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Gagarine Et La Forêt Noire. Métapolitiques Du Déracinement Chez Heidegger, Lévinas Et Blanchot

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Heidegger schwarze hefte

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A paraître dans : A. Bodenheimer, M. Fischer (Hg.), Lesarten der Freiheit. 50 Jahre

Difficile Liberté von Emmanuel Lévinas, Freiburg: Alber 2014 (i.V.)

Gagarine et la Forêt-Noire.

Métapolitiques du déracinement chez Heidegger, Lévinas et Blanchot

Emmanuel Alloa

Les différents textes de circonstance que rassemble Difficile liberté font apparaître un motif

récurrent : celui de l’évasion, de l’arrachement ou de l’exil – des termes que Lévinas préfère

parfois à « transcendance », pour bien marquer la dimension de mouvement – par opposition à

ce qui se voit rangé sous le titre de « paganisme ». Le paganisme, dit Lévinas, « c’est

l’enracinement, presque au sens étymologique du terme1. » Par paganisme, il faudrait donc

entendre une pensée du paganus, du païen, lié à son pacus, son « coin de terre ». Le paganisme,

explique encore Lévinas, « c’est l’esprit local2 ». Dans son caractère borné, il lui manque la force

de l’u-topie, autrement dit la capacité de s’arracher aux génies du Lieu.

La notion de paganisme, que Lévinas développe tout particulièrement dans les années 50 et 60,

apparaît pourtant déjà dans les années 30. Un an après la publication des Quelques réflexions sur

la philosophie de l’hitlérisme, explique, dans un autre contexte, que « le paganisme est une

impuissance à sortir du monde3 », tandis qu’en 1938, il écrira que le paganisme est « l’aspiration

du monde à sa propre apothéose4 ». Bien que la notion de paganisme ne figure pas dans les

réflexions à peu près contemporaines sur le national-socialisme, ce rapprochement semble

aujourd’hui acquis, si l’on en croit les commentateurs,5 et d’ailleurs se justifierait-il par le fait

* Une première version de ce texte fut l’objet d’une présentation lors du Congrès international Lectures de Difficile liberté qui s’est tenu du 4 au 9 juillet 2010 auprès de l’Université Toulouse II – Le Mirail. Que les différents intervenants soient ici remerciés pour leur questions bienveillantes. 1 Emmanuel Lévinas, « Simone Weil contre la Bible » [1952], Difficile liberté, Paris, Albin Michel, 1995, p. 183. 2 Ibid. 3 Emmanuel Lévinas, « Actualité de Maïmonide » [1935], in Cahiers de l’Herne, Levinas, Paris, L’Herne, 1991, p. 144. 4 Emmanuel Lévinas, « L’essence spirituelle de l’antisémitisme (d’après Jacques Maritain) » [1938], Cahiers de l’Herne, Levinas, Paris, L’Herne, 1991, p. 151. 5 Miguel Abensour, « Le mal élémental », in Emmanuel Lévinas, Quelques réflexions sur la philosophie de l’hitlérisme, Paris, Rivages Poche, 1997, pp. 27-103.

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que Maurice Blanchot lui-même publiait, en 1933, à l’époque de son militantisme catholique, une

tribune contre ce qu’il appelait alors le « paganisme hitlérien6 ».

Mais quoi qu’il en soit, ce n’est pas tant l’association entre le paganisme et Hitler qui fait

question que celle formulée plus tard – et cette fois explicitement – entre le paganisme et

Heidegger. Car en effet, dans un article paru en 1961 dans Information juive et repris dans

Difficile liberté, Lévinas associe expressément la philosophie de Heidegger à une pensée païenne

liée à l’affirmation du sol. En regard des événements du jour – le 12 avril 1961, le cosmonaute

soviétique Iouri Alexeïevitch Gagarine devient le premier homme à avoir effectué un vol dans

l’espace –, Lévinas se plaît à mettre en scène une joute où s’opposeraient le cosmonaute et le

philosophe : Gagarine en tant que figure de l’homme qui s’est arraché de la Terre et Heidegger

en tant que penseur païen qui au contraire vise à s’enraciner plus encore dans les profondeurs

du sol.

Si « Heidegger, Gagarine et nous » reste un texte de circonstance et qu’il était destiné à un public

restreint, il comporte cependant incontestablement une ambition théorique, sur laquelle ses

lecteurs philosophiques ne se sont pas trompés. En 1964, dans « Violence et Métaphysique »,

Jacques Derrida, qui dédiera pourtant des pages décisives au « silence de Heidegger », défend

cette fois le philosophe contre l’accusation de paganisme. Si Lévinas avait pu affirmer que le

paganisme du « site » mène inévitablement au « nationalisme dans ce qu’il a de cruel et

d’impitoyable, c’est-à-dire d’immédiat, de naïf et d’inconscient7 », Derrida considère que c’est

manquer complètement le sens du lieu chez Heidegger : « La requête du Lieu et de la Terre n’a

rien ici, est-il besoin de le souligner, de l’attachement passionnel au territoire, à la localité, rien

du provincialisme ou du particularisme » et il ira même jusqu’à suggérer que la pensée du lieu

chez Heidegger se rapproche fortement de l’u-topie d’un certain messianisme juif8.

Si les critiques de Lévinas ont donc longtemps semblé hors propos, et que Heidegger fut à

plusieurs reprises dédouané de tout soupçon de paganisme,9 la publication récente des « Cahiers

noirs » (Schwarze Hefte) de Heidegger a non seulement relancé le débat : elle fait apparaître un

Lévinas étonnamment prémonitoire. Nous analyserons l’enjeu métapolitique de la notion de

déracinement (Entwurzelung) chez Heidegger, pour indiquer dans un second temps comment ce

qui apparaît chez Heidegger comme un symptôme historial de la déchéance présente chez

Lévinas au contraire un potentiel u-topique pour le pas dire eschatologique. Enfin, dans un

6 Maurice Blanchot, « Offrande au paganisme hitlérien des sacrifices de la chrétienté », Le Rempart 54, 14 juin 1933, p. 2. Sur les rapports mutuels entre Lévinas et Blanchot dans les années 30, cf. Christophe Bident, Maurice Blanchot - partenaire invisible : essai biographique, Seyssel, Champ Vallon, 1998 ainsi que David Uhrig « Lévinas et Blanchot dans les années 30 : le contrepoint critique de la philosophie de Louis Lavelle », Emmanuel Lévinas/Maurice Blanchot. Penser la différence, sous la dir. D’Alain Milon et d’Eric Hoppenot, Paris, Presses Universitaires de Nanterre, 2008, p. 93-119. 7 Emmanuel Lévinas, « Simone Weil contre la Bible », Difficile liberté, op. cit., p. 183. 8 Jacques Derrida, « Violence et métaphysique », in L’écriture et la différence, Paris, Seuil, 1967, p. 214 et 215. 9 Cf. par exemple Françoise Dastur, « Le dieu extrême de la phénoménologie (Husserl, Heidegger) », in La phénoménologie en questions, Paris, Vrin 2004, pp. 243-251, ici p. 251.

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troisième temps, nous nous arrêterons sur un autre texte contemporain de « Heidegger,

Gagarine et nous », qui est cette fois de Maurice Blanchot. Moins connu que celui de Lévinas

auquel il répond pourtant directement, « La conquête de l’espace » préfigure une autre « pensée

du Dehors » qui prendra, dans le contexte géopolitique des années 60, une signification précise

et concrète.

I. Heidegger. Le déracinement planétaire

« Le monde se rétrécit » : cette remarque de Rainer Marie Rilke est reprise par

Heidegger dans le cadre de sa méditation sur l’ « ère planétaire »10. A l’âge du

déploiement illimité de la technique, la terre n’est plus cette « arche originaire »

immobile évoquée par Husserl dans La terre ne se meut pas;11 elle n’est plus qu’un

ensemble de trajectoires et de mouvements soumis au régime planétaire de la

machination efficiente (Machenschaft). Quand la télé-technologie permet d’être

instantanément à tout endroit de la planète, c’est le monde en tant que tel qui disparaît :

la conquête de l’espace équivaut à une perte du monde, dès lors que les images du globe

terrestre que les astronautes de renvoient depuis l’espace réduisent la Terre à un astre

errant qui n’a plus rien d’un monde : « La terre apparaît comme le non-monde (Unwelt)

de l’errance12. » A l’occasion de la mission lunaire d’Apollo XI, retransmise en

mondovision, Heidegger remarque que la conquête de la lune équivaut à faire disparaître

celle-ci :

« On peut dire que lorsque les astronautes mettent le pied sur la lune, la lune disparaît en tant que lune. Elle ne se lève plus, ni ne se couche. Elle n’est plus qu’un paramètre de l’entreprise technique de l’homme13.»

Ces réflexions des années 60 sur les programmes spatiaux russes et américains

s’inscrivent dans le cadre plus général d’une dénonciation de ce que Heidegger appelle le

règne du « gigantesque » (das Riesige) ou encore du « planétaire » (das Planetarische).

10 Martin Heidegger, « Wozu Dichter? » in Holzwege, GA [=Gesamtausgabe] vol. 5, Francfort, Klostermann, 1977, p. 291 (fr. « Pourquoi des poètes? » in Chemins qui ne mènent nulle part, Paris, Gallimard, 1988, p. 350). La citation originale de Rilke est « Die Welt zieht sich ein » (1er mars 1912). 11 Edmund Husserl, La Terre ne se meut pas, trad. Didier Frank, Jean-François Lavigne et Dominique Pradelle, Paris, Minuit, 1989. 12 Martin Heidegger, Vorträge und Aufsätze, p. 97 (fr. Essais et conférences, p. 133). 13 Martin Heidegger, « Seminar in Le Thor 1969 », Vier Seminare, GA 15, Francfort, Klostermann, 1977, p. 69 (fr. « Séminaires du Thor (1969) », Questions III et IV, Paris, Gallimard, 1990, p. 420).

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Sous l’effet de l’arraisonnement technologique, l’homme moderne a perdu son assise

pour s’apparenter désormais à ce que Ernst Jünger nommait encore le « travailleur

planétaire14 », se mobilisant lui-même et mobilisant surtout les ressources d’une pensée

calculatrice (berechnendes Denken). Le topos établissant un lien de causalité direct entre

la normalisation technologique et le phénomène de déracinement remonte pourtant

déjà aux années d’avant-guerre. Dans Introduction à la métaphysique de 1935, Heidegger

fustige déjà « la frénésie sinistre de la technique déchaînée, et de l’organisation sans

racines de l’homme normalisé », caractéristiques d’après lui aussi bien des Etats-Unis

que de l’Union Soviétique15. On voit bien ici comment la technique moderne, liée selon

Heidegger au domaine d’un subjectivisme effréné, se traduit essentiellement par deux

symptômes rongeant la destinée de l’âge moderne : le déracinement et le calcul.

Il est étonnant qu’il aura fallu attendre la publication des Cahiers noirs pour réaliser que

ce deux symptômes majeurs du destin de l’homme moderne, selon Heidegger, sont la

réactualisation parfaite des deux clichés majeurs que l’antisémitisme européen attribue

au juif, autrement dit sous les figures du « juif errant » (le Wanderjude) et du « juif

trafiquant » (Schacherjude). A partir de 1938, on trouve plusieurs remarques où ce

rapprochement est explicitement introduit. Le judaïsme (das Judentum) est associé par

Heidegger à l’absence de sol (Bodenlosigkeit) et à la mentalité instrumentale débridée

(ungebundenes Dienstbarmachen).16 Après avoir donné la définition de ce qu’il nomme

« le gigantesque » (das Riesige), Heidegger illustre celui-ci à partir de la figure du juif :

« Une des figures les plus occultes du gigantesque – et peut-être la plus ancienne –, c’est l’habilité coriace du calcul, du trafic et du mélange, sur laquelle se fonde l’absence de monde (Weltlosigkeit) du judaïsme17. »

Non content d’insister sur le lien entre une pensée calculatrice et la condition d’exil,

Heidegger ira plus loin ; il ne se borne pas à reprendre à son compte le trope du juif

apatride, privé de terre, mais intègre cette figure dans sa propre terminologie

14 Ernst Jünger, « Le travailleur planétaire », Entretien recueilli par Frédéric de Towarnicki in Martin Heidegger, Cahiers de l’Herne no45 (1983), pp. 145-150. 15 Martin Heidegger, Einführung in die Metaphysik, GA 40, Francfort, Klostermann, 1983, pp. 40-41 (fr. Introduction à la métaphysique, trad. Gilbert Kahn, Paris, Gallimard, 1967, p. 49). 16 Martin Heidegger, Überlegungen VIII, 4 (« Schwarze Hefte », 1938-1939), GA 95, éd. Peter Trawny, Francfort, Klostermann, 2014, p. 97): « die größere Bodenlosigkeit, die an nichts gebunden, alles sich dienstbar macht (das Judentum). » (nous traduisons) 17 Martin Heidegger, Überlegungen VIII, 5. GA 95, op. cit., p. 97 : « Eine der verstecktesten Gestalten des Riesigen und vielleicht die älteste ist die zähe Geschicklichkeit des Rechnens und Schiebens und Durcheinandermischens, wodurch die Weltlosigkeit des Judentums gegründet wird. » (nous traduisons).

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philosophique, développée dans Les concepts fondamentaux de la métaphysique de 1929-

30, où l’absence de monde – la Weltlosigkeit – indique le niveau d’existence le plus

éloigné de l’homme, plus loin même que l’animal, dont l’existence n’est caractérisée que

par la « pauvreté en monde » (Weltarmut).

Comme dans Les concepts fondamentaux de la métaphysique, déjà, Heidegger prend ses

distances par rapport à tout biologisme et à tout déterminisme racial, qui ne sont à ses

yeux qu’une version parmi tant d’autres d’une pensée réductrice du calcul. « Toute

pensée raciale est le résultat de la machination (Machenschaft)18» A première vue, ces

passages semblent donner raison à tous ceux qui considéraient que si antisémitisme il y

a chez Heidegger, celui-ci n’est au mieux qu’un antisémitisme culturel, fort répandu à

l’époque, une sorte de concession au Zeitgeist ambiant. Mais la suite du raisonnement

montre bien qu’il n’en est rien, et que s’il n’y a pas d’antisémitisme racial chez

Heidegger, les réflexions sur le « judaïsme mondial » sont d’ordre ontologique sinon,

comme l’affirme Peter Trawny, « ontologiquement historiales19 ».

Les principes d’eugénisme et d’ingénierie raciale sont à rejeter, sous-entend Heidegger,

parce qu’ils relèvent d’une foi aveugle dans la possibilité de modifier indéfiniment le

vivant, hors de toute assise et de tout ancrage dans le monde de la vie. Dans une série de

virevoltes logiques formidables, Heidegger crédite tour à tour les juifs de résister à

l’application de la bio-ingénierie en vertu du fait qu’ils auraient depuis toujours vécu

« selon le principe de la race » (nach dem Rasseprinzip) et d’accélérer, en raison de leur

« talent calculateur prononcé » (betont berechnenden Begabung), le processus général de

planification qui se confondra finalement avec le projet d’une « déracialisation complète

des peuples » (vollständige Entrassung der Völker)20.

Une autre note ultérieure reprend le fil de ce raisonnement aussi funeste que confus, où

Heidegger reproche en somme aux juifs, peuple de déracinés, d’être responsables de

leur propre expulsion hors de l’Allemagne, quand il parle des dangers d’un « judaïsme

mondial, exacerbé par les émigrants que l’Allemagne a laissé sortir21 ». D’autre part, si

18 Heidegger, Überlegungen XII, 83 (« Schwarze Hefte » 1939-1941), GA 96, éd. Peter Trawny, Francfort, Klostermann, 2014, p. 56. 19 Peter Trawny, Heidegger und der Mythos der jüdischen Weltverschwörung, Francfort, Klostermann, 2014. 20 Heidegger, Überlegungen XII, 83 ; GA 96, op. cit., p. 56. 21 Heidegger, Überlegungen XV ; GA 96, op. cit. p. 262 : « Das Weltjudentum, aufgestachelt durch die aus Deutschland hinausgelassenen Emigranten, ist überall unfaßbar und braucht sich bei aller Machtentfaltung

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l’on se fie à une transcription non autorisée d’un cours de 1933/34, Heidegger

considérait déjà à ce moment-là que « la nature de notre espace allemand n’apparaître

peut-être jamais (…) à ces nomades sémitiques »22.

Quel que soit en fin de compte le poids et le statut que l’on veuille accorder à ces

passages, qui demanderaient chacun une contextualisation précise, pour parer aux

généralisations dont Heidegger a, hélas, trop souvent fait l’objet, une chose en tout cas

est certaine: les remarques sur le judaïsme ne sont pas que des concessions à un

quelconque Zeitgeist de l’époque – Heidegger les développe dans le cadre de réflexions

touchant au cœur de sa pensée. Plutôt que de nous interroger s’il faut désormais parler

d’une « introduction de l’antisémitisme dans l’ontologie » (après tout, il ne s’agit ici que

de quelques remarques éparses, au milieu de 1300 pages de texte), nous aimerions

suggérer que pour mesurer pleinement la portée de ces propos, il faut comprendre que

l’antisémitisme n’est en rien le point de culmination de la pensée de Heidegger, mais que

ces tropes sont à leur tour subordonnés à une critique plus vaste, qui est la critique du

« déracinement » moderne du monde. Ce n’est que sur fond d’une telle critique qu’on

peut comprendre pourquoi Heidegger peut tour à tour refuser l’interprétation raciale du

judaïsme et dénoncer le judaïsme mondial comme rouage opérant au cœur d’une

machine visant soi-disant le déracinement planétaire :

« La question du rôle du judaïsme mondial n’est pas une question raciale, c’est la question métaphysique concernant ce genre d’humanité qui peut se charger de la tâche ‘historico-mondiale’ sans bornes de déraciner l’étant hors de l’être »23

Face à ce diagnostic de la « désolation » juive (Bodenlosigkeit des Judentums), qui rejoint

d’ailleurs celle du « bolchévisme » et de l’ « américanisme » avec laquelle elle s’allierait

par moments, Heidegger insiste donc – cela a été suffisamment répété – sur

l’enracinement, la Bodenständigkeit, l’attachement au lopin de terre. Le double refus, en

1930 et en 1934, d’accepter une chaire à Berlin, afin de rester à Freiburg et en Forêt-

nirgends an kriegerischen Handlungen zu beteiligen, wogegen uns nur bleibt, das beste Blut der Besten des eigenen Volkes zu opfern. » 22 Martin Heidegger, « Über Wesen und Begriff von Natur, Geschichte und Staat. Übung aus dem Wintersemester 1933/34 », in Heidegger-Jahrbuch 4. Heidegger und der Nationalsozialismus I. Dokumente, éd. Alfred Denker et Holger Zaborowski, Freiburg, Alber, 2009, p. 82. Cf. également Marion Heinz, « Volk und Führer. Untersuchungen zu Heideggers Seminar Über Wesen und Begriff von Natur, Geschichte und Staat (1933/34) », in Heidegger-Jahrbuch 5 (2010), pp. 55–75. 23 Martin Heidegger, Überlegungen XIV, 243 ; GA 96, op. cit., p. 243 (nous traduisons). « Die Frage nach der Rolle des Weltjudentums ist keine rassische, sondern die metaphysische Frage nach der Art von Menschentümlichkeit, die schlechthin ungebunden die Entwurzelung alles Seienden aus dem Sein als ‘weltgeschichtliche’ Aufgabe übernehmen kann. »

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Noire sera justifié dans la célèbre allocution radiodiffusée Pourquoi restons-nous en

province24. Contrairement aux Lettres provinciales de Pascal, où c’est le citadin qui

s’adresse à la périphérie, le philosophe défend ici la perspective de la périphérie,

appelée à devenir le véritable centre du renouveau. En janvier encore, Heidegger avait

réclamé lors d’un appel public en faveur des travailleurs désœuvrés, que ceux-ci

rejoignent « la terre et le sol de l’habitation (der Boden und das Land der Siedlung)25. »

Le rapprochement du travail du penseur au travail du paysan est opéré dès 1934, quand dans

une mise en scène autobiographique, Heidegger compare son effort de pensée dans la cabane de

Todtnauberg à celui de l’homme de la glèbe, exposé aux intempéries et vivant au rythme des

saisons. « L'appartenance intime de mon travail à la Forêt Noire et aux hommes qui y vivent »

affirme Heidegger « vient d’un enracinement (Bodenständigkeit) séculaire, que rien ne peut

remplacer, dans le terroir alémanique et souabe26. » Lorsque la centrale du parti lui réclame des

informations pour le Führer-Lexikon, paru en 1934, Heidegger répond qu’il provient d’une

« famille alémanico-souabe dont on peut retracer une généalogie ininterrompue et qui du côté

maternel (Kempf) a toujours vécu dans la même ferme depuis 151027. » Dans Pourquoi restons-

nous en province, Heidegger évoque par ailleurs les longs moments passés en compagnie des

paysans autour du poêle ou dans le Herrgottswinkel (le « coin du Seigneur-Dieu », sous le

crucifix).

Ces lieux reçoivent un sens précis dans la conférence Construire habiter penser de 1951,28 où

l’idée d’enracinement reste déterminante, même si elle n’est plus inscrite dans une perspective

pangermaniste : le paysan de la Forêt-Noire, explique Heidegger, n’a pas oublié « le coin du

Seigneur-Dieu derrière la table commune, il a ménagé dans la chambre des endroits

sanctifiés29. » « Ici, ce qui a dressé la maison, c’est la persistance sur place d’un (certain)

pouvoir : celui de faire venir dans les choses la terre et le ciel, les divins et les mortels en leur

24 Martin Heidegger, « Schöpferische Landschaft. Warum bleiben wir in der Provinz? », Allocution radiodiffusé en automne 1933, Berliner Rundfunk, in Denkerfahrungen, GA 13 (fr. « Pourquoi restons-nous en province ? » trad. Françoise Dastur et Nicolas Parfait, Magazine littéraire 237 (1986), pp. 24-25). 25 Martin Heidegger, « Zur Eröffnung der Schulungskurse für die Notstandsarbeiter der Stadt und der Universität », 22 janvier 1934, in Reden und andere Zeugnisse, GA 16, p. 233 (nous n’utiliserons pas la traduction de F. Fédier dans les Ecrits politiques, dont de nombreux choix de traduction sont pour le moins problématiques. Rendre Nationalsozialismus par « socialisme national », c’est cacher une dangereuse opération de réhabilitation politique derrière un semblant de rigueur philologique). 26 Heidegger, « Schöpferische Landschaft. Warum bleiben wir in der Provinz? », op. cit., p. 11 (trad. fr., p. 24) 27 Martin Heidegger, « Martin Heidegger », in Das Deutsche Führerlexikon, Berlin, Otto Stollberg, 1934/35, p. 180. Cité d’après Daniel Morat, Von der Tat zur Gelassenheit : Konservatives Denken bei Martin Heidegger, Ernst Jünger und Friedrich Georg Jünger. 1920-1960, Göttingen, Wallstein, 2007, p. 497, n. 121. 28 Martin Heidegger, « Bauen Wohnen Denken » [1951], in Vorträge und Aufsätze, Pfullingen, Neske, 1954, p. 162 (fr. « Bâtir habiter penser », in Essais et conférences, trad. A. Préau, Gallimard, Paris, 1958, p. 191) 29 Heidegger, « Bauen Wohnen Denken », op. cit, p. 155 (trad. fr. « Bâtir habiter penser », pp. 191-192).

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simplicité30 » Comment ne pas penser à l’épisode d’Héraclite, se réchauffant auprès du feu de

cuisine, expliquant qu’ « Ici aussi, les dieux sont présents » ? Cette présence, Heidegger le précise

dans ses lectures de cette phrase, n’est pas à comprendre sur le mode de la Vorhandenheit, de

l’être-à-portée-de-main. Ce qui est – la formule est révélatrice –, il faut le « faire venir »

(einlassen). Contrairement au Dieu révélé mais retiré, les dieux du Lieu sont présents, mais

inapparents :

« près du four, en cet endroit sans prétention, où chaque chose et chaque situation, chaque action et chaque pensée sont familières et courantes, c’est-à-dire accoutumées, en cet endroit même, en ce mode de l’accoutumé […] les dieux sont présents31. »

Dans le cours de 1943 dédié à Héraclite, Heidegger sera allé plus loin encore : « Quand le

penseur dit kai entautha, "là aussi", en toi ipnoi, "dans le four", l’énorme est présent, il veut en

réalité dire : seul là les dieux sont présents. Où ça? Dans le quotidien inapparent32. » Ces

réflexions s’éclairent sur fond de l’ouvrage de Walter Friedrich Otto dédié à la religion grecque

de 1929 qui influença fortement Heidegger ainsi que la série de cours sur Hölderlin, entrepris

dès 1934. Tandis que Les dieux de la Grèce d’Otto insistent sur la dimension du lieu, du sol voire

même du chtonien dans la religiosité grecque archaïque,33 Hölderlin deviendra le poète-guide, le

« Dichterführer » (Max Kommerell), pour un retour aux fourneaux et aux chaumières. Le sens de

la religion ne consiste pas dans l’établissement d’une sphère sacrée, séparée du profane, mais

bien dans une liaison avec le divin déjà présent en tout lieu, un religare, une « re-liaison » avec

les dieux. Car il s’agit bien, précise le cours sur les hymnes « Germanie» et « Le Rhin » de

Hölderlin, d’une « Rückbindung an die Götter »,34 d’une reconnexion avec les dieux qui coupe

pourtant avec toute transmission religieuse et toute religio établie. En venant à nouveau habiter

la terre, l’homme peut à nouveau s’ouvrir à la puissance des dieux (Indem die Erde Heimat wird,

öffnet sie sich der Macht der Götter)35.

La phénoménologisation de la vie religieuse consisterait donc à faire apparaître dans les lieux

communs et quotidiens ce qui, si l’on reprend ici les termes du §7 de Sein und Zeit, « d’abord et le

30 Heidegger, « Bauen Wohnen Denken », op. cit., p. 155 (trad. fr. « Bâtir habiter penser », ibid.) 31 Martin Heidegger, « Brief über den Humanismus », in Wegmarken, GA 9 (fr. « Lettre sur l’humanisme (Lettre à Jean Beaufret) », in Questions III, op. cit., p. 116) 32 Martin Heidegger, Der Anfang des abendländischen Denkens. Heraklit, [1943], éd. Manfred Frings, GA 55, Francfort, Klostermann, 1994, p. 8. 33 Walter Friedrich Otto, Die Götter Griechenlands, 1929 (fr. Les Dieux de la Grèce : la figure du divin au miroir de l’esprit grec, trad. Claude-Nicolas Grimbert et Armel Morgant, préface de Marcel Detienne, Paris, Payot, 1981). 34 Martin Heidegger, Hölderlins Hymnen „Germanien“ und „Der Rhein“. Cours du semestre d‘hiver 1934/35, GA 39, p. 147. Cf. également Christian Sommer, « "Rückbindung an die Götter". Heideggers Volksreligion (1934/35) », Internationales Jahrbuch für Hermeneutik 9 (2010), pp. 283–310. 35 Heidegger, Hölderlins Hymnen, GA 39, op. cit., p. 105.

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plus souvent ce qui ne se montre justement pas36 ». Le logos apophantikos de la phénoménologie

devra être un verbe qui fait voir, qui laisse apparaître l’inapparent, qui fait advenir au grand

jour. Et qui fait donc revenir ce qui, ignorant l’exil, ne fut jamais ailleurs. Il s’agit de « l’apparaître

ou non-apparaître authentique du dieu au sein de l’être du peuple37. » Prophanethi theos ! –

l’invocation hölderlinienne du dieu Dionysos pour que celui-ci se montre, Samuel Weber l’a

montré,38 ne revient pas tant à une resacralisation du monde quant à une épiphanie continue au

sein même du profane. Prophanethi theos, « montre-toi, Dieu » serait donc à lire comme un

profanise-toi, dieu, pour advenir au sein même du pacus, de la terre dont le paganus, le païen, tire

sa force.

Dans l’entretien accordé au magazine Spiegel de 1966, publié à sa mort en 1976 sous le titre

« Seul un dieu peut nous sauver », Martin Heidegger fait écho aux premières images satellitaires

de la Terre pris depuis la Lune. La sonde américaine Surveyor avait atterri sur le sol lunaire

quelques mois auparavant et avait, 6 semaines durant, transmis quelques 11 000 images de la

planète bleue. « Je ne sais pas si vous êtes effrayé » Heidegger s’adresse-t-il à son interlocuteur

« moi en tout cas, je suis effrayé, voyant les clichés de la Terre pris depuis la lune. Nous n’avons

besoin d’aucune bombe atomique, le déracinement de l’homme est déjà là39. »

La crainte du déracinement – Lévinas ne s’y est pas trompé – est caractéristique des écrits

tardifs de Heidegger. En 1955, celui-ci avait, à l’occasion d’une commémoration du compositeur

Conradin Kreutzer originaire de sa ville natale Messkirch, prononcé une allocution sur le rapport

à la terre comme condition de possibilité de la pensée. L’homme moderne, dit Heidegger, est mû

par une fuite en avant écervelée qui le prive de sérénité ; il court après des idées qui lui

échappent inévitablement, incapable qu’il est de demeurer auprès de ce qui « nous est le plus

proche : ce qui concerne chacun de nous, ici et maintenant. Ici : sur ce coin de terre

natale. Maintenant : à l’heure qui sonne à l’horloge du monde.40 » Ce qui devrait être le plus

immédiat – vivre dans l’enracinement du hic et nunc – est pourtant devenu inatteignable et le

proche est lui-même ce qu’il y a de plus lointain. Si bien que l’homme moderne devient incapable

de faire œuvre, car toute œuvre suppose de prendre place dans un sol qui la soutient.

36 Martin Heidegger, Sein und Zeit, GA 2, Francfort, Klostermann, 1997, p. 35 (fr. Etre et temps, trad. François Vezin, Paris, Gallimard, 1986, p. 62). 37 Heidegger, Hölderlins Hymnen, GA 39, op. cit., p. 147. 38 Samuel Weber, « The Question of Guilt and the Turn Toward Future: Goldschmidt’s "Guilt from the Standpoint of Judaism" », Hermann Levin Goldschmidt Memorial Lecture, Zurich 2009 (inédit). 39 Martin Heidegger, « Spiegel-Gespräch », 23 Septembre 1966, in Reden und andere Zeugnisse eines Lebensweges (1910-1976), GA 16, Francfort, Klostermann, 2000, p. 670. (fr. « Martin Heidegger interrogé par Der Spiegel », trad. J. Launay, in Ecrits politiques. 1933-1936, sous la dir. de François Fédier, Paris, Gallimard 1995, p. 258). 40 Martin Heidegger, Gelassenheit, GA 16, Pfullingen, Neske 1959, p. 14 (trad. fr. « Sérénité », trad. André Préau, Questions III, Gallimard, 1966, p. 137).

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« Existe-t-il encore une terre natale où nos racines prennent leur force et où l’homme se tienne à demeure, c’est-à-dire où il ait sa demeure ? Nombreux sont les Allemands qui ont été chassés de chez eux, qui ont dû abandonner leurs villages ou leurs villes, qui ont perdu leur terre natale41 »

« L’enracinement de l’homme » poursuit Heidegger « est aujourd’hui menacé dans son être le

plus intime42. » A deux reprises, Heidegger cite le poète souabe Johann Peter Hebel

« "Qu'il nous plaise ou non d'en convenir, nous sommes des plantes qui, s'appuyant sur leurs racines, doivent sortir de terre, pour pouvoir fleurir dans l'éther et y porter des fruits". Là où une œuvre humaine, vraiment vigoureuse et saine, doit se former et se parfaire, c'est à partir des profondeurs du sol natal que l'homme doit pouvoir s'élever dans l'éther43. »

A défaut de cette implantation dans la glèbe, toute élévation dans l’éther restera factice. Lorsque

Khrouchtchev annonce en 1959 que la sonde soviétique « Lunik II » a quitté l’orbite terrestre et

a « tracé une voie de la terre à la lune », Heidegger dénonce dans un article paru dans la Neue

Zürcher Zeitung la méprise totale du premier secrétaire quant à ce que signifient réellement Ciel

et Terre44.

Que la critique heideggerienne de la technique, tant discutée, n’est en vérité qu’une critique du

déracinement – thèse soutenue par Lyotard dans Heidegger et les juifs45 –, que le renouveau

philosophique exigé par Heidegger est indissociable d’une pensée de la Bodenständigkeit et que

celle-ci est elle-même empreinte de néopaganisme : de nombreux documents abondent

désormais en ce sens46. Si Derrida défendait encore dans « Violence et métaphysique » la pensée

de Heidegger comme une « errance interminable » dont la Lettre sur l’humanisme serait le

témoin privilégié,47 et si d’autres comme Françoise Dastur ont défendu Heidegger en contestant

que celui-ci aurait versé dans un quelconque néo-paganisme,48 il paraît aujourd’hui de plus en

plus difficile de ne pas apercevoir, à travers les mutations que connaît sa pensée, la dimension

chtonienne dans l’œuvre de Heidegger49. Quoiqu’il en soit, il ne fait pas de doute que la relation,

complexe et tendue, qu’entretiennent aussi bien Lévinas que Blanchot avec Heidegger est

polarisée tout entière par la question de l’enracinement et que cette polarité de l’enracinement

et du déracinement devient emblématique pour l’ensemble de la réception de Heidegger en

France.

41 Heidegger, Gelassenheit, op. cit., p. 15 (« Sérénité », p. 138). 42 Heidegger, Gelassenheit, op. cit. p. 15 (« Sérénité », p. 139). 43 Heidegger, Gelassenheit, op. cit., p. 14 (« Sérénité », p. 138). 44 Martin Heidegger, « Aufzeichnungen aus der Werkstatt », in Neue Züricher Zeitung, 26 septembre 1959 (repris dans Aus der Erfahrung des Denkens, GA 13, Francfort, Klostermann 22002, pp. 151-154, ici p. 152). 45 Jean-François Lyotard, Heidegger et les juifs, Paris, Galilée, 1988, p. 150. 46 Charles Bambach, Heidegger’s roots. Nietzsche, National Socialism and the Greeks, Ithaca, Cornell UP, 2003. 47 Jacques Derrida, « Violence et métaphysique », in L’écriture et la différence, Paris, Seuil, 1967, p. 213-214. 48 Françoise Dastur, « Le dieu extrême de la phénoménologie (Husserl, Heidegger) », in La phénoménologie en questions, Paris, Vrin 2004, pp. 243-251, ici p. 251. 49 Cf. notamment Florian Grosser, Revolution denken. Heidegger und das Politische, Munich, C.H. Beck, 2011 et Christian Sommer, Heidegger 1933: le programme platonicien du Discours du rectorat, Paris, Hermann, 2013.

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II. Lévinas. Les génies du Lieu

Le philosophe franco-lithuanien Emmanuel Lévinas incarne le paradoxe d’avoir joué à la fois le

rôle de passeur pour introduire la pensée de Heidegger en France, tout en ayant été, dès la

première heure, un de ses critiques les plus impitoyables. L’opposition à Heidegger et de ce qui

serait, dans la lecture lévinassienne, une pensée de l’« autochtonie » semble s’être aiguisée à la

lecture de Franz Rosenzweig, découvert au début des années 30 grâce à Marcus Cohn, l’ami

strasbourgeois enseignant au séminaire rabbinique de la rue Vaucluse. Dans L’étoile de la

rédemption, après avoir critiqué l’attachement autochtone, Rosenzweig définit l’essence du

judaïsme comme une « allochtonie » insurmontable. Contre le sionisme d’un Israël Zangwill,

Rosenzweig refuse l’idée d’un patriotisme de la Terre Promise :

« Quant à la patrie, où s’implante et s’enracine la vie d’un peuple jusqu’à oublier quasiment que le peuple puisse signifier encore autre chose qu’être établi en un pays, la patrie donc, le peuple éternel ne la possède jamais en ce sens-là ; il ne lui est pas permis de s’endormir dans un "chez soi"50. »

Les textes de circonstance, réunis dans Difficile liberté, témoignent de l’influence majeure de

Rosenzweig quant à cette question. Daté de 1952, l’essai Simone Weil contre la Bible marque déjà

une lecture du judaïsme comme événement déracinant, face à toute tradition qui se légitimerait

par le sol, la propriété et la possession. Envers et contre ce particularisme de l’enracinement,

dont participerait encore dans une certaine mesure le christianisme, pour autant qu’il croit

connaître l’endroit où Dieu descendit sur terre, se dresse le judaïsme comme pensée

authentiquement universelle parce que u-topique : « C’est sur le sol aride du désert où rien ne se

fixe, que le vrai esprit descendit dans un texte pour s’accomplir universellement51. »

L’expérience de la dessaisie du propre, permettant d’accéder au commun, ne serait donc

possible que là où aucune place ne peut plus être définitive. La pensée du propre, de

l’appropriation et de la mêmeté est résumée d’un mot : le paganisme.

Jean-Luc Nancy y revient, dans Paysage avec dépaysement, quand il explique que païen et paysan

dérivent tous deux du même mot latin, paganus qui renvoie lui-même au pagus ou pacus,

autrement dit, « le canton, c'est-à-dire encore – et conformément, cette fois, au mot "canton" lui-

même, le "coin" de terre52. » Le païen serait alors « celui qui connaît et qui vénère les dieux du

pays, les dieux qui sont présents à chaque coin de champ, à chaque borne de domaine, ou bien

50 Franz Rosenzweig, L’étoile de la rédemption, tr. A. Derczanski et J.L. Schlegel, Paris, Seuil, 1982, p. 354. 51 Emmanuel Lévinas, « Simone Weil contre la Bible », Difficile liberté, op. cit. p. 183. 52 Jean-Luc Nancy, « Paysage avec dépaysement », Au fond des images, Paris, Galilée, 2003, p. 101.

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dans la source, au creux du chêne, sur le bord du chemin et dans l’étable ». Le païen est celui

« pour qui le divin se distribue en dieux nombreux parce qu’il est le divin de la présence53. »

Si 1961 voit la publication de Totalité et infini, critique de l’immanentisme dont seraient encore

tributaires toutes les philosophies de l’horizon telles que celle de Heidegger, l’annonce du

premier homme dans l’espace le 12 avril 1961 est l’occasion d’une autre mise au point avec le

maître de Fribourg. Dans le bref et incisif essai paru dans la livraison d’été de 1961 du mensuel

Information juive, intitulé Heidegger, Gagarine et nous, Lévinas ne voile pas sa cible :

« Je pense à un prestigieux courant de la pensée moderne, issu d'Allemagne et qui inonde les recoins païens de notre âme occidentale. Je pense à Heidegger et aux heideggeriens. On voudrait que l'homme retrouve le monde. Les hommes auraient perdu le monde54. »

Pour Lévinas, retrouver le monde, tel que Heidegger le conçoit, ce serait « retrouver une enfance

pelotonnée mystérieusement dans le Lieu ». Entendre le murmure des divinités des sources, être

à l’écoute de ces présences sourdes mais fidèles, « ne consiste pas à se livrer à des pensées

logiques érigées en systèmes de connaissances, mais à habiter le lieu, à être là. Enracinement.55 »

Ici encore, l’enracinement est le revers d’une certaine forme d’immanentisme prétendument

post-religieux, que Lévinas assimile à un retour du paganisme : « La voilà donc l'éternelle

séduction du paganisme, par-delà l’infantilisme de l'idolâtrie, depuis longtemps surmonté.56 » A

ce retour du refoulé, Lévinas oppose une certaine lecture du judaïsme :

« Le sacré filtrant à travers le monde, le judaïsme n'est peut-être que la négation de cela. Détruire les bosquets sacrés, nous comprenons maintenant la pureté de ce prétendu vandalisme. […] L’implantation dans un paysage, l’attachement au Lieu, sans lequel l’univers deviendrait insignifiant et existerait à peine, c’est la scission même de l’humanité en autochtones et en étrangers. Et dans cette perspective, la technique est moins dangereuse que les génies du Lieu57. »

Face à Caïn, le sédentaire, c’est donc Abel, le nomade, qui l’emporte. Ou plutôt un Abel d’un

nouveau type. Car, « il ne s’agit pas de revenir au nomadisme aussi incapable que l’existence

sédentaire de sortir d’un paysage et d’un climat 58». Lévinas ira même jusqu’à affirmer dans

Entre nous (et l’on oublie souvent cette remarque dans le contexte de cette discussion a souvent

été oublié) qu’ « il n’y a rien de plus enraciné qu’un nomade59 ».

Contre toute technophobie heideggerienne, selon laquelle le développement technologique

produit une désertification (Verwüstung) et une désolation (Verödung) généralisée, Lévinas

53 Ibid., p. 109. 54 Lévinas, « Heidegger, Gagarine et nous », Difficile liberté, op. cit., p. 300. 55 Ibid.., p. 300. 56 Ibid., p. 301. 57 Ibid., p. 301. 58 Ibid. 59 Emmanuel Lévinas, Entre nous. Essais sur le penser-à-l’autre, Paris, Grasset, 1991, p. 128.

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défend la technique comme un outil pour désenchanter le monde et s’affranchir des

« superstitions du Lieu ».

« La technique est dangereuse », Lévinas en convient, mais si la critique de la technologie

consiste à sanctuariser le Lieu et, par conséquent, à établir une scission « en autochtones et

étrangers », alors, « dans cette perspective, la technique est moins dangereuse que les génies du

Lieu60 ». Et de célébrer Gagarine comme une sorte d’Abel d’un nouveau type qui aurait

véritablement

« quitté le Lieu. Pour une heure, un homme a existé hors de tout horizon, tout était ciel autour de lui, ou, plus exactement, tout était espace géométrique. Un homme existait dans l'absolu de l'espace homogène61. »

Tout comme la mission Apollo XI retiendra l’attention de Heidegger, qui n’y voit que le triomphe

d’une pensée de l’ubiquité neutralisant la spécificité du topos grec, le vol de Youri Gagarine

fascinera ses lecteurs les plus attentifs, parmi lesquels Emmanuel Lévinas, mais aussi l’ami

strasbourgeois Maurice Blanchot. Dans la troisième et dernière section, nous analyserons

brièvement le texte de Blanchot intitulé « La conquête de l’espace », qui constitue à la fois un

écho à Lévinas et une reprise – positive cette fois – du motif de l’ « errance » heideggerienne.

60 Lévinas, « Heidegger, Gagarine et nous », art. cit, p. 301. 61 Ibid., p. 302.

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III. Blanchot. En dehors de tout lieu

En 1960/61, Maurice Blanchot et Dionys Mascolo lancent l’idée d’une revue transnationale qui

réagirait au constat que désormais, « tous les problèmes sont d’ordre international62 ». Si l’idée

naît en France et reçut immédiatement le soutien de nombreux écrivains (Marguerite Duras,

Jean-Paul Sartre, Robert Antelme, Marguerite Duras, Louis-René des Forêts, Michel Butor,

Maurice Nadeau, Michel Leiris ou encore de Roland Barthes), sa rédaction aurait été

transnationale, avec la participation d’écrivains italiens (Elio Vittorini, Italo Calvino, Francesco

Leonetti, Alberto Moravia, Pier Paolo Pasolini), allemands (Hans Magnus Enzensberger, Uwe

Johnson, Ingeborg Bachmann, Günter Grass, Martin Walser) anglais (Iris Murdoch) ou polonais

(Leszek Kołakowski). Il s’agit sans doute d’un des plus ambitieux projets d’ « écriture

collective », qui s’inscrit directement dans la lignée de l’Athenaeum des Romantiques allemands

de Iéna63.

Les débats autour de la forme que devait prendre la revue sont bien documentés, et Maurice

Blanchot joua un rôle décisif dans ces échanges. Blanchot rédigea plusieurs textes, avec lesquels

il comptait contribuer au premier numéro. Ce premier numéro ne vit pourtant jamais le jour, car

l’ambition radicale sur la forme et le pragmatisme nécessaire pour mettre en place une revue

véritablement « internationale » étaient sans doute d’emblée irréconciliables. La rédaction

italienne se fit le relais des textes rassemblés, en publiant ceux-ci comme numéro spécial de Il

Menabò, Parmi les quatre textes rédigés par Blanchot, deux d’entre eux furent repris ensuite

dans L’Entretien infini (« La parole en archipel » 64 ainsi que « Le quotidien »65). Un troisième est

ouvertement politique, « Le nom de Berlin », et fait écho à la construction du mur en RDA.

Longtemps inédit en français, une version fut reconstruite par Jean-Luc Nancy et Hélène Jelen à

partir de l’italien, pour finalement intégrer la première édition des Ecrits politiques assurée par

Michel Surya66. Le quatrième texte qui nous intéresse ici, « La conquête de l’espace », répond à

l’article de Lévinas et tente à son tour de saisir la portée philosophique du vol de Gagarine. (Ce

62 Maurice Blanchot, texte préparatoire pour la définition de la ligne éditoriale de la « Revue internationale » (Lignes no 11 (1990), Dossier « Revue internationale », sous la dir. de Michel Surya, p. 179). 63 Pour une étude plus approfondie de ces filiations, je me permets de renvoyer à mon article « The Inorganic Community: Hypotheses on Literary Communism in Novalis, Benjamin, and Blanchot » in boundary2. an international journal of literature and culture 39 (2012), Duke University Press, pp. 75-95. 64 Maurice Blanchot, « La parole en archipel », (première publication en italien « La parola in arcipelago », trad. Guido Davide Neri, Il Menabò, n°7, Turin, 1964, p. 156-159), repris sous le titre « Parole de fragment », L’entretien infini, Paris, Gallimard, 1969, p. 451-455. 65 Maurice Blanchot, « Le quotidien », (première publication en italien « Il “Quotidiano” » trad. Gabriella Zanobetti, Il Menabò, n°7, Turin, 1964, p. 260-261), repris sous le titre « La parole quotidienne », L’entretien infini, Paris, Gallimard, 1969, p. 366. 66 Maurice Blanchot, « Le nom de Berlin » (première publication en italien « Il Nome Berlino » trad. Guido Davide Neri, Il Menabò, n°7, Turin, 1964, p. 121-125), republié sous le titre « Le Nom de Berlin », dans une version reconstruite par Hélène Jelen et Jean-Luc Nancy, en 1983, Café librairie n°3, automne 1983, p. 42-46 ; « Le Nom de Berlin », Ecrits politiques, Paris, Ed. Lignes/Scheer, 2003, pp. 71-76.

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texte n’ayant pas été repris dans l’édition des Ecrits politiques chez Léo Scheer et le manuscrit

français ayant longtemps été considéré comme perdu, nous avions, en 2007 et avec le soutien de

Monique Antelme, publié une retraduction depuis l’italien dans un numéro spécial dédié au

projet de la « Revue internationale » dans notre revue ATOPIA67. Depuis, Eric Hoppenot a pu

retrouver le texte original de Blanchot et l’a publié dans la réédition augmentée des Ecrits

politiques, avec « Le nom de Berlin ».68)

Tout comme « Heidegger, Gagarine et nous », « La conquête de l’espace » est sans aucun doute

un texte déroutant, à la fois miroir d’un événement historique concret et presque intemporel

dans ses lignes de fuite philosophiques. Khrouchtchev, Nixon et les enjeux géostratégiques sont

évoqués, mais en réalité, et bien qu’ils ne soient pas expressément nommés, c’est une fois de plus

Heidegger qui est adressé en sous-main. Heidegger, dont Blanchot avait découvert Etre et temps

dès 1927-28, grâce à l’entremise de Lévinas69. Tout comme Lévinas, Blanchot associe la

géophilosophie heideggerienne à une forme de néopaganisme, dont Gagarine serait venu

disloquer les assises :

« le vaincu de Gagarine a été l’homme en nous éternellement fasciné par le paganisme, celui qui ne veut qu’habiter la terre, demeurer, fonder, s’enraciner, s’unir ontologiquement à la race biologique et au sol ancestral, l’homme possesseur qui veut avoir la terre et que la terre a, celui qui s’approprie et s’agrippe, incrusté à jamais là où il est, dans sa tradition, dans sa vérité, dans son histoire, celui qui ne veut pas qu’on touche aux sites sacrés du beau paysage et du grand passé, le mélancolique enfin qui se console de la méchanceté des hommes en fréquentant les arbres70. »

Dans son « mouvement de dislocation pure », le geste de Gagarine nous aurait, pendant un

instant, permis d’accéder à une nouvelle apesanteur, affranchie des génies du lieu. Certes, ajoute

Blanchot, ce passage du Lieu vers l’espace fut immédiatement récupéré par les pouvoirs

politiques qui s’empressèrent de reterritorialiser l’affranchissement du territoire. L’espace

devint ainsi un lieu de plus à conquérir, un Dehors colonisable :

« car à peine ce Gagarine, rompant avec les puissance originelles et s’engageant dans un mouvement de pure dislocation, commençait-il de devenir l’homme séparé que Khrouchtchev se hâtait de rétablir dans sa lignée en la saluant au nom de la terre, sa patrie : interpellation étonnante, méconnaissance mémorable qu’on eût pu attendre aussi bien de ces hommes d’Etat qui s’appellent Kennedy, et qui s’appellent De gaulle, tous des héritiers prêts à proclamer pour leur prestige les bienfaits de la technique, mais incapable d’accepter, d’accueillir la conséquence, qui est de ruiner toute appartenance et de mettre en tous lieux, le lieu en question71. »

67 Maurice Blanchot, « La conquête de l’espace », reconstruction à partir de l’italien par E. Alloa, Revue ATOPIA no. 10 (2007). www.atopia.tk. 68 Maurice Blanchot, « La conquête de l’espace » (première publication en italien « La conquista dello spazio », trad. Guido Davide Neri, Il Menabò, n°7, Turin, 1964, p. 10-13), repris dans Maurice Blanchot, Ecrits politiques (1953-1993), version augmententée, éd. Eric Hoppenot, Paris, Gallimard, 2008, pp. 125-128. 69 Cf. la remarque autobiographique dans la lettre de à Salomon Malka, où Blanchot s’exprime notamment sur sa relation au judaïsme : « N'oubliez pas », in L’Arche, n° 373 (mai 1988), pp. 68- 71. 70 Blanchot, « La conquête de l’espace », op. cit., p. 126. 71 Blanchot, « La conquête de l’espace », op. cit., p. 127.

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L’ « utopie du non-lieu » est, elle, de nature sensiblement différente. Elle n’est pas seulement de

nature topologique, mais renvoie – et le texte se conclura là-dessus – à un autre mode de l’infans.

Gagarine, l’homme de la lévitation et de l’évasion est aussi, paradoxalement, celui qui est le

moins libre dans ses mouvements et qui est saisi dans un mouvement régressif : « emmailloté

dans ses langes scientifiques, comme un nouveau-né d’autrefois, d’ailleurs se nourrissant au

biberon et vagissant, plutôt que parlant72. » Comme nul autre, le cosmonaute semble incarner

cette « utopie de l’enfance », d’un peu d’espace à l’état pur dans lequel on peut se pelotonner.

Dans son verbiage incessant, le cosmonaute établit un lien avec l’ancien Lieu :

« c’est qu’il ne cesse pas, qu’il ne doit pas cesser ; le moindre trou dans la rumeur signifie déjà le vide à jamais ; toute lacune, toute interruption introduit bien plus que la mort, mais le néant extérieur même dans le discours73 ».

Le flot de parole, vide de tout sens, empêche donc de se confronter au Dehors. Et pourtant –

Blanchot termine là-dessus – l’utopie de l’enfance ne se résume pas à rétablir un lien avec notre

lieu d’origine ; elle ne consiste pas seulement dans une « Rückbindung » que Heidegger évoquait

à propos des dieux de la terre. D’après Blanchot, la parole du cosmonaute est déteritoralisée

grâce à la technique. Brouillée dans la transmission, elle n’est plus la langue du sujet soviétique,

mais se rapproche du babillage de l’enfant précédant la phase de « déflation » décrite par

Jakobson. Un bruissement pur du langage, précédant toute langue. Redevenu infans, le

cosmonaute fait entendre à ceux qui savent l’entendre que « la vérité est nomade.74 » Le désir

n’est plus celui, nostalgique, du « mal du pays » - le nostos algos – mais, au mieux, pour conclure

avec Lévinas, le « désir d’un pays où nous ne naquîmes point75 ».

72 Blanchot, « La conquête de l’espace », op. cit. p. 128. 73 Blanchot, « La conquête de l’espace », op. cit., p. 128. 74 Blanchot, « La conquête de l’espace », op. cit. p. 128. 75 Emmanuel Lévinas, Totalité et infini. Essai sur l’extériorité, Paris, Le Livre de poche, 2000, p. 22.

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