique voilée de Descartes - toute concession faite à l'immutabilité du monde. Le spinozisme demande le minimum de permanence ou d'identité, pourvu que ce soit un roc inébranlable, afin de sauver la connais­sance mais aussi la relative continuité des existences :

« . . . les choses créées, c'est-à-dire toutes choses sauf Dieu, existent tou­jours par la seule force ou essence de Dieu, non point par une force propre ; d'où suit que non l'existence présente des choses est cause de leur existence future, mais seulement l'immutabilité de Dieu et pour

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cette raison il nous faut dire : dès l'instant que Dieu a créé une chose il la conservera par la suite, autrement dit continuera cette action par où il la crée. >> (Pensées métaphysiques, Il, chap. 1 .)

L'importance de ce texte précoce, fidèle à la doctrine cartésienne de la création continuée, est de garantir le futur conatus par l'immutabilité de Dieu. Il est clair qu'un Dieu inconstant, « fluc­tuant », comme dit Filippo Mignini l , en somme un Dieu qui ne ces­serait de changer de décrets tout en passant lui-même par les méta­morphoses correspondantes, rendrait les essences instables et compromettrait toute démarche scientifique ou éthique, non seule­ment parce que l'objet serait mutant, mais parce que le sujet lui­même irait d'amnésie en amnésie . Il y a là quelque chose comme une épreuve proprement spinozienne du cinabre kantien, un enfer que révèle le cartésianisme poussé jusqu'à ses ultimes conséquences et qui nous reconduit au premier moment du baroque, celui de l'universelle confusion, monde onirique des purs effets où tout se métamorphose au lieu de se reproduire, devant une imagination impuissante et fascinée2• C'est cela même que Spinoza a vu, s'est attaché à conjurer - en quoi il participe bien du Baroque3 •

5. Le sort paradoxal du spinozisme : chimère contre chimère, et comment s 'établit en vérité le rapport au polythéisme dans la pensée de Spinoza

Il s'est trouvé que les premiers réfutateurs ont imputé au sys­tème spinozien ce que ce système même s'employait à détruire : un Dieu inst�ble et polymorphe, corporel, bref une chimère. Le spectre

1 . « Ma se la volontà divina fosse libera, cioè priva di una regola interna neces­sitante, la stessa esistenza si Dio - che consiste in un'essenza perfetta - non sarebbe necessaria ma abbandonata al fluttuare della sua volontà di essere o non essere » (Korte Verhandeling. Breve trattato, p. 538).

2. Cf. Kant, Critique de la raison pure, De la synthèse de la reproduction dans l'imagination, p. 1 1 3 .

3 . Notre propos n'est pas ici de faire une analyse exhaustive de traits baroques de l'œuvre de Spinoza : outre les thèmes du rêve, de l'amnésie, il faudrait évoquer la relativisation des valeurs (non pas que la valeur soit intrinsèquement relative, mais elle n'a de sens que rapportée à un point de vue : sentiment du beau et du laid liés à la structure de notre œil), l'invocation du point de vue d'un ver dans le sang, la fic­tion d'un triangle parlant qui jugerait Dieu triangulaire, peut-être aussi la thèse de l'infinité des attributs, enfin l'usage proliférant de l'adverbe quatenus.

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que Spinoza démystifiait dans le Dieu de Descartes et de la scolas­tique, on a cru le reconnaître dans le spinozisme même. Il est vrai que cette pensée prêtait magnifiquement le flanc à cet effet en retour, lorsqu'elle proposait la solution la plus paradoxale, la plus acrobatique qui fût : distinguer véritablement l 'infini du fini suppose de rendre le fini immanent à l 'infini. « Ceux qui jugent confusément des choses, et qui n'ont pas accoutumé de connaître les choses par leurs causes premières . . . ils ne distinguent pas entre les modifica­tions des substances et les substances elles-mêmes, et. . . ils ne savent pas comment les choses se produisent. »1 Spinoza ajoutait : de là vient la croyance dans les métamorphoses, de là vient la confusion des natures divine et humaine.

La violence des réfutateurs se devait d'être à la mesure de l'insolence inouïe de ce philosophe qui disait en substance aux Chré­tiens que leur religion du « médiateur » (mystère de l'Incarnation) reposait sur une chimère digne de la mythologie ancienne. Chez Spi­noza, l'homme-Dieu venu sauver les hommes n'est pas moins fabu­leux que Zeus prenant une forme humaine pour séduire une jeune fille (c'est en un sens tout autre, en revanche, que le Christ est selon lui « divin »). Or c'est apparemment un souci analogue qui anime les philosophes chrétiens . Prenons Malebranche : son souci d'une distinction radicale de l'infini et du fini le conduit à poser une dis­tance infinie, un non-rapport entre le Très-Haut et l 'insondable rien auquel nous a réduits le péché, si bien qu'un rapport n'est malgré tout possible que par un « médiateur >>, Homme-Dieu, pour ceux du moins qui « comptent véritablement pour rien leur être propre », car les autres vivent d'illusion et d'orgueil : « Ils osent s'approcher de Dieu, comme s'ils ne savaient plus que la distance de lui à nous est infinie. »2 En somme chacun accuse l'autre de confondre ce qu'il faut distinguer.

L'effort de réfutation a donc porté principalement sur cette notion de mode, qui d'une part ruine la doctrine du Médiateur, d'autre part en propose une sorte de substitut : ce pourquoi, à la suite de Malebranche, tant d'auteurs détecteront dans le spinozisme une divinisation de la créature, en même temps qu'une mise en piè­ces du Dieu unique, simple, et inétendu. Pour pouvoir retourner à Spinoza l'accusation de produire des chimères, pour réussir cette

1 . Éthique, 1, 8, sc. 2 . 2. Malebranche, Entretiens sur la métaphysique et la religion, XIV, art. 8 .

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inversion vitale pour le christianisme menacé dans ses fondements, il importera de rester sourd au rapport de la substance et de ses modifications. Moins qu'un contresens, il y a là, de toute évidence, chez des esprits aussi aigus que ceux de Malebranche, Bayle, Féne­lon, Leibniz, un malentendu indispensable. Malebranche, comme on sait, lance le thème, usant même de ce tour argumentatif cher à Spi­noza qui consiste à dénoncer chez l'adversaire une confusion ana­logue à celle d'un mauvais géomètre qui prêterait à une figure les propriétés d'une autre :

« Quel désordre, quel combat entre la divinité et ses parties ! Quel monstre, Ariste, quelle épouvantable et ridicule chimère ! Un Dieu nécessairement haï, blasphémé, méprisé, ou du moins ignoré par la meilleure partie de ce qu'il est ; car combien peu de gens s'avisent de reconnaître une telle divinité ? Un Dieu nécessairement ou malheureux, ou insensible dans le plus grand nombre de ses parties, ou de ses modi­fications, un Dieu se punissant, ou se vengeant de soi-même. En un mot un être infiniment parfait composé néanmoins de tous les désor­dres de l'univers. Quelle notion plus remplie de contradictions visibles ! Assurément s'il y a des gens capables de se forger un Dieu sur une idée ·si monstrueuse, ou c'est qu'ils n'en veulent point avoir, ou bien ce sont des esprits nés pour chercher dans l'idée du cercle toute les propriétés du triangle. >> (Entretiens sur la métaphysique et la religion, IX, art. 2 .)

Bayle, Lamy, Leibniz reprendront cet argument de la modifica­tion réduite à la partie, entraînant un Dieu composé et non simple, variable et non immuable, corporel et non pure pensée.

Fénelon a une approche un peu différente. Certes, il tonne contre l'idée que Dieu puisse se modifier. Mais, croyant manifeste­ment que le Dieu de Spinoza se résume à la facies totius universi, il entreprend de montrer que l'univers ne saurait satisfaire son idée de l'infiniment parfait. Il compare l'hypothèse de l'univers infini au mouvement interne d'une quantité d'eau bouillante enfermée dans un pot :

« Il est vrai de dire que toute cette eau bout, qu'elle est agitée, qu'elle change de rapports, et qu'en un mot rien n'est plus changeant par le dedans, quoique le dehors paraisse immobile . Il en serait précisément de même de cet univers qu'on supposerait infini : il ne pourrait changer tout entier de place ; mais tous les mouvements différents du dedans qui forment tous les rapports, qui font les générations et les corrup­tions des substances, seraient perpétuels et infinis. La masse entière se mouvrait sans cesse dans toutes ses parties . Or, il est évident qu'un tout

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qui change perpétuellement ne saurait remplir l'idée que j 'ai de l'infinie perfection . . . » (Démonstration de l 'existence de Dieu, chap. 3, « Réfuta­tion du spinozisme », Œuvres, t. 2, p. 626.)

Pour Fénelon, le concept de modification ne peut qu'entraîner la vision baroque d'un Dieu en perpétuelle métamorphose :

« Je vois donc bien qu'il me faut un autre infini pour remplir cette haute idée qui est en moi. Rien ne peut m'arrêter qu'un infini simple et indivisible, immuable et sans aucune modification ; en un mot un infini qui soit un, et qui soit toujours le même. Ce qui n'est pas réellement et parfaitement immuable n'est pas un ; car il est tantôt une chose, tantôt une autre : ainsi ce n'est pas un même être, mais plusieurs êtres succes­sifs . » (Ibid. , p. 63 1 .)

Quel que soit l'angle d'attaque (théorie du mode, de la pluralité des attributs ou de l'univers permanent dans la variation), c'est un polythéisme qu'on dénonce, ou bien un Dieu changeant, contradic­toire, suicidaire1 • La chose est piquante, quand on sait avec quelle aisance un Malebranche ou un Leibniz usent eux-mêmes de la rhé­torique polythéiste : « Dieu nous regarde en Jésus-Christ comme des Dieux »2, « autant de petits dieux sous ce grand Dieu »3•

Une seule voie de réfutation, beaucoup moins exploitée que celle du mode, était pourtant plausible : comment passe-t-on de l'unité substantielle de l'attribut à l'unicité d'une substance com­prenant tous les attributs ? Seul Wittich, apparemment, s'empare de ce problème pour soutenir que le spinozisme, sous la chimère de la substance unique, cache en réalité un Dieu irréductiblement pluriel4•

Spinoza lui-même avait pu écrire : « Pour ce qui concerne les attributs dont Dieu est formé, ils ne sont autre chose que des subs­tances infinies dont chacune doit être elle-même infiniment

1 . L'injure consistant à dénoncer dans le spinozisme une chimère au sens strict du terme devait avoir une longue postérité. Elle tourna parfois à l'injure ad homi­nem : ainsi Foucher de Careil dénonçant au x1x• siècle « l'accouplement de Des­cartes et de la Kabbale dans un cerveau vigoureux mais difforme » (cité par G. Friedmann, Leibniz et Spinoza, p. 20-2 1 ) .

2. Malebranche, ibid. , IX, art. 6 . 3 . Leibniz, lettre à Arnauld du 9 octobre 1 687 (il s'agit des esprits, ou âmes rai­

sonnables) . Cf. aussi Système nouveau, p. 68, et, marquant au contraire une réti­cence, la lettre à Thomasius du 20-30 avril 1 669, et la Monadologie, § 60.

4. Christiane Hubert, Les premières réfutations de Spinoza. Aubert de Versé, Wittich, Lamy, p. 75 .

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parfaite. » 1 On remarquera que quand Oldenburg lui demande s'il n'aboutit pas à un polythéisme, il s'appuie sur la thèse de l'existence nécessaire de la substance, sans comprendre que le concept n'a dès lors plus son application ou son extension habituelle2• À sa décharge, il faut toutefois prendre en compte la conversion intellec­tuelle que lui demande Spinoza, même si ce dernier prend soin de lui procurer d'abord sa définition de Dieu, où d'ailleurs n'apparaît pas le nom de substance. De même, au début de l'Éthique, il flotte à partir des propositions 1, 6-8 un arôme de polythéisme que le second scolie 1, 8, qui pourtant évoque Dieu sans ambiguïté dans sa singularité, renforce, en traitant du rapport modo-substantiel comme s'il concernait des « substances » au pluriel - ce qui n'est pas dénué de paradoxe, dans un scolie qui par ailleurs dénonce les fan­tasmagories mythologiques. Spinoza avance ici sur la corde raide : la progression géométrique, qui doit accomplir pas à pas la réforme du concept traditionnel de substance pour culminer dans l'énoncé de la substance unique (Dieu, à la prop. 1 1 ) , et faire ainsi apparaître la chimère que constituerait le pluralisme des substances, opère nécessairement dans un espace logique transitoire et flottant, où le philosophe, sans pouvoir trop anticiper sur sa thèse finale (comme dans la lettre 2, il ne concède au lecteur que l'indice initial de la définition de Dieu, aux allures de sphinx), continue de parler le lan­gage vulgaire de la substance au pluriel, fictif de son point de vue, réel pour le lecteur3•

Beaucoup plus tard, Tschirnhaus demandera si l'infinité des attributs n'entraîne pas une infinité de mondes4• Spinoza se conten­tera de lui indiquer la proposition Il, 7 de l'Éthique, qui énonce l'identité d'ordre et de connexion entre les attributs . Une infinité de

l . Court traité, 1, cha p. 7, § 1 , n. l . 2. Lettre 3 . Réponse de Spinoza dans la lettre 4 : « Quand à la deuxième pro­

position, elle crée non pas beaucoup de Dieux mais un seul, composé d'une infinité d'attributs. »

3 . Comme l'écrit P. Lachièze-Rey : « La pluralité hypothétique des substances premières nous est, il est vrai, présentée en apparence comme un fait qui, s'il exis­tait, exigerait une cause, ce qui semble impliquer l'intervention du principe de causa­lité, mais il s'agit bien plutôt de nous faire essayer de réaliser, dans la position de cette pluralité, une opération spirituelle dont nous saisirons l'impossibilité d'une manière aussi immédiate que celle de "forger un cercle carré" ou de nous "représen­ter un éléphant passant par le trou d'une aiguille" » (Les origines cartésiennes du Dieu de Spinoza, p. 250).

4. Lettre 63 de Schuller, qui s'exprime au nom de Tschirnhaus.

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mondes entraînerait une infinité d'ordres, autrement dit de produc­tions simultanées, comme le laisse croire parfois le nom abusif de « parallélisme » dont on a recouvert cette doctrine à partir de Leib­niz. Si c'était le cas - et l'on ne voit pas comment la logique du parallélisme pourrait se soustraire à cette conséquence ultime -, il faudrait poser non pas les douze divinités du Panthéon grec, mais une infinité de dieux aux actes miraculeusement synchrones, impli­quant on ne sait quelle harmonie préétablie.

De toutes les démonstrations de l'unicité de Dieu, n'est intéres­sante que celle qui ne se donne pas comme telle, qui ne part pas du concept tout fait de Dieu ou de la substance unique, mais au con­traire l'engendre. Ordinairement, Spinoza déduit l'unicité de Dieu à partir de sa définition nominale (être souverainement parfait) . Soit deux Dieux A et B ; entre autres perfections, ils ont en commun celle d'être omniscients ; ils se connaissent donc l'un l'autre ; dès lors, la nécessité de l'idée que A forme de B est en B, puisque ce dernier existe nécessairement, et réciproquement, et il manque donc à chacun la perfection qui se trouve dans l'autre ; A et B ne sont donc que de faux Dieux1 • Dans l'Éthique, le raisonnement devient caduc, étant acquis dès la proposition 1, 5 qu'il ne peut y avoir deux ou plusieurs substances de même nature (puisque considérées en soi, abstraction faites de leurs affections, elles ne différeraient en rien) . Or les propositions 1, 2 et 3 ajoutent une autre prémisse : s'il y a plusieurs substances, elles sont donc d'attributs différents, n'ont rien de commun entre elles et ne peuvent avoir de lien de causalité . L'originalité est ici2 de ne pas rendre tout de suite absurde l'hypothèse du polythéisme, ce qui donne au raisonnement un caractère vraiment créateur : adossé à cette perspective impie, le lec­teur est intellectuellement contraint de s'orienter vers la synthèse des attributs3 • Celle-ci, comme on sait, ne s'opère que du point de vue

1 . Principes de la philosophie de Descartes, l, 1 1 , dém. Raisonnement analogue dans les Pensées métaphysiques, à cette nuance près qu'il opère sur plusieurs Dieux, comme il a été noté plus haut. Sur l'origine médiévale de ce raisonnement, cf. Wolf­son, op. cit. , p. 79- 1 1 1 , et Gueroult, Spinoza, t. 1 : Dieu, p. 224, n. 8 .

2 . Comme d'ailleurs déjà dans le Court traité, l, chap. 2, où la démonstration était moins élégante.

3. P. Lachièze-Rey va même plus loin, en suggérant dans ce moment intermé­diaire de la démonstration un moment dans la pensée même de Spinoza : « Sous l'influence de la distinction radicale établie par Descartes entre l'étendue et la pensée, Spinoza n'a-t-il pas été amené à introduire dans son système une distinction analogue entre les attributs tout en la transposant, et n'a-t-il pas été conduit à

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de l'idée de Dieu : il y a donc un saut d'un moment logique à un autre, de la substance élevée à l'infini ou de l'attribut élevé à la substantialité, à Dieu, être absolument infini qui absorbe tout l'être et auquel appartient nécessairement, par son concept, tout attribut. Le second scolie Il, 8 marque justement une pause entre les deux moments du processus.

De tous les correspondants de Spinoza, seul Hudde paraît s'être particulièrement attaché à obtenir une démonstration spinoziste de l'unité divine. Il obtient une première réponse1 : 1 o la définition d'une chose, n'enveloppant que son essence, n'indique jamais un nombre, et par conséquent l'existence d'une chose en plusieurs exemplaires ne s'explique pas par son essence mais par une cause extérieure ; 2° l'existence de Dieu découle de son essence même ; 3° donc « on ne peut conclure l'existence nécessaire d'une pluralité de Dieux )) . Le raisonnement de Spinoza est valide, mais il a l'air d'un sophisme, puisqu'il pose en prémisse que la seule définition ne peut trancher quant au nombre : d'où cette conclusion qui, au lieu de poser l'unicité de Dieu, récuse seulement la nécessité du po/y­théisme2. On comprend que Hudde ait le sentiment de ne pas avoir obtenu une vraie réponse à sa question.

Spinoza propose donc une seconde réponse3, qui ressemble aux arguments formels des Principes et des Pensées métaphysiques, mais qui se présente sous une forme moins grossière, plus troublante et,

admettre, sinon comme réelle, du moins comme possible, une pluralité d'autopositions, chaque essence infinie formant avec la causa sui correspondante une sorte de monde complet et fermé sur lui-même ? » (op. cit. , p. 98). Cette ques­tion, comme il a été suggéré plus haut, ne devrait pas être séparée de la mise en cause de l'interprétation « paralléliste » du rapport des attributs.

1 . Lettre 34. 2. En réalité, cette voie de démonstration mène à la thèse que « Dieu n'est

appelé qu'improprement un et unique » (Pensées métaphysiques, I, 6 ; formule ana­logue dans la lettre 50 à Jelles) . Cette thèse a les implications suivantes : d'une part, nombrer une chose suppose de l'avoir préalablement rapportée à un genre commun, de sorte que la question - et la thèse même - de l'unicité de Dieu ont pour cadre théorique la position virtuelle d'une communauté de ses semblables, et constituent par conséquent un non-sens ; d'autre part, on peut seulement dire que l'existence de Dieu, en tant qu'elle découle immédiatement de son essence, exclut tout nombre, donc en particulier la pluralité. On se reportera sur cette question à l'étude de Pierre Macherey, Spinoza est-il moniste ?, in Spinoza : puissance et ontologie, sous la direc­tion de M. Revault d'Allonnes et de H. Rizk. La question reprend néanmoins un sens dès lors qu'il s'agit de penser l'identité des attributs hétérogènes, parce que le problème de l 'unité (et non de l'unicité) divine est alors directement lié à l'hypothèse d'une pluralité numérique, pensable sous le genre commun de l'attribut.

3. Lettre 35 à Hudde.

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pourrait-on dire, baroque : comme un double qui se détacherait momentanément de son original, par le seul jeu des mots Dieu et Être, pour s'y réincorporer aussitôt. 1 o Soit la définition suivante : Dieu entendu comme l'Être dont l'essence enveloppe l'existence, et qui par conséquent (inférence établie préalablement) est souverai­nement parfait. 2° Supposons maintenant un Être à l'existence nécessaire, donc souverainement parfait. 3° L'essence

·de cet être ne

peut être que celle de Dieu. 4° Si elle existait hors de Dieu, il s'agirait d'un deuxième exemplaire, ce qui par la réponse primitive est « absurde », car cela supposerait que l'existence de Dieu découle d'autre chose que de son essence, indifférente au nombre.

Mais Hudde demeure perplexe : « Et cependant vous dites que la difficulté subsiste entièrement pour vous (il s'agit de savoir pourquoi il ne peut exister une pluralité d'êtres existant par eux­mêmes et cependant différents par leur nature : l'étendue et la pensée qui diffèrent par leur nature ne peuvent-elles subsister par elles-mêmes et se suffire à elles-mêmes ?) . »1 N'ayant à notre dispo­sition que les réponses de Spinoza, nous ne pouvons pas savoir si la question lui avait été initialement soumise sous cette forme. Si c'était le cas, cela signifierait qu'il s'était d'abord dérobé, substi­tuant à la synthèse des attributs de Dieu l'énumération de ses pro­pres . Quoi qu'il en soit, Hudde met Spinoza devant le fond du problème : il n'envisage pas du tout la reproductibilité de Dieu en plusieurs exemplaires, il demande comment se fait la synthèse de l'étendue et de la pensée, et pourquoi ces dernières ne seraient pas des dieux sans communication. La réponse tient évidemment dans la différence entre l' « infini en son genre » et l ' « absolument infini ». Curieusement, dans sa lettre précédente, Spinoza avait fait accepter à son correspondant que si un être, parce qu'il possède une certaine perfection, existe dès lors nécessairement, à plus forte raison l'être infiniment parfait doit aussi exister ; curieusement, car cette proposition était contiguë à la démonstration de l'unicité, mais n'avait aucune raison d'y intervenir puisqu'elle préparait en sous-main une autre démonstration. Spinoza l'exhibe à présent : certainement l'étendue et la pensée existent chacune par elle­même ; mais dès lors, par l'argument de la plus forte raison, nous ne pouvons que les attribuer à Dieu qui, s'il possède toute perfec-

1 . Lettre 36 à Hudde.

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tion, doit entre autres posséder l'étendue et la pensée. Le raisonne­ment est audacieux puisqu'il va le plus loin possible dans l'acceptation d'une pluralité de substances : celle-ci est posée, mais par là même absorbée.

Avouons notre trouble : deux vérités sont posées 1 , dont l'une annule pourtant l'autre. Autant Spinoza réfutait le polythéisme carté­sien, parce qu 'il s 'agissait de dénoncer la dissolution schizophrénique du Dieu unique mal conçu, autant il ne réfute pas le polythéisme des dieux mineurs, mais l 'efface par la seule position du Dieu unique bien compris : subsomption nécessaire de tous les infinis d'un genre déterminé sous l'absolument infini. L'attribut n'est pas un mode, il existe par soi. Le concept de l'étendue se forme par exemple sans celui de Dieu, elle est donc substance ; son essence enveloppe l'existence, elle est donc cause de soi . L'étendue ne dérive de rien, elle est absolument cause première, mais Dieu ne peut qu'être posé aussi, dont le concept absorbe celui d'étendue . Dieu, pourrait-on dire, devient le sujet d'une multiplicité de substances ; mais ce serait ne rien dire, puisque la position de Dieu annule la multiplicité pour­tant irréfutable des substances2• Si nous devons admettre ici un saut logique, nous devons concéder aussi qu'il n'y a pas de réel problème

1 . Comme le souligne P. Macherey, « il faut donc accorder aux deux moments de l'argumentation une égale réalité : considérée du point de vue de la diversité (infinie) de ses attributs, la substance n'est pas une fiction, ou la représentation d'un pur possible, qui ne pourrait être construit que par un décompte à l'infini, car un tel décompte n'a de sens qu'au point de vue de l' imagination. Mais c'est un même contenu, une réalité identique qui se présente comme diversité puis comme unité » (Hegel ou Spinoza, p. 1 22).

2 . Comme l'écrit Gueroult, « l'unicité enveloppée nécessairement dans le concept de Dieu, n'étant pas possible sans cette union, l ' impose · en conséquence à des substances qui, considérées en elles-mêmes dans leur concept, lui sont parfaite­ment étrangères » (Spinoza, t. 1 : Dieu, p. 226 - l'auteur souligne) . Gueroult conclut à juste titre que « l 'unicité propre à la nature infiniment infinie de Dieu est le prin­cipe de l 'unité en lui de toutes les substances qui le constituent » (ibid. - l'auteur souligne), si bien que l'erreur serait de chercher à l'inverse l'unicité de Dieu dans une impuissance des substances à exister les unes sans les autres. Et il fait l'hypothèse plausible que Hudde, au vu de la réponse ultime de Spinoza dans la lettre 36, attendait une démonstration de ce genre (« je crois voir comment vous l'entendez », écrit Spinoza) . D'une manière générale, Gueroult résume excellemment le problème : « On chercherait, en effet, vainement en elles < les substances > quoi que ce soit qui appelle leur inséparabilité ou leur unité. Leur diversité inconciliable enveloppe, au contraire, quant à elles, leur indépendance réciproque. Après les avoir habilitées comme ingrédients possibles du Dieu cause en établissant leur autosuffi­sance et leur causalité de soi, Spinoza n'allait pas les rapporter à Dieu en arguant de leur insuffisance et de leur impuissance. A moins de manquer à la plus élémentaire logique, il lui fallait décevoir ses correspondants et démontrer l'unité des substances,

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du pluralisme, à moins d'interroger la possibilité même du concept de Dieu, comme le fera Leibniz1 •

Revenons au faux problème soulevé par les premières réfuta­tions . La contestation saine du monothéisme spinozien ne peut por­ter que sur la dualité irréductible des approches qui en caractérise la fondation, et sur l'insuffisance éventuelle de leur articulation : pro­blème classique de la conciliation de la distinction réelle et de l'identité substantielle des attributs2• Il ne nous revient pas de tran­cher cette question : nous avions seulement besoin de faire appa­raître le décalage entre la manière dont les premiers réfutateurs ont cru pouvoir retourner l'arme spinozienne contre elle-même (critique d'une conception pluraliste et transformiste de Dieu par anthropo­morphisme, initialement adressée par Spinoza à ses prédécesseurs et en particulier à Descartes) et la façon dont Spinoza lui-même a pu rencontrer pour son compte le problème du pluralisme ou du polythéisme.

non en partant d'elles, mais en concevant qu'elle leur est imposée comme du dehors, sinon malgré elles, du moins indépendamment d'elles, par l'être infiniment infini dont la nature exige qu'elles soient unies en lui » (ibid. , p. 227).

1 . La question, comme le note G. Friedmann, sera alors de prouver « la com­patibilité des perfections, en nombre infini , que Dieu enveloppe » (op. cit. , p. 1 3 1 ) .

2. P. Lachièze-Rey conclut en ce sens à un désaccord définitif, dans le spino­zisme, entre une « méthode régressive analytique » héritée de Descartes, fondée sur l'implicance modo-substantielle et l'univers comme système d'essences, et une « méthode progressive », synthétique, fondée sur l'intuition proprement spinozienne de la causalité immanente (op. cit. , conclusion) . Pour un exposé du débat au sein de l'école allemande, cf. Huan, Le Dieu de Spinoza, cf. chap. 3 : en résumé, 1 o Hegel et Erdmann penchent pour une interprétation subjectiviste des attributs, estimant que si chaque attribut est en soi et conçu par soi, on obtient une diversité irréductible à toute synthèse, mais ils se heurtent à l'objection que l'entendement infini ne peut à lui seul produire cette hétérogénéité ; 2° Herder puis Fischer font l'hypothèse d'une pluralité de forces, tentant ainsi de dépasser l'alternative du for­malisme (renoncement à la réalité des attributs) et du pluralisme (renoncement à l'unité de la substance), mais s'exposant inévitablement au reproche d'arbitraire ; 3° Camerer considère la question indécidable, et conclut à une contradiction inso­luble au sein du spinozisme ; 4° à partir des suggestions de Zulawski et de Windel­band, et sans pour autant prétendre résoudre complètement la question, Huan estime que la diversité des attributs est contemporaine de l'action de Dieu (modi­fication).

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7 . LE RÊVE TRANSFORMISTE DE LA MONARCHIE ABSOLUE

Si l 'attribution fictive à Dieu d'une puissance royale a de telles conséquences, ne faut-il pas que les rois à leur tour aient quelque chose à voir avec le polythéisme et la métamorphose ? Comment l'appel à ne pas confondre la puissance de Dieu et la puissance des rois ne se lirait-il pas dans les deux sens ?

Quand nous lisons la phrase dans l'autre sens, nous quittons la métaphysique pour l 'actualité. Spinoza rédige l 'Éthique au moment où Louis XIV étend progressivement son hégémonie sur l'Europe, obtenant assez vite la préséance sur les souverains d'Espagne, d'Angleterre et sur l'Empereur, pour ne plus se heurter bientôt qu'à la seule résistance des Provinces-Unies et particulièrement de la Hollande. Outre son calvinisme dominant et son insolente réus­site économique, la Hollande représente en Europe l'altérité poli­tique, refuge de toutes les dissidences et de toutes les sectes reli­gieuses ; c'est là aussi que s'impriment libelles et gazettes introduits clandestinement dans le royaume de France1 • En même temps, le régime républicain . est lui-même menacé de l'intérieur par la montée de l'absolutisme monarchique, représenté par le prince d'Orange. Louis XIV, pourtant peu favorable à une restau­ration orangiste par intérêt diplomatique, mène l'expédition puni-

1 . « . . . leur insolence me piquait au vif de tourner toutes mes forces contre cette altière et ingrate nation », écrira Louis XIV dans ses Mémoires (cité par L. Mugnier-Pollet, La philosophie politique de Spinoza, p. 1 76).

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tive1 de 1 672 qui donne le coup de grâce à l'expérience républi­caine2. C'est alors que Spinoza, sollicité par le diplomate Stouppe, décline l'offre d'une bourse royale3 •

Tout se passe donc comme si la phrase sur la puissance de Dieu et la puissance des rois avait pour arrière-fond l'actualité elle­même : le rapport est trop fort pour qu'il s'agisse d'une simple coïn­cidence4. Il semble d'ailleurs que la comparaison ne puisse avoir de sens que si les rois, dans l'imagination du vulgaire, sont déjà distin­gués comme des êtres d'exception, à la limite de l'humain. Mais la remarque resterait à moitié convaincante si Spinoza n'avait lui­même renversé sa formule.

1 . La divinisation des rois

Si nous nous tournons vers l'étude de la monarchie dans le Traité politique (chap. VI-VII) , nous voyons que cette étude s'effectue en deux temps : d'abord l'exposition d'une constitution viable (fundamenta) , puis sa reprise, sur un mode démonstratif. Or au moment où il annonce, au début du chapitre VII, qu'il va

1 . Les Provinces-Unies, se sentant menacées, avaient inspiré la récente Triple­Alliance antifrançaise, à laquelle participaient l'Angleterre et la Suède. Mais au der­nier moment, Louis XIV avait réussi à suborner l'Angleterre en promettant à Char­les II une récompense territoriale et une · aide au rétablissement de l'absolutisme et du catholicisme dans son royaume.

2. Toutes les mises en garde du Traité politique contre le transfert catastro­phique de toute la souveraineté à un chef militaire dans une situation de détresse nationale renvoient évidemment à cet événement récent, et ont pour toile de fond ou grille de déchiffrement les dernières décennies de la République romaine (le prestige d'un Scipion, la dictature de Sylla, puis César. . . ). Cf. VII, 5 et 1 7 ; VIII, 9 ; x, 9.

3 . Colerus rapporte le témoignage des époux Van der Spyck, chez qui Spinoza était logé : il leur aurait dit, après la fameuse visite chez l'occupant français, que « dans les entretiens qu'il avait eus avec M. Stoupe (sic) , cet officier l'avait assuré qu'il s'emploierait pour lui volontiers, et qu'il ne devait pas douter d'obtenir, à sa recommandation, une pension de la libéralité du roi ; mais que pour lui, Spinoza, comme il n'avait pas dessein de rien dédier au roi de France, il avait refusé l'offre qu'on lui faisait, avec toute la civilité dont il était capable » ( Vie de Spinoza, La Pléiade, p. 1 522) .

4. Pierre Macherey suggère déjà ce rapport à l'actualité, dans une remarque qui laisse même entrevoir l'échange entre le Divin et le Royal par lequel, au xvn• siècle, on tend à faire de Dieu un roi et du roi un dieu (vol. 2, p. 6 1 e t n . 2).

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« démontrer avec ordre » ce qu'il n'a fait précédemment qu' « expli­quer », Spinoza commence par la remarque suivante : « Les rois en effet ne sont pas des dieux . . . » (il venait de dire a contrario : « les rois de Perse étaient honorés comme des dieux . . . ») .

Le thème était déjà présent dans le Traité théologico-politique. La confusion du royal et du divin n'est-elle pas d'ailleurs présente en filigrane dans le titre même ? On sait que l'intention de l'ouvrage est de combattre toute immixtion du théologique dans le politique, toute intrusion du clergé dans les affaires de l'État, contre les pré­tentions théocratiques du Consistoire calviniste. Or, de la masse craintive et superstitieuse des hommes, la préface dit qu' « on l'induit aisément, sous couvert de religion, tantôt à adorer les rois comme des dieux, tantôt à les exécrer et à les détester comme un fléau commun du genre humain ».

Suivent alors les propos fameux sur l'absolutisme royal :

« Mais si le grand secret du régime monarchique et son intérêt majeur est de tromper les hommes et de colorer du nom de religion la crainte qui doit les maîtriser, afin qu'ils combattent pour leur servitude comme s'il s'agissait de leur salut, et croient non pas honteux mais suprême­ment honorable de répandre leur sang et leur vie pour satisfaire la vanité d'un seul homme, on ne peut, par contre, rien concevoir ni ten­ter de plus fâcheux dans une libre république, puisqu'il est entièrement contraire à la liberté commune que le libre jugement propre soit asservi aux préjugés ou subisse aucune contrainte. » (Traité théologico­politique, préface, p. 2 1 -22.)

Le lecteur hollandais de 1 670 ne peut que songer au jeune roi de France, que Racine comparait déjà quelques années auparavant à Alexandre1 : le Traité est écrit pendant les préparatifs militaires, offensifs du côté français, défensifs du côté hollandais (Louis XIV a déjà conquis la Flandre) . Dans les années suivant l'invasion, les remarques insistantes du Traité politique sur la légitimité exclusive­ment défensive des guerres2 renverront non seulement au bellicisme antihispanique de la Maison d'Orange mais à l'agressivité de la France dont la Hollande est désormais la victime privilégiée (Spinoza y évoquera nommément Louis XIV dans sa critique

1 . Racine, Alexandre le Grand, dédicace. 2. « Il ne faut faire la guerre qu'en vue de la paix . . . » (VI, 34) ; « On ne peut

contester que la majorité de ce conseil n'aura jamais le désir de faire la guerre . . . » (VII, 7), etc.

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des mariages fauteurs de guerre) 1 : la monarchie absolue est pieuse et belliciste par nature, ce sont là les deux faces de sa mystification.

La remarque initiale de la préface se prolonge dans le cha­pitre XVII, qui donne cette fois des exemples : l 'apothéose d'Auguste, la divinisation des rois perses (comme plus tard dans le Traité politique), Alexandre enfin. Si le rapprochement de Louis XIV et d'Alexandre, à l'époque, tend à devenir un lieu commun2, le Traité théologico-politique donne du conquérant grec une image pour le moins complexe : superstitieux en diable\ quoique habile homme4• L'idée est la suivante : « . . . pour leur sécurité, les rois qui autrefois avaient usurpé le pouvoir ont tenté de persuader qu'ils tiraient leur origine des Dieux immortels. Ils pensaient que si leurs sujets et tous les hommes ne les regardaient pas comme leur semblables mais les croyaient des Dieux, ils supporteraient plus volontiers d'être gouver­nés par eux et se soumettraient facilement. »

Mais vient pour finir la remarque suivante :

« D'autres ont pu persuader plus aisément que la Majesté est sacrée, qu'elle tient la place de Dieu sur terre, qu'elle a été constituée par Dieu et non par le suffrage et le consentement des hommes, et qu'elle est conservée et maintenue par une providence singulière et un secours divin. Des monarques ont pourvu par d'autres moyens de cette sorte à la sécurité de leur pouvoir ; je n'en parlerai pas ici . . . »

Spinoza fait allusion au détournement gallican de la doctrine théologique traditionnelle de l'origine divine de toute autorité (selon la formule paulinienne : Non est potestas nisi a Deo) . Cette doctrine traditionnelle du droit divin est d'ailleurs également récusée au nom de la souveraineté populaire : Spinoza soutient que le droit divin n'existe à proprement parler qu'en fonction d'un transfert de souve­raineté du peuple à Dieu, instaurant la théocratieS, et n'accorde de

1 . Traité politique, VII, 24 : l'allusion vise la Guerre de Dévolution ( 1 667- 1 668), par laquelle la France, à la mort du père de Marie-Thérèse, fait valoir ses droits sur les Pays-Bas espagnols. La paix d'Aix-la-Chapelle, qui en résulte en 1 668, retentit comme un coup d'alarme dans toute l 'Europe, au moment même où Spinoza rédige le Traité théologico-politique.

2. Après Racine, Mignard peint un portrait du roi en Alexandre, etc. 3. Traité théologico-politique, préface. 4. Ibid. , XVII. Mais l'habileté, comme il apparaît au début du Traité politique,

n'est pas une vertu suffisante en politique. 5. Ibid. , XVI, p. 272.

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validité à la formule Non est potestas nisi a Deo que dans le cadre de sa réinterprétation immanentiste1 - deux idées évidemment monstrueuses pour un théologien. Mais dans le texte cité, Spinoza vise plus précisément la version monarchiste du droit divin, autre­ment dit la conception absolutiste du roi vicaire de Dieu.

L'actualité se signale donc à nouveau, puisque cette conception, déjà adoptée par les rois anglais, s'impose définitivement avec sa revendication en France sous le règne de Louis XIV : elle signifie que le pouvoir se transmet directement à Dieu, contrairement à la conception théologique originelle qui affirme seulement la nature divine de la souveraineté mais laisse aux hommes le soin de détermi­ner la forme de son exercice, impliquant par conséquent, dans le cas de la monarchie, un consentement populaire initial (contrat primi­tif) . Cette disparition de la médiation élective entraîne une sacralisa­tion de la personne même du roi, et reconduit tendanciellement à la pratique ancienne de l'apothéose2•

La figure du Grand Roi pourrait donc jouer un certain rôle en filigrane dans le texte de Spinoza3 • Appartenant à la même généra­tion, commençant leur carrière la même année 1 66 1 , l'un par la prise du pouvoir, l 'autre par un commentaire de la grande pensée novatrice de l'époque, on dirait deux points brillants dans un par­fait rapport d'opposition : l'homme-Soleil et l 'expert en lentilles astronomiques. Il est probable que le roi, malgré les approches naï­ves de Colbert et la curiosité du Grand Condé, est resté indifférent à

1 . Cf. Traité politique, II, 2-3 : « La puissance (potentia) des choses naturelles, par laquelle elles existent et, par conséquent, agissent, ne peut être autre chose que la puissance éternelle de Dieu même. » De ce point de vue, origine divine de la potestas et souveraineté populaire se confondent.

2. Tenant son premier lit de justice au Parlement (à l'âge de quatre ans et demi !), Louis XIV s'entend dire : « Le siège de Votre Majesté nous représente le trône du Dieu vivant », les ordres du royaume vous rendent honneur et respect « comme à une divinité visible » (G. Lacour-Gayet, L 'éducation politique de Louis XIV, p. 263). Un peu plus tard, dans Le catéchisme royal d'Antoine Godeau, en 1 650 : « Vous êtes l'image visible de Dieu dans toute son étendue . . . Que votre majesté se souvienne à tout instant qu'elle est un vice-dieu » (cité par J.-P. Nérau­dau, L 'Olympe du Roi-Soleil. Mythologie et idéologie royale au Grand Siècle, p. 1 4) .

3 . Cette suggestion s'orne même d'une anecdote symbolique : le D' Van den Enden, ancien maître de Spinoza, s'installe dans sa vieillesse à Paris dans le quartier de Picpus, pour y fomenter peut-être un attentat contre le roi ; il le paie de sa vie en 1 674. Cf. Paul Vernière, Spinoza et la pensée française avant la révolution, p. 9 1 sq. De là provient la légende d'un voyage de Spinoza en France, et de menaces d'embastillement. P. Vernière se demande si Van den Enden, sous la torture, a nommé Spinoza.

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Spinoza, même si Schuller assure que le Traité théologico-po/itique est « très apprécié de beaucoup de gens en France » 1 • Il suffit que l'Éthique et les deux œuvres politiques l'enveloppent comme une incarnation vivante de la figure à démystifier. Il suffit en outre que le long règne se soit achevé conformément au pronostic du Traité politique à propos des régimes autocratiques : guerre, misère, sur­veillance, intolérance - société transformée en « solitude »2•

2. Absolutisme monarchique et métamorphose

Se pourrait-il dès lors qu'il y eût un rapport entre l'absolutisme monarchique et la métamorphose ? À l'évidence, dans le cas de Louis XIV.

1 o De tous les livres de poésie classique, le plus apprécié au xvn• siècle est Les métamorphoses d'Ovide. On le goûte particulière­ment à Versailles, dont tout le décor s'inspire, sous la férule autori­taire de Le Brun. Mais plus encore, excédant tous les plans, Versail­les témoigne d'une soumission de l'architecture elle-même, pierre, marbre, jusqu'au métal des meubles, au principe de métamorphose : « il n'y a pas un endroit à Versailles qui n'ait été modifié dix fois )), dit la princesse Palatine3 • On oublie parfois que le château existait, et que l'intervention de Louis XIV a consisté, non à le faire cons­truire, mais à le mettre en mouvement, en même temps qu'il affir­mait sa nouvelle conception du pouvoir d'un seul : les transforma­tions de Versailles commencent avec l'absolutisme, en 1 66 1 , et ne cesseront plus jusqu'à la Révolution. Sous le règne même de Louis XIV, ce sont les marques de la fortune et de la volonté royale, qui renvoient du monarque, au point exact où il se veut absolu, l'image d'une multiplicité irréductible4• Cette esthétique offi-

1 . Lettre 70 à Spinoza. Les recherches de Paul Vernière conduisent à plus de scepticisme (ibid. ) .

2 . Traité politique, V , 4 e t VI, 4. 3 . Cité par Joël Cornette, Le palais du plus grand roi du monde, in Versailles, le

pouvoir et la pierre, Les Collections de l'Histoire, n° 2, juillet 1 998, p . 9 . Cf. aussi Ph. Beaussant, Versailles Opéra, p. 69-70 : « Avant Louis XIV, il y a eu déjà trois Versailles. Avec lui, il y aura une métamorphose permanente, une transformation incessante - les Versailles de Le Vau, les Versailles de Mansart, de Robert de Cotte -, un perpétuel chantier dont se plaignaient amèrement les courtisans malmenés. »

4. « Le château fut, en effet, en perpétuelle métamorphose, et les étapes, les transformations, les repentirs de ce royal chantier traduisent les transformations, les affrontements esthétiques, et quelques-uns des enjeux politiques qui marquèrent le

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cielle, qui s'alimente à Ovide, n'a qu'un but : servir la gloire du roi, trouver la symbolique adéquate à la monarchie absolue.

2° L'idéologie absolutiste consiste dans la transmutation fabu­leuse du réel. Louis XIV n'est pas seulement comparé à un dieu, mais à tous les dieux. Voici un exemple d'éloge :

« Votre empire, Sire, subsistera éternellement, comme votre auguste nom ; quoique les dieux se trouvent tous aujourd'hui dans votre palais enchanté, et que leur présence le rende avec Votre Majesté plus consi­dérable que ne fut le Capitole, chacun d'eux s'empresse à me seconder et à embellir ce Temple, dont vous serez toujours le plus bel ornement. Versailles est maintenant un Panthéon ; l'ancien fut bâti par Agrippa qui le dédia à Jupiter le Vengeur : pour moi, Sire, je ne crains point de passer pour flatteur, ni pour profane, en vous faisant la dédicace du nouveau, comme à l'Auguste Apollon de la France . . . Peu s'en faut, Sire, que je n'appelle Votre Majesté le Nouveau Panthéon, puisque sa personne sacrée renferme les perfections des divinités du paganisme, l'intelligence de Saturne, la puissance de Jupiter, la valeur de Mars et l'éclat d'Apollon. » (Guyonnet de Vertron, Le Nouveau Panthéon, ou le rapport des divinités du paganisme, des héros de l 'Antiquité et des Princes surnommés grands aux vertus et aux actions de Louis-Le-Grand, Paris, 1 6861 .)

Le roi est tous les dieux à la fois, Panthéon à lui seul. Mais sur un autre plan, incarnant Jupiter, il constitue autour de lui, à Ver­sailles, un Panthéon. Beaucoup d'historiens ont souligné cette pro­pension à s'entourer de petits dieux secondaires : un roitelet absolu pour la peinture (Le Brun), un autre pour les belles-lettres (Boi­leau), un troisième pour la musique (Lully) . Ce rêve panthéonique, il le projette aussi, diplomatiquement, sur toute l'Europe, aidant partout à l'essor de la monarchie absolue, pourvu que les souve-

Grand Siècle. Les Versailles disent bien plus que l'image trop figée du "roi de gloire" renvoyée par les reflets et les feux des grands miroirs et des lustres de cristal de la galerie des Glaces qui captent chaque soir les éclats du soleil couchant » (J. Cornette, ibid. ) .

1 . Cité par J . -P. Néraudau, op. cit . , p. 65 . L'auteur parle d'un « monothéisme païen » ; nous serions enclin quant à nous à parler d'un polythéisme chrétien . . . Déjà Auguste se plaisait à multiplier ses liens divins : descendant de Vénus, il se faisait volontiers représenter en Mercure, en Apollon, en Jupiter (tenue triomphale). Cf. Paul M. Martin, L 'idée de royauté à Rome, t. 2, p. 426-434. L'auteur avance une idée intéressante : « Avant tout, il fallait parfaire le réconciliation des hommes par celle des dieux » (p. 426-427) . Ainsi, Auguste s'emploie à reconstituer le Panthéon éclaté : Junon, Minerve, Neptune, enfin Bacchus, auquel Antoine s'était identifié, sont réhabilités.

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rains lui fassent allégeance, à commencer par l'Espagnol, l'Anglais, et l'Empereur bien entendu.

3° La vie même de ce roi est ponctuée de revirements spectacu­laires qui s'apparentent à la métamorphose1 : celle de la fin des années 1 650, où le souverain joueur de guitare et amateur de chasse, politiquement irresponsable, se mue à la surprise générale en politi­cien inventif et méthodique ; celle des années 1 680, où le maître de l'Europe, baroque et libertin, passe à la dévotion.

4° Jusqu'en 1 670, le ballet fut le divertissement préféré de Louis XIV. Il y joua lui-même n'importe quel rôle : Apollon sans doute, mais aussi Hercule, Alexandre, tel empereur romain, et encore un berger, un fou, un Maure, et même des rôles féminins. Ce sont autant de transfigurations successives du corps du roi : ce qui en litté­rature et en peinture n'est que métaphore devient ici métamorphose vivante2• Cette dernière affecte bien entendu le contenu même des ballets, qui puisent beaucoup dans la mythologie. Le ballet a enfin un rôle politique notoire : le roi y assigne chacun à sa place, signifiant notamment aux nobles leur transformation en courtisans.

À tous égards, Louis XIV est la grande incarnation concrète de la transformation, celle en laquelle se condensent tous les éléments du problème soulevé par Spinoza. Du vivant de ce dernier, l'image mythologique du roi connaît un vif succès. Elle connaîtra ultérieure­ment une crise, pour plusieurs raisons : elle tourne au lieu commun ; certains répugnent à cet usage politique de la mythologie, ou bien tout simplement à la divinisation de l'autorité royale ; enfin elle semble à d'autres encore trop faible pour exprimer le miracle qui se réalise dans le corps royal . Car la métamorphose est inhérente au monarque absolu non seulement parce qu'il est censé cumuler tous les talents, mais aussi et surtout par ce double corps qui fait de lui une autre Incarnation, celle de la nation. Or ce mystère, ce miracle permanent semble à beaucoup au-delà de toute figuration3 •

1 . Cf. à ce sujet Philippe Beaussant, op. cit. , p. 54 sq. 2. Jean-Pierre Néraudau, op. cit. , p. 1 1 9 . Et Ph. Beaussant, op. cit. , p. 65 :

« Ainsi, Les Plaisirs de l 'Isle enchantée sont un théâtre, mais ce n'est pas une repré­sentation. C'est une transmutation, une translation à l'échelle épique et mythique du personnage royal et de son entourage. »

3 . Le goût monarchique pour Ovide invite enfin à s'interroger, chez Ovide même, sur un éventuel rapport des Métamorphoses à la politique. Cette interroga­tion déborde notre propos, mais il est à noter que Spinoza a laissé deux indices, peu concluants il est vrai : l'étrange définition d'Ovide . auteur de « choses politiques » , qu'on tient parfois pour un lapsus, et la référence à la divinisation d'Auguste (Traité

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Le rapport de la monarchie à la transformation doit maintenant être vérifié dans les analyses que Spinoza consacre à ce régime. Celles-ci, nous allons le voir, n'ont de cesse de dénoncer une chimère politique, un régime qui n'existe que dans le rêve d'un souverain et d'une population.

3. L 'absolutisme royal selon Spinoza : une quintuple chimère

Le rappel que « les rois ne sont pas des dieux » n'est pas secon­daire, et ce n'est pas en vain que Spinoza le place en tête de sa démonstration des fondements optimaux du régime monarchique, dans le Traité politique. L'originalité de la démarche est à présent bien connue : d'une part, toute la démonstration repose sur l'impossibilité de fait et de droit de l'absolutisme royaP , et en révèle le mensonge : la réalité d'un tel régime impliquerait en effet que les rois soient des dieux ; d'autre part, c'est précisément au nom d'une conception absolutiste de la souveraineté que Spinoza mène la démystification, et c'est elle qui oriente l'effort d'optimisation vers une constitution aux antipodes de l'absolutisme royaF. Nous ver­rons enfin que toute l'analyse de la monarchie est traversée d'un autre thème argumentatif qui en est le contrepoint : non plus l'impossibilité du règne d'un seul et son défaut d'absoluité, mais sa dérive tyrannique et barbare, avatar politique du « rêve les yeux ouverts » qui est la condition la plus commune des hommes, rien de moins en l'occurrence que la tendance triomphante en Europe

théologico-politique, respectivement VII, p. 1 5 1 , et XVII, p. 28 1 ) . Rappelons la colère d'Auguste et la sentence de relégation qui s'abat pour toujours sur le poète en l'an 8, au moment où il achève les Métamorphoses. Sans revenir sur les raisons de cette sanction, qui ne seront sans doute jamais pleinement élucidées, il est permis de tenir Ovide pour un témoin particulièrement perspicace de la grande mystification politique dont il est le contemporain : l'instauration progressive d'un régime monar­chique sous le couvert d'une restauration républicaine (le Principat). Les derniers vers des Métamorphoses évoquent précisément l'avènement d'Auguste (Spinoza, pour sa part, y fait allusion à la fin du chapitre XVIII du Traité théologico­politique). Comme l'écrit Néraudau, « Ovide place la métamorphose d'Auguste dans la lignée des autres métamorphoses qui sont incroyables et il fait entrer le pouvoir du Prince dans le monde agité que crée sa poésie. Il pousse à l'extrême les ambitions mythologiques du pouvoir . . . » (préface aux Métamorphoses, p. 1 9-2 1) .

l . Cf. J. Préposiet, Spinoza et la liberté des hommes, p. 232-233 ; A. Matheron, Individu et communauté chez Spinoza, p. 404.

2. Cf. E. Giancotti, La teoria dell'assolutismo in Hobbes e Spinoza, Studia Spi­nozana, I, 1 985 , p. 23 1 -255.

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- Hollande comprise - au moment où Spinoza écrit. Qui peut croire qu'un homme puisse se tenir au-dessus des passions humaines, et n'avoir d'yeux en toutes circonstances que sur le bien commun ? « Nul en effet n'est si vigilant qu'il ne dorme parfois )) , c'est-à-dire en vienne à confondre le privé et le public ! .

L'étude de la monarchie comporte deux volets, chapitre VI et chapitre VII. Les trois premiers paragraphes du chapitre VI ont un statut incertain : ils contiennent des remarques générales qui sem­blent prolonger les chapitres précédents, et pourtant Spinoza glisse insensiblement vers le cas de la monarchie, comme il apparaît au milieu du § 3 . Nous croyons que les quatre premiers paragraphes forment une introduction spécifique au problème de la monarchie, un ensemble de prémisses qui dessinent un cadre problématique que le lecteur devra garder en mémoire tout au long de l'étude : est-il vrai que la monarchie soit la solution par excellence du pro­blème politique ? Ces prémisses peuvent être ramenées à deux principales.

1 o La multitude, mue par sa crainte de la solitude, désire l'état civil, et ne l'obtient qu'à condition de consentir à se laisser conduire « comme par un seul esprit )) (una veluti mente) 2. En conclure que la solution est dans le règne d'un seul, ce serait s'appuyer indûment sur l'expérience, qui montre que la pérennité des monarchies absolues se paie d'une pseudo-concorde obtenue par l'intimidation, d'une paix qui n'est qu' « absence de guerre )) (belli privatio) , et qui mérite en réalité les noms de « barbarie )) et de « solitude ))3 • La monarchie apparaît donc implicitement comme une solution politique contra­dictoire : fuir la solitude pour une autre forme de solitude.

2° Les hommes étant soumis aux passions, d'une part la condi­tion sous laquelle ils peuvent se « convenir )) est la formation d'un « affect commun ))\ d'autre part il n'est pas réaliste de confier le soin du « salut commun )) à un homme seul (monarchie absolue), en attendant de lui une abnégation dont personne ne s'estime capable5• En outre, cet état de passion explique que la propension

1 . Traité politique, VI, 3 . 2. Ibid. , l . 3 . Ibid. , 4 (et déjà IV, 4). 4. Ibid. , VI, l. 5 . Ibid. , 3. A la fin du chapitre précédent, Spinoza expliquait que l'intention de

Machiavel dans le Prince était peut-être de « montrer combien une multitude doit se garder de confier totalement son salut à un seul homme ».

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aux discordes soit aussi forte que le désir de concorde, d'où une tension perpétuelle, peut-être inévitable1 , qui se résout le cas échéant par un renversement de l'autorité qui est moins la dissolu­tion pure et simple de l'État que la mort d'une forme politique au profit d'une autre forme (de même que la mort individuelle, d'après l'Éthique, n'est pas nécessairement une décomposition cadavérique mais peut être une transformation)2. Pourquoi le thème de la transformation survient-il ici ? Pour le comprendre, · il suffit de regarder les exemples d'affects communs aptes à unir les hommes : l 'espoir et la crainte, dont tout le Traité théologico­politique montrait qu'ils constituent le ressort de l'obéissance, mais aussi le « désir de tirer vengeance d'un dommage subi en com­mun », en rapport direct avec le sentiment d' « indignation » qui anime les insurrections contre le tyran3•

On notera que la révolte, comme dans le cas des adolescents, est pour Spinoza une conduite vindicative, triste, impuissante, qu'il n'y a cependant aucun sens à condamner puisqu'elle émane d'individus poussés à la limite de ce que leur nature peut supporter par des individus « pénibles » qui sont de faux éducateurs - parents, prédicateurs, tyrans (« Si la foule, d'ailleurs, n'a aucun sens de la mesure, si elle est redoutable à moins qu'on ne la frappe de terreur, c'est que la liberté et l'esclavage ne se mélangent pas facilement. »4) . Placé devant l'alternative de la négation de soi et de la révolte, ce sursaut négatif est l'ultime signe de santé du conatus.

Le régime monarchique, lorsqu'il se veut le règne absolu d'un seul, est donc d'emblée placé sous les deux signes de la contradic­tion et de la transformation. Voyons maintenant sous quels aspects se manifeste cette double tendance.

1 . Ibid. . 2 et 4. 2. Ibid. , 2. 3. Ibid. , III, 9 : « Voici enfin la troisième considération : n'appartiennent pas au

droit du corps politique les mesures qui soulèvent une indignation générale. Il est certain en effet que, sous l'impulsion de la nature, les hommes se liguent entre eux (in unum conspirare) soit à cause d'une crainte commune, soit par le désir de tirer vengeance d'un dommage subi en commun. » La crainte commune renvoie ici à la solitude de l'état de nature, et l'on remarquera que Spinoza, dans le Traité théologi­co-politique, XVI (latin, p. 1 77), définissait l'acte contractuel dans les mêmes ter­�es : in unum conspirare. Sur l'indignation, cf. également Traité politique, IV, 4, et Ethique, III, 22, sc. et déf. aff. 20. .

4. Traité politique, VII, 27. Spinoza ajoute que la pratique du secret d'Etat ne fait rien pour permettre aux gens d'élever le niveau de leur jugement politique.

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4. Première chimère : derrière le roi, les favoris et la cour

Spinoza insiste d'abord sur l'impossibilité de régner seul, d'où le paradoxe intrinsèque de la monarchie. La question n'est pas seulement celle de la rationalité du gouvernement, mais de sa pos­sibilité pratique. « Croire qu'il est possible à un seul homme de détenir le droit souverain du corps politique, c'est vraiment com­mettre une grave erreur. »1 La charge de l'État dépasse à tous égards la puissance d'un seul homme : penser à tout à chaque ins­tant, être compétent sur tout, se faire obéir de tous. Dès lors, après que le salut commun lui a été « confié de façon absolue » ( absolute committatur p, cet homme doit s'entourer de généraux, de conseillers, d'amis, « à qui confier ( committit) son salut et celui de tous »3• Il s'agit donc d'un second transfert de souveraineté, par lequel le roi, tenant à l'écart la multitude des hommes, trahit la foi ou la promesse jurée (fidei) , et s'en remet à son tour à la loyauté (fide) d'un petit nombre, capable de traiter les affaires et de faire obéir la masse4• « Ainsi, un État qui passe pour une monarchie absolue est en fait, dans son fonctionnement, aristocratique ; non certes ouvertement, mais de façon occulte : donc le pire qui soit. »5 À peine formé, le régime est immédiatement et par la force des choses transformé, selon la logique de la métamorphose mytholo­gique : sous la forme, une autre forme. Et par un jeu d'emboîtements successifs passablement baroque, il se peut même que le roi ait à craindre un troisième transfert, opéré cette fois-ci par son entourage : « Moins les conseillers sont nombreux, plus ils sont par conséquent puissants, et plus le roi doit redouter le dan­ger de les voir transférer la souveraineté à quelqu'un d'autre . . . En outre, si tout le pouvoir

·a été transféré de façon absolue à un

seul homme, on peut encore plus facilement le transférer de l'un à l'autre. »6

1 . Ibid. , VI, 5 . 2 . Ibid. , 3 . Sur l'impossibilité pour un seul homme de penser simultanément à

toutes les affaires et d'être compétent sur tout, cf. respectivement VII, 3 et 5 . 3 . Ibid. , 5 4. Ibid. , 3. Sur la nécessité dans laquelle se trouve le roi de compter sur la

loyauté de ses soldats, cf. VII, 1 2. La fides est également évoquée à propos du trans­fert absolu à un chef militaire : cf. VII, 1 7 .

5. Ibid. , 5. Cf. E. Balibar, Spinoza et la politique, p. 87. 6. Ibid. , VII, 14 . Spinoza ajoute, citant ,Tacite, que « deux simples soldats ont

entrepris de donner un nouveau maître à l'Etat romain et y sont parvenus » (allu-

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En effet, la logique des passions veut que le règne d'un seul sus­cite l'envie, et que le roi, en même temps qu'il doit fatalement se fier, ait à se défier de tous. Cette contradiction place le soi-disant souve­rain dans un rapport de crainte réciproque avec ses sujets, et le dis­trait nécessairement de la considération du bien commun en l'entraînant à « tendre des pièges » et à faire du secret d'État le prin­cipe de sa politique1 • L'État est ainsi engagé dans la spirale de la tyrannie, le monarque étant facilement destitué, à la faveur ou nom d'un soulèvement populaire contre l'oppression, au profit d'un autre

sion à l'avènement d'Othon - la formule de Tacite ne se trouve pas au chapitre 5 de la 1re partie des Histoires, comme l'indique Appuhn, mais au chapitre 25). Cette phrase est également citée dans le Traité théologico-politique, n. XXXV.

1 . Ibid. , VI, 6 ; VII, 27 et 29. Il y a là, bien entendu, toute une critique de la conception baroque de la politique, annoncée dès le dé,but du Traité politique (1, 2). Cf. Naudé, Considérations politiques sur les coups d'Etat, avec le commentaire de Louis Marin, « Pour une théorie baroque çle l'action politique », p. 23 sq. ; et Michel Senellart, Machiavélisme et raison d'Etat, p. 55 (sur Naudé et sa recherche d'un « machiavélisme légitime ») et 99 (sur le rapport de Spinoza à �achiavel et son analyse « antityrannique »). Le problème de la légitimité du coup d'Etat est envisagé par Spinoza au chapitre X du Traité politique, dans une polémique avec Machiavel au sujet de l'institution de la dictature dans la République romaine. Spinoza l'analyse comme une transformation périodique de la république en monarchie, avec le risque que celle-ci se pérennise : « Certes, puisque le pouvoir <j.u dictateur est absolument celui d'un roi, il n'est pas sans grand danger pour l'Etat républicain qu'il puisse de temps à autre se changer en Monarchie (in Monarchicum - sous­entendu imperium - mutarz), même si c'est pour une période aussi brève que l'on voudra » (X, 1). Il citl) peu après le cas de Scipion, et lorsqu'il évoque, dans sa cri­tique du jugement posi�if de Machiavel sur la dictature en tant que remède rame­nant périodiquement l'Etat à ses fondements, le risque de « tomber de Charybde en Scylla », on est presque tenté d'entendre Sylla. Finalement le risque se concrétise avec Auguste, comme il l'indique dans le Traité théologico-politique, XVI, p . . 3 1 0 : « . . . jusqu'à ce qu'enfin le pouvoir revînt à un monarque dont le nom seul fut changé, comme en Angleterre » . Sous le couvert en effet d'un retour à la vertu répu­blicaine, l' instauration du Principat équivaut à une transformation monarchique, le nom servant à mystifier le peuple romain dont l'odium regni était légendaire, mais qui n'avait gardé de haine, après tant d'années de guerre civile, que pour le nom de roi. Cromwell, un peu différemment d'Auguste puisqu'il restaure et non instaure la monarchie (Spinoza explique que le peuple · romain ne s'était jamais habitué à la monarchie, tuant trois de ses six rois), prend le nom de Lord Protector. Curieuse­ment, s'agissant de Rome, la véritable transformation n'est pas celle invoquée (la Révolution de 509 mettant fin à la tyrannie des rois étrusques), mais la transforma­tion augustéenne comparée non sans équivoque avec la pseudo-transformation de la Révolution anglaise. Les choses deviennent plus claires dans le Traité politique, où le problème central est désormais la dérive monarchique suicidaire de tout Etat (VII, 1 2), tandis que l'histoire romaine devient la référence principale (cf. surtout VIII, 9 et X, 10) . - Sur la crainte réciproque qu'entraîne la prétention de régner seul et la spirale tyrannique, cf. A. Matheron, Individu et communauté chez Spinoza, p. 405-420, et E. Balibar, Spinoza l'anti-Orwell, La crainte des masses, in La crainte des masses, p. 57-99.

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qui se méfiera davantage encore. C'est dans ce cadre, décrit dès le Traité théologico-politique, que s'inscrit le jugement pessimiste de Spinoza sur les révolutions, dont nous parlions en introduction1 • Un tel engrenage non seulement réduit les hommes en esclavage, mais ôte toute liberté au chef de l'État.

La contradiction inhérente à l'absolutisme royal conduit Spi-noza à cette conclusion paradoxale :

« Il suit de tout cela que le roi relève d'autant moins de son propre droit et a des sujets d'une condition d'autant plus misérable qu'il reçoit de façon plus absolue le droit du corps politique. C'est pourquoi il est nécessaire, pour assurer à un État monarchique la stabilité requise, de l'installer sur des fondements solides : ils lui serviront de base, ils four­niront la sécurité au monarque et la paix à la multitude ; et ils seront tels que le monarque relève de son propre droit pour autant qu'il veille au salut de la multitude. » ( Traité politique, VI, 8 . )

C'est donc par réalisme, et non par utopi�, que Spinoza invite le monarque, non à se dessaisir d'une autorité absolue qu'il rêve mais qu'il n'a pas, mais à s'éveiller justement de son rêve, qui tourne au cauchemar aussi bien pour ses sujets que pour lui.

On sent pourtant que Spinoza hésite entre deux visions, entre deux pronostics : la spirale furieuse de l'ambition de pouvoir et de la crainte réciproque, qui fait de l'absolutisme royal un régime ins­table et suicidaire (« nul n'a longtemps exercé un pouvoir de vio­lence, un pouvoir modéré dure », selon Sénèque)2 et la chape de plomb silencieuse du despotisme oriental ( « En effet, aucun État ne s'est maintenu aussi longtemps sans changement notable que celui des Turcs, et, en revanche, aucun n'a été moins durable et n'a connu plus de séditions que les États populaires, ou démocra­tiques »3) . Il est symptomatique que, dans le second cas, Spinoza abandonne l'argument pragmatique pour un argument normatif : l'ordre certes, mais à quel prix ? Il n'invoque plus la ruine probable du régime, mais l 'enfoncement dans la barbarie ; non plus le destin funeste du tyran, mais le devenir-inhumain de ses sujets4•

1 . Cf. Traité théologico-politique, XVII, p. 279 et XVIII, fin. 2. La phrase, citée deux fois dans le Traité théologico-politique (V, p. 1 06

et XVI, p. 267), n'est pas reprise dans le Traité politique où le thème du suicide poli­tique du tyran est pourtant très présent, ainsi que la figure sous-jacente de Néron.

3 . Traité politique, VI, 4. 4. C'est arbitrairement, nous semble-t-il, qu'A. Matheron enchaîne les deux

issues comme deux moments d'une même logique (Individu et communauté chez Spi­noza, p. 4 1 8).

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5. Deuxième chimère : le rêve tyrannique de transformer la nature

Quand Spinoza traite pour la première fois de la barbarie, c'est­à-dire de ce régime de paix apparente où les sujets ne se soulèvent pas parce qu'ils sont terrorisés, « paralysés par la crainte »1 (metu territi) , il invoque l'idée d'une vie réduite à « la circulation du sang et autres fonctions communes à tous les animaux »2, par oppo­sition à une vie digne d'être appelée humaine, qui se définit avant tout par la raison, c'est-à-dire « la vertu et la vie véritables de l'esprit » (dans le Traité théologico-politique, Spinoza remarquait qu'il y a toujours des gens pour ne songer qu'à s'enrichir et à se remplir l'estomac, prêts pour cela à toutes les compromissions : ceux-là s'accommodent aisément d'un tel régime qui, en retour, s'appuie sur eux)3• On songe à ce passage du scolie IV, 39 : « Je n'ose nier en effet que le corps humain, bien que le sang continue de circuler et qu'il y ait en lui d'autres marques de vie, puisse néan­moins changer sa nature contre une autre entièrement différente. » Bien entendu, le contexte est maintenant celui de la différence spéci­fique, non plus individuelle : des hommes réduits à l'état de bêtes. Spinoza s'autorise ce tour de langage à titre de fiction rhétorique et polémique, mais en même temps - un peu comme chez Ovide par­lant de l'amour - l'image de la transformation correspond bien à la réalité d'une nature portée à ses limites, sur le point de s'oublier, rêvée autre par le tyran, se rêvant elle-même autrement.

En effet, quand Spinoza demande si le souverain est lié par les lois, il répond d'abord non, conformément au droit romain (selon une maxime traditionnelle, princeps legibus solutus, « le prince est délié des lois ») . Mais c'est pour distinguer ensuite entre les lois civi­les et les lois naturelles : il peut bien changer la législation, lui seul est d'ailleurs habilité à le faire, mais dans des limites telles qu'il ne se suicide pas en tant que souverain, et entraîne ainsi tout le corps politique dans sa chute. La Civitas est réellement comparable à un corps naturel, et la vieille métaphore médiévale, reprise par Machia­vel et Hobbes et constamment présente dans le Traité politique, en est à peine une : comme tout corps, l 'État (Civitas) , autrement dit la multitude unie, formée, n'a d'essence ou d'identité que par la loi

1 . Ibid. , V, 4. 2. Ibid. , V, 5. 3 . Traité théologico-politique, XX, p. 332.

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fondamentale ou l'ensemble de lois formant législation qui le cons­titue. De sorte qu'à son niveau, par l'un de ces tours logiques dont Spinoza a le secret, lois civiles et lois naturelles se confondent, le souverain s'avère tout à fait lié par les lois (à moins que l'État ne se trouve dans le cas où sa survie dépend d'une réforme constitution­nelle, analogue à la magna ipsius mutatio d'un corps nécessaire à son adaptation à des conditions nouvelles1 : si le souverain est seul habi­lité à en prendre la décision, le jugement en quelque sorte immanent de l'opportunité de celle-ci est rendu par la réaction de la multitude, selon qu'elle y consent ou non2) :

« En effet, si l'Étae n'avait pas été lié par ces lois ou ces règles sans les­quelles un État n'est pas un État, il faudrait alors le considérer non comme une chose naturelle, mais comme une chimère. Donc l'État pèche quand il accomplit ou laisse faire des actes qui peuvent causer sa ruine, et dans ce cas nous disons qu'il pèche au sens où philosophes et médecins disent que la nature pèche ; et en ce sens nous pouvons dire que l'État pèche quand il agit contre le commandement de la raison. Il relève en effet de son propre droit au sens le plus fort lorsqu'il agit selon le commandement de la raison (chap. III, art. 7) ; dans la mesure donc où il agit contre la raison, il se manque à lui-même et il pèche. On pourra le comprendre plus clairement si on considère ceci : quand on dit que chacun peut faire ce qu'il veut d'une chose qui relève de son droit, ce pouvoir doit se définir non par la seule puissance de l'agent, mais aussi par l'aptitude du patient. Si par exemple je dis que je puis à bon droit faire ce que je veux de cette table, je n'entends certes pas par là que j 'ai le droit de lui faire manger de l'herbe ! Ainsi, bien que nous disions que les hommes relèvent du droit de l'État et non du leur, nous n'entendons pas par là qu'ils abandonnent ainsi leur nature humaine pour en revêtir une autre ( quod homines naturam humanam amittant, et aliam induant) ; ni, par conséquent, que l'État ait le droit de faire que les hommes s'envolent, ou bien - ce qui est tout aussi impossible - que les hommes considèrent avec respect ce qui provoque le rire ou le dégoût. Il existe certaines circonstances dans lesquelles l'État inspire aux sujets la crainte et le respect ; lorsqu'elles disparaissent, la crainte et le respect disparaissent aussi et l'État en même temps. (Traité poli­tique, IV, 4.)

1 . Éthique, IV, appendice, chap. 7. 2. Traité politique, IV, 6. 3 . Par souci de clarté, nous substituons ici, pour le mot civitas, « État » à

« corps politique », bien que le choix de P.-F. Moreau, d'après la remarque que nous venons de faire, soit fondé.

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Ce passage commence par mettre en garde contre une « chi­mère >> : croire que l'État puisse se soustraire aux conditions d'une certaine nature en général, autrement dit ne pas dépendre quant à l'essence ni quant à l'existence d'un certain nombre de lois qui sont les lois de sa nature ; croire en somme que l'État soit chose surnatu­relle. Il se termine par la mise en relief d'une tentation transformiste inhérente à la tyrannie : intimer aux hommes une conduite contraire à leur nature et qui s'adresse à des êtres constitués autrement qu'eux - en d'autres termes, rêver les yeux ouverts que les hommes puissent changer de nature1 • Et lorsque Spinoza tente un rapprochement entre tyrannie politique et tyrannie domestique, dans un passage qui semble viser directement Hobbes et dont nous avons parlé dans l'étude précédente, il évoque précisément une transformation du droit paternel en pure domination (Jus paternum in dominium mutare) , les parents devenant des maîtres et les enfants des esclaves2•

Dans le chapitre précédent, Spinoza donnait des exemples de cette conduite contraire à la nature humaine à laquelle le roi devenu tyran essaie d'acheminer les hommes :

« par quelles récompenses, par quelles menaces peut-on inciter un homme à aimer ce qu'il hait, ou à haïr ce qu'il aime ? Il faut aussi ran­ger au nombre de ces actions celles qui répugnent assez à la nature humaine pour qu'elle leur préfère n'importe quel mal : porter témoi­gnage contre soi-même, se torturer soi-même, assassiner ses parents, ne pas s'efforcer d'éviter la mort - et autres actions semblables, à quoi personne ne peut être incité par des récompenses ni par des menaces. >> (Traité politique, III, 8 .)3

Spinoza insiste en somme sur les limites naturelles de l'autorité, qu'il dit être en même temps les limites naturelles de l 'obéissance. La transgression tyrannique porte sur la nature en général ou la raison, et c'est pourquoi, dans la même page, Spinoza la qualifie de « délire >> et de « folie >> . D'où la conclusion subtile selon laquelle l'État n'est pas lié par ses lois, puisque les lois naturelles auxquelles il est tenu ne relèvent pas du droit civil mais du droit naturel, autre­ment dit du droit de guerre, qui s'exerce dans les deux sens : droit absolu du souverain à l'égard des sujets (obéissance aux lois sans

1 . Frédéric II Hohenstaufen, précurseur au XIII' siècle de l'absolutisme royal moderne, était réputé immutator mundi, celui qui peut changer le monde.

2. Traité politique, VI, 4. 3. Cf. également Traité théologico-politique, XX, p. 332.

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lesquelles la communauté se dissoudrait), droit sans contradiction des sujets à l'égard du souverain - dès lors que ce dernier trans­gresse les limites de l'obéissance et porte atteinte à la communauté comme telle. Et il invoque explicitement le suicide pour faire com­prendre que le respect de ces lois naturelles ne contraint nullement le souverain, en tant du moins qu 'il est souverain (car en tant qu'il commande à une chimère, il peut se rêver contraint, en effet, par la Nature) :

« l'État n'y est pas tenu par une autre raison que celle qui fait que l'homme à l'état naturel, pour relever de son propre droit, est tenu de ne pas se tuer : cette prudence n'a rien d'une obéissance ; elle n'est que la liberté de la nature humaine » (Traité politique, IV, 5).

Le tyran est donc suicidaire, non pas en tant qu'individu mais en tant que souverain incarnant l'État tout entier (bien que, de Néron à Hitler, le cumul soit possible) .

Inutile d'insister sur l'étrangeté que revêt, après le xx• siècle, cette croyance dans le pouvoir de la contradiction. Il vaut mieux se demander si cette croyance n'est pas déjà deux fois battue en brèche : par la théorie de l'individualité, dont le programme est de déterminer ce qu'un corps et par conséquent un esprit peuvent supporter « sans aucun changement de forme )) 1 , une fois dit qu' « on ne sait pas ce que peut un corps )), suivant la formule que Gilles Deleuze a su mettre en relief2 ; et par le concept de « flotte­ment de l'âme )) (fluctuatio animi) , qui substitue à la question « y a-t-il contradiction ? )) la question « jusqu'où va l'ambivalence ? ))3 • Qu'est-ce que peut un corps ? Jusqu'où va une ambivalence ? Les réponses à ces questions ne peuvent être qu'empiriques, histo­riques, transgressant la conviction que l'expérience a déjà tout montré4•

Il faut même aller plus loin. Spinoza a envisagé que « si des hommes pouvaient être privés de leur droit naturel à ce point qu'ils n'eussent plus par la suite aucune puissance, sinon par la volonté de ceux qui détiennent le droit souverain, alors en vérité la pire violence contre les sujets serait loisible à celui qui règne ; et je

1 . i;thique, Il, lemmes 4-7 et scolie, après la proposition 1 3 . Cf. supra, chap. 2. 2. Ethique, III, 2, sc. Cf. Gilles Deleuze, Spinoza et le problème de l 'expression,

chap. X!V (« Qu'est-ce que peut un corps ? ))) . 3 . Ethique, III , à partir de la prop. 1 7 . 4. Traité politique, 1, 3 .

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ne crois pas que cela ait jamais pu venir à l 'esprit de personne » 1 • Et il a averti que, « sans que l 'entendement y contredise le moins du monde, nous pouvons concevoir des hommes qui n'aient de croyance, d'amour, de haine, de mépris, ni ne soient en proie à aucun affect, sinon par le seul droit de l'État »2• On perçoit une réticence et en même temps un courage devant une possibilité que l'esprit répugne à admettre, mais qu'il n'a pas de vraie raison d'exclure. Toutefois le plus profond n'est peut-être pas là, mais dans le texte suivant :

« Je le reconnais, plus d'un a l'esprit occupé de préjugés tels et d'une manière presque incroyable que, sans être directement placé sous le commandement d'un autre, il est suspendu à la parole de cet autre à ce point qu'on peut dire à juste raison qu'il appartient à cet autre ; quel que soit cependant le talent dont on ait su faire preuve en cette affaire, encore n'est-on jamais parvenu à ce que des hommes ne fassent plus l'expérience que chacun abonde dans son propre sens, et qu'entre les têtes la différence n'est pas moindre qu'entre les palais. » (Traité théo­logico-politique, XX, p. 327-328, latin p. 225 .)

Ce jugement-là, nul ne saurait prétendre avec sérieux qu'il ait été rendu caduc par l'Histoire. Il maintient non pas une lueur utopique dans le désastre, mais la confiance dans une aptitude infinie et infi­niment subtile de la vie à se dérober à sa propre négation, capacité presque anonyme, impersonnelle, involontaire chez l'être terrorisé, de dévier jusque dans le consentement, d'être à la lettre incorrigible. C'est certainement un paradoxe, mais non pas une contradiction, chez ce penseur qui a tant médité sur l'insoumission dramatique des peuples (Hébreux et surtout Romains), sur l'inaptitude à se discipli­ner et par là à accomplir un premier pas vers la liberté, d'avoir au bout du compte parié sur une insoumission irréductible comme vita­lité et liberté dernières sous la terreur3 • L'homme est cette nature complexe à la fois désespérément fragile et d'une résistance ines­pérée, dont le spectre du comportement politique va de la compul­sion panique et suicidaire à remettre son sort entre les mains d'un

1 . Traité théologico-politique, XVII, p. 277-278 . Nous soulignons. 2 . Ibid. , p. 279 (latin p. 1 88). Nous soulignons. 3. Nous rejoignons pleinement la conclusion d'Étienne Balibar dans Spinoza,

l'anti-Orwell, op. cit. , p. 95-99 (« le minimum incompressible », capacité de résister logiquement liée à l'individualité comme telle).

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homme providentieP , à l 'attachement irréductible pour une liberté dont il n'a pourtant qu'une représentation illusoire (une lueur d'éveil sous le « rêve les yeux ouverts », un aperçu comme à travers les nuages, qui tient au simple fait qu'il existe, et qu'il existe par conséquent sous une certaine nature) .

6. Troisième chimère : changer les décrets (et la théorie du double esprit du roi)

Le rappel de l'humanité des rois révèle une autre contradiction inhérente à l'idée monarchique : elle prétend faire coïncider la volonté individuelle, régie par les passions et dès lors versatile, et la loi, qui enveloppe l'idée de constance. Si bien qu'il n'est pas besoin d'invoquer un discours venant par après justifier la monarchie en mystifiant le commun des mortels : la mystification s'inscrit en germe dans sa logique même. Avant Locke, Spinoza énonce que la monarchie absolue ne saurait compter parmi les formes politiques, parce qu'elle est en contradiction avec l'idée même d'État2•

La contradiction se résoudrait si la volonté du souverain pouvait être constante, si l 'aptitude royale à la décision pouvait se séparer de son risque inhérent, le caprice. On sait que l'essor de la monarchie absolue s'est historiquement fait sous cette condition, qui ne limitait cependant aucunement le droit du souverain : le pouvoir était censé être absolu mais non pas pour autant arbitraire, puisque

1 . Traité politique, X, 10 : « Ceux qui, terrifiés par la crainte de l'ennemi, ne peuvent être arrêtés par aucune crainte, se précipitent à l'eau ou se jettent dans les flammes pour échapper au fer de l'ennemi . Donc aussi bien organisé que soit un corps politiq�e, aussi bien établi que soit son Droit, dans les moments de pire détresse de l'Etat, lorsque tous, comme il arrive, sont pris d'une terreur panique, alors tous approuvent ce que la crainte présente leur persuade, sans tenir compte ni de l'avenir ni des lois ; tous les visages se tournent vers un homme célèbre par ses victoires, on le place au-dessus des lois, on prolonge sa domination sur l'État (exemple désastreux), on confie, à sa loyauté la république tout entière - ce qui, assurément, causa la ruine de l'Etat romain tout entier. » Sous les traits d'Auguste, c'est bien sûr Guillaume d'Orange qui transparaît.

2 . Cf. Locke, Traité du gouvernement civil, § 90 : « Il paraît évidemment, par tout ce qu'on vient de lire, que la monarchie absolue, qui semble être considérée par quelques-uns comme le seul gouvernement qui doive avoir lieu dans le monde, est, à vrai dire, incompatible avec la société civile, et ne peut nullement être réputée une forme de gouvernement civil. »

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le roi restait assujetti à des devoirs chrétiens ; la volonté royale était tout à la fois garante de la coutume ou de la « loi fondamentale >> , et juridiquement illimitée ; et le combat des rois en faveur du pou­voir personnel s'est notamment concentré sur la question de la pres­tation de serment, contestée au nom de la seule responsabilité per­sonnelle devant Dieu 1 •

Pour Spinoza, il ne peut s'agir l à que d'une mystification. Il invoque le témoignage de l'Histoire : les Perses, par exemple, avaient beau honorer leurs rois comme des dieux, ils ne leur accor­daient pas pour autant le droit de changer les lois2• La réexposition démonstrative de l'analyse de la monarchie, au chapitre VII du Traité politique, éclaire sans ambiguïté les propos initiaux sur le rap­port du souverain et des lois :

« En effet, les fondements mêmes de l'État doivent être tenus pour les décrets éternels ( aeterna decreta) du roi ; ainsi ses ministres font preuve d'une entière obéissance en refusant d'exécuter un ordre incom­patible avec les fondements de l'État . On peut le montrer clairement par l'exemple d'Ulysse . . . » (Traité politique, VII, 1 .)

Le rappel que « les rois ne sont pas des dieux » se double d'un raisonnement qui oppose la volonté inévitablement inconstante d'un homme à la volonté de type effectivement divin dont le législateur doit faire preuve : aeterna decreta. Et c'est parce que la volonté royale doit devenir divine qu'il est refusé à la personne du roi toute autorité absolue. Ulysse, figure du roi sage, demande lui-même à être lié au mât du navire pour ne pas céder au chant des sirènes. D'où la distinction capitale entre la monarchie absolue (« Et nulle part, que je sache, un monarque absolument n'est élu », nullibi monarcha absolute e/igitur) et l'obéissance absolue qui n'en est pas moins due au souverain. Comment la volonté du roi deviendrait-elle divine sinon en liant le roi à sa propre volonté, comme à la recti­tude d'un mât ? Car « si tout dépendait de la volonté changeante d'un seul, il n'y aurait rien de fixe ». Ainsi peut-on dire que tout se fait ex solo Regis decreto, et que pourtant le décret est éternel . Ce que résume la formule finale : « Tout ce qui est de l'ordre du droit

1 . Cf. l'argumentation de Bodin au sujet du parjure : Six livres de la république, 1, 8, p. 148 . Bodin conclut à l'absurdité du serment, qui ne pourrait qu'entraîner une dyarchie, et au caractère purement religieux de l'obligation de tenir la promesse.

2 . Traité politique, VII, 1 .

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est l'expression de la volonté du roi, mais toute volonté du roi n'est pas droit. » 1

Ce paragraphe VII, 1 du Traité politique peut être tenu pour le pendant exact du scolie Il, 3 de l'Éthique : l'avertissement de ne pas confondre la puissance de Dieu avec la puissance des rois, vu du côté politique. C'est en effet en même temps que le roi-tyran se fait passer pour un dieu et que se développe l'image vulgaire de la puis­sance royale de Dieu. Il s'imagine en Dieu de la même façon que le commun des mortels conçoit Dieu en le regardant : comme le pou­voir de tout détruire, c'est-à-dire de changer les décrets, selon la for­mule du second scolie 1, 33 . Et la problématique du miracle, dans le Traité théologico-politique, peut même être rapprochée de ce point de vue de celle de la tyrannie, à cette nuance près que l'ordre de la Nature s'explique par la nature divine, tandis que l'autorité royale dérive de la multitude par transfert : monarque et multitude sont aux prises comme deux puissances distinctes, la transcendance du droit divin des rois s'apparente à la transcendance d'un Dieu assis sur un trône royal. La démystification des soi-disant monarques absolus va donc de pair avec la rectification du concept de Dieu : non pas pouvoir changer les décrets, mais pouvoir au contraire s'y tenir. Et pour cela, le roi doit être solidement ficelé . . .

I l n'est pas utile de refaire ici l'exposé des institutions de la monarchie constitutionnelle que Spinoza propose de substituer à la chimère de l'absolutisme royal . Il s'agit de rétablir un rapport d'immanence entre le souverain et la multitude, au lieu du face-à­face lugubre de la crainte réciproque. Spinoza reprend donc le pro­blème tel qu'il l'avait posé dans les quatre paragraphes introductifs : faire en sorte que la multitude soit conduite « comme par un seul esprit » . La chose se réalisera si le roi, au lieu d'imposer du dehors sa volonté inconstante à la multitude, maintenant celle-ci dans un état tendanciellement informe, devient réellement l'esprit de l'État : l'Assemblée, la plus large possible, soumet au roi sur chaque pro­blème les quelques opinions majeures issues du débat, entre lesquel­les il lui revient de trancher2• Au lieu d'un transfert inconditionnel,

1 . Ibid. 2. Comme l'écrit Étienne Balibar, « on peut dire alors que, dans le corps poli­

tique, le roi est le seul individu qui n'a aucune "opinion" propre, aucune intériorité, qui par lui-même ne "pense" rien d'autre que la multitude, mais sans lequel la mul­titude ne penserait rien de clair et de distinct, et serait incapable de se sauver » (Spi­noza et la politique, p. 88).

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effectué dans un élan de panique, à un chef militaire qui mènera sans doute à bien la guerre mais qui ne fera jamais une différence bien nette entre l'état civil et l'état de guerre, « la multitude ne transfère librement au roi que ce qu'il lui est impossible de garder en son pouvoir, c'est-à-dire le soin de trancher les controverses et de les régler par une décision rapide » 1 •

C'est à ce stade que la vieille métaphore du « corps politique » prend de l'importance et de l'intérêt. Traitée comme un lieu com­mun dans la partie générale2, elle ne joue véritablement un rôle qu'à propos de la monarchie, qu'il s'agisse de la place laissée vacante par le monarque ou le quasi monarque assassiné (« les Hollandais ont cru qu'il suffisait, pour gagner leur liberté, de déposer le comte et d'ôter la tête du corps de l'État », imperii cor­pus capite obstruncare P ou au contraire de l'instauration d'une monarchie bien formée :

« On doit considérer absolument le roi comme l'esprit de l'État, et l'assemblée comme les sens externes de cet esprit, ou comme le corps de l'État, à travers lequel l'esprit en comprend la situation, et par le canal duquel il exécute les décisions que lui suggère son propre intérêt. » ( Traité politique, VI, 1 9 .)

On notera l'étonnante et presque ironique contiguïté des mots absolute rex. Mais l'essentiel est ici : 1 o appliquée à la monarchie, l'image comporte un troisième terme, le Conseil, dépassant la tradi­tionnelle dualité du souverain (tête-esprit) donnant forme à la masse tout en la conduisant (corps) ; 2° ce troisième terme contribue à rap­procher tant soit peu de la conception spinozienne (l'esprit idée du corps) une image entendue au départ dans un sens plutôt aristotéli­cien (l'âme forme du corps) .

Il est entendu que le roi est l'esprit de l'État, mais quelle place attribuer au Conseil dans l'analogie ? Son rôle de sélection et de transmission de l'information évoque les organes sensoriels ( « sens

1 . Traité politique, VII, 5 . , 2. Cf. Traité politique, III, 1 , où Spinoza définit l'Etat ( civitas) comme l ' imperii

integrum corpus. Une expression analogue est employée au § 2 (totius imperii corpus et mens) et au § 5 (imperii corpus) .

3. Traité politique, IX, 14, trad. Moreau. Comme dans le Traité théologico­politique, fin chap. XVIII, Spinoza fait allusion à la période dite sans Sta�houder, décidée par les états généraux des Provinces-Unies sous l'impulsion des Etats de Hollande, à la suite du coup de force de Guillaume II en 1 650, dont le but était l'instauration d'une monarchie absolue.

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externes de cet esprit » ). Mais Spinoza corrige aussitôt l'image en identifiant le Conseil au corps même de l'État. Cette identification est décisive, car la relation métaphorique du corps et de l'esprit est désormais intérieure au système institutionnel. Les deux images, en effet, ne reviennent pas au même : dans le premier cas, la relation est extérieure, comme si le roi se rapportait du dehors à une situa­tion distincte de lui . Dans le second, la Civitas devient sujet et inté­riorise la relation entre le roi et la population : l'esprit prend connaissance de son corps (« . . . Civitatis corpus, per quod mens Civi­tatis statum concipit . . . »). Il ne paraît plus incongru de paraphraser l'axiome 4 de la II• partie de l'Éthique : le roi sent qu'un certain corps est affecté de beaucoup de manières. A cette condition, il est bien l'esprit de l'État, au sens où Spinoza dit par ailleurs que l'esprit est l'idée d'un corps. Sans la médiation du Conseil, au contraire, le roi n'aurait qu'un rapport aveugle à la situation, l'esprit se rappor­terait à son propre corps comme à un étranger.

Le roi a donc bien un deuxième corps qui se distingue de son corps de chair ; mais ce n'est pas un corps mystique, au sens d'une transfiguration permanente du corps de chair ; et pour cette raison le roi ne peut être dit incarner l'État. Son deuxième corps n'est autre que la population unie politiquement, qu'il perçoit d'une manière interne, pour ainsi dire cénesthésique, par l'intermédiaire du Con­seil . Spinoza fait en somme la théorie des deux esprits du roi - idée de son corps, idée du corps politique.

Dès lors, la chimère de l'absolutisme royal, ou le face-à-face ver­tigineux auquel donne lieu le transfert absolu, correspond implicite­ment à l'image d'un esprit ne sentant plus son corps, ou ne le perce­vant plus que comme une agression extérieure1 • L'esprit cherche follement un corps auquel il pourrait s'attribuer, et il tend à s'en forger un, imaginaire, par le biais fragile d'une tête mal attachée, et qui peut tomber. Reste alors un corps sans tête, et qui en réclame une, et ne peut réclamer, dans la réalité cette fois-ci, que celle qui lui correspond : un nouveau tyran.

1 . Contrairement à la conception de Hobbes, pour qui la multitude devient peuple par son transfert inconditionnel au roi, et s'identifie dès lors totalement à lui, au point qu'il est absurde de dire que le royaume s'est révolté contre le roi : ce ne peut être que la multitude (Le Citoyen, chap. XII, 8, p. 222-223). Mais précisément, pour Spinoza, l'identification ne se fait jamais au moyen d'un transfert incondition­nel, qui ne peut donner lieu qu'au face-à-face persistant et toujours plus dramatique d'une tête (le tyran) mal rattachée à son corps (la multitude).

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En vérité, cet écart ou cette opacité entre le corps et l'esprit ne signifie rien en termes spinozistes, sinon l'approche de la mort pour l'un et pour l'autre : un individu politique en voie de dissolu­tion. C'est une double fiction : celle d'un état civil qui n'est que « solitude », celle d'un souverain qui n'est que tyran. D'une part, la rechute dans l'ancienne acception dualiste de l'image signifie que l'individu politique n'est pas vraiment formé, que ses parties tendent à s'unir mais sous une loi toujours changeante qui s'impose du dehors. D'autre part, l 'idée d'un corps survivant sans sa tête ne s'oppose au concept spinozien d' idea corporis que si l'on confond tête et esprit : le corps s'est débarrassé de sa tête, mais l'esprit - ou la mémoire, sous la forme des mœurs - reste. Le corps garde donc sa forme, et c'est pourquoi il tend à sécréter aus­sitôt une nouvelle tête, identique à la précédente, après chaque décapitation. Pourtant la spirale radicalise le tyran : l'esprit se transforme progressivement, devient amnésique, en même temps que le corps tend à se décomposer (et telle est l 'histoire lamentable de la décadence du peuple hébreu, jusqu'à la dissolution complète de son État) 1 •

7. Quatrième chimère : mort du roi e t succession (Traité politique, VII, 25)

Le roi est un homme : par nature, il ne peut régner seul, et sa volonté est versatile. En troisième lieu, il est mortel. Or la viabilité de la forme politique monarchique exige les perfections divines cor­respondantes : omniscience et omnipotence, immutabilité, éternité. De là l 'importance du Conseil (ou Assemblée), puissance consulta­tive et exécutive d'une part, garant de la législation d'autre pare. Mais il faut aussi résoudre le problème de la continuité du régime, objet de l'étonnant § VII, 25 .

Le début de ce texte - « La figure de l'État ( Imperii facies) doit donc demeurer toujours une et la même (una, eademque servari) » ­ressemble fort à la phrase de la lettre 64 à Schuller sur « la figure de l'univers entier (facies totius universi) qui demeure toujours la

1 . Cf. supra, introduction. 2. Traité politique, VI, 1 7 .

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même bien qu'elle change en une infinité de manières ». Ici, le chan­gement infini est d'une part la succession des rois, chaque règne apportant sa variation, d'autre part la summa mutatio et consequen­ter periculosissima que constituerait - que constitue ? - la succes­sion. Pourquoi cette hésitation ? Parce que la lecture de ce para­graphe donne le vertige. On ne peut manquer, dans un premier temps, d'éprouver le sentiment d'une contradiction flagrante entre le début et la fin :

« J'ai dit que le fils aîné succède de droit à son père, ou, si le roi n'a pas d'enfants, son parent le plus proche : cela ressort tant de l'article 1 3 du chapitre VI que du fait que l'élection du roi par la multitude doit être, autant que possible, éternelle. Autrement, il arrivera nécessaire­ment que le pouvoir souverain de l'État reviendra souvent dans les mains de la multitude : changement considérable et par conséquent plein de périls. » « . . . donc à la mort du roi, c'est en quelque sorte le corps politique qui meurt ; on revient de la société civile à l'état de nature, et par consé­quent le pouvoir souverain fait retour naturellement à la multitude. Celle-ci peut donc instituer de nouvelles lois et abroger les anciennes. C'est pourquoi il apparaît que nul ne succède de droit au roi, sinon celui que la multitude réclame . . . »

Le problème est parallèle à celui de la volonté : de même que les décrets doivent être éternels, « l'élection du roi par la multitude doit être, autant qu'il est possible, éternelle » 1 • Comment surmonter la contradiction d'un régime où la mortalité d'un homme doit s'égaler à la pérennité nécessaire des institutions ?

Spinoza semble d'abord partager l'avis de Hobbes sur la monarchie élective : le pouvoir revient à la multitude à la mort de chaque roF. La monarchie élective est, sinon une démocratie réelle, du moins un régime de démocratie intermittente, tout comme la République romaine était une monarchie intermittente (institution de la dictature)3 • La monarchie paraît ainsi concentrer tous les risques de subversion : aristocratie

·occulte, tyrannie délirante, et mainte­

nant dyarchie. Corrigeons même cette approximation : le « retour à la multitude )) est équivoque, et la démocratie est une forme spéci-

l . Ibid. , VII, 25. 2 . Cf. Hobbes, Leviathan, chap. XIX, p . 200 et 203 . Hobbes est catégorique : si

le droit de succession n'appartient pas au roi, la souveraineté réelle est populaire, et la monarchie n'est donc qu'apparente.

3. Hobbes rapproche d'ailleurs le roi électif du dictateur romain : ibid. , p. 200.

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fique qui ne surgit pas spontanément même si elle a pu exister de façon éphémère dans l'hypothèse d'un pacte primitif. La menace est simplement celle d'un retour à l'état de nature, comme finit par le dire Spinoza : l'État n'est pas dissous, mais il passe par une sorte de re-formation perpétuelle, qui pourrait très bien bifurquer vers une transformation du régime (d'où l'expression mutatio summa et consequenter periculosissima) . La monarchie élective est moins un régime difforme qu'un régime qui doit sans cesse se reformer, qui n'en finit pas d'établir sa forme et ne sort jamais vraiment de l'âge constituant. Cette fragilité spécifique, liée à la mortalité du souve­rain, est un problème que ne rencontrent ni l'aristocratie, à condi­tion de savoir garder ses rangs ouverts 1 , ni la démocratie, à moins - comme le dit Hobbes - que le peuple lui-même ne disparaisse.

La position de Spinoza est néanmoins délicate : il ne peut que se prononcer en faveur de la solution héréditaire, et c'est pourtant là l'un des attributs principaux de l'absolutisme royal . Aussi a-t-il besoin de se démarquer aussitôt du camp monarchiste, et en parti­culier de Hobbes ( « Certains soutiennent que le roi . . . >> ) : hérédité, en effet, ne peut pas signifier bon plaisir, à moins de détacher Ulysse au moment le plus suave du chant des sirènes.

Comment la solution héréditaire sera-t-elle soustraite aux idéo­logues de l'autocratie ? A nouveau Spinoza raisonne sur la corde raide, et son raisonnement, comme souvent, contient des trompe­l'œil. Le premier est l'apparence d'incohérence globale du propos. Mais il y en a un second : l'évocation du problème de l'héritage. « Pour que ce point se comprenne plus clairement, il faut noter que si les enfants héritent de leurs parents, c'est là l'effet du droit de la société civile et non du droit naturel. » Étant donné le début du paragraphe, on s'attend à ce que Spinoza nous dise qu'il en va de même de la succession royale. Et pourtant non : « Mais la situation du roi est tout à fait différente . . . » Et pourtant si : « Le glaive du roi, c'est-à-dire son droit, est en réalité la volonté de la multitude elle-même . . . »

Quel est le sens de ce texte, sans doute le plus baroque qu'ait jamais écrit Spinoza ? Sa netteté

. n'empêche pas qu'il soit traversé

d'une faille qui fait vaciller tout l'édifice de la monarchie optimisée. Spinoza ne revient pas, au contraire, sur la solution héréditaire : il

1 . Traité politique, VIII, 1 1 - 1 3 .

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l'avait déjà avancée tout au long du chapitre VJI . Il estime seule­ment que le droit de succession doit être limité, qu'on ne peut pas laisser le roi faire n'importe quel choix. On retrouve implicitement le problème de la trahison, ou du risque d'un second transfert de la souveraineté transférée. C'est pourquoi reparaît le spectre de la tyrannie : « Des hommes pourvus de raison n'abandonnent jamais leur propre droit au point de cesser d'être hommes et de se laisser traiter comme du bétail. >> On commence alors à mieux comprendre. C'est pour la même raison que le droit de succession royale à la fois ne relève pas du droit d'héritage ordinaire, et qu'il appartient toute­fois éminemment à la multitude : l 'État - comme aurait dit Louis le Grand -, c'est le roi, le droit même est sa volonté ; il est donc sus­pendu à la mort du roi. Si dans le cas de l'héritage privé la volonté survit au défunt par la puissance de l'État qui, elle, est « éternelle », cette puissance meurt malgré tout « en quelque sorte », quodam­modo, avec la mort du roi, ce qui - si l 'on veut éviter la contradic­tion - doit amener à conclure que la puissance véritablement éter­nelle, dans l'État monarchique, demeure celle de la multitude. Le roi a la puissance décisionnelle, mais il y a une décision et une seule qu'il ne lui revient pas de prendre : celle qui concerne sa succession, dont la règle est établie d'avance, et qui fait partie des clauses de l'élection éternelle. La monarchie doit être héréditaire, mais le droit de succession appartient à la multitude, pour une raison toute logique : de même que la pérennité d'une volonté humaine s'appuie sur une puissance incorruptible qui est celle de l'État, la volonté royale, qui ne sort nullement divinisée de sa confusion avec la volonté de l'État mais lui transmet à l'inverse son humanité, doit à son tour s'appuyer sur une puissance capable de la pérenniser - celle de la multitude. Aussi la stabilité du régime monarchique passe-t-elle paradoxalement par le risque suprême : le frôlement périodique de l'état de nature. On dirait que la monarchie, quels que soient les efforts spéculatifs de Spinoza, reste envers et contre tout une essence politique contradictoire, une chimère.

On demandera ce qu'est devenue l'Assemblée. Spinoza n'en souffle mot, probablement pour une raison précise : l 'invoquer ici serait admettre la dyarchie, le partage de la souveraineté. Or le début du paragraphe prévient que la souveraineté, conformément

1 . Ibid. , VI, 1 3 , 20, 37-38.

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au concept hérité de Bodin et de Hobbes, ne saurait être qu'indivisible . On ne sort donc pas de l'alternative : ou bien la solu­tion hobbesienne du transfert absolu, qui n'a d'absolu que le nom et promet l'esclavage, une vie inhumaine réduite aux fonctions anima­les ; ou bien la précarité d'un régime discontinu, que la multitude ne reconduit que parce qu'elle le veut bien. Cela vient de ce que, sans être partagée, la souveraineté du roi ne devient absolue (principal critère bodinien) - ou ne se rapproche de l'absolutisme réel qui, selon Spinoza, ne peut être que démocratique1 - que par l'union, créatrice d'un sentir, que le roi forme avec son Conseil élargi et pra­tiquement démocratique.

Risque suprême ? Il est bien vrai pourtant que l'Assemblée sur­vit au roi : « La charge d'éduquer les fils du roi incombe également à l'assemblée, et même leur tutelle si le roi meurt en laissant pour successeur un nourrisson ou un enfant. Mais afin que l 'assemblée, cependant, ne se trouve pas sans roi durant ce temps, on élira un ancien parmi les nobles de l'État, jusqu'à ce que le successeur légi­time ait atteint l'âge où il pourra supporter le fardeau de l'État. »2 Il se confirme ici : 1 o que le pouvoir revient bien à la multitude, organisée cependant de la manière la plus stable possible (assemblée d'élus du peuple, âgés, selon un principe d'égalité des familles) ; 2° que l'assemblée ne fonctionne qu'au sein d'une struc­ture duelle dont l'autre case, laissée vide, doit être remplie (élection par l'assemblée d'un régent pris dans les membres eux-mêmes âgés de la famille du roi) ; 3o que l'essentiel est d'éviter la version poli­tique de la chimère de l' infans adultus, celle du « roi enfant ))3 • Il

1 . Ibid. , Xl, 1 (la démocratie comme omnino absolutum imperium). 2. Ibid. , VI, 20 (nous soulignons). Rappelons que la noblesse, dans la constitu­

tion construite par Spinoza, se borne à la famille du roi (pour éviter les risques de Fronde ou de dérive aristocratique) : cf. à ce sujet VI, 1 3 . Cela suppose - comme Spinoza le dira d'ailleurs à la fin du chapitre VII - une « multitude libre », encore informe politiquement : il n'est pas question de faire déchoir d'anciennes familles, mais de n'en anoblir qu'une seule (comment ne pas songer malgré tout à la façon dont Louis XIV mit au pas la noblesse, après s'être résolu à exercer le pouvoir ?).

3. Ibid. , VI, 5 (et aussi VIII, 3) : « En outre, un roi enfant, malade, ou encore accablé par la vieillesse, n'est roi qu'à titre précaire » . Cf. supra, introduction et deuxième étude (nos remarques à propos de Velasquez), ainsi que la note sur Louis XIV enfant (p. 2 1 7 n. 2). On remarquera qu'en faisant de l'assemblée le res­ponsable de l'éducation - et, le cas échéant, le tuteur du dauphin - Spinoza renverse complètement la remarque de Hobbes dans le chapitre XIX du Leviathan (p. 1 98-1 99 - le traducteur précise que le décalage des dates exclut que le nom de Protector, prononcé deux fois, se rapporte à Cromwell) : « il n'est pas de grande République

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est probable que l'Assemblée maintiendra les institutions ; mais étant seule souveraine dans l'intervalle de vacance de la souverai­neté, rien, absolument rien ne l 'empêche de tenter une transforma­tion du régime. Il semble donc que nous soyons fondé à parler de démocratie clignotante, même si nous hésitions à le faire plus haut puisque l'Assemblée demeure une organisation ; et pourtant, c'est bien cette hésitation qui est juste, puisque l'Assemblée seule n'a aucune légitimité institutionnelle à exercer la souveraineté, celle-ci ne réapparaissant qu'une fois nommé le régent. En théorie, et le cas échéant en pratique, c'est bien d'un retour à la multitude ou à l'état de nature qu'il s'agit. La monarchie est ce régime condamné à traverser régulièrement l'Achéron, et nous ne pouvons être sur­pris de retrouver en politique, quoique sous une forme un peu dif­férente, le lien établi par l'Éthique entre mort et transformation. Spinoza dépasse l'alternative de la monarchie absolue et de la monarchie élective, qui sont pour lui deux chimères, mais il bute sur une contradiction irréductible qui est celle du régime qu'il tente de rationaliser, et qui donne à son raisonnement une apparence contradictoire : autant le double problème de l'homme seul et ver­satile pouvait être résolu par l'institution de l'Assemblée, autant Spinoza se heurte maintenant à une discontinuité que ne savent pallier, en rêve, que la chimère de l'absolutisme royal ou d'autres fictions encore1 •

dont la souveraineté réside dans une grande assemblée, qui ne soit, en ce qui concerne les délibérations qui touchent à la paix et à la guerre, et l'établissement des lois, dans la même situation que si le gouvernement était aux mains d'un enfant . . . E t de même qu'un enfant a besoin d'un tuteur ou protecteur pour préserver s a per­sonne et son autorité : de même l'assemblée souveraine des grandes républiques a-t­eUe besoin, chaque fois, que surgissent de grands dangers ou des troubles impor­tants, de custodes libertatis, c'est-à-dire de dictateurs, protecteurs de son mandat, qui sont en fait des monarques temporaires auxquels les assemblées confient parfois, pour une période de temps, l'exercice intégral de leur pouvoir : et à la fin de cette période, eUes se sont vues plus souvent dépouiUées de ce pouvoir que les rois mineurs ne l'ont été par leurs protecteurs, régents et tuteurs de toute espèce. » Nous verrons cependant que Spinoza ne rejette pas totalement cette analyse de Hobbes, bien que sa sensibilité démocratique l'amène à aborder le problème d'un œil tout autre.

1 . Par exemple, ceUes de l'immortalité du roi ou de la migration du corps poli­tique d'un corps naturel dans un autre, ou bien ceUes de la Couronne (quant à laqueUe roi mourant et nouveau roi ne font qu'un), de la Dynastie (la royauté se transmettant par lignage et non par couronnement, ce qui supprime l'interrègne) et de la Dignité (à propos de laqueUe se développe notamment l'image mythologique du Phénix, très vivante chez les rois au XVII" siècle). C'est en fonction d'une persona

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D'où le propos final sur la monarchie, qui renverse complète­ment la vision ordinaire du roi pasteur, père ou protecteur de son peuple :

« Nous concluons donc que la multitude peut garder sous un roi une liberté assez étendue, pourvu qu'elle fasse en sorte que la puissance du roi ne se laisse déterminer que par la puissance de la multitude, et qu'il tire sa protection ( praesidio) de la multitude elle-même. Et telle est l'unique règle que j'ai suivie en posant les fondements de l'État monar­chique. » ( Traité politique, VII, 3 1 .)

8. Cinquième chimère : retour sur l 'apothéose, et vérité théocratique

Comme le remarque Alexandre Matheron, le problème monar­chique tenant à la personne même, humaine, du roi, la solution logique quoique fictive serait de remettre la souveraineté à une divi­nité 1 . Soit que le roi se laisse regarder comme un dieu, soit que le roi soit lui-même Dieu (théocratie) . Les deux options ont leur actua­lité, du temps de Spinoza : « N'importe, vous êtes des dieux, encore que vous mourriez, et votre autorité ne meurt pas », s'exclame Bos­suee ; et les revendications du gomarisme, cette tendance calviniste qui prônait une interprétation stricte du dogme de la prédestination, et dont le synode de Dordrecht en 1 6 1 9 avait marqué le triomphe, s'apparentent à un projet théocratique.

Dans les deux cas, l'enjeu est d'ordre idéologique : trouver le moyen de l'obéissance. Dans les deux cas aussi, la puissance de Dieu se trouve confondue avec celle d'un monarque absolu. Mais la théocratie présente une originalité : non seulement le pouvoir n'y est jamais exercé que par des régents (à commencer par son fondateur, Moïse), si bien que l'énorme mystification de l'homme-dieu n'est pas nécessaire, mais surtout le moyen est trouvé d'éterniser une volonté initiale sans se heurter à la discontinuité essentielle de la

ficta que prennent un sens les fameuses formules « Le roi ne meurt jamais » (invoquée par Bodin, Bossuet, etc.) ou bien « Le roi est mort ! Vive le roi ! » (cf. E. Kantorowicz, Les deux corps du roi, chap. 1 et 7).

1 . A. Matheron, Individu et communauté chez Spinoza, p. 447. 2 . Bossuet, Sermon sur le devoir des rois, 1 662, Sermons et oraisons funèbres,

p. 1 62.

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monarchie ni courir le danger d'une dérive tyrannique (la seule pré­misse étant que l'initiateur soit un monarque absolu éclairé) .

Bien entendu, ce régime repose entièrement sur la croyance fina­liste à un dialogue entre Dieu et les hommes. Du moins est-il en quelque sorte la vérité de la monarchie - cette forme de souverai­neté ne peut être détenue que par Dieu - en même temps qu'une question posée à la démocratie. Car Spinoza n'insiste pas en vain sur l'infantilisme des Hébreux, libres esclaves selon la condition native de l'homme, et par surcroît ultra-sensibles à l 'idée de leur élection singulière1 • Or la seule raison lucide que les hommes puis­sent avoir de transférer leur souveraineté à un roi, c'est de ne pas savoir eux-mêmes résoudre leurs controverses2• Justement, dans le transfert à Dieu, nous diagnostiquions déjà une reconnaissance lucide du même ordre : s'en remettre à un adulte, en l'occurrence Moïse dans son rapport à Dieu, et plus généralement au secours externe de Dieu (qui, compte tenu de la définition spinozienne, peut aussi bien s'appliquer aux soins donnés par des adultes à un nour­risson). Et nous restions sur cette aporie : l 'éducation mosaïque, la seule possible apparemment, n'est-elle pas une impasse ? N'empêche-t-elle pas tout procès de libération réelle ? Qu'est-ce que cette confusion hébraïque de l'habitus et de la liberté : une illusion d'esclave, ou bien le tournant de l'affranchissement gâté par l'erreur fatale de Moïse ?

Conclure sur la monarchie, c'est donc faire comme Spinoza à la fin du chapitre VII du Traité politique : revenir à la question de la « multitude libre »3• Mais il faut d'abord récapituler. Nous venons de voir l'absolutisme royal, chimère politique par excellence, hanté cinq fois par la transformation : tendance à l'aristocratie dissimulée, tendance au rêve transformiste, tendance à la versatilité de la volonté, tendance à la mort périodique, tendance à l'apothéose. Le pronostic sur cette forme politique qui n'en est pas une, et qui pour­tant triomphe en Europe, est complexe : à la fois S:pinoza en annonce le crépuscule, et il y voit le crépuscule de tout Etat.

l . Cf. supra, chap. IV. 2. Traité politique, VII, 5 . C'est ici que Spinoza rejoint d'une certaine façon

Hobbes (cf. supra, p. 24 1 n. 3). À deux nuances près : il ne parle pas sur ce point d'infantilisme ; et ce qui, pour le penseur anglais, est matière à un jugement définitif sur la démocratie, est au contraire chez Spinoza l'aiguillon qui force à penser.

3. Traité politique, VII, 26 et 30-3 1 .

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8 . QU'EST-CE QU'UNE MULTITUDE LIBRE ? GUERRE ET CIVILISATION

Le Traité politique, comme tout texte de philosophie à préten­tion politique, n'a finalement de sens qu'à titre d'intervention. Pas­sons vite sur l'évident : encore moins, s'il est possible, que dans le Traité théologico-politique, Spinoza ne s'adresse ici aux masses . Celles-ci, luttant pour leur propre oppression en donnant leur faveur aux partisans de l'interprétation la plus rigoureuse du dogme de la prédestination, avaient déjà encouragé l'exécution du grand pensionnaire Oldenbarneveldt en 1 6 1 9 ; elles viennent à présent de lyncher le grand pensionnaire De Witt, mettant toutes leurs forces au service de l'intolérance.

Nous savons d'autre part que la République était une aristo­cratie de fait (domination de la classe commerçante des Régents, à qui revient le stupéfiant essor économique de la Hollande), mais que cette forme était mal assurée par des institutions équivoques (pôle militaro-clérical monarchiste du Stathoudérat, revendiqué par la Maison d'Orange ; pôle parlementariste représenté par la charge de Grand Pensionnaire, et dominé par les Régents) 1 •

Nous savons enfin que Spinoza a tendance à privilégier une alternative fondamentale entre la tendance populaire ou démocra­tique, d'essence pacifique, tolérante, et civilisée, et la tendance tyrannique, de nature belliciste, dévote, et barbare, incarnée par la monarchie devenue absolue (ce n'est d'ailleurs pas le moindre de ses mérites d'avoir en quelque sorte décrit par anticipation, dans

1 . Cf. Introduction.

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son analyse du régime monarchique, toute l'évolution du règne de Louis XIV, depuis l'autorité réelle de Mazarin et la puissance de sédition des Grands sous le règne apparent d'un roi enfant, jus­qu'au dernier acte dévot et guerrier, plongeant le pays dans la misère) .

Ainsi, le peuple est à la fois vu/gus et multitudo : masse d'ignorants angoissés et crédules, néanmoins source immanente de toute souveraineté, et par là source du sens. On ne peut pas comp­ter sur lui ; on ne peut pas non plus renoncer à lui. Il n'y a ici d'ambivalence apparente que si l'on oublie encore une fois l'image rectifiée de l'enfance : la question est celle de la civilisation, et Spi­noza lie de toute évidence cette dernière au devenir de la multitude. Tout au long du Traité politique, en effet, le concept de multitude est travaillé par la différence libre-esclave, qui reçoit sa pleine consistance de l'opposition barbari-culti, barbari-civiles1 • Or la civili­sation n'a qu'un nom : démocratie . Les aristocraties ne sont qu'un effet de l'Histoire, dont la physique des passions humaines explique la genèse (réticence des hommes à accorder la citoyenneté à qui n'a pas, comme eux, contribué au péril de leur vie à la formation de leur État) et la dégénérescence en monarchies absolues (réduction de la noblesse, au fil du temps, à un petit nombre de clans qui se déchi­rent)2.

La prudence n'est jamais le dernier mot de Spinoza à l'égard du peuple, mais seulement un constat réaliste qu'un spinoziste consé­quent n'a aucune raison d'exhiber honteusement : « La foule terro­rise, à moins qu'elle n'éprouve de la crainte (terret vu/gus, nisi metuat) . »3 Car on oublie toujours la fin du texte, après que Spi­noza a rappelé que le repentir, l'humilité et le respect, qui en eux­mêmes sont des tristesses et rendent l'homme malheureux, étaient pourtant prêchés par les Prophètes : « Et à la vérité, ceux qui sont soumis à ces sentiments peuvent beaucoup plus facilement que les autres être amenés à vivre enfin sous la conduite de la raison, c'est­à-dire à être libres et à jouir d'une vie de bienheureux. » On oublie ce point de vue de l'éducation, qui était celui de Moïse. Il est vrai que Spinoza était en même temps attentif à ne pas tomber dans le « rêve les yeux ouverts >> : « Nous avons montré en outre que la rai-

1 . Traité politique, 1, 7 ; X, 4. 2. !pid. , VIII, 1 2. 3. Ethique, IV, 54, sc.

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son peut certes beaucoup pour contenir et tempérer les passions ; mais nous avons vu en même temps que le chemin qu'indique la rai­son est rempli de difficultés. C'est pourquoi croire que la multitude ou ceux qui gèrent les affaires publiques peuvent être amenés à vivre selon le seul précepte de la raison, c'est rêver de l'âge d'or évoqué par les poètes, autrement dit d'une fable. » 1

La civilisation, ce n'est donc pas la multitude devenue commu­nauté de sages. Mais c'est la multitude élevée à la concorde, dite aussi paix véritable, dont les membres, tout en continuant d'être soumis à leurs passions, sont du moins dominés par des passions joyeuses. Et c'est la différence entre deux types de multitude. Pour traiter le problème, commençons par relire entièrement ce texte décisif dont nous avons déjà maintes fois parlé :

« IV. Si les sujets d'un corps politique ne recourent pas aux armes parce que la terreur les paralyse, on doit y voir absence de guerre plu­tôt que paix. La paix en effet n'est pas le défaut (privatio) de guerre : elle est une vertu qui nait de la fermeté de l'âme ( animi fortitudo) ; car l'obéissance (cf. chap. II, art. 1 9) est la volonté constante d'accomplir ce qui, selon la décision commune du corps politique, doit être fait. En outre, un corps politique où la paix dépend de l'inertie des sujets que l'on conduit comme un troupeau uniquement formé à l'esclavage mérite plus justement le nom de solitude que de corps politique. V. Donc en disant que le meilleur État est celui où les hommes passent leur vie dans la concorde, j 'entends par là une vie humaine : celle qui se définit non pas uniquement par la circulation du sang et par les autres fonctions communes à tous les animaux, mais essentiellement par la rai­son, et par la vertu et la vie véritable de l'esprit. VI. Il faut le noter : quand je parle d'un État établi en vue de cette fin (la concorde), j 'entends par là celui qu'une multitude libre a établi, et non la souveraineté que l'on acquiert en vertu du droit de la guerre sur une population vaincue. En effet, une multitude libre est conduite par l'espoir plus que par la crainte ; une multitude soumise, par la crainte plus que par l'espoir ; l'une cultive la vie (vitam colere) , l'autre s'applique seulement à échapper à la mort. L'une, dis-je, s'applique à vivre pour elle-même, l 'autre est contrainte d'obéir à son vainqueur. C'est pourquoi nous disons q_ue la seconde est esclave alors que la pre­mière est libre. La fin d'un Etat dont on acquiert la souveraineté par

1 . Traité politique, 1, 5. La première phrase rappelle les derniers mots de l' Éthi­que : « Sed omnia praec/ara tam difficilia, quam rara sunt. »

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droit de guerre est donc la domination : il s'agit d'avoir des esclaves plutôt que des sujets. Et bien qu'entre l'État créé par une multitude libre et celui qu'on acquiert par droit de guerre, il n'y ait pas (si l'on considère leur droit en général) de différence essentielle, ils ont cepen­dant une fin toute différente, comme nous l'avons montré ; et il en est de même pour les moyens dont chacun doit user pour se conserver. » (Traité politique, V, 4-6.)

Le problème général est de comprendre ce que signifie, pour Spinoza, intervenir en politique : à quoi sert, dans la pratique, tout cet effort d'optimisation de chaque forme politique, monarchique, aristocratique, démocratique ? Essayons d'énumérer les conditions du problème.

1 o Spinoza maintient sa préférence pour la démocratie : régime humain par excellence (le seul à n'avoir aucune autre fin que la concorde), et d'après lui le plus rationnel, non seulement parce que la solution d'un problème a moins de chances d'échapper à une assemblée nombreuse qu'à un petit nombre d'hommes, voire à un seul, mais parce que la souveraineté y est « la plus absolue ».

2° Cependant il ne place aucun espoir dans la révolution, dont le but est certes de s'élever contre le tyran, mais qui reste prise inéluc­tablement dans la spirale de la tyrannie, contribuant sans le vouloir à sa dérive barbare.

3° Conformément à sa démarche générale qui consiste à traiter toute chose comme naturelle, donc comme s'individuant selon une forme et un conatus, Spinoza s'attache à bâtir, non une constitution idéale d'allure platonicienne, mais une constitution optimale pour chaque type de régime, autrement dit une forme véritable, capable de se conserver, et qui ne puisse être détruite que par des causes extérieures.

4° Pourtant le réformisme du Traité politique est aporétique : autant le destinataire du Traité théologico-politique était la minorité des esprits éclairés (préface) et finalement le souverain quelconque placé devant l'alternative d'un État tolérant donc stable et d'un État intolérant miné par une guerre civile perpétuelle (dernier chapitre) ; autant le Traité politique, à en juger par les rares passages évoquant les conditions d'une mise en pratique, ne s'adresse désormais pas plus aux souverains qu'aux peuples en général - mais aux seules « multitudes libres », comme nous le soulignions en introduction. L'analyse de la monarchie s'achève sur cette précision, qui revient à dissuader encore une fois toute tentative révolutionnaire, et donne

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l'exemple des Aragonais affranchis des Arabes et n'ayant aucune mémoire politique susceptible d'entraver la libre formation d'un État 1 • Les Hollandais n'ont pas songé à réformer l'État, ils ont mis fin au Comté en en maintenant des traces dans le système difforme de la République2•

5° Les « multitudes libres » correspondent à des cas de naissance ou, à la rigueur, de renaissance politique : leur caractéristique est de n'avoir pas encore de coutume politique. Ce sont des peuples enfants (dont le degré d'ignorance ou de crédulité collective est évi­demment variable) .

6° Enfin, Spinoza expose un schéma général de décadence de l'État, de la démocratie primitive jusqu'à la barbarie monarchique finale.

A quoi sert le Traité politique ? Apparemment la seule réponse est de laisser faire le temps qui, par le jeu des circonstances ou des causes extérieures, dissout petit à petit les États jusqu'à les affai­blir assez pour qu'ils soient annexés par d'autres Etats. Au-delà de l'optimisme réformiste et du pessimisme fataliste, y a-t-il une autre voie ? D'une part, en effet, le geste réformiste est pris dans un cercle ( « je conçois ici un État monarchique institué par une mul­titude libre, qui est la seu1e à qui ces choses-là puissent être uti­les »3 ). D'autre part, le pessimisme général tend à une description physique d'un univers politique analogue à celui des corps : toute mort est transformation, soit que le même peuple change de régime (Spinoza en évoque la possibilité au début du chapitre VI mais ne cesse par ailleurs de l'exclure), soit qu'il se laisse absorber par un tout plus grand, par invasion et annexion4•

Il y a pourtant une différence avec les corps individuels. En politique, l 'intégration d'une communauté comme telle est toujours problématique : si son rapport individuant est une législation d'État, l 'alternative est entre la dissolution pure et simple dans le

1 . Ibid. , VII, 26 et 30. 2 . Ibid. , IX, 14 : reformando, deformi. 3. Traité politique, VII, 26. 4. Cf. la remarque de P.-F. Moreau, à propos de « ce qui se passe quand un

peuple perd son identité étatique, par dispersion ou conquête » : « Il est remar­quable que jamais personne à l'âge classique ne pose la question ainsi. On traite du droit de conquête, non de l'identité des vaincus. Or Spinoza s'intéresse principale­ment à ce problème d'identité, qui fait partie des points aveugles de la théorie du pacte. » (Spinoza. L 'expérience et l 'éternité, p. 46 1 -462.)

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tout plus grand (assimilation des individus) et la menace d'un État dans l'État. Dans les cas d'oppression, voire simplement d'annexion ou de colonisation, la seconde possibilité prévaudra. Nous avons vu que Spinoza donnait l'exemple des Juifs et des Chi­nois, et de la conservation de leurs rites respectifs. Songeons aussi à l'expérience familiale marrane d'une autre religion sous la reli­gion apparente, et à l'éventualité d'un nouvel État hébreu évoquée dans le Traité théologico-politique1 • Du point de vue de la stabilité de l'État aussi bien que de la concorde et de la liberté, la solution est dans la remise du jus circa sacra à un État qui pratiquera l'abstention en matière religieuse, et qui permettra ainsi aux reli­gions de coexister au lieu de s'envelopper dangereusement : capa­cité d'un État tolérant d'intégrer sous son rapport propre les rapports des différentes communautés comme telles, de telle manière que celles-ci s'adaptent sans avoir à se dissoudre (État­asile et non plus impérial : toute l'opposition entre l'Espagne et les Provinces-Unies )2 •

A quoi sert le Traité politique ? Les seules chances historiques, pour Spinoza, semblent liées à des naissances politiques, à la conquête d'indépendance : de ce point de vue, les mouvements de décadence sont compensés dans l'Histoire par les processus latéraux d'absorption et de sécession. Ce ne sont pourtant pas des chances pour le présent. Nous ne voyons finalement qu'un indice : la coïnci­dence du présumé stade ultime de la décadence - monarchie et inva­sion (sinon annexion)3 - et de la situation nouvelle de la Hollande au moment où Spinoza rédige le Traité politique. Pour comprendre ce qu'elle suggère, nous devons revenir à la question initiale : qu'est­ce qu'une multitude libre ?

1 . Traité théologico-politique, III, fin. Cf. aussi la lettre 33, d'Oldenburg à Spi­noza : « On parle beaucoup du retour dans leur patrie des Israélites dispersés depuis plus de deux mille ans. Peu de personnes y croient, mais beaucoup le souhaitent. Vous voudrez bien me faire savoir ce que vous en entendez dire et ce que vous en pensez. »

2. Traité théologico-politique, XIX. Cf. le problème français du jansénisme et surtout du calvinisme.

3. Enlisée, tant au sens figuré qu'au sens propre (l'ouverture des écluses inter­rompt l'avancée des troupes françaises), l'affaire n'est tranchée qu'un an après la mort de Spinoza, par la paix de Nimègue.

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1 . Le peuple qui ne craint pas la mort (éloge des anciens Hébreux)

Repartons du peuple hébreu, quitte à contester les interpréta­tions qui prévalent actuellement. Le régime théocratique est-il bien, comme le veut Alexandre Matheron, un régime confiné dans la barbarie et la tristesse ? Nous avons souligné l'énigmatique trans­mutation de l'obéissance en liberté, suggérée par le Traité théologi­co-politique. Cette idée est loin d'être allusive et secondaire. Spi­noza remarque que Moïse joue de la crainte, mais encore davantage de l'espoir : il compte sur un comportement sponte, « spontané », « de plein gré », « volontaire », « par soi-même » des Hébreux 1 • Ce propos est précédé d'une première esquisse de théorie politique générale tirée de l'analyse du régime juif : Spinoza y oppose la démocratie où, dit-il, il n'y a plus de sens à parler d'obéissance puisque les lois sont l'objet d'un consentement com­mun, à la monarchie absolue qui implique que tous soient « sus­pendus à la parole du chef ». Devant cette alternative, le régime hébreu apparaît inclassable : il semble participer des deux catégo­ries.

Mais allons plus loin. Donner le primat à l'espoir sur la crainte ne relève pas d'une préférence d'éducateur spinoziste, mais d'un flair, d'une intuition toute mosaïque : d'une part, les Hébreux ne se laissent pas conduire par la seule intimidation, du fait de leur insou­mission (qui apparaît ici sous son jour paradoxalement positif : liberté ultime de l'esclave ou du sujet terrorisé, avons-nous dit) ; d'autre part, il faut qu'en cas de guerre les Hébreux fassent preuve de virtus, qu'ils ne se battent pas seulement par crainte du supplice. C'est seulement de ce point de vue que la religion prend un sens, parce qu'elle inspire au peuple une passion joyeuse, un amour dédié à la fois à la patrie et à Dieu. Ainsi, les Hébreux deviennent capa­bles de « souffrir la mort plutôt que la domination de l'étranger »2• Cet amour de la patrie a un revers ou une contrepartie : une haine égale de l'étranger. Que celle-ci devienne à son tour un motif est certain ; il n'en reste pas moins que l'amour est premier, et que sans une dévotion positive la haine n'aurait pas de raison d'être. Chez les

1 . Traité théologico-po/itique, V, p. 1 07, latin p. 6 1 . Cf. supra, à la fin de l'étude précédente, la remarque sur Térence.

2. Ibid. , V, p. 1 07- 1 08 , et XVII, p. 292.

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Hébreux, la haine de l'étranger découle structurellement du type d'amour qu'ils éprouvent, lié à la croyance dans leur élection singulière.

Toujours est-il que cette « nature » acquise par lois et coutumes 1 définit un comportement affirmatif face au risque guerrier : plutôt la mort que la soumission. Est-ce là une conduite suicidaire ? Il est remarquable que cette question, qui remonte à Platon (L 'apologie de Socrate) , ne fasse nullement problème aux yeux de Spinoza : il l' interprète comme une victoire sur la crainte de la mort. A vouons que les Hébreux, « habitués aux superstitions des Egyptiens, gros­siers et épuisés par les malheurs de la servitude »2 (à notre connais­sance, Spinoza les dit « infantiles » mais jamais « barbares »), font ici preuve d'un progrès insigne. Spinoza ne voit dans l'Histoire qu'un seul peuple comparable aux Hébreux : les Macédoniens, qui tinrent tête à Alexandre, « trop éclairés » pour croire à sa divinité. Leur résistance montre que « des hommes, s'ils ne sont pas tout à fait des barbares, ne souffrent pas d'être aussi ouvertement trompés et de tomber de la condition de sujets à celle d'esclaves inutiles à eux-mêmes » (suit alors, par contraste, la phrase sur la doctrine monarchiste du droit divin, citée plus haut)3•

Être utile à soi-même : cette définition, qui s'oppose à l'escla­vage, est appliquée en retour au cas hébreu. Insistant sur leur bra­voure (v ir tus) au combat, Spinoza

-rend hommage par deux fois à

ce qu'il nomme /ibertas militum concivium, « liberté des soldats concitoyens »4• Le propre d'une telle armée, fondée sur le service militaire et non sur le recrutement de mercenaires, est, d'une part, de ne combattre que pour la liberté de l'État et pour la gloire de Dieu, non pour la gloire des chefs5 ; d'autre part, de faire seulement « la guerre en vue de la paix et de la défense de la liberté » (bellum propter pacem et ad tuendam libertatem) 6. D'une manière générale, les Hébreux n'avaient recours à un chef que pour le temps de la guerre : après Josué, nommé par Moïse, l'armée n'eut plus de chef permanent, ce qui inspire à Spinoza la comparaison vertigineuse du

l. Ibid. , XVII, p. 292 et 295. 2 . Ibid. , II, p. 6 1 . 3 . Ibid. , XVII, p . 290 (comparaison avec les Hébreux) et 28 1 (éveil des Macédo-

niens). 4. Ibid. , XVII, p. 290 (latin p. 1 99). 5 . Ibid. 6. Ibid. , p. 29 1 (latin p. 200).

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statut de confédération qui unissait les tribus sans chef suprême durant la période des Juges et de l'actuelle confédération des Pro­vinces-Unies1 .

Le Traité politique multipliera a posteriori les mises en garde contre le danger militaro-monarchique, concrétisé par la restaura­tion du stathoudérat et le nouveau statut de capitaine général et amiral général à vie obtenu par le prince d'Orange à la suite de l'invasion française ; il soulignera aussi le danger d'une armée de métier. Ce n'est plus alors au glorieux peuple hébreu que Spinoza comparera les Hollandais, mais au peuple romain, qui en est l'antithèse et qui jamais ne sut former son État : aussi insoumis que l'hébreu, il n'apprit pas comme lui cette discipline qui fait les peu­ples libres2• De l'époque étrusque où il n'était formé que de gens

1 . Ibid. , p. 287. 2 . La ruine de la République romaine est due à l'ambiguïté du régime : le con­

flit de l'aristocratie sénatoriale et du monarchisme latent des chefs militaires, puis le déchirement tyrannique après l'instauration du Principat (trois empereurs pour la seule année 69, etc.) . Spinoza balaie la thèse de Polybe qui voyait la supériorité de la constitution romaine dans un habile mélange des trois formes politiques canoniques et croyait que l'équilibre issu d'une sélection de ce que chacune des trois formes a de meilleur avait permis aux Romains d'échapper jusqu'à un certain point au cycle fatal des régimes (cf. Histoires, VI, chap. 3) . Voici ce que pense Spinoza de l'harmonie de la constitution mixte : « Mais à Rome, les tribuns de la plèbe aussi étaient permanents et pourtant incapables de s'opposer à la puissance d'un Scipion. En outre ils devaient soumettre au Sénat lui-même les mesures qu'ils jugeaient salu­taires ; et celui-ci souvent se jouait d'eux, par exemple en s'arrangeant pour que la plèbe accordât ses faveurs au tribun que les sénateurs redoutaient le moins . Ajou­tons que l'autorité dont les tribuns disposaient contre les patriciens reposait sur la faveur de la plèbe et que chaque fois qu'ils réunissaient la plèbe, ils semblaient fomenter une sédition plutôt que convoquer une assemblée . » (Traité politique, X, 3.) Le chap. XVIII (p . 3 1 0) du Traité théologico-politique propose un résumé hardi - en une dizaine de lignes à peine - de toute l'histoire romaine. Spinoza adopte le découpage habituel en trois périodes, mais sa manière de les définir est original : 1 ) une monarchie précaire ne parvenant pas à créer les habitudes ou les mœurs qui la stabiliseraient (trois des six rois meurent assassinés), et dépourvue des caractères de l'absolutisme, puisque le droit d'élection appartient au peuple, 2) une révolution d'autant plus facile, celle de Brutus célébrée par Machiavel, et dont les circonstances correspondent à celles que le Traité politique définit comme ne pouvant que provo­quer un soulèvement populaire (le viol de Lucrèce par Sextus), mais qui aboutit à une Aristocratie (plusieurs tyrans au lieu d'un seul, raille Spinoza), période où le peuple n'est maintenu que par des expédients, guerre à l'extérieur et misère à l'intérieur ; 3) enfin une monarchie, dissimulée sous un autre nom (principat, empire). En bref, du dernier Tarquin à Auguste, on n'a fait que changer le nom du régime, tout comme en Angleterre, le nouveau roi Cromwell s'est baptisé « Lord Protector ». Bien mieux - pourrions-nous ajouter -, la forme monarchique s'est affermie, puisque le pouvoir est devenu absolu (héréditaire). Spinoza fait donc lui­même le parallèle entre l 'absolutisme contemporain et l'absolutisme augustéen.

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« séditieux et fauteurs de scandales » à celle d'Auguste où ils restent assez « barbares » pour accepter le rite de l'apothéose, on ne voit pas trace d'un processus civilisateur (nous verrons plus loin quelle nuance il convient toutefois d'apporter à ce jugement) 1 •

Être utile à soi-même : outre l'institution du service militaire, c'est le partage égal de la terre qui substitue au désir de désertion, dans le cœur des Hébreux, la ratio utilitatis quae omnium humana­rum robur et vila est, autrement dit la « considération de l'utilité qui est la vigueur et la vie des actions des hommes »2• Et s'il est vrai que la discipline mosaïque est fondée sur un mélange de crainte et d'espoir, la prévalence de l'espoir est confirmée par l'invocation à trois reprises de la joie des Hébreux, laetitia, dans l'accomplissement de leur vie rituelle dont les fêtes faisaient partie3 • Il n'y a donc rien d'étonnant à ce que Spinoza puisse parler d'une libertas humani imperü, « liberté d'un État humain ))\ qui mérite d'être rapprochée de la « vie humaine )) propre à la « multitude libre )) dans le Traité politique. La liberté des Hébreux est certes indépendance à l'égard de l'étranger, mais cette indépendance n'est que la conséquence ou la propriété de la forme qu'ils ont su, grâce à Moïse, donner à leurs lois et à leurs mœurs, et qui en fait des êtres tournés vers la vie plu­tôt que vers la mort.

Nous ne pouvons donc souscrire au jugement d'Alexandre Matheron sur la théocratie, qui nous paraît aller à contresens de l'évaluation spinozienne de ce régime, et se fonder sur une déduc­tion arbitraire : « Une Théocratie, sans aucun doute, permettrait d'éviter la décadence ; mais elle n'y parviendrait qu'en empêchant la

Deux traits étonnent dans ce résumé : 1 o Spinoza minimise le fait majeur - mis en relief par Machiavel - de la montée de la plèbe ; 2° ne souillant mot de la fameuse constitution républicaine, il compte pour rien cette libertas que les Romains oppo­saient déjà au regnum, comme il le fait lui-même (sur ce point, cf. Paul M. Martin, L 'idée de royauté à Rome, t. 2, p . 1 06 - Scipion, en particulier, fut accusé de regnum par Caton ; sur le différend Scipion-Caton par rapport à Spinoza, cf. nos remarques infra) . A l 'opposé de Machiavel, pour qui les conflits incessants entre la plèbe et le patriciat sont une preuve de santé et de liberté du corps politique (Machiavel déve­loppe en effet l'idée très moderne que la liberté n'existe que dans un état de tension - cf. Discours sur la première décade de Tite-Live, I, cha p. 4), Spinoza développe une interprétation pessimiste de la période républicaine.

l. Traité théologico-politique, XVIII, p. 3 1 0 (période primitive) et XVII, p. 28 1 (Auguste). Une note de P.-F. Moreau le souligne : Spinoza. L 'expérience et l 'éternité, p. 439, n. 3 .

2. Ibid. , XVII, p. 293 (latin p. 20 1 ) . 3 . Ibid. , XVII, p. 294 (latin p. 202). 4. Ibid. , XVII, p. 293 (latin p. 20 1 ) .

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civilisation de se développer : elle organiserait si bien la barbarie qu'elle la rendrait indépassable. » 1 Car Spinoza a vu sans aucun doute dans le peuple hébreu doté des institutions mosaïques un modèle de multitude libre, d'élévation progressive d'un peuple enfant de l'état de barbarie initiale (liberté de l'esclave affranchi) à celui de civilisation. Et l'on ne doit pas renverser les choses au point d'oublier que Spinoza a jugé ce régime assez louable pour mériter qu'on soulevât la question de son imitation2• Bien sûr, la théocratie est un régime qui nous amuse et nous scandalise à la fois : mélange de superstition et de totalitarisme, semble-t-il . Mais à l'instar de Spinoza, nous devons l'aborder autant que possible sans passion, en jetant sur lui le regard froid de la compréhension. Bien entendu la théocratie est une fiction, mais le problème n'est pas du tout celui­là : il est celui de l'éducation collective, ou du passage à la civilisa­tion, c'est-à-dire à une vie sociale humaine. A bon droit, l 'idée d'une éducation collective nous fait horreur aujourd'hui. Mais justement le jugement final de Spinoza est : imitabilis, sed non imitandum. Pragmatique, Spinoza ne critique jamais le caractère fictif de la théocratie : il dit seulement qu'il ne peut convenir qu'à un petit peuple refermé sur lui-même, et non à des hommes à qui il est vital « d'avoir commerce avec d'autres »3•

Nous restons donc sur cette aporie, jointe au plaidoyer finalement impuissant historiquement du chapitre XX en faveur de la liberté de pensée et d'expression. Est-ce là le dernier mot de Spinoza ?

2. Combat et liberté dans le Traité politique (le § VII, 22)

On commente rarement, ou plutôt on ne commente pas l'étonnant paragraphe VII, 22 du Traité politique" . Probablement parce que s'y établit un rapport quelque peu dérangeant entre la guerre et la liberté. L'ouvrage ne cesse de rappeler que l'état civil a

1 . A. Matheron, Individu et communauté chez Spinoza, p. 46 1 . Ce jugement, est repris par É. Balibar, qui ne voit à son tour que barbarie et tristesse dans l'Etat hébreu (Spinoza et la politique, p. 59).

2 . Traité théologico-politique, fin du chap. XVII et début chap. XVIII. 3 . Traité théologico-politique, XVIII, p. 304. Sans doute le consistoire calviniste

a-t-il des prétentions à la théocratie (cf. A. Matheron, op. cit. , p. 46 1 ) ; mais il nous semble que les remarques de Spinoza ont une portée bien plus large.

4. Exception faite de L. Mugnier-Pollet, La philosophie politique de Spinoza, p. 1 84- 1 85 , dont l'analyse est tout de même loin d'accorder à ce texte l'intérêt qu'il mérite.

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pour objet la paix, et que le propre de la mystification royale est de dissocier paix et liberté, en promouvant un simulacre de paix proche de l'état de nature (solitude des hommes terrorisés) . Dans l'analyse du régime monarchique, Spinoza attache donc la plus grande importance à la conjuration du risque militaire, et c'est pourquoi il préconise la conscription, le bénévolat, ainsi que l'élection de chefs en tant de guerre seulement et pour un mandat d'un an non renou­velable1 . Non seulement il reprend en substance les dispositions pri­ses par Moïse, mais son propos déborde largement le cadre de l'instauration d'une monarchie constitutionnelle, puisqu'y réappa­raît, comme d'ailleurs à propos de la théocratie juive, l'opposition du pôle démocratique pacifique et libre (ne faire la guerre qu'en vue de la paix) et du pôle militaro-monarchiste (n'avoir d'intérêt qu'à la guerre), où l'on retrouve l'oscillation funeste de la souveraineté batave2• Or Spinoza ajoute la digression suivante :

« Mais nous avons dit qu'il ne fallait verser aucune solde à l'armée. Car la récompense suprême de l'armée est la liberté. En effet, à l'état de nature, chacun s'efforce de se défendre, autant qu'il le peut, unique­ment pour préserver sa liberté et n'attend aucune autre récompense de sa vertu guerrière que de demeurer maître de soi-même. Or dans l'état civil les citoyens, pris tous ensemble, doivent être considérés de la même manière (perinde, ac) qu'un homme à l'état de nature. C'est pourquoi lorsqu'ils se battent pour cet état, c'est sur eux-mêmes qu'ils veillent, c'est pour eux-mêmes qu'ils travaillent. Au contraire, les conseillers, les juges, les prêteurs, etc. travaillent plus pour les autres que pour eux-mêmes, et c'est pourquoi il est équitable de leur accorder une rémunération pour ce travail. A cela s'ajoute qu'en temps de guerre, il ne peut y avoir de plus grand ni de plus honorable encourage­ment à la victoire que l'image même de la liberté (libertatis imago) ; mais si l'on désigne au contraire pour composer l'armée une certaine partie des citoyens, ce qui contraindra en même temps à leur verser une solde fixe, le roi nécessairement les distinguera de tous les autres (comme nous l'avons montré à l'article 12 de ce chapitre) ; il accordera cette préférence à des hommes qui ne connaissent que les arts de la guerre, que l'oisiveté du temps de paix plonge dans la débauche, et à qui le manque de ressources ne fait méditer que rapines, discordes

1 . Traité politique, VI, 1 O. 2. Ibid. , VII, 5, 7, 1 2, 1 7 . L. Mugnier-Pollet rappelle que Jean de Witt croyait

suffisant de lutter contre le stathoudérat, tandis que Spinoza jugeait nécessaire de remplacer l'armée de métier par une armée nationale, composée des seuls citoyens (op. cit . , p. 1 84).

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civiles et guerres. Aussi pouvons-nous affirmer qu'un État monar­chique de ce genre est en réalité l'état de guerre, et que seule l'armée y jouit de la liberté, alors que les autres citoyens y sont en esclavage. » (Traité politique, VII, 22.)

Une hypothèse guidera notre commentaire : n'est-ce pas dans le combat pour l'indépendance que la multitude renoue avec le sens et le goût de la liberté ?

Ce texte est le seul du Traité politique à traiter le corps politique comme un individu sans l'affecter d'une restriction 1 • Est-ce un hasard, ou est-ce le signe que le combat est l'épreuve même de l'individuation politique ?

A la suite de Machiavel, Spinoza est sensible à l'idée d'une décadence liée une paix prolongée : la paix délivre de la crainte, d'où un passage de la barbarie à la civilisation et à l'humanité, après quoi l'oisiveté l'emporte sur l'action et la concurrence du paraître sur l'émulation vertueuse, et les hommes retombent dans l'esclavage2• Mais la paix demeurant pour lui un objectif absolu, à la différence du penseur florentin, il cherche les moyens d'une acti­vité vulgaire pacifique, et la trouve, compte tenu de la passion uni­verselle de l'argent, dans une stimulation politique de l'activité capitaliste3•

Mais le paragraphe VII, 22 invite à réinterpréter le cycle : est-ce la succession de la paix à la guerre qui accomplit d'elle-même le passage à la civilisation et à l'humanité ? Ne faut-il pas plutôt pen­ser que la paix s'engendre dans la lutte et la conquête de l'indépendance ? La paix implique l'instauration libre d'un État, et non l'esclavage d'une multitude dominée par une autre. En finir avec la crainte suppose d'avoir su la dominer en affrontant la mort pour quelque chose de plus que le simple entretien des fonctions biologiques, d'être délivré de la peur de mourir par la prévalence d'un désir de type joyeux - en l'occurrence la liberté. Telle est la vraie différence avec le modèle mythique du contrat : au lieu que les hommes soient placés devant le choix du moindre mal (consentir à

1 . Les autres occurrences sont assorties de l'adverbe veluti : III, 2, 5 ; VI, 1 . 2 . Traité politique, X, , 4. Sur le double cycle machiavélien, cf. M . Senellart,

Machiavélisme et raison d'Etat, p. 44, qui cite un passage des Histoires florentines : « La virtù engendre le repos, le repos l'oisiveté, l'oisiveté le désordre, et le désordre la ruine des Etats . . . »

3. Ibid. , X, 6.

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renoncer à la plus grande part de son droit naturel par crainte de la solitude renforcée par celle du supplice suprême), la genèse de l'État est toute différente quand elle procède d'une lutte pour l'indé­pendance, dont l'aiguillon n'est plus la crainte mais nécessairement l'espoir.

Pourquoi nécessairement l'espoir ? N'a-t-on pas envie d'ob­jecter que la différence est mince, et que les peuples soumis ne se soulèvent que par crainte d'une oppression plus grande encore ? Ce schéma est faux, car soulever le joug de l'oppresseur suppose de traverser l'épreuve de la mort. Celle-ci est absente du récit tout irénique du pacte originel : pas de lutte, mais une convention ; pas d'affrontement ni de sécession, mais une reconnaissance mutuelle des semblables se renforçant au sein d'une Nature certes hostile, mais non pas à proprement parler dominatrice. Les hommes n'ont pas à combattre pour contracter. Le modèle de la paix issue de la guerre était déjà présent dans le Traité théologico-politique : c'était la Sortie d'Égypte, et même à certains égards la Révolution de 509. La différence est que, dans le Traité politique, ce modèle se subordonne celui du contrat, comme le prouve l'exemple arago­nais : d'abord secouer le joug, ensuite choisir une forme d'État. Car on ne part pas de l'état de nature, chez Spinoza : on y retourne.

Un tel schéma suppose évidemment que l'identité collective se précède elle-même en quelque manière, au sein de l'État oppres­seur : c'est que toute libération est le revers d'une conquête, et que toute multitude libre est supposée d'abord esclave, quoique peut­être libre à l'origine. Le refus d'assimilation de part et d'autre main­tient une sorte d'État latent dans l'État, en quoi consiste toute colonie (outre le but fondamental que constitue la paix et la conser­vation de soi, c'est la raison pour laquelle les guerres de conquêtes sont condamnables, ainsi d'ailleurs que les mariages royaux impli­quant plusieurs États) .

Revenons au paragraphe VII, 22 : tout se passe donc comme si l'union ne se faisait jamais mieux qu'au combat, et c'est le cas de dire que les citoyens se battent comme un seul homme. Mais c'est l'effort de conservation collective de soi, et non la discipline, qui en est la raison : la discipline semble plutôt à cet égard l'effet du désir à l'œuvre dans le combat collectif, l'état civil revenu au cœur des préoccupations des hommes. N'est-ce pas que le conatus collectif se forge ou se reforge à l'épreuve de la mort, à l'instar du processus

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décrit dans le prologue du Traité de la réforme de l 'entendement ? On reconnaît en effet le vocabulaire du conatus (quantum po test) .

En outre, ce texte se fait l'écho du motif final de l'Éthique : la béatitude est la vertu même, et non sa récompense. Car il est bien question ici d'une récompense immanente de la vertu (virtutis prae­mium) , à la faveur, il est vrai, d'un certain glissement de sens : il y a loin de la bravoure du soldat à la béatitude du sage. La vertu et la liberté sont ici celles auxquelles la multitude peut aspirer : vivre d'espoir plutôt que de crainte, cultiver la vie sans redouter la mort 1 • La multitude s'éduque dans son combat pour l'indépendance, qu'il s'agisse de la conquérir ou de la maintenir, et le Combat, éducateur immanent, se substitue dans le Traité politique à l'éducateur mythique ou pour le moins exceptionnel qu'était Moïse. Du même coup, le modèle ne peut plus être théocratique mais démocratique - démocratie au moins issue de la guerre comme une convention spontanée précédant le pacte exprès2•

Surprise : il y a là certainement une idée romaine. Dire que « la récompense suprême de l'armée est la liberté » ne

signifie pas seulement que la liberté est le résultat de la guerre, ou son aboutissement ; ou plutôt le résultat doit se comprendre comme un produit immanent, au sens de la praxis aristotélicienne. L' « image de la liberté » invoquée par le texte invite à une telle interprétation, et par consé9uent à un rapprochement étroit avec la dernière proposition de l'Ethique. Sans doute l'expression est-elle susceptible de deux lectures, l'une faible, l'autre forte. Lecture faible : l'image de la liberté est le motif positif qui donne aux hom­mes le courage de se battre et d'affronter la mort (car le seul jeu de la crainte invite plutôt à se soumettre ou à fuir aveuglément : deux conduites également suicidaires). Lecture forte : l'image de la liberté

1 . Ce m,ode de vie n'en est pas moins le plus propice au développement de la raison : cf. Ethique, IV, appendice, chap. 25 et 3 1 .

2 . On pourrait être tenté d'objecter que, dans le cas des Hébreux, c'est l'éducation par l'espoir qui dispose à la bravoure guerrière et non l'inverse. Cepen­dant, 1 o guerre et éducation sont contemporaines de fait, et l 'hypothèse de leur com­plémentarité ne paraît pas déraisonnable ; 2° c'est le fond d'insoumission des Hébreux qui décide Moïse à traiter son peuple par l'espoir plutôt que par la crainte (sa réussite d'éducateur est liée à son intuition des tendances collectives). Cette insoumission, rappelons-le, n'est pas naturelle (Traité théologico-politique, XVII, p. 295) ; dès lors, elle relève ou bien d'institutions « difformes », et de l'habitus cor­respondant, ou bien de l'habitus esclave, compte tenu de la résistance irréductible de l'existence individuelle comme telle.

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n'est jamais si présente à l'esprit des hommes que dans la résistance ou la défense. C'est là que le corps politique émerge ou resurgit comme tel.

Ne pouvons-nous alors imaginer que, dans le contexte néerlan­dais de luttes intestines tout à la fois sociales et religieuses, Spinoza ait misé en dernier ressort sur un renouement de la communauté néerlandaise avec elle-même à la faveur du nouveau combat pour l'indépendance face à l'envahisseur français ? N'a-t-il pas pu penser que la lutte collective fût l'ultime facteur capable de subvertir la res­tauration orangiste, en suscitant un nouvel habitus démocratique ? Nous connaissons de ces guerres qui sont pour les puissants l'occasion de distraire le corps social des divisions qu'ils entretien­nent, en ravivant la passion nationale. Mais ce ne saurait être ici une objection, tant il est manifeste que Spinoza oppose constam­ment deux types de guerre : guerre pour la gloire, expédient suici­daire de l'absolutisme royal, qui tient la multitude à l'écart en recourant à des mercenaires, ou bien qui pilote la « superstition » des hommes « afin qu'ils combattent pour la servitude comme s'il s'agissait de leur salut »1 ; guerre pour l'état civil ou pour la liberté, où les citoyens-soldats, au combat même, apprennent ou réappren­nent à « veiller sur eux-mêmes ». La guerre d'indépendance ou de résistance est un processus qui par sa logique même sape les bases de la domination et de l'esclavage : même dans le cas d'une multi­tude déjà formée - la tyrannie n'étant au reste pas véritablement une forme - nous devons supposer qu'elle ne repousse pas l'envahisseur sans se réapproprier au moins tendanciellement la sou­veraineté. Qu'importe si le tyran conserve au bout du compte son pouvoir : la victoire obtenue n'est pas la sienne, et il doit composer désormais avec l'expérience nouvelle de ses sujets . Cette guerre-là, et non la coloniale, peut être dite civilisatrice (d'un terme, il est vrai, légèrement anachronique).

Nous tenons peut-être la formule théorique de cette amnésie col­lective positive dont nous posions le problème en introduction : la guerre - non pas de conquête ou de colonisation, mais d'indépendance ou de défense de cette indépendance, qui recrée des conditions exactement inverses de celles où le salut de l'État, confié à un général, équivaut à un transfert vers la tyrannie . La récom-

1 . Traité théologico-politique, préface, p . 2 1 .

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pense immanente de la guerre, ou de la vertu guerrière, est la liberté sans doute, mais tenons compte de l'équivoque : qu'est-ce que cette liberté sinon l'état civil même en acte, les hommes jamais aussi unis que dans le péril suprême (la nation en danger), la vertu consistant dans des actes publics ? La liberté acquise au combat est à la fois indépendance nationale et expérience de la citoyenneté.

Cette issue conduit peut-être à une évaluation plus complexe du rapport de Spinoza à la civilisation romaine. Car cette virtus bellica dont la récompense immanente est la liberté, ne vient-elle pas de Rome, à travers Machiavel ? Spinoza n'a guère d'estime, nous l'avons dit, pour ce peuple qui n'a jamais su se doter d'institutions capables de faire régner autre chose que la guerre tant intérieure qu'extérieure, ou qu'une paix feinte, pax romana, voire cette concordia revendiquée par Auguste comme l'une des vertus du prince1 • Cependant on le sent assez proche, dans sa conception de la guerre et de la paix, de la vertu guerrière et du statut des chefs, dans sa méfiance même à l'égard du nouveau, de la position de Caton l'Ancien dans le conflit qui l'oppose à Sei­pion l 'Africain.

Caton est cet homme qui mène la lutte contre le prestige crois­sant d'un général qui multiplie les victoires militaires, et qu'il per­çoit comme une menace pour les institutions de la République. Premièrement, Scipion ne croit pas un seul instant qu'un vote issu des comices puisse donner un chef talentueux à l'armée, tandis que Caton répond, au contraire, non pas que le talent de diriger une armée se rencontre chez le premier venu, mais qu'une campagne militaire est toujours une tâche collective, et que les règles et la discipline importent autant que la valeur personnelle (on songera ici à la fiction du règne d'un seul, selon Spinoza) . Deuxièmement, Caton s'oppose à la guerre pour la guerre, il ne voit pas le salut de Rome dans l'expansion et la conquête, et s'exprime même parfois en faveur de la liberté des peuples (même motif chez Spinoza) . Troisièmement, Caton préconise le retour à l'ancienne austérité des mœurs, à la figure du citoyen-soldat vertueux et anonyme où il voit l'origine de la supériorité romaine (conservatisme aussi de Spi­noza, mais sans nostalgie, tourné vers une fondation qui n'a pas encore eu lieu, mais qui suppose peut-être une vertu puisée au

1 . Cf. Paul M. Martin, op. cit. , p. 458 (Appien parlant de « concorde par la monarchie » , etc.) .

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combat) 1 • Pourtant, Caton a beau l'emporter, Spinoza ne retient du conflit que l'insolence fameuse de Scipion à l'égard des tri­buns2 : c'est que Scipion représente la tendance à long terme victo­rieuse. On notera, et ce n'est sans doute pas un hasard, que le chef militaire dont Spinoza loue la vertu est HannibaP. Caton rêve une République dont il projette lui-même la réalité dans le passé, mais qui pour Spinoza, à en juger par le tableau affligeant qu'il dresse de toute l'histoire romaine, n'a jamais existé. Spinoza n'est pas loin d'être le Caton de la Hollande, mais à la différence de ce dernier il s 'appuie sur les forces les plus progressistes, et c'est peut-être pour­quoi, au lieu d'une victoire à la Pyrrhus, sa défaite ponctuelle sonne le glas de l'absolutisme royal et la montée des « régimes populaires ))4•

Nous posions au départ le problème de la nature du « conserva­tisme )) si spécial de Spinoza. Quand les comptes sont faits, il n'y a plus guère de rapport entre le conservatisme catonien, mémoire rêveuse et sans objet, et sa répétition spinozienne - conservatisme constituant, entièrement voué à l'inédit. Car ce n'est pas ce qui existe actuellement qui peut se conserver : pas plus la République romaine, jadis, dans le prétendu équilibre de sa constitution mixte, qu'à présent la République des Provinces-Unies dans ses institutions bipolaires. Il ne s 'agit pas de conserver ce qui existe, mais de faire exister ce qui se conserve. La révolution est sans portée autre que ruineuse, parce qu'elle est comme une « conséquence sans pré­misses )) : une transformation seulement en rêve. Conserver, en revanche, a pour premier sens la prise en compte d'un donné, c'est­à-dire aussi bien : de causes qui ne s'effacent qu'en rêve. Or c'est profondément de la cause en général qu'il s'agit de repartir, pour la transmuer ou la rendre « adéquate )), à la faveur de conditions his­toriques propices : renouer avec l'effort de conservation collective, avec le point de vue de la constitution. C'est pourquoi conserver a forcément un deuxième sens, si surprenant soit-il : créer.

1 . Cf. P. Grimal, Le règne des Scipions, p. 20 1 -2 1 3 . 2 . Traité politique, X , 3 - cité plus haut p. 253 n . 2. 3 . Ibid. , V, 3. 4. Ibid. , VI, 4.

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Bibliographie

On trouvera ici les références de tous les ouvrages cités, ainsi que des ouvrages auxquels nous nous sommes fréquemment référé.

l . ŒUVRES DE SPINOZA

a 1 Textes originaux

Spinoza Opera, éd. Carl Gebhardt, Heidelberg, Carl Winter, 1 925, rééd. 1 972.

b 1 Traductions consultées

Œuvres, trad. fr . Charles Appuhn, Paris, Garnier-Flammarion. Court traité, trad. italienne de Filippo Mignini suivie d'un important com­

mentaire, Korte Verhandelig 1 Breve trattato, L'Aquila, Japadre, 1 986. Éthique, trad. fr. A. Guérinot, rééd. Paris, Ivrea, 1 993 et Bernard Pautrat,

Le Seuil, 1 988 . Traité de la réforme de l 'entendement, trad. fr. Alexandre Koyré, Paris,

Vrin, rééd. 1 994 ; Bernard Rousset, Paris, Vrin, 1 992 ; et, pour le pro­logue, Pierre-François Moreau, in Spinoza. L 'expérience et l 'éternité.

Traité politique, trad. fr. Pierre-François Moreau, Paris, Répliques, 1 979.

2. ÉTUDES SUR SPINOZA

a 1 Biographies

Colerus, La vie de B. de Spinoza, in Spinoza, Œuvres complètes, Paris, Gal­limard, « La Pléiade », 1 954, p. 1 507- 1 540.

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Lucas, La vie de Spinoza par un de ses disciples, ibid. , p. 1 540- 1 556. Meinsma (K. 0.), Spinoza et son cercle, Paris, trad. fr. S . Roosenburg et

J .-P. Osier, Paris, Vrin, 1 983 .

b 1 Commentaires

Balibar (Étienne), Spinoza et la politique, Paris, PUF, 1 985 . Balibar (Étienne), Spinoza, l'anti-Orwell. La crainte des masses, in La

crainte des masses, du même auteur, Paris, Galilée, 1 997. Boss (Gilbert), L 'enseignement de Spinoza. Commentaire du « Court traité »,

Zurich, Éditions du Grand Midi, 1 982. Bove (Laurent), La stratégie du conatus. Affirmation et résistance chez Spi­

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252. Alpers S., 1 3 3 . Appien, 260 . Appuhn Ch. , 2, 72, 1 34, 1 66, 1 87,

225, 229. Ariès Ph. , 98, 1 00. Aristote, 72, 1 09, 12 1 . Auguste, 2 16, 2 1 9-220, 225, 232,

253-254, 26 1 . Augustin (saint), 148 .

Babel 1 . , 173 . Bacon F. , 5-6, 14. Baglivi G., 105. Balibar É. , 224-225, 23 1 , 234, 255. Bayle P . , 205 . Beaussant Ph. , 2 1 8 , 220. Bodin J . , 233, 241 , 243 . Boileau N. , 2 19 . Borch G. T. , 1 0 1 . Borges J . L . , 3 . Boss G . , 44-45, 57. Bossuet J. B . , 5 1 , 1 22, 243 . Bove L. , 1 22, 149, 1 55- 1 56. Boyle R. , 4 . Bruno G. , 50. Brunschvicg L. , 3 , 60, 1 3 1 . Brutus, 253.

Index

269

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262. Cervantès M. de, 8 . César J . , 2 14. Charles II d'Angleterre, 214. Christ, 4, 30, 48, 50, 140, 1 57- 1 58,

204. Colerus J . , 1 7, 214 . Cornette J . , 2 1 8-219 . Cromwell 0. , 1 0, 225, 242, 253 .

Delbos V. , 60, 68 , 70. Deleuze G., 1 10, 1 74, 230. Descartes R., 5, 50, 53, 9 1 , 103-

1 05, 1 1 3-1 1 5, 1 1 8 , 1 3 1 , 1 52, 1 76, 1 84- 1 85, 1 87- 1 88, 1 9 1 - 1 93 , 1 95, 1 99, 202, 204, 206, 208, 2 12.

Érasme D. , 99- 100, 108, 173 . Erdmann J . E . , 212 . Ernout A. , 29. Fénelon, 50, 1 52, 205-206. Fischer K., 212 . Foucault M. , 4 .

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Foucher de Careil L.-A. , 206. François de Sales (saint), 122. Frédéric II Hohenstaufen, 229 . Friedmann G., 206, 212 .

Giancotti E. , 221 . Gilson É., 96, 1 30, 1 9 1 . Godeau A., 2 17 . Gongora L. de, 8 . Grimal P. , 109, 260. Guattari F., 1 74. Guérinot A., 2, 8 . Gueroult M. , 92, 208, 21 1 . Guillaume II prince d'Orange-

Nassau, 27, 235 . Guillaume III, prince d'Orange­

Nassau, 27, 1 70, 2 13 , 232, 253 . Guyonnet de Vertron, 219 .

Hegel G. W. F. , 21 1 -212. Herder J. G. , 212 . Hitler A. , 230. Hobbes Th. , 1 1 , 24, 98, 1 07, 1 38 ,

1 70, 1 9 1 - 1 92, 227, 229, 236, 238-239, 241 -242, 244.

Huan G., 212 . Hubert Ch. , 206. Hudde, 209-21 1 . Huygens Ch. , 1 65 .

Jacopin P . , 1 00. Jacques (saint), 1 39 . James W., 1 67 . Jean (saint), 48, 50. Jeanneret M., 200. Jolibert B . , 104, 106. Jordaens J . , 1 33 . Juvénal, 1 1 0. Kant E. , 143, 203 . Kantorowicz E. , 243 . Koyré A. , 2, 6, 59, 7 1 -72, 74, 80,

85 .

270

Lacour-Gayet G., 2 17 . Lagrée J . , 2 , 100. Lamy F. , 205-206. Le Brun Ch. , 2 1 8-219 . Lebrun F . , 106, 20 1 . Leibniz G. W. , 6, 105, 129, 1 3 1 ,

1 92, 202, 205-206, 2 12. Lett D. , 98 . Locke J . , 92, 232. Lope de Vega F., 8, 20 1 . Louis XIV, 2 13-220, 240-241 , 246 . Lucas, 1 1 3-1 14, 1 58, 1 60, 1 77 . Lucrèce, 109, 126, 142. Lully J.-B . , 219 . Lutaud 0. , 14 .

Macherey P. , 1 6, 91 , 1 1 1 , 1 14- 1 1 5, 1 22, 149, 1 54- 1 55, 1 66, 1 69, 1 75, 1 90, 209, 2 1 1 , 2 14.

Machiavel N. , 1 1 , 222, 225, 227, 253-254, 257, 26 1 .

Malebranche N. , 105, 122, 1 3 1 , 1 76, 202, 204-206.

Marin L., 225. Martin P. M. , 2 19, 254, 260. Masaniello, 17 . Matheron A. , 140, 221 , 225-226,

243, 25 1 , 254-255. Mazarin, 246. Meillet A. , 29. Meinsma K. 0. , 1 65 . Mercure Trismégiste, 104. Mersenne M. , 1 92, 1 95 . Metsu G., 94, 102, 1 32- 1 33 . Michel-Ange, 109. Mignard P. , 216 . Mignini F. , 36, 47, 57, 203 . Moïse, 14, 1 8, 22, 1 34, 1 36- 1 38,

143, 1 66, 1 68- 169, 1 7 1 , 243-244, 246, 251 -252, 255-256, 258-259.

Molenauer J. M., 102. Montaigne M. (de), 98, 200. Montalvan J. P. de, 8-9.

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Moreau P.-F. , 2, 59-60, 68, 70, 72, 1 3 1 , 1 54, 1 57, 228, 249, 254-255.

Mugnier-Pollet L. , 2 1 3 , 254.

Naudé G., 225 . Negri A. , 4 . Néraudau J.-P. , 217, 21 9-221 . Néron, 226, 230. Nietzsche F. W., 1 25 .

Oldenbameveldt J . (van), 245. Oldenburg H. , 207 . Othon, 225 . Ovide, 44, 108- 1 09, 1 57, 2 18 , 220,

227 .

Palatine (princesse), 2 1 8 . Parker J. H . , 9 . Pascal B . , 1 22, 1 3 1 , 202. Paul (saint), 48, 96, 99, 108 . Pautrat B . , 1 23 , 1 79, 1 95, 265 . Pfersmann 0. , 72. Polybe, 253 . Préposiet J . , 22 1 .

Quitana F. de, 9 .

Racine J . , 20 1 , 21 5-2 1 6. Ramond Ch. , 1 22. Ravà A. , 1 65 . Rembrandt van Rijn H. , 1 02- 103 ,

1 07, 20 1 . Rodis-Lewis G. , 1 92. Ronsard P . , 200. Rousseau J.-J. , 1 67 . Rousset B . , 72, 83 . Rubens P. P . , 20 1 . Santiago H. , 3 .

27 1

Schama S . , 1 02- 103, 106, 1 1 9, 1 30, 1 4 1 , 1 54, 1 65, 1 69.

Schrader C. , 1 1 9 . Schuhl P.-M. , 1 0 1 . Scipion l'Africain, 253, 26 1 -262. Senellart M. , 225, 255. Sigwart Ch. , 6 . Steen J . , 1 69. Stouppe J.-B . , 2 14. Swift J . , 1 1 7- 1 1 8 . Sylla, 2 14, 225 .

Tacite, 224. Tarquin le Superbe, 253 . Tchekhov A. P. , 1 24. Térence, 1 7 1 , 251 . Thomas d'Aquin (saint), 95-98,

1 00, 1 2 1 , 1 30, 144, 1 80, 1 84, 1 9 1 , 195 .

Tschimhaus E. W. (von), 126, 1 67- 1 68, 1 94, 207 .

Van Beverwijck, 1 65 . Van den Enden F. , 102, 217 . Van der Spyck (famille), 1 54, 2 14. Van Dyck A. , 1 32 . Velasquez D . , 1 0 1 - 1 02, 24 1 . Vermeer J . , 1 33 . Vemière P . , 2 17-2 1 8 . Vygotski L . S . , 1 67- 1 68 .

Wenzel A. , 85 . Windelband W., 2 12. Witt J. de, 9, 1 8, 27, 245, 254. Wittich, 206 . Wolfson H. A. , 1 1 , 1 88, 208 .

Zulawski, 2 12 . Zumthor P. , 1 07, 1 54.