Gauchet- Pour une VIe Republique

Embed Size (px)

Citation preview

  • 8/14/2019 Gauchet- Pour une VIe Republique

    1/25

    Le blog Marcel Gauchetgauchet.blogspot.com

    1

    Dbat avec Marcel GAUCHET anim par Alexandre WONG,

    docteur en philosophie, chercheur associ au C.N.R.S. au centre dHistoire

    de la philosophie Moderne et journaliste culturel.

    Pour une VIe Rpublique ?

    La scne Du Balcon,

    Mairie du 2e arrondissement de ParisJeudi 21 fvrier 2008

    1) INTRODUCTION.LA CRISE DE LA "MACHINERIE PUBLIQUE".FAUT-IL REPENSER LADEMOCRATIE ET ALLER VERS UNEVIEREPUBLIQUE? ................................................................ 22) LA SOCIETE DES EXPERTS .................................................................................................. 73)L'ETAT FACE A LA MONDIALISATION: PERTE DE POUVOIR ET EMPRISE GRANDISSANTE DE

    L'ECONOMIE. ............................................................................................................................ 84)"MIEUX LA DEMOCRATIE REGNE, MOINS ELLE GOUVERNE".LA DEMOCRATIE DES DROITS DE

    L'HOMME ET LE SENS DE L'HISTOIRE. ......................................................................................... 85)VERS UNE EVOLUTION PROFONDE DU DROIT?..................................................................... 116)LA CULTURE DU DEBAT FACE AU"ROULEAU COMPRESSEUR" DES MEDIAS............................. 127)LA SUPPRESSION DES DEPARTEMENTS, OU L'ABSENCE DE DEBAT DANS LA SOCIETE. ............... 138)LA NECESSITE D'UNE ADAPTATION STRATEGIQUE A LA MONDIALISATION. .............................. 149)L'APPARTENANCE AU LIEU DE L'IDENTITE: LA REMISE EN CAUSE DE L'ETAT-NATION OU

    L'AVENEMENT DESETATS-NATIONS GEANTS ?........................................................................... 15

    10)L

    A PRATIQUE DU CHANTAGE ET LES NON-DITS DANS LE CADRE EUROPEEN

    . ......................... 1711)"NOUS SOMMES SORTIS DU RELIGIEUX". ............................................................................ 1812)L'INFRASTRUCTURE POLITIQUE ET LA SUPERSTRUCTURE RELIGIEUSE.LE TOTALITARISME. .. 1913)LE PROJET DEMOCRATIQUE EST REVISABLE. ...................................................................... 2114)"NICOLAS SARKOZY VEUT ETRE UN HOMME DE SON TEMPS". .............................................. 2215)NEUTRALITE DU POLITIQUE VIS A VIS DU PHENOMENE RELIGIEUX?.................................... 2316)PRESUPPOSES ONTOLOGIQUES.......................................................................................... 24

  • 8/14/2019 Gauchet- Pour une VIe Republique

    2/25

    Le blog Marcel Gauchetgauchet.blogspot.com

    2

    1)Introduction. La crise de la "machinerie publique". Faut-il repenser la dmocratie etaller vers une VIe Rpublique ?

    Alexandre Wong La discussion publique que La scne du Balcon organise ce soir est une

    tentative pour crer une rflexion commune et ouverte qui rponde une crise de la socitcontemporaine. La crise que nous allons aborder touche aussi les institutions tant nationalesqueuropennes et plus gnralement la dmocratie dans ses fondations.

    Instaure par le gnral de Gaulle pour rpondre au conflit algrien, la Ve Rpublique aperdu au cours de son histoire sa raison dtre. La cohabitation, la rduction du mandat

    prsidentiel, la dsacralisation de la fonction prsidentielle aprs laffaire du financementocculte des partis politiques ont altr la Constitution du 4 octobre 1958. Une rvisionconstitutionnelle en faveur dune revivification de la dmocratie parlementaire a t envisagepar les candidats de gauche aux lections prsidentielles de 2007 ; une rforme desinstitutions qui lgitimerait une prsidentialisation du rgime est actuellement mise en oeuvre

    par le prsident de la Rpublique. La restauration de la IVe Rpublique, le retour aux originesla Ve Rpublique sont les solutions proposes pour repenser la dmocratie.Comment passer dans ce cas l une VIe Rpublique qui ne serait ni parlementaire niprsidentielle ?

    Par discussion publique, jentends un dialogue directe entre notre invit, Marcel Gauchet, etnous. Une discussion, en gnral, se fait deux de manire prive. Jai voulu pour loccasionltendre publiquement, faire que Marcel Gauchet ai plusieurs interlocuteurs. Jen suis unparmi vous avec cet avantage, peut-tre, que je vais initier cette discussion en vous prsentantle projet philosophique de Marcel Gauchet et en vous faisant un trs bref tat des lieux deltat des institutions. Je poserai ensuite la ou les premires questions de la soire quiprciseront certaines thses de Marcel Gauchet ; questions qui serviront de cadre vosquestions.Nous commencerons par interroger la rforme actuelle des institutions pour nous pencherdans un second temps sur lide dune crise contemporaine de la dmocratie. Enfin, nousaborderons si nous avons le temps la dimension historique et philosophique de la criseinstitutionnelle et dmocratique.

    Marcel Gauchet, vous tes directeur dtudes l'Ecole des Hautes Etudes en SciencesSociales (EHESS) et rdacteur en chef de la revue Le Dbat. Vous vous dcrivez comme unobservateur du contemporain, un scrutateur du mouvement du prsent, source inpuisable

    dinspiration et de questionnements. Cest dans le miroir de lhistoire des religions et de laRvolution franaise que vous tentez dclairer le prsent de notre dmocratie. Aussi, vous passez par lhistoire pour asseoir ce que vous appelez une anthroposociologietranscendantale , cest--dire une thorie qui interroge les conditions de possibilit delhumain en socit. Vous cherchez comprendre larticulation entre ce qui fait que lhommeest social par nature et lorganisation psychique qui est la notre. La sociologie ne peut ignorerselon vous ce qui se passe dans la tte des individus singuliers. De mme, une philosophie quise tiendrait lcart des savoirs positifs, et en particulier du savoir historique, en vitant de

    prendre en compte lexistence des socits concrtes, ne profrerait que des platitudes sur lesproblmes avec lesquelles nous sommes aux prises.A lapparente objectivit dune certaine sociologie et dune philosophie en chambre, vous

    opposez une objectivit du travail de la rflexion qui repose sur le partage dune mmematire connaissable, ligne de fuite des diffrents objets scientifiques une poque

  • 8/14/2019 Gauchet- Pour une VIe Republique

    3/25

    Le blog Marcel Gauchetgauchet.blogspot.com

    3

    dtermine. Par exemple : lobjet socit et lobjet psychisme au XIXe sicle quand lasociologie marxiste et la psychiatrie convergeaient vers une mme question, celle de lhistoirede la socit dmocratique.

    Aujourdhui, la dmocratie nest plus menace par un ennemi extrieur ou intrieur. On ne

    voit pas comment on pourrait remettre en question son vidence. Bien sr, elle est confronte des disfonctionnements qui lobligent voluer, sadapter par exemple la construction dela communaut europenne. Elle narrte pas pourtant de connatre, selon vous, une crisegrave qui se traduit pas une autodestruction de ses fondations, de ses conditions politiques ethistoriques particulires dmergence au profit de son autoconstitution juridique sur lesfondements inconditionns, anhistoriques, des droits de lhomme.Consquence : lindividu dmocratique, en se rfrant exclusivement ses droits particulierset privs, se met hors de la socit, du gouvernement et du devenir des communautshumaines. Premirement, il oublie que cest ltat qui lui a permis de sortir du religieux encrant une scission entre le ciel et la terre lavantage dune cit terrestre que ltat unifie laplace de dieu. Deuximement, il oublie aussi de se crer un avenir force de se croire au-

    dessus des contingences historiques.

    Rcemment, trois comits de rflexions ont t dsigns pour prparer une rformeinstitutionnelle souhaite par lactuel Prsident de la Rpublique.Le comit prsid par lancien Premier ministre Edouard Balladur a cherch lt dernier moderniser et quilibrer les institutions de la Ve Rpublique.Le groupe de travail prsid par Simone Weil et install le 8 janvier 2008 est charg derdiger un projet de texte visant intgrer dans le prambule de la Constitution lgalithommes-femmes, le respect de la diversit, lintgration et la biothique de manire faire ensorte que la Constitution soit en avance sur notre temps et non pas en retard.Enfin, le groupe de travail prsid par Pierre Mazeaud1 cr le 20 janvier 2008 travaille surlventualit de modifications constitutionnelles destines mener bien la transformation dela politique franaise de limmigration par linstitution de quotas selon les grandes rgions deprovenance des flux migratoires ; proposition qui se trouve en contradiction avec larticle I dela Constitution proclamant le principe dgalit devant la loi sans distinction dorigine, derace et de religion.

    Le Prsident de la Rpublique affichait le projet de prsidentialiser la Ve Rpublique,prvoyant notamment que ce soit le Prsident de la Rpublique et non plus le Premier ministrequi dtermine la politique de la nation. Dans lavant-projet de loi constitutionnelle, laredfinition des relations entre les diffrents membres de lexcutif a t abandonne. Reste la

    volont de rquilibrer les rapports entre le Parlement et lexcutif. Ainsi, les textes discutsen sances au Parlement seraient ceux adopts par les commissions parlementaires et non plusceux prsents par le gouvernement.De mme, larticle 49 alina 3 sur ladoption dun texte sans vote serait limit aux projets deloi de finances ou de financement de la scurit sociale.Aussi, le souhait du Prsident de la Rpublique de pouvoir venir sexprimer en personnedevant le Parlement ntendrait pas les pouvoirs prsidentiels mais, selon lui, renforcerait aucontraire les moyens de contrle des dputs et des snateurs. Rsulterait de l, un contrle

    1 Ancien prsident du Conseil constitutionnel, ancien prsident de la commission des lois de lAssemble

    nationale et juriste mrite. La commission compte notamment parmi ses membres Jean-Jacques Hyest, snateurUMP, prsident de la commission des lois, Kofi Yamgnane, ancien secrtaire dEtat lIntgration socialiste etle dmographe Herv Le Bras, coauteur en 2006 dun ouvrage avec Jack Lang sur limmigrat ion.

  • 8/14/2019 Gauchet- Pour une VIe Republique

    4/25

    Le blog Marcel Gauchetgauchet.blogspot.com

    4

    renforc du pouvoir excutif et un pouvoir renforc du Parlement qui naurait plus pourfonction de recevoir une majorit qui permette au chef de ltat de raliser son programme.

    Au niveau europen, suite aux non franais et nerlandais en 2005 lors des rfrendumorganiss dans ces pays pour la ratification du Trait constitutionnel europen, une rforme

    des institutions europennes est paralllement en cours. Elle met laccent sur un renforcementdu pouvoir de contrle des parlements nationaux sur les activits de lUnion europenne. Undroit dalerte prcoce leur est confi afin quils sassurent que lUnion ne sorte pas de sonchamp de comptence. Le pouvoir de contrle du parlement national tend ainsi prendre uneplace plus importante, probablement au dtriment de sa fonction qui consiste faire la loi. Lagnralisation de cette tendance institutionnelle semble remettre en question la vision duntat fort au sens o de Gaulle lentendait ainsi que la suprmatie du droit europen sur le droitnational. Sexprime par-l une mfiance vis--vis du pouvoir tant excutif quadministratifqui relve selon vous dune illusion franaise de lattachement au parlement comme organepar excellence de la volont gnrale.

    Comment, dans ces conditions, envisager une VIe Rpublique qui soit politique dans le sensfort du terme, qui ne dissocie par ltat de la nation, lexcutif du lgislatif?

    Marcel Gauchet - Je voudrais commencer par faire quelques observations prliminaires.Nous sommes dj, entre le moment o nous avions convenu de ce rendez-vous etaujourdhui, dpasss par les vnements. Cest cela la condition historique.De fait, la discussion sur la VIe Rpublique a t manifestement victime des conditions danslesquelles sest droule la dernire lection prsidentielle. Les personnes qui parlaient de laVIe Rpublique envisageaient essentiellement le renoncement la cl de vote de la V e

    Rpublique quest llection du prsident au suffrage universel pour passer un systme detype europen o llection de la majorit parlementaire se confond avec la dsignation dunPremier ministre qui conduit la politique. Le plbiscite en faveur du principe mme dellection du prsident au suffrage universel qua reprsent llection de 2007 met cettethmatique largement hors du jeu pour longtemps. Tout est ouvert bien entendu pour lavenirmais je crois que cette problmatique est rgle. De ce point de vue, nous resterons trsvraisemblablement dans des institutions de type Ve Rpublique, cest--dire commandesdans tous les cas par llection du prsident au suffrage universel dans le cadre dunquinquennat dont on voit dj quil a mcaniquement trs profondment - il continue de lefaire - transformer les institutions et leur esprit.

    Deuxime observation prliminaire. Mfions-nous par principenous devrions quand mme

    avoir appris quelque chose de notre exprience politique- de ce pch mignon franais quiconsiste croire que la solution de tous nos problmes se trouve dans le mcanoinstitutionnel, domaine dans lequel nous aurions une insurpassable expertise. On a mmevendu beaucoup de constitutions des malheureux qui croyaient que cest chez nous que sesituait le laboratoire central. On ne joue plus tout fait ce rle mais le principe demeure danslesprit franais. Je ne crois pas que ce soit la bonne dmarche. Cest autrement quil fautrflchir. Je crois que nos problmes, pour le dire dune formule, ne sont pas formels maissubstantiels dans notre socit politique. Nous avons en effet probablement beaucoup accomplir pour faire voluer nos institutions mais pas forcment par des codificationsabstraites qui, pour finir, ne produisent dailleurs jamais les rsultats escompts. On le voitavec le quinquennat initi par Lionel Jospin pour des motifs sur lesquels on pourrait piloguer

    longtemps. Ce ntait pas forcment une bonne ide fait comme cela et je crois quon lereverrait avec dautres innovations qui sont dans lair.

  • 8/14/2019 Gauchet- Pour une VIe Republique

    5/25

    Le blog Marcel Gauchetgauchet.blogspot.com

    5

    Quest-ce qui manque dans la socit politique franaise et le cadre institutionnel franais ?Voil, je crois, la manire dont il faut raisonner. Quest-ce qui ne va pas, non pas dans ledtails technique de notre droit public mais dans la manire de fonctionner de la puissancepublique ?

    A mon sens, il y a deux problmes beaucoup plus prioritaires que la rforme des institutions.Un, trs difficile car cest une affaire de tradition historique que nous ne possdons pas : cesttrs bien de rehausser le pouvoir du parlement condition que le parlement soit un parlement.En France nous navons jamais eu de parlement qui jouait un rle de parlement parce quefaire la loi, certes cest la fonction du parlement, mais dans quelles conditions.Quand il fonctionne2, le parlement est linstitution du dbat public dans une dmocratie. Cestle lieu o sur les grands choix offerts la collectivit, de manire pluraliste, les options enprsence sont dbattues dune manire aussi claire que possible avec pour effet de permettreaux citoyens de se reconnatre dans les termes de la dcision publique. Cest cela la

    philosophie implicite qui sest dgage de lexprience parlementaire l o elle fonctionne

    bien et non pas la philosophie explicite du mcano parlementaire.LE problme franais cest que nous navons pas dinstitutions de dbat public. Nous navons

    pas le sens de la discussion publique. Les Franais nont jamais compris dans leur histoire quoi sert un parlement. La haute ide quils en ont, au nom de la volont gnrale, lesempche de comprendre le rle fonctionnel quun parlement peut tenir dans une socitpolitique.Le dbat politique parlementaire nest videmment, pas une chose qui se cre volont pardes textes constitutionnels rdigs, comme aurait dit le gnral De Gaulle, par des comitsThodule quelconques. Cest une affaire de murs. Cest une affaire de socit politiquequi suppose des partis qui se proccupent davoir des reprsentants parlementaires lahauteur du dbat qui est un sport trs difficile. Quand vous regardez ce que cest que ladiscussion au parlement en Angleterre, on voit que ce nest pas une chose qui simprovise. Onpeut parler trois heures pour lire un discours crit par son assistant parlementaire la tribunedans lindiffrence gnrale. Cest autre chose que de soutenir une discussion contradictoiredevant une assemble tout entire runie et qui participe, au combien, ce combat questaussi un dbat politique.

    Regardez dailleurs ce que nous vivons en ce moment mme. Un phnomne qui devraitdonner beaucoup rflchir. Nous vivons une crise de lopposition. Nous avons ungouvernement qui, pour des motifs dans lesquels je nentre pas, connat manifestement unesituation difficile du point de vue de sa crdibilit. Lopposition nen profite absolument pas.

    La cte du Prsident de la Rpublique chute, cest la cte du Premier ministre qui remontetandis que la cte de lopposition, qui normalement devrait tre dope par les circonstances,reste gale. Avouez quil y a l quelque chose de parfaitement mystrieux. Parce quesopposer, ce nest videmment pas aboyer comme un roquet ds que tout ministre, prsident,ministre occulte, conseill occulte ou ouvert, met une proposition. Sopposer cest mettre enforme une alternative politique crdible. Cette fonction de lopposition, dans le cadre franaisaujourdhui, nest pas remplie. Les citoyens nont pas le sentiment quil y a une offrepolitique alternative et constructive face aux propositions qui sont faites par le gouvernementen place et le tout nest pas vritablement dbattu.

    Il ny a rien de plus lugubre que ces soit disant missions de dbat politique dans les mdiasqui nen sont jamais. Mme les journalistes franais sont incapables de dbattre entre eux. On

    2 Lexemple du Parlement anglais est insurpassable quoiquon puisse penser par ailleurs des institutionsbritanniques.

  • 8/14/2019 Gauchet- Pour une VIe Republique

    6/25

    Le blog Marcel Gauchetgauchet.blogspot.com

    6

    organise des espces de match mais cest des fictions. Il ny a aucun dbat, cest totalementmcanique. Dailleurs, au bout dun quart dheure, tout le monde pense autre chose et on adj oubli de quoi il tait question. Le dbat nest pas le face face bestial. Cest despropositions qui sont capables de recueillir un assentiment par rapport des choix qui sontouverts et en dmocratie tous les choix sont toujours ouverts. La dcision politique est relative

    en dmocratie puisquelle seffectue sur le fond darguments galement dfendables de part etdautre. Je prends deux partis pour simplifier mais cest vrai quon en a dautres.

    Cest mon premier point. Voil le vritable manque sur lequel nous devrions rflchir dansle cadre de la rpublique en France.

    Deuxime problme tout fait flagrant et ouvert en France depuis une vingtaine dannesmaintenant, vingt-sept ans en vrit : le problme du fonctionnement de ltat quainvolontairement enclench la rforme de dcentralisation. Sil y a un problme en Franceaujourdhui cest en effet celui de la rforme de ltat. Jentends la rforme de sonfonctionnement dans tous ses aspects. Cest la colonne vertbrale de lhistoire de France.

    Cest laxe de lidentit politique nationale pour le meilleure et pour le pire. Mme si on veuten sortir et on en a le droit il faut assumer ce qui est acquis. La France ne fonctionnera

    jamais comme une socit politique satisfaisante si elle na pas un tat en bonne tat demarche. Quelle que soit la conception quon ait du primtre de ses attributions et qui nestabsolument pas la question, quelle que soit la conception quon ait de la ncessit de lacentralisation ou de la dcentralisation, il faut assurer la fonctionnalit de cet appareil.

    Comment ltat en France est-il devenu dysfonctionnel dans la dernire priode ? Voil lavraie question sur laquelle les comits dexperts, bien que personnellement jai tendance nepas leur faire beaucoup confiance, devraient rflchir et nous faire des propositions.De vous moi, un des mystres mes yeux de la vie politique dans ce pays est le fait quedepuis vingt ans la gauche ait t incapable de comprendre que la demande naturelle que luiadressaient les citoyens - en particulier ceux qui votent pour elle - tait davoir des

    propositions faire sur le fonctionnement de ltat. Labsence complte de rflexion sur cesujet dans les partis de gauche est, pour moi, purement et simplement nigmatique tantdonn le rle et les attentes places dans le secteur public par la gauche en France. Il y aquelque chose l qui ne marche pas. Une opposition crdible par rapport au discoursnolibral dominantil est impuls en particulier par la Commission de Bruxelles maintenantde manire tout fait ouvertecest davoir des propositions faire et non pas simplement undiscours de rsistance campant sur lacquis. Seule loffensive avec des propositionsconstructives paye dans des domaines comme celui-l.

    Je pense donc quil faut dplacer les termes de la discussion par rapport cette introductionque nous fournit tout naturellement le thme de la VIe Rpublique. Je crois quil faut chercherdans dautres directions si nous voulons amliorer sur le fond le mcanisme de la socitpolitique franaise.

  • 8/14/2019 Gauchet- Pour une VIe Republique

    7/25

    Le blog Marcel Gauchetgauchet.blogspot.com

    7

    2) La socit des expertsAlexandre Wong - Est-ce que vous [les auditeurs] souhaitez ragir directement cettedfinition parlementaire dun dbat qui serait plus anim, plus public et quelque part plus

    reprsentatif dun dbat politique ou ragir cette ide de refondation du fonctionnementpolitique et dabsence dopposition en France ?

    Une auditrice - Jai t enseignante et je crois que le problme remonte trs loin quand vousparlez de la difficult quont les Franais vis--vis du dbat contradictoire. Je crois que celaremonte la formation qui est donne dans linstitution Education nationale aujourdhui quiest base sur laffrontement - non pas des examens mais des diplmes cest--dire desconcourset qui met les jeunes dans une situation de comptition et non pas dmulation. acest le premier problme. Ce que la gauche a propos - les fameux dbats participatifs - cestune illusion car on ne devient rhteur et dbatteur naturellement. Ce nest pas naturel, commevous lavez expos, mais cest une construction de lesprit qui ne peut sacqurir que dans le

    cadre de la scolarit des enfants du cours prparatoire jusqu la fin de ses tudes suprieures.

    Marcel Gauchet Cest srement une part trs importante de la discussion. Le problmemrite dtre explor plus dun titre. Je ferais en mme temps observer par rapport ce quevous disiez qui est tout fait juste, quon a normment dvelopp dans lesprit delenseignementdans la dernire priode largumentation comme discipline reine. A la fois onexerce son esprit critique et on apprend, en principe, opposer dautres arguments ses

    propres arguments. Cela na pas apparemment port tous ses fruits. Cela prouve que laquestion va trs loin.

    Il y a probablement des problmes de modle culturel. Je pense que ltat et la vie politiqueen France sont domins par un modle scientifique, cest--dire le grand idal dune politiquerationnelle dans laquelle, en fait, les ingnieurs des Grandes coles et les experts ont le derniermot. Avec des experts, on ne dbat pas. Il y a un meilleur argument et un seul qui fait tairetous les autres. Le problme est davoir le bon expert.Je crois que ce modle politique a des effets tout fait funestes du point de vue de ladmocratie qui est toujours dans louverture. La diffrence entre une dcision technique etune dcision politique cest que lidal de la dcision technique cest dtre relativementindiscutable parce quelle a les meilleurs arguments pour elle alors quune dcision politiqueest toujours discutable. Elle est un compromis entre des points de vue qui ont des bons motifsde sopposer. Cest une toute autre culture laquelle, en effet, notre systme denseignementne prpare pas.

    Remarquez bien dailleurs, sans vouloir porter de jugement prmatur sur une formulecomme celle de dmocratie participative , que dans son principe mme ce nest pas en faitune dmocratie du dbat. Pas du tout. Chacun amne sa proposition ou sa rcrimination etprobablement, en effet je crois que vous avez raison, les rcriminations seront sans doute plusnombreuses que les propositions. Ensuite, les gens qui sont en position de dcider trient,regroupent, arbitrent et enfin dcident. Mais on ne discute pas. On ne sort pas du mmemodle. Simplement, on se soucie plus dcouter les citoyens. Ce qui en soit nest pas un malmais cela ne donne pas la rponse la question. Je regrette, ce qui est mobilisateur pour lescitoyens dans la dmocratie cest la confrontation mais pas, encore une fois, le match de catchtlvis. Ce que les citoyens recherchent cest la confrontation dont le lieu naturel est leparlement et non pas les plateaux de tlvision.

  • 8/14/2019 Gauchet- Pour une VIe Republique

    8/25

    Le blog Marcel Gauchetgauchet.blogspot.com

    8

    3) L'Etat face la mondialisation : perte de pouvoir et emprise grandissante de l'conomie.

    Un auditeurPar rapport au dbat sur les institutions, cest vrai que je vois bien que ltatperd de son influence. Il faut savoir si on veut plus dtat ou moins dtat et quels sont les

    pouvoir du gouvernement de la gouvernance. Et puis, ce qui nous interpelle par ailleurs deplus en plus cest aussi lvolution de la globalisation, de la gouvernance des entreprises auniveau mondial. On sent bien que ltat perd beaucoup de son pouvoir et je pense que vis--vis de lEurope, si on devait revoir les institutions de la Ve Rpublique, il faudrait essayer desharmoniser par rapport la construction europenne.

    Marcel Gauchet On pourrait parler pendant des heures sur tous ces sujets. Je ferais justeune observation. Votre constat est videmment tout fait juste. Tout se transforme, tout sereconstruit, tout se redfinie, tout change trs grande vitesse. Et bien, cest cela quun tatpolitique bien constitu peut servir dans le monde o nous sommes : comprendre ce qui sepasse et avoir proposer une stratgie ou des stratgies (il peut y avoir plusieurs options

    possibles) la collectivit que cet tat est suppos servir. Ltat en France3 et notre culture ducoureur du peloton de tte ne nous aident pas ncessairement dans les adaptationsindispensables. Les tats perdent de leur influence parce que, tout simplement, ils necomprennent rien de ce qui se passe et que toutes leurs anticipations sont rgulirementdmenties trs courte chance par la tournure des vnements. Nous avons des machinespubliques sourdes et aveugles face au mouvement du monde. La vraie rforme de lamondialisation, cest ladaptation stratgique de ltat ces conditions de changementextrieur trs rapide.

    Quest-ce que ltat? Cest lappareil qui fait linterface entre le dedans et le dehors. Cestsa fonction fondamentale. Pendant trs longtemps, de cette fonction on a vu que la guerre et ladfense cest--dire la protection contre la menace extrieure. Par chance, aujourdhui enEurope, ce nest pas le problme principal mais la fonction de fond de ltat reste sauf quecela se joue maintenant largement sur le terrain de lconomie et des relation avec le marchmondial. Avons-nous de ce point de vue ltat stratge qui convient ? Poser la question cesty rpondre. Cela donne tout de suite un axe pour le sens et limagination quil faudraitdployer pour trouver les bonnes rponses une situation comme celle-l. Il y a beaucoup faire.

    4) "Mieux la dmocratie rgne, moins elle gouverne". La dmocratie des droits de l'homme

    et le sens de l'histoire.

    Alexandre Wong Nous avons essay de considrer la dimension nationale et tatique et devoir comment, en effet, ltat doit se modifier par rapport aux changements nationaux etmondiaux. Je vais poser une deuxime question qui va plus concerner lindividu et sonrapport lEtat.Vous avez soulign que le parlement ne joue pas son rle et quil devrait tre vraimentlorgane dexpression et quelque part le poumon de la socit civile et de tous les individus

    3

    Cest beaucoup moins vrai ailleurs dans dautres contextes, en particulier dans les petits pays europens qui ontbeaucoup mieux su prendre ce tournant par une tradition historique de petit qui a peur de se qui se passe lextrieur chez les grand . Cette tradition prdispose lagilit et ladaptation.

  • 8/14/2019 Gauchet- Pour une VIe Republique

    9/25

    Le blog Marcel Gauchetgauchet.blogspot.com

    9

    qui vivent dans une socit. Ce nest pas le cas. Ce parlement est sclros par une idologieplutt scientifique o les experts ont le dernier mot.

    La dmocratie actuelle fait comme si elle pouvait exister par elle-mme, indpendammentdes conditions politiques et historiques particulires qui la dterminent. Lindividu demeure

    libre en droit. Il est roi et a tous les droits. Il se passe de lautorit parentale, professorale,gouvernementale quil vit comme une entrave injustifie. Hors du temps, parfaitementuniversel, il ne voit pas quen dfendant la lgitimit de son intrt particulier, son droit trececi ou cela, seul ou au sein de groupes politiques, associatifs ou syndicaux, il fait signe aunom du droit un tat qui ne rpond jamais assez ses demandes. Il exprimente par-l sonimpuissance agir politiquement et rejette la faute sur un tat irresponsable et jamais assez son service. Le cercle est vicieux : ltat ne rpond pas lindividu parce que lindividuoublie de rpondre ses propres devoirs, de participer la vie publique. Ce qui vous fait direque cest la dmocratie des droits de lhomme qui secrte limpuissance publique.

    Lexception dinconstitutionnalit remise en scelle par le comit Balladur illustre trs bien

    cette sparation de lindividu et de ltat. Le citoyen, grce cette rforme constitutionnelle,aurait le droit dinvoquer la Constitution - plus spcifiquement, les droits fondamentaux quilui sont reconnus - loccasion dun litige auquel il est partie et de soutenir que la loi qui luiest applique est contraire tel ou tel de ces principes fondamentaux. Le juge devant alorssaisir le Conseil constitutionnel.

    Cette impuissance publique est encore plus visible sur le plan europen au moment olUnion europenne, originairement construite sur lentente dtats-nations jusqualors enconflit, slargie aux pays de lEst manifestant par-l son ambition cosmopolitique etuniversaliste dun rassemblement dindividus sans identit politique et historique communesous une super-administration.

    Pour remdier cette dpolitisation de la dmocratie, vous rhabilitez les conditionsparticulires dmergence de luniversel - lide de nation qui sont mme de redonner uncontenu identitaire lidal des droits de lhomme. Les Europens, en se rattachant leurculture dorigine, pourraient ainsi se gouverner solidairement, cest--dire conjuguer ledevenir propre de chaque tat-nation et tre le laboratoire de la dmocratie mondiale. Celaveut dire que lexercice de la dmocratie par le bas, cest--dire par ses fondations culturelles,et non pas par le haut, cest--dire par ses fondements juridiques, demande, aprs la retombedes ferveurs rvolutionnaires qui a provoqu la chute des communismes, un renouveau de lacroyance des individus en lexistence dun pouvoir politique.

    Au moment o on prdit la mort de ltat, comment rendre lindividu responsable sansrevenir lide religieuse de dette ou lide de sacrifice pour la patrie ? Surtout, commentretrouver une identit nationale qui ne soit pas seulement rgionale, communautariste ouidentitaire et par-l contraire aux droits fondamentaux tels quils apparaissent dans laconstitution franaise ?

    Marcel GauchetPour rpondre votre question, je crois quil faut prendre un petit dtour.Il y a un problme gnral de la dmocratie dans le monde je parle ici du monde des paysriches. Ce problme est nanmoins beaucoup plus sensible en Europe que, par exemple, auxEtats-Unis. Pourquoi ?

    Dabord, parce que du point de vue de lidentit historique des Etats -Unis, on peut dire que

    le sens de sa vocation (sa mission) est pour lessentiel atteint mme sil est appel connatredes problmes, mon sens, dans la priode qui vient. Parce que, dautre part, lexpression de

  • 8/14/2019 Gauchet- Pour une VIe Republique

    10/25

    Le blog Marcel Gauchetgauchet.blogspot.com

    10

    cette identit historique dans un appareil politique est galement atteinte. Ltat -nationamricain se porte trs bien (un peu trop peut-tre).

    Ces deux donnes de base sont prcisment ce qui fait dfaut aux Europens pour demultiples raisons, notamment la manire dont les Europens ont construit leur union politique.

    Cette manire revient dissoudre lhistoire et le politique dans lconomie. Cest cela le problme actuel de lEurope. Ce dont nous avons besoin pour relancer la dmocratie commeexprience vivante cest de retrouver le sens du politique mais surtout - le plus important mon sens qui conditionne la reconqute du point de vue politique - le sens de lhistoire danslaquelle nous nous ancrons et qui seul peut donner vie et corps un projet politique et uninstrument politique.

    Les Europens cest l le cur de leur malaise du point de vue de la dmocratie sontsortis de lhistoire non pas parce quils ont atteint la fin de lhistoire mais au sens o ilssont sortis de la route . Ils ont perdu la trajectoire qui tait la leur faute dun instrumentadapt. La dmocratie na de vie que dans le temps, en fonction dun pass et en fonction dun

    avenir. La dmocratie, en dautres termes, si elle suppose la nation cest moyennant uneexacte reconsidration de ce que sont les nations. Les nations sont des communautshistoriques o les individus acquirent la possibilit dassumer le plus consciemment possiblelhistoire qui les a faits pour pouvoir la changer, pour acqurir du pouvoir sur elle cest--direconstruire un avenir qui ne soit pas ncessairement ressemblant au pass. Il faut se charger dece pass pour en transformer lhritage.La refondation du projet europen, mon sens, ne peut se faire que sur la base dune identithistorique donnant sens la fois lunit de lEurope et la diversit de ses composantes.Quest-ce que lexprience de lEurope dans ce quelle a dunique ? La convergence dans la

    pluralit. Tous les pays dEurope font peu ou prou la mme chose. Ils se rclament des mmesvaleurs, des mmes principes de droit, poursuivent des buts tout fait comparables et prochesmais ils le font chacun leur manire. La rflexion technocratique cest : On va faire desconomies dchelle en faisant partout pareils. Ce sera beaucoup mieux . Cest peut-tre trsbien pour le commerce des petits pois ou des savonnettes mais cela ne marche pas pour descommunauts politiques qui sont des communauts historiques.

    Le cadre europen est unique puisque rien de tel ne sest pass dans lhistoire depuis les citsgrecques - et encore parce quentre Athnes et les autres il y avait un abme. Cest un cadretout fait singulier par rapport lexprience amricaine qui est une expriencedexceptionnalit. Pour les Europens, la norme est la diversit qui les rapproche des autres.Cest dans le cadre de cette unit par la diversit 4 que le projet dmocratique peut

    retrouver du sens au-del de la techno-conomie qui est la manire qui rsume la substance laquelle nos dmocraties sen tiennent aujourdhui et stiolent pour ce motif.Je crois quil faut, en effet, avoir une ide prcise des conditions partir desquelles une

    relance du projet dmocratique, moyennant une redfinition profonde du cadre de sonexercice, peut avoir du sens en Europe. La grande erreur de principe, tout faitcomprhensible dans un cadre initial aujourdhui dpass, cest davoir peur de la diversit

    parce que lexprience europenne est que luniversel ne nat qu partir du particulier et quelunit dans lordre politique ne se construit que sur la base de la diversit. Cest aussi bien laphilosophie de nos rgimes pluralistes. La multiplicit des points de vue empche-t-elle lefonctionnement unitaire de la collectivit ? Cest le contraire. Donc, nous avons de ce point devue retrouver un autre lien lhistoire et, partir de ce lien lhistoire, un autre rapport au

    4 Dans cette unit dans la diversit , les variantes nationales dune mme histoire fondent une civilisationuniversaliste qui na aucune vocation senfermer dans son troit espace.

  • 8/14/2019 Gauchet- Pour une VIe Republique

    11/25

    Le blog Marcel Gauchetgauchet.blogspot.com

    11

    fonctionnement du dispositif europen o les dmocraties nationales pourraient revivreensemble parce quon ne referas pas lune sans que les autres retrouvent leur esprit. De cepoint de vue, nous sommes bel et bien embarqus dans une cause commune.

    5) Vers une volution profonde du droit ?

    Alexandre Wong - Est-ce que dans cette ide de respect de la diversit des histoires propres chaque nation europenne on peut toutefois construire une juste mesure ? Non pas unemanire dhomogniser le projet europen de telle faon faire que toutes les nations secalquent sur un mme modle mais est-ce quil y aurait un lieu dentente historique cest--dire ancr rellement dans un projet consistant. Si ce lieu dentente existe, comment ledfiniriez-vous ?

    Marcel Gauchet Je crois que les choses se font bien plus naturellement que cela. Vousparliez de respect. Aujourdhui, nous sommes linverse. Le fait est que, dans son tat actuel,

    la construction europenne dit en substance ses citoyens : Vous aviez des histoiresparticulires. Elles nont plus aucune pertinence. Oubliez-les ! Et ils le font. Ils les oublient.Lamnsie est un des moyens les plus efficaces de lunit mais on noublie jamais lhistoirequi vous a fait. Cest ce que savent bien les psychanalystes qui en vivent. On paye trs cher

    pour retrouver la mmoire quon a perdue. Plus on oublie consciemment son pass, plus onest sous lempire du pass quon a oubli. Ce qui veut dire quaujourdhui les Europens sontdans cette situation extraordinaire dtre plus enferms que jamais dans leurs identits

    particulires et plus ignorants que jamais de ce qui se passe dans les pays voisins. Cest lersultat absolument paradoxal de la construction europenne que le degr dignorance etdindiffrence des peuples les uns pour les autres dans lespace europen na jamais t aussigrand. Voil quelque chose qui devrait nous donner rflchir.A partir du moment o on travaille ensemble, o on sait quon a de toutes les manires unhorizon commun, si au contraire on part de lide dune identit non dtermine et construire5, alors travailler pour chacun des pays europens dans un cadre europen veut direredfinir sa propre histoire en fonction de toutes les autres - ce quelles ont de singulier et cequelles ont de semblable par rapport la sienne propre. Ce travail dont vous parlez doit sefaire dabord lchelle de chacun des peuples. Cela devrait tre une matire du dbat

    politique europen. Actuellement, nous nen sommes pas l. Nous voyons, au contraire, destentatives pour imposer lensemble des modles qui sont issus dune histoire trs

    particulire. Ce nest pas comme cela quil faut raisonner. Un objectif souhaitable rencontreici o l, pour des raisons particulires tout fait respectables, des difficults dadaptation, de

    traduction concrte. Cest cela qui devrait tre la matire du dbat politique dans nos pays.Problme trs simple : la situation de mondialisation conomique nous impose petit petit,

    par un processus qui ronge nos institutions, de changer de systme de droit. Le droit codifide type romain, qui est le droit continental en Europe, est petit petit rong par limportationdun droit de typecommon law anglo-amricain parce que cest lui qui domine le monde desaffaires. Ce nest pas rien pour des peuples de changer de systme de droit. Voil ce quidevrait tre le cur du dbat politique propos de lEurope. On peut juger cela souhaitable. Ilne sagit pas de prononcer danathme. Il sagit den discuter en voyant tout ce quengageidentitairement un systme de droit, tout ce que cela implique du point de vue de la culture

    politique des peuples. Ce travail doit se faire dabord au quotidien dans la vie pratique des

    5Encore une fois, il sagit de se rapproprier les termes de son identit historique pour les modifier.

  • 8/14/2019 Gauchet- Pour une VIe Republique

    12/25

    Le blog Marcel Gauchetgauchet.blogspot.com

    12

    peuples et ce nest quensuite, lhorizon, quon essaye de lui donner une traduction6. Jedirais que cette transcription est secondaire par rapport la proccupation premire qui doittre celle des peuples de base et non pas dabord celle des gens les plus cultivs. Ce nest passans connatre du tout le droit. Quand on est un usager du droit et un patron de PME trsmodeste chelle qui a des rapports avec le monde tranger, on ne peut pas lignorer dans le

    monde o nous sommes. Les systmes de droit psent trs lourds dans sa vie de tous les jours.Ces systmes sont des manires de raisonner et des manires dtre, de se conduire dans toutle processus conomique qui vont trs loin.

    Cest de cela que nous devrions parler. Je crois que cela peut se faire trs naturellement dansla vie publique des peuples ds lors quon a conscience de sa ncessit et quon en fait un axede la dlibration publique dont la matire europenne devrait tre lobjet.

    6) La culture du dbat face au "rouleau compresseur" des mdias.

    Une auditriceJe voudrais vous poser une question par rapport la culture du dbat. Pour

    reconstruire un dbat public digne de ce nom qui puisse dboucher sur des propositionspolitiques, quelle chelle faudrait-il travailler compte tenu du rouleau compresseur desmdias ?

    Marcel Gauchet Jaimerais avoir la rponse votre question. Dabord, une chose tout faitimportante, le rouleau compresseur des mdias nest plus si compresseur que cela. Lrosionde leur base de masse est un fait acquis et tendanciellement de plus en plus visible. Cela neveut pas dire pour autant quon gagne tout au change puisquon a, via la diversification deloffre mdiatique, via linternet, un phnomne de fragmentation de lespace public qui estun des grands problmes de lavenir des dmocraties. En tout cas, le problme nest plus,

    proprement parl, celui de limposition dun cadre obligatoire dans le format mdiatiquedfini par les grandes chanes de tlvision gnralistes. Ce nest dj plus tout fait commecela que le problme se pose. Pour rpondre votre question, je serais tent de dire quil ny apas de bon niveau ou de bon lieu mais que partout o cela peut se faire la chose est bonne

    prendre. De ce point de vue, la socit franaise est assez exceptionnelle parce quelle esttravaille par une activit trs grande de discussion publique des micro-chelles quinapparat absolument pas de faon publique mais qui pse tout de mme beaucoup dans lavie publique au final. On voit, en effet, quil en sort des rsultats tangibles, y comprispolitiques, de temps en temps assez surprenant, quon mesure au niveau officiel en lamatire.

    Dans tous les cas, je ne crois pas quil faille tre anglique. Les lieux naturels de cettediscussion publique devrait tre les partis politiques. On sait ce quils sont devenus. Ce sontdes machines lectorales slectionner des candidats. En France, comme il y a beaucoupdlus et beaucoup dlections cest une activit trs prenante. Ce nest pas dans les partispolitiques que cela se passera. Puisque les partis ne font pas leur travail, cest la socit defaire le travail que les partis ne font pas. Le modle que je propose est la reviviscence de cequon a connu dans dautres poques : les socits de pense du XVIIIe sicle. La socit depense - quel plus beau mot !-pesait sur lactivit politique par lexercice de la dlibrationen commun sans aucun objet politique immdiat on ne dsigne personne. A coup sr, une

    6

    On peut certainement dailleurs faire normment dans ces matires au niveau dune coopration desuniversitaires qui ont beaucoup dire dans beaucoup de ces domaines.

  • 8/14/2019 Gauchet- Pour une VIe Republique

    13/25

    Le blog Marcel Gauchetgauchet.blogspot.com

    13

    activation de cette dimension de la socit aurait et aura, je tends le penser, des effetsconsidrables sur la socit politique qui, un moment ou un autre, devra souvrir cesexpressions.Au fond, on a vu le signe de cette attente dans la dernire campagne prsidentielle. Cest cequi a fait le succs foudroyant et compltement inattendu de Sgolne Royal. Cest ce quelle

    na absolument pas su orchestrer et mettre en forme dans la campagne. Cela prouve quelattente est l.

    7) La suppression des dpartements, ou l'absence de dbat dans la socit.

    Un auditeur Jai une question qui va un peu dans le sens de ce que vous disiez sur lafonction dhomme politique lheure actuelle. Je vois quelle pose problme diffrentsniveaux. Dans le dbat public, ce sont des gens dont la principale fonction est de garder lepouvoir quand ils lont obtenu et qui, quand ils sont dans le gouvernement, ont un rledadministrateur qui na plus grand chose voir avec ce quils peuvent faire quand ils sont au

    parlement. Sagissant du dbat europen, on constate quils n'ont globalement pas du toutenvie dabandonner la souverainet de la France et de perdre un chelon de gouvernementdans cet ensemble quest lEurope. Enfin, suite aux proposition de Jacques Attali, on a vuaussi que la proposition de suppression du dpartement a provoqu une leve de boucliers dela part de toute une classe politique de conseillers gnraux qui n'taient absolument pasdaccord. On se demande si il ny a pas un problme du rle mme de lhomme politique et deses rels ambitions philanthropiques .

    Marcel Gauchet Disons la dcharge des hommes politiques quils ne sont pas desphilanthropes et quon ne leurs demande pas de ltre. Ce sont des lus. Cela veut dire quilssont des lus que nous mritons puisque nous sommes solidaires de la dcision qui les aports l o ils sont. Il ne faut pas lignorer. Jajoute quil faut commencer par reconnatrehonntement que leur fonction nest pas, au-del des reproches quon peut leurs faire, de toutrepos. La difficult du mtier politique dans le contexte de la socit o nous sommes estimmense. Raison de plus de se proccuper davoir un personnel politique de qualit.

    En fonction de ce que vous disiez, je crois que nous sommes dans lincertitude totale.Supprimer les dpartements, pourquoi pas, mais au nom de quoi ? Pour faire quoi ? Pourmettre quoi la place ? O ? Comment ? Cela mriterait tout de mme dtre un peu discutau pralable. Nous avons fait une rforme de la dcentralisation invraisemblable dont le butfut uniquement darranger les intrts des lus locaux et de conforter la carrire politique des

    lus dans un systme de cumul des mandats o lchelon local est lassurance tous risquespour la dure de la carrire. Cest cela la loi de dcentralisation franaise. Aprs, quand on aune loi aussi mal faite qui a cr un dsordre dans ltat qui est inimaginable et une pertednergie, de temps et dargent colossale au quotidien, on nous dit quon va supprimer unchelon. Quelle est la science infuse qui permet monsieur Attali de dcrter ce point qui faitconsensus dan la technocratie franaise ? Sur quelle base ? O sont les arguments ? Jevoudrais simplement quon en discute. Je nai pas dopinion sur ce sujet pour tout vous dire.A priori, en effet, on se dit quajouter des chelons indfiniment ce nest pas la solution mais

    pourquoi, par exemple, tout dun coup cest le dpartement qui gne et pas les 36 000communes dont on sait que, par rapport la manire dont on a redfini les collectivitsterritoriales en Europe, elles sont une anomalie. Pourquoi ne regroupe-t-on pas plutt les

    communes ? Ctait lide qui avait cours chez les mme gens. Je les ai entendus prorer dixans sur la question. Maintenant cest fini, cest le dpartement. Pourquoi? Je nen sais rien. Je

  • 8/14/2019 Gauchet- Pour une VIe Republique

    14/25

    Le blog Marcel Gauchetgauchet.blogspot.com

    14

    ne vois pas les arguments. Largument technocratique selon lequel cest inutile, ne me paratacquis. Il faudrait me le dmontrer. Ce nest pas convaincant en soi. On voit ce que veulentdire des propos arbitraires dans une absence de dbat politique. Pas de dbat sur ladcentralisation hier, pas de dbat aujourdhui sur les termes qui conviendraient pourrarticuler le maillage territorial de ltat en France. Cest cela la question.

    On ne peut pas en plus sparer la question des lus de la question de ladministration. On voit que cela pose de sacrs problmes. Largument quil faut regrouper beaucoup de ces 36000 communes, dont beaucoup sont trop petites techniquement, est bon. A quoi un hommepolitique tout fait sens me rponds : Daccord mais mesurez ce que vous perdez avec lesconseillers municipaux de ces 36 000 territoires comme culture civique la base . Cela meparat un trs bonne argument. Quand est-il exactement des arguments des gens qui dfendentles conseils gnraux et les dpartements ? Je nen sais rien mais ladministration prfectoraledans ce pays, par exemple, ne se spare pas de la question des conseils gnraux. Cela vaensemble. Les prfets, dans ce pays, nont pas fait que du mauvais travail. Loin sen faut.Cest un corps tout fait respectable. Est-ce quil est bon de sen passer dans le contexte o

    nous sommes ? Je nen sais rien mais tout cela devrait tre lobjet dune dlibration publiqueavec des choix clairs o nous avons la possibilit la fois de simplifier et dargumenter lesoptions qui soffrent. Je ne vois que des mesures lances dans le plus complet dsordre sansaucune argumentation de fond et o les citoyens sont compltement perdus.

    Je crois dailleurs que cest trs exactement le puits de la dite rupture dans laquelle legouvernement actuel est en train de se noyer. Si vous nexpliquez pas les raisons des rformesque vous proposez, le mot magique de rupture ne suffisant pas persuader quune ruptureest en elle-mme bonne parce quelle est une rupture, les gens finissent par se demander dansquel chaos on les fait vivre. On ne sait pas o on va. Cest tout le problme de la dmocratiequi est de tracer la direction commune, qui est conflictuelle mais qui est commune.

    8) La ncessit d'une adaptation stratgique la mondialisation.

    Un auditeur - Par rapports aux nations et aux communauts historiques et par rapport au dfique lEurope reprsente pour ces nations, je voulais vous demandez par rapport cetteadaptation que vous appelez. En France, vous savez trs bien quil y a un mot qui est sacro-saint, cest celui de modle franais . Ce fameux modle franais et cette fameuseadaptation qui ne se fait pas. Tout simplement parce que cette adaptation est toujours vcuecomme rgression ou comme une perte didentit. Donc, je voulait savoir chez vous quest-ce

    que vous voulez dire par adaptation stratgique cette mondialisation ? Quest-ce que cestque ce travail que font les identits historiques pour sadapter qui ne soit pas justement vcucomme une rgression ou une perte didentit ?

    Marcel Gauchet Une adaptation, quelle quelle soit, cest vrai lchelle de nos viesindividuelles comme des communauts politiques, na de sens que si elle est une affirmationdidentit qui implique de la redfinir. Nous changeons de monde, de cadre de vie, de mtieret nous nous adaptons. Ce ne peut tre vcu positivement que si nous gagnons quelque chosedans cette redfinition qui est toujours un travail difficile par-devers soi. Cest de cela quilsagit. Je crois que les Franais vivent dans une dpression politique parce que le messageimplicite des dirigeants est toujours : Vous devez changer. Vous allez beaucoup y perdre

    mais il ny a pas le choix . Cest enthousiasmant comme perspective ! Donc ils disent : Une minute monsieur le bourreau. Peut-tre quon y passera mais le plus tard possible .

  • 8/14/2019 Gauchet- Pour une VIe Republique

    15/25

    Le blog Marcel Gauchetgauchet.blogspot.com

    15

    Tout cela parce quon n'a pas de projet leur proposer qui consisterait modifier un certainnombre de paramtres de leur existence collective mais pour continuer faire la course entte. En effet, les Franais ont, de ce point de vue, le problme quont les trois grandespuissances europennes ( la Grande-Bretagne, lAllemagne et la France). Ce sont danciennes

    grandes puissances. Ce sont des pays qui ont fait le monde o nous vivons. Simplement,maintenant le monde est mondial et entre temps tout le monde a compris la recette. Donc,nous sommes tout petits mme si nous gardons un prestige, un hritage, un rle totalementsurdimensionn par rapport nos soixante millions dhabitants et notre poids conomique.De part cet hritage, il est clair que nous avons tellement gagn que nous sommes appels nous dissoudre dans un peloton de masse. Cela cre un problme tout fait particulier.

    Les Anglais ont rsolu ce problme en sinscrivant dans lorbite de la premire puissancemondiale que sont les Etats-Unis. Ce faisant, ils restent coup sr dans le peloton de tte.

    Les Allemands nont pas vraiment eu le choix. Ils ont rsolu ce problme par labandon

    complet de ce qui tait le cur de leur identit depuis le XIX esicle, lempire militaire, et endevenant la premire puissance conomique europenne et une des plus grandes puissancesconomiques du monde.

    Au milieu de tout cela, les Franais ne sont nulle part. On a bien eu le gnral De Gaulle qui,dans un contexte gopolitique trs particulier, laffrontement des blocs, nous a donn le rlede leader de la troisime voie mais cela na plus de sens. Mitterrand nous a jou un tour demystification du mme genre en nous persuadant que cest nous qui allions commander enEurope et quon aurait la France en grand lchelle de lEurope. Mais ce nest pas commecela que a se passe non plus. Lespce de rayonnement scientifico-technique que nous avonseu pendant longtemps sest beaucoup tiol dans la concurrence incroyable qui se joue sur ceterrain dans le monde daujourdhui.

    Voil ce par rapport quoi il faut dfinir une rponse qui est toujours une adaptation maisqui est une adaptation positive. Quest-ce que nous avons proposer, compte tenu de toutesles limites, contraintes ou ressources rares dont nous disposons, qui puisse nous donner uneplace la hauteur de notre pass. Les Franais vivent leur histoire comme un dclassement

    permanent par rapport ce quils furent. Cela ne peut pas tre une source denthousiasmecollectif. Je crois quil faut le grand homme ou la grande femme politique, dont nous aurionsassez besoin, qui saurait dfinir par un mlange dimaginaire et de pragmatisme cest lepropre de la politiqueune voie franaise qui ne peut plus tre celle du pass mais qui aurait

    un sens mobilisateur pour les citoyens de ce pays. Il faut quen outre il leur garantissent queles choses auxquels ils tiennent trs lgitimement protection sociale, la qualit du cadrecollectif dans lequel ils viventseront prserves parce quon en aurait les moyens.

    9) L'appartenance au lieu de l'identit : la remise en cause de l'Etat-Nation ou l'avnement

    des Etats-nations gants ?

    Alexandre WongJaimerais savoir par rapport cette ide de projet de construction dunavenir national, est-ce que, quelque part, pour vraiment faire bouger les choses et repartir surde bonnes bases et non pas tre dans cette ide que la France a t une grande puissance et

    que maintenant elle doit reste ce quelle est cest--dire une belle relique mais une relique,est-ce que le Franais, au lieu de parler didentit ne doit pas plutt envisager lide dune

  • 8/14/2019 Gauchet- Pour une VIe Republique

    16/25

  • 8/14/2019 Gauchet- Pour une VIe Republique

    17/25

    Le blog Marcel Gauchetgauchet.blogspot.com

    17

    10) La pratique du chantage et les non-dits dans le cadre europen.

    Un auditeur - Vous avez parl au dbut des deux forces politiques en France en disant

    quelles ne font pas comme en Angleterre un vrai dbat. Vous avez galement oppos le parlement anglais au parlement franais. Je me demande si la vritable raison nest pasailleurs. Vous dtes que la gauche ne dit rien et na pas de choses dire. Si, elle a unprogramme mais qui ne reflte pas la ralit sociale.Quand vous parlez de lEurope, il se trouve que je connais plusieurs dputs europens. Vousavez dit quil y a unemconnaissance de la situation dans les autres pays. Ce nest pas monsentiment. Nous avons un dput europen dans notre quartier. En fait, ils savent trs bien cequi se passe chez les autres mais le mode de fonctionnement cest le chantage. Les autres payseuropens font du chantage et donc il faudrait peut-tre dire les choses. Quand les dputseuropens parlent entre eux, ils savent trs bien ce que les autres pensent mais ils ne leursdisent jamais quils sont des matres-chanteurs. Je pense que tant quon n'arrivera pas se dire

    la vrit cela peut continuer comme cela pendant des dcennies.

    Marcel Gauchet - Dune manire gnrale, je vous rejoins tout fait. Je pense que lafonction de lespace public est que les choses soient dtes et que les problmes soient noncs.La pire des maximes en politique souvent entendue dans les sphres responsables cest : Cest vrai mais il ne faut pas le dire . Mais si, justement, il faut le dire. Tout tant danslart de le dire dune manire qui ne soit pas insultante, provocatrice et source de blocage chezles autres parce quil ny a de sens le dire qui cela dbloque une situation. De ce point devue, le poids du non-dit dans lespace politique, en France tout spcialement, est terrible etterriblement contre-productif. Je crois quune des choses qui serait les plus bnfiques est lalibert de parole que notre histoire ne nous a pas offerte. Ce qui implique dentendre

    beaucoup dneries et de choses pnibles mais cest le prix payer pour que les chosesimportantes soient aussi dites.

    Est-ce que cest la recette au niveau europen ? Cest une autre question. Cest vrai engnral. Vous disiez - ce que je crois vrai dans le constat - que le cur du processus europencest le chantage. Soyons tout fait clairs : cest lchange de bons procds. Je vote pourton texte si tu votes pour le mien sur tel autre point . Cela veut dire quimplicitement le

    personnel politique pose lespace politique europen comme le thtre dun quilibre entreintrts particuliers. Cela veut dire quil est impossible de dgager un intrt gnraleuropen. Cela a beaucoup de signification du point de vue de ce que lon peut attendre de la

    construction politique terme.Cet implicite est prcisment ce quil faut questionner et mettre en dbat entre les citoyens.

    Vous avez parfaitement raison : les dputs, eux, savent trs bien comment les autresfonctionnent mais pas les peuples qui ne sont pas au courant de tout cela. Que llite politiquesoit trs avertie, cestune chose mais ce nest pas ce niveau-l simplement que cela se passeet que cela peut se passer. Do lincomprhension devant des textes, fruits de multipleschantages qui aboutissent des rdactions incomprhensibles. Je ne sais pas si vous avez

    jamais essay de lire vraiment de prs un texte europen dans un domaine que vous croyezconnatre. Vous avez limpression dentrer dans un monde inconnu. Cest indchiffrable parceque cest le rsultat du processus que vous dcrivez o tout est double ou triple entente pour

    que chacun puisse y mettre ses billes. Ce nest pas comme cela quon aboutira des rsultatspolitiques trs convaincants.

  • 8/14/2019 Gauchet- Pour une VIe Republique

    18/25

    Le blog Marcel Gauchetgauchet.blogspot.com

    18

    En dmocratie, on peut mpriser les peuples et se moquer de leur avis. Cela fonctionnequun certain temps. Ils finissent toujours par se rattraper et par se rveiller.

    11) "Nous sommes sortis du religieux".

    Alexandre Wong Jaimerais peut-tre maintenant, dans une troisime partie, insister survotre grande thse qui est que nous sommes, en tant que socit dmocratique, sortis dureligieux. Vous crivez dans La condition politique : Nous sommes des personnes cest--dire des tres capables de se savoir, de se vouloir dans une certaine mesure parce que nous

    appartenons simultanment des communauts politiques dotes dun certain pouvoir sur

    elles-mmes. les structures qui produisent ce pouvoir sur soi communautaire ont des liens deparent, selon vous, avec celles qui produisent ce mme pouvoir sur soi sur un planindividuel. Autrement dit, nous avons toujours affaire des personnes, quelles soientcollectives cest le cas des communauts humaines ou particulires. Do le regard

    clinique que vous portez sur la vie politique.Les crises qui affectent la dmocratie sont les symptmes dun mal localiser qui latteignentdans ses profondeurs. Vous parlez ainsi de la dmence totalitaire qui a t provoque entre lesdeux guerres par la restauration du primat inconditionnel, quasi-religieux, dun politiquesurplombant la socit des individus de telle faon nier linconscient dmocratique ou

    populaire quil prtendait incarner.De mme, quand vous voquez la crise dmocratique actuelle, qui est lexact inverse de lacrise totalitaire, vous parlez dun ddoublement comme on parle dun ddoublement de la

    personnalit entre la part consciente dune socit librale dindividus atomiss qui tententdchapper aux contraintes de lautorit tatique et la part inconsciente qui les rattrape travers leur attachement persistant au cadre de ltat providence. Lhistoire des individus, pris ensemble ou en particulier, aurait donc pour ressort unedsalination : une dcouverte de leur identit propre grce la prise de conscience de lAutreinconscient des anctres, des dieux, des tats qui les habite en les sparant deux-mmes. Pasdautre moyen pour rentrer en soi, pour se retrouver et smanciper dmocratiquement

    parlant, que de sortir de lAutre, du religieux, de lidologie politique. Les individus trouventleur finitude, et par-l leur identit la limite de leur folie, des antcdents religieux etpolitiques qui sont susceptibles de prendre leur identit. Le sujet de la folie que vous dcrivezsur un plan collectif na ainsi rien voir avec lide dun genre humain dont le progrs esttout trac dans sa ralisation. Son histoire connat au contraire des volutions et aussi desrechutes. Curieusement, le sujet collectif, tel que vous le concevez, trouve sa cohrence en

    sappuyant sur des superstructures religieuses ou des infrastructures politiques quireprsentent lunit divine ou politique ncessaire au rassemblement des individus. Autrementdit, cest par lAutre religieux et politique que les individus se reconnaissent et trouvent leuridentit. Est-ce dire que lhtronomie, la rfrence lAutre, reste la condition implicite delautonomie des socits dmocratiques. La sortie de la religion ne serait-elle queprovisoire ?

    Marcel Gauchet - Voil des questions auxquelles il est possible de rpondre par oui ou parnon. Dans ce cas, la rponse est non. Evidemment, il faut un peu dvelopper. Non,lhtronomie ne me semble pas la condition implicite de lautonomie des socitsdmocratiques. Non, la sortie de la religion nest pas un phnomne provisoire.

    Entendons-nous bien : il se peut que dans un avenir, proche ou lointain, lhumanit reviennevers un mode de structuration religieux de ses socits. Rien ne parat de lexclure. Mais,

  • 8/14/2019 Gauchet- Pour une VIe Republique

    19/25

    Le blog Marcel Gauchetgauchet.blogspot.com

    19

    lchelle de lhistoire que nous vivons maintenant nous nen avons pas les premiers signes endpit des illusions cres ce sujet par les mouvements religieux dits fondamentalistes principalement le fondamentalisme musulman mais il y a des fondamentalismes dans toutesles traditions religieuses aujourdhui. De toutes les faons, les socits humaines peuventfonctionner hors religion. Elles sont viables en dehors des religions. Cest par exemple ce qui

    moppose Rgis Debray o nous avons un dsaccord parfaitement net. Lui pense que la sortie de la religion ne peut tre quun phnomne provisoire parce que la structurationdes socits est ncessairement religieuse. Je ne le crois pas. Je crois que les socitshumaines ont les moyens pratiques de leur autonomie, de leur mtaphysique. Elles en ont faitla preuve tout rcemment. Cest lacquis de la terrible histoire du XXe sicle qui naura past, en dpit de toutes ses horreurs, absolument pour rien : la sortie de la religion sestmontre principiellement possible. Elle a pu aller jusquau bout en Europe parce que lessocits humaines ont trouv cest la rponse votre question les moyens dune unitautre que religieuse. Elles ont trouv les moyens dune politique ne devant rien au religieux.L, il faut sentendre sur le terme dautonomie. En effet, lautonomie suppose uneinfrastructure. Lautonomie nest pas une manire dtre idale suspendue dans le vide. Cest

    un mode de fonctionnement des socits humaines qui suppose des vecteurs pratiques, uneorganisation de la collectivit dans tous les registres. Mais, cette infrastructure ne fait pas lemoins du monde ncessairement signe vers lhtronomie au sens o elle reprsentait un

    principe dune autre nature extrieure et suprieure au principe de lautonomie. Cest ce quenous sommes, et rien de plus, qui est engag dans ce mode de fonctionnement. Parconsquent, nous sommes sur le mme plan de ralit pour le dire encore autrement. Parconsquent, mme si lautonomie dmocratique suppose en effet des conditions trs biendtermines pour fonctionner, cela ne signifie pas quil y a une sorte dhtronomie implicitequi demeure dans les socits autonomes.

    12) L'infrastructure politique et la superstructure religieuse. Le totalitarisme.

    Alexandre WongVous faites la distinction entre superstructure religieuse et infrastructurepolitique. Comme vous lavez soulign, lhistoire du XXe sicle nous a montr uneinfrastructure politique qui pouvait trs bien redevenir une superstructure religieuse. Ce que

    jaimerais savoir cest comment lextriorit lgitime de linfrastructure politique ne possdepas une nature htrogne ? Pour dire les choses trs simplement, comment vous situez cetteinfrastructure et comment vous la distinguez de la superstructure ?

    Marcel Gauchet- Je crois que pour bien clairer votre question, il faut totalement expliciter

    un des attendus que vous avez mentionn au passage et qui gagne tre totalement clarifi.En effet, lhistoire du vingtime sicle cest ce quon a appel le totalitarisme dont vous avezdonn un trs bon rsum : cest linfrastructure politique qui en vient se donner pour unesuperstructure religieuse. Cest ltat qui fonctionne sur un mode dorganisation religieuse.Au fond, je crois que cest la dfinition la plus pure quon puisse donner des phnomnestotalitaires. Evidemment, la question peut tre formule de la manire suivante : existe-t-il uneespce de vocation inluctable, une sorte de danger permanent de mtamorphose de cetteinfrastructure politique que suppose le fonctionnement de nos socits dans un modetotalitaire ? Je ne le crois pas. Je crois que nous pouvons dire aujourdhui, dans les conditionseuropennes que nous connaissons, que le moment historique de la squence totalitaire danslaquelle ces phnomnes se sont drouls est derrire nous. Lhistoire a continu. Il ses t

    pass beaucoup de choses qui nous ont port hors de cette poque.

  • 8/14/2019 Gauchet- Pour une VIe Republique

    20/25

    Le blog Marcel Gauchetgauchet.blogspot.com

    20

    Jessaye, en un mot, de prciser ce qui permet de parler dinfrastructure politique.Lexpression est videmment demble provocatrice par rapport la bonne dfinitionmarxiste de linfrastructure et de la superstructure. Par dfinition, puisque cest l quon a ladfinition de ce systme conceptuel, pour Marx linfrastructure est matrielle, cest --direcompose des forces productives et des rapports de production du travail et de lchange, pour

    faire simple, sous le signe du capital. Autrement dit, lanatomie de la socit rside dans ltatdes forces matrielles qui prsident sa marche. La superstructure cest deux choses trois enfait, pour tre complet, dans lesprit de Marx : ltat, le droit, la religion. Cest le mensongede la socit bourgeoise : ltat commande den haut visiblement. Cest lui qui exerce lesfonctions de mise en ordre rpressives au nom de la religion et par lintermdiaire du droit. Lemensonge de la socit bourgeoise cest de faire croire quelle est commande par en haut,

    par la superstructure, laquelle obit en ralit linfrastructure qui est cache aux yeux desacteurs. L o la thorie de Marx est le plus videmment fausse, sans entrer dans sadiscussion complique, cest lide que le mensonge est structurel dans la socit bourgeoise.En deux mots, la bourgeoisie est devenue matrialiste. Marx croyait quil ny avait que lesproltaires qui pouvaient tre matrialistes philosophiquement. Et bien , pas du tout. Tout le

    monde lest et surtout les capitalistes. Cest un trs grand changement.Il faut substituer un autre mode de raisonnement, me semble-t-il. Jai repris, malgr tous lesinconvnients quon peut lui reconnatre, cette dichotomie de linfrastructure et de lasuperstructure parce quelle saisi nanmoins quelque chose. Cest que cette prtendueinfrastructure conomique nen est pas une. Dabord parce que tout le monde sait que cestelle qui commande, en grande partie, le fonctionnement de la vie collective. Il y a l-dessusaucun mystre pour personne en fait. Mais cette prtendue infrastructure ne marche pas touteseule. Elle suppose une base. Et la base que suppose le fonctionnement dune conomie detype capitaliste ou de march cest un cadre politique. Enlevez le cadre politique et vousverrez ce qui se passe dans lconomie de march. Les marchs ne marchent pas tout seuls. Ilsont besoin de fondements qui sont fournis par le cadre politique. Ce qui permet de parler ducadre politique comme une infrastructure mais dans un sens trs particulier puisque cetteinfrastructure nest pas matrielle, comme Marx lentendait, bien quelle le soit en partie. Elleest symbolique. Linfrastructure des socits humaines, le cadre sur lequel elles reposent, estsymbolique. Mais ce symbolique passe par des vecteurs pratiques qui sont des choses aussidcisives que lappropriation dun territoire et la construction dun espace accessible. Ce nestpas dans la nature. Cela suppose en gnral de sicles deffort collectif pour amnager cecadre. Il nest que de voir le problme terrible que pose dans les socits du sud cetteconstruction de lappropriation du territoire qui nest pas du tout donne et qui estextrmement difficile dinstaller l o elle ne fait pas en plus partie du cadre spontan derflexion des gens. Ils ne voient la ncessit de lentretien des infrastructures. Les ponts

    scroulent. Tant pis, on ira ailleurs. ltat cest a. Cest cette continuit de lappropriationdun territoire et de lamnagement de la communication des membres dune socit sur labase matrielle de loccupation dun sol mais qui est en mme temps une base symbolique quimet un espace politique en communication avec lui et avec les autres parce que c est aussi larelation avec dautres communauts politiques comparables.Voil, en deux mots laxe pour dfinir tout cela. Jai voulu au moins rendre sensible ladirection dans laquelle on peut repenser cette architecture des socits humaines. A mes yeux,la plus grande urgence pour comprendre les socits dans lesquelles nous sommes cest desortir de cet conomicisme rgnant auquel nous remettons tout comme si notre salut dpendaitde la croissance du pouvoir dachat. Ce nest pas que je nglige le pouvoir dachat mais il necontient pas la rponse tout nos problmes. Cest de l quil faut sortir si nous voulons

    comprendre quels sont les besoins politiques et collectifs des citoyens dans les socits

  • 8/14/2019 Gauchet- Pour une VIe Republique

    21/25

    Le blog Marcel Gauchetgauchet.blogspot.com

    21

    dmocratiques en arrtant de tout demander lconomie parce que si on demande tout lconomie et bien lconomie vous dicte sa loi.

    13) Le projet dmocratique est rvisable.

    Une auditrice - On a souvent dit que lun des symptmes qui indique que lon reste malgrtout dans une conception religieuse malgr la sortie du religieux tait un espce de passage duvertical lhorizontal. On avait remplac le paradis par un avenir radieux qui deviendrait unesorte dimaginaire, de dogme. La question que je voulais vous poser quand je vous entendsparler de dfinir un projet enthousiasmant qui pourrait mobiliser le peuple et les citoyens, ceserait de savoir comment dfinir un projet enthousiasmant qui ne deviendrait pas unquivalent du paradis et qui ne serait pas lavenir radiaux qui tait finalement une persistancedans le religieux.

    Marcel Gauchet Il faut donner un contenu trs prcis lavenir radieux. Ctait

    lmancipation finale du genre humain cest--dire lentre dans la socit de la fin delhistoire ou du commencement de la vraie histoire par la rsolution de lnigme de lhistoirehumaine, comme disait Marx. Ce nest pas rien. On a l, en effet, un schma thologiquecaractris. Je crois que dieu merci, quand bien mme nous essayerions il doit bien y avoirdes gourous de-ci de-l sur la plante qui ont des recettes cls en main nous livrer sur cesujetcela ne marcherait plus. a ne convainc plus personne. De ce point de vue l, il y a unprogrs de la raison publique indniable.Le projet dont il sagit de parler est au fond beaucoup plus modeste. Le projet politiquedmocratique a en plus, par dfinition, une vertu : cest quil est rvisable. La dmocratieexclu lide dune science de lhistoire qui aurait un parti qui en aurait la matrise et quilappliquerait, y compris aux mcrants qui ne sentent pas obligs dy entrer. Il na de sensque sil est ouvert et sil nest pas mgalomane parce ce que parler au nom du genre humain,cest trs bien, mais cela na toujours quun inconvnient on la vrifi de nombreusesreprises cest dviter de demander son avis au dit genre humain dont les prophtes sontsupposs exprimer les volonts profondes mais sans son opinion. Prcisment, la dmocratiecest : on demande lopinion des gens. Donc, il faut partir de quelque chose qui fait sensimmdiatement pour eux. Ce qui fait sens immdiatement pour eux cest ce quils sont cest--dire ce qui les a faonns : le monde dans lequel ils vivent spontanment et auquel ilstiennent et dont ils ont des raisons dtre fier ou de vouloir en rpudier certains aspects maisqui sont l quon les aime ou pas. On peut har lhistoire du vingtime sicle elle le mriteamplement il nempche que nous en sommes les hritiers et que nous avons faire avec

    pour ne pas dire tout cela, on ne veux pas le savoir . il faut donc partir de l. Mais un projetnest enthousiasmant que sil est au-del de ses intrts immdiats et de cette identit troitecest--dire si effectivement il est capable de parler pour tout le genre humain dune manireou dune autre. Il a bien des registres.Un projet politique cest forcment un projet enracin dans les donnes particulires dunesituation et dune histoire laquelle on ne peux pas chapper, mais qui fait signe vers quelquechose o tous peuvent se reconnatre comme un objectif qui apportera quelque chose tout lemonde, tout membre de lhumanit quel quil soit et o quil soit et dans lequel il peut sereconnatre.Voil les conditions. Aprs a, il faut mettre tout cela en forme. Cest plus difficile, je suis

    bien daccord, mais a ne me semble pas du tout infaisable en tout cas. Je crois quon peut

    dfinir assez bien les conditions du moins sans lesquelles on peut partir.

  • 8/14/2019 Gauchet- Pour une VIe Republique

    22/25

    Le blog Marcel Gauchetgauchet.blogspot.com

    22

    Si vous voulez, pour rpondre trivialement votre question, on ne suscitera jamaislenthousiasme des peuples en disant : Nous allons faire 3% de croissance l o nos voisinsnen font que 2%. Ce nest peut-tre pas intensment mobilisateur.

    14) "Nicolas Sarkozy veut tre un homme de son temps".

    Une auditriceJaurais bien aim entendre vos interprtations sur les propositions de notrePrsident sur les questions de religion et de lacit. On a entendu beaucoup dinterprtationssur linstrumentalisation du religieux, sur peut-tre le fait de prendre acte de limpuissance du

    politique, ..Jaimerais bien vous entendre l-dessus.

    Marcel GauchetJe crois quon peut assez bien reprer lorigine du mouvement qui poussele Prsident de la Rpublique dans cette direction o vous remarquerez comme lont faitremarqu de bons observateurs que personne ne lui demande rien. Cest un peu troublant.Face toute dcision politique - nous sommes contraints par une espce de grille de calcul

    obligatoire on se dit : quest-ce quil cherche gagner en faisant cela ? Et bien, il fautsouvent se dire : rien du tout parce que ce nest as forcment le problme des hommes

    politiques de gagner quelque chose puisque personne ne demande quest-ce que cela peutsatisfaire.Je crois que Nicolas Sarkozy a dcouvert ce problme quand il tait quand il tait ministre delintrieur et quil a eu grer ce trs difficile problme du culte musulman ou reprendre cequi avait t initi par ses prdcesseurs de la gauche Joxe, Chevnement. Cest cemoment l quil a dcouvert le problme et il a, je pense, dcouvert quelque chose dassez

    juste cest--dire lobsolescence dun certain modle de lacit ferm la franaise pour fairetrs court. Cest vrai quil y a eu beaucoup de chemin de fait depuis la loi de 1905 commencer par le fait que lEglise catholique le problme principal nest plus une

    puissance capable de parler dgal gal avec ltat. Elle nest plus du tout un tat dansltat. Dautre part et surtout, les chrtiens sont entrs dans le cadre dmocratique et ne lecontestent plus alors que lEglise de 1905 est une force directement oppose politiquement la Rpublique. Ctait bien cela qui rendait la chose trs dlicate de maniement pour respecter la fois la libert et la protection de la Rpublique.Il a saisi unebrche dans le dispositif politique. Lchos mme que son livre a rencontr, qui at trs grand et trs inattendu, la persuad de la chose. Je pense que tout simplement ilcherche poursuivre son avantage par rapport une gauche dont il constate quel le est trslargement reste sur les positions anciennes, quelle na pas vraiment rflchi tout en tantdans la pratique trs accommodante. La gauche ne vit plus en pratique selon le rgime de la

    lacit ferme dont elle continue cependant se rclamer plus ou moins vaguement en thorie.Il cherche un avantage dopinion dont la finalit est de marquer son avance culturelle dans lavie du pays.Moi, je suis un homme de mon temps. Cest sa passion dans tout les domaines que de ledmontrer parce quilest convaincu que cest de cette manire l quil a assis sa lgitimit

    politique et quil a gagn les lections en dpit de tous les obstacles qui faisaient que cettelection apparaissait priori peu plausible.Ce faisant, en mme temps, selon une pente que tout citoyen peut observer, videmment,emport par son lan, il pousse le bouchon un peu loin. a, cest humain. Cest la dmesurefatale de tout joueur qui a la conviction quil a trouv la martingale et qui va jusqu ladernire mise parce que jusque l cela marchait. A un moment donn, cela sarrte nanmoins

    et la mesure nest pas bonne. Je pense que la socit franaise a profondment volu maisreste la socit franaise. Je crois que l, il se met en porte--faux et suscite tout simplement

  • 8/14/2019 Gauchet- Pour une VIe Republique

    23/25

    Le blog Marcel Gauchetgauchet.blogspot.com

    23

    lincomprhension. Pourquoi parle-t-il de cela ? Quest-ce quon en a faire ? O est laquestion ? Mais o va-t-on ? Je crois quil est emport par son lan mais comme il nest pascontrariant, il ne va pas insister mon avis. Je peux me tromper. En tout cas, cela ne procdepas de convictions religieuses trs intenses de sa part, me semble-t-il.Je ne crois pas non plus dailleurs, comme un certain nombre de gens le disent, que cest le

    modle amricain qui linspire. Dabord, il ne le connat pas du tout. Cest un bon Franaisbien de chez nous qui nen sait pas plus quil ne faut sur lextrieur, surtout dans ce domaine-l. Je crois quon a affaire vraiment un phnomne de pure politique. Soyons moderne.

    15) Neutralit du politique vis vis du phnomne religieux ?

    Un auditeurJustement, sur cette position de neutralit que doit avoir le pouvoir par rapportaux religions, est-ce quen affirmant que le poids des croyances est important le Prsidentnest pas en porte--faux par rapport ce rle de neutralit que doit avoir le politiqueaujourdhui dans lespace public ?

    Marcel GauchetCette affaire de neutralit est probablement le point le plus dlicat quunhomme ou une femme publique a aujourdhui rgler parce que la neutralit pure, en quelquesorte abstraite, est impossible. Les croyances religieuses sont dans la socit et on ne peutfaire comme si elles ny taient pas. Cest l o la vieille lacit rpublicaine, qui tait unelacit de compression on ne veut pas entendre parler de cela -, a fait son temps.Evidemment quon est oblig den entendre parler. a se manifeste. Il faut le prendre encompte et il faut philosophiquement le prendre en compte dans la dmocratie parce que le

    pouvoir politique, quil le veille ou pas tout en restant neutre, a affaire des questionsdernires qui engagent les convictions philosophiques, religieuses et spirituelles les plusprofondes des citoyens.Trs btement, un tat souverain, tel quil a t fabriqu par lhistoire moderne, est dunecertaine manire gardien de la vie et de la mort. Il en dtient les cls. Il peut par exemple direque leuthanasie est interdite. Ce ne sont pas des choses qui en conscience se rglentsimplement. Elles font forcment appel des reprsentations ultimes de lexistence dont lesreligions sont des incarnations minentes mme si dans lespace public dmocratique elles nepeuvent pas tre les seules.La neutralit cest une gymnastique extrmement subtile pour une personne publique exigeantde tenir la fois le sens de ces questions7 et en mme temps dempcher quune vision

    particulire, religieuse ou philosophiquement quelle quelle soit, simpose toutes les autres. Donc, cest un point dont le rglage est extrmement dlicat et puisquon parlait du Prsident

    de la Rpublique, je ne suis pas sr que dans son discours prsent il ai le bon rglage. Quandil dit que le cur ferait certainement mieux quun instituteur, il prononce une neriemonumentale parce qu ce moment l il faut licencier tout les in stituteurs et recruter dessminaristes la place. Ce nest pas la peine de dpenser autant dargent pour une colepublique qui ne peut pas marcher.

    7Lhomme politique ne peut pas sen dsintresser. Sil dit que ces questions ne lintressent pas, les citoyens sedemandent alors mais quest-ce quil fait l !.

  • 8/14/2019 Gauchet- Pour une VIe Republique

    24/25

    Le blog Marcel Gauchetgauchet.blogspot.com

    24

    16) Prsupposs ontologiques.

    Alexandre WongPour terminer cette discussion , est-ce que je peux me permettre de vous poser une question philosophique un peu bulldozer qui est lie non pas larrire-paysthologique puisquil ny en a pas mais larrire-pays ontologique de votre conception de la

    dmocratie. Cest un peu abstrait mais cest la question qui me taraude. Vous dtes que laproprit ontologique des ensembles, des communauts humaines qui composent lhumanit,est dtre structure selon la multiplicit et la contradiction. On a vu cela tout lheurepuisque vous avez mis en avant cette im portance du dbat qui nexiste pas en France. Ladmocratie telle que nous la vivons tous les jours serait supporte par un principe qui laconstitue en saffirmant progressivement sans que nous en ayons toujours conscience.Lhistoire externe faite dune succession dvnements quotidiens serait double par unehistoire interne. Donc l on a deux niveaux. Dailleurs, je lvoquais tout lheure. Il y a leniveau quotidien tel quon le vit tous les jours et il y a un niveau disons plus fondamental quevous appelez linfrastructure politique. votre pense de ltre semble ainsi contredire la penseheideggerienne de ltre. Au lieu de viser nostalgiquement un avant de lavnement grecque

    de la dmocratie, vous essayez de montrer que ltre dmocratique, au contraire des principesreligieux, ne surplombe pas de trs haut les diffrentes communauts humaines mais sematrialise en empreintant leur identit. On a vu cela avec le problme des totalitarismes.Vous modernisez en cela la conception hglienne de lhistoire en montrant que la dmocratiene se fait pas sans les individus qui composent ces communauts humaines.Plus prcisment, vous montrez que les communauts humaines sont tributaires dun hritagereligieux qui prcde lavnement du phnomne dmocratique et quelles sont aussi le fruitde la participation citoyenne leur laboration en cours. Votre ontologie est doncconcrtement situe dans les communauts humaines qui dtiennent les cls de leur avenir, deleur propre dploiement ontologique. Vous vitez alors de prdfinir religieusement ou

    philosophiquement une finalit du devenir humain tout en donnant lhomme dmocratiquequi vote, qui consomme, qui fait prvaloir ses droits, un sens lordinaire souvent chaotiquede sa vie.Votre redfinition de la raison hglienne dans lhistoire a cela de remarquable quelle va contre-courant du nihilisme post-moderniste qui fait ne croix sur le devenir de lhumanitcomme si la sortie du religieux et des idologies politiques saccompagnait forcment duneperte de sens.Pourquoi cependant rifier le phnomne dmocratique, faire appel un appareil ontologiquequi, au lieu de rendre compte du caractre trs humain et par-l alatoire de la viedmocratique, la surdtermine travers la ractivation de repres mtaphysiques. Vous parlezainsi de rouages organisateurs, de processus, du support effectuant des communauts

    humaines. Linstitution des communauts humaines, dans le sens fort du terme, ne sesurajoutent-elles pas aux initiatives communautaires et individuelles ?

    Marcel Gauchet Cest une question un peu abstraite. Je vais essayer dtre aussi concretque possible pour la traiter. Je ne crois pas que rifier le phnomne dmocratique eninterrogeant ses bases et ses conditions de fonctionnement. Je crois quau contraire quil faut -et nous y sommes parce que nous sommes dans cette illusion mettre en garde la dmocratiecontre une illusion qui lui est pour ainsi dire consubstantielle de se donner en permanence sespropres rgles comme si elle navait pas de conditions dexistence, comme si elle navait pasde fondations qui lui ont permis dapparatre un moment donn de lhistoire. Je crois que la

    plus grande menace qui pse aujourdhui sur la dmocratie, vous lappeliez nihilisme cest

    peut-tre un trop grand mot-, cest que nous sommes dans des socits dont une grande partiedes acteurs en est ne simplement plus comprendre comment lhumanit a pu vivre pendant

  • 8/14/2019 Gauchet- Pour une VIe Republique

    25/25

    Le blog Marcel Gauchetgauchet.blogspot.com

    des milliers, des dizaines de milliers, peut-tre de centaines de milliers dannes sans tredmocratique. Ce pass humain en sa totalit devient absurde puisquil ntait pasdmocratique. Comment ces sauvages pouvaient vivre diffremment de nous .Je crois que le commencement de la sagesse dmocratique, cest de comprendre quelhumanit a pu vivre dignement comme une humanit part entire autrement que dans un

    espace de repres dmocratiques.Ce nest pas une question simplement lusage des philosophes. Cest une question trspratique dans le gouvernement du monde daujourdhui. Si les occidentaux sont incapables decomprendre les gens issus dautres traditions culturelles, spirituelles, dautres basescivilisationnelles que la leur comme ils le montrent tout les jours avec loquence, il ne faut

    pas stonner quil leur arrive de graves mcomptes. Cest une exigence pratique que dtrecapable de comprendre une humanit non dmocratique mme si notre but est de lamener la dmocratie parce que nous avons de bonnes raisons de considrer que cest un tatprfrable. Les mthodes de prdication dmocratique employes par nos allis amricains depart le monde dans la priode rcente me paraissent assez illustratives cet gard.La vraie dmocratie, pour moi, est prcisment celle qui sait ce qui lui permet dexister, qui

    nest pas hors-sol, qui est capable de reconnatre lorganisation sous-jacente qui lapparente ce qua t lorganisation des communauts humaines de tous les jours et qui en accepte lescontraintes et les limites pour en faire le support dune existence authentiquementdmocratique. Donc, je crois que la plus grande sagesse dmocratique cest de savoir ce qui

    permet la dmocratie dexister.

    Alexandre Wong Trs bien, je vous remercie beaucoup Marcel Gauchet. Jespre que ladiscussion que nous avons eu ce soir ressemblait aux discussions quon exprimentait auXVIIIe sicle. Du moins, ce serait un beau projet que de ractualiser ces discussions et de faireque, en effet, le dbat dans la socit civile puisse influer sur un devenir de la dmocratie.Merci beaucoup dtre venu.

    .