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 Quelques réflexions sur la philosophie de l'hitlérisme Emmanuel Levinas Suivi de Le Mal élémental Miguel Abensour  La philosophie d'Hitler est primaire. Mais les puissances primitives qui s'y consument font éclater la phraséologie misérable sous la poussée d'une force élémentaire. Elles éveillent la nostalgie secrète de l'âme allemande. Plus qu'une contagion ou une folie, l'hitlérisme est un réveil des sentiments élémentaires. Mais dès lors, effroyablement dangereux, il devient philosophiquement intéressant. Car les sentiments élémentaires recèlent une philosophie. Ils expriment l'attitude première d'une âme en face de l'ensemble du réel et de sa propre destinée. Ils prédéterminent ou préfigurent le sens de l'aventure que l'âme courra dans le monde. La philosophie de l'hitlérisme déborde ainsi la philosophie des hitlériens. Elle met en question les principes mêmes d'une civilisation. Le conflit ne se joue pas seulement entre le libéralisme et l'hitlérisme. Le christianisme lui-même est menacé malgré les ménagements ou Concordats dont profitèrent les Églises chrétiennes à l'avènement du régime. Mais il ne suffit pas de distinguer, comme certains journalistes, l'universalisme chrétien du  particularisme raciste: une contradiction logique ne saurait juger un événement concret. La sig nif icatio n d'une con tra dictio n log iqu e qui opp ose deu x co ura nts d'idées n'a ppa raî t  pleinement que si l'on remonte à leur source, à l'intuition, à la décision originelle qui les rend  possibles. C'e st dans cet esprit qu e nous allons e xposer ces que lques réflexions. I Les libertés politiques n'épuisent pas le contenu de l'esprit de liberté qui, pour la civilisation européenne , signifie une conception de la destinée humaine. Elle est un sentiment de la liberté absolue de l'homme vis-à-vis du monde et des possibilités qui sollicitent son action. L'homme se renouvelle éternellement devant l'Univers. À parler absolument, il n'a pas d'histoire. Car l'h istoire est la limita tio n la plu s profonde, la limita tion fondamentale. Le tem ps, condition de l'existence humaine, est surtout condition de l'irréparable. Le fait accompli, emporté par un présent qui fuit, échappe à jamais à l'emprise de l'homme, mais pèse sur son desti n. Derriè re la lancolie de l'é ter nel éc oul ement des choses, de l'i llu soire présent d'Héraclite, il y a la tragédie de l'inamovibilité d'un passé ineffaçable qui condamne l'initiative à n'être qu'une continuation. La vraie liberté, le vrai commencement exigerait un vrai présent qui, toujours à l'apogée d'une destinée, la recommence éternellement. Le jud aïs me app ort e ce me ssage ma gnifique. Le remord s - exp res sio n doulou reu se de l'impuissance radicale de réparer l'irréparable annonce le repentir générateur du pardon qui répare. L'homme trouve dans le présent de quoi modifier, de quoi effacer le passé. Le temps  perd son irréversibilité même. Il s'affaisse énervé aux pieds de l'homme comme une bête  blessée. Et il le libère. Le sentiment cuisant de l'impuissance naturelle de l'homme devant le temps fait tout le tragique de la Moïra grecque, toute l'acuité de l'idée du péché et toute la grandeur de la révolte

Emmanuel Lévinas - Quelques réflexions sur la philsophie de l'hitlérisme (1934)

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Quelques réflexions sur la philosophie de l'hitlérisme

Emmanuel Levinas

Suivi de

Le Mal élémental

Miguel Abensour

 

La philosophie d'Hitler est primaire. Mais les puissances primitives qui s'y consument fontéclater la phraséologie misérable sous la poussée d'une force élémentaire. Elles éveillent lanostalgie secrète de l'âme allemande. Plus qu'une contagion ou une folie, l'hitlérisme est un

réveil des sentiments élémentaires.Mais dès lors, effroyablement dangereux, il devient philosophiquement intéressant. Car lessentiments élémentaires recèlent une philosophie. Ils expriment l'attitude première d'une âmeen face de l'ensemble du réel et de sa propre destinée. Ils prédéterminent ou préfigurent lesens de l'aventure que l'âme courra dans le monde.La philosophie de l'hitlérisme déborde ainsi la philosophie des hitlériens. Elle met en questionles principes mêmes d'une civilisation. Le conflit ne se joue pas seulement entre le libéralismeet l'hitlérisme. Le christianisme lui-même est menacé malgré les ménagements ou Concordatsdont profitèrent les Églises chrétiennes à l'avènement du régime.Mais il ne suffit pas de distinguer, comme certains journalistes, l'universalisme chrétien du

 particularisme raciste: une contradiction logique ne saurait juger un événement concret. La

signification d'une contradiction logique qui oppose deux courants d'idées n'apparaît pleinement que si l'on remonte à leur source, à l'intuition, à la décision originelle qui les rend possibles. C'est dans cet esprit que nous allons exposer ces quelques réflexions.

I

Les libertés politiques n'épuisent pas le contenu de l'esprit de liberté qui, pour la civilisationeuropéenne, signifie une conception de la destinée humaine. Elle est un sentiment de la libertéabsolue de l'homme vis-à-vis du monde et des possibilités qui sollicitent son action. L'hommese renouvelle éternellement devant l'Univers. À parler absolument, il n'a pas d'histoire.Car l'histoire est la limitation la plus profonde, la limitation fondamentale. Le temps,

condition de l'existence humaine, est surtout condition de l'irréparable. Le fait accompli,emporté par un présent qui fuit, échappe à jamais à l'emprise de l'homme, mais pèse sur sondestin. Derrière la mélancolie de l'éternel écoulement des choses, de l'illusoire présentd'Héraclite, il y a la tragédie de l'inamovibilité d'un passé ineffaçable qui condamne l'initiativeà n'être qu'une continuation. La vraie liberté, le vrai commencement exigerait un vrai présentqui, toujours à l'apogée d'une destinée, la recommence éternellement.Le judaïsme apporte ce message magnifique. Le remords - expression douloureuse del'impuissance radicale de réparer l'irréparable annonce le repentir générateur du pardon quirépare. L'homme trouve dans le présent de quoi modifier, de quoi effacer le passé. Le temps

 perd son irréversibilité même. Il s'affaisse énervé aux pieds de l'homme comme une bête blessée. Et il le libère.Le sentiment cuisant de l'impuissance naturelle de l'homme devant le temps fait tout letragique de la Moïra grecque, toute l'acuité de l'idée du péché et toute la grandeur de la révolte

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du Christianisme. Aux Atrides qui se débattent sous l'étreinte d'un passé, étranger et brutalcomme une malédiction, le Christianisme oppose un drame mystique. La Croix affranchit; et

 par l'Eucharistie qui triomphe du temps cet affranchissement est de chaque jour. Le salut quele Christianisme veut apporter vaut par la promesse de recommencer le définitif quel'écoulement des instants accomplit, de dépasser la contradiction absolue d'un passé

subordonné au présent, d'un passé toujours en cause, toujours remis en question.Par là, il proclame la liberté, par là il la rend possible dans toute sa plénitude. Non seulementle choix de la destinée est libre. Le choix accompli ne devient pas une chaîne.L'homme conserve la possibilité - surnaturelle, certes, mais saisissable, mais concrète - derésilier le contrat par lequel il s'est librement engagé. Il peut recouvrer à chaque instant sanudité des premiers jours de la création. La reconquête n'est pas facile. Elle peut échouer. Ellen'est pas l'effet du capricieux décret d'une volonté placée dans un monde arbitraire. Mais la

 profondeur de l'effort exigé ne mesure que la gravité de l'obstacle et souligne l'originalité del'ordre nouveau promis et réalisé qui triomphe en déchirant les couches profondes del'existence naturelle.Cette liberté infinie à l'égard de tout attachement, par laquelle, en somme, aucun attachement

n'est définitif, est à la base de la notion chrétienne de l'âme. Tout en demeurant la réalitésuprêmement concrète, exprimant le fond dernier de l'individu, elle a l'austère pureté d'unsouffle transcendant. À travers les vicissitudes de l'histoire réelle du monde, le pouvoir durenouvellement donne à l'âme comme une nature nouménale, à l'abri des atteintes d'un mondeoù cependant l'homme concret est installé. Le paradoxe n'est qu'apparent. Le détachement del'âme n'est pas une abstraction, mais un pouvoir concret et positif de se détacher, des'abstraire. La dignité égale de toutes les âmes, indépendamment de la condition matérielle ousociale des personnes, ne découle pas d'une théorie qui affirmerait sous les différencesindividuelles une analogie de "constitution psychologique". Elle est due au pouvoir donné àl'âme de se libérer de ce qui a été, de tout ce qui l'a liée, de tout ce qui l'a engagée - pour retrouver sa virginité première.Si le libéralisme des derniers siècles escamote l'aspect dramatique de cette libération, il enconserve un élément essentiel sous forme de liberté souveraine de la raison. Toute la pensée

 philosophique et politique des temps modernes tend à placer l'esprit humain sur un plansupérieur au réel, creuse un abîme entre l'homme et le monde. Rendant impossiblel'application des catégories du monde physique à la spiritualité de la raison, elle met le fonddernier de l'esprit en dehors du monde brutal et de l'histoire implacable de l'existenceconcrète. Elle substitue, au monde aveugle du sens commun, le monde reconstruit par la

 philosophie idéaliste, baigné de raison et soumis à la raison. À la place de la libération par lagrâce, il y a l'autonomie, mais le leit-motiv judéo-chrétien de la liberté la pénètre.Les écrivains français du XVIIIe siècle, précurseurs de l'idéologie démocratique et de la

Déclaration des droits de l'homme, ont, malgré leur matérialisme, avoué le sentiment d'uneraison exorcisant la matière physique, psychologique et sociale. La lumière de la raison suffit pour chasser les ombres de l'irrationnel. Que reste-t-il du matérialisme quand la matière esttoute pénétrée de raison?L'homme du monde libéraliste ne choisit pas son destin sous le poids d'une Histoire. Il neconnaît pas ses possibilités comme des pouvoirs inquiets qui bouillonnent en lui et qui déjàl'orientent vers une voie déterminée. Elles ne sont pour lui que possibilités logiques s'offrant àune sereine raison qui choisit en gardant éternellement ses distances.

II

Le marxisme, pour la première fois dans l'histoire occidentale, conteste cette conception del'homme.

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L'esprit humain ne lui apparaît plus comme la pure liberté, comme l'âme planant au-dessus detout attachement; il n'est plus la pure raison faisant partie d'un règne des fins. Il est en proieaux besoins matériels. Mais à la merci d'une matière et d'une société qui n'obéissent plus à la

 baguette magique de la raison, son existence concrète et asservie a plus d'importance, plus de poids que l'impuissante raison. La lutte qui préexiste à l'intelligence lui impose des décisions

qu'elle n'avait pas prises. "L'être détermine la conscience." La science, la morale, l'esthétiquene sont pas morale, science et esthétique en soi, mais traduisent à tout instant l'oppositionfondamentale des civilisations bourgeoise et prolétarienne.L'esprit de la conception traditionnelle perd ce pouvoir de dénouer tous les liens dont il atoujours été si fier. Il se heurte à des montagnes que, par elle-même, aucune foi ne sauraitébranler. La liberté absolue, celle qui accomplit les miracles, se trouve bannie, pour la

 première fois, de la constitution de l'esprit. Par là, le marxisme ne s'oppose pas seulement auChristianisme, mais à tout le libéralisme idéaliste pour qui "l'être ne détermine pas laconscience", mais la conscience ou la raison détermine l'être.Par là, le marxisme prend le contre-pied de la culture européenne ou, du moins, brise lacourbe harmonieuse de son développement.

III

Toutefois cette rupture avec le libéralisme n'est pas définitive. Le marxisme a conscience decontinuer, dans un certain sens, les traditions de 1789 et le jacobinisme semble inspirer dansune large mesure les révolutionnaires marxistes. Mais, surtout, si l'intuition fondamentale dumarxisme consiste à apercevoir l'esprit dans un rapport inévitable à une situation déterminée,cet enchaînement n'a rien de radical. La conscience individuelle déterminée par l'être n'est pasassez impuissante pour ne pas conserver - en principe du moins - le pouvoir de secouer l'envoûtement social qui apparaît dès lors comme étranger à son essence. Prendre consciencede sa situation sociale, c'est pour Marx lui-même s'affranchir du fatalisme qu'elle comporte.Une conception véritablement opposée à la notion européenne de l'homme ne serait possibleque si la situation à laquelle il est rivé ne s'ajoutait pas à lui, mais faisait le fond même de sonêtre. Exigence paradoxale que l'expérience de notre corps semble réaliser.Qu'est-ce selon l'interprétation traditionnelle que d'avoir un corps? C'est le supporter commeun objet du monde extérieur. Il pèse à Socrate comme les chaînes dont le philosophe estchargé dans la prison d'Athènes; il l'enferme comme le tombeau même qui l'attend. Le corpsc'est l'obstacle. Il brise l'élan libre de l'esprit, il le ramène aux conditions terrestres, mais,comme un obstacle, il est à surmonter.C'est le sentiment de l'éternelle étrangeté du corps par rapport à nous qui a nourri leChristianisme aussi bien que le libéralisme moderne. C'est lui qui a persisté à travers toutes

les variations de l'éthique et malgré le déclin subi par l'idéal ascétique depuis la Renaissance.Si les matérialistes confondaient le moi avec le corps, c'était au prix d'une négation pure etsimple de l'esprit. Ils plaçaient le corps dans la nature, ils ne lui accordaient pas de rangexceptionnel dans l'Univers.Or le corps n'est pas seulement l'éternel étranger. L'interprétation classique relègue à unniveau inférieur et considère comme une étape à franchir, un sentiment d'identité entre notrecorps et nous-mêmes que certaines circonstances rendent particulièrement aigu. Le corps nenous est pas seulement plus proche que le reste du monde et plus familier, il ne commande

 pas seulement notre vie psychologique, notre humeur et notre activité. Au-delà de cesconstatations banales, il y a le sentiment d'identité. Ne nous affirmons-nous pas dans cettechaleur unique de notre corps bien avant l'épanouissement du Moi qui prétendra s'en

distinguer? Ne résistent-ils pas à toute épreuve, ces liens que, bien avant l'éclosion del'intelligence, le sang établit? Dans une dangereuse entreprise sportive, dans un exercice

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risqué où les gestes atteignent une perfection presque abstraite sous le souffle de la mort, toutdualisme entre le moi et le corps doit disparaître. Et dans l'impasse de la douleur physique, lemalade n'éprouve-t-il pas la simplicité indivisible de son être quand il se retourne sur son litde souffrance pour trouver la position de paix?Dira-t-on que l'analyse révèle dans la douleur l'opposition de l'esprit à cette douleur, une

révolte, un refus d'y demeurer et par conséquent une tentative de la dépasser - mais cettetentative n'est-elle pas caractérisée comme d'ores et déjà désespérée? L'esprit révolté ne reste-t-il pas enfermé dans la douleur, inéluctablement? Et n'est-ce pas ce désespoir qui constitue lefond même de la douleur?À côté de l'interprétation donnée par la pensée traditionnelle de l'Occident de ces faits qu'elleappelle bruts et grossiers et qu'elle sait réduire, il peut subsister le sentiment de leur originalitéirréductible et le désir d'en maintenir la pureté. Il y aurait dans la douleur physique une

 position absolue.Le corps n'est pas seulement un accident malheureux ou heureux nous mettant en rapport avecle monde implacable de la matière - son adhérence au Moi vaut par elle-même. C'est uneadhérence à laquelle on n'échappe pas et qu'aucune métaphore ne saurait faire confondre avec

la présence d'un objet extérieur; c'est une union dont rien ne saurait altérer le goût tragique dudéfinitif.Ce sentiment d'identité entre le moi et le corps - qui, bien entendu, n'a rien de commun avec lematérialisme populaire - ne permettra donc jamais à ceux qui voudront en partir de retrouver au fond de cette unité la dualité d'un esprit libre se débattant contre le corps auquel il auraitété enchaîné. Pour eux, c'est, au contraire, dans cet enchaînement au corps que consiste toutel'essence de l'esprit. Le séparer des formes concrètes où il s'est d'ores et déjà engagé, c'esttrahir l'originalité du sentiment même dont il convient de partir.L'importance attribuée à ce sentiment du corps, dont l'esprit occidental n'a jamais voulu secontenter, est à la base d'une nouvelle conception de l'homme. Le biologique avec tout ce qu'ilcomporte de fatalité devient plus qu'un objet de la vie spirituelle, il en devient le coeur. Lesmystérieuses voix du sang, les appels de l'hérédité et du passé auxquels le corps sertd'énigmatique véhicule perdent leur nature de problèmes soumis à la solution d'un Moisouverainement libre. Le Moi n'apporte pour les résoudre que les inconnues mêmes de ces

 problèmes. Il en est constitué. L'essence de l'homme n'est plus dans la liberté, mais dans uneespèce d'enchaînement. Être véritablement soi-même, ce n'est pas reprendre son vol au-dessusdes contingences, toujours étrangères à la liberté du Moi; c'est au contraire prendre consciencede l'enchaînement originel inéluctable, unique à notre corps; c'est surtout accepter cetenchaînement.Dès lors, toute structure sociale qui annonce un affranchissement à l'égard du corps et qui nel'engage pas devient suspecte comme un reniement, comme une trahison. Les formes de la

société moderne fondée sur l'accord des volontés libres n'apparaîtront pas seulement fragileset inconsistantes, mais fausses et mensongères. L'assimilation des esprits perd la grandeur dutriomphe de l'esprit sur le corps. Elle devient oeuvre des faussaires. Une société à baseconsanguine découle immédiatement de cette concrétisation de l'esprit. Et alors, si la racen'existe pas, il faut l'inventer!Cet idéal de l'homme et de la société s'accompagne d'un nouvel idéal de pensée et de vérité.Ce qui caractérise la structure de la pensée et de la vérité dans le monde occidental - nousl'avons souligné - c'est la distance qui sépare initialement l'homme et le monde d'idées où ilchoisira sa vérité. Il est libre et seul devant ce monde. Il est libre au point de pouvoir ne pasfranchir cette distance, de ne pas effectuer le choix. Le scepticisme est une possibilitéfondamentale de l'esprit occidental. Mais une fois la distance franchie et la vérité saisie,

l'homme n'en réserve pas moins sa liberté. L'homme peut se ressaisir et revenir sur son choix.Dans l'affirmation couve déjà la négation future. Cette liberté constitue toute la dignité de la

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 pensée, mais elle en recèle aussi le danger. Dans l'intervalle qui sépare l'homme et l'idée seglisse le mensonge.La pensée devient jeu. L'homme se complaît dans sa liberté et ne se comprometdéfinitivement avec aucune vérité. Il transforme son pouvoir de douter en un manque deconviction. Ne pas s'enchaîner à une vérité devient pour lui ne pas engager sa personne dans

la création des valeurs spirituelles. La sincérité devenue impossible met fin à tout héroïsme.La civilisation est envahie par tout ce qui n'est pas authentique, par le succédané mis auservice des intérêts et de la mode.C'est à une société qui perd le contact vivant de son vrai idéal de liberté pour en accepter lesformes dégénérées et qui, ne voyant pas ce que cet idéal exige d'effort, se réjouit surtout de cequ'il apporte de commodité - c'est à une société dans un tel état que l'idéal germanique del'homme apparaît comme une promesse de sincérité et d'authenticité. L'homme ne se trouve

 plus devant un monde d'idées où il peut choisir par une décision souveraine de sa libre raisonsa vérité à lui - il est d'ores et déjà lié avec certaines d'entre elles, comme il est lié de par sanaissance avec tous ceux qui sont de son sang. Il ne peut plus jouer avec l'idée, car sortie deson être concret, ancrée dans sa chair et dans son sang, elle en conserve le sérieux.

Enchaîné à son corps, l'homme se voit refuser le pouvoir d'échapper à soi-même. La véritén'est plus pour lui la contemplation d'un spectacle étranger - elle consiste dans un drame dontl'homme est lui-même l'acteur. C'est sous le poids de toute son existence - qui comporte desdonnées sur lesquelles il n'y a plus à revenir - que l'homme dira son oui ou son non.Mais à quoi oblige cette sincérité? Toute assimilation rationnelle ou communion mystiqueentre esprits qui ne s'appuie pas sur une communauté de sang est suspecte. Et toutefois lenouveau type de vérité ne saurait renoncer à la nature formelle de la vérité et cesser d'êtreuniversel. La vérité a beau être ma vérité au plus fort sens de ce possessif - elle doit tendre à lacréation d'un monde nouveau. Zarathoustra ne se contente pas de sa transfiguration, il descendde sa montagne et apporte un évangile. Comment l'universalité est-elle compatible avec leracisme? Il y aura là - et c'est dans la logique de l'inspiration première du racisme - unemodification fondamentale de l'idée même de l'universalité. Elle doit faire place à l'idéed'expansion, car l'expansion d'une force présente une tout autre structure que la propagationd'une idée.L'idée qui se propage, se détache essentiellement de son point de départ. Elle devient, malgrél'accent unique que lui communique son créateur, du patrimoine commun. Elle estfoncièrement anonyme. Celui qui l'accepte devient son maître comme celui qui la propose. La

 propagation d'une idée crée ainsi une communauté de "maîtres" - c'est un processusd'égalisation. Convertir ou persuader, c'est se créer des pairs. L'universalité d'un ordre dans lasociété occidentale reflète toujours cette universalité de la vérité.Mais la force est caractérisée par un autre type de propagation. Celui qui l'exerce ne s'en

départ pas. La force ne se perd pas parmi ceux qui la subissent. Elle est attachée à la personnalité ou à la société qui l'exerce, elle les élargit en leur subordonnant le reste. Icil'ordre universel ne s'établit pas comme corollaire d'expansion idéologique - il est cetteexpansion même qui constitue l'unité d'un monde de maîtres et d'esclaves. La volonté de

 puissance de Nietzsche que l'Allemagne moderne retrouve et glorifie n'est pas seulement unnouvel idéal, c'est un idéal qui apporte en même temps sa forme propre d'universalisation: laguerre, la conquête.Mais nous rejoignons ici des vérités bien connues. Nous avons essayé de les rattacher à un

 principe fondamental. Peut-être avons-nous réussi à montrer que le racisme ne s'oppose passeulement à tel ou tel point particulier de la culture chrétienne et libérale. Ce n'est pas tel outel dogme de démocratie, de parlementarisme, de régime dictatorial ou de politique religieuse

qui est en cause. C'est l'humanité même de l'homme.

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Post-scriptum

Cet article a paru dans Esprit, revue du catholicisme progressiste d'avant-garde, en 1934, presque au lendemain de l'arrivée de Hitler au pouvoir.L'article procède d'une conviction que la source de la barbarie sanglante du national-

socialisme n'est pas dans une quelconque anomalie contingente du raisonnement humain, nidans quelque malentendu idéologique accidentel. Il y a dans cet article la conviction que cettesource tient à une possibilité essentielle du Mal élémental  où bonne logique peut mener etcontre laquelle la philosophie occidentale ne s'était pas assez assurée. Possibilité qui s'inscritdans l'ontologie de l'Être, soucieux d'être - de l'Être "dem es in seinem Sein um dieses Sein

 selbst geht", selon l'expression heideggerienne. Possibilité qui menace encore le sujetcorrélatif de "l'Être-à-rassembler" et "à-dominer", ce fameux sujet de l'idéalismetranscendantal qui, avant tout, se veut et se croit libre. On doit se demander si le libéralismesuffit à la dignité authentique du sujet humain. Le sujet atteint-il la condition humaine avantd'assumer la responsabilité pour l'autre homme dans l'élection qui l'élève à ce degré? Électionvenant d'un dieu - ou de Dieu - qui le regarde dans le visage de l'autre homme, son prochain,

lieu originel de la Révélation.

Le Mal élémental

Miguel Abensour

I

Deux textes, deux dates - 1934-1990 - encadrent en quelque sorte le trajet philosophiqued'Emmanuel Levinas, comme s'ils apportaient réponse à une question angoissée, formulée en1987, et qui porte "la marque du néant": "Ma vie se serait-elle passée entre l'hitlérismeincessamment pressenti et l'hitlérisme se refusant à tout oubli?"En contrepoint, la dédicace de 1978 qui ouvre  Autrement qu'être ou au-delà de l'essence: "Àla mémoire des êtres les plus proches parmi les six millions d'assassinés par les nationaux-socialistes, à côté des millions et des millions d'humains de toutes confessions et de toutesnations, victimes de la même haine de l'autre homme, du même antisémitisme."C'est reconnaître le statut exceptionnel du texte de 1934 qui dépasse de loin la dénonciationde l'hitlérisme pour en livrer une interprétation, ou plutôt qui montre in actu qu'une formesupérieure de dénonciation exige le travail de l'interprétation. D'abord, à Emmanuel Levinascet article parut suffisamment important - malgré la gêne que provoquait en lui le titre où

cohabitaient si étrangement, semble-t-il, philosophie et hitlérisme - pour qu'il jugeât bon d'yajouter, dans l'édition américaine, une page rétrospective. Ainsi le lecteur peut lire ce texte àla lumière du chemin parcouru par son auteur - la précédence de l'amour sur la liberté - àlaquelle fait écho cette interrogation que porte le post-scriptum de 1990: "On doit sedemander si le libéralisme suffit à la dignité authentique du sujet humain."Dans l'oeuvre abondante d'Emmanuel Levinas, il convient d'y insister, Quelques réflexions

 sur la philosophie de l'hitlérisme est l'unique texte qui se risque, par le recours à la technique phénoménologique et à ses virtualités critiques, à interpréter un phénomène socio-historique.Risque d'autant plus grand que cette interprétation critique fut proposée "à chaud" et à l'écartdes modes de pensée qui prévalaient alors. De surcroît, rares furent les textes philosophiquesqui tentèrent de se mesurer à l'événement pour en faire apparaître le caractère sans précédent.

En France, si l'on retient ce critère, outre le texte de Levinas, on ne rencontre que celui de G.

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Bataille,  La Structure psychologique du fascisme (Critique sociale, novembre 1933, n° 10,mars 1934, n° 11).Cette intervention d'Emmanuel Levinas n'eut rien de contingent. Une condition juive assuméesans détour, une conscience éveillée aux menaces terrifiantes du national-socialisme, plusencore alarmée par la césure qui s'annonçait, animent cette volonté d'intelligibilité. S'y fait

 jour une sensibilité aiguë à ce qui se préparait, car Emmanuel Levinas connaissait bienl'Allemagne pour y avoir séjourné l'année universitaire 1928-1929 auprès de Husserl et deHeidegger. C'est à Levinas que l'on doit principalement l'introduction de la phénoménologieen France. En 1930, il publie Théorie de l'intuition dans la phénoménologie de Husserl, en1932, dans la Revue philosophique, l'étude pionnière, Martin Heidegger et l'ontologie, reprisedans  En découvrant l'existence avec Husserl et Heidegger (Vrin 1967, pp. 53-89). Au coeur de ce voyage philosophique en Allemagne, il y eut à Fribourg la rencontre d'un maître,Heidegger. Dans l'entretien de 1987, E. Levinas déclare: "La grande chose que j'ai trouvée futla manière dont la voie de Husserl était prolongée et transfigurée par Heidegger. Pour parler un langage de touriste, j'ai eu l'impression que je suis allé chez Husserl et que j'ai trouvéHeidegger... J'ai su aussitôt que c'est l'un des plus grands philosophes de l'histoire. Comme

Platon, comme Kant, comme Hegel, comme Bergson."Pour percevoir cet éblouissement face à ce qui se présentait et se pratiquait comme unevéritable révolution philosophique, une " Renaissance", tournons-nous vers un texte deLevinas où vibre cet enthousiasme de jeunesse. Fribourg, c'est avant tout la ville de la

 phénoménologie. Contre les constructions et les abstractions, contre le psychologisme, il s'agitde redécouvrir, de sauver le phénomène en l'immergeant "dans la vie consciente, dansl'individuel et l'indivisible de notre expérience concrète". "Tout ce qui est conscience n'est pasreplié sur soi-même, comme une chose, mais tend vers le Monde. Le concret suprême dansl'homme, c'est sa transcendance par rapport à lui-même. Ou, comme disent les

 phénoménologues, c'est l'intentionnalité." Ce retour aux choses mêmes se double d'uneréhabilitation du sentiment, voie d'accès spécifique au monde. Levinas, qui évoque quelquesconférences de Husserl, devient presque lyrique dès qu'il parle de son successeur: "Sa chaire a

 passé à Martin Heidegger, son disciple le plus original et dont le nom est maintenant la gloirede l'Allemagne. D'une puissance intellectuelle exceptionnelle, son enseignement et sesoeuvres donnent la meilleure preuve de la fécondité de la méthode phénoménologique. Maisdéjà un succès considérable manifeste son extraordinaire prestige... Au séminaire, où seuls les

 privilégiés étaient admis, toutes les nations ont été représentées... En regardant cette brillanteassemblée, j'ai compris cet étudiant allemand que j'avais rencontré dans le rapide Berlin-Bâle,lorsque je me rendais à Fribourg. Interrogé sur son lieu de destination, il me répondit sanssourciller: je vais chez le plus grand philosophe du monde." Ce texte de 1931 fait penser àl'article qu'Hannah Arendt écrivit en 1969:  Martin Heidegger a quatre-vingts ans. On y

 perçoit le même éblouissement, le même ébranlement: "La nouvelle le disait tout simplement:la pensée est redevenue vivante, il [Heidegger] fait parler les trésors culturels du passé qu'oncroyait morts... Il y a un maître ; on peut peut-être apprendre à penser." Il s'agissait bien d'unmaître, de la rencontre d'un maître et du choc non exempt de violence ou de séductionqu'entraîne ce genre de rencontre. "Il parlait à mes oreilles caché dans sa grandeur!" avoueLevinas. Parole non dogmatique, mais autoritaire qui se tenait à l'écart aussi bien de lamaïeutique socratique que de la relation éthique, parole d'un maître qui ne restait pas étranger à l'ordre de la domination.E. Levinas le reconnaît à propos des entretiens de Davos en 1929 et de la joute philosophiquequi opposa Heidegger à Cassirer. " Heidegger annonçait un monde qui allait être bouleversé.Vous savez qui il allait rejoindre trois ans plus tard: il aurait fallu tout de même avoir le don

de la prophétie pour le pressentir déjà à Davos. J'ai pensé pendant longtemps - au cours des

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années terribles -que je l'avais senti alors malgré mon enthousiasme. Et je m'en suis beaucoupvoulu pendant les années hitlériennes d'avoir préféré Heidegger à Davos."Ces rappels pour mettre en lumière la surdétermination du texte sur l'hitlérisme qui peut, quidoit être lu comme un début " d'explication avec" Heidegger, un premier essai d'élucidationde l'inconcevable - le ralliement du "plus grand philosophe du monde" à l'oeuvre de mort, à la

 barbarie du national-socialisme. Tel est le second moment de ce qu'Élisabeth de Fontenayappelle "la torsion à l'infini" ; à côté de l'éblouissement, l'opacité, l'obscurcissement. Au sujetdes rapports de Heidegger avec le nazisme, E. Levinas dit son désarroi, son incompréhension:"Je ne sais pas... c'est la partie la plus noire de mes pensées sur Heidegger et sans oubli

 possible..." Ou encore: " Comment est-ce possible?" Il dit aussi son refus catégorique del'oubli: "Je n'oublierai certes jamais Heidegger dans ses rapports à Hitler. Même si cesrapports ne furent que de brève durée, ils sont à jamais."Comment ne pas percevoir dans ces Quelques réflexions sur la philosophie de l'hitlérisme,

 postérieures d'un peu plus d'un an au discours de rectorat du 27 mai 1933 sur  L'Auto-affirmation de l'Université allemande, la décision de mettre en oeuvre la force heuristique etla force critique de la méthode phénoménologique à l'épreuve de l'hitlérisme? Comme si son

auteur tendait au maître en phénoménologie un miroir pour voir si ce dernier y reconnaissaitl'image que le disciple, interprète de l'hitlérisme, avait réussi à y faire apparaître. Le miroitier s'y reconnaissait-il, ou consentait-il à s'y reconnaître? Sinon, que diable était-il allé faire danscette galère? La relation souterraine à Heidegger, jamais nommé, dans ce texte qui vaut enquelque sorte comme "un retour à l'envoyeur", requiert de rapprocher patiemment l'essai deLevinas consacré à l'hitlérisme de la méditation philosophique qu'il écrivit un an plus tard,  Del'évasion, et remarquablement rééditée par Jacques Rolland en 1982. Car - telle sera monhypothèse de lecture - la catégorie de l'évasion, critique voilée de Heidegger, travaille déjà "encreux" l'analyse de l'hitlérisme, dévoilant ainsi le phénomène de l'enchaînement. Aussi uneconfrontation est-elle à instaurer entre ces deux textes qui communiquent l'un avec l'autre,même si c'est sous la forme d'une figure inversée. N'est-ce pas la mise en lumière, ou plutôt lamise en scène de l'enchaînement qui appelle, qui fait naître, qui, par effet de contraste, imposela catégorie de sortie? La réflexion sur l'hitlérisme en tant qu'expérience de l'enchaînement demasse n'a-t-elle pas suscité chez celui qui la menait une méditation impérative sur le besoind'évasion? Au sujet de De l'évasion, Levinas déclare dans l'entretien de 1987: "Dans le texteoriginel, écrit en 1935, on peut distinguer les angoisses de la guerre qui approchait et toute la" fatigue d'être ", l'état d'âme de cette période. Méfiance à l'égard de l'être, qui, sous une autreforme, s'est continuée dans ce que j'ai pu faire après cette date, à une époque qui, tout entière,était le pressentiment de l'hitlérisme imminent partout." Cette confrontation en appelle une autre. Qui consent, en effet, à accueillir l'oeuvre de

Levinas dans sa double dimension, la philosophique et la juive, à penser sans s'y dérober latension irréductible et insoluble entre le philosophe et le penseur juif, ne peut ignorer lestextes écrits à la même période dans  Paix et Droit, la revue de l'Alliance israélite universelle.S'y élabore une réflexion renouvelée sur "la gravité du fait d'être juif en diaspora". Lesquestions découvertes et énoncées dans le langage de la philosophie réémergent pour yrecevoir, sous un éclairage nouveau, une confirmation, voire une aggravation telles que lessuscite l'expérience juive affrontée à une persécution sans pareille. Par exemple, retenonscette opposition entre paganisme et judaïsme qui, au regard de la lecture phénoménologiquede l'hitlérisme, se charge du rapport à l'être et à la sortie de l'être. "Le paganisme n'est jamaisla négation de l'esprit, ni l'ignorance d'un Dieu unique... Le paganisme est une impuissanceradicale de sortir du monde. Il ne consiste pas à nier esprits et dieux, mais à les situer dans le

monde... Dans ce monde se suffisant à lui-même, fermé sur lui-même, le païen est enfermé. Ille trouve solide et bien assis. Il le trouve éternel. Il règle sur lui ses actions et sa destinée. Le

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sentiment d'Israël à l'égard du monde est tout différent. Il est empreint de suspicion. Le juif n'a pas dans le monde les assises définitives du païen."

II

Le titre Quelques réflexions sur la philosophie de l'hitlérisme ne laisse pas d'étonner. D'abordune modestie voulue; seulement quelques réflexions... pour bien marquer que ce texte ne sedonne pas comme une interprétation globale, ni totalisante. Seulement quelques coups desonde destinés néanmoins à faire percevoir l'essence du phénomène. Encore ne s'agit-il pasdirectement du phénomène de l'hitlérisme même, mais de sa " philosophie". L'hitlérisme estabordé indirectement, à travers le prisme de sa "philosophie", en considérant que cette"philosophie " est de nature à mener au coeur du phénomène, point nodal à partir duquel ilsera possible d'en déduire, plutôt d'en faire apparaître les caractères fondamentaux.Cette amorce d'explication ne réduit pas l'étrangeté de l'expression "philosophie del'hitlérisme" qui appelle irrésistiblement les guillemets pour tempérer le malaise que suscitechez le lecteur d'aujourd'hui le rapprochement de la philosophie et de ce qui en était la

négation la plus abjecte. J'ai dit la gêne de Levinas, à qui ce titre forgé avant l'événement, ou àses débuts, paraissait sans nul doute inconvenant après la Choa. Comment mettre ensemble lanoblesse de la philosophie et l'ignoble du national-socialisme? Tentons cependant d'élucider cette étrangeté qui ne contenait aucune ambiguïté, ni aucune transfiguration philosophique, niune esthétisation visant à rendre le phénomène plus acceptable -mais qui, à vrai dire, résonnaitcomme un pressant appel à penser la radicalité de l'événement, à en mesurer l'incommensurable gravité.Le but n'est évidemment pas d'exposer la philosophie de Hitler, ni celle des hitlériens. Pour autant que celles-ci existent, en tant que contre-philosophies, elles sont primaires etmisérables. Il ne s'agit donc pas d'une analyse des doctrines ou des représentations apparuesdans le national-socialisme. Le isme ne renvoie pas tant à une idéologisation de la pensée deHitler (qui est déjà de part en part idéologie) qu'à la dimension collective du phénomène. Loind'étudier les représentations de sujets particuliers, il s'agit d'orienter le projecteur sur un étatd'esprit, sur une conscience collective ou plutôt impersonnelle. Cet article n'est pas commetant d'autres un article d'opinion, ni une construction ingénieuse de plus. Non, c'est unemagistrale leçon de phénoménologie, un effort pour atteindre, par-delà toutes les explications,la chose même et du même coup provoquer chez le lecteur un réveil irréversible - uneinsomnie sans rémission.Une même étrangeté apparaît dans  L'Essence spirituelle de l'antisémitisme (d'après Jacques

 Maritain), article légèrement postérieur aux Quelques réflexions... Levinas y emploiel'expression " métaphysique de l'antisémitisme" en reconnaissant aussitôt que l'assemblage de

ces termes étonnera. Or, dans l'un et l'autre cas, il s'agit de dévoiler le plus concret parce quele plus profond, le plus profond parce que le plus concret; si le concret suprême dans l'êtrehumain est l'intentionnalité, il s'agit donc de percevoir et d'interpréter l'hitlérisme, ainsi quel'antisémitisme, comme un tissu, un enchevêtrement d'intentionnalités spécifiques. Plutôt quede s'attacher à des représentations, à des éléments doctrinaux, le phénoménologue se donnera

 pour tâche, ces intentionnalités une fois dégagées, d'expliciter ce qui y est implicite. Ainsi ledestin juif peut-il se définir comme un être-étranger au monde, "une mise en jeu et enquestion du monde qui semble le contenir" ; dans ce cas, l'antisémitisme pourra être déployécomme "la révolte de la Nature contre la Surnature, l'aspiration du monde à sa propreapothéose, à sa béatification dans sa nature ". À ce complexe d'intentions, les sentimentsouvrent une voie d'accès incomparable. Déjà, dans le texte sur  Fribourg, Levinas insistait sur 

l'importance des sentiments pour les phénoménologues. "Leur idée fondamentale consiste [...]à affirmer et à respecter la spécificité du rapport au monde que réalise le sentiment [ ... ] ils

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soutiennent ferme qu'il y a là rapport, que les sentiments en tant que tels "veulent en venir àquelque chose", constituent, en tant que tels, notre transcendance par rapport à nous-même,notre inhérence au monde. Ils soutiennent en conséquence que le monde lui-même - le mondeobjectif - n'est pas fait sur le modèle d'un objet théorique, mais se constitue au moyen destructures, beaucoup plus riches, et que seuls ces sentiments intentionnels sont à même de

saisir." Ces sentiments en tant que porteurs d'intentionnalité tissent un monde ou dessinentune manière d'être fondamentale. Tel est bien le point d'observation choisi par Levinas dansQuelques réflexions...: "L'hitlérisme est un réveil des sentiments élémentaires [...] lessentiments élémentaires recèlent une philosophie. Ils expriment l'attitude première d'une âmeen face de l'ensemble du réel et de sa propre destinée. Ils prédéterminent ou préfigurent lesens de l'aventure que l'âme courra dans le monde" (p. 7).Le titre ainsi rapproché de la région à partir de laquelle Levinas entend interpréter l'hitlérisme- le sentiment de l'existence -, son apparente inconvenance s'efface. Mieux même, il convient

 pleinement à cette approche phénoménologique qui, à partir d'un sentiment spécifique del'existence, va se donner pour objet de manifester l'implicite de l'hitlérisme, de le mettre enscène dans l'ensemble de ses dimensions. De même que Husserl se tenait à l'écart de tout

 psychologisme, de toute construction inspirée par la psychologie pour s'ouvrir un accès inédità la conscience dans sa concrétude, de même Levinas se tient délibérément à distance desexplications sociologiques - aucune analyse des groupes sociaux n'est ici tentée - ou desanalyses idéologiques - aucun courant, aucun ouvrage, aucun nom d'auteur n'est invoqué - oudes oppositions logiques. Nécessaire éloignement si l'on veut appréhender l'hitlérisme à unniveau de profondeur inégalé, découvrir la strate sur laquelle viendront se développer ets'élaborer les idéologies et les discours plus strictement politiques.La nouveauté de l'hitlérisme, son originalité - et aussi le lieu où il importe de faire porter l'offensive pour mieux l'éradiquer -, est un nouveau rapport d'inhérence au monde qui s'estconstitué à travers le primat accordé à l'expérience du corps. "Retour à l'envoyeur", disais-je

 pour situer ce texte. Ne s'agit-il pas, en effet, de mettre en oeuvre la fécondité heuristique dela phénoménologie, plus précisément d'avoir recours au concept heidegerrien de Stimmung -de disposition affective - et de le retourner en quelque sorte contre Heidegger, comme sil'auteur de l'article entendait éclairer Heidegger, à l'aide de ses propres concepts, sur la naturedu mouvement qu'il avait publiquement rejoint en mai 1933, en prononçant le Discours durectorat. Pour ce faire, Levinas entend appréhender la Stimmung  de l'hitlérisme, non ladisposition subjective de tel ou tel acteur, mais une tonalité qui émane

 phénoménologiquement des choses mêmes, du monde. Dans l'analyse de 1932 consacrée àHeidegger, il posait une équivalence entre la disposition et le mode d'exister: "Pour Heidegger, ces dispositions ne sont pas des états, mais des modes de se comprendre, c'est-à-dire, puisque cela ne fait qu'un, d'être ici-bas. La disposition affective qui ne se détache pas de

la compréhension - par laquelle la compréhension existe - nous révèle le fait que le Dasein estvoué à ses possibilités que son " ici-bas " s'impose à lui." Et, dans le cours de 1929-1930, LesConcepts fondamentaux de la métaphysique, Heidegger définissait ainsi la Stimmung: "Lestonalités ne sont pas des épiphénomènes. Au contraire, c'est ce qui, par avance justement,détermine tonalement l'être en commun [...] Une tonalité est une modalité, non passimplement une forme ou un mode extérieur, mais un mode au sens musical de la mélodie. Etcelle-ci ne flotte pas au-dessus de la façon dont l'homme se trouve, soi-disant au sens propre,être-là. Elle donne au contraire le ton pour cet être, c'est-à-dire qu'elle dispose et déterminetonalement le mode et le comment de cet être." Loin d'être des superstructures, les tonalitéssont les modalités de notre implication dans le monde et dans l'histoire; là où se joue et senoue le rapport de l'être-là et de l'être en commun à leurs possibilités. La réponse de Levinas

est on ne peut plus claire: la Stimmung  de l'hitlérisme, de par le privilège accordé àl'expérience du corps, est l'enchaînement  qui détermine tonalement un mode d'exister 

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spécifique, à savoir l'être-rivé. Et c'est au regard de cette structure la plus profonde, bien enamont des superstructures idéologiques ou des élaborations doctrinales, qu'il convient de juger l'hitlérisme, d'en dire le caractère "effroyablement dangereux ".

III

En dépit de sa brièveté, le post-scriptum de 1990 insiste: "L'article procède d'une convictionque la source de la barbarie sanglante du national-socialisme n'est pas dans une quelconqueanomalie contingente du raisonnement humain, ni dans quelque malentendu idéologiqueaccidentel. Il y a dans cet article la conviction que cette source tient à une possibilitéessentielle du  Mal élémental où bonne logique peut mener et contre laquelle la philosophieoccidentale ne s'était pas assez assurée." C'est reconnaître combien il importe de prendrel'hitlérisme au sérieux. Ni péripétie, ni sursaut d'une forme sociale agonisante, pas davantagerégime destiné à s'effondrer en quelques semaines, voire en quelques mois, ni folie, nicontagion, ni même effet de propagande, l'hitlérisme, en tant qu'expression de sentimentsélémentaires, ou plutôt sa philosophie lisible à travers ces sentiments, met en question les

 principes mêmes d'une civilisation, c'est-à-dire de l'Europe. Autre qu'une formule journalistique, cette déclaration est philosophiquement fondée; elle indique en quel lieud'observation il convient de se situer pour, de l'hitlérisme, saisir "le principe fondamental", lasource, l'intuition ou encore "la décision originelle". C'est à ce niveau matriciel  que lenational-socialisme s'inscrit en rupture avec les grandes orientations de la culture européenne:le judaïsme, le christianisme, le libéralisme issu des Lumières, et même avec le marxisme, endépit de la différence que ce dernier introduisit par rapport aux formes spirituelles antérieures.Rupture avec "l'esprit de liberté" qui certes contient les libertés politiques mais va bien au-delà, puisqu'il met en jeu une conception de la destinée humaine. Entendons que, dans lerapport conflictuel de l'homme au monde, du Moi à son autre, ce que Levinas désignera enouverture de  De l'évasion comme "le désaccord entre la liberté humaine et le fait brutal del'être qui la heurte", une continuité relie les principales attitudes propres à la cultureeuropéenne. Par des voies à l'évidence différentes s'est poursuivie une même recherche, unemême révolte qui a visé à dépasser l'être grâce au jeu de la liberté entre le moi et le non-moi.L'idée d'Europe s'est constituée dans l'esprit de liberté, dans "un sentiment de la libertéabsolue de l'homme vis-à-vis du monde et des possibilités qui y sollicitent son action.L'homme se renouvelle éternellement devant l'Univers. À parler absolument, il n'a pasd'histoire" (p. 8). Ou encore, les différentes figures de la civilisation européenne - de l'espritde liberté - ont en commun, en dépit de leur diversité, de travailler à libérer l'homme del'inamovibilité du fait accompli, de la tyrannie du temps. En effet, comment convient-il deconsidérer le temps, condition de l'existence humaine? Faut-il y voir la condition de

l'irréparable et en tant que telle la manifestation de la brutalité du fait d'être?Suspendons provisoirement cette question pour examiner brièvement les différentes figures dela civilisation qui sont autant de modes de libération, d'émancipation à l'égard de ladomination du temps.Au judaïsme revient le pardon. Grâce à cette attitude, ou plutôt ce mouvement, "l'hommetrouve dans le présent de quoi modifier, de quoi effacer le passé. Le temps perd sonirréversibilité même" (p. 9). Dans les développements consacrés au christianisme, Levinassalue la grandeur de sa révolte. À l'emprise d'un "passé brutal et étranger " le christianismeoppose un drame du temps, drame mystique tel que la Croix apporte un affranchissementcontinué. Grâce à la promesse du salut, le christianisme défait le définitif, remet le passétoujours en question, plus, conduit à une inversion extraordinaire du passé et du présent. La

notion chrétienne de l'âme, douée d'une "nature nouménale", fait signe vers une liberté infinieà l'égard de tout attachement. Pouvoir concret de renouvellement, puisqu'elle est pouvoir de

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s'abstraire et de se détacher, malgré toutes les installations dans le monde, l'âme est ouvertureà la possibilité de la résurrection. Là encore se conjuguent le triomphe sur le temps, sur l'oppression du passé et l'accès à la liberté. "Non seulement le choix de la destinée est libre.Le choix accompli ne devient pas une chaîne " (p. 10). Cette surnaturalité - ou cet accès à unesurnature - l'emporte "en déchirant les couches profondes de l'existence naturelle" et

 paradoxalement renverse la formule: le mort saisit le vif.Même si le libéralisme perd en intensité dramatique, il n'en affirme pas moins la souverainetéde la raison, comme non-pesanteur de l'esprit capable, par exemple, dans l'évidencemathématique de s'arracher à la condition biologique. À l'instar de la philosophie modernedont il procède, il tente de s'opposer au fait de l'être, en plaçant l'esprit humain sur un plansupérieur au réel, "en creusant un abîme entre l'homme et le monde". L'idée de l'humanité,espèce morale, rend illégitime l'application qui lui est faite des catégories valables pour lemonde physique. L'autonomie se substituant à la grâce, les possibles s'offrent à la raisoncomme autant de choix logiques face auxquels elle conquiert sa liberté en sachant prendre sesdistances. Derrière ce souci de la distance qui se nourrit d'un refus des coïncidences troubless'affirme une volonté de s'arracher aux déterminismes, entre autres d'échapper aux

déterminations venues du passé. "L'homme du monde libéraliste ne choisit pas son destin sousle poids d'une Histoire" (p. 12).À travers ces figures se répète donc et se renforce le leitmotiv de la liberté qui pose l'esprithumain comme supérieur au réel, au-delà du monde implacable de l'histoire concrète et de sesasservissements.Contre cette noble ambition libérale, Marx n'écrivit-il pas en ouverture du 18 Brumaire de

 Louis Napoléon Bonaparte: "Les hommes font leur propre histoire, mais ils ne la font pasarbitrairement, dans les conditions choisies par eux, mais dans des conditions directementdonnées et héritées du passé. La tradition de toutes les générations mortes pèse d'un poids trèslourd sur le cerveau des vivants." De là, l'exception marxiste, aux yeux de Levinas. Encores'empresse-t-il d'ajouter qu'il ne s'agit que d'une exception provisoire. Car, même si lemarxisme conçoit l'esprit en proie aux besoins matériels, même s'il réinsère la raison, l'espritdans les rapports, les situations déterminés qu'impose l'histoire, il n'en renonce pas pour autantau "règne de la liberté". "Prendre conscience de sa situation sociale, c'est pour Marx lui-mêmes'affranchir du fatalisme qu'elle comporte" (p. 15). La critique de l'économie politique - c'est

 bien de critique dont il s'agit - n'a pas pour fin d'enchaîner les hommes à la matérialité del'économie, mais au contraire elle vise à les libérer des contraintes qui en découlent. Bien plustard, dans Judaïsme et Révolution, Levinas insistera pour déformaliser l'idée de révolution etla définir par son contenu: il y a révolution, prononce-t-il, là où on libère l'homme, c'est-à-direlà où on l'arrache au déterminisme économique. 

L'innovation de l'hitlérisme, c'est l'entrée en servitude. Événement qui comprend certes laservitude politique, mais qui s'étend bien au-delà, touche au plus profond. Par rapport à cettehistoire complexe de la liberté, plus spirituelle que politique, Levinas pose l'hétérogénéitéirréductible du national-socialisme. En rupture radicale avec la civilisation européenne surgitune nouvelle conception de l'homme, de la destinée humaine qui consiste essentiellementdans un nouveau sentiment de l'existence, une nouvelle manière d'exister, c'est-à-dire de serapporter à l'être. Philosophie de l'hitlérisme, car l'analyse phénoménologique de Levinastravaille à faire apparaître la dimension ontologique du phénomène pour mieux permettre d'enmesurer l'exceptionnelle gravité: une atteinte sans précédent à l'humain. Telle est bien laconclusion on ne peut plus ferme de l'article de novembre 1934: "Ce n'est pas tel ou tel dogmede démocratie, de parlementarisme, de régime dictatorial ou de politique religieuse qui est en

cause. C'est l'humanité même de l'homme" (p. 23). Sous couvert d'une apothéose de la

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concrétude s'est mise en place une confusion sinistre entre l'orientation vers le concret et la brutalisation de l'existence."L'ontologie dans le temporel" de l'Allemagne hitlérienne peut se définir ainsi: le primat ducorps biologique, l'exaltation conséquente du sang et de la race relèvent d'une manièred'exister spécifique; la situation à laquelle l'homme est rivé constitue désormais le fond de son

être et circonscrit paradoxalement ses pouvoirs-être.Avant de poursuivre plus avant, quelques remarques. Dans la première partie du texte, la liberté, l'esprit de liberté est défini par rapport autemps, au drame du temps. Soit le pardon, soit la grâce, soit l'autonomie de la raison

 permettent à l'esprit d'échapper aux pesanteurs du temps, de s'émanciper de l'irréparable du passé qui courbe les hommes sous le joug d'une histoire antérieure. Or, dans la seconde partiede l'essai, celle qui envisage la rupture que représente l'hitlérisme dans l'histoire de l'Europe,la question du temps semble être abandonnée au profit d'une nouvelle question, celle du corps.C'est l'exaltation du corps biologique et le type d'identification qu'elle procure qui marquentl'effacement de la liberté et l'entrée en servitude. Est-ce à dire que la question du temps, sicentrale d'après les développements consacrés à la liberté, est délaissée, oubliée? Il n'en est

rien. L'analyse de Levinas effectue un déplacement. Car c'est à travers cette nouvelleexpérience du corps et le sentiment de l'existence qui la soutient - le sentiment aigu d'être rivé- qu'une nouvelle expérience du temps se manifeste, telle que le passé triomphe, jette sonemprise sur le présent. Cette adhérence au corps porte en elle des effets multiples: acceptationde l'enchaînement, elle vaut aussi comme acceptation du passé, plus, comme abdicationdevant les puissances obscures, troubles d'un passé réduit brutalement à l'hérédité et confonduavec elle. Comme si le pouvoir-être du  Dasein se constituait, non dans une ouverture - là estle paradoxe - mais dans un renfermement sur soi qui deviendrait le coeur de la vie spirituelle.Dans cette nouvelle manière d'exister, la dimension du corps et celle du temps se conjuguentd'autant plus intimement que le corps cesse d'être vécu comme étranger au Moi. À propos del'adhérence du corps au Moi, Levinas souligne cet entrecroisement: " C'est une union dontrien ne saurait altérer le goût tragique du définitif " (p. 18). La dimension du temps demeure

 primordiale; quelle que soit l'importance reconnue au corps, le critère de jugement pour Levinas reste sans conteste les rapports du temps et de la liberté et, si l'on ne craignaitd'anticiper dans cette lecture d'un texte de 1934, ceux du temps et de l'humain. Primauté du temps donc. Revenons à la conception du temps que cette odyssée de l'espritde liberté suppose. Selon Levinas: "Le temps, condition de l'existence humaine, est surtoutcondition de l'irréparable " (pp. 8-9). Et, afin de donner tout son poids au "surtout" del'irréparable, le destin est pensé plus comme fardeau que comme don: " Le fait accompliéchappe à l'emprise de l'homme [ ... ] pèse sur son destin. " Une vision tragique du temps estaffirmée - "la tragédie de l'inamovibilité d'un passé ineffaçable" - et, dans la logique de cette

conception, la condamnation de ce qui se donne comme initiative à n'être que continuation.En contraste, la pensée de ce que serait une vraie liberté associée à un vrai commencement quise manifesterait comme un vrai présent, libéré des chaînes du passé et susceptible d'éternelsrecommencements. La phrase que nous retenons comprend un double mouvement. Levinasreprend Heidegger, va d'abord dans son sens, pour, dans un second temps, mieux s'en séparer.En effet, pour Levinas, sensible aux découvertes philosophiques de Heidegger, il y a bien co-appartenance de la temporalité et du  Dasein. Quand il pose le temps comme condition del'existence humaine, il se réfère, à l'évidence, aux thèses essentielles de  Être et Temps selonlesquelles le temps est une structure interne du  Dasein. § 45: " Or le fondement ontologiqueoriginaire de l'existentialité du  Dasein est la temporalité." Mais il marque aussitôt un écartsignificatif et délibéré en précisant que le temps est surtout - telle est sa dimension essentielle

- condition de l'irréparable. En raison du rapport interne entre le temps et la conditionhumaine, il convient de penser cette condition plutôt sous le signe de cet irréparable, du poids

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du passé que sous celui du présent - ou de l'avenir -, de l'ouverture au commencement, en tantque tel. Autant de différences sensibles par rapport à Heidegger. Ce dernier pense le  Dasein, "pour lequel en son être il y va de cet être même", dans un perpétuel état d'inachèvement - une

constante non-totalité - en raison de l'excédent qui lui appartient. La structure du souci, l'êtredu  Dasein, ne fait que renforcer cet inachèvement. " Le " devancement de soi " qui est la principale caractéristique du souci connote une " ouverture " incompatible avec la fermetured'un système [...]. Nous avons pris une " option " pour l'ouverture contre la fermeture."Exister pour le  Dasein, en tant qu'être pour les possibles, consiste à se rapporter à ses

 pouvoirs-être. De surcroît, le rattachement de la structure du temps à celle du souci tientl'existence loin de l'irréparable, puisque, au sein de l'unité des trois dimensions du temps,Heidegger accorde un primat à l'avenir. Loin d'ignorer le passé, défini plutôt comme être-été,l'auteur de  Être et Temps  pose cette dimension, dans la mesure où elle est comprise sousforme de l'assomption, comme ne se concevant qu'à partir de l'avenir. § 65: "L'être-été, d'unecertaine manière, jaillit de l'avenir." Ajoutons à cela la définition du Dasein comme être-pour-

la- mort, au sens où le devancement de soi propre à la structure du souci rencontre dans lamort sa concrétion la plus extrême. Le Dasein, en tant qu'être des possibles, trouve dans l'être-

 pour-la-mort sa possibilité la plus propre. Selon le § 53, "La mort est la possibilité la plus propre du Dasein. L'être pour celle-ci ouvre au Dasein son pouvoir-être le plus propre, où il yva purement et simplement de l'être du Dasein." Ou encore cette apothéose du § 50: "La mortest la possibilité de la pure et simple impossibilité du Dasein. Ainsi l a mort se dévoile-t-ellecomme la possibilité la plus propre, absolue, indépassable. Comme telle elle est une pré-cédence insigne."En ce sens, Heidegger, dans la mesure où il pense le  Dasein comme ouverture à l'être, exister extatique, le conçoit comme capacité de s'arracher à toutes les déterminations susceptibles de

 porter atteinte à sa possibilité de se référer à ses pouvoirs-être. "Les hommes, qui sont Dasein,c'est-à-dire littéralement le " là " de l'Etre, l'ouverture à l'Être, donc ne sont pas rivés à l'étantdans la quête machinale et impérieuse de la satisfaction des besoins vitaux." La formuleheideggerienne, si on voulait l'opposer à celle de Levinas, pourrait s'énoncer ainsi: "Le tempsest condition de l'existence humaine et, surtout pour le Dasein, possibilité d'être en vue de soi-même." D'où vient cette résistance de Levinas, comment interpréter cet écart qui consiste à accepter lastructure de la temporalité, mais pour aussitôt l'incliner autrement?Faut-il y percevoir une réminiscence de l'Ecclésiaste, un écho des paroles du Kohelet: "Ce quia été, c'est ce qui sera; ce qui s'est fait, c'est ce qui se fera: il n'y a rien de nouveau sous le

soleil! [ ... ] Ce qui vient à naître a dès longtemps reçu son nom; d'avance est déterminée lacondition de l'homme." Dans le texte de 1934, liée à cette détermination du temps, allusion estfaite au péché contre lequel se serait dressée la révolte du christianisme. Mais c'est davantagedu côté des Grecs qu'il faudrait chercher ce rapport spécifique au temps. Levinas n'invoque-t-il pas les Atrides "qui se débattent sous l'étreinte d'un passé étranger et brutal"? Et n'attribue-t-il pas au tragique de la  Moïra grecque "le sentiment cuisant de l'impuissance naturelle del'homme devant le temps"? Ce nom fait référence à la mort, car, selon la religion grecque, la

 Moïra peut être une déesse qui détermine le destin de chacun, et notamment la mort, le lot detous. La mort serait-elle le visage de l'irréparable?Levinas est loin de partager cette vision tragique du temps, cette pensée du définitif et du faitaccompli. Sinon, pourquoi aurait-il salué la civilisation européenne comme révolte continuée

contre la tyrannie du temps? pourquoi s'insurgerait-il contre ce qui en représente la rupture? pourquoi s'interrogerait-il sur un vrai présent, une vraie liberté, c'est-à-dire un vrai

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commencement qui, en tant que tel, s'arrache à la domination du temps? C'est précisément parce qu'il est sensible au drame du temps, parce qu'il a pris acte de cette domination, que sonoeuvre cherchera, de façon inédite, à en briser le cercle, à en desserrer l'étau.Début d'explication avec Heidegger, disais-je. En effet, cette insistance de Levinas sur l'irréparable et cette référence à la Moïra des Grecs ne sont-elles pas déjà liées à une réticence

essentielle à l'égard de la reconnaissance heideggerienne de la mort comme la possibilité la plus insigne du Dasein? De ce point de vue, dans l'étude de 1932, qui se veut une présentationgénérale des grandes orientations de la philosophie de Heidegger et dont, selon Levinas, lanouveauté tient en ce qu'elle pose la compréhension de l'être comme un mode d'existence del'homme, symptomatique, étonnant même, est le silence à propos de l'être-pour-la-mort,même si l'importance de la finitude y est reconnue. Dans De l'évasion, il refusera à la mort laqualité d'issue ou de solution. Ultérieurement, Levinas opposera à la possibilité del'impossibilité heideggerienne "événement de liberté", l'impossibilité de la possibilité, la mortcomme cessation de tout pouvoir-être. Dans le Temps et l'Autre (1947), "Ce qui est importantà l'approche de la mort, écrit-il, c'est qu'à un certain moment nous ne pouvons plus pouvoir;c'est en cela justement que le sujet perd sa maîtrise même de sujet."

Peut-être faut-il percevoir aussi l'aveu d'un soupçon? L'oeuvre heideggerienne est-elle toutentière orientée vers le pouvoir-être comme liberté? De par le rapport entre la compréhensionet la précompréhension ontologique, n'est-elle pas affectée par la pesanteur de l'être? L'idéemême de fait ne contient-elle pas un rapport au temps tourné du côté du passé? En 1940, dans

 L'Ontologie dans le temporel, Levinas estimera: "Il s'agit de chercher quelque chose que nous possédons déjà. Ne confondons pas cette situation avec la réminiscence du  Ménon. Elle a unsens rigoureusement anti-platonicien, car il ne s'agit pas d'affirmer la liberté absolue du sujetqui tire tout de lui-même, mais de subordonner toute initiative à la réalisation anticipée decertaines de nos possibilités. Il y a d'ores et déjà de l'accompli en nous, et seul notreengagement à fond dans l'existence nous ouvre les yeux sur les possibilités de l'avenir. Nousne commençons jamais entièrement neufs devant notre destinée." Si la philosophie est compréhension de l'existence, l'événement sans précédent de l'hitlérisme- la philosophie de l'hitlérisme au sens où l'entend Levinas - exige du philosophe uneélucidation de ce nouveau mode d'exister, ainsi que des enjeux multiples qui s'y attachent etqui touchent à l'idée même d'Europe. Erroné serait donc de considérer que Levinas adhère

 purement et simplement à une conception tragique du temps. Ayant pris acte de cettedimension du temps rapportée au fait d'être, il entend plutôt ouvrir une voie nouvelle qui setienne à égale distance de la philosophie traditionnelle et de Heidegger. En un sens la

 proposition "Le temps [...] surtout condition de l'irréparable [ ... ]" est le socle à partir duquelLevinas va s'efforcer de frayer des voies nouvelles. À l'écart de la philosophie traditionnelle,

car si Levinas salue son combat contre le temps, sous forme par exemple "d'un passage du présent temporel au présent éternel", il ne peut revenir à une position pré-heideggerienne quise tient loin de l'existence concrète et ne se représente la liberté à l'égard du temps que commecelle d'un esprit désincarné, hors situations et hors de l'histoire. Mais à l'écart de Heidegger,car une triple méfiance apparaît envers ce dernier: méfiance avouée à l'égard de l'être,magnifiquement thématisée dans  De l'évasion; méfiance vraisemblable, d'après le silence de1932 à l'égard de l'être-pour-la-mort, méfiance sans nul doute envers le paragraphe 74 de  Êtreet Temps qui rassemble le choix du héros, l'invocation à la communauté du peuple et àl'obéissance combattante.Une question implicite qui travaille le texte de 1934 se déploie ou plutôt se constitue quelquesmois plus tard dans  De l'évasion: à quelles conditions convient-il de satisfaire pour que le

temps (et du même coup la condition humaine) cesse d'être du côté de l'irréparable, de

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l'irréversible, du fait accompli? Bref, à quelles conditions convient-il de satisfaire pour accéder à un vrai présent, à un vrai commencement?Sans céder à l'illusion rétrospective, tournons-nous vers le texte Signature qui clôt  Difficileliberté (1963). Les étapes de ce chemin philosophique y sont très exactement retracées.Soupçon à l'égard de l'être, de ce "bruissement chaotique d'un exister anonyme qui est une

existence sans existant [ ... 1  Il y a - impersonnellement - comme il pleut ou comme il fait nuit. Aucune générosité que contiendrait, paraît-il, le terme allemand de es gibt correspondantà il y a ne s'y manifesterait entre 1933 et 1945. Il faut que cela soit! [ ... ] cette horribleneutralité de l'il y a". Puis le mouvement de l'existence à l'existant et de l'existant à autrui.Pour aboutissement une nouvelle pensée du temps dans la mesure où le temps est considéréhors de la solitude qui est "absence de temps"et comme la relation même du sujet avec autrui."Il [le temps] articule un mode d'exister où tout est révocable, où rien n'est définitif, mais est àvenir - où le présent même n'est pas une simple coïncidence avec soi, mais encoreimminence."La réhabilitation du présent est le seul moyen de briser le jeu tragique du tempsestimait Levinas en 1934 dans un compte rendu de  La Présence totale de L. Lavelle.Réhabilitation du présent qui va de pair avec une pensée du commencement.

 Le gain de ces multiples avancées sur un chemin où la réflexion sur l'hitlérisme fut, sans nuldoute, déterminante pourrait s'énoncer ainsi: "Le temps condition de l'existence humaine estsurtout condition du révocable." Deux mouvements sont à distinguer soigneusement dans la progression du texte: d'une

 part, la mise en valeur du privilège accordé à l'expérience du corps biologique; de l'autre, ladéfinition, la nomination d'une nouvelle Stimmung  qui confère à l'hitlérisme sa dimensionontologique, à savoir l'enchaînement. Levinas ne se contente pas de constater l'enchaînement,de l'enregistrer comme un effet inévitable, quasi automatique du primat du corps biologique.Il y perçoit beaucoup plus. Il le fait ressortir comme un mode d'être, une valeur de la nouvellesociété, une conception de la destinée humaine au point de conclure à une véritableacceptation de l'enchaînement, voire à sa glorification. Acceptation est, en effet, à entendre ausens fort du terme, puisqu'il y va de la sincérité de ceux qui s'y livrent, mieux, de leur accès

 possible à l'authenticité; bref, il y va de l'accès à leur être le plus profond et le plus vrai. Ànoter qu'une des sources d'attrait les plus fortes de cet enchaînement résiderait dans le refus ducaractère ludique de la société moderne qui joue aussi bien avec la liberté qu'avec la vérité.Accepter l'enchaînement, c'est cesser de jouer, c'est s'enchaîner à son identité, à la vérité decette identité, c'est accepter, assumer le sérieux de l'histoire et de l'existence. Nul doutequ'apparaisse ici chez Levinas une critique de la société moderne libérale, bourgeoise, qui à lafois cherche la sécurité plutôt que la liberté et se complaît dans un jeu fait d'absence deconviction et d'irresponsabilité. En ce sens, l'hitlérisme serait une force réactive: "C'est à une

société dans un tel état que l'idéal germanique de l'homme apparaît comme une promesse desincérité et d'authenticité" (p. 21). Ainsi, à contre-courant des grandes orientations de lacivilisation européenne, l'enchaînement se révélerait-il comme le mode d'exister le plusauthentique. Singulière inversion: alors que traditionnellement l'image des chaînes évoque la

 perte de la liberté, une réduction en esclavage, une atteinte à l'autonomie du moi, soudains'opère un renversement de perspective tel que la question de la liberté étant délaissée,considérée comme un faux problème, liquidée, la chaîne devient le symbole de la coïncidenceà soi, de l'identité enfin reconquise et assumée, d'une vérité à la saveur sans pareille. De là unenouvelle définition du spirituel où se croisent la réhabilitation du biologique et la glorificationde l'enchaînement, où s'effectue sans cesse un passage de l'un à l'autre. "Le biologique avectout ce qu'il comporte de fatalité devient plus qu'un objet de la vie spirituelle, il en devient le

coeur" (p. 18). [ ... ] "C'est dans cet enchaînement au corps que consiste toute l'essence de

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l'esprit." [ ... ] "L'essence de l'homme n'est plus dans la liberté, mais dans une espèced'enchaînement" (p- 19).La référence à l'authenticité montre assez que " l'explication" avec Heidegger se poursuit. Cefaisant, Levinas reprend la question de Spinoza héritée de La Boétie: "Comment se fait-il queles hommes combattent pour leur servitude comme s'il s'agissait de leur salut? " Question de

la servitude volontaire réactivée par les expériences totalitaires du XXe siècle et que Levinasretrouve spontanément par des voies qui lui sont propres. Non énoncée explicitement, ellen'en pénètre pas moins l'ensemble du texte. À la question du "Comment", les Quelquesréflexions sur la philosophie de l'hitlérisme répondent par l'enchaînement entendu dans lamultiplicité de ses dimensions. À travers cette nouvelle expérience du corps commeenchaînement, ce sentiment du corps spécifique, les hommes céderaient au "charme"del'authenticité, plus encore à celui d'une nouvelle forme d'identité ou d'identification. Reposantsur l'enchaînement originel au corps, l'hitlérisme appartient bien à l'univers ensorcelé de laservitude volontaire. Il n'est que d'observer la conception du lien social sur laquelle il repose.Loin de se constituer dans l'accord des volontés libres professé par le libéralisme, le social senoue en exaltant des liens vécus comme plus profonds et plus vrais. Le lien social authentique

est le lien de la communauté de sang.De là une alternative sous l'emprise des nouvelles valeurs: soit le mensonge du côté d'un ordresocial qui se forme à partir "d'un affranchissement à l'égard du corps", soit la vérité du côtéd'une société qui s'institue en privilégiant l'enchaînement originel au corps. Désincorporationdu social ou incorporation du social, pourrait-on traduire. L'interprétation levinassienne mérited'être ici confrontée à l'hypothèse de l'image du corps par laquelle Claude Lefort proposed'appréhender la logique interne du totalitarisme. L'image du corps qui, dans l'oeuvre deClaude Lefort, vaut aussi comme réponse au Comment de la servitude moderne est l'imageque la société totalitaire se fait d'elle-même, la figuration du principe directeur par lequel cettesociété s'institue en déniant l'existence d'une division en son sein - le peuple-Un - et enmarquant une délimitation entre un dedans indivisé et un dehors - l'autre maléfique.Sans confondre une structure symbolique et un sentiment ou une expérience, en évitant derabattre une interprétation sur l'autre, peut-être convient-il d'essayer de les articuler enformulant, par exemple, cette question: le sentiment du corps n'est-il pas ce qui rend l'ordresocial totalitaire comme disponible à l'image du corps, figuration de la société une etindivisée? Mais surtout ces deux interprétations n'ont-elles pas en commun, outre leur enracinement dans la phénoménologie, de désigner dans le totalitarisme un même principe -au sens où Montesquieu s'enquiert des principes de gouvernement - qui serait, dans le cas

 présent, un principe d'identification tel que l'on pourrait soutenir que le totalitarisme est cetteforme de société qui fonctionne et se déploie "à l'identité ", et donc à l'indistinction, selon deslignes différentes mais néanmoins susceptibles de s'entrecroiser, voire de se renforcer. Selon

Claude Lefort, la société serait en proie à une logique identitaire déchaînée et sécrétée enquelque sorte par l'image du corps; selon Levinas, le nouvel ordre social s'instituerait dans lavalorisation et l'approfondissement d'un processus d'identification d'autant plus enfermantqu'il se réclame de l'enchaînement originel au corps.

IV

Après la lecture de  De l'évasion, nous pouvons énoncer la proposition suivante:l'enchaînement, en tant que Stimmung  propre à l'hitlérisme, "dispose et détermine tonalement"le mode d'être en commun, sous forme de l'être rivé. Or le terme de rivé n'apparaît qu'une fois dans le texte de 1934 consacré à l'hitlérisme et

encore sous forme d'une proposition hypothétique: "Une conception véritablement opposée àla notion européenne de l'homme ne serait possible que si la situation à laquelle il est rivé ne

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s'ajoutait pas à lui, mais faisait le fond même de son être" (p. 15). Il est néanmoins légitime derapprocher les Quelques réflexions sur la philosophie de l'hitlérisme de l'article De l'évasion,où l'idée d'être rivé fait l'objet d'une véritable élucidation, car des rapports étroits, réversiblesrelient ces deux textes. La réflexion sur l'enchaînement n'appelle-t-elle pas l'élaboration de lacatégorie d'évasion? Inversement, la catégorie de sortie n'éclaire-t-elle pas en retour le

 phénomène de l'enchaînement? Suffit-il pour autant de confronter ces deux textes et derecueillir les bénéfices de cette mise en regard? À vrai dire, il convient bien plutôt de fairel'hypothèse d'une véritable constellation théorique comprenant deux parties essentielles, letexte de 1934 et celui de 1935, comme si ces deux essais, au-delà d'un éclairage réciproque, secomplétaient, ou plus exactement, comme si  De l'évasion apportait un achèvement à laréflexion sur l'hitlérisme. En raison des relations patentes entre l'enchaînement et l'être rivé,

 De l'évasion, en déployant la description d'un mode d'exister spécifique du  Dasein,constituerait en quelque sorte le second volet de l'analyse de l'hitlérisme et exigerait donc del'interprète qu'il transposât ces nouvelles analyses à l'être en commun du peuple allemand,sous l'emprise du national-socialisme.À bien y regarder, les Quelques réflexions sur la philosophie de l'hitlérisme comprennent une

seconde odyssée de l'esprit de liberté, cette fois en considération du corps. En Europe, l'espritde liberté se serait constitué en se révoltant contre deux tyrannies, celle du temps et celle ducorps, qui, même si parfois elles s'enchevêtrent, méritent d'être distinguées. Plutôt que de mettre en lumière un paradoxe du corps, Levinas décrit un renversement:comment le corps, "l'éternel étranger " pour la philosophie traditionnelle, l'obstacle àsurmonter, l'autre de l'esprit pour le christianisme et le libéralisme, est apparu sous un toutautre jour au point de devenir un des lieux et des moments possibles de l'identification, du

 processus qui permet de venir à bout de l'altérité du monde. Revirement, en effet, puisque lecorps relégué du côté de l'altérité - "le sentiment de l'éternelle étrangeté du corps" -appartientdésormais aux "manières du Même"qui travaillent à suspendre l'altérité, voire à la vaincre enl'effaçant. Inversion de l'altérité en expérience indicible de l'identité, soit dans des situationsrisquées sous "le souffle de la mort", soit dans la douleur. Métamorphose donc de l'étranger qui, "énigmatique véhicule", apporte un sentiment d'identité incomparable, une affirmation

 première, antérieure à l'épanouissement du Moi et à l'éclosion de l'intelligence. Si Levinasreconnaît la noblesse des aspirations de la philosophie traditionnelle, il ne saurait pour autantentrer de nouveau dans ses voies. Mais pas davantage ne consentirait-il à donner sonadhésion, si concerné fût-il par la concrétude, à cette nouvelle expérience du corps sous lesigne de l'identité. On peut voir dans ce revirement, dans cette glorification du corps,l'analogue politique - et la simplification outrancière - de l'opposition développée au mêmemoment par Gabriel Marcel dans sa philosophie de l'incarnation entre "avoir un corps"  et

"être un corps". Mais il y a entre les deux phénomènes un écart essentiel et irréductible. Ducôté de la scène philosophique, Merleau-Ponty écrivait en 1936, rendant compte de  Être et  Avoir de Gabriel Marcel: "[ ... ] ce fait singulier que mon corps est précisément mon corps. Ilne m'apparaît pas comme un objet, comme un ensemble de qualités et de caractères qu'ils'agirait de coordonner et de comprendre. [ ... ] Je fais cause commune avec lui, et, d'unecertaine manière, je suis mon corps." Au-delà d'une relation avec mon corps, "il s'agit plutôtd'une présence, d'une adhérence, d'une intimité ". Mais autant Gabriel Marcel et les

 phénoménologues sont attentifs à redécouvrir notre condition charnelle, à lui rendre justice,autant se gardent-ils de positiviser cette identité du moi et du corps, de glorifier purement etsimplement cette adhérence, soit qu'ils la tournent du côté du mystère en termes de GabrielMarcel, soit qu'ils l'accueillent comme une énigme. Comme y insiste Merleau-Ponty, sensible

aux nuances et à la complexité de cette nouvelle pensée, ce qui définit au mieux la conditionhumaine, "c'est ce mouvement entre l'avoir et l'être, cet entre-deux... Car si mon corps est plus

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qu'un objet, on ne peut dire davantage qu'il soit moi-même: il est à la frontière de ce que jesuis et de ce que j'ai, à la limite de l'être et de l'avoir".Du côté de la scène politique, le sens des nuances évanoui, une pensée complexe a disparu

 pour laisser place à une forme de conscience mystifiée et mystifiante, plus prégnante encoreque l'idéologie. Cette sensibilité à l'adhérence, à l'intimité du corps, est devenue affirmation

d'un  fait ; fait positif d'autant plus brutal qu'il se donne comme biologique, le sentimentd'identité entre le moi et le corps se réduisant aux liens que le sang établit. Écart essentieldisions-nous entre une inspiration philosophique moderne et son analogue politique où peuts'observer, encore une fois, la dérive de la recherche du concret, indissociable d'un sens de la

 problématicité, vers la brutalisation de l'existence - une autre forme de l'entrée en servitude.Quoi qu'il en soit, Levinas, sans nul doute sensible au thème de l'incarnation - la suite de sonoeuvre le montre assez -, pense, à cette date, le corps sous le signe de l'ambiguïté, soucieuxqu'il est de ne pas limiter le corps à lui-même, de ne pas l'absolutiser et de ne pas forcloreainsi les chances de la liberté. Le corps n'est pas seulement cette chaleur unique, l'ouvertureau monde sensible, l'originalité irréductible de sa présence au moi, il est aussi opacité, "lemécanisme aveugle de notre corps", nudité; adhérence au moi, certes, mais adhérence

irrévocable, à laquelle on n'échappe pas, union à la saveur tragique de définitif, bref la brutalité du fait d'être. Le processus d'identification est un mouvement complexe qui comprend deux moments biendistincts, la distance à soi et le retour à soi. La question "qui suis-je?" ou même "suis-je?"l'inaugure en introduisant de par son énonciation même une distance entre le moi et le soi, etc'est seulement dans un second temps que s'effectue un retour à soi. Mais l'identification aucorps, de surcroît biologique - " l'enchaînement originel à notre corps" -, s'avère spécifique,elle ne comprend pas de distance à soi, elle refuse toute distance à soi et, du même coup, le

 processus global est brutalement simplifié, interrompu, pis encore, scotomisé. En effet, ilimporte de savoir à quoi l'on s'identifie; s'identifier à une tradition ou à une culture est unechose, s'identifier aux liens du sang tout autre chose. À l'opposé de tout écart, de toutedistanciation, le processus d'identification dans ce dernier cas est en son entier orienté vers lacoïncidence immédiate, massive avec "les mystérieuses voix du sang ". Ni distance, ni retour;il ne s'agit plus que de répondre "aux appels de l'hérédité et du passé" par un mouvement quiconsiste à se tourner  sur soi, à s'immerger en soi, à "coller" au plus près à soi. En sont excluesdonc la lucidité et la lumière qui permettraient un acte de connaissance et de jugement. Lesforces inconnues qui lancent l'appel auquel il faut répondre perdent leur nature de problème,elles constituent l'opacité même devant laquelle on abdique et à laquelle on se soumet. C'estsouligner combien l'identification - être soi-même - n'est pas tant prise de consciencequ'acceptation de l'enchaînement originel. Ainsi se manifeste une nouvelle figure de l'identité,

"enchaîné à son corps, l'homme se voit refuser le pouvoir d'échapper à soi-même", ou encore,de par cette exaltation du sentiment d'identité entre moi et le corps se noue " l'enchaînement le plus radical, le plus irrémissible, le fait que le moi est soi-même ( De l'évasion,  p. 73.)";ainsi se manifeste, à travers cette identité-enchaînement, un nouveau mode d'exister, l'êtrerivé.On connaît les désastres qu'entraîne cette forme d'identification. Ils sont encore à nos portessous la forme abjecte de la "purification ethnique". De cette traversée par la question du corps, deux éléments sont à retenir: C'est dans cette identité unidimiensionnelle, dans cette réduction du corps à l'être, c'est-à-dire dans l'effacement de l'entre-deux entre l'être et l'avoir - "l'expérience du corps se mouvant

entre ces deux pôles", selon Marc Richir -, que l'existant connaît en tant qu'existant uneexpérience paradoxale. En effet, le souci d'authenticité, de coller à soi, a pour effet de couper 

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le corps de toute dimension en excès, de le tourner exclusivement vers lui-même, de le limiter au point qu'affirmer " je suis mon corps" produise non pas tant un défaut d'épaisseur qu'un"encombrement" du moi par le soi. Paradoxe qui tient dans une inversion des propriétés del'existant qui renoncerait ainsi à son caractère extatique, à son ouverture constitutive pour seréduire à un état de clôture.

"L'être rivé." Ce nouveau terme élaboré, plus, créé par Levinas pour décrire un rapportspécifique à soi et au monde peut être recueilli dans  De l'évasion et considéré comme lecomplément de l'essai consacré à l'hitlérisme, comme si cette nouvelle analyse précisait,déterminait la dimension ontologique d'une situation d'enchaînement de masse - la réductiond'un peuple entier à l'être rivé. En ce sens, même si la dimension collective est à peine

 perceptible dans  De l'évasion, sinon sous la forme d'une mise en garde adressée auxcivilisations qui révèrent l'être, les deux textes sont bien à lire d'un seul tenant, car, àl'évidence, c'est dans la méditation de 1935 que l'essai sur l'hitlérisme connaît son pleinachèvement, d'autant plus que cette méditation inclut une réflexion sur la mobilisation et larévolte que lui oppose la sensibilité moderne.À l'appui de cette hypothèse, l'analyse de la douleur sert de passerelle entre les deux textes.

Dans l'écrit sur l'hitlérisme, Levinas fait intervenir la douleur pour décrire ce nouveausentiment d'identité entre le moi et le corps. "Et dans l'impasse de la douleur physique, lemalade n'éprouve-t-il pas la simplicité indivisible de son être quand il se retourne sur son litde souffrance pour trouver la position de paix?" (p. 17). À l'analyse phénoménologiquerevient ici de faire apparaître l'essence de la douleur - l'échec de la révolte de l'esprit,l'enfermement inéluctable -, de manifester ses réserves quant à la valorisation, au nom del'originalité irréductible, de la pureté de cette adhérence du corps au moi, et d'émettre plus quedes doutes au sujet de l'interprétation philosophique qui en est proposée. "Il y aurait dans ladouleur physique une position absolue " (p. 17). Le sentiment de l'indivisibilité de l'être n'a-t-il pas plutôt pour rançon le désespoir, "le fond même de la douleur"?Or dans  De l'évasion, l'hypothèse critique se transforme en affirmation; c'est à propos de ladouleur, plus exactement de la souffrance, que Levinas a recours pour la première fois auterme d'être rivé. "Le jeu aimable de la vie perd son caractère de jeu. Non pas que lessouffrances dont il menace le rendent déplaisant, mais parce que le fond de la souffrance estfait d'une impossibilité de l'interrompre et d'un sentiment aigu d'être rivé" ( De l'évasion, p.70). La douleur est une expérience spécifique de l'être. L'enfermement de la douleur, dans ladouleur, est rapporté à l'être rivé. Quel est alors "le climat" de cette pensée? Pour le percevoir, tournons-nous vers l'autre textede 1934, le compte rendu de l'ouvrage de Louis Lavelle,  La Présence totale, où apparaît aumieux ce que Levinas appellera plus tard, évoquant cette époque, "la fatigue d'être". "La

guerre, écrit-il, les sombres pressentiments qui l'ont précédée et la crise qui l'a suivie rendirentà l'homme le sentiment d'une existence que la souveraine et impassible raison n'avait su niépuiser, ni satisfaire. Une génération douloureusement consciente de l'importance du temporelet de la saveur poignante d'une destinée enfermée dans les limites du temps ne put ignorer davantage le  poids ou la  gravité de cette existence. Le réel qui se volatilisait sous le soufflesubtil de l'intelligence, qui se dissipait en un jeu de relations, se dressa brusquement devantl'homme comme un bloc solide. Le moi se vit acculé à l'obligation de s'expliquer avec l'être,de tirer au clair les liens qui l'y rattachent. Il se vit affreusement insuffisant et incapable desupporter cette masse du réel dont l'idéalisme, ébloui par l'oeuvre scientifique de l'homme,avait chargé ses épaules d'un doux fardeau.C'est là la signification véritable de la renaissance de l'ontologie à laquelle nous assistons...

Elle procède avant tout de ce sentiment irréductible qu'il y a de l'être; c'est-à-dire que

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l'existence a une valeur et un volume que le moi pensant n'est pas son propre appui et que, par conséquent, la notion du sujet ne suffit pas pour rendre compte de l'être."Aussi faut-il entendre l'évasion au sens le plus fort du terme, en pratiquant en quelque sorte ceque Levinas appellera plus tard une lecture emphatique, "passer d'une idée à son superlatif 

 jusqu'à son emphase". Cette transfiguration philosophique d'une tendance littéraire va bien au-

delà des rêves du poète, des élans romantiques, de la recherche du merveilleux ou du désir derompre avec les servitudes corporelles. Derrière ces motifs qui sont autant de signes, ilconvient de ressaisir un thème plus profond, plus essentiel, qui touche à la racine même. Enune phrase sur laquelle nous reviendrons, Levinas creuse emphatiquement l'écart: "Car ils (cesmotifs) ne mettent pas encore en cause l'être, et obéissent à un besoin de transcender leslimites de l'être fini. Ils traduisent l'horreur d'une certaine définition de notre être, et non pasde l'être comme tel " ( De l'évasion, p. 71). L'évasion a à voir avec cette horreur de l'êtremême.Une analyse de la sensibilité moderne éclaire la spécificité historique du besoin d'évasion.Cette sensibilité connaît une situation paradoxale: elle paraît écartelée entre la renaissance del'ontologie et son contraire, comme si le sentiment qu'il y a de l'être et qui est à l'origine de ce

retour de l'ontologie faisait en même temps naître la " condamnation la plus radicale de la philosophie de l'être par notre génération " ( De l'évasion,  p. 70). Réponse à des problèmesnouveaux? La modernité ne serait pas tant l'inachèvement de l'autonomie, qui non parvenue à

 pleine maturité souffrirait d'incomplétude, que la mise en place d'un processus inédit, plusdifficile à décrypter, comme l'annonce d'une inversion de l'autonomie moderne enhétéronomie, sous forme d'une mobilisation universelle, "totale", selon les termes de ErnstJünger en 1930, au point de ne laisser plus aucun jeu ni à la liberté ni aux possibilités desindividus. "Ce qui est pris dans l'engrenage incompréhensible de l'ordre universel, ce n'est

 plus l'individu qui ne s'appartient pas encore, mais une personne autonome qui, sur le terrainsolide qu'elle a conquis, se sent, dans tous les sens du terme, mobilisable" ( De l'évasion,  p.70). Sous l'emprise de cette mobilisation qui menace, la sensibilité moderne perçoit dans l'être"une tare plus profonde".Ainsi sommes-nous portés au coeur de la problématique de cette méditation qui tient dansl'opposition sans cesse reprise, réaffirmée, retravaillée entre, d'une part, une expérience deslimites de l'être qui concernerait seulement sa nature ou ses propriétés (parfait ou imparfait,fini ou infini) et, d'autre part, une expérience d'une tout autre ampleur qui est expérience del'être même, du fait qu'il y a de l'être. À la première forme d'expérience correspondrait le

 besoin classique d'aller au-delà des limites de l'être, de les transcender; à la seconde, un besoin nouveau qui viserait non pas à transcender les limites de l'être, mais à se libérer del'être, de sa pesanteur, bref à en sortir. Besoin d'évasion pour lequel Levinas forge unnéologisme - le besoin d'excendance - afin d'en marquer l'originalité irréductible. Ainsi

s'éclaire pleinement le contraste entre les motifs littéraires et leur transfiguration philosophique. De quoi s'agit-il de s'évader? Du fait même qu'il y a de l'être et non de seslimites. Car ce qui est emprisonnement, enfermement, c'est l'être même, la plénitude de l'êtreet non ses limites qui tiendraient à ses caractères. Aussi ne s'agit-il pas de repousser plus loinles limites de l'être vers un être meilleur ou vers un refuge où l'on échapperait aux effets deces limites, mais il s'agit de sortir de l'être, non pour aller quelque part, en un autre lieu, maisseulement pour laisser place et libre cours à l'indétermination du but.À l'évidence, l'opposition entre les deux formes d'expérience ne prend tout son sens et toute saforce que parce qu'elle est l'expression de la différence ontologique, de la distinction entreexistant et existence, "entre ce qui existe et cette existence même ". La tare plus profonde qu'asu percevoir la sensibilité moderne concerne l'existence même et non l'existant, l'être de ce qui

est et non ce qui est. Levinas y revient au moins à trois reprises, afin que ce fil directeur nesoit pas perdu de vue.

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Une première fois, quand il souligne que le besoin de transcender les limites, besoin en lui-même limité, vaut pour l'existant et non pour l'existence. "Et cependant la sensibilité moderneest aux prises avec des problèmes qui indiquent, pour la première fois peut-être, l'abandon dece souci de transcendance. Comme si elle avait la certitude que l'idée de limite ne sauraits'appliquer à l'existence de ce qui est, mais uniquement à sa nature..." ( De l'évasion, p. 69).

Une deuxième fois, quand il précise que les caractères de l'être, ses propriétés ne valentque pour ce qui existe et non pour l'existence même. "[ ... ] Les notions du fini et de l'infini nes'appliquent qu'à ce qui est, elles manquent de précision quand on les attribue à l'être de cequi est. Ce qui est  possède nécessairement une étendue plus ou moins grande de possibilitésdont il est maître. Des propriétés peuvent avoir des rapports avec d'autres propriétés et semesurer à un idéal de perfection. Le fait même d'exister ne se réfère qu'à soi. Il est ce par quoitous les pouvoirs et toutes les propriétés se posent " ( De l'évasion, p. 75). Une troisième fois enfin quand il affirme la dimension ontologique de la nausée qui nousrévèle la présence même de l'être. " Mais la nausée n'est-elle pas un fait de la conscience quele moi connaît comme l'un de ses états? Est-ce l'existence même ou seulement un existant? Sedemander cela ce serait oublier l'implication  sui generis qui la constitue et qui permet de voir 

en elle l'accomplissement de l'être même de l'étant que nous sommes [ ... ]. Par là la nausée nese pose pas seulement comme quelque chose d'absolu, mais comme l'acte même de se poser:c'est l'affirmation même de l'être" ( De l'évasion, pp. 91-92).De là le caractère sans précédent ("pour la première fois peut-être", écrit Levinas) del'aventure contemporaine. Elle procède d'un double mouvement: d'une part, une nouvelleexpérience de l'être qui acquiert le statut d'une véritable révélation. "La vérité élémentairequ'il   y a de l'être - de l'être qui vaut et qui pèse - se révèle dans une profondeur qui mesure sa

 brutalité et son sérieux [ ... ] Ce qui compte donc dans toute cette expérience de l'être, ce n'est pas la découverte d'un nouveau caractère de notre existence, mais de son fait même, del'inamovibilité même de notre présence" ( De l'évasion, p. 70). Révélation, en effet, "de l'êtreet de tout ce qu'il comporte de grave et, en quelque manière, de définitif" ( De l'évasion, p. 71).D'autre part, l'expérience d'une révolte aussi inédite que l'expérience de l'être qui la suscite. Ilne s'agit plus de la révolte du moi contre le non-moi qui laissait encore un jeu à la liberté et lui

 permettait de se manifester, mais de la révolte contre le fait même qu'il y a de l'être et quecette existence ne laisse plus aucun jeu. "Quelque chose suit son cours ", pourrions-nous direet à ce quelque chose nous sommes rivés. Simultanément naît une révolte contre ce quelquechose anonyme dont il importe d'avoir raison et de se libérer. Et Levinas d'insister sur laspécificité philosophique du besoin d'évasion - "l'événement fondamental de notre être" ( Del'évasion, p. 79) - dans cette méditation qui appartient intégralement à la révolte anti-ontologique qu'elle décrit, mieux encore, qu'elle contribue à fomenter par sa descriptionmême. Horreur de l'être comme tel, avons-nous déjà observé. Également, besoin spécifique en

ce qu'il ne se contente pas de transcender les limites de l'existant, mais pousse la révolte jusqu'à mettre en cause l'être comme tel, l'existence même dont il s'agit de se libérer, de sortir sans briser la trajectoire de l'évasion en s'arrêtant dans un quelconque refuge qui ferait illusionet serait aussitôt retombée dans l'être. Tel est le caractère fondamental du besoin d'évasion,une vigilance sans pareille à l'égard des fausses sorties, de tout ce qui s'avérerait pour finir retombée sous l'emprise de l'être, de tout ce qui participerait de près ou de loin à un retour àl'ontologie. De là la distinction nettement tracée entre le besoin d'évasion et l'élan vital

 bergsonien. Quelle que soit la volonté de création, de renouvellement de cet élan, sonéloignement par rapport à la rigidité de l'être classique, il n'en retombe pas moins dans l'être,car "le devenir n'est pas le contre-pied de l'être" ( De l'évasion, p. 72). Il ne s'agit pas d'aller quelque part, mais seulement de sortir. Sous la feinte restriction, tout est dit: "[...] dans

l'évasion nous n'aspirons qu'à sortir. C'est cette catégorie de sortie, inassimilable à larénovation, ni à la création, qu'il s'agit de saisir dans toute sa pureté. Thème inimitable qui

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nous propose de sortir de l'être."L'être apparaît désormais "comme un emprisonnement dont ils'agit de sortir" ( De l'évasion, p. 73).Pour penser cette spécificité philosophique du besoin d'évasion, revenons rapidement à lastructure même du besoin, "au fond la catégorie fondamentale de l'existence" ( De l'évasion, p.88). Or un fil dynamique relie le besoin au malaise et le malaise à l'évasion. Selon Levinas, il

faut cesser de penser le besoin sous le signe du manque ou de la privation; loin de manifester une nostalgie de l'être, ou une déficience d'être, le besoin exprime une plénitude d'être. Lemalaise qui "innerve le besoin" - et inversement le besoin n'est-il pas défini "comme lemalaise même d'être" - révèle une inadéquation de la satisfaction au besoin qui ne saurait sesatisfaire d'un idéal de paix, d'un état d'apaisement, car le malaise est l'expérience dramatique"d'une espèce de poids mort au fond de notre être" dont il s'agit de se délivrer. Aussi lemalaise préfigure-t-il déjà un mouvement vers le dehors. "Le fait d'être mal à son aise estessentiellement dynamique. Il apparaît comme un refus de demeurer, comme un effort desortir d'une situation intenable" ( De l'évasion,  p. 78). Sortie, tentative indéterminée - "c'estune tentative de sortie sans savoir où l'on va" -, évasion qui consiste à se détacher de la pureexistence de l'être qui, en dépit de sa plénitude, est impuissance de l'être. Ce qui n'aboutit pas

à faire retomber le besoin sous le signe du manque, car cette plénitude n'est pas à entendrecomme l'état de ce qui est dans toute sa force (Bossuet, la plénitude de l'être) mais, dans son

 premier sens, comme l'état de ce qui est plein et donne une sensation de pesanteur, delourdeur (la plénitude gastrique), un trop-plein qui constitue une impuissance dont il s'agit dese débarrasser. Il y a une imperfection de l'être qui n'est pas limitation et dont le besoincherche précisément à s'évader. Ainsi l'évasion, le besoin d'évasion prend-il sa source dansl'insuffisance de l'être, à ne pas confondre avec un manque, dans "tout ce qu'il y a de révoltantdans la position de l'être " ( De l'évasion, p. 95). Dès l'origine, le besoin est travaillé par uneinsuffisance, celle de l'être, que rien ne saurait pallier.  L'excendance, en creux dans lastructure même du besoin, caractérise au mieux ce besoin d'évasion. On y reconnaît un doublemouvement de sortie et de montée (scando). Indéterminée, cette sortie n'est pas pour autantsans direction, car elle est orientée vers le haut; en tant que sortie, elle s'effectue par élévation,changement de niveau. Cette montée qui a nom excendance n'est-elle pas la rencontre de laquestion de l'infini? L'être rivé, c'est donc une nouvelle expérience de l'être où l'être apparaît au Dasein comme unemprisonnement dont - précision essentielle - il s'agit de sortir. Si l'on accorde crédit à notrehypothèse de lecture, l'hitlérisme, de par le primat qu'il attribue au sentiment du corps commeadhérence du moi à soi-même, serait, quant à l'être en commun, et jusqu'à un certain point,l'analogue de cette nouvelle expérience de l'être comme être rivé.Deux malaises, la honte et la nausée, permettent de décrire au plus près cette expérience.

D'abord la honte. Même si Levinas n'ignore pas la honte comme phénomène moral qui inclutdéjà une impossibilité de ne pas s'identifier avec le moi qui a mal agi, il l'appréhende d'embléedans une perspective ontologique. La honte n'est pas seulement un état de la conscience, elleest dès le départ inscription dans l'être. Elle concerne "l'être même de notre être" et seconstitue dans l'incapacité de "rompre avec soi-même" ( De  l'évasion,  p. 85). La dimensionontologique est d'autant plus forte que le phénomène de la honte se rapporte à la nudité;nudité honteuse que l'on voudrait cacher non seulement aux autres, mais à soi-même, et quimême si elle a un lien évident avec le corps ne s'y réduit pas; elle est "nudité de notre êtretotal", car, de par le rapport à l'intimité, à notre intimité, c'est "notre présence à nous-mêmesqui est honteuse. Elle ne révèle pas notre néant, mais la totalité de notre existence" ( Del'évasion,  p. 87). Ce phénomène ontologique total est bien une expérience de l'être comme

être rivé avec les connotations d'enfermement qui s'y attachent. "La nécessité de fuir pour secacher est mise en échec par l'impossibilité de se fuir. Ce qui apparaît dans la honte, c'est donc

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 précisément le fait d'être rivé à soi-même, l'impossibilité radicale de se fuir pour se cacher àsoi-même, la présence irrémissible du moi à soi-même" ( De l'évasion, p. 87).La nausée est le malaise par excellence qui se manifeste comme un enfermement généralisévenu, remonté de l'intérieur. Comme la honte, épreuve de la présence à nous-mêmes, lanausée, plus intense en quelque sorte, est "présence révoltante de nous-mêmes à nous-

mêmes", mais qui apparaît comme insurmontable. L'état nauséabond n'a rien d'un obstaclequ'il faudrait vaincre ou surmonter dans son extériorité; il est à ce point adhérence à nous-mêmes qu'il suscite inévitablement un effort désespéré pour rompre cet état insupportable.Plus nettement peut-être que la honte, dans la mesure même où il s'agit d'une présencerévoltante, la nausée comprend deux états contradictoires, l'enfermement à soi-même et lerefus de cet enchaînement. "Il y a dans la nausée un refus d'y demeurer, un effort d'en sortir.Mais cet effort est d'ores et déjà caractérisé comme désespéré [...] Et ce désespoir, ce faitd'être rivé, constitue toute l'angoisse de la nausée. Dans la nausée, qui est une impossibilitéd'être ce qu'on est, on est en même temps rivé à soi-même, enserré dans un cercle étroit quiétouffe" ( De l'évasion,  p. 90). C'est la révélation de la brutalité du fait d'être, "l'expériencemême de l'être pur " ( De l'évasion, p. 90). Mais, paradoxe d'une situation-limite, le "il n'y a

 plus rien à faire, tout est consommé" engendre, par son caractère irrémissible, le besoinirrésistible de sortir. Plutôt que de se définir par des caractères ou des propriétés, la nausée,forme d'implication  sui generis, coïncide avec l'existence même, est l'existence, comme si latotalité de l'existence était gagnée par l'état nauséabond, pis encore, était l'état nauséabond. Enelle, on peut voir "l'accomplissement de l'être même de l'étant que nous sommes. Car ce quiconstitue le rapport entre la nausée et nous, c'est la nausée elle-même" ( De l'évasion, p. 91).Aussi peut-on déceler une spécificité de la nausée au sein de l'être ri vé, comme une gradationou une aggravation: il ne s'agit pas seulement d'une absolutisation de l'existence, mais plusencore de l'acte même de se poser. "( ... ) c'est l'affirmation même de l'être. Elle ne se réfèrequ'à soi-même, est fermée sur tout le reste sans fenêtre sur autre chose. Elle porte en elle-même son centre d'attraction" ( De l'évasion, p. 92). Au-delà des grands traits qui apparaissentet constituent l'être rivé, l'incapacité de rompre avec soi-même, l'impossibilité de fuir, de sefuir, l'adhérence à soi-même ou la présence révoltante qui atteint la totalité de notre existence,au point de se confondre avec elle, on retiendra dans les deux cas combien cette situationontologique (il y va de l'être de ce qui est) est travaillée à chaque fois par un dualisme interne.Dans la honte, l'impossibilité de fuir n'est éprouvée que parce qu'il y a désir de cacher lanudité honteuse, l'existence qui se découvre, et dans la nausée, plus nettement encore, c'est lasituation-limite du "tout est consommé" qui indique "l'instant suprême où il ne reste qu'àsortir" (De l'évasion, p. 90). Double visage ineffaçable de l'être rivé qui est indissociablement,tout au moins dans le cas des deux malaises étudiés, expérience de l'être et expérience d'unerévolte contre l'être même. À propos de la nausée, Levinas insiste: "L'expérience de l'être pur 

est en même temps l'expérience de son antagonisme interne et de l'évasion qui s'impose " (Del'évasion, p. 90). Cette précision essentielle soulignée, nul doute que De l'évasion éclaire en retour l'analyse del'hitlérisme de par l'adjonction de l'être rivé à l'enchaînement, issu du primat accordé au corps,comme si cette mise en regard ontologique dévoilait pleinement le sens du phénomène. Dansl'hitlérisme, la situation corporelle à laquelle l'homme est rivé constitue bien le fond de sonêtre. Son existence, c'est l'être rivé. Grâce à cet éclairage, on perçoit mieux certains descaractères de l'hitlérisme, notamment l'absolutisation de l'existence qui s'affirme sans seréférer à rien d'autre qu'à elle-même, sans aucune ouverture sur ce qui serait susceptibled'excéder l'expérience du corps et donc de la relativiser. Le corps, l'identification au corps et

 par le corps sont vécus comme l'horizon indépassable de l'être, et dans le sentiment d'identitéentre le moi et le corps, dans l'indivisibilité qui en résulte, on reconnaît l'adhérence au corps,

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l'enchaînement qui forment le malaise de la honte et de la nausée. Plus proche en cela de lanausée, l'hitlérisme ne se contente pas de porter l'expérience du corps à la hauteur d'un absolu,séparé de toute autre dimension; arrimé à cette expérience, à cet enchaînement originel quiapparaît comme la source irremplaçable de l'authenticité, il se déploie dans l'histoire commel'acte même de se poser; son existence n'est faite que d'une suite d'autopositions avec le même

cortège d'effets, l'autoréférence et la fermeture à l'extériorité, l'autoconstitution dans lanégation de l'altérité. Assigné à ce retour   sur  soi sous forme d'une assomption del'enchaînement, d'un enchaînement dans l'enchaînement, l'hitlérisme, telle la nausée, porte enlui-même son centre d'attraction. Qu'il s'agisse de l'Université, ou d'une autre institution,l'auto-affirmation est son destin. Tant l'absolutisation que l'autoposition engendrent une sériede conséquences qui sont dans le droit fil de l'être rivé, l'obsession de la trahison, de ladégénérescence, l'assomption de la communauté de sang et le racisme, une transformation del'idée de vérité qui consiste désormais à coller à ce qui a été donné et de l'idée d'universalitéqui se transforme en projet d'expansion illimitée d'une nouvelle communauté de maîtres.L'hitlérisme serait donc l'analogue, dans le champ politique, de la honte et surtout de lanausée. A l'instar de ces deux malaises qui affectent l'existant d'abord dans la solitude, il serait

"en grand ", pour ainsi dire, une manifestation de l'être rivé. Jusqu'à un certain point, avions-nous eu la précaution d'ajouter, seulement jusqu'à un certain

 point. En effet, abusive serait une application mécanique de la catégorie d'être rivé àl'hitlérisme, phénomène politique. Il convient d'y regarder de plus près. L'hitlérisme ne

 présente-t-il pas une autre forme de l'être rivé que celle étudiée dans  De l'évasion? LesQuelques réflexions sur la philosophie de l'hitlérisme enrichies par la lecture de De l'évasionn'enrichiraient-elles pas à leur tour la méditation de 1935?Ce n'est pas qu'il soit illégitime de parler de la honte d'un peuple. Déjà Marx en 1843, dansune lettre à Arnold Ruge, fustigeait le peuple allemand pour s'être enraciné dans son

 patriotisme et sa haine de la Révolution française qui l'empêchaient de connaître la honte. ""La honte ne fait pas faire de révolution. " Je répondrai: la honte est déjà une révolution; notrehonte c'est en fait la victoire de la Révolution française sur le patriotisme allemand qui l'aécrasée en 1813. La honte est une espèce de colère, une colère retournée en elle-même. Et siune nation tout entière avait effectivement honte d'elle-même, elle serait comme le lion qui seramasse sur lui-même avant de sauter." Le peuple allemand des années 1840 restait en deçàde la honte, car il n'éprouvait pas le besoin de révolution.Le problème est donc ailleurs. "Mal élémental ", l'hitlérisme n'est pas malaise - le peuple, sousl'emprise de l'hitlérisme, dans sa presque totalité n'est pas mal à l'aise, il est " bien dans sa

 peau", il colle à sa peau. L'hitlérisme n'est pas seulement enchaînement, il est acceptation del'enchaînement, enchaînement dans l'enchaînement. De même que Georg Benn parlait, à son

 propos, d'une " ivresse de la fatalité", de même peut-on le définir comme une ivresse de l'êtrerivé. L'hitlérisme, pris dans sa dimension ontologique, ne connaît pas l'antagonisme internequi ne cesse de travailler l'être rivé de l'intérieur. La honte est impossibilité de fuir, dans lamesure même où elle est désir de s'enfuir pour se cacher. C'est parce que la nausée faitl'épreuve de la situation-limite du "tout est consommé" que surgit, que peut surgir l'événementfondamental de notre être, l'évasion. Ce phénomène politique ignore systématiquement, refusetout ce qui touche de près ou de loin à un dualisme entre le moi et le corps, attaché qu'il est àl'enchaînement originel, à la simplicité indivisible de notre être, d'un corps qui resterait àl'écart de toute épreuve de la scission. L'hitlérisme, à la différence de la honte et de la nausée,n'est donc pas un malaise, car de ce dernier il ne connaît pas la dynamique propre, à savoir lerefus de demeurer, l'effort pour sortir d'une situation intenable, la tentative de sortir sans

savoir où l'on va. Aussi ne participe-t-il pas de la sensibilité moderne qui se forme au seind'une double expérience, celle de l'être en tant qu'être rivé et celle de la révolte. Au rebours de

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cette sensibilité, il pratique une auto-affirmation qui est suffisance, autosuffisance. L'idéed'évasion lui est inconcevable et la révolte haïssable. Il s'agit d'une civilisation, ou plutôt d'uneanticivilisation installée dans la brutalité du fait d'être, dans la brutalité du fait accompli. Quecela soit! De là l'avertissement final de Levinas dans  De l'évasion: "Toute civilisation quiaccepte l'être, le désespoir tragique qu'il comporte et les crimes qu'il justifie, mérite le nom de

 barbare" ( De l'évasion, p. 98).De l'être rivé, l'hitlérisme n'a conservé qu'une partie, le fait qu'il y a de l'être, en évacuant le besoin de sortir que peut susciter ce fait. Aussi cette expérience de l'être rivé, mutilée enquelque sorte, aboutit-elle à un être rivé au second degré, comme si l'hitlérisme avait traversél'être rivé en en interrompant la dynamique interne, le processus qui fait signe vers la révolteet l'évasion, et n'en avait retenu, sous la forme du sentiment du corps, que la brutalité du faitd'être. Le peuple allemand sous l'emprise du national-socialisme est au-delà de la honte, car,installé dans sa suffisance, l'illusion de sa suffisance, il est inaccessible au besoin d'évasion.Où nous retrouvons par une autre voie la question de l'identification abordée précédemment.Simplification, scotomisation, avions-nous montré, puisque le moment de la distance à soifaisait défaut, puisque l'identification se réduisait à une coïncidence immédiate, massive au

corps biologique. Déjà, ce processus nous était apparu comme retour  sur soi, comme le fait decoller à soi, de s'enfermer dans les liens du sang. Or la mutilation de l'être rivé ne fait querenforcer cette scotomisation. Si nous reprenons la description de l'identité telle qu'elle est

 proposée par Levinas, à propos de l'absolutisation de l'existence, nous comprenons commentcette nouvelle expérience est en même temps expérience de l'être avec tout ce qu'il comportede définitif et d'irrévocable et  expérience de la révolte dirigée précisément contre cetteirrémissibilité de l'être. Cette identité qui dépasse la forme logique est travaillée par un écartinterne d'autant plus intense qu'il se déploie dans le temps, qu'en ce sens ce travail est drame."Mais dans cette référence à soi-même l'homme distingue une espèce de dualité. Son identitéavec soi-même [...] revêt [ ... ] une forme dramatique " ( De l'évasion,  p. 73). Là se nouentindissociablement enchaînement le plus radical et besoin de sortir de soi-même. "Dansl'identité du moi, l'identité de l'être révèle sa nature d'enchaînement car elle apparaît sousforme de souffrance et elle invite à l'évasion"  ( De l'évasion,  p. 73). L'hitlérisme ignore lesecond moment, l'incitation à l'évasion, comme si le sentiment d'identité entre le moi et lecorps s'interposait entre l'enchaînement et, ce qui lui fait réplique, obturait cette percée qu'estle besoin de sortir, de briser l'enchaînement le plus radical et agissait comme une véritableforclusion. Le corps, réduit à l'être de par l'effacement de l'entre-deux entre l'être et l'avoir, desurcroît réduit à l'être biologique, est le lieu d'une double simplification du processusd'identification; à son commencement, dans l'effacement de la distance à soi; à son terme,dans la forclusion de l'évasion. L'identité étant purement biologique, on pourrait dire du corps,véhicule de l'enchaînement, que tel les choses, il est, se référant uniquement à soi-même et ne

connaissant que l'identité de l'être, à savoir, en termes de Levinas, "l'expression de lasuffisance du fait d'être dont personne, semble-t-il, ne saurait mettre en doute le caractèreabsolu et définitif" ( De l'évasion, p. 69).Dernier détour et dernière question. Comment Levinas a-t-il produit le concept d'être rivé? Àsuivre les précieuses indications de Jacques Rolland dans la présentation de  De l'évasion, ceconcept serait le résultat d'un infléchissement sensible que Levinas aurait fait subir à la penséede Heidegger. Il est à noter que, dès l'étude de 1932 consacrée à l'auteur de  Être et Temps,Levinas insiste sur le caractère imposé des situations, voire des possibilités, et sur la fatalitéde l'être jeté qu'il traduit par le terme de déréliction. "En existant le  Dasein est d'ores et déjà

 jeté au milieu de ses possibilités et non pas placé devant elles [... Heidegger fixe par le termede Geworfenheit ce fait d'être jeté et de se débattre au milieu de ses possibilités et d'y être

abandonné. Nous le traduirons par le mot déréliction." À partir de la déréliction, Levinas meten valeur la facticité ou plutôt l'effectivité de l'existence humaine. "La déréliction, l'abandon

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aux possibilités imposées, donne à l'existence humaine un caractère de fait dans un sens trèsfort et très dramatique du terme: c'est un fait qui se comprend comme tel par son effectivité[ ... ] Avoir été jeté dans le monde, abandonné et livré à soi-même, voilà la descriptionontologique du fait." Sans minimiser l'existence du projet, indissociable de l'être jeté, Levinas

 prend soin de préciser que la propension au-delà de soi du  Dasein s'exerce sans s'émanciper 

de la déréliction. "Le  Dasein existe dans une propension au-delà de la situation imposée.D'ores et déjà, le  Dasein est au-delà de soi-même [ ... ] Dans la Geworfenheit  et sanss'affranchir de la fatalité de la déréliction, le Dasein par la compréhension est au-delà de soi. "De là pour Levinas au sein de cette inséparabilité de l'être jeté et du projet, comme un conflittoujours déjà là entre la déréliction et le projet. "La terminologie allemande Geworfenheit-

 Entwurf montre bien l'opposition de la déréliction au projet."Aussi, pour rendre compte de la genèse de l'être rivé, peut-on accueillir et reprendrel'interprétation de Jacques Rolland, selon laquelle Levinas aurait produit ce concept enopérant une dissociation entre le moment de la déréliction et celui du projet, ou plutôt se seraitarrêté pour s'y attarder sur l'être jeté, comme une caméra s'arrête sur une image en vue de latransformer. "Ici, cet arrêt dans la méditation de la Geworfenheit comprise comme fait d'être

rivé va se traduire par un arrêt du mouvement propre à la méditation heideggerienne." Commes'il s'agissait de laisser de côté le projet, le second moment. Ou encore: "L'on pourrait dire quela réflexion de Levinas va s'attarder sur la Geworfenheit de façon à découvrir et à décrire unesituation où l'existence ne trouve plus en elle une propension allant au-delà de la situationimposée, une situation dans laquelle l'être jeté paralyse en quelque sorte toute possibilité de se

 projeter."Bref, l'être rivé serait le fruit d'une dissociation entre l'être jeté et le projet. L'être jeté, coupé,séparé du projet aboutirait à la situation de l'être rivé, comme si l'être jeté arrêté dans sacourse, dans sa propension au-delà de soi - "la fatalité de la déréliction" l'emportant -, secoagulait en être rivé.Sur ce point les Quelques réflexions sur la philosophie de l'hitlérisme ne sont-elles passusceptibles d'apporter un éclaircissement, voire de faire naître une hypothèse? N'est-ce pas ladescription de l'hitlérisme comme enchaînement originel au corps, comme sentiment del'identité du corps, comme réduction des situations imposées à la situation corporelle, à lafacticité corporelle, qui aurait contribué à cette élaboration de l'être rivé? Ne s'agit-il pas trèsexactement d'une situation dans laquelle la fatalité de la déréliction paralyse toute possibilitéde se projeter, et ce de façon d'autant plus rigide que dans le cas présent cette fatalité estentendue comme une fatalité biologique? Confronté aux situations d'être rivé décrites dans Del'évasion, l'hitlérisme nous est apparu comme un être rivé au second degré, c'est-à-dire commeune situation où l'être jeté non seulement paralyse le projet, mais où de surcroît l'être rivé, endépit de l'intolérabilité de la situation, ne connaît ni n'éprouve un besoin d'évasion. Au regard

de l'interprétation de Jacques Rolland, on pourrait dire de l'hitlérisme, être rivé au seconddegré, qu'il s'agit non d'une défaite du projet, mais d'un non-projet, voire d'un antiprojet, puisqu'il reposerait sur une formule aussi paradoxale que "l'essence du  Dasein estl'enchaînement". 

 Non habité, non travaillé par un besoin d'évasion, cet être rivé au second degré n'est-il pas, enrevanche, hanté par ce qui aux yeux de Levinas n'a pas valeur de solution, ni d'issue, à savoir la mort? L'hitlérisme, être rivé au second degré, serait un antiprojet traversé par un simulacred'évasion, la mort - l'impossibilité de la possibilité, selon une formule ultérieure de Levinas. De ce parcours, que retenir?

D'abord, une description saisissante de l'hitlérisme. Dire de l'hitlérisme qu'il met en questionles principes mêmes d'une civilisation, l'Europe, qu'il met en cause "l'humanité même de

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l'homme", n'est ni une déclaration de journaliste, ni celle d'un homme politique, mais uneaffirmation de philosophe qui juge l'hitlérisme à l'aune de l'idée de liberté et d'humanité.L'hitlérisme est abdication de la liberté puisqu'il accepte, ou plutôt se fonde sur une doubletyrannie, celle du temps et celle du corps, la tyrannie du temps à travers celle du corps. Mais,

 plus encore, dans son acceptation du fait qu'il y a de l'être, il prend figure de contre-révolte

qui se dresse à contre-courant de l'aspiration traditionnelle de l'idéalisme à dépasser l'être etde la condamnation contemporaine de la philosophie de l'être. En ce sens, il se révèlefoncièrement antimoderne; contrairement à la liberté moderne qui consiste pour l'homme às'arracher aux déterminations qui l'enserrent, contrairement à la conception moderne del'humanité de l'homme - selon Fichte, l'homme originairement n'est rien -, l'hitlérisme lestel'homme d'un ensemble de servitudes corporelles, natales, biologiques, qu'il lui est intiméd'assumer afin de conquérir son authenticité.Avoir su porter lumineusement l'attention sur l'élément du corps qui répond à la question duComment introduit à une troisième dimension: l'hitlérisme, expérience sans précédent de l'êtreen commun, comme être rivé, comme emprisonnement dont il ne s'agit pas de sortir,enchaînement auquel il s'agit de s'enchaîner, au nom d'une identité massive, brutale, sans

faille ni amorce de dualité. Un peuple, presque en son entier, cloué au sol, attaché, retenu par les liens du sang (Blut und Boden). Situation à l'extrême opposé de la liberté et de l'humanitémodernes, comme si l'humanité à "l'ère de la généalogie" (G. Benn), avec son doublemouvement d'inclusion et d'exclusion, renonçait à son caractère distinctif qui consiste à ne pasêtre prisonnière de déterminations naturelles, à ne pas être rivée à la naturalité, et se tournait,ce faisant, vers l'animalité. Dans cette perspective, l'hitlérisme ne serait pas tant "la productiondu politique comme oeuvre d'art" que la réduction abyssale du politique à une biologique, àune logique de la vie et de la généalogie.Aussi cette interprétation, dans sa nouveauté, requiert-elle d'être confrontée à celle, beaucoup

 plus tardive, d'un historien-phénoménologue, Ernst Nolte, disciple de Heidegger. Pour le Nolte de 1963, l'auteur de l'ouvrage Le Fascisme dans son époque - le seul qui nous intéresseici et non pas le protagoniste révisionniste de la " querelle" des historiens qui en 1986 alla

 jusqu'à nier la singularité des crimes nazis -, le fascisme analysé sur un plan "transpolitique "représenterait "une résistance contre la transcendance pratique et simultanément un combatcontre la transcendance théorique". Par " transcendance", Nolte désigne ce qui en l'hommel'incite à " dépasser le réel" et "qui est capable de transformer en leur essence même les ordreshumains et les relations humaines" , bref la faculté de l'homme de ne pas se réduire à uneunité close sur elle-même, d'être plus que lui-même, d'aller au-delà de ce qui existe. Latranscendance théorique est le dépassement par la pensée de tout ce qui est donné et peut êtredonné pour que l'homme se libère des limites du monde quotidien et acquiert la possibilité"d'avoir l'expérience de la totalité du monde". Quant à la transcendance pratique, elle définit

un processus social " d'élargissement continuel" des relations qui existent entre les hommes etqui libère les individus des liens traditionnels et des forces primordiales d'ordre naturel ethistorique, processus orienté vers l'universalité au point de tendre vers l'unité du genrehumain. Si, à l'instar de tout conservatisme, le fascisme est résistance à la transcendance

 pratique - la volonté de conserver ce qui existe -, il trouve sa spécificité dans le fait de lutter également contre la transcendance théorique, dans la mesure où il s'oppose à toute forme dedistanciation philosophique qui, en allant au-delà de l'existant, peut le soumettre à la critiqueet de ce fait accroître l'incertitude propre à la société moderne.L'analyse de Nolte, où l'on reconnaît sans peine la prégnance des catégories heideggeriennes,

 permet de saisir au mieux la différence de Levinas et son originalité. Tandis que la description philosophique de Nolte s'inscrit à l'intérieur de l'être, trahit "un attachement foncier à l'être" -

la résistance est résistance à la propension du Dasein à aller au-delà de soi -, celle de Levinas,éclairée maintenant par le rapprochement avec  De l'évasion, est concernée au contraire par la

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sortie de l'être. Si l'être rivé, dans le cas de la honte ou de la nausée, est le fruit d'unedissociation entre l'être jeté et le projet, dans le cas de l'hitlérisme, être rivé au second degré,la dissociation est d'une tout autre nature, puisqu'elle intervient entre l'être rivé et l'expériencede la révolte, entre l'être rivé et le besoin d'évasion. Il ne s'agit donc pas tant d'une résistance àla transcendance théorique et pratique que d'une forclusion de la révolte que suscite

l'expérience de l'être, une forclusion du besoin d'excendance.Lutter en philosophe contre l'hitlérisme - ce qui est le propos de Levinas - ne signifie donc pas plaider au nom de la société moderne pour de nouveau laisser libre cours à la transcendance,mais, après avoir mesuré sans crainte "le poids de l'être et son universalité", concevoir le

 besoin d'évasion, la nouvelle voie qu'ouvre le besoin d'excendance et s'interroger à propos del'excendance sur son originalité et "l'idéal de bonheur et de dignité humaine qu'elle promet"( De l'évasion, p. 74).Que retenir, ensuite, quant aux rapports de Levinas à Heidegger? Retour à l'envoyeur, débutd'explication avec Heidegger, disions-nous pour mieux situer les réflexions sur l'hitlérisme.En effet, on ne peut manquer de percevoir dans ce texte, où Heidegger n'est pas une seule foismentionné, un étonnement et y entendre comme une question adressée à celui qui rallia le

national-socialisme, participa à "la mise au pas" en occupant la charge de recteur del'université de Fribourg d'avril 1933 à avril 1934. Interpellation dont le sens serait - sil'essence de l'hitlérisme est bien celle que fait apparaître l'élucidation phénoménologique,alors comment avez- vous pu? Étonnement légitime de la part de celui qui place, au centre deson analyse de l'hitlérisme, le sentiment du corps. Car, on le sait, pour Heidegger, le corpshumain, en tant qu'humain, ne saurait être réduit ni à un être biologique ni à un organismeanimal. Mais il ne reçoit pas pour autant le statut d'un existential, faute d'autonomie, pourrait-on dire, faute de primauté. Le corps est toujours pris dans autre chose que le corps, c'est-à-diredans des structures plus complexes et plus originelles que lui. Il vient toujours en second. Onne peut donc l'analyser qu'à la lumière de ce qui le précède et l'excède. Ainsi, c'est la structurede l'être-au-monde qui détermine le rapport du corps à la spatialité qui est d'autant moinsmatériel que la spatialité du corps est habitée, travaillée par la transcendance. La mêmeanalyse vaut pour la perception. Comme Michel Haar le souligne, la capacité de rapporter directement les données des sens à des objets extérieurs "dépend en réalité de l'être-au-monde.Elle dépend non du corps mais des modes de l'ouverture que sont compréhension, tonalitéaffective et être jeté ". "Le Dasein entend parce qu'il comprend." Le corps n'existe jamais dansson immédiateté; il est toujours déjà "entoilé"dans une Stimmung ; tonalité affective aveclaquelle il noue un rapport singulier, au point d'être compris en elle, enveloppé par elle. "Lasensibilité corporelle est en quelque sorte subsumée dans la Stimmung ." De même serait-iltotalement erroné de réduire la facticité - le fait d'être jeté en général - à la seule dimension ducorps, à la possibilité de fait qu'il porte en lui. Selon l'analyse existentiale, la facticité recouvre

un ensemble de possibilités déterminées qui dépasse de loin le corps propre. En outre, siHeidegger prend en compte la naissance - "l'autre fin", "le commencement", "la naissance", -encore convient-il d'observer, comme nous y invite Michel Haar, que Heidegger efface laspécificité de la limite natale, qu'il tient hors de son analyse "la face antérieure de la naissance", celle qui regarde vers le passé, la longue suite des parents, l'hérédité biologique. "Cet autrecôté de la naissance, sa face obscure [...] la primitivité vitale en nous, l'analyse l'exclut sansmême l'apercevoir. Elle l'ignore."Aussi, au regard de la place seconde que Heidegger attribue au corps, de son insistance sur cequi le dispose et l'excède, l'être-au-monde, la Stimmung , de son ignorance de tout ce qui est ducôté du biologique et des puissances obscures, de la subordination du biologique au  Dasein,on comprend la légitimité de l'interrogation de Levinas. Comment l'auteur d' Être et Temps a-t-

il pu rejoindre un mouvement qui puise son inspiration dans une simplificationoutrageusement triviale de notre condition corporelle, qui réduit la complexité de la facticité à

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la seule facticité du corps, qui de surcroît confond la facticité et la nécessité, la contrainte d'unfait brut auquel il conviendrait de se soumettre pour atteindre à l'authenticité, avecl'enchaînement originel à notre corps? Le texte consacré à Louis Lavelle, exactementcontemporain des réflexions sur l'hitlérisme, n'apporte pas de réponse à cette question. Teln'est pas son objet. Il esquisse seulement, à propos des "philosophes allemands

contemporains", l'amorce d'une interprétation. À ces derniers est reconnu d'avoir élaboré une pensée de la finitude où la rigueur le dispute au désespoir. "Les philosophes allemandscontemporains essayent de répondre au problème du rapport entre l'homme et l'être en prenantdans un sens extrêmement fort le caractère fini de l'être humain. L'homme, être fini, est limitéabsolument, c'est-à-dire isolé, livré à lui-même, mais impuissant de sortir de cet isolement.Dans son présent, il est déjà projeté vers l'avenir, mais cet avenir est déjà le désespoir de lamort." Plus précisément, au sein de la philosophie allemande contemporaine, Levinas détacheun caractère, une tonalité propre à l'auteur d' Être et Temps, "le tragique désespoir del'existence heideggerienne".Dans  De l'évasion Levinas passe de la question à la formulation d'un doute, voire d'unsoupçon. Face à cette philosophie qui enferme l'homme dans la finitude, dans l'être fini, faute

de poser la question de l'infini, Levinas, dans une opposition à peine voilée à Heidegger,affirme que le besoin d'évasion conduit au coeur de la philosophie. Un coeur à plusieurs faces,

 pourrait-on dire, car la portée critique d'une philosophie de l'évasion est susceptible des'exercer dans plusieurs directions. Critique de la philosophie traditionnelle: "Il [le besoind'évasion] permet de renouveler l'antique problème de l'être en tant qu'être. Quelle est lastructure de cet être pur? A-t-il l'universalité qu'Aristote lui confère? " ( De l'évasion, p. 74).Critique de la nouvelle philosophie allemande et sans nul doute de son maître le plus

 prestigieux: "Est-il [l'être] le fond et la limite de nos préoccupations comme le prétendentcertains philosophes modernes?" ( De l'évasion,  p. 74). Contester ainsi l'universalité du

 problème de l'être ne conduit-il pas d'une part à rattacher cette pensée de l'être à unecivilisation qui, sous couvert d'universalité, s'avère être historiquement déterminée. "N'est-il

 pas au contraire rien que la marque d'une certaine civilisation installée dans le fait accomplide l'être et incapable d'en sortir?" ( De l'évasion,  p. 74). Cette contestation, par les horizonsinsoupçonnés qu'elle ouvre, ne fait-elle pas signe vers une nouvelle voie, la sortie de l'être,originale au point de bouleverser certaines des notions du sens commun et de la sagesse desnations.Le post-scriptum de 1990 opère un déplacement qui va bien au-delà du soupçon. Ce qui nesaurait étonner, car il vient au terme d'une critique de Heidegger qui n'a cessé de s'approfondir et de se renforcer au fil des ans et des livres ; déjà en 1947 , dans  De l'existence à l'existant,Levinas marquait nettement une volonté de rupture avec la philosophie de Heidegger qui avaitcependant inspiré nombre de ses analyses. Il avouait "le besoin profond de quitter le climat de

cette philosophie ", sans pour autant prétendre revenir à une philosophie préheideggerienne.C'est donc sur le fond de cette rupture bien antérieure, confirmée par le grand texte de 1951, L'ontologie est-elle fondamentale, que l'ajout de 1990 aux réflexions sur l'hitlérisme vautcomme une réponse ouverte - ni définitive ni exclusive - à la question de l'inconcevable:comment Heidegger a-t-il pu? Sans rejeter la problématique du corps, ni l'oublier, il s'agit del'insérer dans une dimension qui l'englobe et la dépasse. Pour Levinas, la source de la barbarienazie tiendrait désormais -à l'écart de toute contingence ou accident - dans une "possibilitéessentielle de Mal élémental"qui aurait à voir avec "l'ontologie de l'Être, soucieux d'être",c'est-à-dire avec la structure unitaire du souci par laquelle Heidegger définit le  Dasein,notamment dans la formule du paragraphe 41 d' Être et Temps rappelée ici: "Le Dasein est unétant pour lequel en son être, il y va de son être même." Le  Dasein, on le sait, est cet étant

dont le mode d'existence est la compréhension de l'être. Définition qui revient à poser "uneconnexion étroite, indissociable, entre la compréhension et l'être lui-même". Ainsi, puisque,

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selon Levinas, "comprendre l'être - c'est exister", la possibilité essentielle du Mal élémentalaurait-elle à voir avec la compréhension de l'être comme souci, plus encore avec l'être commesouci. C'est pourquoi la dimension ontologique est délibérément soulignée en faisant jouer,comme dans  De l'évasion, la différence ontologique: à l'inverse de l'analyse de 1934,l'hitlérisme n'est plus considéré être l'expression de sentiments élémentaires - d'états d'âme,

d'affects qui existent - mais le fruit d'un Mal élémental, c'est-à-dire qui tient à l'être de ce quiest, qui puise ses racines dans l'être même, dans son implication avec l'être, qui estconsubstantiel à l'être tel qu'il se manifeste dans la structure du souci du  Dasein. Mal d'autant

 plus élémental aux yeux de Levinas que ce dernier, au rebours de la tradition philosophique,comme le montre Catherine Chalier, ne pense pas le mal comme un défaut ou un manqued'être, mais bien plutôt "comme un excès de sa présence, excès qui fait peur et mêmehorrifie". Qu'il soit pensé du côté de la brutalité et de la pesanteur dans  De l'évasion ou ducôté de l'abîme et du chaos dans  De l'existence à l'existant, l'être est le mal d'être. Il y a donc

 bien une implication du mal dans l'être, dans "l'élément" de l'être.Réponse ouverte à la question de l'inconcevable, car il ne s'agit pas seulement de rendrecompte de l'hitlérisme autrement, mais d'ouvrir comme une passerelle philosophique qui

 puisse, sinon expliquer le ralliement de Heidegger au nazisme, tout au moins mettre sur lavoie de ce qui l'a rendu possible. La compréhension de l'être comme souci avec la structure dudevancement de soi serait un des lieux de passage possible entre la philosophie de Heidegger et le nazisme, d'autant plus que ce souci d'être qui s'impose comme une tâche est souci de soi.Au-delà de la problématique du corps, Levinas invite à creuser plus profond, à distinguer,sous l'enchaînement au corps, une position de l'être, de l'homme dans l'être qui estenfermement dans la finitude de l'être - ou l'être comme enfermement - comme si le soucid'être, la tâche d'être soi, constituait l'horizon indépassable du Dasein.Outre la contestation du primat de la liberté qui, à vrai dire, renvoie davantage à l'idéalisme, àson travail de synthèse et à sa volonté de maîtrise, quitter le climat profond de la philosophiede Heidegger signifie mettre en question l'attachement à l'être et donc le primat de l'ontologie,apprendre à percevoir, au-delà de l'être, une relation antérieure à la compréhension qui

 permette de substituer au souci de l'être le souci pour l'autre homme. Enfin, quel enseignement tirer de ce texte quant à Levinas lui-même? Nous avons tentéd'éclairer en retour les réflexions sur l'hitlérisme par  De l'évasion, mais n'est-il pas égalementlégitime de procéder en sens inverse, d'éclairer  De l'évasion par les réflexions sur l'hitlérisme,même si aucune référence explicite n'est faite au présent politique dans la méditation de 1935?

 N'est-ce pas, en partie, l'événement de 1933, la césure introduite par le national-socialisme etl'interprétation inédite qu'en a proposée Levinas qui ont suscité la radicalité du geste

 philosophique de 1935, la rupture avec le privilège de l'être, l'ouverture d'une voie nouvelle

sous le signe de la sortie de l'être et du besoin d'excendance? Comme si la suffocationconsécutive à l'enchaînement originel au corps s'était soudain métamorphosée en "fatigued'être" faisant du même coup naître le besoin d'évasion.Autant il serait absurde et abusif de présenter l'oeuvre de Levinas comme une réplique àl'hitlérisme, autant il paraît légitime de peser soigneusement le traumatisme presque initial quia affecté cette philosophie, de savoir en prendre la mesure. Comment ce traumatisme a révélédes structures d'existence de nature à provoquer "l'horreur de l'être"; comment cette révélationa éveillé une révolte contre cette expérience de l'être; comment cette révolte anti-ontologiquea ouvert la voie à une philosophie de l'évasion.Quoi qu'il en soit, avec les textes de 1934-1935 qui forment une constellation s'amorce unvéritable virage dans le trajet de Levinas: ce moment spécifique d'un parcours où l'auteur se

détourne des premiers exposés pionniers et savants de la phénoménologie pour interroger lasituation de fait de la phénoménologie contemporaine et ses ambiguïtés et découvrir, dans le

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mouvement même du virage, les grands pans d'un paysage à la rencontre duquel il s'avance.Décrire ce paysage n'est pas notre propos. Qu'il nous suffise de nous tourner vers un textetardif de Levinas,  Éthique comme philosophie première,  presque contemporain du post-scriptum de 1990, pour y reconnaître les pans de ce paysage et pour apprécier commentchacune de ces grandes orientations porte en elle une relation complexe à ce qu'a révélé

l'épreuve de l'hitlérisme et que nous avons rencontré dans notre analyse des réflexions de1934. Trois grandes orientations auxquelles l'étrangeté à l'être et la contestation du primat del'ontologie servent de boussole. Face au souci identitaire et contre les folies identitaires, les délires de souveraineté qu'il aengendrés et continue d'engendrer, la mise en question de l'identité et du processusd'identification. L'attention prêtée à la conscience préréflexive et pré-intentionnelle, nondestinée à s'achever en prise de conscience, laisse surgir un autre régime de l'identité, "gloirede la non-essence" selon Humanisme de l'autre homme, ou plutôt une identité impossible, ouune étrange identité sous le signe de la séparation. "La différence qui bée entre moi et soi, la

non-coïncidence de l'identique est une foncière non-indifférence à l'égard des hommes."Comme s'il s'agissait non seulement de récupérer la distance à soi qu'implique tout processusd'identification, mais de prolonger sans fin le retour à soi qu'il met en oeuvre au point demaintenir la non-coïncidence, non comme une défaillance, mais comme une ouvertureinventive à un autre régime de l'identité. "Le retour à soi se fait détour interminable." Cetteélection du "sans identité", du "sans assise dans le monde", conduit Levinas à élucider unefigure inédite de la mauvaise conscience. "Mauvaise conscience que cette implication du non-intentionnel: sans intentions, sans visées, sans masque protecteur du personnage secontemplant dans le miroir du monde, rassuré et se posant. Sans nom, sans situation, sanstitres. Présence qui redoute la présence, qui redoute l'insistance du moi identique, nue de toutattribut. Dans sa non-intentionnalité, en deçà de tout vouloir, avant toute faute, dans sonidentification non intentionnelle, l'identité recule devant son affirmation, s'inquiète devant ceque le retour à soi de l'identification peut comporter d'insistance [ ... ] L'intériorité du mental,c'est peut-être originellement cela, ce manque d'audace de s'affirmer dans l'être ou dans sachair ou dans sa peau. " De par l'accent porté sur notre condition - incondition - d'apatride s'élabore uneinterrogation du mode d'être relatif au monde qui va bien au-delà de la critique du primat del'ontologie, puisqu'il investit ce sur quoi repose ce primat même. Il s'agit de substituer au"point de départ correct" de Heidegger, l'être-au-monde, un autre point de départ jugé enquelque sorte plus juste, l'étrangeté au monde. À l'instar d'Adorno qui considère que le tempsd'habiter est passé, Levinas déclare que " personne n'est chez soi". Loin de toute familiarité et

intimité, loin du repos que procurent l'installation et la suffisance, il importe, en rappel "desétrangers et esclaves en pays d'Egypte" de redécouvrir une autre structure plus profonde -l'être-en-question - susceptible de rapprocher l'humanité. Au Dasein ontologiquement compriscomme souci s'opposerait l'existant éthiquement constitué comme crainte pour autrui. Déjàdans De l'évasion peut s'entendre une critique du souci dans la mesure où le devancement desoi, loin de déserter l'être, le renforce. "La propension vers l'avenir, " l'au-devant-de-soi "contenus dans l'élan, marquent un être voué à une course" (De l'évasion, p. 72). L'étrangeté aumonde se comprend en un double sens- l'être en question, elle se déploie comme mise encause de l'être-au-monde; être à la question, elle exige de l'homme qu'il réponde de son droitd'être. "Mon être-au-monde ou ma " place au soleil ", mon chez-moi, n'ont-ils pas étéusurpation des lieux qui sont à l'autre homme déjà par moi opprimé ou affamé, expulsé dans

un tiers monde: un repousser, un exclure, un exiler, un dépouiller, un tuer [ ... ] Crainte pour tout ce que mon exister peut accomplir de violence et de meurtre [ ... 1 La crainte d'occuper 

5/17/2018 Emmanuel Lévinas - Quelques réflexions sur la philsophie de l'hitlérisme (1934) - slidepdf.com

http://slidepdf.com/reader/full/emmanuel-levinas-quelques-reflexions-sur-la-philsophie-de-lhitlerisme-1934 33/33

 

dans le  Da de mon  Dasein la place de quelqu'un; incapacité d'avoir un lieu - une profondeutopie. Crainte qui me vient du visage d'autrui."Où nous retrouvons, mais enrichie par une traversée philosophique, "au-delà de l'être",l'opposition de départ entre le paganisme, enfermé dans le monde, impuissant à le quitter et le

 judaïsme, l'antipaganisme par excellence, car sans assise définitive dans le monde. Contraste

d'autant plus significatif qu'il croise l'opposition à Heidegger - et aux heideggeriens et à toutce qui fait la séduction du paganisme, l'attachement à l'être, au monde, au Lieu qui menaceaussitôt de se convertir "en scission de l'humanité en autochtones et étrangers". Enfin, si l'on se tourne vers  Autrement qu'être ou au-delà de l'essence, se fait jour uneautre pensée du corps dans la fidélité phénoménologique à la teneur concrète de notrecondition corporelle qui se tient aussi loin de la dépréciation platonicienne du corps que del'exaltation barbare du sentiment d'identité. Le sujet incarné n'est pas un concept biologique,affirme Levinas pour mieux faire apparaître la structure plus haute à laquelle est soumis le

 biologique. Le corps - non plus l'être rivé, l'acceptation de l'enchaînement au point d'être"bien dans sa peau" - mais l'être exposé, le mal-être dans sa peau, la vulnérabilité, l'épreuve dela vulnérabilité telle que s'ouvre un lieu, au-delà de la persévérance dans l'être, où se rendre

sensible à l'appel, à la souffrance de l'autre homme. "Le corps n'est ni un obstacle opposé àl'âme, ni le tombeau qui l'emprisonne, mais ce par quoi le Soi est la susceptibilité même.Passivité extrême de l'" incarnation " - être exposé à la maladie, à la souffrance, à la mort,c'est être exposé à la compassion et, Soi, au don qui coûte." Peut-être faut-il de surcroît savoir entendre dans ces réflexions sur l'hitlérisme une leçon ensourdine qui vaudrait pour l'ensemble de la modernité et d'autant plus inquiète qu'elle émaned'un phénoménologue attentif aux périls d'une réduction du concret au visible ou àl'empirique, chacune de ces deux réductions entraînant l'absolutisation de ce qui est: commentla recherche du concret, la concrétude, faute d'apercevoir "la fonction transcendantale de toutel'épaisseur concrète de notre existence corporelle, technique, sociale et politique" est en

 permanence menacée de dériver vers une brutalisation de l'existence?