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Inégalités et croissance : quelles perspectives théoriques ? Jean-Luc Gaffard Professeur à l’Université de Nice Sophia Antipolis et à SKEMA Business School Conseiller Scientifique à l’OFCE CNRS GREDEG 250 avenue Albert Einstein 06560 Valbonne [email protected] 1

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Inégalités et croissance : quelles perspectives théoriques ?

Jean-Luc Gaffard

Professeur à l’Université de Nice Sophia Antipolis et à SKEMA Business School

Conseiller Scientifique à l’OFCE

CNRS GREDEG 250 avenue Albert Einstein 06560 Valbonne

[email protected]

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Inégalités et croissance :

Quelles perspectives théoriques après Piketty ?

Résumé

Dans Le capital au 21e siècle, Piketty va au-delà d'une nouvelle approche empirique et historique qui documente et dissèque le creusement des inégalités: il ouvre un débat théorique essentiel à propos des tendances à long terme du capitalisme. Nous soutenons que le cadre théorique qu’il propose ne rend pas compte des faits recueillis. Reconnaître empiriquement l'hétérogénéité du capital devrait conduire à différencier la richesse du capital dans l’analyse, et par suite à mettre en lumière la vraie nature du mécanisme de rente et de mieux expliquer les faits saillants.

Abstract

In Capital in the 21th Century Piketty goes beyond a new empirical and historical approach, which documents and dissects the increase in inequality: he proposes a theory of the long-term tendencies of capitalism. We argue that this theoretical framework does not account for the facts gathered. Recognizing from an empirical viewpoint the heterogeneity of capital would have to lead to differentiate the wealth of capital in the analysis, and hence to put into light the real nature of the rent mechanism and to better explain the salient facts.

Mots clés : capital, croissance, rente, répartition, richesse

Codes JEL : D30, H20, 040

1. Introduction

L’ouvrage de Thomas Piketty, le Capital au XXIème siècle a un double mérite : il constitue un travail empirique exceptionnel qui nous éclaire sur les tendances lourdes des économies contemporaines ; il ouvre un débat théorique essentiel sur la nature des forces qui gouvernent les tendances longues du capitalisme.

Le propos, dans ce qui suit, n’est pas de faire une revue de détail des différentes dimensions du creusement des inégalités mis en lumière, encore moins de contester que l’on est confronté au retour d’un capitalisme patrimonial dont il est clairement dit que les racines sont institutionnelles, mais de savoir quelle est la grille théorique la plus appropriée pour rendre compte de ces phénomènes. Cet angle de vue peut paraître très restrictif au regard de la richesse de l’ouvrage. Il rencontre, cependant, les préoccupations de Piketty lui-même qui consacre une large partie d’une contribution récente à une discussion de la dimension théorique de ses travaux (Piketty 2015).

Le creusement des inégalités, la hausse de la part des profits et la hausse du rapport du capital (assimilé à la richesse totale) au revenu, mis en évidence empiriquement, contredisent les résultats de la théorie néo-classique pour laquelle la hausse du rapport du capital au revenu et la baisse corrélative du taux de rendement du capital conduisent à une baisse de la part des profits. Curieusement, pourtant, le même schéma théorique est conservé, moyennant l’inversion une hypothèse technique : celle relative à l’élasticité de substitution entre capital et travail supposée être supérieure à l’unité. Ce serait, cependant, réducteur de s’en tenir à cette partie de l’analyse théorique. Beaucoup plus importante est, en effet, la proposition suivant laquelle un taux de rendement du capital

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durablement supérieur au taux de croissance est générateur d’un creusement indéfini des inégalités. Or cette proposition ne tient, comme nous le verrons, qu’à la condition de reconnaître théoriquement ce qui est documenté empiriquement, à savoir l’hétérogénéité du capital et plus précisément la distinction entre capital et richesse ou entre capital productif et capital improductif. La hausse du rapport du capital au revenu a, alors, pour corollaire la hausse de la part du capital improductif dans la richesse totale avec pour conséquence une chute du taux de croissance. Mais c’est alors à un renversement de proposition que l’on est conduit : ce n’est plus, comme le soutient Piketty, la chute exogène du taux de croissance qui explique, dans un contexte social et réglementaire déterminé, le creusement des inégalités, mais plus vraisemblablement le creusement des inégalités qui entraîne une hausse des dépenses improductives et, par suite, la chute du taux de croissance. Ce renversement repose sur la distinction entre trois catégories analytiques de revenus, les salaires, les profits et les rentes.

Alors que pour nombre de critiques de l’ouvrage de Piketty, la théorie néo-classique bien comprise invaliderait les faits, nous entendons exactement le contraire : les faits, qui contredisent effectivement des hypothèses centrales du modèle néo-classique, appellent une révision de la théorie.

La suite de l’article est organisée comme suit. Après avoir rappelé les propositions théoriques formulées par Piketty (section 2), nous entendons mettre en lumière leur inadaptation au problème traité et aux données rassemblées (section 3) et faire valoir la nécessité de proposer un autre fil conducteur pour expliquer ces mêmes données (section 4). L’accent sera alors mis sur la notion de rente afin de mieux comprendre la façon dont les inégalités affectent la croissance (section 5), puis sur la nature du conflit social principalement en cause (section 6). La section 7 conclura en reprenant la discussion sur la pertinence de se rapporter au temps long.

2. Les propositions théoriques de Piketty

La lecture théorique proposée par Piketty pour expliquer la formation des inégalités repose sur deux équations présentées dans l’ouvrage comme reflétant des lois fondamentales du capitalisme. La première équation indique que la part du revenu du capital dans le revenu global est égale aux taux de rendement du capital multiplié par le rapport du capital au revenu. La deuxième équation indique que le rapport du capital au revenu est égal au taux d’épargne rapporté au taux de croissance. Elle est censée figurer un équilibre de long terme, véritable attracteur de l’économie, impliquant de considérer comme exogène et donc comme variable explicative, le taux de croissance. Solow (1956) est convoqué à l’appui de cette démarche, lui qui aurait compris, à rebours de ce que pensait Harrod (1948), que « le rapport du capital au revenu s’ajuste au taux d’épargne et au taux de croissance structurel de l’économie et non l’inverse » (Piketty, 2013 p. 366).

La narration proposée est, alors, la suivante. L’affaiblissement du taux de croissance, résultant d’un épuisement des gains de productivité et d’un ralentissement de la croissance démographique, a pour conséquence, à taux d’épargne net constant, de faire augmenter le rapport du capital au revenu. L’augmentation du rapport du capital au revenu va de pair avec une augmentation de la part du revenu du capital dans le revenu total pourvu que le taux de rendement du capital ne diminue pas trop suite à la hausse du rapport du capital au revenu, ce qui sera le cas sous l’hypothèse que l’élasticité de substitution entre capital et travail est supérieure à l’unité, c’est-à-dire pourvu qu’il soit facile de substituer un capital relativement abondant au travail. L’aggravation des

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inégalités entre salaires et profits devient simplement la conséquence de la chute présumée exogène du taux de croissance. Ce sont ici deux régimes réguliers qui sont comparés, correspondants à deux taux de croissance et deux rapports du capital au revenu différents. La thèse ultime défendue avec un tel schéma théorique est celle de la stagnation séculaire, thèse à laquelle la crise redonne une certaine actualité.

Toujours dans les termes du modèle, la baisse significative du taux de croissance accompagnée d’une diminution limitée du taux de rendement du capital a pour conséquence que le taux de rendement du capital devient durablement supérieur au taux de croissance conformément à ce qui est observé dans la période récente et extrapolé pour les périodes futures (Piketty, 2013, figures 10.10 et 10.11).

La proposition conjointe, certainement la plus importante, est que les plus riches accumulent de plus en plus de richesse parce que le rendement attendu de la richesse nette existante est plus élevé que le taux de croissance. Le rapport du capital (ou de la richesse) au revenu augmente à raison de cet écart entre, une augmentation qui est potentiellement cumulative. L’exemple donné (p.573) est qu’il suffit aux riches de réinvestir un cinquième du revenu annuel de leur capital pour que leur capital croisse plus vite que le revenu moyen lorsque le taux de rendement du capital est 5% et le taux de croissance 1%. Cette spirale inégalitaire ne peut être contrariée que si la hausse indéfinie du rapport du capital au revenu entraîne, conformément à la théorie néo-classique qui reste la référence, une chute du taux de rendement du capital. Mais ce mécanisme prendrait, suivant Piketty, des décennies pour opérer d’autant que les riches, dans une économie ouverte, peuvent accumuler des actifs étrangers. Resterait alors comme seule force retardatrice la destruction du capital par les guerres ou l’affaiblissement de la concentration des héritages pour des raisons démographiques.

3. Des propositions inadaptées

Ces propositions sont doublement inadaptées. L’augmentation de la part des profits dans le revenu total ne suit pas la hausse du rapport du capital au revenu, s’il n’est question que de capital productif. L’écart entre taux de rendement du capital et taux de croissance est compatible avec la constance de la répartition entre profits et salaires, là encore pourvu de ne considérer que le capital productif.

Rappelons le mécanisme de répartition emprunté au modèle de croissance néo-classique. Si le taux de croissance (exogène) chute, il y a trop de capital vis-à-vis de trop peu de travail efficace et le rétablissement de l’équilibre suppose une hausse du rapport du capital au travail qui devra résulter d’une hausse du taux de salaire vis-à-vis du taux de rendement du capital. Ce qui arrive à la part du revenu du capital dans le revenu total dépend alors de l’élasticité de substitution entre capital et travail. La narration proposée par Piketty repose sur l’hypothèse qu’elle est supérieure à l’unité, auquel cas la part du revenu du capital dans le revenu total augmente. Si, à l’opposé, cette élasticité est inférieure à l’unité, la chute significative du taux de rendement du capital aura pour effet une diminution de la part du revenu du capital dans le revenu total. En outre, comme l’écart entre le taux de rendement du capital et le taux de croissance s’en trouve réduit, l’ampleur sinon l’existence du mécanisme cumulatif d’aggravation des inégalités sont remises en cause. Or il est peu vraisemblable que l’élasticité de substitution soit supérieure à l’unité. Certes, Piketty calcule une valeur de cette élasticité comprise entre 1.3 et 1.6, mais sur la base du rapport de la richesse au revenu, alors qu’avec la mesure conventionnelle du rapport du capital (productif) au revenu, cette même élasticité est très vraisemblablement inférieure à l’unité (Rognlie, 2014, Rowthorn 2014). Piketty se

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défend, alors, de cette critique en rejetant le modèle de concurrence parfaite à un seul bien jugé explicitement non satisfaisant, et en plaidant en faveur du ‘bon’ modèle qui ne peut être qu’un modèle multisectoriel dans lequel joueraient les différences d’intensité capitalistique et les mouvements de prix relatifs permettant de justifier « des élasticités de substitution intersectorielles combinant forces de l’offre et de la demande (…) beaucoup plus élevées que les élasticités capital-travail dans un modèle à un secteur » (Piketty 2015 p. 81). Surgit ainsi l’idée de prendre en considération l’hétérogénéité du capital pour notamment rendre compte des effets de variations de prix relatifs entre d’un côté les actifs financiers et immobiliers et de l’autre les biens d’équipement (Piketty et Saez 2014). Mais il n’est plus question du même modèle. L’élasticité de substitution n’est plus une donnée technologique dès lors que l’on se réfère implicitement à deux types différents de capital, l’un productif, l’autre improductif.

S’agissant, maintenant de la deuxième proposition, rappelons qu’un écart positif entre le taux de rendement du capital et le taux de croissance, si l’on reste dans le cadre théorique néo-classique, est la propriété d’un équilibre de long terme (d’un régime régulier), caractérisé par un rapport constant du capital au revenu et une répartition stable des revenus entre capitalistes et salariés. Il n’existe aucun mécanisme cumulatif. Pour en rendre compte, nous pouvons nous rapporter au modèle de croissance de Hicks (1973) et à son analyse des propriétés des sentiers de régime régulier.

Sur un sentier de croissance équilibrée, la somme des salaires et des profits est égale à la somme de la consommation et de l’investissement net. Cette relation est une équation qui lie le taux de salaire au taux de profit (ou courbe des prix des facteurs) pour une technique de production donnée. Sur un sentier de croissance équilibrée, la productivité du travail dépend de la technique de production choisie et du taux de croissance. Cette relation (ou courbe d’efficience de la technique) montre comment la productivité varie, d’un régime régulier à l’autre, quand le taux de croissance varie. Les deux courbes, décroissantes, sont identiques (voir en annexe). Quand les profits sont totalement investis, le taux de profit ou taux de rendement du capital est égal au taux de croissance et le taux de salaire est égal à la productivité du travail, conformément à la règle d’or (Von Neumann, 1945, Phelps 1961). Si le taux de rendement du capital est supérieur au taux de croissance, le taux de salaire est inférieur à la productivité du travail signifiant qu’une fraction du revenu global est consommée par les capitalistes (la consommation à partir des profits). En d’autres termes, une partie des profits n’est pas investie, ne concourt pas à l’accumulation de capital. Pour une technique de production et un taux de croissance donné, la répartition des revenus est stable (voir en annexe). La deuxième proposition de Piketty, ayant trait à l’existence d’un mécanisme cumulatif, qui fait écho aux observations empiriques, n’est pas recevable dans le cadre du modèle néo-classique de croissance.

Piketty, en défense, se référant à un modèle néo-classique de régime régulier, en l’occurrence un modèle dynastique, reconnaît que l’écart entre le taux de rendement du capital et le taux de croissance n’implique rien en lui même quand aux inégalités de richesse (Piketty 2015 pp 73-4). Il considère, en revanche, que des chocs aléatoires, affectant la démographie, les préférences, les technologies ou les institutions, auraient des effets sur les inégalités qu’amplifierait l’écart entre le taux de rendement du capital et le taux de croissance (Piketty 2015, Piketty et Saez 2014, Piketty et Zucman 2014). Ce faisant, il rompt, de nouveau, avec l’épure théorique initiale.

4. Un autre fil conducteur

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L’existence d’un écart positif entre le taux de rendement du capital et le taux de croissance est, manifestement, au cœur de l’analyse. La question posée par Piketty est celle de son influence sur ce qu’il advient des inégalités. La thèse d’un possible mécanisme cumulatif tient à condition de renoncer à l’hypothèse d’homogénéité du capital qui caractérise le modèle de référence mais ne correspond pas à la réalité observée. Si cette hypothèse est abandonnée théoriquement comme elle l’est empiriquement, le taux de croissance ne peut plus être supposé exogène.

Dans les propositions théoriques de Piketty, le capital est un agrégat constitué de l’ensemble des richesses. Aucune distinction n’est faite entre un capital productif et un capital improductif. Capital et patrimoine sont confondus. Or, ainsi que le rappelle Solow (2014) dans son analyse du livre de Piketty, il existe des actifs qui ont une valeur, sont une partie de la richesse, mais ne produisent rien. En outre, les actifs financiers qui sont la contrepartie du capital productif ont une valeur qui peut fluctuer violemment, bien plus violemment que le revenu national. L’ignorer, en englobant dans une même mesure les biens d’équipement et les usines, le capital immobilier et les biens fonciers, conduit à identifier le taux de rendement du capital productif au taux de rendement de la richesse globale. Ce faisant, aucune distinction n’est faite entre rémunération du capital productif et rémunération du capital improductif, entre profits et rentes. Le profit est défini de manière extensive incluant la rente de monopole, la rente foncière, les loyers ou les droits de propriété intellectuelle, tout en retenant la définition théorique d’un taux de rendement du capital qui serait égal à la productivité marginale du capital.

Renoncer à l’hypothèse d’homogénéité du capital, c’est introduire dans l’analyse le fait que les riches partagent leur richesse entre capital productif et capital improductif, entre biens d’équipement et actifs financiers et immobiliers. Cette distinction reste possible dans un modèle de croissance standard. Simplement, la part des profits augmente du fait d’une baisse du rapport du capital (productif) au revenu avec une élasticité de substitution inférieure à l’unité, alors que le rapport de la richesse totale au revenu augmente, du fait de la hausse des prix des actifs, en accord avec les données rassemblées (Rowthorn 2014, Stiglitz 2014).

Aller plus loin requiert de considérer que la fraction des profits, qui n’est pas investie en capital productif, n’est pas intégralement consommée. La possibilité existe, alors, pour les agents économiques, non seulement de tirer des revenus du capital productif investi, mais aussi et surtout de bénéficier de la hausse du prix des actifs détenus – la terre, des biens immobiliers, des actifs financiers. La hausse du rapport de la richesse au revenu vient non de l’accumulation de biens capitaux, mais de la hausse des prix des actifs, en l’occurrence des actifs immobiliers. Dans ces conditions, les ménages très riches peuvent s’enrichir de plus en plus, et effectivement la part de la richesse dans le revenu total augmente alors que baisse le rapport du capital productif au revenu, et que stagnent les salaires. L’accroissement de valeurs des actifs improductifs n’entraîne évidemment pas de hausse de la productivité du travail (Stiglitz 2014).

Les données empiriques rassemblées viennent à l’appui de cette analyse quand il est fait état des métamorphoses du capital et du poids accru du capital immobilier dans la richesse totale dans la période récente, notamment en France et en Grande Bretagne (Piketty, 2013, figures 3.1 et 3.2), ou encore de la valeur différente du capital des entreprises suivant que l’on retient ou non pour la mesurer la valeur boursière. Sans doute, le partage entre un capital productif et un capital improductif est-elle empiriquement et même théoriquement difficile à établir. En quoi, en particulier, le capital immobilier (le capital logement) peut-il être qualifié d’improductif ? Ce qui est en

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cause ce n’est évidemment pas l’usage qui est fait des logements, mais leurs prix. Une envolée de ces prix a pour conséquence d’affecter une partie croissante des ressources financières disponibles à l’achat de ces actifs sans créer de nouvelles capacités productives (y compris des logements).

Reconnaître l’hétérogénéité du capital permet, d’ailleurs, de faire justice de la critique adressée à Piketty concernant l’hypothèse d’un taux d’épargne net constant. Certes le rapport du capital au revenu pourrait diminuer, en dépit de la baisse du taux de croissance, dans la mesure où cette dernière s’accompagne d’une chute du taux d’épargne net (Krusell et Smith 2014). Or, non seulement le creusement des inégalités et la concentration du capital augmentent le taux d’épargne global contrariant l’effet d’une chute du taux de croissance, mais le supplément d’épargne des plus riches alimente l’achat d’actifs plutôt que l’investissement productif.

Réintroduire l’hétérogénéité du capital a une conséquence majeure qui est de renverser la proposition initiale, faisant de la chute (exogène) du taux de croissance la cause première du creusement des inégalités de revenus et de richesses. Distinguer entre richesse et capital conduit à s’interroger sur le point de savoir qui contrôle les ressources et avec quel objectif. Ce n’est pas la même chose que d’investir en capital productif ou d’acheter des actifs improductifs. Ne serait-ce pas, alors, le creusement des inégalités qui serait à l’origine de la baisse du taux de croissance en provoquant une redistribution du capital au détriment du capital productif et à l’avantage du capital improductif ? Imaginer une telle redistribution suppose de redéfinir les termes de la répartition des revenus en introduisant, à côté des salaires et des profits, les rentes. Ce ne sont plus les économistes néo-classiques et la théorie de la croissance standard qui sont ici appelés en renfort, mais les économistes classiques et notamment Ricardo pour qui propriété foncière et propriété du capital ne sont pas assimilables et pour qui l’augmentation de la rente (foncière) et la diminution corrélative du taux de profit, à taux de salaire réel constant, expliquent la chute de l’accumulation du capital (productif), celle du taux de croissance et, finalement, la marche vers l’état stationnaire (de croissance nulle). Ce n’est pas le taux de croissance qui détermine le rapport du capital au revenu, mais l’inverse, comme Harrod (1948) le soutenait. Le rapport du capital au revenu ou plus exactement le rapport de l’investissement à la variation du revenu n’est plus ici le reflet d’une propriété technique, mais celui d’une fonction de comportement, en l’occurrence une fonction d’investissement. Arbitrer dans le sens d’acheter des actifs improductifs au détriment du capital productif a pour possible effet de réduire le montant de l’investissement productif rapporté à la variation du revenu de telle sorte qu’à taux d’épargne constant, le taux de croissance diminue.1

5. Le mécanisme de la rente

La difficulté d’ordre analytique réside dans l’identification de la catégorie sociale des rentiers. Piketty parle effectivement de rente, mais s’en tient à la notion de « rente annuelle produite par un capital » dont il nous dit, à juste titre, qu’elle « n’a strictement rien à voir avec un problème de concurrence imparfaite ou de situation de monopole » Et de maintenir les mécanismes de base qu’il défend. « A partir du moment où le capital joue un rôle utile dans le processus de production, il est naturel qu’il ait un

1 A l’aide d’un modèle macroéconomique à deux secteurs, un secteur productif et un secteur improductif, impliquant de considérer comme une rente la fraction des profits dédiée à la demande au secteur improductif, Amendola, Gaffard et Patriarca (2013) montrent qu’une redistribution du revenu au détriment des salaires affecte négativement le produit et l’emploi, y compris quand les gains accumulés par les rentiers permettent aux salariés de s’endetter.

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rendement. Et à partir du moment où la croissance est faible, il est presque inévitable que ce rendement du capital soit nettement supérieur au taux de croissance, ce qui donne mécaniquement une importance démesurée aux inégalités patrimoniales venues du passé ». Dès lors, « la rente n’est pas une imperfection de marché : elle est, au contraire, la conséquence d’un marché du capital ‘pur et parfait’, au sens des économistes, c’est-à-dire un marché du capital offrant à chaque détenteur de capital – et en particulier au moins capable des héritiers – le rendement le plus élevé et le plus diversifié que l’on puisse trouver dans l’économie nationale ou même mondiale » (p. 674). La notion de rente ne recouvre ici aucune réalité économique ni même sociale spécifique.

L’attention portée à l’impact social des inégalités est, toutefois, au cœur de l’ouvrage de Piketty. Ainsi, évoque-t-il l’inégalité extrême comme condition de la civilisation dans une société pauvre, car elle permettrait à une mince couche sociale de se préoccuper d’autre chose que de sa subsistance (pp. 659-62), conformément à l’enseignement de Kuznets. Ainsi fait-il le parallèle entre cette situation des origines et l’extrémisme méritocratique dans les sociétés contemporaines devenues riches, dont il observe, certes avec le recul critique nécessaire, qu’il est justifié, au moins en partie, par la productivité des salariés du haut de l’échelle (pp. 662-65). On pourrait avoir l’impression d’une défense de la thèse d’un impact bénéfique des inégalités sur la croissance aujourd’hui comme hier.

C’est que les faits recensés recèlent une certaine ambiguïté. Au cours de la période récente, notamment aux Etats-Unis, ce sont les salariés du haut de l’échelle qui sont les principaux bénéficiaires de la croissance du revenu global, ce sont les différences de salaires qui sont le principal vecteur du creusement des inégalités de revenus. Il vient, alors, à l’esprit de l’économiste rompu au raisonnement néo-classique que les salaires très élevés ne seraient que la rémunération d’un talent et d’une compétence que valoriseraient encore plus les nouvelles technologies permettant à quelques stars de s’emparer de la totalité d’un marché mondial. Et de parler des effets d’un biais de qualification dans le progrès technique qui expliquerait le creusement des inégalités sans que soit remis en cause le cadre théorique standard.

Il est, pourtant, difficile de reconnaître dans ces hauts salaires la rémunération d’une contribution à l’activité productive. De tels salaires relèvent beaucoup plus de la rente que de la rémunération d’un travail, fut-ce un travail managérial. Si l’on est bien passé d’une société de rentiers à une société de cadres au cours du XXème siècle (Piketty (2013) pp. 435-44), il serait trompeur de distinguer les super-cadres des rentiers. Leur irruption à partir des années 1980 témoigne pour le moins « de la difficulté majeure rencontrée par la théorie de la productivité marginale » (Piketty (2013) p. 500).

De fait, les augmentations de salaires observées n’ont en rien induit une hausse significative de l’offre du travail correspondant et c’est bien là la définition basique de la rente. La rente d’un bien (ou d’un service) est la portion du prix qui n’influence pas la quantité disponible de ce bien (ou service). Une demande accrue de ce bien ou service ne fait qu’en augmenter le prix et enrichir son détenteur sans induire une production accrue. Certes, il arrive qu’une rente n’affecte pas la quantité immédiatement disponible, mais la quantité disponible dans le futur. Mais ce n’est plus, alors, une rente au sens propre mais une quasi-rente. (Alchian et Allen 1969, pp 99-100)

Le propre de la rente est, en outre, qu’elle est destinée à alimenter des dépenses improductives, qu’il s’agisse d’achats d’actifs financiers ou immobiliers ou de biens de luxe, achats qui font monter les prix de ces actifs ou de ces biens sans faire augmenter

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significativement l’emploi. La génération actuelle des plus riches est, sans doute, largement constituée d’innovateurs géniaux, de publicitaires ou de hauts dirigeants qui reçoivent salaires et bonus élevés, mais ces derniers rejoignent la cohorte des rentiers avant même que ce soit le cas de leurs héritiers, ce dont conviennent aussi bien Solow (2014) que Brynjolfsson et Mc Afee (2014).

La formation de rentes est ici fondamentalement responsable du creusement des inégalités. En raison du caractère non homothétique des préférences, une répartition plus égalitaire des revenus et la constitution d’une classe moyenne au sens plein du terme ont permis qu’existe une demande de taille suffisante pour rendre viable une production industrielle basée sur l’usage de technologies à rendements croissants. A l’opposé et avec la même hypothèses sur les préférences, une répartition très inégalitaire ne peut que favoriser la demande de biens de luxe, autrement dit la production de petits volumes à des prix très élevés et croissants et pénaliser les investissements longs au détriment de la croissance (Georgescu-Roegen 1960, Murphy, Shleifer et Vishny 1989). Ce ne sont pas seulement les biens de luxe dont le prix augmente. Ce sont aussi des actifs financiers et immobiliers dont la demande par les plus riches fait suite à un excès d’épargne. Ces comportements sont parfaitement rationnels quand on sait que les personnes les plus riches sont attentifs aux effets ostentatoires et jugent de l’utilité de leurs biens moins en raison de leur volume physique qu’en raison de leur prix. L’accroissement de ces prix est en soi un facteur d’accroissement de leur satisfaction (Carrol 1998) avec comme conséquence que la spéculation prend le pas sur l’accumulation d’un capital physique au détriment de la croissance.

Le rôle reconnu à la rente éclaire sous un jour particulier la question des effets sur les inégalités de l’écart entre le taux de rendement du capital et le taux de croissance, dont Piketty maintient qu’il est essentiel d’en trouver le fondement théorique (Piketty 2015, Piketty et Saez 2014). Si l’on se réfère au modèle de Hicks déjà cité (Hicks 1973, voir aussi en annexe), plus cet écart est grand, plus la consommation à partir des profits, en fait la part des revenus des capitalistes affectée à des achats d’actifs improductifs est élevée, plus le prix de ces actifs est élevé et plus le rapport de la richesse globale au revenu est élevée. L’ampleur de l’écart entre taux de rendement du capital et taux de croissance joue bien le rôle que lui attribue Piketty, mais ici clairement en raison du choix opéré entre capital productif et capital improductif qui a pour double effet de faire baisser le taux de croissance et de faire augmenter le rapport de la richesse totale au revenu.

6. La réalité du conflit social

La volonté de trouver une explication strictement macroéconomique et simplifiée à l’extrême du phénomène observé conduit Piketty à faire de la persistance ou du creusement des inégalités de revenus et de patrimoines un fait essentiellement technique ou même naturel. Il y a là une contradiction de fond avec l’analyse empirique et l’interprétation qui en est faite dans le livre qui insiste sur l’importance des conditions institutionnelles et sociales. Comment, en effet, prétendre conserver le modèle théorique essentiellement néo-classique, tout en ayant la conviction que la répartition obéit à des choix politiques et à des normes sociales ? La façon de contourner la difficulté est de faire de la période au cours de laquelle le taux de croissance est supérieur au taux de rendement du capital une anomalie, et du capitalisme patrimonial la norme. Une telle norme existe sans nul doute. Ce n’est pas une norme technique, mais une norme sociale. Or une norme sociale change en continuité. S’il fallait considérer une sorte de constante à travers les siècles, ne serait-il pas opportun de faire état du rôle de la rente ?

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La situation que décrit Piketty comme étant la situation normale était celle d’avant 1914 que décrivait déjà Keynes (1919), non sans en évoquer les conséquences dommageables. « D’un côté, les classes laborieuses (…) se trouvaient enjôlées, obligées ou contraintes par la coutume, les conventions, les autorités et l’ordre établi de la société d’accepter une situation dans laquelle elles pouvaient obtenir leur propre petit morceau de gâteau qu’elles-mêmes, la nature et les capitalistes contribuaient à produire. Et de l’autre côté, il était permis aux capitalistes d’obtenir la meilleure part du gâteau et ils étaient théoriquement libres de la consommer à la condition tacite et implicite qu’ils n’en consomment en réalité qu’une petite partie ». Et Keynes d’ajouter que si la fonction principale des profits avait été de permettre la consommation des rentiers, « le monde aurait trouvé depuis longtemps un tel système intolérable » (cité par Robinson, 1971 pp. 45-6). Certes, il est toujours possible de conclure, comme le fait Solow (2014) que l’on peut ignorer ce problème aussi longtemps que l’on s’en tient aux tendances de long terme. Encore faut-il accepter, précisément à l’encontre de ce que pensait Keynes, que ces tendances de long terme sont indépendantes des événements de court terme, qu’elles dont dominées au delà des bulles, par une croissance faible et une épargne forte révélatrices de conditions démographiques et technologiques (Piketty, 2013 p. 274).

Sans nul doute, il existe des normes sociales qui structurent pour une longue période le sentier des économies. Le creusement des inégalités observé récemment est au cœur d’une dynamique sociale caractérisée par l’étiolement de la classe moyenne et la montée du dualisme. Cette dynamique est impulsée par des ruptures démographiques aux consonances sociologiques et psychologiques, par des ruptures technologiques qui favorisent la capture de fractions importantes de la création de richesses ou par des changements de règles favorisant l’accumulation de patrimoines.

Dans ce contexte de creusement des inégalités, la rente appelle la rente dans l’exacte mesure où elle alimente des dépenses improductives qui permettent à leurs bénéficiaires d’augmenter à leur tour les prix des biens ou services qu’ils fournissent plus que la production et l’emploi et d’accroître leurs propres rémunérations sans plus de rapport avec une réelle contribution à une activité productive. C’est ainsi que se constitue cette classe de loisir qui vit sur elle-même, séparée du reste de la société, organisée en cercles concentriques autour des hauts dirigeants ou des superstars du sport ou du spectacle (Veblen 1899). En singeant l’analyse de Pareto, il pourrait être fait état de l’existence d’une classe d’appui de la classe de loisir, dont les membres n’appartiennent pas aux catégories les plus riches de la population, mais sont parties prenantes de cette activité peu ou pas productive.

Le conflit social majeur est celui qui oppose les rentiers aux capitalistes et aux salariés : des capitalistes dont les profits servent à accumuler du capital productif et des salariés qui consomment des biens industriels et épargnent pour financer l’industrie. Aussi faut-il distinguer la rente de la quasi-rente au sens de Marshall qui, elle, induit une production future, et s’apparente au profit de par sa fonction dans l'économie qui est de concourir à l’accumulation d’un capital productif. Certes, il n'est pas aisé de distinguer empiriquement la quasi-rente de la rente puisque tout dépend de l’usage qui est fait du revenu en question par ses détenteurs, qu’elle soit perçue sur un capital tangible ou intangible (par exemple, les droits de propriété intellectuelle). C'est, cependant, une distinction cruciale si l'on veut connaitre l'orientation du chemin suivi par l’économie. Ne pas confondre rente et quasi-rente implique de ne pas considérer les imperfections de marché comme étant toujours des obstacles à la croissance, mais au contraire de les reconnaître, à la suite de Schumpeter (1942) et contrairement à ce que soutient

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notamment Stiglitz (2014), comme des facteurs de cette même croissance parce qu’en sécurisant les investissements irréversibles en avenir incertain ils favorisent l’accumulation de capital productif.

Mettre ainsi la formation de rentes au cœur du conflit de répartition conforte l’idée que les inégalités, loin de résulter de lois intangibles, comme semble l’accréditer le modèle théorique privilégié par Piketty (2013), sont avant tout le produit des institutions et des normes que ces institutions véhiculent ainsi que le soulignent aussi bien Piketty lui-même (2013, 2015) que Acemoglu et Robinson (2014). Souligner que le poids des rentes est d’autant plus élevé que l’écart entre le taux de rendement du capital et le taux de croissance est lui-même élevé conforte l’intuition de Keynes citée plus haut aux termes de laquelle le conflit oppose bien les rentiers aux entrepreneurs et aux salariés.

7. Conclusion

Il est une conviction qui parcourt le livre de Piketty: le taux de croissance, quelque puissent être les politiques économiques mises en œuvre, redeviendrait faible parce que le rattrapage ne serait plus de mise et parce que le potentiel de gains de productivité serait largement épuisé. L'héritage deviendrait, alors, d'autant plus prégnant dans la distribution des richesses qu’il alimenterait le creusement des inégalités. Ce pessimisme fondamental justifie la simplicité revendiquée de l'explication théorique. S'il fallait le partager, il faudrait, toutefois, mieux l'étayer en s'interrogeant sur les causes et les effets de la formation des rentes et en rompant avec une analyse néo-classique de la croissance décidément sans véritable pertinence au regard du sujet traité. L’évolution de la répartition des revenus et des richesses n’a rien de naturel, mais répond à des choix politiques et à des normes sociales. La question est, alors, de savoir si les choix et les normes des années de l’âge d’or ont encore un sens, en fait si le politique peut encore contrebalancer les forces de ce qu’il faut bien appeler le déclin et qui menaceraient les sociétés capitalistes modernes.

Le jugement que l’on peut et doit formuler à ce propos renvoie à la croyance ou pas en un épuisement des sources de la croissance. Si tel est bien le cas, il est sans doute vrai que choix politique et norme sociale sont finalement contraints, que les différences institutionnelles finissent par ne plus compter et l’on comprend mieux le choix d’un cadre théorique a-institutionnel. De fait, la position adoptée par Piketty est radicale au point de considérer que le rattrapage des Etats-Unis et de la Grande Bretagne par la France, l’Allemagne et le Japon après le deuxième conflit mondial, de même que la reprise de la course en tête par les Etats-Unis après la révolution conservatrice ne doivent rien aux institutions (p. 164). Sa démarche, qui s’inscrit dans une analyse du temps long – la fresque historique remonte aux temps anciens avant l’éclosion et le développement des économies capitalistes industrielles– a, de fait, une dimension davantage anthropologique qu’historique. Elle fait écho à celle de Georgescu-Roegen (1971 pp 306-15) pour qui toute société humaine, socialement organisée, est le siège d’un conflit de répartition qui oppose une élite, à laquelle est confiée la tâche incontournable de coordination, et le reste des travailleurs. Cette élite peut abuser de sa position de pouvoir pour capter une partie de plus en plus importante de la richesse au risque de provoquer une explosion sociale et un effondrement de la société. Mais aucun changement institutionnel n’est à même de prévenir ce type de conflit inhérent à la division du travail. L’organisation sociale peut changer, les bases du conflit demeurent. Simplement, à chaque rupture, de nouvelles élites remplacent les anciennes. Marx, comme le remarque Georgescu-Roegen, après avoir constaté que les mouvements sociaux se concluaient tous par le remplacement d’une minorité par une autre, en est

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arrivé à faire de la révolution communiste une exception. Piketty ne se rallie visiblement pas plus à cet acte de foi que Georgescu-Roegen. C’est, sans doute, pourquoi, au lieu d’imaginer des bouleversements sociaux à l’issue finalement prévisible s’agissant du remplacement d’une élite par une autre, il s’en tient à une proposition de réforme fiscale censée éliminer l’héritage et contrarier la constante statistique et historique qu’il a mise en scène. Implicitement, il semble garder l’espoir d’une économie qui retrouverait le chemin d’une croissance soutenable grâce à des choix politiques et des normes sociales favorisant l’éclosion et le maintien d’une classe moyenne. Le pessimisme d’une raison historique (et statistique) pourrait alors céder devant l’optimisme de la volonté.

Références

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Schumpeter J.A. (1942): Capitalism, Socialism, and Democracy, New York: Allen and Unwin.

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ANNEXE

Taux de rendement du capital, taux de croissance et répartition en régime régulier

Le modèle retenu ici est celui présenté par Hicks dans Capital and Time (Chap. VI, 1973). Ce modèle décrit le flux d’output de bien final obtenu à partir d’un flux d’inputs de travail. Ce modèle a la particularité de retenir la dimension temporelle de la production, incluant construction et utilisation de la capacité de production. En régime régulier il est strictement équivalent au modèle de croissance de Solow (1956).

La production est représentée par des coefficients d’input et d’output datés qui, pour chaque processus de production unitaire, sont donnés respectivement par :

(a1 , a2 , .. . , an ) et

(b1 ,b2 , .. . ,bn)

où n est la durée du processus de production élémentaire (de construction et d’utilisation)

Ces coefficients définissent une technique. L’échelle de production est donnée par un facteur multiplicateur (x).

L’équilibre macroéconomique est donné par l’équation

BT=wAT+QT

où B est le produit final, w le taux de salaire, A le volume de l’emploi et Q la consommation à partir des profits qui peut être qualifiée de consommation improductive dans le sens de n’être pas une dépense qui concourt à construire et utiliser une capacité de production.

Un régime régulier de croissance au taux g est décrit par les courbes d’efficience de la technique et de prix des facteurs.

La courbe d’efficience technique

L’emploi à la période T est donné par

Soit en régime régulier :

avec G=1+g

Le produit à la période T est donné par

Soit en régime régulier :

La productivité du travail en régime régulier est donnée par :

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qui est la courbe d’efficience de la technique

La courbe ou frontière des prix des facteurs

Le surplus q à la période t est donné par :

Au taux d’intérêt r et au taux de salaire w, le flux de surplus escompté est

avec R=1+r

r et w sont tels en régime régulier que ce flux est nul

Cette condition s’écrit :

C’est la frontière des prix des facteurs.

La fonction représentative de la frontière des prix des facteurs est exactement identique à celle qui représente la courbe d’efficience technique.

La relation entre r et g

L’identité entre la frontière des prix des facteurs et la frontière d’efficience permet de caractériser les relations entre taux d’intérêt et taux de croissance en régime régulier.

Si r>g, alors B/A>w et Q>0. Une partie des profits, au lieu d’être accumulée (de servir à payer des salaires pour construire et utiliser une capacité productive) est consommée.

Si r =g, alors B/A =w et Q=0.

Si r<g, alors, B/A<w. Q peut rester positif ou nul si une fraction suffisante des salaires est épargnée (non consommée)1

La répartition entre salaires et profits

Le montant des profits est réparti entre l’investissement net et la consommation à partir des profits, soit :

rK=gK+Q

où K est la valeur du capital

Ce qui peut aussi s’écrire, quand g=sr :

B−wA=rK−gK=(1−s )rK

1 Cet état présente la particularité d’introduire une épargne salariale à la façon de Keynes, c’est-à-dire comme une abstention de consommer, ce qui semble peu compatible avec l’existence d’un régime régulier. Un tel état semble bien davantage appartenir à un régime irrégulier propre à une économie monétaire de production quand, dans une période donnée, le crédit permet de financer un fonds de salaire tel que la demande courante de bien final excède l’offre courante.

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D’où il ressort que la constance de B/wA implique celle de rK/wA, soit une distribution inchangée entre salaires et profits.

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