Nisbet Conservatisme et Sociologie par N Kessler.pdf

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    Nisbet : Conservatisme & sociologie, par N. Kessler

    Une approche de luvre de Robert Nisbet (1913-

    1996)

    Le sociologue amricain Robert Nisbet a toujoursconsidr lhistoire comme le thtre dunaffrontement ininterrompu entre ltat et lesgroupes sociaux. Dans cette perspective, lamodernit lui apparaissait moins comme Pre delindividu que comme le triomphe, sur les ruines dupluralisme constitutif des socits traditionnelles,dune communaut politique absolutiste etcentralise. Inquiet des consquences politiques et

    morales de cette volution, il sest f ait lapt re dun conservatisme clair qui se confondait ses yeuxavec la dfense des prrogatives des corps intermdiaires f ace aux empitements de la puissancepublique. Un tel conservatisme constituait dailleurs selon lui lune des sources dinspiration majeures delimagination sociologique.

    ***

    Remerciements : Cet article a t publi dans La Nouvelle Revue de Sociologie en 2000 (LAnnesociologique, 2000, n1, p. 147 194.) et est reproduit ici avec laimable autorisation des PressesUniversitaires de France et de lauteur, Nicolas Kessler, historien, auteur du Que Sais-Je : Le conservatismeamricain (PUF, 1998).

    ***

    Le trait le plus remarquable des sciences humaines et des sciences sociales contemporaines est sansaucun doute laccent mis sur lalination de la personne et la dgnrescence de la culture[1]. Ds 1953 etles premires lignes de The Quest for Community, le sociologue amricain Robert Nisbet expose clairementce qui va demeurer, tout au long de sa vie, sa proccupation premire : le constat du profond sentiment demalaise engendr au sein des lites occidentales par la monte en puissance de la socit de masse. Sile mythe de lhomme rat ionnel a domin la pense de la Renaissance, explique-t - il, le mythe de lhommenaturel celle du s icle, et le mythe de lhomme conomique et polit ique celle du XIXe sicle, il semble que ceso it limage de lhomme alin et dcal qui doive simposer aux yeux des histo riens du f utur comme lafigure clef de la pense du xxe sicle[2]. Convoquant tour tour Niebuhr, Bernanos, Spengler et Berdiaeff la barre, Nisbet dresse un inventaire mthodique des dsillusions du progrs . Dsorganisation , dsintgration , dclin , crise , inscurit , instabilit lui paraissent tre devenus les matresmots du dbat idologique contemporain. Nous ne croyons plus, note-t - il sombrement, que lesproblmes sociaux puissent tre automatiquement rso lus par un rajustement des st ructuresconomiques et polit iques [...] Not re conf iance inst inctive en la capacit de lhisto ire dgager [...] denouveaux et plus scurisants principes dorganisation so ciale et morale a disparu[3].

    la dif f rence dun certain nombre danalystes postrieurs , Nisbet ne voit pas l le signe dune invo lutionmaladive du monde intellectuel. On dcle, explique-t-il au contraire, jusquau sein des couches les plus

    normales de la socit, un sentiment cro issant diso lement et dinscurit[4]. Ce nest pas une illusiondoptique : tel quil apparat dans les t raits de psychologie et les enqutes s tat istiques, les talk showsradiophoniques et la littrature populaire, lhomme moderne a tous les traits dun nvros. Dracin,conf ront lanonymat et au f roid social des grandes mtropo les, il est tranger aux autres hommes, son travail, au lieu o il est et mme sa propre identit. Loin de possder en lui-mme les ressources de

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    la raison et de la stabilit, il les sent menaces et se sent en quelque sorte assig, au sens mtaphysiquedu terme[5] . Dans cet univers de plus en plus oppressant, f rustration et f ragilit psychologique sont largle. quivalent socio logique du Kulturpessimismus des intellectuels, la morosit dif f use qui lui sembletoucher une f range de plus en plus large de la population conf ort e Nisbet dans lide que le catast rophismeen vigueur dans le monde nest que le signe avant-coureur dun dysfonctionnement gnralis desmcanismes de rgulation sociale.

    A la racine du mal, il y a selon lui la crise ouverte dune certaine conception du progrs. Au cours des deux

    derniers s icles en ef f et, lhumanit a subi un bouleversement sans prcdent dans son hist oire: laf f aiblissement, voire la disparition de la communaut de proximit, la dissolution des liens personnels,lros ion de la place du sacr dans les af f aires humaines[6] ont dtermin une approche compltementnouvelle des relat ions entre lindividu et la collectivit. lre du groupe rest reint a succd lre de lindividuroi. Dbarrass du carcan de ses appartenances, le sujet a acquis une autonomie sans prcdent. Tout aulong de la priode, les instigateurs de ce bouleversement ont pens concourir au bonheur de lhumanit. Enaffranchissant lindividu de ses liens hirarchiques et communautaires, en le librant de la tutelle desreligions rvles, ils ont cru accrotre dautant son panouissement et sa crativit.

    Le morcellement social, la dislocation des coutumes et des statuts, le triomphe delimpersonnalit ont t unanimement salus [...] parce quils constituaient autant de moyens delibrer lhomme des chanes du pass et doffrir lindividu un contexte o sa nature [...] pourraitdvelopper sans limite ses potentialits[7].

    Aucun vritable dbat ce sujet :

    Lessence mme de lide de progrs tait lassertion que lhistoire dtenait un pouvoirorganisateur conduisant immanquablement [...] une civilisation suprieure. Cest pourquoi les

    consquences des bouleversements institutionnels [...] pouvaient tre ngliges. Lessentieltait de garantir que les obstacles au progrs [...] taient balays[8].

    Cest cette conviction qui est daprs Nisbet en train de seff ondrer. On ralise peu peu que, loin daugurerune re nouvelle et idyllique, le dmantlement de ces corps intermdiaires qui sintercalaient ent re lindividuet la collectivit, le relchement du systme complexe de disciplines et dallgeances qui constituaientusque-l le cadre moral de lexistence ont ouvert un vide bant au coeur de ldifice social. Dsorganiseen prof ondeur, la socit nest plus quun mouvement brownien de molcules libres, o tout service,toute responsabilit et t oute assistance porte autrui supposent [...] un paiement comptant[9] . Cette

    artificialit des rapports sociaux finit forcment par rejaillir sur lquilibre psychique du sujet. Repli surlui-mme, sans relle fonction sociale, lindividu iso l est en proie au dsespoir et une introspectionobsessionnelle[10]. Au lieu de lui apport er la libration escompte, la modernit na que la so litude luiproposer. Cest ce qui explique que la socit contemporaine, spcialement dans ses classes moyennes,tende par sa st ructure mme produire [...] le dsenchantement, le dracinement et les t roublespsychiques[11] .

    Autant dire que la f igure de l individu libre nest pour Nisbet quune illusion doptique. Mobilisant toutesles ressources de la sociologie et de lanthropologie, il sef f orce au contraire de mett re en vidence le rledterminant jou par les groupes de proximit dans la formation de la personnalit. Aux individualistes, ilreproche davoir confondu les ressources de lindividu avec celles de son environnement. Ce sont la famille,

    la paroisse, la communaut locale qui constituent a ses yeux la vritable matrice de lidentit.

    Cest a lintrieur de tels groupes, rappelle-t-il avec vhmence, que sont apparus les typesprimaires didentification : amiti, fidlit, prestige, reconnaissance. Cest galement la que sont

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    apparus et se sont dvelopps les principaux stimuli du sens de leffort, de la pit, de latendresse ainsi que le got de la libert et de lordre[12].

    Le sens moral, la capacit a dist inguer le bien du mal, le sacr du prof ane ou mme le beau du laid ontto ujours ainsi procd de lintgrat ion du sujet a une communaut homogne. Pire : lintensit mme de cessentiments est proportionnelle lemprise exerce par le groupe sur le sujet. Un contexte asso ciatifso lidement charpent dterminera des allgeances stables et ef f icaces. Des communauts f ragilises ne

    susciteront a linverse que de dchirants conf lits intrieurs.

    Le problme de la famille est cet gard symptomatique. Plus que dune volution des murs ou despratiques sociales, sa crise actuelle procde selon Nisbet de ltat dimpuissance administrative auquel laconfin lindividualisme triomphant. Ampute de la plus grande partie de ses fonctions conomiques,transf orme en un fantme juridique , elle nest plus capable de jouer ef f icacement son rlestabilisateur. Il ne faut pas daprs Nisbet chercher plus loin lorigine du dsarroi et de la rvolte deladolescent : Ladolescence, observe-t-il, est aujourdhui la priode [...] o le dcalage entre le fantme etla ralit de la famille moderne se manifeste a lenfant[13]. Cest le moment o lauto rit des parents, quine correspond plus a aucune ncessit vitale, apparat pour ce quelle est rellement, cest--dire purementartif icielle. partir de cet instant, la transmiss ion des codes et des valeurs se rvle impossible.Prmaturment livr lui-mme, ladolescent sombre dans une profonde crise didentit, qui prfigure assezbien la condition de lhomme moderne. Priv de repres s tables, de sens moral et de discipline, il basculedans lgosme et le nihilisme, et vit son auto -af f irmation sur le mode de la f rustration. Partant de cetexemple Nisbet nhsite pas dpeindre le mal du sicle comme une gigantesque crise dadolescence : lef f ondrement brutal dun systme de valeurs f ragilis par la dislocation des instances de mdiationsociale dont il manait.

    Cette crise du sens moral dbouche pour lindividu sur un sentiment exacerb d alination . Plus prochede lide durkheimienne danomie que de son acception marxiste classique, cett e ide dalinationreprsente pour Nisbet la dtresse morale du sujet livr lui-mme, dans un contexte social amorphe et

    impersonnel.

    Mis jour par le psychiatre aussi bien que par lartiste cet tat trs particulier se caractrisepar la sensation [...] dtre confront un univers hostile, la crainte de la libert, langoisseface la violence, un sentiment dimpuissance face aux difficults quotidiennes[14].

    Lalination, cest le sentiment dapathie, dennui, dhostilit qui procde de la dsaffection croissante delindividu pour les formes du social. Non seulement, observe Nisbet, lindividu ne se sent pas intgr

    lordre social, mais il ne recherche mme plus lintgrat ion[15]. Pour dsigner ce phnomne, le sociologueparlera galement de dissociation morale :

    Aucun des diffrents rles mcaniques que lindividu est contraint de jouer ne touche son moiprofond, au contraire tous le sparent de lui-mme et font quil est en quelque sorteexistentiellement absent des actes quil accomplit[16].

    Cest le projet individualiste dans son ensemble dont Nisbet entend par l mme dnoncer la faillite. Faillitedont tmoigne ses yeux la rhabilitation progress ive dans le champs des sciences sociales de la notion

    de communaut. Le sentiment de la perte et de labsence de la communaut, observe-t-il, na jamais taussi puissant. Encore f aut- il sentendre sur la df inition exacte de ce concept ambigu : dans lesprit deNisbet celui-ci recouvre tous les types de relations caractrises la fois par des liens affectifs troits,profonds et durables, par un engagement de nature morale et par une adhsion commune un groupesocial . Ce qui importe, cest moins la nature exacte de ces relations que leur caractre englobant.

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    La force de lappartenance la communaut rsulte de ce que celle-ci, rpondant desmotivations plus profondes que la simple volont ou lintrt, russit submerger la volontindividuelle. Cest ce quoi ne peuvent parvenir les unions rsultant dun consentementuniquement fond sur la convenance personnelle ou la raison[17].

    Ainsi df inie, lide de communaut rsume tout ce qui f ait df aut aux socits contemporaines : unecertaine chaleur sociale, un enracinement ret rouv et surtout une perception claire des f inalitsindividuelles et collectives. Cest ce qui contribue selon lui faire de laspiration communautaire cette Quest for Community qui donne son titre lessai lune des grandes af f aires de la modernit.

    Ltat en accusation

    Quant expliciter les causes de ce processus datomisation et de f ragmentation sociale, Nisbet ne mchepas ses mots : Largument de ce livre, expliqu en prambule un chapitre essent iel de la Quest, est quelvnement le plus lourd de consquence pour lorganisat ion des socits occidentales a t lmergenceet le dveloppement de ltat territorial centralis[18]. Tournant le dos aux dterminismes conomiques,

    religieux et moraux , Nisbet annonce ainsi sa volont de rhabiliter la prgnance des causespolitiques[19] . Non quil nie le moins du monde limpact socio logique de la Rforme, du progrs t echniqueou de la Rvolution industrielle : il veut seulement insister sur le fait quaucun de ces bouleversementsnauraient pu avoir lieu sans la t ransf ormation pralable du contexte administ ratif de la vie sociale despopulations europennes. Il est clair en ef f et ses yeux que quel que soit limpact de lindustrialisation,de la technologie, du march libre [...] les consquences de ces processus ont beaucoup un systmervolutionnaire de droits et de pouvoirs qui ne doit rien aux mcanismes conomiques[20] . Relativementf ixiste dans sa conception du mouvement social[21], le sociologue voit dans l invention de ltat ,bouleversement sans prcdent t ant dans la structure sociale elle-mme que dans la faon dont leshommes lapprhendent le dclencheur ultime des mutations des deux derniers sicles. Vritable

    rvolution copernicienne dans le champs de la politique, cet branlement titanesque a servi de catalyseur une tendance gnrale qui naurait pu sans lui se raliser pleinement.

    Cest que ltat nest pas pour Nisbet un simple cadre politique : cest aussi un mode de sociabilit partentire, qui lui parat exclure par df inition toute ide de pluralisme. Ltat, expliquera deux dcennies plustard le so ciologue f ranais Pierre Rosanvallon, ne se limite pas la production dun territo ire politique eturidique homogne en rupture avec la gographie htrogne du monde fodal. Il cherche territorialiser sa f aon la socit elle-mme. Il conoit la socit comme son territo ire prof ond en quelque so rte [...]Cest pourquoi il naura de cesse que de dtruire mthodiquement toutes les f ormes de socialisationsintermdiaires f ormes dans le monde fodal qui constituaient des communauts naturelles suf f isammentimportantes dans leur dimension pour tre relativement autosuf f isantes[22]. Cest, peu de choses prs,

    le constat que dresse Nisbet en 1953. Persuad que lhistoire de ltat occidental a t caractrise parlabsorption progress ive de pouvoirs et de responsabilits autrefois dtenus par dautres t ypesdorganisat ion et par une relation de plus en plus directe entre lautorit souveraine et le citoyen[23] , lesociologue tablit un parallle rigoureux entre le dmantlement de lancienne infrastructure communautaireet lavnement de la communaut po litique , structure sociale mono lithique et pyramidale, exclusive detoute forme dhtrognit.

    Pour tayer sa thse, Nisbet nhsite pas remonter trs loin : cest au XVIe sicle qumerge, selon lui, lathorie moderne de la souverainet. Inquiets des dissensions internes qui f ragilisent la cohsion duroyaume, confronts lopposition des protestants et des monarchomaques, Jean Bodin et les Politiques

    f ormulent alors la premire df inition absolutiste de la puissance politique. Linnovation est avant touturidique.

    La premire marque du prince souverain, crit Bodin en 1583, cest la puissance de donner

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    loi tous en gnral et a chacun en particulier [...] sans le consentement du plus grandnombre[24].

    Cette clause marque toutefois un tournant dcisif dans lhisto ire de linst itution monarchique ; le pouvoirnest plus, comme auparavant, soumis la lo i, mais peut au cont raire en disposer sa guise. Pire : il enrevendique le monopo le abso lu. Au pluralisme mdival, caractris par la dispers ion et le morcellement dela souverainet, succde un systme juridique monolithique, culminant en la personne du roi. Aux antipodes

    de la fodalit et de sa cascade de suzerainets et dhommages , Bodin cre ainsi les catgoriesconceptuelles permettant de penser ltat comme une to talit unif ie et productrice de normes.

    Soucieux de garantir la paix civile, Bodin et ses amis voulaient surtout rglementer les droits et lesprivilges des autorits coutumires, en les f aisant dpendre dune concession explicite et conditionnellede ltat . Ce f aisant, ils nont vraisemblablement pas eu conscience denfoncer un coin dans les inst itutionsde leur temps.

    Bodin, explique Nisbet, tait profondment affect par les problmes de socit quon nepouvait esprer rsoudre que par une limitation drastique des droits et des devoirs revendiquspar divers groupes et corporations franais. La concurrence juridique des diverses lgislations[...] linfluence centrifuge des coutumes et allgeances dpendant soit dautorits locales, soitdautorits trangres, les guerres de religion, lanarchie conomique, tous ces maux pouvaienttre attnus ou rsolus par lrection de la puissance royale au-dessus des autres

    pouvoirs[25].

    Mais rien nest plus t ranger au pluralisme mdival que ce principe de la concession. Nayant plus de rellesouverainet, plus de responsabilit collective ni dexistence hors de la loi civile, les groupes sociaux nesont plus que des organes passifs de la Rpublique. Bodin recompose la socit politique, non plus autour

    dune interpntrat ion sans f in de souverainets particulires, mais autour dun principe unique et rat ionnelde cohsion. Il annonce en cela lre de ltat abso lu.

    Nisbet veut voir dans cette rvolution une consquence fcheuse de la rintroduction en Europe dudroit romain imprial. LOccident, crit- il, a t romanis deux fois[26]. Cest le droit romain et sa discipline de caserne qui ont selon lui fourni ltat monarchique les instruments conceptuels de sonaffirmation. Pour expliquer ce phnomne, le sociologue insiste sur laccent mis par les Romains sur lacentralisat ion lgale, la supriorit du souverain sur les autres types dautorit[27] . Il veut voir dans cetteconf iguration le levier qui a permis le dplacement des masses normes de dro its et de traditionsaccumuls par lhistoire[28] . Au contraire du droit coutumier:le droit romain na en effet jamais reconnu la

    validit juridique des prrogatives fodales et na jamais admis quil puisse y avoir dautres entitssouveraines que lindividu et ltat . Cest ce qui explique son impact dest ructeur.

    Lattention particulire, explique Nisbet, accorde par les Romains au Prince, qui seul estlegibus solutus et aux individus unis seulement par la souverainet de ltat, [...] a sonn le glasdu pluralisme corporatif et de la dcentralisation lgale qui caractrisaient la socitmdivale[29].

    Auteur charnire, qui a un pied dans la Renaissance, un pied dans le Moyen ge et un autre dans la

    modernit intellectuelle[30] , Bodin ne va cependant pas trs loin sur la voie quil a trace. Son esprit estencore trop imprgn des valeurs mdivales pour quil puisse prtendre donner une formulationsystmatique ses institut ions novatrices. Il ne remet no tamment jamais en cause la fonction sociale desgroupes intermdiaires Lamicitia aristotlicienne reste ses yeux le principe de la cohsion civique, et levritable creuset de la sociabilit. Aussi le royaume demeure-t-il dans son systme une communaut de

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    communauts , unpatchworkde corps sociaux autonomes. Les associations, prcise Nisbet, lescorporations et les fraternits sont toutes, dans son esprit, logiquement et historiquement antrieures ltat . Il est impossible de lire Bodin sans comprendre la fonction dinstances de solidarit et de contr lequil attribue aux groupes sociaux[31]. Le transf ert de souverainet ne saccompagne pas dun transf ertde comptences. Sil plonge son rhizome juridique au cceur de lorganisme social, ltat reste en pratiqueuxtapos une socit civile autonome sur laquelle il na que peu de prise.

    Il va en fait f alloir at tendre un demi-sicle pour ass ister, avec Thomas Hobbes la vritable actualisation

    de la thorie de la souverainet. Le premier, Hobbes ose en ef f et s af f ranchir du mdivisme rsiduelqui sous-tendait la pense de ses prdcesseurs. Sappuyant sur un paradigme individualiste etcontractualiste, il carte dun revers de manche leurs dernires prcautions. Puisque ltat est le fruit dunsimple contrat entre les individus, aucune considration sociologique ne vient plus contrecarrerlunification de la communaut politique . Nisbet insiste sur les consquences de cette libration :

    Disparue chez Hobbes, explique-t-il, lattirance paradoxale (de Bodin) pour les associationsterritoriales ou spirituelles, et pour les coalitions dintrts. Disparu aussi (son) profond respect

    pour les liens de parent, pour linviolabilit du foyer, pour lautorit imprescriptible du pre defamille[32].

    Ltat souverain est non seulement chez lui la forme suprme dorganisation sociale, mais aussi la seulef orme dorganisat ion sociale lgitime.

    la diffrence de Bodin, Hobbes ne reconnat aucun tat prpolitique de la socit [...] PourHobbes, il ny a pas de juste milieu entre lindividu isol, apeur et sans dfense et le citoyen deltat absolu[33].

    Cet approfondissement est daprs Nisbet la consquence du succs la fin du XVIe et au dbut du XVIIesicle, dune nouvelle approche du dro it naturel . Dans Droit naturel et histoire, Leo St rauss a clairementtabli cette distinction entre le droit naturel classique et le droit naturel moderne dont le de Cive estla premire illustration. Alors que le premier senracinait dans une vision de lhomme animal polit ique etdans une cosmogonie tlologique, le second postule que lhomme est f ondamentalement libre, et do ittre regard comme un tre essent iellement complet indpendamment de la socit civile[34] . Postulantlautonomie ontologique de l homme naturel , le droit naturel nouvelle formule ne reconnat quunmode dassociation, le contratet quune f orme politique, ltat .

    Chez Hobbes, explique Nisbet, les relations et la morale traditionnelle sont soit purement etsimplement ngliges, soit rationalises en liens drivables de la nature prsociale delhomme[35].

    La fiction individualiste permet de dpasser laporie bodinienne et de reconstruire le Commonwealth, nonplus sur les bases dirrductibles micro-socits, mais sur lagglomration arithmtique dunitstransparentes et atomises. La socit rat ionnelle doit rpudier tout ce qui vient de la t radition. Elle doitreposer sur lindividu naturel et non [...] sur le membre dune corporation ou dune glise[36] . bauche parBodin, lunif ication du champ politique est aussi consacre par une philosophie cohrente.

    Cette vision des choses contribue fonder un abso lutisme sans prcdent. Entre un individu sansdfense, vou subir les exactions de ses congnres, et un tat garde-chiourme, omniprsent etomniscient, aucune mdiation hirarchique ou communautaire nest plus envisageable. Les co rpsintermdiaires ne sont plus seulement illgitimes ; ils sont dsormais considrs avec suspicion. Tous les

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    obstacles la puissance publique sont considrs comme des menaces pour la paix civile et la scurit de la personne humaine. Point de salut ho rs ltat : lglise, la f amille, les associations prof essionnellesdoivent sef f acer devant lomnipotence du Lviathan ou disparatre. Le triomphe df initif du droit romain surle droit coutumier achve par le biais du contractualisme de balayer les derniers contre-pouvoirs et lesderniers vestiges de lordre f odal, annonant clairement le t out --ltat contemporain. Comme lcrit aumme moment Bertrand de Jouvenel, Hobbes a vu et voulu les consquences de principes quil posait.Il sest plu imaginer un Pouvoir total, il en a trac avec un fanatisme de logicien leffrayant portrait : matrede toutes les proprits, censeur de toutes les opinions, ne pouvant tre reproch quoi quil fasse puisque

    seul juge du bien social et que le bien moral se ramne au bien social[37] .

    Cest tout ldif ice mdival qui sef f ondre sous les coups du monisme hobbsien. Les corporations et lesgroupes primaires sont les premires victimes de la nouvelle f rnsie tatist e. Compars des versgrouillant dans les viscres de lhomme naturel , ils sont promis une prompte dissolution. Lglise perdsa posit ion privilgie. Relgue au rang dauxiliaire de ltat , elle na plus le droit de cit qu conditionquelle se place sans discuter sous son autorit . La famille, enfin, nest pas pargne. Encore inviolablechez Bodin, elle tombe sous le coup de la loi. Le pre de famille, crit Hobbes, oblige ses enfants et sesdomestiques aussi loin que la loi le permet, mais pas plus loin, parce que personne nest tenu dobir desdemandes contraires la loi[38] . Son statut particulier ne suf f it plus la mettre labri des ingrences du

    lgislateur ; Hobbes ne veut dailleurs pas entendre parler de particularit . La famille nest ses yeuxquune association vo lontaire de sujets autonomes, rgie par un contrat . Nulle place pour une quelconquetranscendance : de mme que les groupes locaux et pro f essionnels, elle est dpouille de tous lesatt ributs coutumiers ou religieux qui lui eussent permis de rsist er avec succs aux assauts du pouvoir.

    Une dernire tape est franchie avec Rousseau : ce que lon pourrait appeler ltape du passage lacte.Quelle que soit leur audace, les avances de Bodin et de Hobbes restent en ef f et du domaine de laspculation. Lun comme lautre demeurent profondment conservateurs. Ils proposent moins un nouveauprojet de socit quune relecture novatrice des institutions existantes. Leur dmarche est principalementanalytique. Tout change avec le Contrat social. Bien quil prsente de nombreuses similitudes avec leLviathan, ce texte f ondateur est bien davantage que la reprise systmatique des intuitions novatrices de

    la philosophie politique du XVIIe sicle. Il ouvre selon Nisbet l re des rvolut ions . Cest avec lui que lemouvement historique qui conduira la rf orme ef f ective des institut ions du vieux monde voit le jour. lastatique du pouvoir labore par Hobbes et Bodin, Rousseau vient en ef f et ajouter une dynamiqueoriginale. Non seulement sa thorie de la souverainet est de loin la plus rigoureuse [39] , mais il donneau processus datomisation et de centralisation sa raison dtre idologique en linvestissant dune missionmessianique dont la mise en uvre va provoquer un bouleversement sans prcdent dans lhistoire.

    On ne trouverait pas, conclut Nisbet, dans lhistoire des ides politiques, de doctrine pluspotentiellement rvolutionnaire[40].

    Si Hobbes a appuy son absolutisme sur un individualisme ontologique, cette f iction thorique prend chezRousseau une tonalit militante. Le Genevois ouvre lre de lactivisme antisocial. Sappuyant notammentsur le Discours sur les origines et les fondements de lingalit, Nisbet dnonce en lui le plus intemprant des gauchistes . Rousseau na daprs lui jamais t anim par autre chose que par une haine viscrale dulien social et une volont f arouche de le dmanteler cote que cote. Son uvre tout entire est sous-tendue par une dnonciation sans f in de l hypocrisie et de inauthenticit de la socit de sontemps. Rousseau nest pourtant pas un anarchiste ; sil considre que lhomme nat bon , et que lasocit le pervertit, il ne croit pas un instant la poss ibilit dun retour tat de nature . Raliste, ilprfre placer ses espo irs dans une rgnration interne de la cit, une refonte complte des inst itutionsqui restaure pour lindividu les conditions dune existence vertueuse. Cest ici que ltat ent re en jeu. Lui seulpeut dcomposer et recomposer le t issu communautaire, et rsoudre la dif f icult nonce dans lesixime chapitre du Contrat : Trouver une forme dassociation qui dfende et protge de toute la forcecommune la personne et les biens de chaque associ, et par laquelle chacun sunissant tous nobisse

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    pourtant qu lui-mme et reste aussi libre quauparavant [41].

    Il ne sagit donc plus, comme dans le Lviathan, de morceler les corps sociaux pour permettre ltat dedployer son action. Ltat rousseauiste const itue une f orce libratrice, qui vient af f ranchir lindividu de la tyrannie de ses semblables. Dans ltat, lindividu reprend en main son destin et retrouve sa dignitperdue. Son engagement contractuel vise moins garantir la scurit de ses biens et de sa personne queson autonomie. La doctrine rousseauiste se trouve ainsi la confluence dun individualisme radical et dunautoritarisme intransigeant[42] . Le premier, Rousseau postule lidentit de la libert avec lexercice du

    pouvoir. Chez lui, le pouvoir est la libert, et la libert est le pouvoir. La vraie libert consiste en lasoumission dlibre de lindividu la totalit de ltat [43] . Seule sphre de libration des injust icesingalitaires, ltat est fond revendiquer le monopole de la souverainet. Parce quil est rdempteur etthrapeutique, les esprits clairs doivent encourager ses prtentions. Avec le Contrat social, lesnotions dordre et de libert se rconcilient ainsi en une synthse redoutable, laquelle aucuneargumentation conservatrice ne peut esprer s opposer.

    Nisbet va plus loin : non content davoir justifi la prminence de l tat politique , individualiste etgalitaire, Rousseau en a selon lui prvu le volontarisme antisocial. La survie de son systme suppose enef f et une parf aite transparence de la socit.

    Quand il se fait des brigues, prvient le Genevois, des associations partielles aux dpens dela grande, la volont de chacune de ces associations devient gnrale par rapport sesmembres et particulire par rapport ltat : on peut dire alors quil ny a plus autant de votantsque dhommes, mais seulement autant que dassociations [...] il importe donc pour avoir bienlnonc de la volont gnrale quil ny ait pas de socit partielle dans ltat[44].

    Ainsi df ini, le contractualisme suppose la proscript ion des interdpendances inf ra-tatiques, et ladissolution des corps intermdiaires. En cela encore, Rousseau va beaucoup plus loin que Hobbes : il exige

    une croisade incessante cont re la tendance mme de ltre humain reconstituer le tissu associatif , une rvolution permanente contre les penchants coupables de sa nature ; un ordre social juste nest pasenvisageable sans une vis generatrixet une vis conservatrixqui, dans ltat actuel des choses, ne peut trequun tat auto ritaire. Ltat unitaire, conclut Nisbet , demande la refonte de la nature humaine jusqu cequil ny ait plus de dmangeaisons dans le corps politique[45].

    Lre des rvolutions

    Amorc ds le XVIIe sicle, le mouvement trouve son aboutissement dans la Rvolution f ranaise. Ds laDclaration des droits de lhomme, observe Nisbet, il est dit que le principe de toute souverainet rsideessentiellement dans la nation et que nul corps , nul individu ne peut exercer dautor it qui nen mane

    expressment . On ne peut mieux formuler le nouveau credo tatiste. Le passage du pluralisme social aumonopole tat ique, que la monarchie absolue, prisonnire de son conservatisme et de ses t raditions, a tincapable de raliser totalement, est ainsi impos en quelques semaines grand renf ort de dcrets et de loisautoritaires. Lobjectif , note Nisbet, tait la transf ormation de toutes les communauts en la somme desindividus qui les composent[46]. Non seulement les guildes, corporations, groupements dintrt etassociations qui f leurissent sous lAncien Rgime ont t dissous, mais une lgislation extrmementsvre a t mise en place pour proscrire lavance toute vellit de reconstitut ion du t issu communautaire: cest la loi Le Chapelier et son implacable logique atomiste :

    Il ny a plus de corporation dans ltat. Il ny a plus que lintrt particulier de chaque individuet lintrt gnral. [...] Lanantissement de toutes les espces de corporations des citoyens demme tat et profession tant lune des bases de la Constitution franaise, il est dfendu de lesrtablir de fait, sous quelque prtexte et quelque ordre que ce soit[47].

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    Ainsi que lavait prvu Rousseau, cest la rhtorique contractualiste qui permet de justif ier ce vo lontarisme.Lidentification de la libert avec la souverainet permet aux Jacobins de dnoncer les corps intermdiairescomme autant dobstacles lpanouissement des nouveaux droits civiques ; le gouvernementrvolutionnaire, sexclame Robespierre, nest que le despotisme de la libert contre la tyrannie[48] . Untour de passe-passe rhtorique permet dass imiler les liberts et f ranchises dAncien Rgime autantdarchasmes oppressifs, que la raison commande dabolir. Cest le citoyen-lecteur lui qui exige ledmantlement de toutes les barrires susceptibles de f aire obstacle lauto rit de ltat . La f iction

    uridique qui postule que la volont de chacun sexprime dans la volont de ltat permet de jeter le discrditsur les f ormes dassociation non dmocratiques, qui apparaissent non seulement comme les rsidusdsuets dun ordre prim, mais aussi comme de dtestables f oyers de rsistance aux aspirations dupeuple souverain.

    En mettant en vidence les consquences de cette dfinition restrictive de la libert comme participation aupouvoir, Nisbet a conscience de toucher au cur de la dynamique tatique.

    Le peuple, crivait Proudhon, se contemple comme une gigantesque et mystrieuseexistence, et tout dans son langage semble fait pour lentretenir dans son indicible unit [...]

    Autant il se sent innombrable, irrsistible, immense, autant il a horreur des divisions, desscissions, des minorits. Son idal, son rve le plus dlectable est unit, identit, uniformit,concentration, il maudit, comme attentatoire sa Majest, tout ce qui peut partager sa volont,couper sa masse, crer en lui diversit, pluralit, divergence[49].

    Nisbet partage ce point de vue et redoute lui aussi les mfaits du populisme jacobin. Cest en invoquant lepeuple, crit-il [...] que lon justifie que le pouvoir politique stende et pntre dans des sphres auxquellesil navait jamais eu accs depuis Diocltien[50]. Parce quil invest it la puissance publique dune lgitimittranscendante, laquelle rien ni personne ne peut esprer sopposer, parce quil disqualifie jusqu lide

    dune rsistance lautorit de ltat, il donne au Lviathan les moyens de drouler toutes les possibilitsde sa constitution.

    Cest galement cette auto-affirmation du peuple comme unique principe de lgitimit qui vient ruiner lestentat ives des libraux de subst ituer un mode de reprsentation parlementaire la reprsentationcorpo rative dAncien Rgime. Nisbet souligne quaux yeux des Jacobins, le gouvernement parlementaireest trop souvent assimil au gouvernement des intrts locaux et particuliers. Cest trop demander quedexiger dun homme qui ne reprsente que quelques centaines de kilomtres carrs [...] de reprsenterlintrt rel de lensemble du peuple[51] . Aussi la tendance naturelle des rgimes populaires est-elle de semf ier de toute f orme de reprsentation et de prf rer tre gouverns par dix hommes plutt que cent,par un homme plut t que dix .

    En raison de la procdure dmocratique de son lection, observe Robert Michels, le chef ludune organisation dmocratique est plus autoris que le chef n de laristocratie seconsidrer comme lmanation du vouloir collectif et exiger de ce fait obissance etsoumission sa volont personnelle[52].

    De mme quune silhouette humaine symbolise, sur la couverture du Lviathan, lunit du Commonwealth, lacommunaut po litique aime se ret rouver en une f igure unique et emblmatique.

    Nisbet insiste par mme sur limportance de la mystique unitaire de ltat jacobin. Celui-ci napparat passeulement comme une force de dissolution sociale, comme un instrument de libration , mais aussicomme une force de rincorporation extrmement puissante. Le sociologue constate les efforts quont faitles Jacobins, pour faire de la citoyennet un engagement actif, qui engage lindividu au mme niveau queses responsabilits sociales ou familiales. Cest dans ces ef f ort s que se trouve selon lui lorigine du

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    nationalisme, seule f orce susceptible de donner une dimension militante lexistence politique. Lenationalisme lui apparat en f ait comme le systme de valeur caractris tique de ltat nouveau, le cimentspirituel de la communaut politique aussi ncessaire sa survie que la pit lglise ou laffection lafamille[53] . Aussi se dmarque-t- il nettement de ceux qui veulent f aire du nationalisme un archasme .Celui-ci explique-t-il, ne peut tre compris que comme une consquence des vides laisss dans last ructure traditionnelle des relations sociales par la dislocation conomique et sociale, qui a laiss desmasses immenses dtres humains dans une sorte de vacuit psychologique. Il ne peut tre compris quecomme lattrait toujours plus hypnotique exerc par la communaut politique entre les mains dindividus qui

    considraient ltat comme la f orme ultime dassociation[54] .

    Les premiers mois de la Rpublique viennent ainsi donner un rel impact sociologique au triple processus dindividuation, dabstraction et de gnralisation[55] dont Nisbet considre quil sous- tend lavnementde la communaut po litique . Individuation, puisque les Jacobins prcipitent la rupture des liensunissant lindividu aux structures communautaires et associatives [...] et, dune f aon gnrale [...] la rupturedes liens de type patriarcal[56] . Abstraction, avec la rationalisation des valeurs morales, jadis lieslappartenance un groupe ou . un rang, et maintenant suspendues une naturalit dsincarne.Gnralisat ion enf in, dans la mesure o les loyauts idologiques s inscrivent de plus en plus dans uncadre nationalau dtriment des patriot ismes de clochers et des identits communautaires.

    La communaut ralise, crit Nisbet, repose dsormais sur lide que le pluralisme natureldes autorits et des fonctions doit tre remplac par un principe unique dautorit et dutilitmanant de ltat centralis. La puissance de ltat devient le contexte unique de la satisfactiondes aspirations humaines [...] : ce qui distingue la communaut politique des formes etconceptions antrieures de ltat est lide que la libert, lgalit, la fraternit et la vertu ne sontaccessibles lhomme que par le biais dune puissance publique absolue et unitaire. La libertnest plus que la libert de se soustraire aux autres institutions et la libert de participer auLviathan[57].

    Depuis, les choses nont f ait que saggraver. Loin de constituer un accident iso l, la Rvolution f ranaise amarqu le dbut dun processus univoque de centralisat ion po litique, de destruction des corpsintermdiaires et de nivellement des conditions individuelles, qui a fini par toucher toutes les grandesnations occidentales. Nisbet explique ce penchant cont inu des so cits modernes pour ltatisme par laprgnance jamais dmentie du modle jacobin. Le sophisme humanitaire , qui postule que la dignitsuprme de lindividu consist e en sa part icipation au pouvoir, et que tout obstacle sur la voie de cetteparticipation est f oncirement oppress if , na pas cess de drouler ses ef f ets ravageurs. Nourri desformules dun individualisme de plus en plus effrn, il continue au contraire investir ltat dune mission rdemptrice quasi eschato logique. Dune plume rageuse, Nisbet numre les agressions commises depuis

    deux sicles contre les groupes sociaux : agressions tant t ouvertes et tantt insidieuses, menes tanttau nom de l intrt gnral , tantt au nom des droits de lindividu, mais about issant toujours la dlitiondu tissu communautaire et au renversement de tous les pouvoirs sociaux susceptibles dapparatre aupeuple comme attentato ires sa majest[58] .

    Linstrument privilgi de la guerre dusure entre ltat et les corps intermdiaires est sans contestelidologie galitaire. Plus encore que la ferveur nationaliste ou le mythe de la dmocratie participative, lespousses de f ivre galitaristes vont constituer la justif ication la plus courante des empitements de lapuissance publique. On la vu, cette convergence ntonne pas Nisbet : dans son face--face avec lesgroupes sociaux, ltat unitaire a toujours t, quelle que soit sa f orme, dans le sens de lgalit des

    statuts. Inversement et les chantres de lgalitarisme, de Rousseau Marx lont bien compris il ny apas dgalit possible sans un monisme rigoureux de la communaut politique. Pour symbolique quil soit, lepluralisme social est forcment gnrateur de disparits et dinjustices. Seule lintervention dunest ructure politique monolithique et centralise, expliquait le sociologue, en contact avec tous les individusdune communaut, qui rduit et limine les hirarchies de puissance, de rang et dinf luence nmanant pas

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    du pouvoir peut modrer [...] les ingalits [59]. La revendication dune galit non seulement thorique,mais effective des membres du corps civique doit ainsi just if ier une ingrence toujours plus pousse deltat dans les mcanismes de rgulation sociale. Ingrence dautant plus dangereuse quelle repose surune exigence de caractre purement incantatoire : lgalit absolue des conditions est impossible raliser,et s apparente en cela ces idaux et passions religieuses qui of f rent, du f ait mme de leur impossibilitpratique, des possibilits quasiment illimites de contestation des inst itutions[60] .

    Il faut galement compter avec le poids de la guerre. Reprenant les grandes lignes de lhistoire

    contemporaine, Nisbet observe que les grandes avances de ltat-providence ont accompagn, ou suivide prs, les grands conf lits internationaux. Lgalisation des conditions, explique-t- il, limpt sur le revenu,la nationalisat ion des activits industrielles, laugmentation des salaires et lamliorat ion des conditions detravail, les plans dassurance chmage, des retraites, lextension du dro it de vote, tout cela a t, dans lunet lautre pays, institu ou dvelopp par les consquences de la guerre[61]. Il y a une corrlationvidente entre la guerre et ladoption de mesures sociales dest ines att nuer la pauvret, ladiscrimination, lillettrisme et lingalit dans lordre social[62] . Cette acclration des rf ormes nest passeulement la contrepartie des sacrif ices consentis par les populations civiles. Cest aussi, et surtout, lersultat de labaissement des barrires immunitaires de lorganisme social. Nisbet considre la guerrecomme un coin enfonc dans la structure traditionnelle de la socit. Alors que ltat, aurol de la

    lgitimit que lui confre la df ense de la collectivit, y t rouve un second souf f le, les corps intermdiaireset les autorits coutumires apparaissent prosaques et secondaires. La guerre, prcise Nisbet, dtruit lerseau des coutumes, les carcans de la tradition. Ce faisant [...] elle ouvre des brches au traversdesquelles lindividu peut s af f irmer et se f aire entendre[63].

    La guerre totale et populaire, tend plus gnralement a transformer la socit en une immense caserne.Or, rien nest plus proche de lorganisation dune caserne que ltat centralis. Dans les deux cas, on trouvele mme got de la rationalit, la mme pyramide hirarchique, le mme absolutisme de principe et la mmemystique galitaire. Ltat produit naturellement des conscrits, et linstitution militaire forme non moinsnaturellement des citoyens, parce que lun et lautre reposent sur les mmes disciplines. Cest pourquoi,dans un double mouvement, le renforcement de ltat rend possible la mobilisation complte des

    ressources de la communaut, tandis que lenrgimentement de la socit prpare le terrain auxempitements du pouvoir politique. De guerre en guerre, notait Taine (la conscription) sest aggrave :comme une contagion, elle sest propage dtat en tat ; a prsent elle a gagn toute lEuropecontinentale, et elle y rgne avec le compagnon naturel qui, toujours, prcde ou la suit, avec son frreumeau, avec le suf f rage universel, chacun des deux plus ou moins produit au jour et tuant aprs so ilautre, plus ou moins incomplet ou dguis, tous les deux conducteurs ou rgulateurs aveugles etf ormidables de lhisto ire f uture, lun mettant dans les mains de chaque adulte un bulletin de vote, lautremettant sur le dos de chaque adulte un sac de soldat[64]. Cest bien lavis de Nisbet , convaincu que ladmocratie so us toutes ses f ormes est lenfant de la guerre , et qua linverse lpanouissement de ltatest indissociable dune militarisat ion de la socit .

    Le problme pos par ce lent glissement dune conf iguration sociale pluraliste vers un monopole abso lu dela puissance publique nest donc pas seulement socio logique. Aux carences sociales de lindividualisme, ledploiement de ltat-Lviathan vient adjoindre le spectre dun enrgimentement sans prcdent. Je vois,salarme dj Tocqueville, le gouvernement qui hrite seul de toutes les prrogatives attaches desf amilles, des corporat ions ou des hommes ; la fo rce quelquefois oppress ive, mais souventconservatrice, dun petit nombre de citoyens, a [...] succd la faiblesse de tous[65]. La plus granderessource de la dmocratie, surenchrit Nisbet, rside dans la diversit des allgeances culturelles descitoyens, et ces allgeances sont engendres dans les cercles restreints de la communaut locale etf amiliale, et de lassociation [...] coup de sa communaut hist orique, lindividu ne (peut) jamais f aire

    contrepoids au type de pouvoir incarn par ltat rvolutionnaire et dmocratique, et ce en dpit des droitsnouveaux qui lui (sont) accords par lgalisat ion des conditions[66]. Comme Montesquieu, le sociologueest persuad que seul le pouvoir arrte le pouvoir . Cest pourquoi la communaut politique ralise,monolithique et centralise lui apparat foncirement oppressive. Elle traduit lcrasement dfinitif desvolonts individuelles sous le poids des rouages de ltat .

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    On ne sera pas surpris que le totalitarisme apparaisse Nisbet comme le stade terminal de linvolutionpolitique. Celui-ci nest ni plus ni moins que lexpression crue et abrupte de la notion de souverainet, qui servle sous son vrai jour lorsque la volont de puissance tatique a achev de dtruire la charpenteorganique de la socit. Il y a en quelque sorte identit de s tructure entre ltat t otalitaire et ltat souverain ; entre les deux, la diffrence nest pas de nature, mais seulement de degr. Leur oppositiontient juste de lclatement du vernis conservateur et libral qui permet au second de mener son termelimmense bouleversement sociopo litique bauch par le premier. En cela, f ascisme et communisme ne luisemblent pas foncirement diffrents.

    Il ny a pas, crit-il dans la Quest, une seule valeur spirituelle ou culturelle autour de laquelleon ne puisse couler une socit totalitaire ; lgalit des races pas plus que leur ingalit,lathisme pas plus que la religion, le travail pas plus que le capital [...] ; ce qui est important, cenest pas licne spcifique offerte aux masses, mais bien plutt la destruction de la strilisationde toutes ses concurrentes et la subordination de toutes les relations humaines au pouvoirincarnant celle-ci[67].

    Leurs ef f ets long terme sont en tout cas ses yeux les mmes : Nivellement des dif f rences locales,rgionales et associatives, nationalisat ion de la culture et des gots, accroissement cont inu des pouvoirsrels de ltat en matire de gestion, du travail, dducation, de religion et dinsertion sociale[68].

    Un conservatisme atypique

    ce stade, lanalyse de Nisbet nest pas sans rappeler les travaux contemporains de Ludwig von Mises oude Friedrich von Hayek. Comme ces derniers, lauteur de la Questvoit dans le to talitarisme labout issementdu promthisme rationaliste de la fin du XVIIe sicle. Quant au lien troit quil tablit entre progressisme,galitarisme et tatisme, il voque irrsistiblement certains passages de La route de la servitude. Nisbet sedmarque toutefois de Mises et de Hayek par son refus catgorique de f aire du libralisme une alternative

    valable aux doctrines tatistes. Loin de const ituer lantidote des utopies galitaristes, la pense dAdamSmith, de John Stuart Mill et de Jeremy Bentham procde ses yeux de la mme logique. De par leurconviction que lindividu const itue une entit dist incte, anime par des mot ivations propres et atteignantdelle-mme son quilibre les libraux conservent la foi quavait le sicle des Lumires en lautonomie dontouit lindividu une f ois libr des entraves et de linf luence corruptrice des institutions[69] . Mme silsaffirment se dfier des prtentions constructivistes de ltat, ils sont les complices objectifs de sonentreprise insidieuse de dsocialisation. Lessor du capitalisme, rpte vo lontiers Nisbet, sest traduit parun mouvement datomisation et de fragmentation sans prcdent qui a achev de dmanteler le vieil dificedes coutumes et des appartenances pour librer une masse dindividus nivels. Pas question dans cesconditions dopposer les ef f ets bnf iques du march au pouvoir corrupteur de ltat .

    La dimension conservatrice de cette analyse est vidente. En rejetant dos dos les deux rvolutions laRvolution f ranaise et la rvolution indust rielle en rduisant la modernit une vaste pathologie dont lessymptmes morbides auraient progressivement envahi lorganisme dbordant de sant et de vitalit de lasocit mdivale, Nisbet sinscrit dans la droite ligne de la pense de Burke, Bonald et Chateaubriand. Celana rien dtonnant : avant mme de sintresser la sociologie, celui-ci a consacr sa thse de docto rat la pense contre-rvolutionnaire . Il se souviendra longtemps avoirt f rapp par la justesse et lapertinence de ce quil appellera les Lumires ract ionnaires , dont linf luence sur les deux dernierssicles lui semble avoir t injustement sous-est ime.

    Dans les travaux de Burke, de Maistre, de Bonald, de Chateaubriand, explique-t-il dans laQuest, on trouve des intuitions et des prdictions qui sont tonnamment proches de la mystiquecontemporaine de la communaut. La Rvolution franaise a eu le mme impact la fin du

    XVIIIe sicle que le fascisme et le communisme au XXe sicle. Dans les deux cas [...]llimination de la classe dirigeante et limpact dune conception nouvelle de lautorit et de la

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    libert ont conduit un rexamen des thories sociales en vigueur[70].

    Auss i nhsite-t- il pas f aire des contre- rvo lutionnaires des visionnaires : les prophtes dune rorientation de la pense sociale dont il nest pas loin de se considrer lui-mme comme lhritier.

    Nisbet nest pas le seul au dbut des annes cinquante tmoigner dune telle sensibilit. Nombreusessont au contraire les voix slever aux quatre co ins des tats-Unis pour remettre en cause loptimisme

    progressiste des annes trente et rhabiliter une vision plus conservatrice de lhistoire. Emmene par lebouillant Russell Kirk, une nouvelle gnration dintellectuels traditionalistes appelle unanimement une rvolte cont re la rvolte , destine contrer la nouvelle invasion moderniste augure par le fascismeet le stalinisme[71]. Venus pour la plupart de la gauche, ces nouveaux conservateurs ne dissimulent pasleur inquitude f ace aux drives de la modernit. Pendant longtemps, explique lhistorien Richard Weaver,nous avons cru que lhomme avait acquis un statut dautonomie qui rendait inutile les anciennes disciplines.Et voici, [...], au paroxysme du progrs humain, nous assistons une explosion sans prcdent de haine etde violence [...] Partout apparaissent les symptmes dune psychose de masse [72]. Assez largementpartag, ce pessimisme exacerb ne fait que donner plus de poids au diagnostic de Nisbet. Ses thsestrouvent en tout cas une puissante caisse de rsonance dans des livres comme Ideas have consequencesde Weaver, Conservatism Revisitedde Peter Viereck, The New Science of Poli tics dEric Voegelin ou encoreThe Case for Conservatism de Francis Wilson, ainsi quun dbouch inattendu dans le Program forConservatives publi par Kirk en 1957, et dont un chapitre entier, explicitement int itul The Problem ofCommunity , sapparente une paraphrase pure et simple de la Quest.

    Nisbet ne souhaitera toutef ois pas f aire partie du Mouvement conservateurqui va sorganiser au tournantde la dcennie autour de la revue de Kirk, Modern Age et de la National Reviewdu jeune William F. Buckley.Non quil ny ait t instamment convi : sa correspondance rgulire avec Kirk est l pour prouver lecontraire. Mais le sociologue refusera to ujours de mler sa vo ie cette nouvelle droite t apageuse. Sesrserves les plus vives t iennent semble-t - il au soutien apport par les conservateurs au snateurMcCarthy. Il semble ne gure apprcier non plus lanarcho-capitalisme et lindividualisme pidermique de

    certains membres du mouvement, pas plus que lorientat ion ractionnaire et raciste de sa composante sudiste , dont il dplorera plusieurs reprises lincurable romantisme . Ce nest , de toute f aon, pas letravail qui lui manque : aprs huit annes denseignement Berkeley, il sest install en 1953 Riverside, ole chancelier Gordon Watkins entend jeter les bases dun College modle. Sduit par le projet , il va sydpenser sans compter, simpliquant notamment largement dans la gestion et ladministration du Campus.Entrecoupe dun sjour luniversit de Bologne, cette phase dactivit intense ouvre une dcennie derelatif effacement. Aux controverses passionnes suscites par la Questsuccde une longue priode desilence, interrompue seulement par la publication en 1961 de Contemporary Social Problems, un gros recueildessais sociologiques ralis en collaboration avec Robert Merton.

    Faute de pouvoir la raliser sur un terrain proprement politique, cest sur un plan scientifique que Nisbet vaentreprendre la synthse de ses deux grandes sources dinspiration. Cest durant cet te priode en ef f etque se confirme dans son esprit lune des intuitions fondatrices de sa dmarche intellectuelle : lide djsous-jacente dans la Quest que la mthode sociologique et le conservatisme politique procdent de lamme logique. Cette ide, il la expose ds 1952 dans un court article sminal intitul Conservat ism andSociology .

    Pour le sociologue contemporain, crivait-il, tre considr comme un conservateur est plussouvent une insulte quun compliment [...] Mais [...] des notions telles que les ides de statut, delien social [...] de fonction, de norme, de rituel, de symbole sont des ides conservatrices, non

    seulement parce quelles font rfrence une dimension permanente et conservatrice delordre social, mais aussi parce quelles font partie intgrante du patrimoine intellectuel duconservatisme europen[73].

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    mesure que le t emps passe, Nisbet est de plus en plus f rapp par la communaut desprit exist ant entreles matres de la contre-rvolution, et les pionniers des sciences sociales : mme hostilitlindividualisme et au rat ionalisme, mme communautarisme mthodologique, mme inquitude f ace auprocessus de dcomposition sociale des socits contemporaines. Le paradoxe de la sociologie, rpteNisbet [...] est le suivant : bien quelle se rattache, de par ses objectifs et de par les valeurs politiquesauxquelles elle se rfre, au courant moderniste, ses concepts essentiels et ses prsupposs la rendentbeaucoup plus proche, de faon gnrale, du conservatisme philosophique[74].

    Cette convergence nest pas le f ruit du hasard. Remontant aux sources de la mthode sociologique, Nisbetsattache au contraire mett re en vidence lapport selon lui dcisif des thoriciens de la contre- rvolution. Saint-Simon et Comte, rappelle-t-il, ne tarissent pas dloges sur ce que le second appelait l colertrograde : Comte est davis que ce groupe immortel, et de Maistre en tte, mriteront longtemps lagratitude des positivistes, et Saint-Simon estime que cest I Bonald quil doit son intrt pour les priodes critiques et organiques de lhistoire, ainsi que la premire fo rmulation de ses propositions sur lastabilisation de lindustrialisation et de la dmocratie. Une gnration plus tard, Le Play, dans Les ouvrierseuropens, ne f ait quexprimer en termes scientif iques les ides f ormules par Bonald dans son ouvragepolmique sur la famille. Par ailleurs linf luence du conservat isme sur la pense de Tocqueville est certaine :de la nat le jugement inquiet quil porte sur la dmocratie[75]. On pourrait multiplier les exemples. Nisbet

    voque galement linfluence sur Tnnies des thses les plus conservatrices de Hegel et de Savigny, lacontribution de sir Henry Maine la sociologie du droit, ou encore les t ravaux pionniers dOtto von Gierke etde Fustel de Coulanges dans le champ de la sociologie politique. Autant dauteurs dont la sensibilit ultra-ractionnaire a grandement contribu f aonner le nouveau visage des sciences sociales.

    Cette t hse va const ituer largument central de The Sociological Tradition, que Nisbet achve en 1966,loccasion dun cong sabbatique prolong. Lorigine de la sociologie, y explique-t-il en substance, est dansla redcouverte par les conservateurs de la premire moiti du XIXe sicle des valeurs et des institutionsmdivales[76] : Bien que cette redcouverte, prcise-t-il, ait surtout marqu durablement leconservatisme europen, puisquen quelque sorte elle proposait le modle de limage conservatrice de lasocit idale, elle a galement profondment influenc la pense sociologique dans la mesure o elle

    const itue la base conceptuelle sur laquelle sorganise lessent iel de la raction des sociologues par rapport la modernisat ion[77]. Cette base conceptuelle se dcompose selon lui en un certain nombre d ideslmentaires , notions gnriques dduites de lobservation de la structure de la socit mdivale quivont marquer la spcif icit de la nouvelle discipline. Celles- ci sont au nombre de cinq : lide decommunaut, bien sr, que celle-ci soit de nature politique, religieuse ou culturelle, mais aussi lidedautorit, puissance lgitime qui dcoule directement dune fonction sociale ou dun type dassociation ,lide de statut qui dsigne la position de lindividu dans la hirarchie de prestige et dinfluence quicaractrise toute communaut , lide de sacr qui, recouvre lensemble des conduites de type moral,irrationnel, religieux ou rituel auxquelles on attribue une valeur suprieure I leur utilit , et enfin lidedalination, perspective histo rique dans laquelle lhomme devient comme tranger lui-mme et perd son

    identit lorsque lon coupe les liens qui lunissent sa communaut[78] .

    En cinq chapitres toniques, Nisbet oppose ainsi la dmarche sociologico-conservatrice au bloc antagonistef orm selon lui par les idaux individualistes, progress istes et rat ionalistes des Lumires, qui constituaientusque-l le soubassement des sciences humaines.

    On oppose ainsi, explique-t-il, lide de communaut la notion de socit [...], qui faitrfrence aux liens de type impersonnel et contractuel unissant de trs nombreux individus [...].La pense sociologique oppose au concept dautorit celui de pouvoir, qui est courammentassimil la force politique ou militaire ou encore la bureaucratie administrative [...]. Ce qu (elle)oppose au concept de statut ce nest pas la notion populaire dgalit, mais le concept declasse, qui [...] recouvre une ralit la fois plus troite et plus collective. lide de sacrsoppose celle dutilitaire, de profane [...] et de sculier. Enfin la meilleure faon de dfinirlalination, du moins du point de vue sociologique, cest dy voir linverse du progrs[79].

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    Ces cinq couples dialectiques prsentent ses yeux lintrt de mett re tout la f ois en vidence la chaneconceptuelle sur laquelle sest tisse la tradition sociologique, et la varit des manif estations du conf litsculaire entre t radition et modernit. Dans chaque cas, sociologues et conservateurs dfendent la mmeopt ique, pour des raisons dif f rentes mais en df initive complmentaires.

    Lillustrat ion mme des multiples accointances existant entre conservatisme et sociologie est pour Nisbetluvre dmile Durkheim. Aucune grande f igure des sciences sociales nvoque mieux ses yeux

    lambigut protenne du projet sociologique. Durkheim, explique-t-il, tait libral dans ses convictionset dans ses choix, mais sa sociologie const itue une formidable remise en cause des f ondementsphilosophiques du libralisme. Il tait profondment agnostique [...], mais sa sociologie de la religion estpeut-tre largumentation la plus probante jamais publie en faveur de la ncessit pratique de la religion[...] Il tait un rationaliste impnitent et un adepte de la mthode scientif ique [...], mais le cur de sa penseest const itu dintuitions [...] en conf lit ouvert avec le rationalisme et le posit ivisme[80]. Intro duit auxtravaux du sociologue f ranais par Robert Merton et Talcott Parsons, Nisbet dcide donc, au tournant desannes soixante, de lui consacrer une courte biographie intellectuelle, qui se veut bien des gardslapplication pratique de la dmarche expose dans The Sociological Tradition.Aprs avoir situ le Suicide etla Division du travail social la conf luence du conservatisme intellectuel et du pos itivisme, et insist sur

    loppo-sition f oncire, quoique inavoue, de Durkheim au progrs social tel quon le conoit depuis deuxsicles en Occident, il dcompose luvre de ce dernier en cinq problmatiques la socit commeperspective , la personnalit , la nature de lautorit la religion et le sacr , le dveloppement correspondant peu de choses prs aux cinq chapitres de son matre o uvrage.

    mile Durkheim est beaucoup plus quun travail de commande. Eto f f de courtes mais pntrantescontributions de Robert Merton, Hanan Selvin, Harry Alpert, Morris Ginsberg et Robert N. Bellah, ce petitlivre inspir vient prouver si beso in en est la fcondit analytique des catgories conceptuelles f orges parNisbet. Surtout il ouvre la voie une approche novatrice de la sociologie, aux antipodes du positivismedominant dans le champs des sciences sociales amricaines. Nisbet ne craint dailleurs pas denfoncer leclou : la sociologie est moins ses yeux une science exacte quune forme artistique, o limagination et

    lintuition lemportent sur les mcanismes de la raison. Peut-on croire, proteste-t-il, que la typologie de laGemeinschaftet de la Gesellschaftlabore par Tnnies, que la rationalisation telle que lenvisage Weber,que la mtropo le analyse par Simmel, et que la f aon dont Durkheim envisage lanomie dcoulant duneanalyse logico-empirique telle que nous les concevons aujourdhui ? Poser cette question cest dj yrpondre. Il est vident que ces auteurs ne t ravaillaient sur des problmes df inis [...] chacun ragissaitavec son intuition et son imagination f ace au monde qui lentourait, exactement comme le f ait lartiste[81]. Persuad que les grandes ides des sciences sociales ont des bases morales[82]. il df init lesociologue comme un moraliste attach renouer les fils dun cheveau social disloqu par laRvolution, boulevers par lindustrialisat ion et par les f orces de la dmocratie[83] .

    On aurait pu sattendre ce que, retranch derrire sa vision trs particulire de sa discipline, Nisbet setrouve de facto banni des cercles acadmiques. La parution de The Sociological Tradition concide aucontraire avec son retour sur le devant de la scne. Linstigateur de ce come-backest Norman Podhoretz ,qui entreprend, ds 1960, de lintgrer lquipe de Commentary, la tribune officieuse de lAmerican JewishCommittee. Sduit par la libert de ton de ce mensuel iconoclaste, le sociologue ne tarde pas y trouverses marques. Il sy lie notamment damiti avec Melvin Lasky et Irving Kristol, qui lui ouvrent dans les moisqui suivent les pages de leurs publications respectives, Encounteret The Public Interest. Charg dediverses f onctions ditoriales, Nisbet va y ctoyer, vingt annes durant, quelques- unes des personnalitsles plus marquantes des sciences sociales amricaines : Daniel Bell, bien sr, linsparable alter ego deKristol, mais aussi Seymour M. Lipset , Edward Banfield, James Q . Wilson ou encore Walter Berns.

    Nisbet ainsi simpose au tournant des annes soixante comme un membre part entire de cette coalitionatypique, f orme au creuset du City College of New Yorket de lAmerican Congress for Cultural Freedom, etque rapproche un mme anti-communisme, un mme parti pris pluraliste, et surtout une volont commune d infliger une cure dhumilit a ltat Providence et de promouvoir une approche raliste des problmessociaux.

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    Pas plus que sa dmarche iconoclaste, le conservatisme clair de Nisbet nest vrai dire de nature choquer les rdacteurs de Commentaryet de The Public Interest. Hostiles lAffirmative Action et auxf ormules les plus avances de la Great Society, inquiets de la drive bureaucratique et gauchiste deladminist ration Johnson, ces libraux assagis ont eux-mmes amorc le spectaculaire virage droitequi les conduira quelques annes plus tard se df inir comme des no-conservateurs . Nisbet pro f itepleinement de ce climat favorable. Efficacement soutenu par Kristol, il saffirme mme insensiblementcomme lun des thoriciens du groupe. Son engagement au ct des nos marque en tout cas le dbutdune priode dactivit f ivreuse. En 1972, il quitte Riverside pour luniversit de Columbia, o ses

    nouveaux amis ont contribu lui obtenir une chaire. Les publications se succdent : Tradition and Revolten1968, Social Change and Historyen 1969, The Social Bonden 1970, et les premiers chapitres de The SocialPhilosophers paratre en 1973 sont crits dans lurgence, noys sous le f lot de plusieurs dizainesdarticles publis aux quatre co ins des tats- Unis. Au gr dune production f antasque, Nisbet s attaqueindif f remment la sociologie et lhistoire, lhisto ire sociale et lhistoire des ides, s ef f orant dansun bel enthousiasme de parcourir lensemble des pistes ouvertes dans son premier livre.

    Le crpuscule de lautorit

    Actualit oblige, lune de proccupations majeures des no-conservateurs est la crise du systmeuniversitaire amricain. Des incidents de Berkeley en 1964 la mise sac du campus de Columbia quatreans plus tard, les expressions plus ou moins violentes du radicalisme tudiant sont au cur de tous lesdbats . Comme ses collaborateurs de Commentary, Nisbet est profondment choqu par cette agitation.Enseignant form la vieille cole, ultra-conservateur sur le plan pdagogique, il est scandalis par lacontestat ion systmatique des objectif s de lducation t raditionnelle qui sous- tend le mouvement. Laviolence de celui-ci ne ltonne cependant pas. La rbellion tudiante nest ses yeux que le produit dune dgradation du dogme acadmique bien antrieure aux meutes raciales ou la guerre du Vietnam. Si lesuniversits sont au bord de limplosion, rpte-t - il lenvi, cest parce quelles ont trahi leur idal dedsintressement. Phagocytes par ltat , livres une implacable logique du rendement, dangereusementpolitises, elles ont reni ce qui tait tout la fo is leur dontologie et leur raison dtre.

    Nous sommes un peu, explique-t-il, comme un monastre qui vanterait les mrites duncapitalisme effrn, une aristocratie qui sautoflagellerait avec des slogans populistes, unecommunaut de pacifiques contemplatifs qui sparpillerait dans toutes les directions larecherche dun ennemi, une enclave dautonomie intellectuelle qui sarrogerait le privilge dereconstruire lensemble de lordre social par le biais dun militantisme permanent et dunhumanitarisme obsessionnel[84].

    Vibrant plaidoyer en faveur dune ducation classique et humaniste, The Degradation of the Academic

    Dogma rvle en 1971 un aspect mconnu de la personnalit de Nisbet : son action souterrainedadministrateur pdagogique, directement impliqu dans la gestion quotidienne dun tablissementdenseignement suprieur. Lvolution dont il brosse les grands traits dans son essai, marque par lamonte en puissance dans la hirarchie universitaire, au dtriment des prrogatives de lenseignantchercheur traditionnel du grand capitaliste, du responsable de centre de recherche, du superhumanitariste, du thrapeute bienveillant, du reprsentant du gouvernement et de lopposant [...]rvolutionnaire[85] , nest f inalement que le journal des lutt es obscures quil a livres ces vingt ans durant :contre llargissement dmesur du recrutement des Colleges au lendemain de la guerre, ou encore contrela monte en puissance des think-tanks et le dveloppement en leur sein dune intelligentsia surpolitise. Lepoint commun des volutions morbides est ses yeux la volont suicidaire de conf rer un rle social

    lUniversit.

    Une fois, observe-t-il, que les universits ont succomb [...] lide quil ny avait aucune limite ce quelles pou-vaient faire dans et pour le reste de la socit, elles ont elles-mmesorchestr la remise en cause de leur fonction s cifi ue. En tentant de saffirmer comme un

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    ple universel dautorit centre de recherche capitaliste, organe de dcision politique [...]conseiller des riches et des puissants [...] rdempteur des malaises et des mcontentementssociaux , lUniversit a perdu son monopole de la culture, son rle propre en tant quecommunaut[86].

    Pour Nisbet, le destin de lUniversit est le raccourci du destin de la civilisation occidentale. Gemeinschaftprserve jusquau milieu du sicle des at teintes de la modernit, elle a parcouru en quelques dcennies le

    chemin suivi depuis 1789 par le reste de la socit. Stricte aristocratie, rgie par une authentique thiquefodale, elle sest laisse contaminer par un galitarisme mollient. Dernier bastion dune socit hrisse de libert , elle a prf r la tutelle de ltat au maintien de ses institut ions oligarchiques.Gardienne dune culture litiste et universaliste, fonde sur une triple exigence dexcellence, dedsintressement, et de respect des traditions, elle a cd aux sirnes de lutilitarisme et du relativisme, etf inalement report toutes ses nergies sur un militantisme incessant. Ce faisant, elle a pris une forme quiressemble de moins en moins une communaut ducative, et de plus en plus une usine, un bureau ouun march[87] . Cest l que se t rouve, selon Nisbet, lexplication des succs de la cont re-culture ,rvolte infantile tourne contre un cadre progressivement vid de sa substance et dnu de toutesignification fonctionnelle. En abandonnant lide que le savoir, et le savoir en tant que tel est un bien ,

    ide qui bien davantage quun quelconque principe dutilit a assur pendant des sicles la prminencedu thologien, du philosophe, de lcrivain et du scientifique[88] , les mandarins des systmesuniversitaires ont eux-mmes orchestr lef f ondrement de linstitut ion dont ils dpendent.

    Assez curieusement cet te analyse nest pas sans prsenter cert aines similitudes avec les crit iques de la nouvelle gauche . Avec les reprsentants de cette dernire Nisbet s accorde en ef f et pour dnoncer lesmfaits de lindividualisme, lingrence croissante de ltat dans les facults, et la contamination de laculture par un utilitarisme omniprsent. Pour paradoxaux quils soient, ces points de convergence valentdailleurs au sociologue conservateur une certaine bienveillance de la part des tudiants contestataires. Lagauche, racontera-t- il avec une pointe dironie, ne ma jamais pris partie comme elle a pris part ie les librauxde lpoque des Kennedy ou mme les vieux socialistes quelle dtestait tout particulirement [89]. Lauteurde la Tradition sociologique sautorise mme le luxe de figurer simultanment au nombre des inspirateurs delagitation rvolutionnaire et de ses plus f roces dtracteurs. Si cette ambigut va le contraindre clarif ierquelque peu ses positions il va notamment souligner plusieurs reprises en quoi lide conservatrice de communaut qui sous-tend ses travaux ne peut se conf ondre avec le collectivisme dinspirationprogress iste de ses interlocuteurs la s ituation ne parat pas f ranchement lui dplaire. Attach a mett reen vidence les causes profondes du marasme universitaire, il ne se dpartira jamais en tout cas duneindulgence teinte de bonhomie lgard des tribuns tudiants, qui ne sont ses yeux que les jouetsinnocents de force qui les dpassent.

    Il ne faudrait pas croire toutefois que Nisbet considre le malaise universitaire comme un piphnomne

    bnin. Derrire leffondrement des vieilles disciplines acadmiques, cest toute la tradition intellectuelleoccidentale qui lui parat menace dtre englout ie sous un raz de mare subjectivist e. Un culte immodrde linstinct et de limmdiatet lui semble en effet constituer le trait commun de la jeune gnration. Fautede navoir jamais t duque au respect dun savoir objectif, celle-ci ne peut que projeter sa ngativit surlensemble du champs de la connaissance. Il y a, salarme-t - il, une crise de limagination rationaliste[90]. Les progrs du subjectivisme dans lart, la litt rature, la philosophie et les sciences so ciales, la clbrationsystmatique de limmdiatet et de la spontanit const ituent selon lui autant dattaques contre la raisoncomme outil spcifique de notre perception et de notre comprhension de la ralit. Le succs de CharlesReich et de Theodore Roszach, du mouvement hippie et de la contre-culture, lengouement pour lesdrogues, les sciences occultes et la psychanalyse, nont pas pour lui dautre s ignif ication.

    Je ne nie pas, explique-t-il [...] que la subjectivit puisse loccasion produire des uvreslittraires ou philosophiques de qualit [...] Mais quand la subjectivit devient la conditiondexercice de lart, de la littrature, de la philosophie, des sciences sociales et mme sur la

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    critique sociale, elle fait partie des forces les plus nfastes [...] pour la culture et la raison[91].

    Ce constat alarmiste sous-tend largement Twilight of Authority. Comme son tit re ne lindique pas, cepamphlet tonique publi en 1975 sautorise de longues incursions dans le domaine des sciences cognitives.Cest peut-tre entre ces pages dailleurs que se manif este le plus clairement linfluence sur Nisbet de sesnouveaux collaborateurs : Twilight of Authorityrenvoie lcho peine assourdi des campagnes de Commentarycontre la New York Review of Books, des objurgations de Podhoretz contre le nihilisme de la nouvelle

    gauche , des inquitudes de Bell ou de Kristol face au dveloppement dune contre-culture de plus enplus agressive. Nisbet ne mche pas ses mots : les tats-Unis sont selon lui entrs dans une re dedcadence culturelle, qui se manifeste dans tous les domaines. La plupart des traits que lon associegnralement avec lesprit fin de sicle, salarme-t-il, le got de lexcentrique et du pathologique, uninfantilisme dlibr, le rejet de la raison, un subjectivisme qui finit par nier la ralit, sont aujourdhui lestraits dominants de la scne culturelle, et, malheureusement, sont le plus souvent conf ondus avec la vraiecrativit[92]. Les manifestations de cet appauvrissement ne manquent pas : entre une littrature quine supporte plus lhrosme et a perdu tout sens du t ragique, un esprit critique drgl qui rejette touteide de tradition et se complat dans lautoparodie et lautodrision, lavnement dune science mdiatiseet vulgarise ou encore le triomphe dune novlangue mine par la vacuit et linf lation verbale, les s ignes

    avant- coureurs dune prof onde crise didentit culturelle sont runis.

    vingt ans de distance, Twilight of Authorityapparat comme la confirmation clatante des inquitudesexprimes dans la Quest. Le triomphe de la contre-culture constitue en eff et pour Nisbet le dbouchlogique de deux sicles dindividualisme et de rationalisme.

    La crativit, et lesprit dinnovation, rpte-t-il volontiers, ne peuvent tre dissocis durespect de la tradition [...] Pour radical quil se prtende, le grand homme de pense ou dactiontravaille sur des matriaux dont il a hrit, dune faon dicte par un certain nombre de normes,et obit une finalit profondment enracine dans sa culture[93].

    Cest la destruction mthodique de ce terreau nourricier qui a fini par jeter bas ldifice intellectuel etmoral patiemment lev au cours des s icles. Rejeton tardif dune f amille atrophie, victime de cette alination diagnostique deux dcennies plus tt, lintellectuel contestataire nest que lultime avatar delvolution. Coup de ses racines historiques et spirituelles, abandonn lanonymat dune socitmassif ie, il ne peut gure tre t enu pour responsable de ses errements. Il nest que le produit inconscientdune socit dvertbre par une conception absurde de progrs , et voue ne plus produire quuneinsatisfaction chronique :

    Il ny a pas loin, conclut sombrement le sociologue, de lindividu sr de lui et autonomedEmerson jusqu l esprit libre dsocialis, hdoniste et narcissique de la fin du XXesicle[94].

    Cest cela que Nisbet entend par crpuscule de lautorit limplosion finale et dsesprment prvisibledune inf rastructure sociale mine de lintrieur par la subversion de ses f onctions traditionnelles. Auxanalyses de Daniel Bell sur les a contradictions culturelles du capitalisme aux critiques acerbes de MichaelNovak, James Q. Wilson ou Seymour Martin Lipset cont re limpact ant isocial des mcanismes de ltat -providence, le sociologue ajoute ainsi une note personnelle, trs tocquevillienne. La crise en cours,

    explique-t-il, comme tous les grands branlements du pass procde moins dun assaut extrieur que duneforme insidieuse de dgnrescence interne. Cest la dsorganisation de la famille, la dissolution descommunauts de proximit, latomisation du monde du travail, la marginalisation des glises qui ont rendupossible, et mme f avoris directement, la monte des mouvements f ministes, collectivistes etanarchistes qui constituaient le cur vivant de la nouvelle gauche .

    http://lebulletindamerique.com/2011/05/23/nisbet-conservatisme-sociologie-par-n-kessler/#_ftn94http://lebulletindamerique.com/2011/05/23/nisbet-conservatisme-sociologie-par-n-kessler/#_ftn93http://lebulletindamerique.com/2011/05/23/nisbet-conservatisme-sociologie-par-n-kessler/#_ftn92http://lebulletindamerique.com/2011/05/23/nisbet-conservatisme-sociologie-par-n-kessler/#_ftn91
  • 7/30/2019 Nisbet Conservatisme et Sociologie par N Kessler.pdf

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    Il y a rarement eu, conclut-il, dassaut de grande envergure qui soit men contre uneinstitution ou une valeur avant que le processus de dclin ou drosion de celle-ci soit bienengag [...] Quun rgime, un systme conomique ou une glise atteigne un certain seuildpuisement [...] et lon peut tre certain quil va tre attaqu dune manire ou dune autre[95].

    Ltat lui-mme nest pas pargn. Alors quon pourrait le croire solidement install, appuy sur sonincroyable position de monopole, il semble au contraire de plus en plus fragile et dconsidr. Nisbet nedissimule pas son inquitude : la lente dgnrescence du sentiment civique, les scandales po litiquesrptition lui semblent tre les symptmes dune f racture sociale sans prcdent.

    Une socit compose dune poussire infinie dindividus inorganiss, crivait Durkheim,quun tat hypertrophi sefforce denserrer et de retenir, constitue une vritable monstruositsociologique. [...] Ltat est trop loin des individus, il a avec eux des rapports trop extrieurs et

    trop intermittents pour quil lui soit possible de pntrer bien plus avant dans les consciencesindividuelles et les socialiser intrieurement. Cest pourquoi, la o il est le seul milieu o leshommes se puissent former I la pratique de la vie commune, il est invitable quils sendprennent, quils se dtachent les uns des autres et que dans la mme mesure, la socit sedsagrge[96].

    Nisbet achve au tournant des annes so ixante-dix de se convaincre du bien-f ond de ce diagnost ic.Ltat- Lviathan lui apparat moins comme une mcanique bien huile, capable de f onctionner indf inimenten circuit f erm que comme un chafaudage branlant qui menace tout instant de sef f ondrer et de toutentraner dans sa ruine.

    La situation es