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GEORGES DUQUIN
|
L’AGE D’HOMME
∑ 2000 Editions L’Age d’Homme, Lausanne, Suisse.
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AVANT-PROPOS
Comment nommer ce livre étrange, volumineux, poétique et nar-ratif à la fois? Frappé, dans son titre, d’une barre verticale énigmati-que, comme un fragment de code barre. S’agirait-il d’un pictogrammechinois anorexique, réduit à sa portion congrue, victime d’un ascé-tisme monacal? Comme une Chine atrophiée perçue par l’Occident.
Le I vertical correspond à l’idée que l’homme européen se fait desa relation au ciel. L’homme est en bas et Dieu en haut. L’hommelève les yeux au ciel et la verticalité suit le mouvement de son regardou de sa prière. Et lorsqu’il étend les bras, lorsque l’Homme-Dieuétend les bras, la verticalité est coupée en son milieu. La croix figurecette union de la terre et du ciel, une union faite de lignes brisées quis’entrechoquent au moment précis où elles se rejoignent. Comme sila rupture était la condition requise de l’unité, comme si en Occidenton ne pouvait concevoir l’unité qu’en termes partagés entre conver-gence et contradiction.
C’est là le point précis de la distance qui sépare Orient et Occi-dent. Pour un Oriental, a fortiori un bouddhiste, une barre ne sauraitêtre un obstacle ou un butoir. Ce I ne pourrait pas davantage être uncri, comme il l’aurait été dans les
Voyelles
de Rimbaud. Non, c’est un
UN
qu’il faut lire, l’
UN
de l’unité du monde. Il faut comprendre cettedistinction fondamentale pour mesurer le projet de Georges Duquindans ce livre monumental. L’Occident, c’est le monde du fini,l’Orient de l’infini. Une musique occidentale a un début et une fin.Une musique orientale n’a jamais vraiment commencé et quand ellese termine, on se demande pourquoi. Si on pose la question, personnene répond. On n’est pas là pour expliquer ou pour comprendre. Onest là au même titre, et pas vraiment plus, qu’un nuage, un cerisier enfleurs ou un lama, qui peut d’ailleurs avoir deux jambes ou quatre pat-tes, selon qu’il est moine ou animal!
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Et il en va ainsi pour tous les aspects de la vie. Un artisan occiden-tal veut dépasser son prédécesseur, un Oriental faire aussi bien queson maître. Le dépassement, le débordement, la compétition sont lesapanages quotidiens de la vie à l’occidentale. Qu’en dirait Confucius?Certainement que toute forme d’excès constitue une entorse à l’ordreétabli. Une rupture, un viol de fonction, pire: une disharmonie. Qu’ya-t-il de pire, vu d’Orient, qu’une disharmonie, qu’une remise enquestion de l’ordonnance du monde?
Quand un architecte chinois, autrefois, et peut-être encoreaujourd’hui, créait un jardin, il se faisait accompagner d’un géoman-cien. Pour un barbare occidental, le géomancien était celui qui jetaitune poignée de terre sur une table pour tenter d’en tirer des signesdivinatoires. Brutale et typique intrusion de l’Occidental dans le ter-ritoire sacré de son environnement naturel. Le géomancien chinois,lui aussi, se livre à cette sémiologie céleste, mais différence significa-tive, il ne transporte rien, il ne s’approprie rien, la nature n’est pas àlui. Et si ou quand vraiment il doit répondre aux sollicitations de l’ar-chitecte, alors il se livre d’abord à une observation minutieuse de cha-que caillou qu’il déplacera. Si la pierre avait un côté pointu orientévers le nord, il la redisposera dans la même position. Le caillou, la na-ture, rien n’est à lui.
Il y a là deux démarches voisines et explicites, jusqu’à la transpa-rence, de ce que sont les deux démarches, l’orientale et l’occidentale.Chez les Occidentaux, il y a toujours rupture, chez les Orientaux, aucontraire, on les évite le plus possible.
Regardez un toit européen. Ses arêtes sont tranchées. Voyez lemême toit en Extrême-Orient, elles sont relevées. De façon à éviterla rupture. Ce qui est carré est terrestre, ce qui est rond, céleste. EnOccident, du moins à l’époque de sa plus grande ferveur religieuse –au Moyen Age – les sanctuaires religieux, sont autant de cris et deprières qui s’élèvent vers le ciel. La flèche représente la quintessencede son état d’esprit. Et la flèche est une déchirure du ciel. Elle partdu sol – du monde des hommes – en s’en va conquérir le ciel. Toutel’ambition de l’Européen est présente dans cet élan, certes mystique,mais aussi conquérant, qui s’élève vers le ciel, comme la flamme d’unebougie.
Il n’y aura jamais de telles flèches en Orient, comme il n’y aura ja-mais de volonté de rupture ou de conquête. En Chine, il y a peu desanctuaires. Pourquoi personnaliser la nature: elle est partout. La na-ture est un sanctuaire universel qui n’a pas à être actualisé dans tel ou
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tel lieu. Le Chinois n’est pas religieux, il est respectueux. Il ne dé-range rien. Il se coule, il se fond, il ne résiste jamais. Il marche dansle mouvement, suivant le cours des choses. Jamais, comme l’Occiden-tal, à contre-courant.
Toute l’architecture chinoise et orientale, sera basée sur le rond, lesphérique, le retroussé, le courbe. Les toits seront incurvés. Les pa-godes ne sont pas là pour dire l’homme, mais la nature. Alors, pour-quoi l’agresser, se poser en contradicteur, afficher sa rupture, sonparticularisme? Les arêtes dures des formes triangulaires seront ban-nies, au profit de l’affirmation d’un accord profond avec l’ordre cos-mique.
Tout cela, ces considérations générales, parce qu’on ne peut entrerdans ce grand poème qu’averti qu’on est ailleurs ou plutôt partout àla fois:
Ceux qui disent« je suis d’ici
ou de tel pays »levant la serpe ou le poingou qui pleurent d’attendrissementpour telle contrée ou pour le monde lui-mêmeceux-là ont vendu à eux-mêmesleur propre illusion
On aura compris que vouloir explique
I
ou
UN
, par une affectationlocale ou temporelle, était sans objet. Georges Duquin est né à Ha-noï, certes, de père français. Indication précieuse, mais uniquementsi on la rapporte à son refus, précisément d’être d’ici plutôt que de là:
De quel pays sommes-nous?Et si nous n’en sommes d’aucunqu’est-il ce monde sinon l’exilEt ces voyages dans les splendeurs lasses du soiroù mènent-ils?
Ce grand poème d’inspiration bouddhiste et de dimension cosmi-que embrasse tout et se rit des frontières. De quel pays sommes-nous?Le monde est un exil. Peut-être faut-il avoir été nourri, allaité debouddhisme, pénétré de cette sagesse si particulière et l’appliquer auterrain le plus inapproprié: le bruit et la fureur de l’Histoire pour ob-
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tenir cet objet, reflet du choc des univers mentaux, ce poème del’unité qui traverse les siècles et les continents.
La question peut se poser. Est-ce le poète, est-ce Georges Duquinqui traverse les lieux et les temps? Ou, au contraire, est-il traversé parl’Histoire? Quand il répète, comme un leitmotiv, que « l’Histoirenous traverse comme un couteau», on tient là un élément de réponsedéterminant. Et on est au cœur de la pensée bouddhiste: l’homme esttraversé par le monde. Il est lui-même un lieu et le lieu de l’exil per-manent, puisque à la fois ce non-moi de l’âme soumis à tous les chan-gements et cette présence fragile, mais tout aussi permanente. Té-moin de ce toujours et partout, l’homme bouddhiste, le poète,Georges Duquin peut raconter le monde sous toutes ses formes etdans toutes les époques. Il y était, non pas en moi anecdotique, maisen homme universel et son grand poème est celui de l’homme qui de-vient universel, lorsqu’il renonce à n’être qu’un individu isolé dans saseule histoire pour s’ouvrir à l’Histoire de tous.
Voici donc cette expérience nouvelle d’un poème narratif dédié àl’humanité. Prenant appui sur le Pound des
Cantos
qui avait déjà faitsien le droit de s’écarteler jusqu’à toucher aux extrémités du monde,Georges Duquin, aux limites du défi, comme issu des profondeurs del’inconscient collectif, fait défiler sur les pages-registre de son livremonumental, le cortège dantesque des personnages de la comédiehumaine.
Claude F
ROCHAUX
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« Tous les dhamma sont sans soi »
D
HAMMAPADA
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PROLOGUE
Il arriva un soirpar le portique du SudIl s’assit parmi noustendit ses mains vers l’âtreDéjà la nuit s’avançait(ses cavaliers casquésses fantassins silencieux)La garde passait criant« Dormez. L’Empereur veille! »
Il dit d’où il venaitun pays que le temps plus quela guerre avait fait basculerLes maîtres incertains avaient été chasséspar leurs serviteurs unanimesDe grandes idées admirables– dans le passé elles avaient changé le monde –avaient éclaté comme des coques creusesD’autres grandes idées pour un vaste désordre
Ceci nous parut lointainCe pays-là nous ne sûmes le situerLe feu craquait les hommes écoutaientIl nous semblait que cette histoireétait celle de quelque peuple antiqueNous imaginions le corymbe des dieuxla pourpre des générauxNous pressentions une défaite immensepuis nous vîmes la fuite sur les mers
Il dit aussi son nomCe fut une consonance
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métisse. Elle rappelait l’alliage des racesla rencontre de peuples extrêmesnée d’une conquête. Ce nométait étrange. Il ne rendait pasle parfum d’un terroirl’épaisseur d’une racineAvait-il dit son nom? Tel nous l’acceptâmes
Puis il nous dit qu’il avait vécul’inquiétude de l’enfance(l’enfance est un secretQue devient ce maître lorsqu’il se ronge?)l’assaut des forces d’un temps nouveaul’exil et l’édification d’une dignitéle désert où se déroula un combat douteuxet perdu puis d’autres voyages encoreMais ceci ne regarde qu’un homme seul
Enfin il nous dit ce qu’il poursuivaitIl parla d’une tâche où se mêlaitle divin Il parla d’errer sans cessefermement résolu dans un voyage obscurCar telle était sa volonté que son visagebrillait mais telle était la grandeurdu but que peu à peunous fûmes entraînés par sa voixNous nous rapprochâmes autour de la flamme
Nous sommes hommes de commercehommes de travaux définisNous étions cette nuit-là réunispar le hasard de destins disparatesMais nous avions ceci en commun :que nous fussions de ce lieu ou de passagenous avions notre vie tracéeJe dirais plutôt : nous savions ce que vivre signifieobtenir un gain qui ne soit pas trompeur
Or cet homme nourrissait à la foisla certitude et le douteSa force était grande j’ai déjà ditsa face plate douée de lumièreJ’ai vu la volonté des yeux et de la bouche
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Nous lui demandâmes « quepoursuis-tu? Quelle fortune sur cette terre?Que cherches-tu? L’Un / un poème / toi-mêmeou seulement une prairie où mourir? »
Et
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LIVRE PREMIER
HISTOIRE DU TEMPS PRÉSENT
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Relation 1
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Tin Hau déesse des mersd’azur et de nuages paréenous protégeaJe me souviens d’octobre :émeraude et saphyr jusqu’aux limites du mondel’essaim de pierres mauvesoù du ciel
nous descendîmesVertes
ces îles laineusesla Mer de Chine
dans sa splendeur retrouvéeQu’un rêve d’hommesoudain s’épanouisse dans son existenceet il loue les dieuxil loue la destinéel’azur oblitère la monnaie des chagrins
Iles mauves et vertes sur la merun mille de jonques noiresfouillait l’écume Un peupleantique au travailbruissait dans le port(cependant j’ignorais encorela douceur de mon Dieu)
… Marche sous cette houled’enseignesla ville d’Orientextrême Traverse le chenal en fête (mille bannières de soie!)parmi les cargos piquetés d’or– à leurs flancs s’agglutinent
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sampans comme fourmisvoraces à scarabées morts –remplis ton regard de l’orgueil des toursau pied du Pic NoirCe monde est puissantCe monde est fragileDemain l’Empire peut s’écroulersur un mot d’homme et nonde DieuEcoute la clameur des sirènesl’obscur halètement des bargessois ivre! sois ivrecar tel est Dionysos en ce tempsle tienJe te dis enivre-toi de ce tempsmarche dans ces foules désordonnéeset bâillonne la voix subversivedu déclin
Vers quels abîmesnous mène ce vertige? Tu le saisMais reste muet
Si nous disons Jérusalem! Jérusalem!La rumeur nous couvre : Babylone!Babylone!
Xian ville antique qui s’en souvient?Shanghaï est présente dans la mémoiredu mondeBabylone partout s’est répandueet dans ton for intérieurtu dois reconnaître :« elle est belle et grande! »
… Oh il n’y avait pas que Priapequoiquece dieu lourd de pierre élastiquesuffise
(fêtes secrètes dans la barbariedes chambres closes Les grillonsfureteurs et la maison déserteet ce souffle en contrebande
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la fraude des persiennesautour des patios que peint le soleilde deux heuresAy! Sombra de las dos de la tarde)
maisil y eut surtout
son désir terrible et silencieux de femmeson visage impassible (quelle beauté!)C’était ce silence et cet abandon
son désir était làrampant magnifique
tout son corps aspirait ruisselantta substanceDes léopards bondissaientdans la vigne et les fougèresdans la vigne et les fougèresfouillaient la terre moiteetqui aussi agrandissait la pupille
la ville écrasée de soleildans l’abrutissement de juillet
et des siècles et des siècles de Castilles secrètes
ronflait comme un four à painignorait tout
A la fin(abeilles posez-vous sur le bordde la jarre
maisne mangez pas mon miel doréde deux heures)
elle ditsimplement « ce fut très bien »et plus tard « je me sensmaintenant plus femme Je t’enremercie »
oh dieux-fauvesposez sur moi votre dur regard
de marbre bleumais ne dévorez pas
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l’éphémère oiseauArrête donc de fourragerdans ces liasses jaunesLe passé est mortla piste parcourue
Les navigateursn’ont jamais revuleurs hautaines demeures telleTrujillo
la belle la noble la pauveet (peut-être pour la première fois)le sentiment de la beautéineffable et pur comme devant Ucellosurvécutencore plus palpitantaprès queso gallantly Mais
contemple-donccette merveille du mondele chenal bleu entre les toursque parcourent jonques et cargosle chant de l’Asie librele luxe de Babylone
et la terre ouverteà ton ambition
Le passé est doux est-il est le passéEt si
Gutenberg est mortet la civilisation
chèreà ton cœur
détruitepar les hordes d’images etla brutalité de ce temps
ranimela flamme contestée
des motsnourris les blondes abeilles de ton sexe
et en tes yeux vivier du poèmeles poissons ailés
multicolores
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dans ton île l’étrange Ithaquequi n’est lieu en nul lieuvoguant précaire dans le monde précaireet te suivant
au caprice de tadestinée
« Frauduleuse ma foisecrète ma vieLa ville ignore tout!c’est là un plaisir du siècle »
Morte la parolemorte la raisonmorte la mesure
nous vîmes la puissance des insectesla réussite des tricheurs
JE
NE
CHASSERAI
PAS
MES
PLAISIRS
Qu’est cette vie sans le désir?
La chouette brandie au poing de la sagessela nuit odorante les lucioles de l’Empereurles fauves rôdent dans les salles laquées de rougeet la campagne alourdie par l’été jaune…
mais nonne résume pas
Bloom erre toujours dans un livresans fin
Qu’es-tu désir qui à moime rive?Sur l’eau des rivièressur le pâle oubli du cieldans les livres à venirà travers la face de mon Dieu quite récuse
je chercheton visage
Sun Tzu : que votre victoire ne soit
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jamais complète Laissez votre ennemipar les douves
Un œil granditdans la poitrinetandis que la paix vientFaire
sept pas vers le nordpuis dans les autres directionsTelle est la libertéenfin acquiseLe chemin fut durLe pays Acceptation fut lointainQue
de hainescontre l’autre
qui furentcontre soi!
telle est la liberté
l’âme est cette montagne noire dans le couchantdes torches s’élèvent sur ses flancson croit discerner un chantde louange pour la défaite(mais quelle défaite?)des faucons tournent sur les lacs de saphyrl’Hymalaya est bleu et lointain
je me remets en l’Incréé
De grandes hordes envahissent les plaineset la côteréfugions-nous ici
sois calmela Voie mystérieuse
vers toi s’avance
Mao Zedong
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vient de mourirfêtede l’automnelanternespoissons-lampestout un peuplesorti cette nuitsur les collinescélébrerla lunele mondea trembléil fautoublier
L’ivresse!Ce que j’ai aiméje le gardeEn vainle tempsassourditla visionet Goya était muréet Albe la nuevint le voir(ay! ce vase
et ces fleurs blanches)et la frêle Chinchonaussi nous est restéeplus vivante que son villageoù s’amusent les novilloset Mary Carmen la sageblanche Castilleoù tremble l’oasis sombre touffueMadrid l’altièrenoblesse de la beautésecret de la lumièreet le pur bonheur de l’instant
Danaéextasiée
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pardonnéeEt voici ce que je voulais dire
je ne peux oublierle bonheur
Ce furent les lampes et les îlesde l’automnel’anonymatde l’Histoire et des villesla merveilledes citésla voluptéd’un lys
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2
Portés par un vaisseau de brumenous entrons dans la mer intérieureQuels fantômes!(nous frôle l’aile lumineuse
d’un aigle)
quelque terre auréolée et virginale– mais la faute était là! –«que faites-vous en cet endroit d’ombre?allez
jouerdehors » dit père
surgissant dans brusque porte delumière
C’étaitje crois
au paroxysme de midila terre du Tonkin était lourde
femme enceintele ciel enflait l’outre de soleilles salines tremblaient
(des fauvescouraientjusqu’àla mer)
Hop! Hop!Libellule géantem’a mordu la main
L’enfant
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ne pleure pas(il a glissé sur la moussepoisseuse des tropiquessa respiration coupéeil pense à sa
solitudeSeigneur tu étais déjà là
son être était déjà plein de Toi)Cours! chien
mon chiennous sommes seulsnous voguons et la mer
est un désertqui gronde
comme en son rêveun lion
Ce qu’un homme pour toujoursporte en lui comme une secrète tarece qu’un homme emporte dans son exilavec ses livres les souliers de sa guerre perdueet le fatras de ses peines inachevées
cette solitudeBourdonne épais soleil
du Tropique du Cancerflagelle cette terre injuste
où tout meurtgorge de miel fade
cette province perduequ’aucune carte ne rappelle plus
Oh beau pélicanmon père
t’a tuéet toi chien bien-aiméun serpent t’a tué
père aussi est mortdont nous gardons le rire joyeuxles yeux verts
L’arbre a ses racinesses branches commencent à se dresser
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vers le ciell’Histoire est un typhonqui ne respecte ni les arbres niles tombes
jeoh c’est dur
c’est trop durServantes! essuyez les larmes du princeUn jour l’errant confiera sa peineNi à sa femme ni à ses enfantsni à sa mère ni à son amimais à une inconnueentre étoiles et terreentre deux métropoles dans une nuit d’avion sur le golfe de Thaïlande
Qui est Mr Boeing?Ses navires bercent les astresLe mondeest une précise abstraction
Né d’un souffle de hasardil se penche anonyme sur les montagnesles lacs et les fleuvesécoute le bourdonnement de l’infiniet confie son nomà la mer de l’Inde :
NAMO
AZIDA
PHAT
!regardant l’aurore La mer découvreson épaule de corailô Tathägata
… « Villes et provincesje ne vous nommerai guèreplaines et rivièresde nul atlas vous êtesL’on vous reconnaîtra!On saura où se trouventce désert et ces pistesces neiges ces herbes ces rizières
monde plus vraiVous hanterez
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ceux qui suivent les signeset font crédit aux conteurs
dont la mémoireest un songe »
A qui parlerPuis Thierry d’Argenlieu si ce n’est àen qui de Gaulle crut soi-même malgréavec l’aveuglement de sa le plaisirclasse et de son qui ouvre la portecatholicisme aux étrangèrestua consciencieusementl’IndochineCar un pays peut être tué par un seul homme(les suites sont incalculables)et ceci devient l’HistoireLes petits colons lisaient Climatsau Coq d’or dans la rue Paul Bertle long du Petit Lacmarché aux fleurs
toujours frais et pimpantMaintenant tout ceci est dérisoireet gris sous le gris manteaucommunisteIl ditcette seconde qui n’est que la mortet cette seconde encore qui n’estencore que la mortLa rizière est immobilele village une peinturesoir invariable sonne lent tambourles buffles noirs rentrentbambous austères l’oiseau se taitchez l’enfant la saveur de l’éternitécette campagne tristemarqueterie du songeet soudain ceci n’est pluset trente-huit ans qui peut-être ont
moins comptéqu’une minute
mourrons-nous vraimentou atteindrons-nous Dieuou passerons-nous à une autre condition
plus sereine
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sans ce halètementet ce désir
qui sèche la langue?
Il croitque nous ne verrons jamaisDieuque pour toujours nous voyageronspassant dans la paume desdieux intermédiaires quiconnaissent les dix mille
échellesdu temps
Il croit(et il tremble)qu’il y a au moins un tempsqui s’annuleet un autre qui se renverseet un troisième où une minuteéquivaut à trois mille anset un quatrième qui fournitla cinquième dimensionet un cinquième qui est une couleurtandis que la Formesera toujours un monde hors de notre portéequand la Non-Formeest déjà un définitif secretbien au-delà de la Formeque nous resterons toujours dans les fondsbourbeux du Monde des Désirs
Il croitqu’il n’est pas lui-mêmetout en étant lui-même
…Déjà c’était l’automne impérialnuits de cobalt noir lavées d’oublila lune roulait dans les blancs nuagesentre des falaises et des faces farouchesL’air était doux qui venait de la mer
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chantant dans les filaoset c’était une mélopée qui faisait penseraux jonques noires des contrebandiersde sel et d’alcool en Mer de ChineEt le village était réuni dans la courle maître et sa famille assis sur la terrassele dieu paisible de la mi-automne veillaiton avait lancé un défi au village voisinune fille réputée en était venue de noir vêtuepaysanne des salines qui savait tirer l’archetdu violon à deux cordes et le champion du maîtrelui était opposé et chacun chanterait ses poèmesnés ainsi
d’un souffle et d’un hasardEt nous étions ce soir-là dans un monde réconciliéle dieu de la mi-automne veillaitécoutait la femme et l’hommeécoutait le violon grêleécoutait le cœur d’un peuple
et ce fut un momentd’éternité lorsque l’enfant regardaitles chevaux et les masques se défaire sous la luneet ces ombres confuses dans la cour bleueles hommes et les femmes
oh les hommes et les femmesces ombres accroupies heureusesdans la cour bleue en bas de la terrasse
Ce qu’il en advint nul ne le saitou on ne le sait que tropCeci s’appelle l’Histoire
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En Carthage boiredans le chaudron de joies impuresAvant que l’herbe elle-mêmene puisse repoussersur le selLe Ciel et la Terreun moment se touchentla lune se fond dans
le rêveau bord de l’eau
Nous irons un jour à la Pagode des Parfumspuis à la Pagode des Carpes SacréesMars est le mois le plus propiceet aussi à Rajghir et Nalandanous reviendrons à Sarnath et Bodh GayaVingt-et-un janvier milneuf cent soixante-seize : qu’Ilsoit loué
et moi l’ignorant je marchais comme un princela vendeuse d’encens portait la
vieillesse de l’universelle me baisa les mains et les pieds
Seigneur je ne peux résisterni à la pitié
ni à Votre forceSi un homme gagne au jeuil dit « c’est le hasard »si un homme croise une femmeil dit « c’est le destin »s’il rencontre aux côtés de sa mèreson Seigneur soudaindans son étrange discrétion
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dans son irrésistible fermeté…
… De l’ocre Delhinous venions regarder se lever le soleilFleuve Sacré!Varanasi
Parc aux gazellesqu’Il soit
loué« Buscando mi amore,
iré por esos montes y riberas »
Dans l’immensité du mondeje franchirai les nombres
Mes enfants sont bellesAriane ma fille souritl’éphémère matin brilleau fond d’une rosel’amour qu’il faut qu’un jour je quitte
(n’avoir aucun lieu de trépas)Faiblesse du sixième souveraintelle est ma plainteElâpattrariant et pleurantpleurant en silence sans pouvoir me dominercar si maintenant je connaisle sens des stances
(que le Bouddha soitloué
et la joieinconnue jusqu’à présentest sans limite)
aussi grande est la détresseque l’énigmatique océanoù jamais ne se lève la nuit
Le monden’est lui-même qu’un événementsans importance Dès lorsqu’est ta vie que tu chéris
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En vérité tu n’as pas de nomet tu le saisLes cinq couleurs échappent à l’œil de l’hommeAussi le Saint s’occupe-t-il de l’âme et non de l’œilComme la masse de l’universglisser vers l’indiciblecomme les sphèresse ruer dans le non-tempsEtre et non-être dans l’icichose grande
Ah! connaître le mondevoir le ciel du ventre des monstres
Arriver ou voyagerquelle différence?
« Sache nommer » dit Kung
et ce qui n’a pas de nométablit en mon cœur son espaceNuit
chrysanthèmes blancsla lampe est blanche etle double concerto en sol mineurelle effeuille une rose rougepose les pétales dans une coupe
et danseblonde
entre le lion et le Bouddhaet trotte
et dansema joie
blondetes yeux bleus
t’arrête et m’appelle (me caresse)ton père
moiqui à l’amour
ne peut m’arracherenfant
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Non point vainecette terre
peut-être insignifiantemais non point vaine
pétales pourpresmourant dans une coupe bleueet Noël approchemon astre blond
tes yeuxpure lavande où s’invite le ciel
cours!dans l’étroit espace de la chambrece poème mince
dans le Port Suavequi dort
et le monde tout en rumeursau-delà des frontières obscures
M’apporte un pétale laset la musique qui du Salutne m’a pas encore rapproché comme je le voudraiscar restent ouverts
mes yeuxqui jamais ne meurent
et m’empêchent de voir
Tout un jour s’arrête(elle est partie)
et des vents se lèventsur l’ardente prairieLà-bas sur la crêtepassent des caravanesNous sommes là mâchant l’herbe amèrede la solitudeet pourtant vastes de tendresse
En vain midises herbes d’or ses buffles noirs
Mais vous qu’inoubliables j’aimaipeut-être aussi m’yamenez-vous doucement
pas à pas
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à chaque rencontredans le crépitement du monde
vous êtes aussi mon innocence en Carthageje n’ai violé nulles règlesétant celui qui acquiescebrûlant brûlant brûlantet chantant ma naissance et ma re
naissanceje dis :« tout l’amour dont je fus capablece fut de cette source! »Et je n’ai plus balancéaprès que j’eus soufflé sur la flamme
(elle est en moidésormais signe de mon destin)toujours l’aube verracet apaisement allègre(Quelque chose me ditque j’approche de l’Indicible Cité)quelque chose dans la bouche closedu Cielme parle d’un desseinet me voicivêtu d’étoffes fraîchement lavéesElles flottent dans le vent du voyageJe saisis l’odeur de la mer
hanté d’une joie immortelle
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4
Eparpillement du monde! Uncri de pygargue la houle des villesles sonneries du matin l’angoisse destélégrammes deux ans passés ou uneminute qu’on se souvienne decette musique brisée qu’onse souvienne!du songe incohérent qu’estdevenue cette nuit pacifiquedans l’avion de Bangkok c’était
et le désir disparula croissance sera de 4 et demi
pour centl’échange des prisonniers sur les aéroportsqu’annonce janvier pour soixante-dix-septgelée molle Londres s’affaissechère Europe la victoirede l’Occident au moment même de sa défaitene joue pas Rhône-Poulenc ni même Jardine Mathesonmais les obligations allemandes lePrésident a parlédu vent rien que du vent ce soiron dîne au Jade Gardenau réveil le voisin du dessus jouaitune sorte de marche des spectresah encore une année de passéeheureusement nous n’avons pas vieillivraimenton dit que chaque jour notre cerveau perd… cellules grises Bruckner a un airde parenté avec Mahler en moins concis
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quelque chose de rustique et de bavard
si tu ne rêvesquelle réalitévis-tualors?
39
5
Puis s’est instauré un long silenceCe fut à cause d’un tournoiementd’une mer à l’autre d’un pays à l’autrela vitesse de notre mondejanvier la Birmanie pagodes d’ordans la poussièrefévrier l’austère hiver d’Europe(Madrid toute grise brillait ce dimanche matincheval pacifique)mars le message perdu de Borobodouravril Pékin parmi ses mausoléesmai à nouveau Paris la grisequi remâchait son crachin
Si vous erriez comme le Pequoddans les vastes espaces de sa propre solitudemais sans même son but illusoirequi se dérobe (le monstre blanc des océans)prenant la route parce qu’il faut la prendremais ne sachant quel est votre propos« if you came this way in may time »vous trouveriez la terre vainele mer changeantele printemps plus désolé qu’un dimanche sans Dieuah j’oubliais le Kenya ses vertes collinesle néant las qui s’étend au pieddu Kilimandjarotout ce temps perduentre les aéroports« if you came by day not knowing what you came for… »Et vous sentiez que la terre tournait mollementsans proposOui ces routes-là pouvaient être n’importe lesquelles
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ce mouvement-là pouvait être n’importe lequelvous ne craigniez plus les fantômesni vos propres fantasmesy prenant plaisirmêmetirant dérision de la soirée passée avecune Noire (« pas encore, je ne vous connais pas »)et rien n’a plus d’importanceet toutes les mers superbes où l’étroit navirede votre existence avait rouléet tous les vocables somptueux qui avaient comptécomme la pure liqueur du mondecessèrent soudain leur pouvoir
LA
MÉMOIRE
EST
ILLUSION
AUCUNE
RÉALITÉ
D
’
ICI
N
’
EST
VALIDE
… Mais dans le lit de la médiocritése tourne et se retourne le dormeur mal réveilléIl se sent enveloppé de ce malheursa conscience est éparpilléecomme la cendre du deuilet son corps lui-même
Que les dieux soient témoins!ce sac de lymphe de poils de suintce sac de sang visqueux
d’os secretsde chair flasque
n’a plus de poidsLe corps n’occupe plus son propre lieuSi la chair ne remplit plus la peau
QU
’
EST
DONC
CETTE
EXISTENCE
?
… Et les morts ne répondent pasNi les statues de pierreni les rizières allègresni le ciel infaillibleLes dieux en furent témoinsla terre était déserteles aéroports étaient déserts
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les mots étaient désertset ces voyages ne menèrent nulle partCeux qui disent« je suis d’ici
ou de tel pays »levant la serpe ou le poingou qui pleurent d’attendrissementpour telle contrée ou pour le monde lui-mêmeceux-là ont vendu à eux-mêmesleur propre illusion
De quel pays sommes-nous?Et si nous n’en sommes d’aucunqu’est-il ce monde sinon l’exilEt ces voyages dans les splendeurs lasses du soiroù mènent-ils?
Or la prière fait celui qui prieUn instant l’esprit s’arrêtecomme un homme devant une fleurSeule la fleur compteelle occupe (oh bien sûr un instant
ce ne fut qu’un instant)l’inconstant
espritle remplissant comme le fleuve remplit son litle jour remplit la terrel’infini remplit le fini« Ecoute-moi ô Bouddha »cette prière lentement répétéel’invocation de la saintetéson inlassable appeldoux très doux repos dans la bontéO Bouddha ouvre mon espritdonne-lui une parcelle de la connaissanceAlors parmi le malheur de la médiocrités’élève cette voix humaine« Si la connaissance ne s’est pas encore installéesi le grain n’a pas encore germéau moins le terreau est-il remuéil attend la pluie »
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Doucement le ciel descendavec ses étoiles et son silencefertile
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La prosodie s’est appauvriela conscience s’est détournée de la fiction du monde
Puisque la parole n’est que l’écho difformede la paroleet que les yeux ne discernent pasle vide qui est le cœur de toute choseCouteau céleste tranchetranche cette détestable fictionLe tigre royal
rayélourd et souple
rôde dans la mémoire du vieillard aveugle« J’y penserai! j’y penserai! » s’écriecelui-qui-aurait-pu-savoir :Mais si douce est la rumeur du rêvereposant ressacsur les algues obscures
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Est-ce queje parle?Est-ce queje rêve?Et si lemonde estbeau
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Ne te confie pas à cette musique des angesqu’un homme a composéeHier au nom de l’imaginationon tuait le bonheur de la nuitMahler puissant monarque les plagess’illuminent à la fête de la luneNous voici revenus! Nous voici revenus!Un an encoreet ce souffle qui encore s’est apaiséTant de temps! Et l’homme failliblea peinétu as pêchéla colère t’a surpris et la vengeancecomme l’éclair du typhon Dyana sur Hong KongSo slow is the rose to openA match flares in the eyes’hearth,
then darknessoui patiemment bâti le mur de rosierss’écroule en un instanttu as pêché
ne peux-tu te garderde l’infection de la rancune?Laisse-la aller son cheminquand le tien qui fut clairsoudain s’obscurcitSeigneur Seigneur le loriota quitté ce jour la maison de l’oubliQue doit t’importer l’usurpation?Faut-il dire maintenantinsouciant poète soucieux d’alacritédans la plaine du Missouri criait le ventvêtu de poussière
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etje me souviens encore d’Afton (Wyoming?)les cow-boys du XX
e
sièclemastiquaient leurs steaksAu bayou Lafayette dis-je on parlele bourguignon
le dégoûtma montagne détruite en un instant
de rancunemaintenant il est trop tardles rivières sont tariesLa rancune et la colère sont les forces du mal
… Les hommes sont montés de la merportant leurs petites lanternesvers le sommet du PeakIls méditent la lune
et se réconcilientavec les étoiles
Ching Ming Day
C’est ainsi que les abeilles inlassablementrefont le mielvain« Je n’invoquerai nul dieu! »et les vignes repoussent dans mes mainsj’ai revu les branches compatissantesla nuit se penche sur ses lumièresla ville se soumet pensiveNon tout n’est pas perdu Reconstruis!Si nous sommes si creuxet si nous portons le lierre agrippé à notre cœurle feu lancinant dans nos os dérisoiresne renonce pas efforce-toi sans relâche
évite peut-être de parlerdans ce mauvais lieu de rencontresoù les vitres sont casséesmarionnettes flottantes bourrées de videne renonce pas ne pleure pas sur le mur détruit
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Arrache de ton cœur cette vanitéde la colère et cette haineet contemple dans la joiele plus saint Celui qui a parléet Celui qui se taitCelui qui est et n’est pasqui est dans le monde et daigne être en toiOh tire
tire ce vide saint vers toimisérable
par trente nuits de prièresrépare le mur détruitAveugle dans la grande campagne de l’universpleure encore de joiecar tout n’est pas perduSourd dans la vaste campagne du crééoù tu erres chien affaméchante louange à Celui qui a pitiéIl est un temps pour le péché et la haineil est un temps pour mourir d’avoir mal vécuil est un temps pour que la rancunecomme un dragonmange soudain tes entrailles etbrouille ton sang
il est un temps pour gravir à nouveau la montagne sacréed’où tu es tombéil est un temps pour
les soirs sous la lampela blessure infligée à toi-même
Or le monde surgit de notre espritet s’y engloutit
Maîtrise ton esprit infidèleou tue-le
mate ce fantasqueou tue-le
mais il est temps à présentque le maraudeur bondissant soit capturé
(oh je te connais constructeur malfaisantmais je ne peux encore te maîtriser!)
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Si pâleun instantle passéa vécuplus fort
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Reviens en maidans la douceur de la musiquemon amour sans visagece printemps qui est sonset l’espace couleurs!… la flûte du bergerje t’ai vu sans voirtu n’as pas de nomtu es toi étant moi-mêmemusique et mondecouleur
pourtant je sais!
Si je viens errantdans les prairiesen toi déjà me trouvebien que loin du rendez-vousl’Europe bien-aiméeet la Chine austèreet les mers du Sud
(leurs îles crêpelées)les filles au Port des Parfumssi je vienssachant l’universalité de la douleurje marche déjà en toilaissant à chaque instantune parcelle de moi-mêmequi n’est moiNymphes de Jeanne me dîtes pas son nomsombre et grande est la forêt
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des étoilesmais nul doute je ne vissi vingt faiblesses je nourrisVoici ce qui n’est pas l’espace :la musiquevoici ce qui n’est pas le temps :la couleurLe bonheur est lui-même malheurpuisqu’il doit finir tues là patientUn jour entreraisous l’obscur manteau de la destinée profondeen ce qui n’a ni nom ni visageje serai dans l’extrême solitudeayant abandonné l’illusionde mon nom et de mon corps
errant sans cesse cherchantanonyme qui aura quittéla demeure de soi-mêmeelle sera sans temps sans espaceReviens en maipar ce mot secretqui est nous
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Roi silence mon amourrépands l’encens et le nardL’obscure tentation provient de l’imageTu cultives l’attention et combatsl’indicible douceur du désir…
arrête-toi!Plonge-toi dans l’obscure et violente douceur
du désirElle est à toielle ouvre la sublime porteAu sommet des tours s’élanceun astre muet et rutilantPlonge-toitouche le fond
dans le tourbillon d’étoilesqui jaillit de la vasepétrie par tes doigts
Je veux que tu touchesle fondqui fait crier
maintenant l’imageest épuisée!
Alors roi silenceparmi les eucalyptus désolésla chair est soudain désertequi fut fiévreux parcoursLentement redécouvre l’espaceau temps ligotéTu mesures le non-mesurableton corps est l’abîme
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dont nulle sonden’épuise la nuit
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Elle ouvre son corps profonddonne ce trésorde vignes violettesoh écoutela lumière pleine d’oiseaux etla chambre moite
son murmurele râle des gorges et des forêts
ces murs qui contiennent des cris
laforce de ton dos
ouvre les eaux de la merles vagues se brisent
une perle s’émiette entre lesmâchoires
mais la rose tendresurvit
sous tes dents prudentes écoute
cette vigueur de la pierreet des racines noueuses entre
les falaises de craiequi
vers le ciel s’élèventdoux jets
de chair oh
Ainsi as-tu traverséles Mers du Sud
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Sur le vaisseau déserthumer le vent libre porteur de sel
: « dans le jardin de Kungles fleurs de prunier tombentneige du matin doux floconsJ’ai goûté Chu Fupleurant la Chine serve »Passant anonyme
les douanes n’ont guère retenu ton nom :encore moins remarquél’Homme au Buffle Bleu
Lu dans le livre futur« A la veille du sièclebalayer le cheminde Celui-qui-Vient »
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Il dit :
« Te retrouver avec ce chant lasqui pénètre comme la pluie là-baslentement feuilles vertes océanmarcher sous ce poids d’hommeen ta présenceEt tu es silence pierre argileNe marcher ni dans le noir ni dans le jouret tu es là constant Roi taciturne
Femme qui me haitconnaît-elle ce goût de l’espace?J’ai fini par les rencontrer l’un après l’autreles seigneurs de la foi peut être les avais-je créésô Maître mais le fait est là désormais« Je ne crains plus rien » (à côté elle dortqui est pleine de soupçon et d’hostilité)J’ai accueilli la richesse comme un visiteursurpris par le soir et heureuxet j’ai vu le malheur
Nomme! mais la bouche est lente(plutôt que lasse) et je ne sais que recevoirla pluie avec lenteur celle du cielqui pénètre et laveL’univers est sans borne pourquoirechercherai-je la délivrance?Pas égal sous les pins gracilesJamais ne me parles Tu es comme tes statues
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et toujours tu es présent comme un cœurinvisible dont je sens le poids« Je vous accueille visiteur qui que vous soyezMangez à ma table Je n’ai pas la grâced’Eläpattra je ne rirai ni ne pleurerai »Moi-même je me tais ne donnant pas suiteau jeune dessein de raconter ce voyagequi est un songe sans importance
L’obscur sentiment qu’en cette existenceje refais connaissance de toutes les terres où je vécussonnant aux mêmes portes, couchant dans les mêmes litsL’une après l’autre je vous dis le revoir et l’adieuPeut-être (l’espérance) terminant la bouclehors sainteté dans le secret des initiésqui ne refusent ni la richesse ni la pauvreténi le péché ni le geste qui fait la bonté
Las de la vie je ne le diraiespérant la délivrance non plusEt je laisse croire aux gens qui me parlentque je recherche le progrès dans l’existencehonneurs et sénatoreries« Soyez une île pour vous-même et les autres »ainsi est la parole léguée des sièclesQue louée soit l’intelligence qui soudainme fut donnée : le songe où nous sommeset le songe du songe dans la prisondes Six Souverains(Peut-être si jamais le dégoût m’habitace fut celui de l’esprit sa mesquine grandeur)
L’homme ne se délivre pasla délivrance va vers lui elle est son destinElle se promet à celui qui accueille la pluiecomme la terre muette des collinesTu ne parles toujours pas (oh ce silence)
Le monde est en feu
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mais les pins tranquilles sont làle monde est en feumais doucement tombe la pluie lentetu ne parles pasJe compris que j’avais créé le mondeJe ne veux plus rienJ’ai ouvert mon portail à tout passantje m’asseois lorsqu’il s’agit de m’asseoirje n’écris pas la plume guide ma mainj’ai reçu la grâce du savoirje ne veux rien(Elle dort à mes côtés ayant oublié que je lui doisl’insondable fracture de l’être)la nuit bouge comme la merDemain à nouveau je visiterai des templesJe me suis assisJ’ai plié mes jambes l’une sur l’autreJ’ai joint mes mainsUne fleur! »
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Il vécut ce rêve où il était autrepourtant sur terreet ivrel’air était cet espace et le cœurse dilataitla mémoire est le lien
et ce don si vaste que lui offre la terrecette terre qui est illusionle chant soudain saisit l’hommedès qu’il passa la frontièreest-ce possible se demande-t-ilde venir de mon pays qui m’est étrangeret d’entrer dans un pays étrangerqui est mienet le corps tombe vieille défroquel’âme (l’âme?) pluvieuse devient l’espace nu et bleusi pur nulle attentece dépouillement et cette dilatationle renouveau des vergersla sensualité de la brusque nuditéet l’émerveillement que sur cette terrecela soit possibleil suffit qu’un poste de douane soit passé(seulement une carted’identité à présenterson nom était anonyme)le continent nouveaudu sang
Espagneen ses Castilles
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l’été bourdonnait
… ainsi devine-t-on une histoire obscureune sorte de pressentiment au bout d’un corridorce n’est pas le temps et c’est le tempsau-delà du tempsun souffle a effleuré les lèvresquelque ombre de soi-mêmeà la limite du parc ombreux(étais-je cet être oh qu’étais-je en ce siècle-là?)j’ai frôlé la connaissance de ce que je fuset la connaissance de la rose et de son origineet seulement frôlé Ne saurai-je doncjamais?
… L’infirmitél’exaspérante infirmité de l’êtrecette vue qui n’est que cécitéet ce destin qui n’est qu’ignoranceIl aperçut un errant efflanquédans la plaine torride d’Albacetepuis le vert brillant des chênes de Salamanquela vague suggestion d’une cour oubliéequelque guerre inimaginableet la soie de cette peau blanchedans l’ombre interdite derrière les volets clos– le patio frais cerné de grilles fleuries –Pourquoi revivre? Embrasser le videsaisir la paille et tenir le sableCe n’était pas le vain désir d’épierd’autres existences inaccessibles à jamais disparuesni celui de survivre plus sûrementou de récrire l’écriturequi fut un jour anonymelaissée sur la poussière des places carréesIl voulait il voulait reconnaître pour connaîtrenon point étreindre ce corps qui lui échapperaittoujours mais connaître comprenez-vousEt c’est la succession des astres lentsle charroi des boues jaunesl’infirmité de l’être
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Le long des Mers du Sudles filaos font ce sifflementde vagues et de pluiesNulle part ailleurs cette plaintede la mémoire obscurel’Asie sur ces rivesremue la nuitque fut l’enfance du monde
Sous la lune blanche d’automneles nuages formaient des têtes de lionsdes armées désespérées quelque hérossilencieusement en dérouteil clamait immense et torturaitsa solitude dans l’espace noir du cielL’enfant sur la terrasse le regardaitparmi les chevaux brisésbercé par le râle des eaux
La Mer de Chine est plus profonde que la nuitMystère du nom! Mystère du corps!Et la conscience est si chétiveEn vain l’homme comme l’enfantDepuis lors d’autres guerres ont eu lieula fureur du monde est passéeavec ses cavaliers son bruit de fusilsla haine a fait son bivouac dans ce jardinla pureté ne pouvait plus être sauvéeDécembre succède au doux automne du SudL’enfant est devenu homme
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et devant son destin qui bifurqueà nouveau il entend ce lent sifflementd’arbres qui lui ouvre l’océan et la nuit
CHŒUR
« Puis la fin d’un mondedonne lieu à un autremondeet puis la fin d’un tempsdonne lieu à une autre ère
Un homme est comme lapierre qu’use la merAprès tant de marches
quifut-il?
Après tant de mersqui
est-il?
Et puis las de me battreje me suis couché sur la terre brûlanteLa montagne était jauneLes gradins montaient jusqu’au ciel »
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Tirez fort doux haleursMe laisserez au port où nul ne m’attendUn roi sans ombre fait sonnerla trompette aux remparts
(le ciel décembre est si pur au-dessusde la Cité Interdite)
Nul présent à Lui offrirOù est le message?J’étais trop fatigué hier soir pour prierqu’ai-je fait de la Paroleles livres se sont pourris dans l’inclémence du
tempssouvenez-vous de cette mauvaise passe noussommes montés sur le pont levant les yeuxle ciel criaitPuis la tempête a cesséet nous avons oublié de dire merciPeut-être notre cœur gonflé d’allégressel’avait-il dit pour nous sans lespauvres mots malhabiles que les hommes pauvresarticulent pauvres enfants perdusSeigneur comment vous dire mon désespoiret ma foiComment vous dire ô Maîtreje pleure et je ris tel Eläpattramon cœur est vide et pleinM’accorderez-vous crédit oh mon Maîtreet me tirerez-vous vers vousme sortirez-vous de ma misèreje revois soudain ce ciel du désertruisselant d’étoiles qui chuintaientdans leur chute
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les chacals se lamentaient au fond des ouedsje portais la solitude comme un manteauj’étais princeJe gouvernais en exil sur l’oasis hostileje traversais l’Histoire en rêvantAmour en quelle île en quels sablesm’as-tu quitté?Ma lettre est sans adresseamour amour en quels sables sur quelle rivet’es-tu perdu?J’ai rencontré la beauté l’art et sa désespérancela Chine est un lent sépulcre de terre jaune/ j’attendrai / le jour et la nuit /j’attendrai / toujourston retour /Minceur de la voix ô Maîtrecar si tout me parle de vous / ce ciel si durà Pékin l’habit d’or de l’empereur taciturne /la fatigue de mes membres /vous manquez vous manquez
Or voilà le portoù l’on quitte à jamais le navire ses matelotsUn inconnu s’approchera de moime dira : « venez! »
Cathayje te quitte pour toujours
le corps le cœur chargés de pleurs
incessante fut l’attentelongue lutte long voyagetant de pays déjàtant de tangos (nous avons cru les aimer)J’ai rêvé des rêves au sommet des tours de Manhattanà peine hier nous traversions le désert du Mohaveit is funny isn’t it we have chopsuey herevous comprenez le patron est chinois (moije n’aime pas ça dit la fille avec une pointe de dégoût)et l’Amérique elle-même disparaîtra
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Ce fleuve est trop puissant où se perdent les mers elles-mêmesô Maîtreil n’y a pas de moment pour chaque choseil n’y a ni fin ni commencementA la junctionles feux rouges des camions nickelésfilent vers Las Vegas(braises feux fumées)je ne dirais pas quelle est ma destinéeles coqs de fer tournent et gémissent dans le ventma mère blanchit comme un arbreelle prie pour son fils elle prie pour le mondele cimetière de Villeneuve-sur-Lota déjà accueilli trois générationson construira un troisième pont dans le bruit et la fureurje crois que mes filles feront leur cheminm’oubliant m’ignorantWhen I was youngLéon Duquin vérificateur des douanes † 1953la vie était dure et simpleles temps ont changé
le monde est devenu trop complexemais je n’aurai plus peur– et pourtant cette rumeur et ce pullulement –je n’aurai plus peur…Gratitude à toiô Grand Siècle Pathétiquenous te devons bonheur d’être
l’Homme IntégralCe monde superbe
l’entier et le multipleMais le cœur
est remplide mortelle tristesse
Tirez dur forts haleurs / nous avons voyagé /
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Nous avons un hiver si froidsi secsur cette terre éloignée de la merLe Fleuve Jaune et le Fleuve Bleusaules d’or et montagnes d’ombrese trouvent loin au SudJe crois que nous avons bien changé (nos rides nos fils blancs
ma femme)
Sommes-nous abandonnés des dieux?Nous n’osons nous regarder dans les miroirspendus au-dessus des portesVaguement nous pensons à nos mères
laissées au pays qui se neigent et se courbentle vent mongol
de glace et de sablecingle et vrille
le désert jauneDes hommes sont entrés pendant le concerten se râclant la gorgefont claquer les fauteuilsportent bottes et bonnets de fourrureCiel! Cette terre est déshéritéeet l’Europe sur la scène tendue de velourségrenant la sonate de Ludwigva mourir (ces hommes portentbottes et bonnets de fourrure)Nocturnes…
Arrête le temps
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arrête le temps ô monami mort
Nous n’oublierons pas l’archipel où grandit le futurSes femmes sont la grâce bien que nousne les comprenions pasLa mer autour du Mont Sacré déployaitson troupeau de chamelles chargées de lueursNous n’avons jamais bien compris ses hommesdurs au travailCe sont des princes discrets dans leurs palais de boisCe soir-là dans le déclin des signesnous vîmes leur merveille que léguaient les siècles– maîtres de l’avenir ils serraient l’acquis
de leur mémoire –et nous l’entendîmesjusque dans le cœur obscur des forêts de notre cœurle Nô mélodieuxL’enfant-empereur sur la barque des mortsallait à la recherche du Héros(il nous apparut masqué et de moire vêtutaciturne et pesantet derrière le masque de bois s’agitaitla terrible grandeur du chant)…Pourquoi heureuse Europepensé-je à toi comme à cette paysanne perdueinfiniment belle qui fut malheureuse?Mon désir d’elle continuepeut-être est-ce l’amour maisl’amour je l’ai donné à toutesaux invincibles Asiesqui sans cesse reviennent à la mémoireà l’Amérique ingrate où survit notre grandeurJ’ai partagé ce cœur entre d’innombrables terres-femmescette vie
n’est quefrag
ments
En tout lieu où je fusj’ai pris un objet de mémoire
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laissé la trace de mes pasUn jour en ce noir Sechouan il me dit« j’ai vécu à Rennesj’y ai appris le françaistirez-moi d’ici » et ma promesserestée vaine remonte dans ma vie comme dans la Mer Morteces grosses poches de venin que pêchent des malheureux
sûr ni d’avoir vraiment aiméni ne pas avoir aiméfragments qui font l’existenceprécieux bagages des voyageurs taciturnesleur myrrhe leur encensmais nulle Etoile sur leur routeOh ce monde n’est que désiril est en feu en feuj’ai trop peur de la guerreje ne peux vivre sans toilui ai-je dit mais elle l’a oublié
sûrement puisque
Okh! mon Dieu comme ça pue cette nuitest-ce l’odeur de la merde
ou de la mort
Sur les monts Liang environnés de maraisrègnent Chao Kai l’ingénieuxson armée de cent huit générauxLou Ta arrache un peuplierSi Men Ching ouvre la robe de Lotus d’or
Nous avons rêvé cette terre jaune!Passent les jours les mois les annéesamis quel havre voyez-vous dans ce tumulteL’ambition la spéculation l’argent la peurannulent les contes du bord de l’eaubrisent Grenade la parfuméel’île de mon cœur
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Un jour pavenir à IthaqueUn lieu de pierres et de merun feu pour Ezra Pound le père
Arrêter la vagueentendre le gémissement de l’amarreet le vaisseau serait comme un éléphant à son pieupaisible serviteur d’un maître enfin sereinNous avons ici un hiver si froidsi secsur cette terre éloignée de la merLa rumeur de la guerre certains soirsfait taire les hommes autour du brasero
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Il découvre son épaule droite Parmi la foule ilregarde le soleil jaune se lever sur la Rive des Morts
Or il est ici bien parmi les hommesqui se baignent dans le fleuve sacréA Sacramento un cavalier solitaire est passé« I’m a lonely cowboy » Peut-êtrene suis-je qu’un mercenaire n’attendez rien de moidit-il nulle tristesse dans sa voixcet argent il faut le dilapider car tout meurtMais lui seul(il rit aux éclats au marché multicoloretenu par des grougnes et des maritornesil mange il boit il croque les fillesfume comme un sapeur et dort comme un sonneurse pomponne se bichonnesuit les nuages et la pluiefend la pêchesoudard vaguement maquereauou prince sans illusion)
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oiseau pimpantmatin calmeLa ville impériale : toute d’orkrui kruioiseau orange de Shanghaïcaptif dans la cage de boisah ne vous battez pas, rustres!Ce monde s’ébroue bonjour madameles pauvres gens pensez-doncle Pouvoir leur brouille la vueet cette marée d’hommes où va-t-ellele monde est obscur le monde est obscuron a encore tiré sur le Présidentc’est un bruit de merla rumeur ténébreuse des citésles télétypes claquent des dentsles Géants sont morts et la paixpromeneur solitaire s’éloigneparmi les stèles descelléesvers l’horizon poudreux des terres jaunesAvez-vous vu?non vous ne pouvez rien voirsinon(comment dire? lele lent basculement) cesces serins constamment se battent« mais non ils se bécottent »le printemps brutalement est revenuavez-vous vu le vert duvetdes arbres et des champson doit tirailler dans les corridorsde l’Assemblée du Peuple
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ou dans les souterrains de la place Tian An MenUn jour comme celui-ciil fera aussi beau aussi calmela mort silencieuse viendra de l’ionosphèremais doux Jésus! que veulent-ils donc?la fin du monde?c’était – on ne s’en souvient plus –un sommet parmi d’autres les Grandsde ce mondene m’en parlez pas les autoroutessont embouteillées Pâquesvous comprenezEphaïstos le grand Bill et ses histoiresLady Macbeth son histoire d’homobôf après tout Voltaire et son jardinn’avait-il pas raison?ne me parlez ni de politiqueni de culture
Eviter le je
est impossible cette convention commode des apprentisle je n’existe pas il n’est qu’illusionpourtant on ne peut l’éviterl’esprit non plusune prison la prison de notre faiblessenous n’échappons pas à nous-mêmes
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Liqueur pâle du jour en EstNos voix une à une s’éteignent dans le fumoirUn peu de safran
déjàpar la fenêtreet l’ombre devient rose
rose le cœur rose la pensée qui rêvela politique avait envahi la nuitDes gens de rencontre Nous avons parléles gens en ont assez oui ils en ont assez (Giscard et le reste)ainsi la France venait-elle de changer
Dans l’aurore obscureremue un
et quelqu’un pendant qu’on parlotte de la défaitedu Présidentderrière le voile de sa faible fumée« ainsi Hector le brave avait fuiil avait trois fois fait le tour de TroieTué d’un petit coup sec chtt!
Sans combat » (quelle déception!)
La flotte d’Agamemnon remue dans le jourle goût de la cigarette est cette craiedans la boucheTsiên avait cité Destutt de Tracypuis les moralistes oubliés (Marmontel et caetera)Son appartement nu de Chang An – on
barbotait dans la poussièrece vent jaune qui embrume Pékin! –
«excusez-moi je me suis donné du plaisir
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les universitaires américains sont si ennuyeuxsi aca
démiquesnous avons une conversation proustienne »mille neuf cent quatre-vingt-un
ce Chinoisse paie une rasade de francité (vive la France!)
nous entrons dans l’époque obscurequelque chose basculeconnerie que votre / progrès, dit Poundla politique envahit notre bouche
De sorte quela vie empesteTerrasse blanchemerméditerranée délivre-nous!Lave-nous de cette souillureflot de paroles de fousce temps lugubremonte sur la terrassevêtu de coton blancMer! azur et cielpierres! lumière et seltraverse tranquille les golfes de cobaltNous avons pensé à vousô dieux d’albâtre peintdélivrance du monde!
mer calmesouviens-toi de Nauplieles noces s’étaient bien passéesla vie était pure
j’achèterai une terre à Ithaquej’y reviendraije sortirai d’ici
Nul respectnulle part
A Chu Fou ils ont abattu
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des stèlesviolé le domaine
de Confucius préservé depuis 26 sièclesIls sont arrivés à l’avoir pour de bon cette fois-ci
la soixante-dix-huitièmegénération
n’a pas de descendantc’est vraiment la fin
tourne-toi vers le murpuisque l’aube est souilléeCe monde se dévore lui-mêmele désert gagneles fous parlentles nations grouillenton enferme Dürerune à une se dressent les nécropoles du savoiroù vient le peuple en rangs serrés les dents serrées(la fumée de cigarette est cette craie dans la bouche)sur les escalators ces faces vides des faubourgs
la démocratie(pourtant ce parfum de jacinthe et de lilasEurope ma douce filleSi libre
un peu snobposeune fleurdans le berceau de la terre)
Mrs Woolf et sa tasse de théombres paisibles se baladant dans l’air sans fin de la mer
mille mains s’agrippent à la frêle argenterie« savez-vous que dans le programme socialistefigure la semaine de 35 heures? on
ne travaillera pas demain je l’espère huh? »
Là-bas
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La poésie est morte tu le saisTou Fou de Chengtou ton
parc était ombreux le jour vertet tristede la Chinefiltrait
de kiosques rouges sous bambous frêleschaumière disparueersatz d’une chaumièrepersonne ne sait plusdeux vieux à barbiche lentejouant au go sous les frênes
Puis ce jour est venuon ne sait plus quel jour il est venu
L’Homme d’Ora libéré l’oiseau cette voixpour qu’il (qu’elle) le célèbre
(Li Po, Tou Fou, Han Shan)mieux encore : sans nom
mais non sans destinvoyageur du Dharma
et dédaigneux de toute gloireretiré de la dispute sur le sel et le feroh certes se cognant à la porte de tous les prodigesmais il fortifie ses os dans le silence
il reste dans l’anonyme
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et savoure la véritétirant sur lui le drap de la nuit
pense que l’avarice des paroles est conforme au Cours desChoses
Seulement il (elle) égrèneun à un les grains luisants qui portentchacun un œil
Bouddha entends!Manjusri secours!
Cette eau lave le corpsl’évocation de ton nompurifie les Six SouverainsLotus lotus de la Divinitéta pointe mauve montre le cielparfum où se dissout le poisonfraîcheur de minuit et clarté
du corpsmeurt le poème reste la prière
ô Roue!
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En l’été 69nous avons descendu l’Idaho brûlantsans connaître Haileyavons piqué à travers cette terre noire à patatesvers Ketchum
on était jeune alors Loomiset bang! on a entendu ce coup de feule chalet de Hem on l’a regardé de loin
(j’ai déjà raconté)et puis on a trouvé cette dalle quelques fleursc’était un petit cimetière sans clôture du Wyomingon ne savait pas ce qu’on faisaiton était venu là porter notre jeunessepeut-être étions-nous purs Je necroyais à riend’autre qu’au destin
nulle rencontre vraimentjusque là
à peine ce chagrin d’enfant pour un visage à jamaiscette découverte du noirqui laisse une odeur sordide de sexede sang et de spermemais la jeunesse était encore presque intactebalbutiant Ginsberg (entrevu) ourêvant de là-haut sur le Michigan
Portes du savoir :la Cité d’Ouestqui possédait un empireJ’entrai silencieuxrempli de respect
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en ce lieu austère qui repousse les frontièresdu mondeJe te nomme Europe ô Francequi décline dans le crépuscule du siècleje suis personne mon nom est personnela chouette à ton épauleHermès Mercure et puis encore Ananda etla veuve mélancolique qui porte le tempsla duréele bibliothécaire aveugle oh tant de chosesde personnes à la fois tu es
Nous avons parcouru ensembleles mers les fleuves et les plaines jaunestaraudées de vieillesse
Mon véritable compagnontu as posé ton doigt sur mes lèvresdélié ma langue et desserti cette étroite poitrinequi n’était pas encore celle d’un homme
Et puisles ans ont passé : métamorphoses et livres
les signes ont basculé, les dieuxun à un sont mortsfaisant place à d’autres dieuxtandis que le bruit du monde blanchissait les arbres(règne sur moi doux Maîtrecet hôte sans visage était-ce Toiet cette personne qui sans bruitse tenait au portail des prodigesgonds de bronze noirétait-ce encore Toi
qui m’attendais?)
Le signe de patienceest sur mon front
« monsieur êtes-vous donc le promoteur des relations commercialesfranco-chinoises? »« oh si peu si peu pas vraiment madame »nous avons dégluti un gras canard laqué
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Que chaque chose soit à sa placequ’elle reçoive le nom juste et remplisse sa fonctionà pas de loup me reculerai dans le fond du jardinme suis déjà enfui
sans bagagesla flotte d’Agamemnon luit dans le golfej’ai étalé sur une pierre platela calligraphie de Kuo qui me nomme Tou Chiênpoème de Tou Foutraits superbes, herbes de l’esprit
herbesde la mainCathay
je te quitterai pour toujoursle cœur chargé de pleurs
Nous passons étrangers Seulement le regardmais la langue est liée
Ignorance! Ignorance!Mais puisque la bouche reste closej’ai tenté la paume j’ai tenté le corpsQue la Divinité soit mon témoin
Les eaux sont d’argentdans la patience du soirla barque glissait vers le Sudl’Ambassadeur rêvait d’oiseauxHangzhow vert sureau tendres saulesParfois ô femme je crois que nous sommes des dieuxregardece peuple bleu en peine
lassitude des hommeslassitude des choseslassitude de l’air
Mais nous voguons devas légersdans l’azur libre de notre destinée
80
23
« Tengo una penauna penaen el altarde mi alma »ma jota d’Aragonmes filles d’argentmon bonheur mon plaisir
Rien n’est commencement et toutest cause de quelque chose jamaisne te délivrera ni le chant ni la mortLa prière est la rose et l’eau du salut
La soif du monde et la vanité des palaisà chaque saison renaît la même fleurà chaque saison l’homme un peu vieillitmais rien ne change
C’est mon peuple saintil est né en moije suis né de luiDe mes brasje le couvriraivous ne le détruirez pas« dime que te vas con penacuando se sale de España »
terre dure de mon cœur
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meurent les dieuxsurvit la guitareje te revois souffranteet sainte
« Para decirte el quererpara decirse el quererque con el alma te guardosiempre, mi bien »
83
Relation 2
84
24
Jade purazur pâlemer de la fertilité!l’avion-requin gronde sur le Pacifique
Ruby chinoise d’outre-merdorée d’or brun
victorieusebelle
son pantalon bouffant aux chevillesvague tricot de maille sur seins de pubère
l’Asiedemain
maîtresse du mondenon je ne veux pas dire vraimentmundi sine deo dominus
maisréellement
sûre d’elle-même et sans peurl’Extrême-Orientjaune et brun Sud-Estscintillant sur l’eau verte des mers du Sudlimon et pétrole à la Boca de Tigrela Rivière des Perles crache ses torchèresrichesse des vases!or gluant le Dragon fertilevomit sa substanceson pelage de ports lumineuxpalpite dans la paume du futur
Ironsvers ces marais tristes où la canaille blanchedes Majorsabat les serpents géants à la carabine
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(sueur mes frères troiscent mille
dollars par an et par têteun jour les pays producteurs se rebifferont)les navires-saucisses glissentdans le détroit vers les tièdes Célèbes
dors l’enfant!matrice pourriegrouillent hommes et monstresinformes créatures couleur de terre
pantalon bouffant vague maille d’orbeauté puissantefinita la comediagoût français la ligne Coco Chaneljuste pour les miettes
mer sublime métal purma troyenne nostalgiej’ai approché Agamemnon le roi assassiné
Périclès mortdans la confuse mémoire de l’Europe frivolela victoire du socialismeles travailleurs sont enfin au pouvoir
l’inflationla pute de WeimarGœthe fin amantpenseur faiblard peut-êtretilleul doux pleure Werther
pleure encorla belle que nous aimons tous deux
et cela fait penser à l’aboiement d’un chienque Julien entendait sur les bords du Doubs bleu
un soir
Les livres brûlèrent par milliersChing Che Huang Ti mit à mortles lettrés tremblants
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promulgua une seule largeur d’essieudans tout l’Empire
et créa la ChineEt Paris fut rasé et Rome et Sienneet dans l’immense bousculade des événementsPerugia aussi je suppose où Charlotte mèneen riant la Squadra
l’expansion la croissancelaissez-nous le sourire en coinfrivoles
vos contrats brûleront comme les livres(29 caisses que j’avais 29 caisses
de livres de livres de livresamoureusement empaquetés à Pékintransportés à Lutèce
qui n’est plus/ arrachement /
pleurez doux alcyons pleurezBessac se grattait les couillespendant ses cours de françaislarmes amèresle collège Georges Leygues (le poêleà ranimer dans le matin noirnos pantalons rapiécés) la France
était pauvredans les années cinquante
nous naissions dans le corymbe de la cultureFifi derrière sa moustache et ses binocles« messieurs à la veille de la Révolutionla France était une mosaïque decirconscriptions enchevêtrées »Marie Dorval ton nom rêveur le
dollar fouà 21 %
le Libor dérape et les graves messieurs
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de Washingtonfont semblant
de ne pasentendre
le bruitpathétique de la guerrequi approcheles colonnes du temple vacillentgnomes s’enfuient sur dalles de marbreconcierges et instituteurs ont gagné électionson repasse Humphey Bogart nous irons nous ironsla Raison gouverne le mondeLasse l’aile du mondel’océan blessé d’hommessans repos cogne et cognedans le port de l’angoisse
« Davout gagne-moi une bataille »il y avait cette confusion de l’espritla Divinité préparait ses armespour qu’enfin se brise le Septième Sceauaigle noir de la fin et du commencementdans la salle on respirait la pesteIngmar le givre de la peurgagne les cœurs
555c’était la marque préférée
de Hong Kong à Saïgon en passantpar Singapour
et maintenant le long des routes communistes du Fou-kien
Claudelon a cherché en vain son consulatà Fou-TchéouMadame Vetch est partie avec ses quatre enfantsSeul en tête-à-tête avec le salut
Dieu! que la vie est dureavec ou sans Toinous marchons sans cesse dans un champ de ruines
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recouvre cette terre de cette poussière(Tien-tsin est la ville la plus triste de Chine)
Jamais nous n’avons autant souffertque sur cette pente aux six mille marchesjalonnées de portes
de tombeauxsinuant
pénible etsereineportes et tombeauxmémoire jusqu’au
CielMont Tai
Les tinettes avaient gelé (odeur de la merde chinoise)c’était ré-el-le-ment une épreuvepuis à l’aube parmi les jeunes soldats imberbesen vertnous avons joint les mains
soleil levantbrume et cimes
l’homme peut se tromperde dieu
mais non sur ce quise trouve là
Et puis après une hésitation– nous ne savions quoi dire ni où allerchacun ligoté par sa langueenfermé dans sa celluleelle la Chine et moi l’Europeà peine quelques mots glanés
à Babel –relevant sous ses cheveux raidessa face ronde et plate et / je ne sais (ce bonheur) /« vous reviendrez dans trois ansje serai mariée alorsI have just met a boyfriend »et puis nous avons regardé les fenêtresdu ghetto (a Tang lady’s face / unforgettable)« bekôse here I’m a man »
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dit le nègre pensivementoui reprit-il à LA je n’étais rienici Saint Charles Street New Orleansla patronne est bonne
I am a manVa dire mon salutau monde qui passeNous finissons le tour
de la planètetends la main petit
et cause (les femmes finissentpar parler)
Venise manque encore à ma joieIls courent se mettent en grêve téléphonentmais restent sourds
[j’entends comme un martèlement]
Jadis on s’était assis sur un seuil antiqueAgrippa d’Aubigné et moiavons devisé un moment d’épopéeL’esprit français n’aime pas le baroquen’est pas épiquen’est pas prodigue
et jusqu’au boutce pays parlera parlera à perte de vuede rose-l’espace-d’un-matinOr l’aile du destinvire dans l’azur videmers populeuses et continentscommencent à basculer
Nous arrivonsaux îles Hawaï
la température extérieureest de 25 ° Celsius
LES COMMERCES S’EFFONDRAIENT AUSSI LOIN QU’AVIGNON
… ils exhument Nostradamus la tour d’Anniballa grande peurde l’An 2000
alors, les enfants, c’est super l’Amérique hein?Pap’ je suis impatiente le livre
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d’astrologie chinoise le dit : signe du tigre(comme toi Pap’)
Il faut être patient petite Arianeavec le monde et avec toi-même (iln’y a plus d’enfants Sept anste rends-tu compte ma chérie?)
et s’il ne nous reste que la main pour vivrece sera bien beau
Si l’homme revenait à sa nudité?La sérénité se pose en ce cœur
malgré la solitude malgrél’incertitude
le chahut informe des événementsc’est fini nous avons à jamais quitté la Chineun coup d’éponge sur le marbre
enfants jeje voudrais tant que vous [soyez heureuses]que la vie continue de vous accueillircomme Daphné Chu ce matin avec ses colliersd’orchidées tendres d’Oahuun jour je vous quitterai comme j’ai quitté Pékinheureux malheureux je ne sais[passer à travers les gouttes]
les principales productions sont la canne à sucreet l’ananas succulent
Au coin d’un escalier elles m’ontoubliéellesn’ont pas besoin de moi pour vivreSois la vague futile parmi l’infinité sans reposle nuage au-dessus de Mauini Pénélope ni Ithaque n’ont vécuhors des motsLa mémoire que tu sais friablela mémoire que tu dis précieuse /
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Pacifique ô géantcette terre est ingrateces îles sans souvenir
où l’homme né de rienn’est rien
Il dit :« vis comme une île dans le mondeune île en toi-même »
Tout recommence rienn’est pareil
rien n’est essentielen ce cœur irréel
Seule parfois quelque femme dans la villedétruite de sa viepensera fugitiveà ce que fut notre rencontre
La nature occupe un rang inférieurpar rapport à l’Histoire
j’ai charge dece vaisseau qui erre
je le mène versIthaque
je vis dans l’Histoirela Raison de la Déraisonl’Ordre du constant Désordre
le Flux sanscesse
et sa LoiLe Tao règle les empires et les boutiquesla Doctrine ouvrela liberté
1999la Grande Peur du siècle
un coup d’éponge sur le marbre
il reste la craie de la mémoire
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Mais il restela
MÉMOIRE
faculté de l’hommequi meurt
Nous tâcherons…tiens le courant est coupé
viens regarder les étoiles les palmespeut-être est-ce la fin du mondeDisparaître ainsi au cœur
des îles Hawaï… Nous tâcherons de mourir proprement
Dedalus
Dedalus
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« Vaisali tendrement aiméeje te regarde sans larme
mais sur la montagne du départje m’attarde je m’attarde
Mes disciples derrière moisavent que dans le cœur du Maître
une brume…Vaisali
je ne te reverrai plusSi l’esprit est libre ilsubit la limite de l’humainsi l’homme suit l’apesanteuril a la liberté du divinet ainsi nous tendons la mainpour effacer sur la table de la terrerien qui fut beau / poèmes peintures palais /ne l’est autant que le non-lieuoù je vaisTigres et faucons vous me suivezcolombes et paons vous me suivezje marcherai encore un demi-siècleles autres siècles luiront encore de mon pas »
Seigneurque je sois la poussière sous ton pas
nous roulions cahin-caha sur la route de Bodh Gayapendant six jours nous n’avions pasmangé de viandel’Inde se love dans sa misèreCherché la mer infinie
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pendant quinze ans
bourlinguéUN POETA EN NUEVA YORK!Des têtes coupées roulaient dans l’East Riveret dans les matins glacésde grands navires chargés de boysdescendaient l’Hudsonpour la guerre
Eh! rendez-moice timbre « freedom of conscience
an american right »cela vaut 12 cents pour les USA aujourd’hui
je le pense grands dieux jele pense!
grains blancs sur la tempe gauche quinzeans de steamers, d’avions,de roulottesje n’ai changé, ma femmeni sur la liberté ni sur l’espéranceni sur la dignité ni sur l’ordre
CBS News, 8 p.m., rictus raide James Buckley :– avez-vous violé six femmes blanches
aoh how to say, par conviction politique?– oui. Dit l’autre
le Black Pantherlunettes noires au mercure (Ils
se sont tous jetésdans ce vieux piège)
« Une roupie! une roupie! » c’est à Delhinon pas au Rajhastan dix mille chameaux réunisgalops multicolores le désert mauveles hommes lissent leurs moustachesBernard Morel français rieur
sa femme est un peumais en le voyant on peut croire encore
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dans la France forte et simplenous nous préparons à des tempsplus difficiles
(ils n’y croient pas)Montauban nous t’oublieronspour ce destinNous ne pourrons tout faireet certainement pas sauver Saint-Denisà l’heure du désastre accomplinous serons ces combattants taciturnes
nonje n’ai pas changé
sur la dignitéLes Tabors tambours et claironsremontaient l’avenue Paul Doumeret les filles de Haïphong s’égayaient essaim de moineauxtout avait pourtant si bien commencé à HanoïLeclerc le délire le long du Petit Lacmon général voici mon filsDe Hautecloque souriait derrière sa moustache sècheau fond de la voituremon père m’a lancétu ne sais pas ce que c’est l’âge de huit ans
Vaisalitendrement aimée
peu à peu l’apprentissage du nom de liberté
Les livres! ne brûlez pas les livresmême si personne ne les lit plus
Babylonetremble sur tes fondationsla canaille remonte des faubourgsles barbares viennent de l’horizonet tes propres lettrés appellent ta destruction
Venez venez vite les enfantsretirons-nous ici
a safe place
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26
VOLKSGEIST
La tête d’un tueur« Ou si une âme rationnelle par hasardDans la tige où la pousse d’été pour épanouirQuelque sommet de contrition, ne cherchant à travers toiQu’oubli, mais non le tien, FRANCE »
Et maintenant que tu l’as quittéela mer de la stérilité
se glisse la nostalgie Chu Fou nousétions tous ensemble dans la cour carrée de Kungsophora fleuri
voilà tu l’as quittée vêtue de ses terres jaunespensive paresseuse dans la voluptédes grands fleuves boueux et des rizières alourdiesd’été
Le musée Cernuschi ferme tardce bol gris t’a ramené à elle Nousne nous libérons jamais de l’AsieMartine dit « c’est assez rare de voir un coupletel que le vôtre » Durer seize ans – c’est beaucoup de nos jours –la Charente se penche parmi ses peupliersles plus beaux du monde je le croisles cèpes étaient superbes au restaurant de Mansle(Elle pensait : tout ceciva finir. Et pendant qu’elle souriaitun trou à la place de son cœurE.)La contrition s’épanouit sans raisonle fleuve est plein de pitiéLa campagne qui va d’Angoulême à Bordeaux
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est bosquets champs de maïs vertes prairieset travail qui est lenteuret lenteur qui est mémoireet mémoire qui est pitiéNe coupe pas ta peupleraie
attends le mondeVaisali tendrement aiméeje pars en me retournant
humain trop humainla liberté n’est pas pour demain
Matin frisquet parmi les pins noirstristesse d’Aquitainepère et fille
nousallons d’Arcachon vers la terre de nos morts
Villeneuve-sur-LotMoi ton père je te mène Arianefière fille de roià travers ces Landes où tinte l’aigre sonnerie des gares grisesfille de Minos et de Pasiphaé
un jourreviendrons à l’aube des dieux je te le jurebrume rose sur la mer grecque notre demeure(des flammes jaillissaient d’un troupeau
en est)Agen le goût du café triste
n’a pas variéNous arrivâmes en 51 dans le brouillard froid de la Garonnela France était encore pauvre
maintenant ces Arabes traînassant dans les ruespauvres harkis pauvre misère en grasse France et peut-être
mon pauvre Badjouil y a vingt ans s’est fait égorgerou bouillir quelque part en Kabylie devant sa maison de pisé
Ay je ne peuxentendre ce hurlement Ay je
ne peuxvoir ce sang son las cinco de la tarde
l’horreur de l’Histoire« j’vasi t’dir c’qui s’passe
c’est l’sochya-lisme qu’arrive »
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Car les hommes, il faut l’avouer,oublient plutôt la mort de leurs parentsque la perte de leur patrimoine
… Je chasserai l’horreur et la tristesseHonneur au luxe!Mes quatre filles fleuriront l’autel de mon pèreet moi le roi habilej’honore les grands sans les estimer
Le dimanche matin après la messe de onze heuresrassemblement de chapeaux de Villeneuve-sur-Lot
devant l’église Ste Catherinele gâteau de la rue de Paris
Aux premières communions fatalement le Saint-Honorétel est le riteje te salue tristesse
substance de la province françaiseil pleut sans arrêt sur le Lot
et la GaronneRue Tout y croît!l’amour du collégienet c’est la plainte au cœur de l’enfancepour sûr il l’a aimée puisque
a tant souffert appuyé contre un plataneAvec Pierre Sarrodie nous en parlons – parfois encorepresque en cachette comme ça sans avoir l’air d’y toucher
Il y atant de contrition tant de pitiétrente ans ont passé ou rienla France était pauvre et notre jeunesse
– voilà que le sentiment exécrable du tempsrenaît dans la pitié
puis nous sommes devenus presqueriches
Avons tant lu ô Vaisaliet soudain la creuse illusion
plus vraie que soi-mêmecherche le Soiil n’est nulle partle monde disparate est ce rêve sans substanceil ne reste
que la mer insomniaqueoù balbutie l’incohérente mémoire
Corps poreux
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Bruits et chuchotementsl’incessante vague de l’esprit chapardeur
La prière est lotusLoi Bonne Loi
le temps n’est qu’ignorancele Seigneur marcha ainsi quarante ans et plusAnanda
ô Ananda humilité du monde!la foinul n’est vraiment déchiré
nul n’est vraiment harasséla clarté remplit l’arbre de la nuitle silence gomme l’informe cohue des images
Or voici le Videbeau souriresans mémoire
et la mémoire pureVide pleinSeigneur les Nobles
Véritéssuffisent à l’homme de glaise
et le goût de la libertéla Roue
plus vaste que le cercle des étoilesimpassible et sereine
la gloire du Maîtrecar le Bouddha est la Véritéet la Vérité est le Bouddha
oui c’est cela :l’homme n’a pas perdu le sens
de sa digniténi le poète dans sa cage de fersa machine à écrire crépitaitle GI lavait son torse noirsur un terrain vague de Pisepassait un lézardchaque homme
crée le mondechaque homme est l’univers
Marietu pries chaque jour à onze heures du matin
100
lentement la viepenche ton front
neigeta tête
et ton fils t’a menée à Bodh Gayaà Sarnath et Rajghir le Pic du Vautourmère et fils ont prié à Lumbini
et la mare sacréeétait là
près de la colonne d’Açoka(simplement : « ici est né
le Bouddha »)enfin nous avons prié et méditésur le lieu même du Parinirvanaun tumulus brunl’encens s’est brûlé par le milieu
nous avons vu le signe de l’Agrément
L’horreur du sangen marche dans la nuit des veinesl’effroi de cet obscur chambardementdans des cavernes poisseusesle corps n’est que suint lymphe et poilset la vie s’arrache
de nouscomme ce masquequ’on appelle visage et qu’on hait
L’Adieu à l’IrrawaddhiNous entrâmes dans le miroir de métal fluideVallée et merveillestrois mille temples dorés dormaientle Maître nous avait
quittés depuistant
Davantage que le musulmanle temps
cette vieille blessureavait tout détruit (les géant décapités
un trou dans le dos)
Davantage que le barbare
101
le tempsce vieux cancer inguérissableMais rien ne peut corrompre
la tendresseplus fraîche que brassées de lotus mauves
la tendresse pour son nomLe Maître Inconnu et Connu
dans la vallée aux vraies merveillesoù flamboyaient trois mille temples
désertés(des bœufs blancs
tiraient des chars de bois guidés pardes hommes lents)
Ananda! Ananda! Lemonstre pousseson muffle au bas des portes de ta pagode éblouissante
Il renifle la beautéqu’il hait
qu’il envieSi dans le peuple
frémitla jalousies’il hait le succès et la richesse
se croyant tout permisl’ordre est menacéle pays condamnécar la richesse de la nation se détruit
Que les richesidolâtrent
l’argentet en font étalage
que ne soit pas la mesure du talentou de la chance
le pays est condamnécar la richesse de la nation est confiquée
VOLKSGEIST!Nous sommes cette poignée d’hommesqui encore t’appelonsMais le cœur navré
102
compagnons fatigués de héros mortsnous voyons l’affaissement de la nation
La volonté du peuple a disparu
Dans l’or ocre du couchantPagan
déroulait ton luxe Tathägataet ce ne fut que très tardperdus dans la ville des Empereurs
isolésdans l’odeur fade de sa multitude bleue
(la peine, l’absence d’espérance)que nous lûmes le Livre des Secrets :
« ne refuseni la joie ni le chagrinni la misère ni la richesse »
A Lume Spento (Venise 1908)l’Ouest commence son agoniereviendrai-je à Ithaque?
Or nous savonsl’absence de retourl’inéluctable prodige de la
Rouealors qu’immobile le fleuve-miroir
(est-ce possible est-ce possibleque disparaissent à jamais
ces merveillesOccident?)
Ce fut sur ces cimesbattues des vents de neigedans le vacarme des trompes, des conques et des crânesqu’ils écrivirent sachant TOUT
l’éternité et la fin du Diamantla gloire et la disparition de la Doctrine :« ne refuse pas la richesse »
Je prends refuge dans le Bouddha
103
Je prends refuge dans la DoctrineJe prends refuge dans la Sangha
Le Roi-chevalier cet après-midi se dressa parmi les enfantsla gloire de la France
par les arts et par les armesune âme rationnelle remue par hasard
pour s’épanouirne cherchant qu’oubli
non pas le tienFrance
Il contemple la porosité des êtres et des chosesl’inéluctable vanité
et la dispersion du mondeEt puis nous marchons de nuitdans la plus extrême solitudeLa femme qui dort à nos côtéset nos enfants aventureuxquelque chose bouge qui n’est entièrementni la lassitude ni la pitiéLe glissement dans les ténèbres du dégoût
fouille la pailleexplore toutes ces choses qui sont creuses
le sureau des mainsles alvéoles de la craie et la craie des poumons
les sables de l’absence
je n’ai pas oublié le ciel videde Pékin
Mon espérance se tourne entière vers Toi
Je prends refuge
104
27
A Haïphongrues Doudart de Lagrée et Paul Doumererre l’enfance dans les malheurs de ce tempsCe fut un typhon
l’Empire s’écroulaitfumées d’Asie
mer verte en ce cœurHalong!
Dans la Baie du Monde gisent les géants pacifiquesl’azur est fluide
la mer chante dans les yeuxodeurs d’iode et d’algues, parfum de coriandresur les lèvres la rugosité de l’huîtrele souvenir du sel
« De même que l’eau de l’océann’a que le goût du sel
de même mes parolesn’ont que le goût de la liberté »
et pendant que Bali le Braven’en finit pas de mourirune flèche dans le ventrele nom des dieux aux lèvres
Rama l’Invinciblereste là impassibleun masque vert face au Cosmos« Tu m’as frappé dans le dosô Ramaest-ce là justice? »Mais Rama reste là impassibleface au Cosmos
105
et Bali parmi ses épouses qui lamententse plaint et geint et se plaintmais nous savons qu’il est mortdepuis longtempsqu’il était déjà mort lorsqu’il se riaitde son frèreQuand Rama / se penche /le salue trois fois / retire sa flèche /pour qu’enfin pénètre la mort dans ce corpsnous savons que Bali est mortdepuis longtempsavant même qu’il ne vole sa femme à son frèreavant même de vivre
Avant même qu’aucun n’ait existétout existait
et c’est ainsi que Rama regardele Monde des Combats
C’est ainsi que je l’ai vu et comprisJ’honore les Dieux et la DestinéeJe vous rapporte ce que j’ai compris
Place au temps!L’ignorance est au cœur de ton cœurdur Kasyapa puisque tu m’interrogesl’enfant est le père de l’hommenous avons vécu dans la rue Paul Doumerla flèche est encore dans mon ventrej’attends le soir-auroreet je me tais devant les maîtres bègues et louchesd’Occidentj’honore sans estimer
On a le sentiment (la Chine)d’une universelle fatiguefatigue des hommesfatigue des chosesfatigue de l’air
cepays me donne
l’impression d’être une serpillère usée jusqu’à la tramela terre
est exténuéecette vague angoisse cette terre qui
106
n’en peut plusimbibée de sueur aigre et de peine fade
et dire que nous avons dû porterLes dieux ne nous ont pas favorisésLes
hommes ne sontque
des ombresQue sommes-nous pour vouloir?Dis-moi qu’es-tu Montauban
Cousin Montaubanpour vouloir la gloire et le bonheur?
« Je te le dis j’ai vuManjusri dans sa splendeurle ciel était d’une blancheur éclatanteet le Seigneur
marchaitle visage sévère et je te voyais dans une sorte de brume
très indistinctement mon filset c’est pourquoi je te dis tu dois attendre encore
Puis tu es sorti dans la clartécheminant
à côté du Seigneur Manjusri ouiManjusri est
ton protecteur » (dit Marie la mère)
mais blême parmi les blés dorésse levait le visage de Nabokov
rétrocomplet de tussor blanc et chaussures bicolores
et c’était sur le pont Bir Hakeimla dernière galopade du dernier tango à Parisdans cet appartement de l’avenue de Suffrenvide un réchaud encore (un diplomate à l’OCDE)« oh vous je vois que vous savez compter »– et dans ses yeux on perçoit le désir humide –je vais vous raconter
(elle se rapproche puis)
107
Qui sait le bonheur nous n’avons que le désiron m’avait lié au mâtQue ces femmes étaient belles!
ruisselantes
SANS TRAVAIL
traîner dans la sociétéTou Fou parlait de malheurs de la guerremaintenant pleurer
les malheurs de la paixEviter son tempscomme éviter sa femme
Quelque partdans la maison claire et propreun petit tas de poussière
à peine cachémais si personne ne le voit
c’est tout commepersonne ne le voit nousirons dîner à Neuilly avec R.on rêvera tout seul à D.
dans son pantalon d’hommesa bouche et son nez qui me rappellent (si parfaits)
Mon…lorsque je te parleil…
mais tu n’as pas l’air de t’en faire– non surtout pas! qu’on ne me donne pas de travail –
et dans le prisme de mon œild’insecte las
le monde lentement se défaitet je ne sais rien de plusJe n’ai rien vu de plus
lié à la foimais ne sachant rienSeigneur Manjusri si vous avez le visage sévère
108
c’est que la Sagesse est sévèrela bonté est sévère
en moi l’universse désintègre
Probablement de Gaulle m’a mentimais alors la gloire promise? Cousin
Montauban avec son gros bedonsa moustache
ses hums épais bon sens. Ressembleau pauvre Abadie je le vois
comme si c’était hier calle Villalar les pouces dans le giletgros Nounours
c’est curieuxparfois j’ai réellement peur de ne pouvoir me souvenir
du visage de ceux que j’aimealors que d’autres types sans importancem’apparaissent avec une
terrible nettetéMadame Squadra ce fut très charmant
il est rare queoh à quoi bon(cela s’appelle l’estime d’un homme pour
une femme)Ainsi Néréa à peine rencontréedans mon périple infligé par les dieuxsi loin de chez moi que je ne saissi existe ma maison ou mêmele but du voyage ô Néréabrune dans le fond de ta grotte bleueoù tremblaient les flotsje te salue amie à peine rencontréegardant sur mes lèvres la saveurde l’estimej’emporte un tiers de ton secretqui est le mien
Et c’est ainsique nous aimons la vieNon point inachevée
mais à peine commencéedes femmes luxueuses créant le succèsvictorieusesleurs voiles flottant dans le vent parfumé du rivage
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déesses de ce tempscréant le succès le luxe notre
plaisiret nous hommes dans notre médiocriténous avons compté comme des comptablesnous avons doctement tracé les graphiquesde demain
D’entre les palmesglissons ce regardserpent futé gobe fruit rouge
(oh ce n’est rienCela s’appelle l’amitié d’un homme pour
une reine)Et moi s’écria Ulysse
j’attends!J’attends de savoir quand j’arriverai!J’attends de savoir où je vais
ô Zeus!Et moi Cousin Montauban
après le sac du Palais d’Etéje suis sur la paillej’attends un job (garde du pont
de Palikao?)Et moi Charlotte de la Squaddra
je ris mon cher j’ai lancé une model’alpaga et cela s’arrache– un soir je me suis tue ayant vu le spectre
de la Crise –Doucement devant ces humbles cyclamenscompagnons prions en notre solitudeNous ne savons rien de plusnous n’avons vu rien de pluspoètes nous sommes mais non voyantshumbles parmi les hommeset aujourd’hui
en détressesans aide
110
28
Le Ciel n’aime pas la plénitudeLe jour de l’amnistie des mortsl’étoile de la trahisondans la maison du pèresurvient à l’heure du chienet puisque le Pouvoir se détourne du méritespectacle du lac et de la montagneen attendant que s’écroulele régime des imposteurs
« Vous faites une erreur de raisonnementje
n’ai pas eu le pouvoir »fit Bao-Dai
Nous étions au 201 rue de la ConventionJean E-L résistant de droite bien de droite :« oui C’est la pensée de droite
prendre la défense de n’importe quisans écarter quiconque » [aveuglement mauvaise foi imposture]
puis ce terrible sentiment de la solitudeun coup de hachela destinée se détache de vous
les motsque l’on voulait dire
perdus
le chant des grillons est venu nous chercherau cœur de la ville
doux et faroucheles amis impuissants devant le siècle
111
où s’engouffrent revanchards et résistantsde la dernière heure
maintenant ce que tu as vécuabandonnant ta vie commençant
une autreavec ce froid terrible de l’existencequi glace les ténèbres du jouret se glisse sous l’aile des poumons
La mèreest impuissante lorsque basculent les étoilessoudain le mystère s’installela destinée vient de t’être arrachée
l’empereur déchu l’œil mi-closle masque pesant
sire laissez-moi parler glapit sa bonne femme blondeIl dit faiblement « Ho Chi Minhétait ligoté par le Politburo dès 1941 »
le chant des grillonsdoux et farouche
odeur de l’herbe dans la nuit de Guyenneoui oui je t’ai aiméeavec la plus grande douleur
doux et farouche en ces étés-làte perdant j’ai déjà perdu une fois ma destinéele bruit de la mer n’était pas l’espérance
Repartons à la conquête d’un royaume
mais ce froidde l’âge adulte
glace les silences de l’homme seulVeuillez
attendre!Kung ouvre leYi King : « la candeur »et le referme navré
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« cái gì cüng nát bét dit l’astrologue Ichtout est mou
(comme le riz recru d’eau)Attendez dix ans »
Kung lui-mêmeLe sage doit aller à la pêchelorsque le temps ne se prête à rien
Faire retraiteEn temps troubles se retirerChaque matin Laô Vong partaitlançait sa ligne sans prendre de poisson
Lac et montagnependant des années!
Seulement attendred’autres temps
Lentement je me retourne vers toicompagne muette dont la présence est chantchaque pas me fut rythmeet dans le silence des villes systole et diastole de l’êtreTous désirs laissés sur les sablestoutes femmes laissées aux étapescette puissance – lac et montagne! —loi de la paix dans le flot du monde
Ceci est ma voie et qu’importe le butles mots ne sont mots et qu’importe le sensla destinée est vainem’habite la force
J’honore le vivant je respecte la mortAcceptation du monde ma joie!Et c’est peu dire que nul je n’envierelisant les maîtres qui tous furent brisésles uns par le siècle les autres par les dieuxSans titre ni gloire, oublié et sereinsans relâche je marche attendant tes retourset fumant tranquille près des roseaux tristes
de cette riveCompagne muette dont la présence est chanttu es revenue
Regarde qui je suisloin des habiles qui furent de tous les pouvoirs
J’ai fleuri la tombe des maîtres
113
l’ancêtre à Cheng Touet le père en sa cage de ferDevant les médiocres liguésen toi je me reconnais
et dans ma chambre d’angleje trace pour personneces mots qui ne sont motsfumée de l’encens que j’allumepour célébrer ta grâce et ton nom
Ma fortune est grande sur les eaux!Légers sont les avantages de la viehors ce donet tu es làma maîtresse qui parfois me fuit et toujours me revientJe ne peux t’échapperAutour de moi mes bêtes fidèlesj’ai élevé ce mur circulaire qui me défendj’ai creusé cette mer qui m’isoleje suis l’île où se dresse un autelfleurs et fruits toutes choses propresencens et poèmes toutes choses parfuméesle soir ni le jour n’a coursj’exploite ce fief frugal et luxueuxsachant
qui je suisserviteur et toujours serviteur
dépositairedu don
Ma fortune est grande sur l’Océan de la Fertilité!Louange à toi qui est chantQue le serviteur que voilàcontinue tranquille et sans hâte
Toujours le pourpre du rirele sel de la liberté dans l’espace-prisonque le jour soit d’or la nuit de charbonle mépris de l’envie
l’ignorance de la soif
114
on a salué Zeus mort dans son cercueil de papiertremblantes les feuilles vertes de la mercouvrent les épaules des dieux qui s’éloignentcomme un essaim d’histrions en voyagequi décroissent derrière le coteauPour la fête des pêcheurs mille jonquessont sorties des îles fleuriesle poète s’était glissé dans la foule à la porte du templeil lut
la bannière rouge du bonheurpuis s’éloigne
peut-être un dieuPERSONNE MON NOM EST PERSONNE
« et tu crois pas qu’c’est une vraie girouette »« non pas
Il aura baigné dans trois régimes not’Présidenttrempant à toutes les saucespourtant grommelant contre tous
mais toujours gardant ses arrièresFaut bien vivre
Et tu verras : jamais trois sans quatre »Ainsi
Il me plaît que délaissé– l’automne roux est vaguement ennuyeux –
j’aille à tâtons à la rencontrede quelque chose
je sais qui je suis (ce que je vaux)non ce mouton
qui est à la fois noir et blancchaque jour on entre un peu davantageen soi-mêmede plus en plus libremême de l’amitié pourtant si bonne
porte l’indifférence au mondevaguement tenté par la trahison
(mais quoi!c’est son affaire lui est lui
elle est elle) enfants
115
sans maîtres« tu me parais si forte »« oh tu sais parfois ce sentiment
de ratage »et puis les gorges du Yang Tsé sous la pluiesi décevantes
mais peu à peu avec les boues jauneset les hautes marches des villages descendantancestrales dans les mêmes eaux chinoises de toujourspeu à peu est entré dans notre cœur
un charme puissant
Chong King dans la nuit froide du matin piquetée de lampes jaunespoussière d’eau sur les épaules moletonnéessirènes des barges
et nous enfants perdus du siècleles parents eux-mêmes ne savent où ils vont« survivre telle est la devise de ce régimeun jour de gagné
c’est toujours ça de pris »J’ai connu le pouvoir qu’il me dit le beauf
(son œuf au bacon dégoulinait sur son menton en galoche)et maintenant suffit je m’en vais
Mais coucou le revoilà « un postequi ne peut être refusé » tambour-majord’un gouvernement socialiste qu’il n’aime pas (il faut bien vivre)
oui souvenons-nous de ces quatre joursdécevants et inoubliables sur le Yang Tsé
nous avons n’est-ce pas?bien joui de la vie
(de Chong King à Wuhan)sa femme était si malheureusede n’avoir pu lui trouver une concubinequi lui fût digne
et la tante Gaby qui ne parvient pasà terminer sa pagode
la vie n’est que ratages
116
l’étrange caractère de Chateaubriandfait de contentement de soi et de mécontentementDans cet hôtel impossible où on entendait
les ronflements du voisinforniquer
répandre son spermedans ce corps vaste
Gaya la Terre où s’ensevelit ma chair lumineuse
l’ennui du lion est vaste sous ses paupières jaunesils pourront croire dans leur petite têteà la trahison quandil s’agit d’une autre amitié (n’y comprennent que dalle)
mon amitié me conduit dans ta forêtreine libre
chez qui je dépose cette puissancela liberté :
« hors de toute cette beauté doit sortir quelque chose »
recueillir le nard du yinl’humanitas de ses jambesle dard dur en cette fleur tendre rosehumide de rosée de lune
qui adoucit yangL’angoissant problème : coincés entre les surdéveloppés
et les P.I.N. (pays industriels nouveaux)l’argent fond au soleil
l’épargne durement gagnée se volatiliseconnement
l’ennuiPara el pan, la paz y la libertad
(lire Staline)pour une société meilleure
Il aimait conspireril avait trafiquéil voulait la guerre en Algérie« la négociation? C’est la guerre! »
Vingt-huit mois de ma jeunesse foutusMerci monsieur le Président
117
Dans les djebels j’ai découvertque les étoiles étaient de couleurs différentes
nous marchions dans l’Histoire
hagards [lire Koestler]ignorants / même pas désespérés
(oh pourquoi ne sommes-nous pas unis?)
L’odeur de son sexeses fesses sont aussi belles
queles pierres courbes des Leang
Haïr le monstre au muffle basles imposteurs les nouveaux riches des nouvelles bibles
Liberténous n’implorerons pas pitié!
118
29
Ce champ de pavotsdans le silence touffu de la montagneSenilità
le chagrin s’affaditUne puissante odeur d’humidité
dense vêtement ouatéon a comblé tous les klongs
Bangkok. Tout gris, Debardétait venu jusqu’au pied de l’avion avec des fleurs grasses
dans cette fournaise moitesa maison de teck à nos yeux émerveillés
d’Asie« monsieur Titou » criait la voix érailléede la théâtreuse à son gros fils débile
qui déambulait en
roulant ses yeux d’idiotnous traversons des champs de ruines
l’Histoire et notre vie
Le merveilleux médecin de Rutherford (New Jersey)Paterson
le bon docteur Patersondivin accoucheursauvé en Hanoï ce prématuré malingre
qui faisait un kilo huitse levait plusieurs fois la nuitentrait solitaire à l’hôpital Lanessanet de l’autre côté de la diguegrondait le Fleuve Rouge
119
et dire que j’ai craché sur l’Amérique
je bats ma coulpeil y avait tant de choses horribles ces années-là
il est vraiJohnson le Golfe du Tonkin les B52sur Hanoï Les malades s’enfuyaient
dans les jardins de Lanessanet les blessés sautaient une deuxième foissoufflés par les explosions
et puis le Métro Fantômerouvrait une plaie sanguinolentedans ta poitrine haletante
libère-toi de toi-mêmeoublie
tes blessures tes pansements mal faits
comment la liberté peut-elle être défenduesi ce n’est par la puissance?
A nouveau traversé l’Amérique :le pardon d’une nation
New York a arrêté son déclinmais Sutton Place et la cinquante-septième
ne sont plus ce qu’elles étaient(quelques briques blanches
manquaientle bassin où jouait Emmanuelle était
à sec)
Arrêter son déclin c’est déjàdécliner
comment la liberté peut-elle être défendue?La malédiction du passé :
leur cœur saigne parcequ’ils ne sont pas libresils ne veulent pas revenir
dans leurs réservesmais rester sur leurs prairies où
l’herbe est plus haute que les génisses
120
décimés après Little-Bighornainsi fut ce siècle de ferqui fut sans guerre et terrible
Vaste cimetière d’Indiensles temps ont changé
Sirènes aux ports et les reines de ce tempsbeauté couragenous ont reconnus
Lire Marxla réfutation de la beauté
la France blesséeau cœur
Comminesconseiller le Prince
ce rêvequand l’envie
déchirece pays
Car l’esprit de la nation doit survivreContre le monstre
Comminesguide habile la main qui signeet la voix qui porte le peupleau-dessus de ses forces
Or rienn’est plus grande menace
que soi-même
Rêver du Prince téméraire et calmeà tâtons nous cherchons notre routetout fait peurmais nous ne sommes pas quittes avec
l’espérancecette naïveté
au fond il n’y a plus de temps pourêtre naïf
121
désormais chaque chose est importanteet l’instant approche
obscurémentnous le sentonscherche le nouveau Prince, Commines,plus grand encore que Charles
le Téméraireoublie un instant les imposteurs
les nouveaux riches de la nouvelle BibleOh qu’est loin ce soir
où Wozzeck fit pleureret maintenant que l’automnetourne sa rouelentement dans le silence
à tâtonscherche la passe vers le Dragon
Simon as-tu tendu la main à quiconque?peut-être étais-tu mortCela fait si longtemps que j’attendais votre coup de filvous savez il suffit de quitter
son fauteuil pourn’être plus rien
Si l’amertume comme le perce-neigeapparaît dans le silence qui t’entouresache garder la conviction
de l’heureIl n’est jamais trop tard pour cette candeursavoir ce que l’on vaut
un Prince inconnu saisiral’épée tombée en déshérence
les temps sont troublésle pouvoir aux abois
rien n’est sûr comme le pireet puis dans le froid qui mord sous la tentealors que l’on garde ce masque rigide
survient leVisiteur qui soulevera la bâche
et dira : « Viens! «Aujourd’hui la résistance est nécessaire
122
« Oh vous avez vu c’est Vedel dit Anne J.quelle terreur j’avais lorsque je suivais ses coursoh ce que je voudrais qu’il m’enfile
(j’admire tant le savoir) »That’s the way it is, my dear, poor fellowQuant à moi les dieux larres en bonne placela gratitude à chaque pasaimer le moi et le dédaignerainsi va le fleuve flux roulant refluxsavoir et ne pas savoir qui on estde telle sorte que
pas à pass’approcher avec confiance
du temps qui n’a pas d’heuredu lieu qui n’est situé
sans repos le fleuve puissantta sagesse est ce livre ferméqu’éclaire la lueur de ton épéeIl faut passer chaque porte
O dieux infortunésô dieux infortunés
en secret nous célébrons votre culteNous nous sommes réfugiés dans la lumière sacrée du soirNous n’attendons plus rien
vivanten contrebande
Elle a un cul superbepourrait me le pointer (le vois pointé blanc avec
avec sa touffeblonde)
y pousser mon œil aveugle de cyclope
Ses mollets où plantermes dents
123
30
Aveugles ils cheminentdésemparés
dans ce chaos de ruinesle cœur rempli d’envieLes flocons du savoir
fondent sur leurs faces levées
Compagnonsrestons à l’écartsuivons la loi de la patienceCe jour est long
ce pays si grisCe n’est pas le but mais l’absence de butce n’est pas le désir mais l’absence de désir
qui fondela volonté
montagne de cristal dans le Vide
Rien n’est plus gairien n’est plus triste
que le PouvoirLe quintette de l’abandonil flatte les oreilles du peupleCe siècle est serf des serfsMais assez de ces petits maîtres chanteursJe me suis approché de vous
Maître de la MéditationUn lion blanc se reposait à vos pieds
124
« Prophesy to the winddit Eliot dans son calme ailé
Prophétiseau vent
et seulement au ventcar seul le vent
écoutera «Dressé dans le vent du soirpollenspoudre d’or, parfum des rouges hibiscus
j’ai parlé pour personnemoi qui ne suis personnemoi qui n’ai de moi
J’aspire à ce lieu de cristaloù existe la Parole
FuirFuir et rester
Absence au monde et toute-présencealacrité et dédain de l’existence
Je vous honore ma Dame des PrièresJ’écoute le récit de vos voyagesSans peine vous avez franchile portique du Deuxième MondeC’est une joie sainte que de vous entendreparler de ces lieux étincelantsoù cheminent les Princes de la ParoleGrands comme des montagnesils se meuvent ailés
doux et terriblesdans lumière et couleurs
La voix de vos songesest musique céleste
de sorte que
moi l’errant laborieuxquelque chose aussi me transporte
bien que les mers soient hostiles
125
où chante la tristessela nuit
de l’universelle solitudeJe me suis éloigné des souilles du monstre au muffle basj’ai pris le Triple Refuge
ici mêmepour que silence soit silenceJ’écoute alors vos épopéesen allée de l’ici ces nuits-là
et ma douce espérancevotre montée au Ciel pleinde lumières que l’œil nepeut supporterLes Seigneurs vous parlent
et mon Maître Protecteurvêtu d’une robe brun-rougevous a dit
ce qui m’est musique des cieuxazur de la foi
Oh ma Dame de la Consolationvous êtes honorée entre toutes les femmespuisque les Etres de la Loi
vous parlent/ ce cœur /
ces fleurs /cette eau pure /
Le fleuve boueux du monde soudainest source où baignent
mes lèvres
Elle est partout cette merveillequi frôle désir mais ne l’est
c’est une lumineuse floraisondans ma gorge
la plaine fertile de lin et de lavandese répand dans mon corps jardin
126
de l’espéranceSarrazinsvous pouvez détruire les murs de la villeDémagoguesvous pouvez mépriser après votre victoire
O ciel! Pleus si tu veux!Voilà ce que j’ai entendu
(et essayé de voir)
EVAM MAYA SRUTAM EKASMIN SAMAYE
127
31
Ma conscienceétait l’universalité de la douleurEntièrement elle l’étaitA mesure que se déployait mon regard sur la houle infinie de la terreles merveilles se réduisaient en cendresles arbres se dépoulllaient
les femmes que j’avais aiméesgisaient
dans un sommeil plus terribleque la mort
Sortant de son comaelle me reconnut
dans la vague infinie du silence
Elle posa sur moi son regard mourantsa main se leva une foisavec la douceur de la brume
adieu adieumère de ma mèrenoble parmi les nobles
Maintenant la vie peut me quitterCeci qui n’est pas la mortmais la béance du néants’élargit dans ma poitrinejamais on ne remonte le Fleuveai-je seulement vu ce que j’ai vu?La mémoire n’est-elle pas que l’or-papier
128
que les hommes brûlent en l’honneur des dieux?Je suis prêt à m’effacertu n’auras plus à me souffrir, ma femme
ni à souffrir de cette souffranceadieu
j’ai déjà dit adieuNous seuls savons ce que nous avons souffert
l’universalité de la souffrancenous ne savons pas qui nous sommes
nousn’avons pas vécu la vie que nous avons voulue
nousn’avons pas dit les paroles que nouspensions
ce n’est pas que je n’aime pas ce mondec’est ce monde qui ne m’aime paset cette maison n’est pas la miennel’homme que je combatsporte mon visagec’est vrai que je t’avais promisde ne plus revenir sur cette terrible chose
tout n’est que souffranceje suis prêt à partir
dis-jealors que
sur le grand vaisseau de bois noirun vieillard aveugle joue du violon à deux cordesIl n’y a pas d’âge d’or
tune me souffriras plus
ma femmeje me suis arrêté haletantsans pleur ni pitiéma conscience
n’est que :
129
l’universalité de la solitude
Quelle vie ai-je eue?Quelle vie ai-je donc euevoyageant dans ce champ de ruineset portant parmi toutes ces grandeurs délabréesl’exécrable sentiment de
l’inutilitéNous seuls
savonsce que nous avons souffert
(cette chose horrible qui suela haine et la rancuneest revenue comme un chienlépreux)
Je me souviensc’était le matin de l’espéranceet pourtant je savais déjà que
je ne vivrais pas l’unité
je longeais le mur qui divise Berlinsentinelles aux miradorsdes molosses trottaient le long des barbelésla terre étouffait
cris et sanglotset le jeune homme librejoignait son malheur à celui de l’Histoire
Elle est làcette peine
que rien ne peut guérir
(cette chose qui puele malheur, le désespoir)
Je ferme les yeuxm’engloutir dans le sommeil
m’effacer du monde cruel
130
et comme une bête à l’agonieme tasser, dans ce coin, pont de l’Almaabandonné des dieux et des hommes
me reposer dans la musiqued’un violoncelle allemand
comme dans un pli de la terreanonyme
La vie est passéeC’est comme si je n’ai pas vécuIl ne me reste plus rien
Perdue la mémoireBrûlé l’avenir
Ceci n’est que le stérile présent
En est et en ouestmême amertume :vent d’automneD’est ou d’ouestsur le riz mort :le souffle du vent
131
32
Dans le présent ne repose pas le passéDu présent ne naît pas le futurOui oui je me souviens bien :côte à côte nous avons combattu
sueur et soifivres de fatigue
sans conscience
Maintenant nous n’avons plus rienà nous dire
Après le naufrage de l’Essexla nuit sépara les barques du salutAinsi divergèrent nos destinsle tien vers le Pouvoirle mien vers la
liberté
Joie du monde!J’errai sur les mersJe parvins aux îles heureusesSans assise
je traversai les villes de terre ocrePuis me voici
maigre et peuplé d’absence
« Mesure l’absence de substance »L’amertume n’est que le flot qui lèche
les capsle nuage qui assombrit
132
la terre
un instantJe suis revenu dans mon pays qui n’est pas
le mienpauvre, sans pouvoir,
serrant le journal que voilàmon livre de bord
Etre petit!Nulle gloire ne nous attend
Et puis dans l’épaisseur du corps
Et puis dans l’épaisseur du corpssentir les mousses du sangle sourd tambour qui batjusque dans les paumes de glaise rouge
là!
quand autour de soi se creuse
ce videSes propres enfants se détournent de luiLe silence, l’écoulementdu sable sur la montagne friablequi regarde le désert jaunetemples morts
grottes peintesstatues aveugles
Tung Huang
horreur de l’usurele vent du désert siffle et n’a de cesse
133
Quelque chose rongeaussi puissamment que ce qui abat
les siècles
Mon Maîtrele vent de l’usure crie et n’a de trêveouvrez-moi les portes du RefugeQue j’étende ce corps creuxlui-même hôte de l’absence
Un pasrésonne dans la citerne nocturne de ma chairet tant de mots sacréslus sous l’arche du vide
poudre de l’esprit
Quellechose merveilleuse ma chérieJe rêvais que je volais
plus haut que les nuagesrapide et puissant comme l’avion
libre[et puis on peut bien me rejeter
me laisser sans travailinutile dans ce monde inutile« Onde
ne vous laissez pas abattreJe connais ce sentiment d’abandonAccrochez-vous à moi ma petiteje veux vous donner au moinscette petite chaleur Quelqu’un
partage votre désarroiRestez ferme coûte que coûteayez
foi en vous ayez foidans votre valeur »]
Ainsi ballottés
134
dans de vastes remouspuis abandonnés
dans le désert des villes
des jeunes femmes et des jeunes hommesde ce temps
qui n’avaient plus de vivres ni de boussolevoyaient jour après jour le courage
les quitteret la panique s’asseoir à leur côtétranquillementdans les banques désemparées
croquant son croûton fadede sang séché
tranquillementeh bien merde
secoue-toi un peuc’est pas passe queu c’est
la CriseEcris aux boîtes
va tirer les sonnettes
Moi à mon âgetu saisje n’ai plus rien à prouvermais je dirais pas
« t’as pas cent balles? »Les jours commencent à s’allongerpense à ces jours heureuxl’avenir était à nousTu sais je rêvais que je volaisquelle ivresse! puissant comme l’avion
le présent naît si mal du passéje suis l’homme de nulle part
Son cul superbetenterai bien la prochaine fois
l’enfilerai en criant comme un âne
135
Le monde majestueusementse dilate
musique du devenirDans l’esprit
se rassemblent l’histoire du mondema propre histoire l’Histoire
Héros porteur de millénairesce faix de palmes mortes
ou faux prolo du Dharma?Visité tous les tombeauxpleuré toutes les défaites, compté tous
les naufragesPuis contemplé l’arrêt de la Rouetemples détruits de Paganl’irréversible retraite des titans
vaincus! vaincus!Alors je me suis retiréhabité de bruitsRassemblé
mon cheptelfragile fortune de l’esprit
Héritier des héros antiquesou Nouveau Barbare?
De toute manière aristosloin du monstre de ce tempsqui sans repos se tourne sur lui-mêmeen quête de petits plaisirs
Ranimer le suc et la vigueur :bonheur des premières heures
L’aube du Nouveau Combatla saluer
Voici, sur l’autel que je dresse :
Du passé
136
la Loila parole du Maîtreles grandes invasions et les grandes destructionsla misère des sagesla défaite des lettrésla femme Tang achetée à Kyoto
la force de ceux qui ont vécu dans les tempsantiques
De l’avenirl’inexorablela destruction du monde et l’espérancela respiration de l’universla Voie
Du présentla grâce
137
33
Oui le présentrien que le présent
Obéissance aux Maîtresgloire au Seigneur!
Seulement l’eau la flamme l’encensCeci fonde la force intérieure
dans l’implacable houle du tempsNous savons la dilatation de l’univers
la fuite des astresIndéfiniment nous voguons
Nous savons aussid’autres choses indifférentes :
le ressac de l’universson retour vers l’indicible noyau
respiration de l’Un
Indéfiniment nous voguonsmortels et immortels
habités de musique
et toutest couleurs
sous le charme
(Obéissance aux Maîtres)
138
La stérilité : gratitude!La destruction et la défaite : gratitude!
La parole est louange, seulement louange, et toujoursQu’ici repose
l’espéranceVenez!
Restons comme la montagne-valléeimmobile dans la mobilité (recueillir l’eau)
Grand’mère avait posé sur moison regard absent-présent
sa main faisait adieutoujours elle m’accompagne
je suis ce fils de Champagne et du Haut-PaysThô
ce fut l’adieu au mondedans l’indescriptible chagrin du départ
ce fut aussi le geste d’amourqu’élève la mort
vers l’intolérable tristesse de l’existence
Nous seuls savons le compte de notre douleurAnnée après annéenous déchiffrons le destin
Mon Roije me tourne vers toi
protège ceux qui ont la foipréserve les moissons et les sources
garde intacte la force de ceuxqui ont maîtrise
d’eux-mêmesTu es la liberté
A pas feutrés commence la gloireLe fils dit à sa mère : « je suis heureux »Manjusri a levé son épéepersonne ne peut plus m’humilier
139
et France menacéenous entreprenons cette tâche difficilede te protéger contre toi-mêmeavant que ne s’ébranlent les arméesDans la décence, ce labeur quotidien
l’EtatAinsi travaillerons-nous
Toute la journée, j’ai eu sommeilMaintenant nous n’avons plus le temps de flânerdormirons samedi soir
écouterons la musique dimancheles anges seuls lambinent souriantstravaillottent à quelque chose qui encore
les granditOr
voilà que notre incessant labeuraussi nous granditNous avons connu le désespoir de l’oisif(le désarroi du temps livré à lui-même
oul’extravagancedu chômeur
cette destruction de l’hommeabandonné)Et maintenant enfermésdans ce harassement
Bleus apsarasrêve du rêve
je vous contemplais dans les grottes multicoloresles caravanes séjournaient à l’oasis
(arbres transparentsde la Chine des sables)
La route allait de Xian à Ispahannous venions de Langzhowune fois encore j’ai croisé Hiuan Tsang
et vu le Vieux Souenroi des Singes et Pa Kiai
140
dont la tête est celle d’un porcIls marchaient pour la gloire du Seigneurjamais ne me quittera l’espérance
Quoiquele désert
quoique la soif la fatigue
peut-être le désespoir
gratitude ô Seigneurgratitude à ToiRajghir est un lieu de mon cœurje n’ai jamais perdu la foi
/ Nous seuls savons ce que /Oh ta douceurm’arracheme rive à la terre
Ange
141
34
De la profondeur de l’espacenous avons changéNous tournons les pages du palimpsestebalbutiant notre langue
qui n’est pas la nôtreblottis dans cette chaleur nocturne
et nous pensons à nos enfants endormis
Les livres que je voulais écrireMarie!
Ton filsa négligé sa vieIl a trop naviguél’Histoire est entrée en nous comme un couteau
Plus rien ne vautles mots ne sont que des mots
dans les grandes métropoles indolentesd’Asie
ce songe de soi-même
Et toujours cette attenteprobablement le gaspillage
de son propre destinO nuit obscure, vaste nuit
O nuit obscure, vaste nuitVaine la gloire
puisque le temps se consumerapide feu d’herbes et d’euphorbes
142
NOUS N’AVONS PAS VÉCU!
Le sable l’eau l’airla poussière la fluide chanson
le jour transparent/ qu’ai-je fait hier
tiens rapporte-moi le journalj’écris dans une langue de plus en plus simplemais Bernard ne comprend toujours pas mes poèmes
quefaire? Nous devons penser à réserver
une villa pour juilletj’ai
dit tiens-toi plus tranquillemon âme
tu voulais le monde le voicitiens-toi plus tranquille te dis-je
tout ce que tu voulais le voiciles choses les unes après les autresqui furent si désirées
Des chameaux rouges galopaient souplementon avait ri
ces magnifiques vieux du Rajasthan lissaientleurs moustaches
« sir sir photographiez-moi »et puis à Suez dans les lueurs crapuleuses des torchesqui miroitaient sur l’huile mouvante de la merdes grappes en labeurescaladaient le flanc noir de l’André LebonLes jeunes lieutenants qui partaientse faisse casser la pipe en Indochine
rigolaient
« Noir c’est noir tout s’efface »sable eau air
143
la tête bourrée d’images dansantesn’oublie pas le journal
Je me suis levé dans l’arrogance du jourMa silhouette sur le feu du fleuve sacréJ’ai bu ce flot amerNul n’a su vraiment mes délitsmoi le Secret :
loquace et rieurmais serrant dans ce coffre sans espaceun mondesans espace et grouillant
oh probablementun vrai purin vous savez
tellement surestiméun trésor on croit ça
l’odeur de paille du sexela douceur de cette chair doucemagnolia rosele dur perçant le doux
la pierre sur l’humide argilecri et soupir
pluie et nuagescouchés sur le tapis, lumières éteintes,
elle avait si peur d’être vue dans l’escalieret maintenant tout oubli
tout en elle-même immergée
désir
le prenant dans sa bouche épaissene craignant ni la police ni la prisonni l’Histoire qui l’avait briséeet qui avait brisé son vaste peuple
non, ne craignant plus la délationne craignant plus sa terreur
les menaces la vindicte les voisins le Partil’abandon de ses parents
144
la haine de son enfantelle avait oublié
oui oublié plutôtque rejeté vraiment
pour plonger dans sa condamnation possiblela joie
d’ouvrir ses cuisses / son sexe étroità cet inconnu
rencontré dans l’ascenseurIl apportait des fruits obscurs
Mystère luxueux :son sexe interdit
énorme et raide elle sel’était imaginé des mois et des mois et voilà qu’elle pouvait le manger
l’enfouir dans son ventre Elleavait mal elle
prenait prenaitouvrant son corps et jetant sa vie
dans son geste désespéré oui oui ouiVoici le monde
tu le voulaisle voici
le voiciDes nègres couraient en hurlant entre les toursde Downtownont fait irruption dans la maison« la cruauté divisait mon cœur
je voulais mourirme laissais glisser appelant la mort
et toujours le Yang Tsé tourbeuxs’enroulait entre mes jambesSes femmes taciturnes je lisais
le désir puissantsous les masques de cuivre
plaisir qu’elles donnentlégers cris d’oiseaux
145
cul de garçoncuisses minces sexe
à peine ombréet puis
au pied du blanc Kilimandjarocette grande Kenyane rigolarde qui faisait
l’amour sans s’en apercevoirécartant distraitement ses vastes jambes
Satin!Soudain son ventre lissese plissa noir friselis
de lac laquépourpres reflets, singes verts
Une mitrailleusetambourinait sourdementsur la porte de la nuitEclataient çà et là des coupsde mousquetons
làen face
dans la rue Pavie en Hanoï atterréeoù tout était sépulcralement
calmepas un soufflenuit compacte
puisdéchirant le lointainla voix d’une femmece devait être au bout de la rue Bêlier
Tiên lên!Tiên lên!
criait-elle dans Hanoï mortec’était la voix de
la Révolutioninconnue et terrible
146
Pitié pour le mondeReste tranquille mon âme le voici
pitié pour le monde
oublie le destin et la peurhappe le monde comme tu happes le sexelorsqu’il vient vers toi
aveugle tumescentprends-le
obscur velu énigmatiquetumultueux sauvage et si paisible
en fin de compte
Orsur la terre tatouées’ébrouait l’orageSes lanières claquaientLa clameur des pleureusesfaisait courir sur les lagunesdes frémissements brefs
Le désertest dans le cœurDes bruits le peuplent
Un nuage de flamands s’élèvepris dans un voile indigo
Le désert est dans le cœur
tiensv’là cent ballest’auras même pas de quoi te payer
le quart d’un litronpar les temps qui courent
147
je pète sur les aristocratesà mort les riches!
pauvres cons de pourris!paumés va
et v’la vous repasserezon ne me la fait pas
(car Bhârati elle-même est immergée dans la béatitude)
depuis hier Johnson (L.B.J.)knocke toque toque
à la vitre de la mémoirepetits coups légers insistantsl’affaire du Golfe du Tonkin
Hanoï bombardéel’Amérique déchirée
nous serons à 7 heureschez vous
mais les Grandjean ne peuvent vah vous le saviez Jeannette
Renaud vient dedivorcer
Johnsonpapelard gros matouentouré de ses profs Rostoff Mac Namara
ma mémoire douloureusel’Histoire comme un couteau
sans cesse le Meurtrier se dresse devant nousdepuis l’enfance
Georg Traklle voyait debout dans l’allongement des ombres
148
Peter Lorrela perte de l’innocence
soudain tout revint à la surfacele Klu Klux Klan le sang des Indiensla quarantaine à Battery PlaceThéodore Roosevelt Cuba déjà libre the
Magnificent Wars’élève le chœurde la terre d’espérancequi ne fut que puissance
pauvres paumés va!c’est l’Histoire qui passe
oui soudain ce qu’avait préparé Kennedyce mensonge du siècle
explosaChaos : Berkeley sous les matraquesles campus hurlants tumulte et fureurles Noirs incendiaient leurs propres maisonsle maire jouait au basket
dans les rues de Harlemles pompes à incendie servaient de douchesdélicatessens pillés
Métro Fantômenous pleurions de pitié et de haine
les ghettos dégorgeaient leurs fientesje suais de haine
oh la fin de l’innocence(« oh
pourquoi m’as-tu prisepour tout me reprocher maintenant? »)
mais comment savoir ce que serait
l’autonomie de la douleur?
149
Comment savoir que la peste me gagneraitaussi
pourrirait mon amourBrisé
comme ces os nains au bord de l’océansous le pas d’un promeneur sans visage
Je voulais mourirMe laissais sombrer sueur glacéedans le sommeil pour oublier
De la vie vin amer!L’Histoire est couteau sans merciPardonne-moi si je n’ai pute pardonner
Personne ne peut resterà l’écart des tempêtes
L’Histoire n’est pas friselis de rivièreJamais je n’ai autant souffert
Le monde et nous on s’est mélangésnous avons été embarqués dans le Métro Fantômeelle pleurait à la sortie
larmes abjectesJe haïssais son passé le mien
mon corps berceau de la douleurla perte de l’innocence le ravage du sacre
L’être émietté
Il porte en lui l’histoire du mondeil sent comme sa propre histoire
l’histoire de toute l’humanitéil reste encore le héros qui
150
salue l’aurore et son aigre bonheurNouveau Combat
Se remettre à chanterdans le ventcar voici ô Zarathoustra
que tes lyres se mêlentà la musique du monde
tu es et n’es pas
le corps est l’arbre de l’Eveil
unifier tout en Unmais
à l’origine l’Eveil n’a pas d’arbre
et ainsiretire-toi en toi-même comme sur
une îlealors tu sauras que tu n’es pas
bien que tu soistu sauras aussi que prenant le Triple Refuge
tu es sans abri
Tourné vers le Mont Meruoù dort Celui-qui-a-quatre-facesBhâratî immergée dans la béatitude
récite dans le vent!
151
35
Omon amour
pourquoi ainsi me tourmenterJe voulais le bonheur
et n’ai plus que douleur
Ainsi la lumièrecaduques’affaiblissait sur la terreCeux qui étaient partis en chantant
sont revenus amers
ou biencelui-là qui ne reconnaissait plus son amour
(non mon pays et moi n’avons plus rienà nous dire)
sur son chemin du retourà la rencontre de la joie
Je ne parle pasde la joie de ton corps
(rêvé cette nuit : tu t’ouvrais à ma rapacité)
Il tenait une tourterellecontre sa tête :
la Chine peut-être renaîtquel temps vivons-nous
mais je n’ai pas oublié l’étendue tendre de ton corps)
152
Le fleuve brusquement bifurquaQui l’aurait cru mon amiqui l’aurait cru
la grâce entre par la fenêtrecomme un voleur
C’est une chose bien douceparmi beaucoup d’illusions perdues
nous nous sommes tant aiméset maintenant nous survivonsparmi les orchidées et les nuages
– le luxe dans lequel tu visune insulte au peuple, dit Linette
– mais tu ne sais pas, ma sœur, le vrai luxede mon existenceAinsi dérivent ces ombres
fleuve de la conscienceLes G.I. défilaient sur la Concorde
beaux et blondsblé de l’innocenceC’était aussi papa HemingwayShakesperare and Co
Gatsbypleurait Zelda sous la pluieen douce j’écoutais « In the mood »
Murphymagique radio crème et chocolat
« la France est beau et jolie »ainsi
allait le monde aprèsVichyTudieu
la France était pauvrelorsque nous arrivâmes à Agen transismatin de brume le 21 janvier cinquante-et-un
pies noires sur champ de givre
ô mon amourdécouvre lentement le bonheurGelée blanchecampagne morte
Quel froid tudieu!
153
et aujourd’hui ce calmeblanche pivoine qui grossit
pies noires sur champ de givre
cachée à touslampe jaune dans l’arbre
cette lumièregrandit
perce l’obscurréservée à moi seulDe cette ténèbre
naîtl’irrécitable bonheur
pour moi seulPersonne ne sait commentnon personnene sait comment naît
l’avenirCette maison est hantée de spectres toi-mêmeombre poreuse parmi les ombresseulement verse-toi ce thé de pousses vertes« moustaches du dragon »
Hangzhowl’ambassadeur babillardnous voguions sur le lac de l’Ouestheures propices suspendez votre cours!
Ne t’apitoie pas(le mensonge aide à vivre
pacifiquement) clapotis des ramesQue je l’ai aimée
dit le père Vivierje ne me suis pas remarié
Bon Dieu que je l’ai aimée!Ma vie foutue depuis lors avec la guerre de 14
j’aurais pu me remarierLe 9 mars la Citadelle a été prise par les Japs
Depuis lors
154
nous portons le deuil de l’Empireses fastes
Ainsi Francecelui qui est né obscura gardé cette image
A ta grandeuril n’a pas renoncé
(je redoute la guerrecomment survivrons-nous?)
pies blanches sur champ de givre
Baudelaire l’immortel vautréparmi ses chats et ses putesfaut casser l’alexandrin
bouts de boisdans le purin roulant du monde l’infatigable Yang Tsé
déferleentre mes cuisses de glaise blanche
graisse de moutonPerse s’époumonnaitIl radotait alourdi de tics
de bagouzesN’ai pas fait de mots cependant
car Big Sur est triste à mourirle front toujours dans la brume humideles pieds dans l’eau froide de Humboldt
Kerouac impudemmentparle du Bouddha pour faire jolicomme un cadre moyen pose une fausse cheminée
dans son Parly 2
the stream of consciousnesspluies!
grasses elles s’abattaient dans la cour, moussuerafales heureuses crépitaient grondaient
Haïphong!les jarres de terre rouge étaient ouvertesla Thi Ba n’ira pas faire la queue avec sa palanche
te donnerai pas cent balles
155
pour ton cinéma à dix sousles grands flamboyants la chaleur impitoyabledu Fleuve Rouge
rizières, bonheur de l’enfanceparfum de riz vert, le songe du Fleuve Rouge
rêver de l’ordrelorsque s’émiettent le monde et le moi
non-sable dans les creux clepsydresrêver de mangues
et grand’mère Faugère ma reine très bonnepassait sur le visage d’un gosse maigre
une serviette rouge rugueuse brûlante doucece matin frisquet
O reine au parfum de camphre!casser l’alexandrinet le vénérer
Au tombeau d’Alighieri le vieil Ezl’œil perçant et studieux
tire du chaos douloureux de ses os de calcaireun vrac de notes sur sa flûte de Pan
i sans pointshirondelles sur fil électrique
J’aime ton cul sublimeet tes cris féroces
ton pubis ombreux ton sexe docile et douxsoumise tu m’es
pendant que je te dévorecuisses dressées eau argile ce
bruit de feuilles qui se froissentet puisque les maîtres de l’oasisse sont avancés vêtus d’azur et de soiesnous portant l’eau de source les dattes le mielOui puisque le destin place cette pausesur notre routenous qui cherchons l’autre eau l’autre azursaluons-leshonorons leurs présents et leurs demeures
156
Auparavantrendons grâce à notre SeigneurBonheur et afflictionsont des dons égauxIl n’est rien sous le ciel qui ne lui appartienneNous disons à chaque pas« Hommage au Maître et Protecteur indivisible »que le fruit soit de miel ouque l’eau soit amère
Ainsi respectueux de l’Incréé et des hommesl’espace du dedans inaltérél’ablution faitenous porterons nos présents
le poème de nos voyageset le signe que voilà qui n’est point idolemais parole message musiquePénétrerons alors sous le toit de palmes vertesécouterons l’oiseau le ruisseausavourerons le parfum du poivron etdans le silence de nous-mêmes célèbreronsface à l’horizon de montagnes violettesle jen l’humanitas la civilitéAssis dans le rectangle d’ombre d’un mur de pisénous boirons le kaoua épais d’ArabieHôteshommes de notre racenous vous saluons,car nous aimons saluerVoici l’échange de notre dignité
sous la lumière du cielShiva
dans la fraîcheur de son sanctuaire enchevêtréécoute d’antiques louanges dravidiennesbuccins aigrescithares
flamboiement des tamboursnez percés d’argent
un éléphant bossué comme la terres’enfonce dans les flots tourbeux
Scarabéed’or dans les lumières de Manhattan
Poésie de la dansebuée de tendresse
157
au cœur de la côte Estdeep night
blue night blue notepiano ragtime robe de chintz
et ces bloncs cheveux perlésd’héritière en quête de passion
au loin dans l’abandon de la mémoirele bruit de l’âcre océan
New Englandc’est Zelda aux blonds cheveux perlés
Scott désespéréboit
Scarabéed’or dans l’arbre roux de ton sexe
l’or dans l’or« Yvon Segalen fête demain le printemps aux Arènes »
Ernestvieux héros amer nous nous sommes recueillisdevant la tombe de Ketchum creusée par un bulldozer
Je crois en toi puissant Océantoi qui va de Key West au-delà de Centaurenous dérivons de l’ordre au chaos
et l’océan intérieurn’est que chaos
La partie silencieuse de soi-mêmeténèbres de galaxie
tourner le regard vers l’intérieur taciturneet voir l’espace noir du ciel le voyagedes astres morts
corps incertainsje désire ton cul
jour rasant mousse blonde de ton pubisscarabée d’or
ouvre ses ailes rosesJaillis du silence de la chambre
crieet cogne
158
36
et situ veux être vraiment ma fillene veille ni ma vieillesse ni ma mort
Un soir l’Innomméesous les arbres de la Bourdonnais :
quel siècle avons-nous perduLa générosité la clarté de la France des Lumières
Malesherbes– tu dis Malherbe?
– non mais nonle défenseur de Louis Seize
Lui aussi a eu le cou coupéavec sa femme ses enfants sa mèrede quatre-vingts ans
Pense à la révolutionnotre temps
notre survieLa vie peut être douceurmais elle ne l’est pasFinancing R & D in France
isso difficult
situ veux être ma fillene veille ni ma vieillesse ni ma mort
Sylvie Vartanchantait sur la route de Toulouse à
Villeneuve à la radio, dans l’Aronde bleue,si
je chante c’est pour
159
toi c’est pour toiLa jeunesse
était même avant Nauplieavant l’infaillible beauté de la mer
désenchantéeJohnny et Sylvieavant eux encoredu côté de Brassensles tangos des bals de campagne
Etrange fut cettevie, absente de toi, JeannetteJamais exil ne fut plus magnifiqueet désolé
Exilmon amour non pour t’oublieron vit avec un pistolet sur la nuqueje ramasserai le givre du ciel
comme dans la barbe gelée d’un soudarddes étoiles
nous sommes civilisésnous avions encore la grandeur
Mais la jeunesse était morte avantNauplie
l’Histoire roule dans l’espace de l’hiverJe sucerai le népenthès
de son sexe
A coups de fanfares de trompettesil était entré dans la vieNous l’avons envié
né avec une cuiller d’argentdans la bouche
et maintenant abandonné : le Président
SurvivreMarie
pour admireren paix avec soi-même
les lotus du Pei Hai
160
vivreen buvant à petits coups avec les amislongtemps je vivraisans les fastes ni les bannièresje contemplerai cette boîte à encre
rivière et montagnepin de la vie chaumière pilotis
barque paresseuse / un pêcheur
vol de grues/ une flûte
Longue vieMarie
dans la paix du cœurhors des fastes et des honneursDe Gaulleprovoqua ce tremblement de l’être
Résistance!Alors
nous nous retirâmes dans les îlesGiscard entouré de sa frivolité
l’essaim de ses gommeux arrogantsfaisait tchik tchik à Jugurtha qui allait
en se dandinantpisser sur un coin de tapis
(Ainsi le consigna l’homme à l’œil de verre)
Freude, schöner Götterfunken,Tochter aus Elysium
Ainsi était le royaumeô roiNous nous retirâmes alors sur la montagneBientôt le monstre au muffle bassoufflant
reniflant dans la paillefouillant grognant
bousculait les barrières des enclosLes nantis suaient de haine
l’Etat n’est pas raison
161
Ainsi devint le royaumeô roi
« Il partit contempler l’Océanle père des dieux »
Amitié de l’espace!Personne ne sait ce qu’il estmais Bhârati immergée dans l’extase
« gratitude ô Sans Limite gratitude! »Nous sommes sortis de ce long rêvetissé de meurtres, d’impudiques chaînesD’un manteau lourd de sangnous nous sommes délivrés
etnous avons accueilli dans notre fertile demeure
le monde, l’OcéanLe père de Monjour (son visage émacié)commentait l’Evangile tous les jours après la classe
oh nous ne récusons ni l’amour ni la bontémais le feu et le sang
Nous entrons désormais dans l’ère de l’espaceAccueillons les dieuxla joie des palmes
Ventre-saint-gris!s’exclamait celui qui venait de boire un tonneau de Cahorsce vin au goût de pierre à feu
me plaîtCherche l’eau et la pierrela vigne et la terrel’ordre bigarré des dieux
alorshisse la voile et parssur les eaux dont est née la vieNous sommes sortis du long cauchemar biblique
On peut trouver aux stalls de Singapour
162
toutes les cuisines d’Asie / poivres piments curries /pas de porridge
pas le feu de Saint BernardMa splendeur
scintillante merveilleHong Kong de cuivre lisse et d’or flou duvet entre les jambes agilesl’Asie renaissance du monde
doréesi douce habilesous la paumesi docile sous la langue
ses yeux étirés mi-clos goguenard mystèreTrembler en touchant
le secret. Ruby.
Des bateaux lumineux descendaient les fleuves obscursla tristesse dévore ma poitrine(y a-t-il une beauté russe?)ton visage
ton visage neige et pivoinenon
je ne t’ai pas ditla tristesse dévore ma poitrine
nousavons failli nous rencontrer et puisj’ai parcouru le monde qui m’a envahilumières et ténèbresla gaîté est le manteau de la détressede hautes falaises se dressent en ouestfureur constante de l’océan!
Nous /que signifie la beauté sur terre?Quel est ce scandale?
nous /et dans le crible de la mémoirebrumes et roses de givrenous marchions dans la blanche forêtde bouleaux
peut-être Iasnaïa-Poliana
163
lieu froid et purnotre désir était pur
claquements de fouet grelots dans l’épaisseur de la nuitmes yeux grands ouverts et aveugles unelarme a glissé
Prince André! Bezoukhov! voiciNatacha / Chuintement des traîneauxnous glissions sur les lenteurs du fleuve geléGlace brûlanteDéchirés vivrons-nous
sans oubli
ton visage
ma vie a dévoré le monde que j’ai traversél’éclair noir des grands fleuves obscursle cœur est sans tourmentnous vivons seuls avec cette volupté
Respect à toita joue neige fragile
femme si droitenotre désir était pur
j’ai regardé ta droiture (ta liberté)comme un égaré
amer et impuissantmais non désespéré
Paume chaude sur neige fraîcheQuelle est
cette grandeur d’aubequi nous frôle?
Un loriot fou chantait en pleine nuitTa beauté était si grande / devant l’Académie. Anna.
« Sur les marches du palaisla rivière est profonde lon la »
chantait Jeannette dans la 4 chevaux« les chevaux venaient y boire lon la «les gosses que nous étionsle rire est le masque de la détresse
si
164
vous descendez vers le Lot-et-Garonnevoyez la rivière aux bords sourcilleux
mon figaro a perdu ses clientsd’autres poètes arrivent cher JasminLa gloire viendra à moi
« il faut que la vie soit entre des railstout n’est que devoir et mission
savoir se garder de ses faiblessesNon
je n’irai pas chez toi »Phèdre :tourment de mon cœurtu es mon roi cruel et adoré
« tuaimes trop séduireJe te sais
dragueurPourtant je me laisse faire »
Ce fut commetoujours cette peine des motsla difficulté de dire juste (la difficulté d’aimer juste)on remue cette pâte chaotiqueun feula brumeet l’impuissance du voyageurglissant dans la glaise du Fleuve Bleunous n’atteindrons jamais le port
lèvre chaude sur neige froidemon épouse ma sœurrecueille le sentiment du temps, le mienet de la solitude, la nôtrerange les masques et les manteaux dans l’armoire carréeet calme ma patienceinachevée
ainsi partage le pain et les paysageset ce qui fut douleur
I am in painPeut-être la terre vient-elle de tremblertes yeux bleus de cobalt pâleta bouche pivoineet puisque l’univers est musique
165
le silence est la proie
Ainsi l’avenir se démasqua-t-il
au début– mais personne ne sait ce qu’est l’Histoire –le Zéro et l’InfiniA l’âge de douze ans nous rencontrâmesdans les geôles de la nouvelle espérance
Roubachowpetites lunettes rondes cerclées de métalsous la lampe blanche
discutait encore avec une ombresauver non pas sa vie (c’en était déjà fini)
mais une bribe de vérité / l’honneur d’une bribe de véritédéjà condamnée
Anna / ne refuse pas // notre si pur /
désir /nous /
et alors nous sûmes bien avant de partir
bien avant d’apercevoirla voile blanche claquantdans Palos de Moguer
/ je suis O’Neil et toipeut-être Louise Bryantaccepte mil neuf cent seize
qu’ignora John Reed /
dès l’enfance nous sûmes quel était le monstre
166
du sièclenous sûmes également que ce siècle serait douloureuxles masses l’Histoire les professeurs à binoclesles bégayeurs qui avaient lu les fousles philosophes loucheurs les nouveaux croisésceux qui avaient une foi de ferceux qui voulaient être trompés
et tant d’autres encore(comme si ce temps était celui del’inévitable maladie de l’âme)
faisaient basculer le monde
alors mon épouse ma sœurcommence le récit que sans cesseje te fais de ma vie d’exil
J’ai fui
Seules les langues mortes peuvent direcette horreur
cette horreur sacrée qui me tient éveilléà l’heure des éboueurs
parmi ce bruit de grues et d’engrenagesEt c’est toujours mon amertume :
la ville poursuit son sommeil pollué
Tu dormais aussi (l’Innommée)Que te dire?
L’épouvante de cette heureoù se lient ténèbres et clartéLe maître du vaisseau compte sa solitudeentouré de gisants sur l’océan lâcheun tambour annonce la fin
167
de quelque choseOù trouver le lieu de ma plaintepuisque nul lieu semble-t-il n’échappe?
Et dans la rumeur qui enfleson gros corps de mâchefer et de fuméestel le monstre du malheur au regard fixe
se croire seulà voir au-delà de la vitre embuée
le silencieux déclinde quelque chose
la chute une à une des neiges d’arbres à fruitsdans le verger de l’enfancedoux cerisiers de la Maladrerie
monde inébranlableà jamais
englouti
En vainje cherche mes compagnons
Hélas ils sontbalayés par le vent de l’Histoirevidés harassés proscritset c’est une bien pauvre causeque celle pour laquelle nous luttonsQue nos enfants dormentpuisqu’ils ne savent pas etprobablement
ne me liront jamais
Cette souffrance est aussi celle d’autruiInopportune, encombrante, c’est ellela chair de ce tempsleurres larmes sueur sang
oh j’ai bien vudepuis l’enfance
le visage de la tyrannieNous faillîmes être emportés
par ce déferlement
de forces divines
168
lâchées sur les peuples désemparés
Nous eûmes de la chancec’est une chose
que je vous répèteraienfants
Mais pourrez-vouscomprendre
que rien n’est acquis à l’homme
de telle sorte quel’avenir chaque matin entre chien et loupEliot dit : « the future is a faded song »Ecoutez la sagesse des anciens maîtres
mais RIEN
ne peut faire oublierle pressentiment du danger
heure des éboueursgrognement des machines municipales
Peut-être nous ne nous reverrons plus
Malaise de la maladressechaos des motsl’indocile langage est comme la vie infidèle
ceciest la même histoire
Accepte doncbeauté du fer et de la pivoine
Poésie est polyphonie de l’instantNotre
désir est purTu es encore plus belle au-dedans de toi-même
accepte
169
37
Cherchant le vide dans le chaos du moije trouvai ce fruit
majoie
est celle d’autruiet mon espérance
et le mondebannières de soie
fluidesouple
vivedans le vent
du vert étéAuf wiedersen!
La mer est ce lied pâle qui blesse le cœur« Penserez-vous à moi? » et elle levason visage anxieuxI am a lonesome cowboylonesome so lonesome
Arianetudanseras
mafille mon âme
la musique et le silenceUn jour nous rejoindrons gens de notre racenotre peuple au-delà d’Orion et des Pléïadeschétive est la mémoire était-ce
170
au Prater du Troisième Hommeou bien quelque part au Mexiquela grande roue Ferris
tournait lentement(le Consul pleurait Yvonne à jamais perdue)Ivrogne tais toi / ta destinée
ou la mienne / tais-toiclaquements aux stands de tircliquetis de la loterie aux nougats et Julotdisait impavide « rien ne va plus! »pendant neuf ans
l’avoir aimée commeun fou avoir marché dans les ruines del’Histoire comme dans un songe etpuis du jour au lendemainplus rien
Pleurez doux alcyons doux alcyons pleurezSe penchant par la vitre baisséec’est dommage dit-elle qu’onne se revoie plusAu fond je me disais bienmon cul seul vous intéressait
Je saistout est mensongebien que tout soit sincèrel’or devient plomb est-ce bien
le vert été?Oh toi que sans répit je chercheinterrogeant nymphes et boisje ne t’ai pas donné la moitiéde l’amour que je porte aux femmes
alors que du jour au lendemain« elle n’était même pas mon genre »
se ditSwann en lissant sa moustachede snob vaguement pédéraste
Ils se sont serré la mainMontoire entache notre mémoire communeils se sont aussi serré la main
171
de Gaulle et Adenauerpour que nos peuples viventIl faut tenter de vivre! il faut
tenter de vivre!Sur le patchwork de l’esprittout ceci qui n’a aucun senset qui a un sens
contemplele mariage de la mer
et du corps de la femmefluides bannières dans le vent du vert étéma joie est la joie d’autrui!
un corps de femmeest aussi la mer et le cielet pendant ce temps les sentinelles à nos frontièresjouent aux cartes
la cigarette au becnous vivons la fin d’une ère non pas
la fin du mondene craignez pas de mourir
La dame dont je suis amoureuxest svelte et belle, d’acier rouxse dressant dans un ciel brillantnuages floconneux
paresse du printempsdécidément je n’aimerai jamais aucun quatuor
à cordesceux de Haydn encore moins ceux de
Beethovenirrecevable amour
pour la Tour Eiffel
allegro ma non troppo/ ma non troppo
« une mystérieuse coda de cinq mesuress’éteint doucement »
notre espace sonoremal conquis
172
quel est l’espacede notre silence
quelle est cette nostalgied’un pays sans nom ô nymphes ô sources ô bois altiers
Etre Mahler
Surgissent et périssentappels et lueursamers et chants
de telle sorte que l’espritqui n’a de sens soit la vérité et ainsipleurez donc apsara! ô vous merle sacré,déesse de mon ciel, douce apsara, pleurez!La mer est ce lied pâle
qui blesse mon cœur
S’ouvre le vert été, vient le fruit après la fleur.toutefois Fontanes vint me voir
(il a un si beau nom) tu seras dans mon œuvreet ainsi tous ceux qui sont beauxseront rachetés et tous ceux qui sont beauxsont princes en ce monde :
Liz!Le pouvoir est chose fascinante
manière d’être libremanière aussi d’être immergé
dans ce tumulte
Le ministre d’Etat a changédu tout au tout : virage à cent quatre-vingtdegrés sauf ce pardessus bleu trop cintrémême lippe ironique arrogantemême œil de velours (je crie « au loup au loup » pour les maris
ricanait le beauf, le pharisien)Le pouvoir donne cette aisance
la parole docte et ronde de prélat
173
Que furent nos vingt ans?La France pétainiste
se réveille éberluée pour acclamer de GaulleLe petit enfant de Quât Lâm n’a pas varié
et je rappellerai ceci que je vis de la terrassede ma demeure de maître
le brigadier des douanes métisse dirigea avec lenteur vers son sergent et dit« Faites descendre ce drapeauLe seul drapeau est celui de la France »puis il fut torturé par les Japs
devant ses hommesJe crois qu’il en mourut
(trop de coups sur le foie)Puis Leclerc descendit la rue Paul Bert
Délire des petits blancs de HanoïIls croyaient qu’on allait lessiver le Viêtminh
en une nuitGarde l’ineffaçable image de la noblesseoh oui celle de Bouvines et celle d’Azincourt
celle d’Azincourtoh oui
chante ô merle de ma douleuravril bigarré, dans son plus bel habit
retarder encore l’inévitable rencontreJ’étais loin de Toi, au printemps
Savoir encore que je ne pourrai me déroberpuisque mon esprit
est né de ce monde précis, en ses noms et couleurs
tout rempli de Ta présence
monde poreuxqu’aisément je couvre
il est tout absenceAlors
à chacun de mes pasma bouche sème Ton nom
marquant les lieux d’un chant
174
C’est ainsi manière de caballeroen ces jours alcyoniens
où désert est pur bonheurVivre
ce destin de louange à Toidont je suis la demeure
Ainsiplus belle
que l’espérance et plus grandeque le mourir sans cesse renouvelé
se répand la douceur de Ton nomC’est une richesse bien précieuse qu’aucune inflation
ne menace ni le temps ni la volupté ni la rapineni la peur et qu’à peine affecte
la haine (mais elle est vite chassée ainsi que l’infertilitédu cœur
avec le secoursdu poème)
Car tout en fin de compte ramène vers Toila vague hautaine fendue par les jonques ventrues
ou l’amoncellement des tours de verre et d’acierla grâce des autres fleurs dont aucune qui
ne T’eût dérobé sa teinte ou sa senteurcar si le monde dis-je me parle de Toi
moi Ton chantre et Ta maisonje le crée en le couvrant
de mon murmuresans repos :
Ton nom
ô Bouddha
175
38
Souviens-toi, mon frère, de ces tombreaux antiques.Mémoire du monde, ils sont le lieu parfait.L’âme y trouve la paix et se grandit d’azur.Immuables géants le long d’un chemin jaune.
Ainsinous déposâmes l’encens devant le tertre de Kungpuis nous errâmes heureux et désolés
parmi statues et tombeauxNous fûmes les premiers d’Ouestà passer la porte rouge
du tertre de Mö-TseuEt encore hommage au Destin!
Couteaux, diamants, silexécrits secs
flamboie dans la grandeur de ta précisionApollon
harmonie des îles, douceur des corymbesl’or et la clarté du matincomme l’équilibre de toute chose
ApollonVoilà ce que j’ai à te diretoi qui as vécu
mais qui toujours triompheOn était restés au fond de la jeepcrevant de chaleur qu’est-ce qu’on attendaitpeut être une bonne rafalependant que l’air grésillait de mouches lancinantes
puis très vite Noël arriva
176
de toute manière il n’y avait pas un arbre à Djelfaet on se demandait
commentdes hommes pouvaient y avoir une vie
tu saisj’y ai commencé l’apprentissage
de la vraie solitudeCelle-là qui te coince le cœurlorsque tu reviens au port sous les étoiles grossièresles légionnaires chantaient au bordeltendu de velours cramoisiLa première fois que je voyais un lupanar
puceaucrevant d’amour
l’univers te pénètre
tu découvres que les étoiles peuvent être roussesou jaunes
le désert est si froid tune te rends pas compte comme le Sahara
peut être glacéalors tu sais ce que sont l’Histoire
et l’histoire de Franceavec Guy Mollet les socialistes Mitterrandla République titubante et pathétique
pauvre poissardealors
tu entres en poésieLe désert est sans gloire le désert est souffranceespace de cailloux rouges
dans l’hiver misérabledouars et haillons
On grille des TroupesC’est la guerre
177
L’exil est ma gloireprince des nuées
et mon tourment fidèleL’oubli s’empare des pays les plus vastesremparts de terre
oueds sans nomLe ciel est noir où cliquettent glaçons et diamants noirs
Seulement à pas très lentsarrive le vrai commencementCette vie d’hommevérité et fausseté se marientécheveau de courants tièdes et glacés
flots de la mer ambiguëet désenchantée
bonheur possiblela juste appréciation du plaisir et le bonheur
de la beautétransitoire
Très tard s’apprend la lenteur des caressesSincérité des mots simples à l’inconnue
ou dans un poème grossier
pomme brillante dans la mainl’heure ronde
le pied bien à plat sur le sollèvres gonflées sur la neige /
AlainMimoun ce héros modesteil s’accrocha à Zatopek le dinguela dernière ligne droite du 5 000 mètres
de HelsinkiChataway tomba. Ça
c’était l’émotion!on n’en fait plus comme
çaEt maintenant rendu sur l’autre pente
de la viemais toujours incapable de renoncer à dire je
178
Dieu du ciel!quelle était goûteuse cette grenadene pleure ni Hector ni Anchise
mer sans fin! désert serein!qu’importe Egée si nous revoyons Shnghaï
Le rock n’rollpatrie de notre jeunesse
la rue d’Isly arpentée Alger la blanchekebbour gris perle épaulettes rouges de spahi
etPhilippeville
où on m’a tué
Ell’ s’est mariée Jeannetonpas avec moi eh non pauv’conJ’étais à la guerr’ la riretteEll’ s’est mariée la Jeannette!
Qui est-tu? quel est ton nom?Je ne suis personne Mon nom est
personneJe suis l’homme de nulle partMeurs ou vis ou meursmeurs où vis, vis où meurstu n’es ni le commencement ni la fin
et ainsi nous dérivâmesdes eaux ardentes, des jours amers
vers les rives si luxuriantes des Mers du Sudfeuilles et pluies! Joie du Sud!
dis-toi bien cecinous avons en cette vieplusieurs vies plusieurs nomsrivière changeante inégales saisons
et l’ordre d’arrivée du Réelle voilà
179
brutal et barioléah! nul ne sait ce qu’est l’Histoire et
l’Histoire n’est que fictionmais le Réel
flots de diamants noirsincendies et flashsmitraillages un mot
ruissellement de phraseshalètements la moitié d’un cri
de plaisiret le Star Ferry de Kowloon
dans la splendeur d’un crépuscule bref
oui l’ordre est ce chaosle réel soi-même dans le siècleassis sur une chaise de bambou
qui craquecar l’homme est le tempsmaintenant ne plus savoir
comment est son visage qui ravissaittout ce dont je me souviens
quelle beauté!et le désir
sous les rayons noirs de sa pupille dilatéela mémoire des sens
plus précise que celle de l’œilDes paons tranquilles se baladaient sur les portiques blancs
Jouir
Le long de l’allée de sable sous les pins durablesnous découvrîmes la stèled’un pèlerin du Viêt-Nam
du quatorzième siècle (tertre de Mencius)
honneur à Kunget à Mö-Tseu
la plaine jaune palpitait, jaune soleildu Shantung
Alors mélancoliquement nous revîmesl’âme aussi bruissante que la mer de soie
180
Sans limite nous sommescar égaux à l’esprit qui est hors de l’espace« l’illusion est l’ouvrage de la véritéDe nous naît le réelet c’est pourquoi nous créons le monde »
Le maître est le tempset nous le sommes
ainsi roulant solitairessur une autoroute déserte d’Arkansas
ouvre ton corpsouvre tes sens
et donne-toimuscles et chair claire
cendres et parolesla générosité est un dû
(que l’étrangère superbe et consentanteme prenne et me dévore)
terrasse à mi-hauteur sur les marches du désertune avenue soudain sur la terre aride et mauve
déroule ses néons lyriquescliquetis des boîtes à sous
Louise Brook (sonnez et sa bouche me rappellent J)
aimé quinze jours à quinze ans Elizabeth Taylorsi virginaleelle embrassait la main d’Ivanhoë terrassé
année après année se détruitle blancPathénon ce matin-là déjà torridedes cigales chantaient crécelles folles
jamais ne jamais pouvoir approcherde la grandeur de ceux qui furent :Cézanne (ses bleus transparents et durs)
oh seulement Chateaubriand
ouseulement laisser un joyau sage et éblouissantle Guépard
Mort à Venise
181
quelques pages Thomas Mann dont il n’y a rienà redire
cette pierre cette pierre parfaitequelque chose d’aussi limpide que les flots à Sounion
de sûrd’irréfutableApollon dieu terrible de la perfection
ceci qui estnotre infirme grandeur :
obéissance au non maîtrisablegénérosité pour le monde pervers
Dans chaque ville nous entrâmes dansles tombeaux de l’esprit qu’adore ce siècle
Désolé, désoléil n’y a rien à attendre du passésa perfection vous écrase
De cecivient qu’un à un ils se sont suicidés
… à toi de Staël je pense à toiMark Rothko à toi
Jackson Pollock à toiKawabata à toi
grandiose Mishima à toiElvis the King à toi
Maïakovsky à toiHemingway à toi
Faulkner dieu nocturne à toi
donne ton corpsdonne ta mémoire et tes sens
les femmes dans Nanking Roadétaient vêtues de blanc ellesavaient déjà oublié le bleu de chauffede la Révolution
Devant la boutique de l’oiseleurelle était revenue sur ses paset tout en gardant les yeux baissés sur l’arbre nain
182
avait chuchoté « zou pa! »puis s’éloigna
gloire de Shanghaï tangos et rumbasGlenn Miller dans le hall de l’hôtel de la PaixMay Ling attendait tenant sa bicyclette
divaguait sur le Bundà quai les steamers du monde
cours carrées des maisons aveugles« allons-nous-en! « et c’est ainsi
que j’ai dansé avec ellecontre la Révolution
la Chined’avant-hier
soudain revécuecar rien ne peut tuer, mémoire,
la force d’espérancecette fraude de l’homme
contre l’Histoireoh oui aucun péché de l’esprit ne peut
tuer la force du péchéamour! amour!
les sirènes poussent dans le ciel duWhampoleurs meuglements désespérés
adieu l’étrangère adieuceci qui fut impossiblenuages et pluies d’autres saisons le feront
et s’il faut mourirmourir debout
avoir une pensée amère et malheureusepour les forçats qui bâtirent
le théâtre du Pont du CielCe fut là que nous vîmes l’Europe
dédaignée par les Barbares en bottes et fourrures
Fraude du poème! Force du péchéNous n’avons pas d’autres recourspour sauver la liberté et le vraiL’exil est dans notre cœur
errer est notre destin
183
et ne viens pas parler de ma naissancecar Vaisali tendrement aimée
est partout en ce mondeà chaque pas dans ce siècle
Pureté de l’instantle vrai ordre du Ciel
et ainsi je mis quarante ans et plus pourme délivrer
Les liens je ne pourrai te les énumérerils sont si nombreuxmais le plus puissant de tous
le passéprends garde qu’il n’entre dans ta chair
la mémoireprends garde qu’elle ne t’enliseC’est Vaisali tendrement aimée
que je quitteraisans me retourner et sans larmes
mais non point sans tristesse
De même que l’eau de l’océan porte le selde même mon propos n’est que
libertéPars!
puisque tout t’est offertle temps et le génie et le salut
la plainte en ton cœur n’est pas plaintemais chant
le regret dans ta voix n’est pas regretmais poème d’un homme
la rumeur de ton corps n’est pas bruitmais silence du ciel
et ainsi co-auteur tu es de toi-même et de l’universcomme l’univers est co-auteur de lui-même et de toi
184
39
Dans la guerre du Péloponnèseainsi nous entrâmes
nos vaisseaux couronnés de fleursSans trop d’illusions et sans peur
nous semâmes le jasmin blanc sur le crinde la mer
Alcinoüstoi qui m’offris l’hospitalitéet ce privilège que désormais est
le travailtu ne sais encore que je suis plus fidèle
qu’un chienSans impatience j’attends le jour de la victoire
pour t’offrir outre les lauriers odorantsle miel et la preuve de ma gratitude
Maispour l’instant ayant chanté le péanet déployé la voile au souffle du jour
moitoujours vêtu de toile
j’attends que vienne l’aveniravec la tranquille certitude de ceuxqui possèdent assez de mémoire pour
connaître l’heure de leur mortLoué soit le Ciella mer transparenteoffre son aurore
Sans appréhension nous abordons les rivagesde la guerre inévitable
Sa rumeur est déjà couvertepar le silence de l’univers
Ecoutez-moi
185
écoutez-moimort ou survie
sachez :la liberté est notre patrie
Et puis l’écrasante chaleurmartelait
l’enclume de terre rougeâtreles mouches
sifflaient/ tes seins larges et tendres /
Sur la place déserte bordée de mechtasbêtes tapies
les moucheszébraient
l’air qui ruisselaitde cuivre liquide
silence de la peuret de la mort
làhuit corps étenduspas une flaque de sangmais la marque du sourire kabylepourquoi étais-je là
Alcibiademoi qui ne portais pas la pourpre
et ne rêvais ni de gloire ni de feu/ tes seins larges et tendresque je n’ai pas vus /
Dans quelmondevivons-nous
donc?
Ettoujours il fallaitescalader ces sacrés djebelsen crachant ses poumons par
paquetsAnna ton corps de sureau blancJeannette ta bouche
la guerrerien ne peut surpasser la guerre
186
en horreur
Etcette souffrancepas seulement de la chair
martyrisée
mais cette solitudede dieu
ou de bêtepersonne ne sait ce que nous avons
souffertpersonne! personne!
Alorsne t’étonne pas que je ne sache plus
mon nomd’où je viens je ne saisqui je suis je l’ignore
ton corps est mon désirmais grâce au Ciel
je n’ai pas tuéLa chaleur est incisée dans la mémoire
de ma chairla soif palpite encore
dans mes entrailles écarlatesnon
je ne suis toujours pas revenu de la guerreet j’ai tout perdu
Dans la nuitle 2e REP
se lança à l’assaut du djebel Boukahille ventre creux (on
avait oublié de leurparachuterle pain)
Agamemnon– Ulysse à ses côtés –
187
bien au chaud sous la tentescrutait le noir Envoyez
une luciole dit –il en mâchonnant son cigarillo
Le pouls de la terre et de la merle pouls
de l’universqu’y a-t-il
au-delà?Un spectacle inouï
ce flotde lune
sur un blanc troupeaud’alfa
qui moutonnait dans la plaine etStephen Dedalusprécautionneusement alluma sa cigarettedans sa jeep bâchée
phares éteints– c’était la dernière guerre humaine– come on baby!
guerre humaine dis-tu?puis je regardai par la fenêtre
les champs paisibles de GuyenneJamais l’on ne pourra savoirsi l’homme subit ou veut le meurtre
« J’ai tout perdu! »Et Pierre avait quitté la pièceS’assit sur la terrasse face au LotIl souffrait
tellementje le savais
Patrocletémoin de ma jeunessene me quitte pasque notre amitié survive à notre amour
malheureux pour la même filleEt c’est ainsi que la raison dans l’Histoire
gouverneles humbles que nous sommes
ce futle chant inouï de l’adolescenceles étoiles pleuvaient sur l’horizon
188
aucune épreuve n’est sans ressourcele désert et ses lueurs
sont ce qui me restemaintenant que j’ai perdule masque et le couteauDeux ans
deux ansde notre vie
non je ne pourrai paset pourtant je l’ai pu
Revêtirles habits de la mer!
boire jour après jour la forcede la montagne!
Des profondeurs de la forêt obscurede l’enfance tonkinoisesurgissaient des cris :
voleursde légumes que les gardes poursuivaient
dans la nuitEt des gémissements :
mèresaffamées errant
dans les ténèbreset au matinenfants morts sur la première marche
du seuilAsie terrible!
monde en marche Laguerre fut de toujours
nous avons grandi pour ellela trompette de Satchmo ne pourrapas te faire oublierJe n’ai pas cherché à annuler la mémoiredans tes bras
Nerea ô reine victorieuseKurfürstendamm fleuve rutilant
en Berlin qui voulait oubliernous marchions sur les flots
tout heureuxde nous en être tirés
189
quelle chanceavons-nous eue!Arrête-toi homme de nulle part…
Une Opel noire au gazogènenous prit à la gare d’Agen
nous amena à Villeneuve Le chauffeurdit « voilà vous êtes arrivés »
Froid et brouillard de janvier cinquante-et-unsombre campagne de France
la Maladrerie son chemin de mâchefer« nous
sommes pauvres etle seul moyen de t’en sortir est
de travailler «mon père je n’ai pas varié
ni sur la liberténi sur la pauvreté
ni sur le travailJohn Maynard Keynes régnait
La patronne du groupe de Bloomsbury VirginiaWoolf était fille de Sir Leslie Stephen et épouse de Léonardet il y avait les autres
tous des rupinsFirent les accords de Bretton Woods
tout çanous l’avons appris en factant bien que malla pensée des rupins leur
puissanceet pendant ce tempsDiên Biên Phu
Prague et Budapesttout cela
n’a pas cesséLa grande toupie perpétuelle
Ma fortune est sur les eauxS’il faut mourir mourons debout
Mö-TseuLao Tseu
VasubunduComme Bali le Brave je mourraile nom des dieux fleurissant
mes lèvres fertiles
190
Citations du mondeà l’égal des citations des Maîtres!Es una maravilla
la cara del mundoje saurai mourir convenablementdebout et silencieusement
Oui voilà quarante anset plus
que nous sommes en guerreclasse cinquante-huitjeunesse amour
pauvreté bonjour tristesse… ce n’est pas le lieu
de mâcher la menthe âcre de l’amertumeô conteur!
Nous t’avons également vusur des mers fastueuseset l’or et le henné
ruisselaient des régions divinesHéritier! Héritier!
sois fier du legset c’est peu dire que tu ne l’as pas usurpé
Et libre tu esavec cette tristesse qui point le cœurMontée des périls
folie absurde deshommes
l’envie la dictaturela puissance
un monstre hideux se penchesur ce monde
viens mon chérine pense plus à tout celaaime-moi
lèche mon sexe sombresa tendre caverne
Mais au plus profond de la nuitseul dans la ville qui dort– l’Innommée près de lui
enfouie dans le soufflepaisible du sommeil –
191
il veillleencore
Tristesse ma compagneque seront nos enfantsOù trouver
le refugeIl faudra bien
prendre les armes jen’ai pas varié
sur lali
berté
192
40
Peut-être qu’avec un peude patience
ce jour lauré d’abeillesse glissera-t-il
dans vos chambres ombreusesfit-il
assis en tailleurau milieu du parc de Poissytandis qu’entouré de femmesun peu
malheureuxcouci couça
le doux ciel d’Ile-de-Francedevenu de cuivre roux
et si fluide sitendre
Quel homme de la Méditerranée!Sec comme une vigne de Crètel’œil sombre et lumineux
flamme de silexou flamme sur les flots
transparentsdans le giron tendre d’une crique
Les cantos ruissellent d’étincelles de la merlumière
son cœurenthousiasme de l’humaniténaissante
bond souplede lynx
Probablement le nouveau Homèrechantant le monde
193
chantant la merdans sa cage de fer
L’amour tient éveillénon point l’amourmais cette liberté
ZAZEN!et puis ayant franchile boueux Mississippi
quitté Saint Charles streetses calèches ses crinolineset laissé Saratoga
qui remue dans notre souvenirGary Cooper Ingrid Bergmanse souriaient sur une affiche à Haïphong
le vieux cajun dit à son peit-fils
« réponds-lui »qui nous parla anglais / pauvre Français honteux
c’était l’Acadieen Louisianel’éponge du bayou Lafayette
en quelque sortedes oubliés de l’Histoire
et moi-même ce rescapé mélancoliquede l’expédition du Tonkin
« est-il si sûr qu’ilfaut se revoir après tant de temps? »
Ne vaut-il pas mieux garder ainsi la saveurde notre amitié
d’antancette tendresse que les ans avec l’absenceont rendue encore plus ronde
la gardercar les hommes de nos jours
oublientd’être hommes
194
savoir le destin aléatoiredans la douceur d’une lampe sourdequelque part en mer de Chine
Ne tente pas! Netente pas!
l’écheveau des mystères ne se démêle pasj’ai simplement prié pour l’adoucissementde tes peines
Que sur le sablej’inscrive l’itinéraire de mon voyageet ainsi se déroule
le ventsur la
nudité du mondeIl faut toujours quelque obscuritéBouriennesi je pouvais te direcombien la tristesse me dévorel’inachèvement
ce gouffre qui bée souschaque pas
etl’indissociable lumière
etce chant qui n’est ni chagrin ni
joiesuis-moi Bouriennenon pour ton salut
ni pour celui de quiconquesuis-moimoi qui parlemais qui ne parviens pas à
vraiment direFourmi errant sur le sombre rougedu plateau rond d’Edolys qui lentement meurt à côté
de Cakyamunil’après-midi du 4 juillet triomphe
sur les platanes de la BourdonnaisGlenn Gould médite en paix
en ses partitas de Bachet Alain qui veut divorcer
195
comme tant de gens en nos jourspauvre Bérangèreen quel monde vivons-nousIl est revenu lécher ses blessuresprès de Marie
notre mèrela France de Rochambeau
quel panache en ce temps là!Yorktown
tandis que maintenant
Il faut toujoursquelque obscurité et quelque lumièreConstruis un temple ombreuxoù déposer l’illisible
et l’inintelligibleet puis ne choisis ni le juste ni l’injuste
196
41
Argent pâleoliviers
au pied de Tolèdenous dîmes adieu à toute une époqueces arbres ruisselaient d’argentet cette terre sourcilleuse
Fierté d’être!« Redresse-toi! «
me criait-ilpuis il saisit entre ses dents
le jute rugueux d’un sac de paddyde 50 kg
puis comme un forcené le souleva d’un coup de reinsIl emmenait ses hommesà la nuit tombante dans le Golfe du TonkinLa jonque silencieuse s’enfonçait
dans les ténèbressans cris on se battait à l’abordagearmés de couteaux et de lancesse voyant perdu le chef des contrebandiersse jeta à la meret mon père
se lança dans les flotset il s’en foutait de ne pas savoir nageret ses hommes se jetèrent à leur tour
dans la masse huileusela nuit était celle de la Mer de Chinenoire très noire
désespéréeeffrayante
on installa le contrebandier blessédans le salon
197
et l’enfant passait sans oser regarderet depuis lors
sans qu’aucun maîtren’en eût parlé
il sut ce qu’étaitle labeur
Que le père se conduise en pèreque le fils se conduise en fils
que chacun soit à sa placeaccomplissant son devoiret ainsi doit être la nationet chaque homme dans la nation
Dédaigne le bonheuret il vient à toi
exècre les honneurset ils viennent à toi
Cette terre ocretu l’as aimée
et son peuple égalementet ses pierres
le ciel violet couvrait la sierra blancheon s’y était cruellement battuNeige fine sur les fincas de Salamanquedes taureaux noirs parmi
les chênes vertset cette dilatation de l’être
… tendrement nous nous sommes penchéssur le gueux
Lazarillode Tormes
nous le suivîmes dans les ruelles obscures(le cœur de Sainte Thérèse monstrueux appendice
dans un bocal jaunâtre)cette terre aride
la poussière de l’après-midile secret des maisons de chaux
l’eau d’une cruche de terrele désirvibrait
et elle traversait indifférentele patio fleuri grilles noires
198
aux fenêtres closeset ainsi elle passait encoredevant les fontaines de l’Alhambra
(chants de ruisseletet de grillons)dissimulait impassible dans son giron blanc
un fruit ouvertodeur
de grenade et d’alfaquesPendant ce temps on tirait au canonsur l’Alcazar
pendant ce tempsFederico mourait assassiné
a las cinco de la horale désir planté dans la chair de ses cuissesplus terrible encoreje crois plus tremblant encore
comme celui de Walt Whitmanun sexe d’homme
lourd bosselé obscèneet c’était cela que je voulais te raconter :quand tu traverseras la Plaza Mayor
Une jument blanchehennissait crinière au ventSors de ta tente Achilleet rends-toi au combatla terre sèche de Méditerranée
boit le sang comme un buvardla tragédie y est plus grande qu’ailleurs
Enclos de la tragédie :une ruelle de Sévilleune place à Thèbesune cour dans le sud algéroisune chambre d’hôtel sur la Castellana
parfums d’orangers chantde source
derniers coups de feusur l’Ebre
le Guadalquivir charriait les corps des républicainsil emmena l’Innommée
se recueillir devant la Vierge de Guadalupe
199
les moines vêtus de blancde Zurbarran
veillaientbougies blanches
dans les ténèbres de la nefsilence de haute mer
Que de sang au pied de la Croix!quelle terreur!
quel désirtaureau noir
jailli dans l’explosionde l’être
et le corpstout entier saisi
de ferveur et d’oubli« et c’est ainsi dit-il qu’il convient
de vivre ce destind’exilé
Non pas boucanier des mers du sudni vorace
ni honteux de soi-même… »Et ainsi dis-je
/ toile rêche et pureouverte aux souffles de l’aurore /
t’arrêtant à chaque portmais n’y restant jamais
vol de flamands roses à la saison hauteet parfois cette halte
pin penché sur l’eau tranquilleune grue blanche traverse le cielun pêcheur lève son filet carré
et la saveur lente d’une amitiéune femme t’écoute
qui reconnaît dans ta voixl’écho de sa vie
Ortu te trouves à la proue du tempsOù que tu te tournes
ton regardplonge dans le passé
Ainsi pendant que sans cessetu vogues
vers l’intolérable limite
200
tu franchis un nouveau portiquedu savoir
Qu’est l’exil?Qu’est ce vide qu’en vain tu embrasses?
Le destin n’est que mémoirede choses mortes
Alors ne crie pasne cherche pas
l’avenir aveugle /champ masqué / espace nu
vaet sache que tu avances
à reculonsOù que tu te tournes
ton regardplonge dans le passé
illusoireLa nuit qui t’entoure
est
une lumière
201
42
Se demandait :« Comment
se fait-il qu’un jourou l’autre
mes amis hommes se brouillent avec moisans raison apparente
feuilles d’automne que le vent disperse? »Et puis maternelle
se mit à tomber la pluiesur les feuilles épaisses des magnoliassur leurs fleurs lasseset les puissants badamiers exhalaientce vert sombre odeur
de glaise, de racines, l’âme del’Asie
et en se hâtant les bufflestrottaient
sur les diguettes des rizières embuéesles servantes
jambes nues (leurs cuisses blancheset grasses)
traversaient les cours en riantsous leurs chapeaux coniquesvos yeux sont comme des nuages murmurait le Vieux
« Attends encore »lui dit une voix puissantequi montait des ténèbres de son corpset hier
à genoux dans la mer lactéeil loua le Seigneur :
moi sous le Ciel je loue le Ciel
202
les cycles du CielEntrer en poésie
comme on entre dans la vieflux mêlés et tumulte
beaucoup de scories et soudainune minute divine
la sagesse sous un tremble
C’est un bonheur bien rareô pluie
que de t’accueillirdans la Mer Intérieure
et sur ce continent chaotiqueoù croît la civilisation d’un homme
Liberté de l’espacefertilité du temps
les villes s’allument au fond des baiesinsomnie du temps impassible
le serpentinfini déroule ses anneaux remplis
d’étoilesQue je crée
quelle importancemais que je crée
et ce sont des lotus mauves
et mon corps apaisépar ces souffles d’eau pure
qui bat sur les dalleset cette rumeur des arbres et du sol
chant des conques et des trompes
les autels moussus sous les banyansruisselaient
« ne vous servez pas de béquilles »dit aigrement Soupaultqui avait été quelque chose
et n’était plus rien
203
et ainsi il fallait encore errer« d’où suis-je?à quel maître m’ouvrirqui m’ouvrira son savoir? »
« Le bruit de la pluie comme la couleur du feldspaths’enflait
chant de la fertilité »
et ce n’est pas faire injure au soleil précispièce d’or vierge
que baignait le fleuve sacréde sa lueur rouge
(hommes nus aux ablutions dans l’eau pesanteRoulaient monstres et cadavres)
mais homme des pluies et des palmeshomme des deltas et des grands fleuves fangeuxhomme des terres grasses et des mers vertes
je suis
Le sagese complaît dans l’eau
l’homme humain se fait l’ami des collines :
regard brûlant de chouetteserti dans les cavités d’une face de silex acerbe
une ombre creuse son corpsos de calcaire friable
saint des lieux de la Méditerranéecet homme
est le père de ma voix
Nul chagrin n’égale le chagrin la cage de fernulle fureur celle de la peine capitalemais dans la nuit écoutez
204
le persévérant grignotementdes vers à soie sur leur lit de feuilles rêches
et respirez cette fraîcheuroù s’apaise la peine
les sampans se balancent dans le Port des Parfums
« le foutre, la pourriture,la prostitution
et sais-tu Georges pourquoià Hong Kong où aucun secret ne peut tenir
people are not gossipy?demanda Len Dunning
le vaste amibien meilleur que Falstaff
parce que si un type parlele macchabée qui se trouve bien au chaud
dans son placardsera traîné en public
A pact, a social pact »Pendant ce temps l’ahi cheveux tirésveste blanche pantalon noir
silencieusement passait la serpillère sur les dalles humidesnoires et blanches
La mousson crépitaitdans la baie
Sortiret lever son visage
doux martèlement d’eau pureblanc coton transparentcollé au corps
petits seins deux taches rondes très brunes
chair soupledorée
et heureuseles jonques luisaient
la soie des bannières se plaquaitaux gros mâts noirs
205
« le foutre, l’argent,le secret » : sa ville bouillonne
dans la pluie tiède d’Asielumineuse et nocturneLes signes dans Kowloon
ruissellentIl était l’ami discret des collines et des reines
« Probablement est-ce la fin »se dit le douanier Du Chinh La crue montait
Faudra se réfugier sur le toitcette nuit
Chef, la cote d’alerte est dépasséechuchotait le préposé
qui jaunissait de peur dans la vague clartéde la lampe tempête
Oui, se disait-il, nous sommesfoutus
L’Indochine est bien foutuefin de l’Empire
la France vaincuePétain gâteux
Decoux sans importanceet les Japs qui sans bruitavaient occupé l’Indochine
Nous vivions le dernier typhon
Reviens petite Shebaça me trotte dans la tête
de même que :Pont Doumer
Fleuve Rougela rue des Voiles
Hanoï est aujourd’hui une ville lugubre
Avoir
206
vécuvingt-cinq ans
avec l’idée de la revoiret constater :
non, nous n’avons plus rien ànous dire
non,je ne suis pas d’ici
Maisest-ce qu’un homme
peutne dépendre de rien
ni de personne?
Y a-t-il un homme de nulle part?Parle-moi Quelle
est ton histoireQuelle fut ta vie
quelles femmes t’aimèrent et quels sonttes ennemis?
Je ne suis pas sûrd’avoir aimé (ne
mens pas)ou plutôt
voyons-commentdire? –
j’ai tout aimé égalementvous savez
l’acharnement de la viequi s’agrippe à l’univers comme
un léopard « ça y est je suis larguéevous me saoulez »
(hmm… ça ne marche pas bien)
et puis il y avait ce crachinordinairedans le fond de la bouchesi gris si triste si ordinaire
qui glaçait jusqu’aux os
207
C’estainsi que j’ai marché
de Macao à Cantonde Shanghaï à Amoy
pour retrouver le lieu où j’ai vécuavant cette existence
et j’ai reconnu les yamens aux rondes portes rouges
208
43
Rafales obliquespont courbe de bois
les porteurs ployantsur leurs jambes arquéescriaient : « place! place! »Laque brillante de la pluieun pigeon à ma fenêtrestore docile de bambou sous la brise
fraîcheur d’êtreMon messager a-t-il frappé à ta porte?
et cette peine heureuse de l’attente
Vêtu de coton ampleassis sur le plancher de hêtrej’écoute cette musique
ton absencenos enfants
notre maison de boisouverte aux souffles
Turquoise la merde soie
perle du cielet rose l’ondulation
qui courtla tristesse de SatieUne à une
209
tombentles gouttes
et plus loinvers les monts voilés
se dilate le cou d’un jars’enflent des plumes blanches
et dans la maison de boisl’insistance des gnossiennes
rayons jaunesdans les jardins d’hiververrières mauves
je t’ai aiméeà la veille de partir
à la guerrececi est un pas familier
sur les feuilles/ brume sur les rizières
il claquait des dentssous le crachin qui le trempait jusqu’aux os
le paluet cette mousse qui ronge
le dedans du corpstel était le Tonkin
crachincrachin /
vie sans joie…oh
n’évoque pluston père si bon qui tant t’aima
colérique et dur au travailfarouche comme un lynx
et mécréanttoute l’énergie du peuple« travaille répétait-il car nous sommes pauvres »
et la Francequ’il portait fièrement
encore mieux que Senghor le tirailleur sénégalais
je ne sais pas si le murmure des eaux
210
aujourd’hui parle encore des pays disparusl’automne pensif m’attend
l’automne peigne ses fils d’argentaux tempes des montagnes bleuesdans la courbe du fleuves’allument les villes marchandes
peut-êtreai-je oublié : sur les falaises de marbreest née ma terreur du sièclema cuirasse est un tissu de fautesSur l’échiquier des rizièreserre une splendeur voilée
Carvakasje ne crois pas aux plaisirs
Titthiasil n’y a pas d’âme sans les
six illusoires souverainsTransitoire
est la pluie heureusevagues d’argent flagellent les cèdres noirs
le fugitifdans son manteau de feuilles jaunes
s’est appuyé à un mur de boislève son regard vers le ciel noyé
nostalgie du feuet
repart sur la route qui crépite
Le destin est lentet le savoir
Se mêlentmémoire et désir
le fleuve roule ses éclairsle long des docks gluants
De Shanghaïce souvenir de nuit luisante
meuglements des cargos noirs
211
les coolies pataugeaient dans la boue du portles cirés des flics miroitaient dans les flaquesDans les bordels de la Cité Ronde
on scrutaitla rumeur du Bund
Elle remontait Canton Streetet le gravier de la pluie sur les toits de zinctissait ce treillis de fer
qui enveloppe notre sièclerue-toi!
rue-toi!mais l’enclos est de ferle temps se fait lui-même
aucun héros ne conduit l’Histoire
la mort méticuleusevapeurs blanches
sur le riz vertle jade fume
mais à l’instant même autrefois était si obscur
et ce désir de fugitifson voyage / je voulais lui dire
vous avez une beauté américaine(la lumière de cristal bleu de son visage…
et puis la voici)s
eulementlié aux mains et
dans le cœur ombreux,me restent quelques lotus secs pour écouter la pluie
Ceci est l’ordre humainoù j’ai fondé
Ariane
ma lumineuse non-espérancevous quatre
tra
çantma paix avec le monde
212
inconstantettoi
femmequi forme
le centredouloureux
de ma vieinconstante
« mon papa,mon bon papa » s’écria Ariane serrant mes genoux
dans ses petits brasnous sifflions ensemble nos chevaux(ce monde est dominé par la peur)
je pense alorsà mon amour douloureux et plein
notre départ pluvieux de Chongking dans l’aube noirenotre arrivée tout ensoleilléesur l’estuaire du Fleuve Bleu
Savoirqui on est
savoir où on vaTa femme et tes enfants serrés
contre toite frayer un passage dans la cohue
en toi le précieux fardeaumémoire des sens et des chagrins
muette frayant un passage
et c’est ainsique m’attend
l’automne pensif
– Nos idoles ils étaient propres ils étaient beauxPaul Anka Simon et Garfunkel les Beatleset même Elvis c’était un gars
213
bien Avez-vous vuAmerican Grafitti? C’était mon temps
– Donnez-les nous Oui ilsétaient beaux laissez-les nous
dirent les copines de Corinne
(au fondmon époque ne fut pas si
moche que cela)je lève ma facevers le ciel noyé
pour que mon visagealourdi
soit lavé avant la nuit
et ainsi nous nous sommes quittésAmsterdam! dansle port d’Amsterdamoui je l’ai aimée
et lorsque arriva Yellow Submarinemon temps était
déjà presque finiLe non-guerrierloin de la Grande Muraillecontemple les carpes d’argentattendant
le message :leurs écailles-brillantes! —
dans le demi-jourdes montagnes bleues dont
un voilele sépare
Images d’un monde flottant /Nuages fertiles /
savoir qui on estsavoir où on va
voilà la force intérieure (pour dominer la peur)Ukiyo-é
nous sommes l’illusion denous-mêmes
Un souffle s’enfle dans la maison vide
214
tu es l’auditeur silencieux et solitairedu crépitement des eaux
et ceci s’enfle dans la maison videportant le chant des mots
le bruit de leur marchesprechgesang!
organise ta mainton pouls
le souffle intérieurselon le rythme de la
paroleUkiyo-é
nous sommes ce vide
la grandeur lointaine des Han
ouioui oui
le son intérieur de la voixcommande l’armée dépenaillée
des imageset la beauté des femmes est si grande!désir et mémoire se mêlentcheveux d’argent sur les toits vernisruisseaux furieux sur les dalles de pierre
bonheur d’être ôbonté du monde
écoute silencieux et solitairedans l’ampleur du soufflele formidable arrêt des destinéesLà contemple la cohorte bigarréequi remonte la vallée brumeusesous les érables rouges
Fertilité du videveille sur ce silence qu’est le monde
(cruauté du cœur)L’oncle Henri l’amena à la gare routièrelui tendit vingt mille francs (centimes)
monterà Paris
et toute la bande
215
les copains (oh elle était là avec eux)agitaient les mouchoirs
partir pour l’Algérie« les Anglais les largueront, dit l’Innommée,
sans hésitationce pauvre peuple de Hong Kong Tout
le mondea peur des Chinois »
peut-être es-tu maville
à moins que Madridtoutes deux
en mon cœur inséparablescruauté du monde
et par-delà les voilesde l’absenceen ce pays musique l’amitié des arbres et des reines
harpe et lyre d’argentma maison ouverte aux signes et aux souffles
en toi / sur la route pluvieuse du Tokaidô / jecherche les inconnus qui m’habitent
l’exilcette pérégrination sans fin
Ez vieil arbre fidèleJoyce Old Faithful
chemins de la terresillage des eauxet la rose des pluieset la rose des sables
cliquetis des attelages« place! place! »criaient les porteurs du palanquin fermépas claquant
en souplessesur le bois mouillé
ma plaie secrètecruauté du cœur
sans cesse poursuit l’hommela mémoire des terres vierges
216
un noir se dresse dans l’éternel passéet l’empreinte du sang
vaines pluies!à jamais l’enfance perdue
cette peinesi grande
qu’use enfinla sagesse de l’automne naissant
Richesse des récoltesrichesse des grangesn’oublie pas le riz ameret n’oublie pas le riz parfumé du huitième mois
217
Relation 3
218
44
Dit-il« quoi
qu’il m’advienneje
Teglorifierai «
Or précairement nous vivonsdans la clarté d’or
des saulesdans l’oubli des malheurs
passésSur l’autre rive de l’isthme lumineuxpassent
des ombres ailéesLe monde surgit de l’esprit puis
s’y engloutit(l’odeur épicée des algues et des rocherssable humide au matin)les reines masquées de ce jourlui faisaient signe
« sois douxgémissait-elle
sois doux » l’effervescence du bonheurIl se dressait dur, puissant,pour ravager ce champ d’avoines blondes
Dans l’enclos du regardle monde illimité
le départ des jonques noires(pêche de nuit
dans les eaux territoriales de la Chine)
219
tandis qu’au sommet du mont Tail’Armée Populaire de Libérationemmitouflée dans les da hi vertsregardait l’astre rouge
se hisser au-dessus des picsBrumes glacées.
Je ne reverrai plus les nuits du Lot, si noiresCompagnons bénis de l’adolescencebals et lampions au bord de la rivière / Clairac /
l’odeur de l’herbe fraîchement fauchéecultivez l’équité de mon cœur
sur le dernier paquebottraversées les mers indiennes et d’Asie
Ainsicommença le voyage
Vers l’Ouests’étendent les moissons du siècle
en Ouest se déploie ce concertde trompes, de cornes de brume
Vivre trois ans à Manhattan!
Si tu sautes du douzième étagete faudra dix-huit secondes désoléespour t’écraser au sol
Depuis lorsha nacido un poeta
« ni pú hào » et elle enfouit sa têtesous son bras
Qui aussi a su les larmes de Saïgon« vous m’apparaissez comme un dieuvous qui venez de France
D’un autre mondeen vérité
qui n’est pas sur terre »Cultivez mon équitédoux compagnons de ma jeunesseEntre justice et injustice je ne choisisPeut-être notre divinité disparaîtra-t-elle
et la poésiequi ne choisit pas
220
« Si l’on ne lie en gerbe les faits si l’on n’engrange dans le cœurtout dépérit »
continuerai l’œuvre de mon pèreme nourrirai à son génie
les herbes folles ont envahi sa tombej’ai quitté Ho Chi Minh-ville déchiré
« If deeds be note ensheaved and garnered in the heartthere is inanition »
j’avais acheté une poignée delis des cimetières
N’oublierai pastes fesses pures, Annick
ton hautain abandonl’haleine épicée de mon sperme
dans l’herbe mouilléeil sait
lorsqu’il fait l’amourqu’il a brisé vingt cités
forcé l’orgueil d’un peupleproues pansues des jonques
la mer de soiedéchirée
par centsocs de teck dur
la Chine l’Europe l’Afrique obscureouvertes aux envahisseursEntre les falaises de marbre blancse ruent des affamés
lions jaunesgriffes d’ivoire / crocs / les
muscles saillants des reins au travail
par la Porte des Ténèbres et des Broussailless’engouffrent les pillards
« mourir après cela! «s’écria Isabelle et sur son poignet fleurit
la couronne blanche de sa morsure
221
son regardembrassait la courbe d’un fleuve sans mémoireAu-delà des collines
tombeaux des rois Hanpaissent les troupeaux éternels
équinoxe
et aux confins du Tibetdeux vieilles
parmi des pierres rondes gravées de sutrassourient édentées
sous le cielEquité du temps
Alors dis-je :« gratitude au Seigneur »
le monde n’est que douleurla douleur naît du désir
Je cherche en elles les inconnusqui m’habitent
ouvre-toi / ouvre-toi en vérité au soc de ma vertu
et ce que je te disde l’abaissement du monde
ce que je te disdu progrèsqui ne s’acquiert que de la mort
je l’ai vécuCe désarroi au plus profond de l’êtresous la voûte du ciel nous nous séparonsEpoque superbe pourtantque celle que nous vivons
notredivinité ô Aspasie
la richesse qui façonne nos désirsnous sommes
ignorants même de la demeure où nous vivonsAllié de Mégare et vainqueur de Corintheje crains Sparteje ne veux pas mourir
épuisé ni par la douleur ni par la maladie
222
Heureux nous vivonsdans la clarté d’or
des feuillesles plus beaux peupliers vivent en Charente
blanche percaleautour de sa taille
douce nymphe blonde, abandonnéeje vais te dire encore :
il est si difficile de vivre innocentAurores, parure et présomptions du ciel
ne les crois pastu portes le fardeau d’un meurtre
Qu’importent malchance ou négligencemieux a valu que tu l’expies
en cette vie mêmeQu’importe qu’à la guerre tu
n’aies pas tuémarche dans la candeur
n’oublie rienmais pardonne
et d’abord celui-làqui sait humer l’odeur
de la terre déclinanteL’instant! L’instant
ailé!N’oublie rienmais ne t’apaiseni dans le passé ni dans l’avenir
c’était pourtant l’odeur profondede l’herbe fraîchement
coupée ces nuitssi noires du Lot
chant des grillonsVilleneuve-sur-Lot mon amour triste
c’était pourtant la gloire d’êtrecette puissance du souffle
car celui-là qui sait flairer
223
l’haleine de la nuit et des semencessait également
d’où il vient / où il va
car telle est la puissance du destinqui veille sur les fleuves impassibles
qu’il force l’homme vers la mer
Tous les départss’enveloppent de souffrance
Franchis les Trois Porteset pars
saturé de solitudeLa sérénité est une prairie sauvage
fais commercecombats
ou conquiersmais pars
à chaque instantde sorte qu’en quittant la France j’emportais avec moi
ce faix d’ailes mortes et de palmesune mesure d’espéranceune mesure de non-espérance
L’expiation! L’expiation!Je lui dis « veux-tu être ma femme? » (force du destin)
il n’y apas de hasard
nuages pluies moissonsguerre défaite renaissance
reconnais la puissance des lienstu es fils d’une clarté qui va se libérant
et ainsi soldat de l’Empireun jour
ayant acquitté toute dettepayé toute dîme et tout tribut
tu te retireras dans la gloire de l’anonymedépouillé de tout
/ jusqu’à ton nom
224
45
Brillant polytmeun martin-pêcheur
venu de la merdans la paume de ma chambre
de Diêm-Diênmon premier souvenir est oiseaumon antiquité se confond avec l’antiquité de l’homme
mon histoireplus vieille que celle des Xia
Oui, je mourrai car je me suis livré sans ruse
/ le peuple de Palestine /
au monde opulent
une femme haka de noir vêtue et coifféepalanche paniersbon
dissants souplementune reine de HongKong qui est le passé et l’avenir (Ruby)
un buffle lent enfoncé dans la glaiseflots de drapeaux rouges au Palais d’Eté
et pour l’amour de ta beauté/ moonlight serenade /
pour la soie de ta peau cuivrée
225
l’énigme de ton sourire et de tes yeux ferméset lorsque tu lui
dis :« je n’ai que ma ville éphémère
et vous »Garcilaso frémit
Des cavalierssurgirent dans la haute demeure
les sabots claquaientsur
les escaliers de marbreTranquillementelle lui offrait son sexe
Puis ils se quittèrentAguirre! avec ta morne troupe casquée
nous descendîmes le grand Amazoneau sommeil boueux
l’incesteet l’horreur des hommesdévorés par les hommes dans l’épaisse forêt
ainsicomment pourrions-nous renoncer?
[Exposition au Grand Palais]
Tu m’astué
implacable Achilledit-il en ne le quittant pas des yeux
tu m’asenlevé
(il haletait)tu m’as enlevé
à la douceur de l’amourà mon père
le noblePriam
226
tu m’asenlevé
à mon fils etau bonheur
de la vieMais
invulnérable Achille où
est tavictoire?
Alorstombèrent des voiles de tullesur la mer de cobalt
Ilse fit un terrible silencedans la chambre« tu es à moi » haletait-il « tu es à moi! »et il fouillait dans sa chairtandis qu’elle restaitmuette les yeux ouvertsles bras en croix et
soudain ellel’attira sur ses seins
jeta un cri
et s’immergea en lui, l’océan noirinvisible
/ le peuple /
ouidouloureusement je t’ai aiméeComme l’incurable espérance du mondeje t’ai portée en moiAinsi armé j’ai, invulnérable,traversé la guerre et l’effroi de ce tempsGrâce et pureté furent mes attributsjusqu’à ton départ
227
et c’est ainsi que notre civilisationnous échappaet à toute notre générationla virginité des jours anciensômon amour
Depuis lorsj’ai vécu et bâti
puissant et solitaireUn à un j’ai conquis
tous les territoires de l’hommeLoin de notre pays rêveur
j’ai abordé des rivages antiquesrégné sur ceux où naît le futur
barbaret’ayant oubliée
ou plutôt me souvenant de toicomme du songe
d’une vie antérieureoui
Alorstombèrent des voilessur mes paupières
de brumeAllez rentrez chez vousc’est un accident
« Souverain du chaosne déguise pas ton âmeTorrents, cheveux, perlesrameaux de givre :le voilà, ton maître et ton malet puis ta face corrompuetournée vers l’intérieurFrère, fais tourner les enseignesje pars en guerreles ténèbres qui te séparentde toi-même, ô GalvestonConspire! et déteste
228
ce désordre et ce flot sans finRien’a changé ni l’odeurni la bassesse dece peuple qui derrière teslèvres s’agite »
Dense peut-être ce désir d’elleaïe ame so souriso souriCivita Vecchia un trou si triste même pour un consulBeyle ne connut que six femmespratiquement puceau
seul un puceaupeut écrire « De l’amour »
sublime et grotesqueoh je sais
virginity of old daysla guerre d’Algérie encoreje t’aimais
ton air effronté ton indifférence puistes larmes sur ta lettre qui m’appelait sans me nommer
Pauvre troupeau humain désemparésur les quais de Marseille toute
une génération de Français jetés pêle-mêleà ladécouverte des espaces du Sud
Bou Saada palmiers luisantsMon lieutenant, fit le gros Ahmed se frottant le derrière,Aïcha me dit qu’elle t’attend, et lorsquela nuit vint toute violettesur l’étendue des terrasses de terre calmesle silence était sur la villegrande voile déferlée
il entendait des chiens aboyerde l’autre côté de l’oued obscur
un bruit de conversation surgissaitd’une ruellec’était le besogneux travail du tempssa jeunesse perdue
(Le crois-tu
229
vraimentQu’est-ce qui n’est pas perdu?)
Le convoi serpentait la lune était de laitsur un moutonnement d’alfa
gerbes d’argent mer pétrifiéela file de camions et de half tracks noirss’avançait vers le Djebel Boukahilc’était beau
c’était plus beau que tout ce quetu avais vu
et cela tu l’avais acquis contre ton amourperdu
« faîtes quelque chose, téléphonez »marmonnait le capitaine de Sèze
affaléses grosses mains molles fin de race
finalement l’ai bien aiméce patapouf
Aïe ame so souriAïe ame so souri Monod écarquillait
ses yeux faisait le pitre pendant son cours de comptamais lentementdans la pâleur du matinje me demande qui est Cha SengC’est lui l’homme mystérieuxOn connaît le vieux Souen roi des singes (ses facéties)et Pa Kiai à la tête de porc (sa goinfrerie)mais l’homme mystérieuxné d’un vague dragon
reste impénétrable et lointainombre suivant le Maître
taciturne et senséce si beau Voyage en Occident
Tranquillementelle t’offrait tout d’elle-mêmesouriante énigmatiqueelle ouvrait son petit sexe ombreuxsi légère que ton cock la portait entièrel’obscénité la joie la tendresseet dans ce Dublin d’ivrognes et de toquardsBloom y pensait sans cesse
me souviens pas dit Gides’il s’est branlé (s’il l’a écrit)
230
m’étonnerait que non, sacré Joyce, eh?N’oublierai pas l’air humide de CantonTu sais la magie de la Chine du Sudlaque rouge des colonnes et des pagodesla mousse sur les murs des temples et les cheminsde l’île de Lammala même mousse à Hanoï place Yersincelle du tempsla mousse du temps
and then wrapped in the colours ofsunshine we went down
the Sacred RiverWere we always on the go
my dear ShelleyEnveloppés des couleurs du feu naissantvous voguions ô Gangeparmi cadavres et corbeauxà la recherche de la Terre Pure
ô ShelleySoudain un monstre au gros corps vertdont nous ne vîmes ni la tête ni la queuesurgit des eaux et s’y replongea
nous laissantcette amertume et cet effroi
Tue le lyrisme tue-leet du monde
fais naître le chant du mondeAlastor! quitte Allegraet qu’ensuite son pèrequi assistera à ton naufragerecueille ton corps meurtriet le brûleà la manière antiquesur un bûcher de lauriers et d’eucalyptusprenant à témoin
le Cielqui est la source
et la merqui est la fin
231
Tue le lyrismePrépare-toi à entrer dans la mémoire
des hommespar cette histoire du temps présent
232
46
Ta beautéaméricaine, Annickcelle de KatherineHepburn
un peu, aussi, du sérieux de Deborah Kerrla clarté de tonvisage bonheurde tes
lèvres orchidée levéevers meslèvres
CIRCULEZ CIRCULEZ ILN’Y A RIEN
À VOIR
et le reflet de mon masque alourdidans la vitre de l’express de Bretagne« Dieu ce quej’ai vieilli
insensiblement » Nousvivons dans unbrouillard dit Creyssel personne ne
comprend c’quis’pass
Dans le crépitement continu de la pluie, des mots, desimages,
233
chacun attendl’arrivée des tueurs
sans trop sesoucier
signor, signor, noussavons tous quemais nous faisons tous comme si
« je suis très inquiettrèssur l’avenir de la France «rouletabosse rouletabille et merdevoici l’hiver et ce présage
dans l’airle froid de Tatung : des files de charrettes de charbonMandchous taciturnes portant bonnets à oreillettes manteaux
de fourrurela pagode rouge creusée dans le rocface aux usines qui campaient dans la plaine
ceprésage dans
l’airinsensiblement s’engourdissent les doigtsl’impuissance de la jeunesseet le grignotement intérieur ne
te laisse pas abattre luidis-je lentement pendant que les larmes
voilaient ses yeux dorésta beauté ton éclat jette-les
à la face du mondepasse triomphante comme l’art ailé
de la vieoh tu n’es pas l’échec mais la fierté je
t’aideraimaissi grande est la force du destin« à quoi bon savoir sion ne peut? » répondit Annick qui pourtantest lecourage et la fermeté des femmesces femmes qui font le mondemeilleur qu’il
234
n’estIntroibo ad altare Dei
psalmodia Buck Mulligan majestueux dodulevant le bol de savon à barbel’air sentait l’iode le sella mer bilieuseson odeur forte et obscène
Père crachale sang
cette nuit– làet depuis lors
mon âmece qu’on a
ppelle mon âmeest ce mur déchiré ô mon
pèrema sourcema voixmon acte
l’amour qui me portedans la forêt obscure
l’armemes yeux cachés sous la visière d’acierde mon casque
brûlentet je serre dans ma paume
l’armeles ténèbres m’entourent ô mon /
ce sang sur les dallespère
je te transportai cette nuit-làle cœur éperduvide de toutmême de la douleur
dans Saïgontapie sous le couvre-feu A
dieu adieu tune verras pas
235
mes victoires Jete transportai
sur quatre chevaux maigres en Thèbes désertetapie sous le couvre-feuEn réalité nousne sommes pas libres / alors net’engage ni dans l’amour ni dans la haineEt l’amour mêmeces pleurs après que Thèbes fut prise : illusionEt la tuile qui se veut miroir : illusion
Resteen dehors du juste et en dehors de l’injustela destruction du monde accepte-
laet la destruction de la mémoire
accepte-lacomme la lumière grignotée par la pluieun mille de rongeurs dans les taillis touffus« Aux armes! » cria TaïebChacun dans le noir
se précipita aux murs de la SASça
crépitaitdans tous les coins de la nuit
« les enfoirés » grommela le juteuxtandis que vêtu d’une djellabadebout au milieu de la courvous écoutiez les rafales courtes des P.M.et les bong!
bong! que toussaientles MAS 36 catarrheux
(avidesd’aventures davantage que de vengeanceils s’embarquèrent pour Troiele cœur déjà plein des espaces
futurs)et lui, fort et noir,
ses lèvres gonflées entrouvertessur l’émail qui brillait des feux mourants
des champs incendiésrestait assis sur le blé menacéle fusil entre les cuissespuis dans le silence
236
chuchota« t’as pas peur mon lieutenant » /
« t’as pas peur du fellouze » /et l’onde se rapprochaitet son /le désir devait le grossir contre la crosse
ronde
suis d’accord avecce qui m’arrive
puanteur cheveux et perlesmagnoliascours embuées de pluiel’or l’opium
Ainsi ce furentmes interminables guerresplus longues que celles du PéloponnèseSois sans butDans l’univers impassible
ne tente aucun profitAinsi revins-tu pauvreta mère ayant vieilli
enfin tu crias : « ne tirez pas! »car dans la nuit
contre qui tire-t-on?L’adjudant jura entre ses dentsla nuit retomba silenceles flammes s’étant éteintes
Personne ne fait son destinMushotoku
237
47
perles et bouescheveux chair et nacrel’or l’opiumelle arrivera à ses fins avec ce vioque de
soixante ansNatacha ou Anna je
ne sais plus chacun sebat et conquiert avec les armes dont ildispose et les femmes ont leur cul blanc
les vieux chefs la possibilité de les faire passer en catégorie B etVienne sous la neige attendque pénètrent la vieillesse et la mort
Remonte le blanc Irrawaddila rancune chasséede la mémoire où ne gardeque l’odeur de la mer
Et puis vinrent ses pleursqui furent comme le chant heurté
de ma nostalgie et de mon remordset j’écoutais ses paroles se cognerà ses durs sanglots torrent saccadécataractes et rocherschocs secs dans sa gorge et une puissante amertumes’enflait éclatait s’enflait éclataitrivière sans retourqui roulait dans telles solitudes
furieuse
238
mystérieuse et c’étaitle haut pays d’une femme où
tendrement j’avançais ballottépeu à peu entrant dans ses régions sacrées
dans ma propre terreur nos forêtsnos montagnes où
grondait la douleur, ce qui jamaisne pourrait être expié
et assise dans le lit Annick me dit« il est mort dans de
telles souffrancesla
paralysiele gagnait petit à petit
les jambes puisle torse il
se voyait mourir gardanttoute sa lucidité oh
comment peut-onmourir dans
de tellessouffrances? et moi toujours
je pensais que mon pèrene m’aimait pas
et cene fut
qu’aprèssa mort
que je susqu’il
m’aimait / vaine est notre vie «
La mer bilieuse nous environnaitô Poséidon, dieu obscur et puissant,maître de ces menaçantes plainesque parcourent vents et pluies
il n’ya
pasd’amourjuste
de même iln’y a
239
pas de viejuste
car ce monde est l’enferL’enfer n’est pas ailleursn’attend pas
après la mortNous purgeons la peinede la vieet la vie n’est pas la vie
puis elle pleuraitencore
ces gris après-midi de dimanchemon Europe Parisparoles et silence ensemble se mêlentde sorte que surgit l’inexprimabledur objet massif et lourd :du lac endormi l’épée de fercontemple l’évidence du non-êtrel’absence de secret, la présence du mystèreNon l’angoisse poignante de ta jeunessemais la sérénité des chosesla certitude de la matièreEt c’est ainsi que désormais tu marcherascherchant mais ne cherchant pasla véritéouvert aux nuages et aux pluies maislibre d’euxl’oiseau migrateur suit et traverse
les saisons(son œil reste fixesans profondeur surface du lac)accueillant la haute plainte de l’inconsolée chimèremais sachant que paroles et silence ensemblese fondent dans l’égalité du tempsqui est ignorance
Réfutation de la douleur! Je t’écoute Annickavec compassion je t’écoutetes mots rauques entrent dans le lit de mon fleuvequi est immobile comme l’amour, le temps, la matière, ténèbres
240
et lumièreAinsi va compassion qui n’entache pas libertéet te laisse également libreNos solitudes ensemble se mêlentliberté, tendresse et libertédans une grandeur plus grandebeauté de l’instant mobiledans l’immobilité la plus vaine
Ecoute alorsc’était
dans la Mustang dorée fonçant de Kennedyvers
l’incompréhensible splendeur de Manhattan embraséele remords d’un mot
ma mère immobile et glacéece fut la cruauté d’un mot seul dans ma bouche importune
(crescendo de flammes en ouest)pour l’être le plus cher
de ma viemais elle l’a oubliéCe fut l’indulgence de l’amour
pour la prodigalité d’un filsengagé dans la guerre du monde
discontinuité de l’existence sais-tuinconstance de la conscience
notre dialogue dans la rumeur du siècleou l’échange de monologues
de deux voyageurs blessésanitya!
ses cris dissolvent le temps« je suis à toi je
suis à toi / faisce que tu veux »
il la prenaitavec cette sauvage douceur que
seuls connaissentceux qui savent réfuter le temps
SúnyatàAlors tandis que nous descendions le Fleuve Bleu
241
des grues blanches par centaines piquaient vers le sudnous avions laissé les insalubres rumeurs du sièclepeut-être notre propre histoireet, me penchant sur les tourments des eaux :
« contemple, mon âme, l’évidence du non-être »
mais n’est pas stérile ce plaisirLes bras levés et docile entièrementelle accueillait le don de l’homme
/ sa brutalité / son odeur /ses brusques ténèbres /
Ce que les arbres lui murmurentdans l’opaque forêt de lui-mêmeoù il fuit
habité de rêves farouchesentraînant dans sa course
ses lévriers silencieuxce n’est pas l’appel de la mortni l’incompréhensible message de l’immortalitémais les vocables des maîtres fousla véridique histoire de la déraison
qui forcentles saisons, les fleuves et les mers
puis il lui parlade son père ensanglanté
qu’il porta en Thèbes déserteil rêva ceci :un lièvre noir traversa la route obscureet de ce jour
il sut qu’il étaitresponsable de sa mort
puis il la prit avec voracitéencore et encoreaprès qu’il eut assisté à la rencontre de D. avec la louve
242
doucement elle lui dit« j’étais endormie / tu m’as réveillée »
puis ce fut, je le crois,l’espérance de
la délivranceoui
au cœur d’Europe
243
48
Ames errantes, sans finL’indigo sur ces terres non arablespuis fuient en ouest des fumées âcres
L’âme inquiète du mondelent séismenous sentons ce basculementpendant que nous volions d’Okinawa à Pearl HarborCharmant Honolulu hibiscus rougemauves hôtels sur Waïkiki Beach et
cet océan bleu de cobalt aux plisde granit
nous le savionsnous le savions déjà
Rien qu’en contemplant le paravent vert Kang Shil’insistance de cet espaceô mon Europe réduitel’insistance de cet espace de granit bleuil avait percé le hall les tentures les vitres du Royal Hawaïans’enflait dans les poumons
la puissance du Pacifique« préparez-vous à une musique difficile »
lalumière électriqueincendiait froidementl’extrémité de ses cheveux hérissés sonvisage restait dans le noir
244
sa bouche s’illuminait écarlatelargeplaie électrique tandis que vibrait le synthétiseur
te défoncerait jusqu’au diaphragmetan
dis que brillentles tours froides de bronzeet de verre enfantsdu rock QU’EST
CE QUI SE PASSE
ICI?l’incompréhensible splendeur
l’horreurde ce temps
électriqueMais sous le paisible regard de mes dieuxj’avance inaltéré dans la forêt d’imagesillusoires rumeurs dissolution couleursce moi qui n’est moi, brisé, m’unit à moi
L’Ouest est en estles monts chauves émergent de l’océantiens-toi plus tranquillesi le sol bouge reste fermeNe regrette ni les amples croupes jaunes de Californieni la mer blanche le temple moussuMacao
où tuvécus
cette odeur de bambous sous les pluieslaque rouge des boîtes à bétell’encens tranquille dans l’ombreuse mémoiredes pagodes
où tuvécus
245
Mousson!
Grandeur de la musiqueles eaux menaçant nos remparts
montent plus haut qu’en ces années quarantequand la mer rafla kilomètres de salinesrenversa en une minute l’avant-poste de douaneque commandait Robert le Gros
l’adjoint de Pèreles paillotes de Quât Lâm se dispersèrent
poignée de pailleDans la nuit l’arpenteurheure après heurenous rapportait la mesure du péril
et enfin Père décidaque nous monterions sur le toit
« Oh que la musiquenous protège des flotset que demain elle nous protège
du feu »Nos peines d’aujourd’hui sont mesquinesl’inconvénient de notre existence
frivolequand du fond de la terre et du ciels’avance et grossit la trompe grave
du destin des nationsle feu!
entends les premiers craquementsles eaux!
ce silenceil déploie ses ailes puissantes
Des armées à nos frontières campent sans bruitfrémissement de l’air
la palpitation de quelqueencerclement
Si chétifs nous sommesdans l’aveuglement des peuples
si impuissants nous sommes
246
dans la surdité des nationsvers quels rivages préparer la fuite
ô ma femme ô mes fillesOù bien rester assis dans notre maison d’angle
où nous fûmes heureuxinaltérés sous le déferlement
de l’image
Car notre destin et celui du mondeensemble se meuvent
S’il faut mourirqu’au moins nous restions
nous-mêmes
Je parlepour ma tribuAblutions au soir de l’Occident
247
49
peigne d’argent au pied de l’arbre nainlaquesle tapis safran porte trois têtes bleues de Yamaremplies d’étoiles
flûtes grêles au fond du jardinaux sentiers qui bifurquent
les huit emblèmesarrête-toi, ma sœur, un instant
Dans une pêche, rouge comme le cœur d’un hérosle dragon d’or s’enlace aux nuages
le nœud mystiqueau travers duquel
l’aurore et le couchanten dix losanges
infinisAu pied de Tsong Kha Pa qui
à l’image de Manjusritient l’épée et le livre
fume d’un parfum pour chaque veillele joo-i
mâle et puissant
Un autre instant déjà détruitla hautaine sérénité
de l’hivercar soudain se dresse cette ombre nègre au coin d’une ruefulgure la douleur qui paralyse le destin
248
la mémoire de la souillureterritoire sacré saccagé
« Jamaisdit le prince à Pierre Bezoukhov
jamais je ne pardonnerai »Fuir! dans la guerredans l’incessant grommellement du sommeil
qui est la mortdans la jungle des choses multicolores
qui est la mortou bien, Ulysse, choisis le voyage sans itinéraire
dans le monde sans finqui est peut-être la vie
à la recherche de l’impossible oubli
laisse –moi quitter, gracieuse enfant,
ton île fertile et ton palais de verrej’ignore quel sera le dénouementje sais seulement qu’il n’est pas ici
Je suis en tout lieula demeure de l’inguérissable souffrance
je suis l’hôte de la haute plaintede ce qui ne fut
et mon ombre inséparableest la souillure d’un passé dont
je ne fus pas maîtrefemme ô toi et ton
incompréhensible nuitAinsi
ce monde de pensées secrètesle nôtre, d’infirmes, qu’imprègnent le chagrinet les ténèbresles mots, les mots, efficaces habits, masques habilesrien n’est vérité
l’isolement l’horreur l’imposture
pauvre Pirithoos! hélas, hélas,je t’envie
249
« Terre aimée »mais il ne se retourna paset il ne pensa à nul lieu
et justement la splendeur d’octobre (c’était)nu David s’éloigna vers la grande vitre fuméerêva sur le port turquoise
éblouissantil était beau comme Ajaxson corps doré comme la lumière faiblissant sur les dunespuis il murmura : « je vis un rêve »
félindoux lynx, poils noirs
humides de rosée odeur d’humus fadesa bite menue
Laisse l’automne s’emparer de tes membrespour que tombent les feuilles rêchespour que sans remords vienne la sérénité de l’hiver
Chantaient trois aveugles contre un murla Revolución avec trois guitares
terre obscure soleil brûlant
mutisme
250
50
Le mois obscur de ta parolerevient avec clarté du cielPremier crocus dans le jardin
(« cette fleur existe-t-elle en France? »« oui, oui »)
encore dissimulé au pied d’une pierre noireCe mois obscur est denseRien à l’extérieur : les arbres encore nusquelque chose comme une fin de règneclarté de mars sur la tour de ferla mesquinerie humaine toujours présentela semaine glisse insensible barque sansimportancedans les membres sourd puis s’étalecette forcede pierre Et puissens :le réel extérieurillusoire, un désordrequi va vers la mortle réel intérieurqui tend vers l’ordreoù tout est indélébileO cielpleussi tu veux« Je travaille, dit Mahler,
pour vivre et je vispour écrire » et si
l’amour s’éloigne d’un pas pesantque ton cœur ne s’alourdisse pasde rancune
251
Qu’un jour après l’autre descende au fil du fleuveque tes filles sur la rive
l’une après l’autre se détourneet Pénélope que le temps a usée
laisse fatigue envahir son regard et encore plusson cœur
peut-êtreest-ce toi qui
de toi-même te détachesO ciel
pleus si tu veux!But then begins a journey in my headLe sentiment de ma force dans mon corps
amoindriDebout à la proue, sur la mer jaillissante,et puisque la musique est la nourriture
de l’exil et de la force,je me donne à toi, dans ma densité de pierre.
Ce-qui-n’a-de-nom en sa grandeur lèveson ombre
dans le corps sans horizon du voyageur
Ce qui futdésordre s’ordonne
ce qui fut oubli
reste mémoire
ce qui parutlicence
devient vertuce qui semblait
désirest don
L’obscur est la clartéles joyaux du monde suspendus dans la nuit mornefont la nuit belle et sa vieille face
neuve« Peut-être le premier crocus
252
dans le jardin » dit Volcker de sa voix rondepeut-on dire qu’il est l’homme
qui déclencha la crise? un bon pèrede famille peut-il jeter des millions de familles
dans la dèche?Fous-toi dans la peau d’un gus
sans boulotmesure la dérobade de la vie
mon potele lâchage des uns après les autres
S’il ne t’était resté deux copainspas un de plus
pour te sortir de la merdeGrave la séculaire histoire du chagrinsous tes masques
n’oublie jamais l’amitién’oublie jamais la gratitude
ni la parole de ta mèrelumière dans la nuit du monde
l’obscure force du destingarde-la comme ton talismansève de l’espérance mon filset grâce et candeur traversentl’opacité du temps
Car lorsque tu te présentesnu et simpletel qu’en toi-mêmefraudeur frondeur fauteur
mais chaque fois tusans mesure t’es donnésans ruse à la tendressequi enchâsse l’instant
te sauvent de celui-cipureté candeuret te livrent dans le noir àl’humble clarté de laliberté
253
Puis vint le soirchargé d’une odeur d’arbresNous restâmes ainsi sur la plage secrètela lune calme, très vaste,répandait sur la mer de Balil’or, le chant, le silence
Pursnous étions en toi
non-possession du moilivré au ciel lumineux
l’univers a formed’un homme
Sourdement retombaient les vaguessur le corps paisible
Régularité de l’éternitéScintillait la mer inlassable
Sans penser nous flottionset ainsi corps sans horizon
de sable humide, d’écume et de palmes bleuesfraîcheur de l’esprit
sainte est la non-espérance
Elle se rendit dans un pays éblouissantS’approchant d’un lieu bienheureuxd’où lui parvenaient des chants brefsde nouvelles lueurs elles’étonna : « que fait ici mon fils? »Il était à genouxpriant
immergé dans la béatitudede la splendeur
Je t’emmènerai encore une fois ma mèreavant qu’à jamais nous nous quittionsje t’emmènerai à Bodh Gayaet à Bénarès et à Kushinagaret à Rajghiret à Nalandaet nous resterons deux joursà Lumbini
La force du destin obscurse répand
lait de métal sur la mer éblouie
254
peu à peu les vagues rongent le moiPas à pas dans la patience des insomnies
s’approche le voyageurde
255
51
WaltWhitman ce qu’il voulait dire c’étaitune ode à lui-même sagratitude à Walt Whitman d’être
l’univers« Les vagues de l’océanau cœurde la montagneretombent et retentissent »et peut-être les plus belles annéesfurent la fin des fifties le début des sixties
et puisque notre civilisation est celle du remords et de l’oublin’accueille
ni le remords ni le regret
garçon pâleen ce temps-làles gens étaient pauvres et décents« il manquera à nos enfants, dit-ilà sa femme vingt ans plus tard,la poésie de la pauvreté »
A l’entr’acte on grillaitavec Pierre la Balto de la semaine
on va pas se faireVilleneuve-sur-Lot Blues
fugace mosaïquechagrin pluie fine dimanche soir
only you the Plattersça n’a pas gazé
256
on s’est même pas saoulépère c’est vert
il est mort voilà tantôtgarçon pâle
le bout du chemin seulelle n’est pas venue à la surboum
t’attendent Cherchell et Tipasaaprès le bac tu t’es
même pas saoulé
père sévère si douxparti sans tambour ni trompette
pleure son fils chagrin pluiefine dimanche
soir a-dieu
« travaille, lui dit LaërteLoi de l’Histoire »
la lune bleue sur Haïphonglampes mutlicolores poissons oiseaux
et au milieu du jardinlanterne magique pousses-pousses pro
cession de montreurs de marionnettesdevins aveugles
batteurs de cartesreproducteurs de photos (au pinceau)
nettoyeursd’oreilles et de narines
passaient en silenceàla
queueleuleu
ombres dans la cage lumineusemilitaires à épaulettesadministrateurs en casquettegardes annamitesLi Tuêt et Xa Xê devisent
l’enfant sur le buffle
257
longe les rizièresle soleil se couche
derrière les bambousdu village d’où monte
l’appel du gong
de l’autre côté de la grillerue Paul Doumer la fête de la mi-automneodorantes pharmacies chinoisesjarres de poissons secsparfum de soie et satinchez l’indien de Bombayoranges
les oranges Sunquistrouges
les pommesd’Amérique
Rita Hayworth au coin de la rue Gilda à l’Edende l’autre côtéde la grille
la nuit bariolée de lafête de la licorne
parfum des fruits guérisseursDerrière la persiennecuisse blanche d’une servante (et son ombre)qui se dévêt
Magiquelanterne
258
52
Peut-être la fin de l’étéviendra-t-elle sans souffrancesur la peau brune blanchescicatrices
l’ignorance reste la mersans soleiloù flottent nautilesde la mémoire
Or temps me détruitInexorablement racines des banyansfont sauter temples de pierredont les quatre façades sont la face d’un hommeDans le silence des lianescraque une dalle de grèspuis meurt son écho
lamentation en suspens
Veille un pêcheur, sur l’énigme du soirTombe sur l’eau bleu-indigole filet carré vers la vaseLa langue d’un monstre légerlèche les fontaines closes
Une moitié de l’être tremblequand l’autre déjà est lisse, brillant,impassible miroirPeu à peu main invisibleverrouille portes de l’être
259
Blessure du ciel intérieurla musique des hommesremplit leur temple sacréElle protègedes flots et du feuEt c’est un vastevoyage sous la voûtede soi-même
Peut-êtren’y a-t-il pas de viejusteEst-il si amerle mielqui fond sur la langue?
Circulez circulez il
n’y a rien à voir cen’est qu’un accident
un trou dans le tempsun trou bien vide
puisentouré de ma femme et de mes fillesje glissai sur les lacs pâles du Kashmirla vida es un sueño :
jaunes pollens sur l’eau jusqu’à l’horizon!
Ecoute ceci :« navré
mon cœurgonflé de gratitude :érable rougedans la bruine »
l’approximation des motssème
260
la paix indécisede la pluie
« je ne suis pas moi répondis-je :Disparaîtredans le monde derrière la puissancedes images »
patchwork transitoired’images volubiles
fumée ou refletnul acquis nulle mémoire
vol de grues blanchesdans le rapide crépuscule
Des étincelles surgirent des eauxRêve ou symbole l’univers
s’engloutit
et le long des fleuvesles temples aux toits octuples
Ciel neigeux :absence des signes
Je tiens ce monde pour talentueuxLe conserver
pour ce qu’il est :amoncellement des splendeursécheveau d’images où
puise le destinla Ville déploie ses autels dorés ses théâtres criardset laisse
l’homme partirsur les autoroutes d’hiver
illuminées de lampes blanchesSensuel, bienveillant, généreux,il enveloppe la femme de sa rêverie
l’étrangère sans parole
261
son sexe ténébreuxavide, ouvert
dans le silence des chambresrêve ou symbole la lourde pierre
s’engloutitdans son ventre et ses cuissesL’énigme de la forêt Les
fleurs du pénissi tendres et les prairies laiteuses
sur l’herbe dure de Vénusil étend son poids
Le vin est violetSans nuage
il bouge dans le berceaudu corps incomparable
fleurissent les grandes fougèresLes mains voient
l’argile rose et la neige tièdeécartent les herbes
Tourne-toi vers les dieuxet loue ce don
tes doigts pénètrent
Loue cette mordante douceurvin violet répandu
sur la neige obscure du ventreMatin
souffles de la sierral’herbe et les feuilles luisaient émail d’un plumagevert profond d’Espagne surl’azur mat
et au loin la frange blanche des Gredosl’éveil de l’homme
en son cœur maîtriséce furent ces chants doubles d’enfantset ces babils
dans la chambre d’à côté
262
le monde dans ma main Leparadis existe
et nous connaissons aussi ce rectangleéblouissant et paisible par où
s’enfuitle regard sous la treille do
réel’eurythmie d’ombre et lumière
les grappes de l’étébourdonnement d’abeilles dans l’après-midila cuisine est fraîche / glycines aux terrassesune nappe à carreaux rouges
trois poires jaunes :honnêteté du bonheur
« Désir et paix vivent mêlésQue celui qui sans ruses’en remet à moiici un instant
se repose »Je dis encore :
« sans souffrance vientla fin de l’étél’ignorance intacte
Confie-toi aumonde talentueux
Tu peux mourir apaisédans le sein de ton dieuveillé par sa patiencedont la couleur est orange
comme la membrane de l’aubele pistil du crépuscule »
263
53
Dans le parc de sa solitudeil se dit :
je suis invulnérable à l’amour
se souvenant de son dernier amour(le soleil éclatait dans le cœur des noirs mélèzes)Puis il se retira en lui-mêmeet attendit la cinquième veille
La fraîcheur de la nuitle pacifia
Des bouleaux dressaientleur ombre blanche dans sa poitrine et sous ses paupières
Il parla :« mon corps
n’est pas à moises provinces se fragmentent
mes bras sont des fleuves souterrains qui battent sourde-ment
je suis étrangerdans ma propre maison
une histoire secrète et sans raisons’agite
dans mes aîtresje ne possède rien
mon nomn’est pas le mien
ma conscienceest le pouls du monde
Qui donc traverse ce chaos? »
264
Ainsi penché sur son imagequ’il ne reconnut pas
il fut satisfait :il se trouvait quelque part
dans la vérité« Invulnérable à l’amour
je suis dans la paume du Seigneur »
and then he told the story of his lifepar bribes et par morceauxainsi est fait le tempspar bribes et par lambeauxle bonheur intérimaireet le malheur méticuleuxcette nuit-là l’enfant connut
le sensLe paquebot de l’exodeunivers-île en route vers la Métropole
la masse de ses ténèbres piquetées de lucioles jauness’éloignait sur le Delta sombreDes misérables hébétéstransis par l’Histoire tasséssur le pont ou derrière les hublotsjetaient un dernier regard à Haïphong
l’univers était silenceet nous qui étions restés
les pieds dans la vase du Fleuve Rougenous savions
que notre heure également était fixéenous savions
l’heure de la mortet l’heure de la renaissance
A la mémoire s’agrippe la nuitje suis dans la main du Ciel
la nuit lactée où flottent des bannièresd’astres
est la lumière de l’être
Ce monde électrique dans les ténèbres
265
s’enfonceTimes Square sous un ruissellementbatteries de jazz / voix
obscènes / sueur /à mi-ciel
les gogo girls dorées gigotaientjusqu’à l’aube
et à l’aubela jeunesse voulait mourirvoulait se jeter du douzième étage dans la 57e rue EstIl marchait sur le pont Washingtonbattu par les rafales des voitures nickelées
qui hurlaient au-dessus de l’Hudsonsouffrance ma calèche d’eau noire
puis se noya dans le sommeilUne sueur de haine fut
son linceultelle était la puissance de cette haine
et sa puanteur si forteque sa femme éclata en sanglots
« tu nous détruis tunous détruis » et ils
s’engloutirent
Rienne peut défairece qui a été faitRoulesans trêve le fleuveet sans miséricorde
Je suis désormais invulnérableà l’amour
sombre et lumineux vaisseauqui dans la masse des ténèbres
s’enfonce
266
54
Des bœufs blancs solennelstiraient de vastes chariots aux roues de boisSur les chariots : enfants chamarrés, chargés d’ors
ohj’ai tenu bon
dans le malheurm’abritant
sous l’arbre de ma solitude
Les enfants n’écoutaient pas les sièclesles mères riaientdans la poudre rouge du couchantPatiemment les bonzesattendaient dans la cour moussuedes pagodes
Mandalayoù nous étions perdus
savions-nous qu’un journous serions làfils du hasard
En quarante-cinq on parlaitde la bataille de Mandalayles Japs contre une poignée d’Anglais
(jecrois)
Le temps estignorance
en mon cœur qui dansla vieillesse
267
sombre, rafiot rafistoléle temps n’est pas
je te le dis : ces bœufs blancsenrubannés de rouge sous l’arbre pourpre
du soirsont la merveille de mon êtreNous revînmes vers l’inoubliable
IrrawaddiSeigneur
que toute chosevibre dans ma sèveQu’elle s’élève vers voustels l’encens et la musique
hors de moiqui ne suis riensauf le monde
« Vous voyez cette route? » et Spencertendit le doigt « elle va jusqu’en Chine »Les combats ont dû être terriblesce fut le commencement de la fin
Je vois mon père ligoté à un goyavierIl est à genouxil saigneun Jap le tabassemon père ne livrera jamais son arme
En quarante-cinq commença un autre siècleN’écoute pas la mélancolie de l’Histoire
The Modern Man I sing
les chauves Castilles2 pilchardsl’armée des mers cosmiques« il est gros il est gros » (criait-elle)l’odeur du fleuve
flot de purinhors du corps s’échappent / les images
268
alors la caverne d’ombrese remplit
de videJusqu’à la limite morne de l’univers
non-êtrecourage du non-être
Je chante la possession et la non-possessionje chante l’absence et la toute-présence
C’est l’homme de demainque je désignecelui qui sans retours’en vacelui qui quitte le fleuvecelui qui a humé l’odeur de vase et de ténèbrescelui en qui repose la mémoire des races
et qui oublie
Sans femmesans enfant
j’ai reconnu la solitude, son territoireJ’ai marché le long des plages amèreset j’ai reconnu les crépuscules de l’HistoirePuis j’ai traversé les merscherchant qui j’étaisdans le désarroi du siècleAvec mon masque et mon couteauj’ai pénétré dans les cités antiquesdévorées par les temps nouveauxLe cœur dévastéj’ai côtoyé les Barbaresils revenaient hilares des pillages et des émeutesMa maison sacrée futviolée et mise à sac :un fruit de la veulerie de ce tempsJe fus soumis à la tyrannie des nouveaux maîtrescar les anciens esclaves avaient investi les hautes demeures
269
le sordide et l’obscène avaient envahiles chambres les plus nobles de l’enfancel’esprit lui-même s’était fourvoyépar lâchetédans la populace bigarréequi se trémoussait au son des tams tamsJ’abjurai trois foisde peur qu’on ne me reconnûtJ’abjurai trois foiscachant mon visage et mes dieuxce fut le temps de la honte
et c’est encore le mienHomme de l’antique et du futurje ne vois pas l’espérance
La même plaie suppure dans ma vie entièreTel est le prixJe dis : je l’accepte
Et voici l’enseignement que je te livreLes dieux ont une existence brèveun jour leur foi pâlitalors ils sont déchus
Les dieux eux-mêmes meurentcomme s’éteignent les étoiles
Paie le tribu de ton pêchéTu as commis l’injustealors sois soumis à l’injusteQu’au fond de ton chagrinvogue Hesperospuisque dans la même existenceil t’est donné de payer (loue ta chance)Au hasard ne répond pas le hasard
Patience dans l’azur!Attends le retour de l’ordre des chosesgarde intactela force de la foi
270
Dans l’univers d’illusion que tu saismaintiens la vérité que tu sais
Sans trèvemarche sur les grèves hors des hommesRemâche la menthe sombre de la vérité :la souffrance est la seule monnaie de l’existenceNe te dis pas :« je me suis trompécette femme n’est pas la miennece visage n’est pas le mience destin n’est pas le mien «Au hasard ne répond pas le hasardQue le vide te remplissepour chasser l’illusionBoue et diamantss’enfonce jusqu’au moyeuton chariot tiré par deux bœufs blancsLa face immergéedans la lumière de la nuitc’est l’homme nouveau que je chante
Il est celui qui a quitté le fleuveil a annulé le malheur et renié le bonheurInvulnérable à l’amouril vit comme une îleDédaigneux de la haineil est protégé du mondeLa goutte de selqui fond sur sa langue taciturnea pour nom liberté
271
55
Le ciel lui-même est nouveau
Boue et diamantsle Grand Chariot avec peine basculeDe vastes néants nous invitents’avancent nos vaisseaux silencieuxla nuit bleue nous baignefleuve de lait
N’y a-t-il que nous deuxhors l’équipage des songes?
Bleu et métalun vague grésillement dans l’immensitésyllabes et chiffresNous glissions sur le temps impassibleparmi les plantes sourdes et les astres hostilesNous passâmes au-dessus des terres craqueléesau-dessus des cités énigmatiquesvallées de ruines peintes d’une lumière mauveUne neige stérile s’accrochait à des crocs
Quel cocher nous guide?as-tu vu sa face? nousne voyons que son dos puissant
Je songe à l’harmonie des espacesà l’innocence qui baigne la vie et la mort
272
mais aussi vastes soientla durée et la multitude d’étoilesnotre vie est une prisonet notre esprit où habite l’univers
Te souviens-tudu Gange ses feuilles ses auroreset de sa source?De Bénarès boueux nous partîmesvers Farrukhabad et Cawnporebéni par le fils de Shiva et de Pârvatînous parvînmes au Tehri-Garwal
et làblessé par la beautédes neiges et des pics
je remerciai le Seigneur« qu’ainsi la fraîcheur baigne mon âmequ’ainsi la pureté l’agrandisse! »
Ne pourrait pas parler ainsi n’importequel pignoufun quelconque Hugo de Six-Cognesconfit dans sa Droite bien française« N’oubliez pas que vous êtes français »sentençait cet ancien paraEncore un cocu de l’Histoireet t’avais envie mon potede lui rentrer dedans à c’gros larddans le salon étriqué foutriquetde madame la comtesse de Lasse-Fesse« Ici, monsieur, se trouve réunie la crème :des aristocrates et des bourgeois » continua tranquille et péremptoirecet âne bâtéun lourdingue à demi-foubeau produit de la goujaterie françaiseTant qu’à faire vaut mieuxbavasser avec RictusTire-toi mon pote
273
de ce 16e qui sent le rance et le Figaroavant que ton oseillese mélange à la fausse monnaie
et pis merd’ v’là l’hiverla Crise est bien là
et ben la« et Ben Bella qu’a pas fini
d’nous faire… »vingt ans après dirent les Ribouldingue
Comment que tu t’appelles?l’interpella le marin qui
venait de raconter un tas de bobards derrièreson bock
« Je m’appelle Dedalus »dit-il sans morgue ni honte
sans ruse non plus
L’autre qui répondit« Personne, mon nom est personne »le fit par ruse
mais sans ruse j’ai vécuplutôt par faiblesse
saoul du mondeLa tombe de Segalenbloc brut de granit de Huelgoat
unchêne nain
à son chevetla plus belle tombe d’Occidentavec ce rien de snobisme écolo B.C. B.G.
mon âme souviens-toide la tombe de Kunget de celle de Mö-Tseudans la plaine jaune où roulait la mer solaire
Je me nomme Dedalus, dit-ilj’ai erré sur l’espace de la terre
mais moins qu’en moicette demeure hantée
274
aux couloirs funèbresouverte à tous les vents
Paix et désirsensemble se meuventSe mêlent comme les eauxPuis se répandent dans les entrelacs des membres
Malheurà qui ne sait vivre sans ruse
Plus grand malheur à qui oubliece qu’Il a dit à l’origine des tempsle rêve du rêve
fumées images glissantesla mort
est une imageet la vie constante agonie
flux et fuites
Oh sache-le sous l’arbre de ta solitudeet dans le désert poudreux
où tes enfants te croisent sans te voirnaît entre les pierres
l’eau fragile/ bondissante
gerboisedes sables /
furtive flammeentre les ronces
toi le mort ou le mourantplutôt mort dirais-je
le corps sans attributsans grâce
et l’espritorage sec
ne dis pas / à l’heure qui est ton heurequelque part après mi-nuitet n’importe où dans ta viequi n’en est pas une /
à l’heure parfaitement stérile
275
où tu connais ta stérilitéla nécessité de ce qui a été accompli
pour qu’enfin tu sachesce qu’est la souffrance
non l’amour du mal-aiménon la pauvreténon l’arrachement au père
car ce furent des palmes de l’arbre du désert
mais l’énigme du corps infidèlela prison muette où se cognent les pensées
et l’impossibilité de tes enfantsd’être tes enfants
Ce qu’est la souffranceCe qu’est la souffrance
le silence concavela voûte
où se disperse la pailleoù s’émiette l’écume
l’eauqui n’est pas l’eauqui est l’eaule mot
insaisissablequi est leurre
et véritépaille
paille des mannequinspaille creuse
et ce bruit de tambour obscur dans les artères
l’eaule mot pur
Ha!
276
56
et peut-être, se dit-il,la destinée du voyage
est-elle la bienveillance
homo estmisericordia benevolentiaque insignis
Pusan tristeune australienne à moitié tondue
aux cheveux rouges vêtue de cuir noirlevait ses mains gantées
l’espéranced’un autre monde
se répandait comme l’aubeque chantaient deux violoncellistes
masqués
c’est toique je chante
c’est toil’autre ou le sublime
peut-êtrel’infinie souffrance et l’ultime éclatement
que moile dernier homme
au corps de plomb et de pailleje célèbre
Des couleurs cruelles m’avaient plaqué
277
au mur de verre bombéles sons électriques entraient dans mes cuissesla voix de la machine
vibrait sous l’écume de la peau
lesmarionnettes avaient tellement les gestes de l’humainhomo est
misericordia insignis
IthacaeL’Univers inconnu
surgit de l’œil puis s’y engloutit« la lune vient d’une littérature anté
rieure »le héros
humain trop humain s’écouleune balle au milieu du front :
lu dans Jame Hadley Chase la veille( )
« de même moon a une signification différente de lunaCette longue monosyllabe vient peut-être
d’avant Shakespeared’avant la splendeur élisabéthaine »
dit l’Aveugle dans sa diction chevrotante et snobStupre et douceur, des fleurs sombresjonchaient le goudron vernisDans les sous-terrains où gisaient les bagnolesj’ai baisé son cul moelleux melonneux veloutéet puis doucement, plus légerque la plume, la brise ou l’embrun,j’ai, de mes lèvres,
frôlé ses lèvres peut-êtrel’une
des deux ou trois chosesqu’il me fut donné
, les plus belles,de voir
278
57
Ce n’est pas la mémoiremais le défaut de mémoire qui est prodigieuxl’oubli complet un pan de nuit
puis un bruit de tamboursur le fleuve dont le ventre
est rempli de brume« Guildo!
net’éloigne pas de moi »
Alors des ailes vivantes et nonchalantestraversèrent les faisceaux des phares
intermittentss’engloutirent dans les ténèbres puissantes
« ne t’éloigne pas de moi »En effet une ombre restait
à ses côtés étrangère et familièrele monde est pitiéla vie est pitié lefleuve nocturne de notre anonymat
si loin des cités et des étoiles électriquesfroissement des eaux et l’hélice gémissantepartir par ce froid
dans l’obscurité de l’univers,enveloppé de pitié
Chungking tragique sous la bruine obscureOù
279
étions-noussur
quelle terre?Qui
savaitnotre momentnotre endroitet porterait témoignage de notre identité?
Alors le bateau se redressaavec lenteur s’enfonça dans ce pays sans limiteun monde en gésineportant son bruit impassible
porte ma joiedit-il à l’oiseau sans rêve
et dépose-la sur les îles de couleurqui voguent calmes collierssur les eaux pacifiques
où se perdirent vaisseaux guerriersPureté du mondesois
sans êtrecomme la magie du vide
et l’écriture de la prièrecomme voile ou vague
sur les sablesturquoise
lisse chair du couchantvenue du cœur des mers profondes
porte ma joie (dit-il à l’oiseau sans rêve)qui est témoignage du savoirmonnaie de ma liberté
à la gloire de Celuidont naît l’espérance
Va!Au-delà de la Mer sans soleiltrouve les plages de l’innocenceCar le temps est ignorancemême dans la Cité d’or
280
Je ne peux allerplus loinIci se limite ma prison
Va!au-delà de la Mer sans soleil
toi seul me veilles et me comprendsle prodige de l’oubliqui fait que je n’ai pas vécu
128. CHAMBRE. INT. APPARTEMENT AVENUE
DE LA BOURDONNAIS. NUIT.Une chambre laquée de vert.Moquette verte. Miroir débutde siècle sur sa cheminée de marbre sculpté.Meubles chinois en camphre.Fixés sous verre Ts’ing. Lampes blanches allu-mées.Rideaux pourpres, oies blanches, feuilles d’or.Au-delà du balcon de pierre, à traversla fenêtre blanche aux carreaux à lafrançaise, la Tour Eiffel rousse dans lecercle d’opale de la lune géanteau-dessus des arbres noirs.
La chambre est déserte.
281
58
Mais ce fut cette plainte muettedès avrillorsque ensembleassis sur l’herbe renaissantenous contemplions la chute des neiges
Puis à la même place que l’an dernierce vide intolérable
Le maître du néanta ouvert des pansde son manteau
Je n’ai pas vécu :l’inexcusable oubliet la destruction du mondeque furent ces mois sans regards
Alors :« jouir de l’automne »dit-il se redressantet il changea d’habitsLa plus belle saisonchargée d’odeursVerte l’embouchure de la Rivière des Perlesjonques antiques
le rouge de Canton laquait les temples enfumésla mer consolation
vaste péan
282
Farandole sans haltevogue et marchedans la musique des apparencesAlors :
assis face à l’automneécran d’érables rouges et de pins noirsle maître de sa propre vieimmobile sur sa natte de pailleet sa chambre est ce vaisseau ouvertsur le temps impérissablecontemple le flux du dedans« Je vous suis lisible
ô Seigneur »
Etre la montagne sur les eauxcouvrir, éternel,
le feu et la nuitet recueillir dans ses replis
la puretéde la pluie
les brumes d’équinoxeJe dis ceci :
assis en lotusdans l’ombre d’une chambre de boisla face baignée de la lumière rousse
du déclinles yeux ouverts mais le regard
tourné vers le dedanstelle est la position correcte
Tout à l’heure elle avait murmuréen tremblant « je t’aime, je t’aime »sans trop forcerpresque fortuitement presque peureusement(de peur qu’il ne s’enfuie)Il se laissa coulerdans le délicieux demi-sommeil« tu
ne me dis rien »Il
283
pensait à l’immense odeurde chaude moisissure de Bangkokklongs jaunes pelouses inondéesla chaleur grosses pattes humidesil plongeait dans
cette haleine de tourbes et de tubéreusesde pluies, de palétuviers
Lorsque grande est la solitudel’homme y prend refuge
not self-pitybut so waste my land
« Après tant d’annéesdont chaque jour m’a brisétoi qui portes dans mon litle sanctuaire souilléet rappelles à chaque instant
le secret du destin qui me méprisetu as amené à mon seuil
l’affrontpeut-être pour te sauver
peut-être pour sauver tonpropre espace
de l’invasion du maltu as oublié notre pacte de mutismefranchi la ligne magiquequi sépare le silence des ténèbres
Tu la connaissais pourtantdepuis le premier jour
Brisant le sceautu as osé »
La haine montait dans sa gorge
L’unanimité de la douleurl’infini de lassitude
Dedaluserre sans fin
284
dans la nuit taciturne cetteville où grommellentles malheureux
avec son doubleou son père
qui radote puis bougecomme son ombre sur les docks
l’extrême abandoncette haine qu’il traîne depuis près de vingt ansl’horreur de l’arche perdue sur les eaux-ténèbres
papiers froissés etclématite cassée sur
neige saleles chiens sentaient fort
« elle criait elle criait » disait Kouassi de sa voix lentementcriarde
« elle a saigné » il avait là-bas deux femmes et quatre enfantsen rigolant rouge blanc et on s’esclaffait tous ensembleen se tapant un ballon
puis on partait au bal dans sa DS rafistolée
Un jour si tu t’arrêtes dans un portqui sent le camphre et le campêchebaisse-toi, et lave-toi la facedans l’eau qui luit comme une lame
ne pense plus au désertque ne fertilisera
aucune larme d’Allah
l’amour est mortel’amour est morte
ô Rutebeuf
285
59
Calmer les nerfs L. 72 trois fois par jour 20 gouttesDormir Anxoral ou Véricardine
Natisédine 1 comprimé lorsque crisePalpitations
Véricardine 2 ou 3 c. par jourAngoise SympathylSciatique Ledum 3 doses 3 jours de suite
9 CHDigestion Digestobiase 5 c.De la poudre d’ortombaitsur l’étendue de la solitudeNous traversions le couchant sublimece fut Chesapeake Bay
plus calme encor qu’un rêve de monarqueVers le Sud on filait
lumières vertes du tableau de bordLe pont infini
fléchaitl’horizon nu
Calme de la jeunesse :on fonçait vers le futur
irrévocableainsi naît l’œuvre
nonde la souffrance
mais du destinet probablement le premier acte
de ce théâtre d’ombresprit-il fin
non
286
à la mort du roi pauvre qui mourutà Thèbes crachant
le sangmaudissant les dieuxvomissant sa vie inachevée
– injuriait les médicastes et la facultécriait : « salauds, salauds, vous m’avez
tuéOù est mon fils? » et il
criait encore dressé sur sonlit à l’hôpital Grall
« oùest mon fils? » –
ne parvenant pas à quitter sans regretce monde de putains et de bandits
ouine parvenant pas à s’en aller sans récriminations
il expiraamer et révolté
« tout est foutu » furentses dernières paroles
s’y rassembla, tremblante, la vulgaritéde l’espérance
et probablement ce ne fut pas la findu premier acte
mais en ce dix-neuf décembre cinquante-neufqui sentait la nuit du métro
Traverse Chesapeake Bayà la chute du jour
file dans ta Mustang doréesur ce pont infini qui se fiche dans l’horizon nu
alors tu saurasvingt ans après
ce qu’est la juste paixd’un corps blessé
287
Et qu’elle soit sortie à jamais de ta vie parcette nuit qui puait lasueur du métro etl’électricité rance des Abbesses
fut cette mort vivantePlonge
dans la plénitude de l’esprit
Le vent fou qui dévaste le monde
/ Revenu de la guerre il attend encore la guerre /
Doucement sans un motAriane ma filles’était couchée sur le côté droitposant sa tête blonde
sur mon genou de ferse mit en chien de fusil
et s’endormit
Les portes du palais s’ouvrirentUn souffle frais
vint du large lointain« Je suis roi à mon tour »
et, sans bouger, je continuai ma lecture
Les chambres du palaisinsensiblement
s’agrandirent
288
60
« Croyez en moi, dit-il,car nous n’avons pas terminé notre voyage »Disant cela dans la nuit puredu désarroi, il se sentait comme un animal
blessése serrant contre ses petits
sachant la fin
Puis, inviolable,vint l’aube dans la lenteur des voiles pacifiquesUne force formidable grondadans son torse et ses épaules de glaise« Moi je fournis ce fleuve
sans source ni estuaire «et ce flot roulait
le sang et l’alluviontout ce
limon noirdésir et volontéamour et pardon
comme une gerbe d’oiseaux jacasseurs et généreux
S’offrirent à luimille bras glauques vers la mersous les hérons carnassiers
Barbarous kinghere is your kingdom!
Il oublia la fragmentation des langues
289
l’Europe infirmequi geignait ses dernières heures
Deuil ancienQuel
futur ai-je quitté?
L’étrange musiquecomme l’écho de l’antique univers
l’absence de signessur la Table des Signes
Donne-moi tous les livreslivre-moi les tarots
ligote les jongleursmulticolores
je parsà la recherche de l’Arbre
Je boirai aux verres sans refletJe marcherai sur les steppes et sur la merveillé par le vol des vastes pétrels blancsjusqu’à la limite de mon corps
et là!face au sud
assis sur l’herbe kusatandis que monte et se répand
dans les chenaux de mes veines et l’enceinte de mes poumonsl’armée de la douceur
j’attendrai!
Les rues de Vientiane s’étaient éteintesla monarchie venait de tomberun Noir de la CIA galopa dans les couloirs de l’hôtel
290
portant sa main à l’aisselle gaucheune
odeurde terre et d’arbres
le silenceoù la ville était tapie
buffle dans une marele claquement d’une culasse de colt
« Ne fais pas de bruit »chuchota-t-il à sa mère
Vie,Histoire,
l’abandon de toute vérité,le sang et l’illusion,
tout celimon noir
d’un songe.
Ne tente pas de décrypter les codas qui n’ontrime ni raison
les années sans suite ni saisonDans l’ombre de toi-mêmeassiste à ce théâtre d’ombresoù se fragmente la langue des nations
et pleure Vaucouleurs!
Nous ourdironsce complot : vivre
« Tu pleures et tu geinsparce qu’on t’a laissée
un salaud t’a ainsi plaquéedans une crique déserte et calme
de Crètes’est taillé
lassé de toiou plus simplement la peur
d’avoir un gosse alors
291
qu’il ne se sentait pas prêtEt maintenant tu es là
dans le chaos de ton avenirpeut-être avec un enfant dans le ventre
l’angoisse te coinçant la gorgel’humiliation / la surprise / le désarroi
et puis l’amourqui se déchire voile usée qui se rompt
l’ample et souple vaguese divise en chuintant à un soc d’acier
Ton cœur n’est pas plein de malédictionsmais d’un vide béant
ta chair n’est que souffrance
Puisdésespérée
tu te noierasdans la mer lumineuse
Celui-là par quitu as souffert
celui-là qui par lâchetéou lubricité
par légèretéou ignorance t’a abusée
sa jeunesse est sans excuseje le châtierai
Je le poursuivrai jusqu’aux confinsde ma fatigue
pour lui faire expier sa faute »Cela dit, Thésée
se retourna et avec la lenteur du destinse dirigea vers son navire
qui doucement brillaitrames et boucliers
sur les flots
« Quitte cette terre maudite, dit l’homme
292
à son filset va en France où se trouve la cultureVa vers ton avenir «
Et alors que les hélices du DC 3commençaient à tourner
/ haleine de vase et d’herbes humides /le terrain nu de Tan Son Nhut
soudain comme la scène tragique
de la solitude et de la séparationle jour sans ciel
les rizières sans hommeset alors que croissait le vrombissement« je te dis encore mon filssauve-toi de ce pays sans espéranceva-t-en de l’infinie médiocrité de la guerre
pour construire ta vieannée après année
patiemmentpar les livres
oui seulement par les livreset les veilles »
Et il pensa en lui-même :« qu’il parte
pour ne pas me voir mourir »en vérité
ilmourut
dix semaines après /Que
Thèbespleure!
Que la nuit enveloppe ma faceMes pas résonnent dans les corridors de marbre noir
293
Je suis plus vieux que mon pèrele temps n’existe pas
Que pleure la ville nocturnequi jamais ne s’éclaire!
294
61
Fleuve limoneuxsous le vol silencieuxdes oies sauvages
monts abruptspins patients agrippés
au granitbleu
des coups sourdsébranlent
le bateau
Il descend les Trois GorgesSa
pensée uninstant
le frôleLe monde est en feu
comment ne pas avoir soifle monde est en guerre
comment ne pas avoir peur
Du cœur noir du Sechouanils partirent
enveloppés de ténèbres et de pluieNuit froide de Chong King
Depuis lorspassèrent les jours
rapidessans marques, sans pleurs et sans regrets
rafales d’oiseaux grisfeuilles d’automne
295
parfois un euphorbe rougecomme au loin un feu dans un champ incliné
fumée légère vers le ciel vaste
Qu’es-tu devenue?
Nous fûmes tous lâchescette année-là lorsque nous
fûmes vaincusL’ennemi nous rattrapa
dans notre fuiteNous nous dîmes « à quoi bonpuisqu’ils sont plus fortsA quoi bon puisque l’Histoirenous abandonne »Le peuple renchérit :« Plutôt vivre rougeque mourir »Puis nous baissâmes la têtelarmes amèresNon aucun hommene peut être entièrement blâmé
Ainsi nous t’oubliâmesvautrés dans notre servitude
J’ignore si cette fleurest cruelle
mais le givre des champsderrière la maison
esttoute l’enfance pauvreodeur d’encre et de papier
corbeaux sur l’étendue blancheceps noirs alignés givre et gelée
296
colline sous le ciel de craie sale
Mère depuis lorsdevenue femme très vieille
très vieilleque je vois s’éloigner jouraprès jour
corbeaux noirs sur la gelée blanche
Après six ans de peine ilrapporta les cendresde son père
pour qu’il repose en paix
Le devoir accompliil est cet homme sans bonheur ni malheurassis sur la pierre du seuilet fumantLa neige tombe sur ses cheveux
Hôte de personneouvre tes portes vers le Sud
Un chant de palmes s’élevaitdans la crypte du crépuscule
voiles rouges sur les sablessilence
toute la jeunesse sous les armesDes mesas de pierre fauve
pontons vers le cielpuis tombaient les étoiles
une à uneà l’appel du muezzin
Lancinement du déclin
Tout finit par arriverdans la vie d’un homme
297
tout homme vit mille vies
il ne fut pas de ceux-làqui acceptèrent d’être vaincus
car toujours il vécutavec toi
blottiedans son cœur disparate
d’hôte de personne
sans larmes et sans ombre
Mais amères étaient les troupes défaitesdans chacune des trois guerres qui furent longuessans honneurLes hommes maudirent un destin sans gloire
Ce fut ces matins-làlorsque la mer
se retirelaissant coquilles mortes et varech noir
qu’un enfant debout sur la grèvevit la destruction de la raison
L’horizons’ouvre
soudainLes déserts de l’Utah sont les plus beaux du monde
des néons rouges pendentsur la crête des canyons violets
L’aigle royaldu drapeau plane parmi les étoilesonyx porphyre gypse et chrysolithe
pigments ocressur la peau des lézards
Et bien avant notre retour de Cathay
298
(toute la familledans une Buick Riviera)
bien avant que nous fûmes six(assis en rang d’oignons
heureuxdevant la grande glissade de roche bleue de Yosemite)
nous venions déjà de Manhattantout droit d’un drôle de temps et ça
gueulait de partout en ces sixtiesPAIX AU VIET-NAM!
Les autres : écrasez ces macaques crush /crash /
pin them down /FUCK THEM, enculés!
Johnson Mac Namara et Dean Ruskpas farauds
et leurs nez pendaient pendantque Westmoreland continuait de paraderDans l’armée être conc’est pas décisif mais ça aide
Et des nègres arrogants qui vous narguaienten vous cabossant la bagnole
les follesqui se roulaient à poil Downtown
enveloppées de voix obscènessoul
alors on a eu sa claque de c’t’Amériqueon a eu marre
des WASP qui foutaient le feu au Tonkinde ce Black Panther
qui avait violé six blanches par idéologie etdes quartiers incendiés et des magasins razziés on a eu marrede c’t’Amérique hagarde de la fin des annéessoixante
et on a foutu le camp de ce foutoir pourcamper derrière les Lances de Breda
là
299
juste derrière le paisible Pradodans un petit jardin touffu près du Retirolà
en Europede chêne vert et de Ménines
pour guérir du cancerde la rancune de la haine et du sexe
Cancer était une atroce symphoniequi se mâlait au sang et à la mémoireimprégnait chacune des fibres de l’âme (si
elle existe)façon de dire
combien la maladie roulait dansle moindre recoin du corps
En Europetascas et flamencoles oliviers d’argentroulaient comme les flots d’un largetorrent / Tolède sur le Tage /l’âme droite de siècles noirsle ciel bleu indigoportait de lourds galionstoutes voiles gonfléesvers Cipango
(alors mon p’tit père on te le ditelle va crever
et très vite mêmevous pouvezbande de p’tits consdanser la samba ou le tam-tam
Demainelle mourra bien doucementen vieille dame très digne qu’elle estmettant fin à ses joursavec un bon somnifères’allongera au pied d’un if
à Patmosalors vous pourrez danser la sambaou si le cœur vous en ditvenir piller sa maison qui a encore fière allure
en coxant les bijoux et en laissant les livres)
300
62
L’indicible misèrede Hanoï
il dit cela les yeux baisséset puis il me raconta ce que moi
j’avais vu /le tramway de 1905
brinquebalant dans l’ancienne rue de la Soieles maisons coloniales délabrées
non la ville n’avait jamais été
très bellemême au temps des Gouverneurs gantés de blanc
messieurs les coloniaux en képis et casquettesles métis
les nhacsPoulo Condor
dont jamais on neparlait
ma vie serre-toicomme hardes dans ce baluchon
cette procession sur le Pont Doumergris sur le Fleuve Rouge
de vieilles femmes grises
hâves /hagardes /
servitude d’une pauvreté de fer
301
le ferd’une prison
sans nomcamions-ferraille
« je suis nourrie, vêtue, soignéemais je n’ai pas d’espérance » était-elle
nourrie seulement
cette petite qui sanglotait au milieu de la nuitsur le sein de ma mère
Alors, marchant dans le parc ensoleilléqui est le nôtre
où nous sommes comme des dieuxsans le savoir
j’ai fait abandonde ce que tu aimes
Guérissez-moi, ô Maître
de la maladie
du mondeils s’en allaient sur les merssans maîtres et sans butainsi sur les eaux hostilesrichesse et bonheurperles et diamantsdans la gloire des bannières et des fuméesou l’indéchiffrable destinc’était celala Cité d’Orchercherau-delà des portulans
chercherdans le silence des astresenveloppés de l’éternelle nuit
de l’univers
302
Et cette blessure est sans remèdecette mémoire sans prescription
sans relâche ils bâtissaient sur les lagunes bleuesdes cités de marbre et d’argent
toutes ces futures ruinesde leur propre chaos
poèmes de pierre et de métal« Et ceci est l’œuvre de la Raison »l’insondable temps aux yeux morts
dont la fillemélancolique mélodieuse
erre dans les halls déserts des fondations
Désormais la mémoire ne peutplus être perdue
Mais elle est morte. Nous errons, ses orphelins.
Le plus grand de ce sièclehere he liesunder the blue grassunder the blue skySan Michele islandlight
lagunalion
perles et diamantspoussières
lefruit de ton sexe
lamangue obscure de ton sexe blond
ce poing de cuir noir qui fracasse le miroir
under the sky
303
under the blue grassthe blond grass of your sex
éclatelatex
ton dos de marbre fluides’écoulent tes reins
et s’évasent tes fesses puresau sommet de l’arbre double
la déchirure-hibiscuséclate
le fruittouffu
perlé d’étoilesdiamants
argile et moussemoyeu graissé humide
la roue molle du ciel désertde l’erg nocturne
d’une chambre au Hiltonet c’était encore plus beauque la nuit d’Ucello
brune et doréeavec ses bannières de brocart
ses cuirasses d’argentses puissants chevaux blancs
L’on trouvait des capotes anglaises dans les distributeursautomatiques des pissotières
le long du mur de Berlinvaste division du cœur
Je t’appelais encoredu fond de l’Allemagnemeurtrie par les néons des barbelés et les miradorserrant dans Kurfürstendammet finissant ma vie d’enfantdans ce dancing circulaireoù les filles invitaient par téléphone
304
un garçon mit der bürste (EXIT)
Les pneus crissaient sur le goudron bosseléde Harlem
on blaguait on riait vaguement dans la grosse Chevroleton faisait semblant de vivrel’Amérique
pendant qu’on rêvait de cerisiers blancssur l’Hudson qui roulait les corpsdes nègres d’une guerre antique
passé inavouable d’une nationà moins qu’il ne fût d’une fille perdue et d’un homme mortd’un homme mort et amerassis sur le siège avantIl blaguait et faisait semblant
de riredans le flot lumineux
qui s’écoulait comme la rumeur du siècleà mille pieds au-dessus des vastes ténèbres
du Fleuve Obscur
« Nous caressons maintenantles orties
sans souffrir » dit le séducteurJe peux me pencher sur l’Histoire
avec la patience du plongeurJe n’entends que le bruit de sable
de mon souffleLe jour est vert
lenteur du songe
l’absence difforme de la Raison
305
63
Ce fut dans le fracasdes cuivres et des tambours
trompettes, trombones, buccins
ce fut l’écroulementdes bannières et des fifres
dans le halètement des hélicoptèresle déchirement des ballesle cri de bête des femmes ensanglantées
On se battaitjusque dans le cœur
de la villequi saignait
par toutes ses artèresLa foule
courait vers les ambassades closesescaladait les grilles des chancelleries
Le sang giclait dans nos salles à manger
la foulecourait jusqu’au port
les eaux calmes lapaient le béton des docksles hélicoptères
s’élançaient brutalement vers l’horizon blanc
306
Les porte-avions attendaientimpavides et fumants
et l’œil jaunâtre de l’horreurse planta au milieu de nous
Noche Tristeils fuyaient Tehotchtilan
Bon Dieu!Cela ne nous arrivera
pas /non cela ne
et depuis lors nous avons vécudes jours somme toute assez tranquillesjours tranquilles oui ce fut
dans l’écroulement des bannièreset des fifres
aucun chariotni de la chèvre, ni du cerf
ni du bœuf
ne nous sauvera
et Clichy a tant changéMiller mon vieux
N’y a plus de terrasses ni de treillesni de jardinets ni d’Américains
en guoguette
et Rome se peupla de tant d’esclavesqu’elle en prit l’esprit
et les légions demandaient toujours plus (Gibbons)de sorte que
« ô musique garde nous du feu et des flots »(au fond
nous ne demandons qu’à mourir
307
en douceuren écoutant Mozart)
Les légions demandaient toujours plusde sorte que
ce ne fut pas la guerremais la paix
qui causa notre épuisement
L’huile qui était si abondantefit défaut
le courage qui était si abondantfit défaut
Jour après jour Romefut investie par les esclaves
qui venaient du Sud
Les guerres d’Empire furent le prélude denotre fin
le sanggiclait
dans nos salles à manger
L’avilissement du stylece qu’il craignait pour lui-même
et les marées portaient sargasses et déchetssur les plages d’Ouest
Pleure les gloires nouvellesLa musique ne nous protègera plus
ni des flots ni du feu
Bildung und VerbildungIl vit la peau tatouée de la Terreet dans un grand saccage d’images brutales
il fut envahi de bruits
C’était le bourdonnement du mondeplus vaste que le désordre
de l’âme
308
La veulerie des fouleset l’espace des fleuves
la tyrannie de l’Estet le flot de la nuit
Alors il futle refuge du monde
et le refus du sièclel’agrément du destin
le déni de l’Histoire
Ce fut ainsi qu’il demeurasur le penchant
de la montagneSeul
environné de brumesCe fut l’adieu à toutes les saisons
et le vaste automne mélancoliquel’environnait
Roses blanches des brumesindécision de la parole
un torrent roulait entre les pierresImmergé il était
dans la rumeur océaneCe fut très loin
du mondece silence des veines
pur rythmeEntouré de lions et de tigres
de panthères, d’ours et de bufflesainsi il demeurait dans la forêt obscure
sans craintedans l’indicible oubli
La fraîcheur de la montagnela blancheur des roses
le pénétraientIl était la voûte sous laquelle
se dissipent monde et soi
309
il était ces pâturages oùcroît l’herbe verte de la mer
il était le fruit de lui-mêmeoù non-être se déploie
L’effort justeest le huitième chemin
310
64
Plaisir et musiqueinstants ailés
irai-je comme l’ennemi de moi-mêmeniant fortune et délices?
J’entendaisaux limites de l’été munificent
l’appel d’Echonarcose de l’être
éclose des pluies
Je te livrerai à l’empire de mes brastoi prudente des désirs
toute tremblantetendre érable sous la bruine
s’ouvrirale doux portique de tes forêts
ta bouche à ma langue
car veillent des dieux paisiblessur l’orage et le soupir
à jamais quitte la gloire et l’enfer
d’Utah beachtous ces garçons clairs morts pour notre liberté
ô OmahaQu’est-ce que l’Amérique?
les verts pâturages de l’espérance
311
et les petites maisons de Williamsburg sous cellophanedeux siècles seulement d’histoire pour l’étoile de la libertéquelques arpents de sablede la Nouvelle Amsterdamjusqu’au Mur des Indiensl’ogre des nègrespuis leur terre la moins vainel’océan des moissonsla palpitation de trois lampes
dans la nuit tombanteen un vallon de Pennsylvanie
la gloire des Français ô Rochambeau ô de Grassela générosité candidela rapacitéle cynismele pardon des prairies, des forêts et des lacsl’indiscutable grandeur de l’homme dans l’effortl’indiscutable grandeur de l’homme dans l’espoirl’humilité des Hamish cousant leurs patchworksle crimela lutte et les pionniersle pays inoubliable d’Absalon
ô Absalon parmi tes chênes en lambeauxles bras noueux du rouge Mississippi
Scarlet O’Harales flammes immortelles d’une guerre amèreet fertile
la gésine de notre mondela jeune mère du futurla Lettre Ecarlatele Thanksgiving Day
(douce neige de la Nouvelle Angleterreet les grosses bagnoles dormant dans les allées)
l’oiseau Starling
et la pure Manhattan surgitdans l’été indien
d’or, de nacre, dela douce bonté des sèves et de l’amour
la brutalité de Theodore Roosevelt
312
la bassesse papelarde de Lyndon Baines Johnson
(à Sutton Place Emmanuellepoussait sur son tricycle rouge
nous étions jeunes et heureux)CarnegieCarnegie HallMister Frickla Frick collectionFordla Ford Foundation
et partout la liberté
Qu’est-ce que l’Amérique?la fabrication du rêvela dilatation du regardle Grand Avoirl’en allée des fleuves
et des plainesla sourde puissance des Rocheusesun homme de nulle part qui s’en vala route
le néant des villesUn poème sans fin
où roule le halètement des linotypesde grands arbres rougesl’arc-en-ciel de Charleston et les chiens
de Little Rockle savoir du mondema haine et ma gratitudele flot de l’humaine mansuétudeles couteaux de l’humaine cruauté
le monde de Christinales tombes inconnues Faulknerà Oxford Mississippi / Hemingway à Ketchum
la pitié et l’arrogance
la foi en Dieu (le leur)
313
l’eau du baptêmele terrible désir de vivre
l’argent plus fertileque les sources
la paix du Wyoming où dorment les bisonset la plaine de Gettysburg
où j’ai rêvé dans la lumière jauned’août
la foliel’espace
le soufflele ciel
le volle meurtre
la foulel’expansion du devenir
l’égalité de l’espérancela ferveur démocratique
l’inflation sentimentalela puissance des images
la civilisation du travailun sommeil paradoxal couvrant la nuit et le jour
le marmonnement d’un monstre sans répit
les blés mûrs à perte de vueles Dakotas de la libération dans la nuit d’Europe
le chant profond de l’Ohioet la rumeur des Grands Lacs
lorsque perlent les lumières des scieriesdans la nuit sans messager
l’immense parturition du labeurl’infatigable noria des Géants
roueschaînes
turbinesembrayages
autoroutesla forge de Vulcain à Canton Illinois – « que voulez-
vous ces grands gaillards travaillentdeux fois plus
vite que nouset deux fois plus » –
314
les brumes à Detroit au petit jour
et le soleil de San Diegolustrant le corps de l’océan voluptueux
la symphonie du Pacifiquela marche du monde vers l’Ouest
Gary Cooperseul
dans la grand’rueEt nous fûmes des millions
à siffler trois fois« si toi aussi tu m’abandonnes »
les G.I. lancés sur Utah Beachtous les héros anonymes de notre liberté
ô Omaha!Chante, mémoire
avec les trompettes de Glenn MillerLiège et Bastogne et la bataille de Midway
Souviens-toi des radios grésillant dans les soupentesen Hanoï à genoux notre peur notre fierté
mutiléepuis le frémissement de notre sang
au grondement des chars Shermandans la rue des Voiles reconquise
Qu’est-ce que l’Amérique?sa violence
qui est la nôtresa force
qui fut la nôtreson bonheur d’être
qui sera le nôtreses fautes
que nous avons partagéessa tranquillité et sa sérénité / son angoisse /
315
sa langue allègre ouverte à l’infini
sa peau de léopard
sa capacité de se relever après un coup durl’alcool le sexela drogue la guerre le remordsle reniement le coup de feules fous qui captent l’électricité noire
d’une nationles procès truqués les communiqués bidonsle grignotage des larvesles assassins du dimanche
l’angoisse des motelsla Crise
qu’est-ce que l’Amérique?ses coffee shops glauques ses Howard Johnson feutrésses autoroutes l’échangeur monstre de Miami où
meurt Jane Mansfieldses gros seins étalés sur la banquette
arrièreles oranges Sunkist et les Red Delicious luisant
aux étals du Chinoiset nous étions un peu ivres de leurs arômes
en ces nuits de Haïphonget de Hong Kong
le chant du Troisième Hommeet la dame de Shanghaï
le vaste regard calmedu Pacifique
Je vois le Pacifique en marche dans l’espacesous une pluie de diamants noirs etde forsythias lumineux
je vois l’Univers Insoupçonnéoù l’homme est un géant qu’habitent
316
des multitudes
je vois la vague puissante des désirss’apaiser dans la pâleurd’une inépuisable saison
je vois la vastitié de ton corps tendreoffert à ma jeunesse renéepinèdes sombres d’une secrète vallée
je vois le futur ravagé de feux et d’éclairspuis le scintillement du soleil sur les eauxmon incorruptible espérance
ors du temps indicible
le non-né
317
65
Pourquoi désir talenthumilité constance
sont-ils comme le ventcontre invincible mur
sans force sans armesvides de tout prestige
dénuées de charmes
face à ta beauté pure
Que je réapprenne, aujourd’hui et demain,la poésie vaine d’une époque épuisée
dans ses atours mielleuxvanité du discours
perdu et malheureuxà ton refus heurté
(l’image de son corpspeuple mes paupières)
/ ……… // ……… // ……… /
« Je rêvais, m’écrivit-il,d’une Amérique oubliée,
animée par le cri de l’engoulevent »
318
ALORS
je songeaià la rose mauve qui s’ouvre entre tes cuisses
Le bonheur d’aoûtLes eaux se déployaient
sous les voilesqui vers l’ouest glissaient
sans hâte et sans pitié
Le triomphe de l’été soyeuxet la respiration de l’homme sans accomplissement
« tout doux, tout doux »susurrait
dans le silence des soufflesquelque oiseau aquatique
Ce fut l’énigme de l’espacequi s’élargissait dans une chambre
demain abolieà jamais captive
elle fut à luiAlors
il se souvint que toujoursil fut libre
Il se souvint du temps de sa royautésur l’oasis de palmes
écoutant le chant de l’erg et des sablessur lesquels pleuvaient
des étoiles multicoloresDans la nuit mortelle se croisaient
des patrouilles aveuglesDes sentinelles aux yeux bandés
guettaient le roulementd’une pierre dans l’oued
les pleurs du chacalC’était au sud du site amer
où Samson joua son dernier rôlesemble-t-il
(car ce n’était qu’une rumeurlaissée par les siècles
imprécise
319
nullement vérifiéeque Hollywood y vint une fois
ne laissant d’autre tracedans la mémoire labile
des pasteurs et des marchands)C’était le temps
de ses virginaux vingt ansla misère semblait massivela guerre universellela jeunesse désespérée
l’amour était une prison
Puis avril déchiré vint en mai dévastéet mai en août
Dominiquetu fus à lui
avant qu’il ne finîtce poème du doute
Liberté, libertéd’être
le temps n’est qu’ignoranceL’oasis luisait
dans les plis d’un antique désertQu’on lave l’amertume et le sel
qu’on répande l’armoise et les fleurssur ce lit
où s’étend ton ample corps bombé
Les vaisseaux pensifsglissaient
sans hâte et sans pitiédans le chant de l’espace
où se perdent les fleuvessans âge
320
66
Gritos
Keep tus gritos in tucuerpo
Un continent se balade dans ton corpsJe naviguais
avec elle (l’Innommée)dans la mer du Kansas
à 60 mph Un mecen costume de cow boy
stetsonbotteséperons
s’accouda au comptoirpuis nous repartîmes
pour Dodge CityUn flic nous arrêta avec sa sirènema terreur
est celle des espionslorsque je traverse un pont sans rambarde
à trois cent mètresau-dessus
des eaux« Are you ready
are you ready to suffer? »
au-dessus des eauxqui se tordent
321
et c’est notre ventrequi se tord
Puis se lève un matin mauresqued’azur et de chaux
Vous êtes étendu les bras en croixsur la lèvre humide
de la plage
vous faîtes le grand plongeon dans le ciel
(Les filles sont allées se baigner avec elle)
PETITE CHANSON IMPROVISÉE SUR UNE PLAGE SEUL
Parce que je suis la victime de moi-mêmeje suis livré au tempsà moins que ce ne soit l’inverse
Parce que la moindre penséese grave comme le moindre actesur l’airain impitoyable
Parce que aujourd’hui et demainsont mêmes et sans parentécomme la flamme à la première et à la cinquième veille
Parce que ce qui soudain surgitfeu déchirant ou rose du plaisirmeurt soudain
Parce que je suis mon propre destinje me livre à Vousà moins que ce ne soit l’inverse
322
Doncl’espace que je chantele temps que je pleure
n’existent pas
La parole qui lie les hommesle sentiment qui les sépare
n’existent pas
Ou bienils sont une antique conventionun jeu avec son double
Et c’est une bien grande cruautéqu’encore et toujours
je vis
(Racheter ses partset les brûler)
Dans l’aube furtiveune fraîcheur venait des pins
« J’ai besoin de toi » pleurnichait-elleIl répondit : « je te demande pardon »
L’air souple portait la bontéet toute la détresse
d’un couple moderne
Assieds-toi entre les deux lions absurdeset grandioses de Mycènes puis écoute :L’avenir n’est que nostalgiel’oubli n’efface rienLes voyageurs sont ahurisles sites les temples les noms se bousculent et se confondent
dans leurs rêvasserieset leur propre nom est Personneet le voyage est sans fin
323
interminable verdict
Tu halètes dans la poussière et la touffeurde l’ététa tête est couverte d’un voile de sangUn chirurgien tranche à grands coupsdans la chair de notre époqueNous sommes tous des inconnus dans le trainsur l’autoroute et sur les débarcadères
Tu te meus dans une structure d’ennuiQuelqu’un constamment marmonneune langue inintelligibleTu songes à un corps ample et fiermais déesse est ombre en fuiteLe monde s’agite il semble attendrela fin de quelque choseObscurément il espère la guerre
Anatta
Le sommeil est une lente contréelogée dans un œilUne seule saison sans finy règle l’ombre des plagesla lumière des montagnesLe voyageur par désespoir passe ses portiquesamer et pantelantà la recherche d’un lieu où souffrir moinsIl est vrai que la température y est tièdeEt si l’esprit tourmenté reste inapaisédu moins amour est-il sans douleur :on a laissé le corps sur un autre rivageEt l’angoisse est réversible :toujours dans le rêve chacun saitqu’il rêveLe sommeil est terre de pardon et de transit.
324
Et puis sans âge sont les êtresJeunesse et vieillesse n’ont plus de sensrides et corps restent hors du tempsParfois un pas résonne dans une rue obscureles mots tintent comme le son d’une pierre
Ni la vie ni la mortne sont clientes de ce passageLa mort rien n’abolit etla vie à rien ne ressembleForêt obscure où surgissent et passentVirgile et la louvequelque passager de la brume
Parfois une joie étrangère à la terreet toujours cette rumeur informeoù douceur et mélancolieattendent sans osercomme des gens de la maisondissimulés derrière les rideaux
Les adieux sont-ils des adieux?Telle brève rencontre ne durera-t-ellepas toujours?Le voyageur, navré, saitque la mort ne fut qu’un masqueet la vie un modeIl croise énigmes et symbolessans plus savoir d’où il vientS’ouvre béant un monde défiguréoù toujours un pas décroît
L’esprit se cogne aux murs de l’espritunivers sans espacetemps sans mémoireChacun devient le spectateur de lui-mêmethéâtre d’ombresles gestes se muentles mots se perdent
325
A peine articulés messagess’évanouissentS’ouvre le monde de tous possibles
Paraissent des disparusdes monstres insoupçonnésdes sites antiques et merveilleuxqui nulle part n’avaient eu lieumontagnes d’argent, de cristalcités lacustres désertes comme la voûte du cielle visage de qui fut jadisaiméejeune comme la rose de l’aubepur comme l’enfant du Seigneur
326
67
Puis sur la mer sans sommeilils virent l’île sacréeoù vivent les géants calmesdebout parmi des monts de cristal
Ils avaient traversé, nuset malheureux, l’œil bariolédu monde, apprenant syllabepar syllabe un langage inconnu
Peu à peu ils s’étaient libérésde leurs terreurs, de leurs tragédiesLe sang qui sur leur face fumaits’était lavé aux moussons
Peu à peu ils avaient parcourule long chemin qui mèneau non-avoir, au non-êtreIls oublièrent l’Arbre Désertique
Leur chance fut qu’en une vie Ici, Iciils avaient aimé toutes leurs femmes jadisrencontrées, visité les terres où jadisils vécurent, rendant leur dû et leur mémoire
Ainsi avaient-ils expiéFortune innombrable! Ils reconnurent
327
leur destin aux signes du CielQue loué soit le Maître et Seigneur!
329
Relation 4
330
68
L’homme est des grands fleuves d’Asiele Fleuve Rouge, le Mékong
le Gange originel, l’Irrawaddi inoubliable
puis le Yang Tséqui descend vers les villes
et les pluies
L’homme est des mers Méditerranéesil ne choisit pas entre le juste et l’injusteil ne choisit pas entre le limon et l’azur
Tandis que fume le sang surdes provinces dévastées
s’écoule le flux de Tout/ l’ensemble des choses /
L’homme vécut aussidans le plus vaste désert
Maître du sonil veillait sur le départ des convois
vers le SudMaître
du rythmela chute
des astres et des météoresle peuplait
d’une
331
danse
332
69
Feldspathcouleur de l’enfance à Haïphong
comme le bruit de la pluie
et un beau jourparce que le hasard est la force
formidable qui règle le tempsBao Daï
l’empereur
vint dîner 9 avenue de la Bourdonnais« Je remonterai sur le trône »
dit-il tranquillementSon œil ne bougea pas
ni son masque
non certes lui mendigot impassiblemais la famille des Nguyên
DominiqueComme le bruit de la pluiela couleur des estuaires limoneuxil glissait dans la conversationson nom n’importe quoiun souvenir quelconque les enfants la maladiedu mari
Un souvenir quelconqueRivière des Perles, Hong Kong,
le balancement de la jonque cette nuit-làdevant Kowloon qui brillait comme le Nouveau Monde
333
félicité de la baie toute blanchel’eau phosphorescente et luxedes années perdues
n’importe quoiqui pût l’évoquercorps de reine
« le sagese complaît dans l’eau »
dit Pound(l’eau du songe)
Selon une très antique méditationle temps qui est la substance de l’universn’existe pas
Peut-être pas son visage actuelni vraiment son corps puissant peut-être
mais sans aucun douteelle, sa fierté boudeuse
et sa jubilante beautécette candeur enfantine
il y a un siècle,vraiment
sur ce rivage de moire des mers du Sudparmi les temples moussus aux colonnes rougesverdure grasse et profonde
dont laque luitdans clarté d’or
de la mer et du cielQuelque part
entre la Boca de Tigre et le Fuchiencet amour
eut lieuau siècle de Tseu Hi
elle, sa beautél’éclat desa chairsa naïveté émerveillante
334
il y a un sièclevolupté, pureté
terre, ciel, mer, pulpesChine du Sud
Son corps : la somptuositédu monde
Sa candeur : le rêvede l’enfance
Sa fierté : le mystèredes reines
Son amour : l’énigmede la générosité
l’incompréhensible prodigalitéde la musique et des monarques
… Du Delta du Fleuve Rougel’indicible tristesse
Les tams-tams sont tendusde peau de buffle
Les guetteurs des villages y frappentde toute la force de leurs bras maigres
avec des bâtons trapusaux bords tranchants
qui blessent le cœurLes gardes s’appellent dans le noirles voleurs s’enfuient derrière les bambousC’est l’enfancedans la nuit du Tonkin
famineMartèlement des ténèbres
se mêle au battement du sangLa campagne
sans feux ni dieuxest une chair martyrisée
Voici :dans l’Obscurcissement naissent les troublesQuand s’éteint la lumière vient le désespoirAlors l’Empire est ébranlé sur ses bases mêmesCela s’appelle la révolte
335
Elle devient la Révolution
Mais :laque rouge du Kwangtungencens calmerevenir à l’harmonie du Ciel et de la TerreCela s’appelle la voluptéde l’Autre EpouseL’innocence retrouvée :reconquérir un siècle échuC’est s’ouvrir les lèvresd’un monde nouveau
336
70
Troie incendiéeTroie violée par une bêteAlors il voulut mourirCrocs du monstre dans son ventre
La mer vineuse fut couverted’un éternel deuil
Une silhouette noire sur les fleuvesqui roulaient sang et mémoire
Un à un les dieux se levèrentil devait expierIl entra dans l’existencecomme en enfer
La folie et la mortfurent ses hôtes secretsIl pénétra le sexese baigna à l’Autre Rive
Etranger sache ceciun homme peut vivrel’intérieur entièrement brûléil peut vivre ayant tout abandonné
337
Sache aussi qu’un mortpeut se mouvoir rire mangersache que jamais il ne retrouvasa demeure chérie qui l’enfance abrita
(Ainsi Ithaque et Troie sontmême terre
D’où la mission de l’hommefonder nouvelle patrie)
338
71
« Toutesles femmes sont belles
et je n’ai pas connu de ribaudes »L’été
toujours troua l’enferDans les ténèbres
couleurs de Loire et d’Abyssinieme firent
vêtementsglorieux, très doux
Soie :l’âme est fraîche
la chair plus pure qu’un lait de brebis(ton corps bombait vainqueur
contre mes cuisses)Un souffle élargissait les eaux calmes
Je t’aime tu es la beauté de la Terre
Sur la grand’routeils partirent Ce pays
est celui de la routeJe parle de l’Amérique
de l’inlassable Minnesotadu vert Kentucky
« Pourquoi êtes-vous revenu de L.A.? »« Because here I am a man » dit
le serveur noir dans un gros rire blancmoelleux
« La patronne, cette maison, c’est ma famille »
339
here Saint Charles street New Orleans Louisianaoù passent encore les calèches
qui ne sont pas d’eau noireet cela cherchez à le comprendre
vous le comprendrezComme ce jour-là au cœur des Carolinesce coin de terre oublié des hommesun champ de coton maigre brûlé par l’injuste après-midiCueillettedu coton
comme au tempsténébreux d’Absalon
case déglinguée au bord du cheminDes négrillons miséreux
piaillaientUn vieux nègre qui portait
le faix du monde et la noblesse de la mémoirepassait
ombre de l’ombresi noir qu’il était bleu et gris poussière
lentement il souleva son chapeautout en cheminant
sans détourner la tête ni le regardet ainsi il passa
Comprenne qui pourrabeau salut
des miséreux et des vagabonds
« sur la grand’routeoù je me cherchais moi-même
comme dans toutes les femmes »
et au sortir du coffee-shop de bois de hickoryun gus s’approche rêveur de la Mustangles godasses enfoncées dans cette terre rouge infertile
qui fait mal aux poumons, aux paupièresrêveur rêvant devant non la fastback d’or
mais sa petite plaque bleue outre-mer« ah vous venez de New York »
fit-il pensif comme Priamle regard fixé au-delà du cadavre d’Hector
340
dans l’autre universcelui du paradis perdu
où tout vit encore, paisible, enfantin,pacifique et à jamais acquis (oh non
mon enfance, ma pensive adolescence personneni l’irréfutable oubli ni l’implacable présent
ni mes bourreaux ni mes enfants infidèlesne me l’abolira)
« I lived in New York »fit sa voix graisseuse de bourdon et de lard
sous ses yeux de pochardcernés de sang puis
il s’éloigna, le petit blanc du Sud,en enfonçant ses gros pieds
dans cette ingrate terre rougequi fait mal aux poumons
et c’est ainsique je vis le Sud Profond
Vieux fleuveinfatigable
l’en-dedans insondable jour et nuit travailleAmer est le vin des hommes perdus
quelle que soit l’heure
Sur l’or liquide et l’azurle Golden Gate
palpiteBrefs filets d’argent
jetéssur la Mer Rouge
poissons ailéssoudaines syllabes qui surgissent
et s’engloutissentje pense à toi
qui es la beauté de la TerreEt si tôt partie
la pluie qui rajeunitl’antique désert
341
Paris cœur usél’ennui de soi-même : le déclin
d’une èreLao Kay et Cao Bang furent la foudre
sur les rempartsHéroïsme sans gloire
malheur des vaincusL’Histoire passe :
« adieu! adieu!Now leaving the old lands of art and glory
we shall settle in East for a victory »et c’est le Pacifique
dont tu es la fille véritable
Tu en portes force et triomphe (là-bas tu vis)L’espace de ton corps
le bronze de ton sourireDans tes yeux d’émigrée
je lis la géographie de demain : ces terresoù tu vécus,
où tu es revenueaprès notre nuit européenne
le Viêt-Nam crucifiéla gloire de Hong Kong
le Japon qui nourrit les astres futurset la Chine qui se lève
pour le prochain siècleDominique
Je n’oublie ni San Francisconi Perth
ni SingapourPars et me laisse, n’importe
car serai à tes côtéssur ces mers et ces rivages
où se fabrique l’avenirTraverse le Golfe de Carpentrie et la Mer Intérieure
la mer des Célèbes et la mer de TimorPorte mon salut à Penang et à Séoul
recueille le sable que j’ai foulé au Kan-suétends-toi, confiante, émerveillée,
faceà Repulse Bay
342
où une fête j’ai donnéVers toi je viens
à la source du renouveauI come to seeke the spring
Tu es l’Autre EpouseTu n’es pas le domaine mais l’espace
tu n’es pas le rite mais l’actenon la rive mais la promesse
Tes épaules d’ivoire, tes bras rondsla puissance de ta chair
puretédes aubes sans maître
chant de renaissanceet c’est une musique retrouvée
sur les aîtres d’une existencequi a échappé à la mémoire
Renouvelle mon corpsrafraîchis ma force
construis sur ces lieu antiquesune civilisation neuve
qu’exiléje sentis à ma langue
sur tes cuisses violenteset dans ton doux sexe parfumé de vierge
sans maître« Tuez-les tuez-les »
criait cette voix de femme dans Hanoï écraséepar les ténèbres
Un peuple se ruaitpour nous
massacrertous
(Non je ne pleurerai pas)papa et les oncles étaient à l’étage
avec leurs cannes à pêcheOn attendait l’honneur français
mais femmes enfants domestiques chiens et chatsétaient égorgés
« En deux jours l’armée les balaiera »grommela l’oncle Charles
comme tous les petits blancs
343
quarterons et métisdemi-annamites qui avaient
vénéré Pétain Decoux puis de Gaulle Leclercet toujours la France
Les mots sont froidsma chérie
et nous vivons déjà unautre siècle
les mots sans poésiemaitenant je sais
la cause et le départ deschoses : océans secrets, constance des plaines,le chant pur, qui s’enfle, des aurores sans maîtreô Siècle, ô mémoire,
sachez pourquoi j’aime
Amitié des femmes et des feuillesdouceur
sans remords de la langue cruelle, des mainsje couvre et pénètre ta bouche et cris blancston corps plus vaste que l’empire de Koublaï
Bonheurde ton silence affamé mes vocablestracent un sentier de lumière qui t’étonnedans le labyrinthe de tes peurs
mon amour
Tenir dans m paume ton cri dur et percerl’iris obscur de ton êtreje peuple tes continents opulents d’enfants loquaces
et de pères farouches(Je t’aime, tu es la beauté de la terre)
Et si les mots sont trop pauvreston corps ample, vague et dunepoèmel’atroce naïveté de l’Histoire poèmel’orgueil de tes pommettes
poèmela puissance de tes reins
344
est poème le plus vasteRecueille ce qui ne peut
être livré à JérusalemTu es l’Autre Epouse
lointaine / impermanentevers qui certaines nuits saturées de jasmin
s’échappe un roiun dieu :
Détacher une syllabepour qu’elle reste
mélodieuseTon visage est jardin
des léopardsJ’ai aimé justice moins qu’équitéSans cesse commence le commencementLe yang du yin et l’œil de la joie
et tout le jourfut l’image répétée de l’évasement
de ton ventrepureté de la chairpureté du désertl’éblouissement de Bou SaadaCes ocres ces mauves l’œil violet du couchantet l’inguérissable azur qui envahitles membres et le cœuret les nuits séculaires balafrées de météoresles palmeraies vernisséeset l’immobilité des roches et de l’êtrele temps pétrifié
sur les pistes et les ergspuis s’arrachant à la pesanteur
on fit route vers l’horizonpleins gaz Le command car
roulait dans le silence qui vrombissaittandis que se déployaient les songesUne tente flottait dans le simoun
Un oued secUn fou arrosait les oliviers nains
l’espace nouveau l’oubli de Dieu dans les veines
grands fleuves videsl’air gonflait la djellaba de laine blanche
et la poitrine était ce désert transparent
345
Ora pro nobis peccatoribusin hora mortis nostrae
Que la vie soit mort / que la mort soit viesans cesse commence le commencementAccepte la richesse comme la pauvretéle péché est le bien
quand vibrent les cinq couleursaux frontières du sud
dans les sables d’une chambreAinsi se trouve l’homme
en quête de lui-mêmeloin de la colère
qui est le seul péchéhors l’amertume
la seule misère
Midi sur les pistesApollon sur son char au timon d’or
le ciel viergelentement s’approchait depuis la limite
de la terrel’oasis touffue
brillaitprofonde émeraude sur le satin des sables
Musique du ruisseletodeur de feuilles et de poivrons
et puis ce musc secretdans la bouche se
répandaitmer pensive
beauté d’un corps sans ombrela charité des dunes et des palmes
qui s’ouvraientfut l’inoubliable poème
de la construction du mondeEn se penchantle soldat vit son visage juvénileAucune pensée ne traversa l’espace infiniCe fut le don de l’eau :les lèvres a peine altéréestrouvèrent paix et reposL’air,
346
dis-je,était parfumé
et l’êtreréuni à lui-même
était plus ampleque le ciel
Here I find the spring
347
72
Il n’est qu’une seule Annala sœur d’Oblonski (Stiva
ou Stepan, qui est la moitié du comteLéon Tolstoï)
Ses épaules d’ivoire, ses bras ronds,sa démarche rapide et légèresa fierté
aux yeux vulnérables (tout comme toi Dominique)
« Tu n’as aucun sens politique »raillait Chevènementin venenum et caetera et caetera
Les nhà quê en haillons portaient la terrevers la digue qui craquait
ciel désespéré, eaux grondantesLe chef du village / turban et tunique noirs /
glissa à père dans le vent aigre :« voyez-vous, seigneur,
s’il n’était pas françaisvotre fils
serait parmi ces enfants »J’avais six ans
Ce fut ainsi que j’entendis basculer mon siècle
Depuis lors j’ai vécuavec le Grand Livre Mélancolique
Dans le nouveau Royaume du Milieul’anarchie des mœurs et des sentimentsAvec le temps la jalousie elle-mêmeperdait ses dagues, ses tisons
348
comme l’aube des jours cruels
« Elle a un amant pour sûrB. ou M. »
se dit-ilLe valet de pique se tient
aux côtés de la dame noireLe gand consolateur
écrivait Voltaire qui mourutcentenaire
Non, dis-je, non la consolationmais la neige qui s’épaissitengourdissant tubéreuses et marmottes
without any hope of spring
Avec neige vient silenceSeul bruit : un pas soyeux qui s’enfonce
A travers champs autour de Villeneuvejusqu’au sommet de Pujolscette grise blancheur
l’uniforme de toute viequi s’aperçoit par la vitre ruisselante
Je connais la racine de cette tristesse :non-retour
Arrache!
Pound dans sa cagetapait ses Cantos
à la vitesse d’une mitrailletteNous étions
sur la plus large alléedes âmes
349
accoudés au Cheval AiléAu bout de la route en flammes
bordée de géantsla montagne-tombeau
veillée par les dignitairesdécapités
Je resterai bonmalgré l’inconnu posté
aux côtés de ma femmeJe ferai celui qui n’a pas vu
Tour à tour tout le monde se séparela tristesse enveloppe l’univers
Désunis nouscontinuons sur la route
neige et flammeset ce fut si seul
que je fis le tour de la marede Lumbini
où sa mère Le baignaBonheur et chagrin
les torts sont éternelscar le pardon est impuissant
contre l’incorruptible mémoireLa carte du triomphe
jamais ne vainc« Tire-toi » conseille Woody
C’est ben vrrâi que la carte du mondetient dans le creux de la mainet pis le joint le hasch la coca mieuxencore que le jetmers et continents couvrent notre corpsSplendeur des plages ténèbres des jungles
et les villesAlors Avenue of Americas
j’ai chanté l’homme sans nom, le poème sans nomPuis l’oubli des neiges avait recouvert
le Chant de Moi-mêmeJe est rien
ou tout ce qui affluedans les piaules de Barbès et de Bronx
les balles d’un tueur à gagesune blonde à poil que se partageaient
6 millions de mecs
350
Puisque le plein est vide et le vide pleinet que le moi ni n’existe ni n’existe pasPuisque aucun dharma n’a de substanceet que la réalité n’est que dans la mesure oùelle n’est pasPuisque rien jamais n’a de finmais n’est pas infini
je chante l’absence
Puisque m’habite le Chant du Seigneurje chante le monde infidèleet la beauté vaineje chante chagrin et bonheur ensemble tressés
Rien n’égale le Chant du SeigneurDe là l’amour des îles roses et bleuesvoguant sur les eaux voluptueusesDe là une syllabe
souple et lentecomme le vol de l’aigle blancdans l’arc du couchant
Je suis celui qui a chaque pas dis merciJe suis l’errant qui épuise le mondeJe suis celui qui sans répit fatigue les routesdans l’amitié des feuilles et des femmesL’Epouse donne le Ritel’Autre Epouse ouvre l’Espaceles amies tantôt livrent une forêttantôt lèvent une voile
et la Mère mène à la Loiqui est la liberté
Fil de feu
dans l’obscurité
351
Un seul chant vraiRien ne peut l’interrompreni la lassitude de l’orchestre et des chanteursni les lueurs du matinni la peur de cet inconnu
qui marche à mes côtéset me ressemble
ni la pitié des jours heureuxni l’énigme désespérée du déclinni l’intolérable vulgarité
de la boucheni le mal secret
et horriblequi nous a détruits
ni la volupté ni la chair enchantéed’un magnolia
soudainoffert à l’émerveillement
car en vérité tout celaest aussi Chant du Seigneur
352
73
L’aigle blanc des mersétend ses ailes
sur le silence des eaux
Et làimmobile
dans l’équilibre de l’air précisde la turquoise si claire si pure
qui jusqu’à l’infini du cœur
se déploie
il est le signe
Le point couvre l’universsuspendu sur le flux des fleurs qui naissent de l’œilNulle trace n’en demeure dans la mémoirecar la semence ignore la fleuret la fleur n’a aucun souvenir de la graine
Mais l’instant mêmeest maître des trois mondes
s’il repose sur le silenceSurgit la liberté libre
de tout amour et de toute hainesans choix sans but sans nation
libre de la tyrannie des Six Souverains
353
Alors le plus petit rejoint le plus grandTombent les habits du monde
(l’exact et l’inexactl’hibiscus parfumé du sexe et la
peau cuivrée des femmes nomadesle sel doux des pierres ponces
la brise qui porte la voile et le corpsdans l’espace fugitif de l’aube)
et se dissolvent fuméesdes feux de campêche
qu’esclaves et marins perdus allumentsur des îles qu’aucune carte ne connaît
Dans cet instant-silence aiguse fiche l’éternité / sa substance sans substance /
La suspensiondu rêve sans trêve
chacun (fragmentspar milliers épars à travers
le vide vide)se fond dans la tranquillité
Et l’esprit est ressaisicar c’est par l’espritque l’esprit peut être maîtrisé
Se réalise ainsila prophétie : « plus tardon trouvera et on transmettra »
L’homme qui se nomme Tou Tchienl’hôte d’un momentflâneur des fleuves et des merscélèbre Li Po :
« La manche d’or gît intacte sur le rocherInfatigable est l’infirme octuple universAu cœur du ciel s’épanouit le souffle crééVogue le grand Phénix vers le mûrier solaire »
354
74
Nous avons tant luttécette ville était peuplée de malheurs
nous avons tant luttéque la fatigue a rongé notre chairboursouflé notre visagelimé nos motsassourdi notre voix
nous avons tant souffertqu’il ne nous reste que la tendresse je
ne sais pas ce qui m’a prisde lui
raconter cette époque blafardelàon était allongés dans le lit
ce qu’une génération a enfouierevenir au peuple
la lumière de Cherchell et les ruinesde Tipasa (l’éblouissante Méditerranée)
on mitraillait dans un oued perduau sud de Djelfa
hommes / pierres / chacals / blindésconfondus pêle-mêle
chaos d’une même couleurrose sable éparpillé
dans l’infinie solitude des alfasqui moutonnaient jusqu’au ciel
355
videet ce froid désertique
qui est l’attribut de l’éternitévaine
Lecœur est un voyageur solitaire
Ici et maintenantnous vivons tout en même temps
Il était làassis sur la terre taciturneà regarder les derniers feux des blés incendiésqui foraient la nuit pacifique
Vastes collines noiresl’obscure amitié des frères d’armeset la pureté des astres bleus quivers le sud désertique déclinaient
« L’avenir est incertain et nous,disait Lefèvre, ne parvenons pasà nous mettre cela dans la tête »banquiers, fonctionnaires ouatés
Il était làsous les stucs dorés du PlanL’impuissance des nantis et la neiges’enflait sur l’Europe riche et vaincue
la Nymphe parcourait prairies et vallonss’écriant « amour, amour,d’attente se gonfle mon cœurEn quel bosquet, à quelle source
te caches-tu? »Revenir au peupleparler simple
et encore parlerde la Vallée peuplée de malheurs
des chambres cernées de miroirs oùse terrent nos vrais enfants
Je fus heureux deux foisdit Ulysse
356
La seconde fois ce fut une nuit dans la cour d’un motelà la sortie d’Oxford (Mississippi)ce que j’appelle être heureuxle corps-univers
la nuit pleine d’étoiles dans l’orbe du cœurcomment dire
l’annulation de la mémoirel’infinie tendresse qui fondait toutes choses en une
le distributeur automatique de Coca-Colaéclairé d’un néon seul les chambres endormies les étoiles invariables les acacias mystérieux la routedéserte les continents vides d’hommes août sans lumièreles fleuves sans reflet les troupeaux sans bergerle suspens de la durée comme un nuagesur les villes en sommeil les océans énigmatiques les paquebots lumineux dirigés versdes patries inexplicites l’espace des planètesl’absence des mots la musique de Mahler arrêtée surle seuil de l’indicible portique du monde-fantômecomme la jeune fille pure que notre âmeemporte, sans nom, sans visage, à jamais
rosebud
écorce loi route sycomore pluie flûteavoir vieux longtemps longtemps dur voûte éclat aiguille givre lèvres flux cuisse hanchesattente illusion jasmin flamme reconnais terrible difficile enclos prison l’autre l’autre comment? co
mment? balcon couchant soleil voir voir ténèbres flamme nufatigue feuille masque chien pourpre montagne asassoupi lib libbe flasque profond la Mèrerésille toit couteau libbe lib
mment? cru cruel oiseaux lentement vague mourir ss-sable
b’rté
357
75
Pluie neigeprintemps automnechroniquedes tempsperdus
Bannières desoie dans le ventpins noirsdans la brume
Visagesmaisons de boislarmestuniques brodéespersonnene se souvient
Je suis assisDans la pénombreJadis
Des cavaliers s’éloignaientdans les collines roussesl’éclat d’une arme, d’un pommeau ciselédans le tourbillon de poussièrele cliquetis des sabres, d’un casque pendu à la sellePendant que décroît le grondement des sabots
358
la Toscanerêve et désirdemain
Mourir la jeunessedéchirée une note prolongée
flûte stridente dans lepur printemps désoléRameaux perçaient la neige
fine des parcsElle pleurait silencieuse et immobilenul sanglot, les yeux grands ouverts
sur le néant, blondele visage ivoire transparentdeux perles de cristalroulaient rapides
cheminslumineux
« Je t’en priearrête-toi »
glissa entre ses dentsle jeune type assis en face d’elleLa salle déserte où se dressaientdes tables nappes blanches contre-jourétait remplie du silence
désespérédes dimanches de Charente
« Je t’en priearrête-toi » murmura-t-il fixement
mais le malheur continuait sa marchemassif, trapu, implacable
avec le calme d’un tueurL’angoisse du meurtrepétrissait son ventre, sa poitrine, sa gorge (à lui)Elle mourait sous ses yeux
à chacun de ses motsSon destin étonné étaitcelui d’un meurtrier (lui)Le poids du péché (à lui)roulait dans un grondement de montagneCommencéel’œuvre de mort devait s’accomplir
359
le sang éclaboussait les murs des cliniques lesarbres la
tremblante neige de printempsIl ignore encore la loi de sa vie :
elle serait toute entière vouéeau remords et à l’expiation
ô Mildred (Elisabeth)
… Jamais pardon ne sauveDu mal naît le maldu bien naît le bienJamais l’oubli n’est tout à fait l’oublicelui qui se tient
à ses côtésest cet homme des ténèbres qui déchira sa chair
à Elle (l’Innommée)que le temps a chargée
de me torturersang noir
larmes amèreset l’enfouissement
de l’être dans le pullulementd’une sordide souffrance
… Puis l’avenir fut toujours plus beau (ainsi l’espérâmes-nous)et maintenant gisantimpuissant
ligoté par l’adversitéN’y feront rien musique et pluiesLas! L’illusion dissipéeaprès la brutalité du combat
tous les ennemis rassembléspour leur triomphe guoguenard
l’humiliationd’une défaite non honorée
L’homme reste assistrès droit, environnéde la grâce,à peine mélancolique et sévèreIl mesure l’innombrable solitude
la marche du monde irrecevable
360
Insondable est l’énigme de la bifurcationCe qui fut prédit, écrit, prescrits’est muéOnt gagné l’inique, le couard, le partisanIl ne reste plus que cette demeure comme une îleSans se dire un mot
les enfants se sont réuniesdans la pièce d’à côté
Elles savent que leur pèreest vaincu
Elles sentent qu’elles n’ont que luipour vivre
Elles oublient leurs camarades, l’infidélitéde leur âge
leurs jeux sont comme un chantpur et lent
dont les paroles disent quelquechose d’autre
Renonce à appeler tes amisils sont impuissants
renonce aux infatigables prièreselles ont asséché tes lèvres
renonce à tes armeselles ne purent riendans le dernier combat
Renonce à la douce Toscane et au LatiumIl reste
l’impassible force du DedansAccepte la terre morte
de Troieet recueille le silence
de la Mer Intérieure
**
*
Nous nous sommes toujours trompésCertes, après coup, nous comprenonsqu’encore plus bas peut allertel ennemi, ou tel ami, ou tel parentMais nous nous sommes toujours trompéssur le destin des peuples
361
Viêt-Nam et Cambodgepluies et larmes
« Il est exact que les Khmers Rougesfurent l’amitié
au débutIl est exact que les Viêtnamiensfurent la libération
au début »Que signifient
trois millions de cadavres?Qu’est-ce qu’un million?– O grand roi as-tun un comptablecapable de dénombrer les grains de sablede tes rivages?– Non, maître– O grand roi as-tu un comptablecapable de mesurer le nombre de mesuresd’eau dans les océans– Non, Maître
Alors reverdissent champs et flotsQue toujours je porte ce deuil
éblouissant et inexpiableViens, écouteque je te dise tout basla constance de cette obscure souffrance
Que l’être aimédevienne bourreauque le soleil soit la nuitque la rose sente la mort
telle est la véritéNamo Azidà Phât
Autour de lui, dans la couron parlait confusémentTantôt un éclat de voix, tantôt un silencetantôt des chants inintelligibles, tantôt le tintementd’un outil de ferdans l’obscurité d’une nuit saturée d’astresEt l’haleine de l’Asiecette odeur de poussière et de haillons
362
imprégnait le torchis des maisons bassesles corps s’agitaientdifformes devant quelque lampe à huileC’était aussi l’odeur du Gangeet de la terre indiennesans arbre, tellement nue,tellement désespérée et impuissanteIl était enveloppé de ces murmuresimprécis et de ces bruits obscursd’un peuple d’ombres, innombrableAlors, allongé à même le sol,il se retourna vers le mur crapuleuxles yeux ouverts etattendit la vérité
plus désespéréque cette terre oubliée
Puis tu es revenueayant pris ta liberté
pour ce quelque tempsoù tu m’oublias et je
t’oubliaiAyant pris ta liberté
et me laissant dans mon désarroiprince désarmé, par ses ennemis narquois
encerclé puis ligoté et bâillonnéMarie, la mère, seule pleura
La terre retentit de son invocation aux dieuxIls restèrent silencieuxC’était une heure particulière du destinCartes et tarots avaient mentiYang jeune s’était mué en vieux yin
Non, vraiment pas, je ne sais pas ce quesignifient trois millions de morts
dit-il en suçant sa cigaretteDunhill
L’abstraction de la souffranceNous avons franchi tant de frontières
Johnson, Nixon,/ de Gaulle, l’élégant Leclerc, Hô Chi Minh /
363
Peu à peurêve du matin
disparut IthaqueL’abstraction de l’espaceClaudel dit, je crois dans la Cantate à trois voix :
« nous seuls savons ce que nous avons souffert »musique céleste
Obscurément elle résonnecomme l’incompréhensible trompe
du destinsur ces plaines jaunes
Tumulus nus, tombes des roisos, chairs, noms, fondus dans la lumière friable
Le corps est l’étranger de passagela conscience ce songe qui n’a de cesse ni de raison
alors quel est ton nomton vrai nom?
Au monastère d’Anathapindikadans le parc Jeta à Savatthi
(Lui) le Tathägata ainsi parla« Sans sagesse, il pense :
que suis-je?Cet être, d’où est-il venu,
et où ira-t-il? »Les moines vêtus de brun, l’épaule droite découverte,
fumaient de gros cigares paisibles et noirsQuand nous vivions à Manhattan
il était particulièrement friand de meat loafIl aime toujours ces routes sans destinée
ces jours infinis dans un huit cylindresqui ronronne, secourable foyerLe temps défilait derrière les glaces triplex
Jean Lambert inlassablement parlaitde Gide
son beau-père (57 th street East)Tocqueville disait
la nature en Amérique jamaisn’émeut parce quela main de l’homme
en est absenteLBJ lisant à la télé
fut à la hauteur de Macbeth,comte de Cawdor, roi d’Ecosse :
364
« je ne me représenterai pas »We were stunned!
La grande Amériqueorpheline et désemparée
souffrante comme jamaisses trois cancers
Il hurla avec les loups
Dix ans après,la revoyant,
il l’aimaVénus
Victoriae insulae venustasmerveille de la mer,
inaccessibledéesse tu donnais
tanto onor à l’âmequi te contemplait frémissante éblouie,lorsque tu sortais des flots
comme d’une conquePuis tu t’ébrouais
hautaine, pure, sur la jonqueque portaient les eaux claires de la Chine libreEt craintif Ulysse n’osa
ni lever les yeux nimême aux cieux présenter supplique
ou seulement rendre grâces
« Vivre sans toic’est vivre sans le ciel
avec le bleu vide des implacables hiversJe me suis tourné vers le Nord
les yeux grands ouvertsJamais mes paupières n’ont battu
J’ai vu la fin de l’HistoireLa foule vaincra
Jamais délai n’accorda le destin »
Ce soirl’impression d’attendre la mort
365
Rêves stériles!Amours et voyages : traîtrise.
Les couleurs se dissipent.Le sang est ce liquide fatigué
où flottent des pontons noirs
Cette stérilité :troupes et flambeaux,
crevez!
366
76
Vénusle bleu est bleu
L’amour mouvait les étoilesTu es l’autel de jade
Il parle à son âme,sa sœur
qu’il n’a jamais vue(cela fait
un poème)Des licornes rouges dansaient
au son du tambourpuis grimpaient jusqu’aux balcons
des bellespour happer une piastre
dans un cride la foule Des poissons
de papier s’allumaient dansles boutiques et flottaient
« En venant icije pensais me suicider » dit cette fille Pourquoi
se demanda-t-il me dit-ellecela
elle venaitvendre quelques actions immo
bilières et il eut envie de répondre – moi aussi –Nous avions acheté
(l’Innommée et moi, l’homme qui haitson propre visage)
un masque d’or le Soleil Rayonnantun vaporetto nous amena au cimetière de San Michele
photo fut prise : gloireau souvenir!
367
La jeunesses’avance vers les tertres morts
Cette tombe cheveluebouquet de fleurs encore fraîches :
Grand Ez, repose-toi bienGrand vent
il faisait, madame, à San MicheleIl faut dire : je ne veux
rien, jen’espère rien, je n’attends
rien(le salut est le but inavoué
qui gît comme l’épave d’un galion)L’incorruptible faute
Et San Giorgiorose posée sur l’aile légère
de la lagune« Have you been to Torcello? » Nous
avons ri (c’était une bonne plaisanterie de Pinter)Nous avons été peut-être heureux
Somme toute mari et femme très corrects Aphrodite
Chaque soir, assis face à la statue de bronze rouxenvironné des parfums de l’encensil demande : Seigneur donnez-moi
la connaissance
Maintenant, cette certitude : quelquefois nousavons été heureux. Mais
ce n’était que ce bonheur-làtriste dequem é feliz
« Sois bon avec toi-même »dit Ginsberg, répétant
mot pour mot Pound lequelavait repris en
quelque sorte Daniel Vernayle beau-frère de Madame Veil, qui
à ce mémorable dîner circéen aux quatorze platsdit à Ulysse : « je parlerai de vous à
Monsieur Barre Ila besoin d’intelligences nouvelles »
Agamemnon Monsieur Barre? et Ulysse qui
368
était rempli de la cruauté du mondeet regardait les marionnettes du Fujian
se battre sur cette scène de Kowloontout de go lui demanda – que
vous a apporté la psychanalyse?– à être gentil avec moi-même
et il (Ulysse) se souvintdu Président Schreber qui l’avait sauvé à Madrid
du monstre terriblede la destruction
Thank you Mister FreudLes aveugles se débattent dans leurs cellules
la vérité ne vient qu’en lambeauxcomme les nouvelles de la planète
Ceci est une prison sans gardien
Rienne peut effacer le passé
Rien n’effaceni la pierre ni le sable
L’océansans relâche
fluctue dans le FluxA jamais reste gravée
l’imprescriptible mémoireSur les hommes elle s’abat
précision des machines magnétiquesLa bonté est le dernier refuge
neige de mars, gibouléede plumes,
ignore, mon âme, comme tu peux,la traîtrise de toi-même et la justice
qu’inflige le tempsLe Diable décidément bat sa femme :
soleil citron eau froide
Beauté, sa beauté
autel de jadeles eaux, les eaux de la mer du Sud!
Le rêve. Vénus. Anadyème.
369
Son visage et sa voix d’enfantSur ses seins fleuris
ma langue sacrilègepuis dans son sexe docile et doux
Elle replie son bras sur ses yeuxplaintive, soumise, elle implore les cieux
puis aveuglément saisitmes cheveux noirs
/ son corps s’arque /puis elle crie
elle crie dans la nuditédu monde
Beau est le monde!Que s’enfle le cantique de l’esprit
Que se répande le laitde la mer obscure
Que s’ouvre encorece poème majeur où beauté
est bontéL’immensité admirable
de ce qui n’a de nom :vois la parcelle de ses vignes
se répandre sur ton être
jour et nuit unis dans une treille d’orabandon
oubliévanouissement
« En ta beautéje nous vois
Mes entraillessont tatouées de ta bouche éclose
de ton corps divin »Il ne le dit pas
mais en imprègne son sucLes souffles lui portent
l’odeur des feuilles, du sable mouilléL’attirant à lui
il boit le jus de ses groseilles d’orpuis,
enlacés,ils pénètrent dans la ramure touffue
370
A nouveau elle l’appelleet lui
se renversesur les roses odorantes
Paisibles,les chevaux se désaltèrent à la rivière
Le vaste magniolaaurore et nuit
repose ses pétales violetshumides de rosée
La rosée porte l’odeurdu cuivre frais,
de l’herbe,des mousses des grottes du Haut Pays
Une rumeursoulève les amants
au-dessus des collinesUn éclair de martins-pêcheurs
blessele ciel
qui reflueApsalas!
Nuit blonde, aurore bleueil avait osé obtenir la déesse
qui était l’espace« A jamais je garderai ta divinité »
Dans ses entraillespour toujours étaient gravés
le dessin puissant de son corpsde femme libre
surgissantdes flots
la voix de son innocence
et ce moment plus précisqu’un chiffre, plus profond que le ciel
il l’eutun jour et un jour seulement
Moins qu’Anchisemais plus que quiconque
371
Anch’io son’poeta!Vénus enfuie,
reste l’infaillible grâce des eaux
Himeros
372
77
Under Cheyenne Mountainsthe secret city of our death
our fearour hope (victory of de-
mocracy)
Le sexe avide de liberté
« Tous les peuples sont nés d’un poème »Elle et moi
nous nous sommes penchéssur le trou de Jéricho Rien
sauf quelques pioches mais au loin
derrière les voiles bleuis qui vibraient
la montagne mauve et torridequi était le Désert
oùJésus
ne fut pas séduitLaser
Non, je n’irai jamaisen Russie, à jamaismes voyages s’en détourneront et Dieu saitcombien j’aime Anna (Arkadievna)
– Toute épopée est d’abord une histoireune histoire pleine de hauts faits Alors
373
quel est le fil de cette histoire? etoù sont les héros, quels
sont leurs combats et puisles monstres
qui sont-ils?
– Je n’ai pas encore dit qu’à laScola San Giorgio ce que j’avais attendu
depuis plus longtemps que pour aucune femmeje l’eus :
Saint Georges tuant le dragon,tout Carpaccio,
aussi vaste que la montagne mauveConstantly towards and on the sea
so many factscharacters, symbols, actors, places
but nobody and nowhereLe fait n’est pas l’action
partir est non-agirMer et musique : un même rêve
qui n’a de répitL’absence d’amers et de héros
l’anamorphose et la mutation des formes
Mer mystérieusepeut-être est-ce toi la DivinitéHommage à Ce-qui-n’a-de-nomrespect à Ce-qui-n’a-de-cessevoici les fleurs, l’encens,la flamme, les fruits, l’eau :les cinq éléments de l’offrande
sur l’horizon des désertsse dressent des villes jaunes
Venise ses ors précis, rutilantss’engloutit dans les eaux
Nalanda muettesur ses vaines terres rougesla Roue lentement s’immobilise
374
Se lèvent des peuples de couleurIls viennent des faubourgs
sans bruitcomme la marée du crépuscule
Il l’avait annoncél’homme du Harrar
Tourne-toi vers le murDepuis l’aube Hanoï
avait attendu puisce fut le délire dans la rue Paul Bert :
le premier blindé apparut sur fond de théâtreLa 2e D.B.
les jeunes Français de la métropole, les charsles chocolats américains jetés dans la foule
« mon fils! » cria Anchise et il l’offrità Leclerc qui souriait dans le fond de sa voiture
« Les Viets vont voir ce qu’ils vontvoir »
Pour une fête ce fut une belle fête Maiscela ne faisait que commencer
Pearl Harboril y avait dans un carré d’eau bleue
un aviso rouillé « C’estbien ici que cela c’est passé? »
« Oui », répondit le chauffeur quin’était pas de Honolulu « Les gosses,
j’étais encore plus jeune que vousà l’époque »
Nous venionsde Manille et de Corregidor / Bon
Dieu imaginez cette terrible guerredu Pacifique la
chaleur les Japonais la jungleMac Arthur les destroyers les forteresses volantes
la naissance des temps modernesje vous dis
En France on prépare les cantonalesAnna redit que non elle (ne voulait pas coucher avec lui)
— Papie a été torturé par les Japonais, dit-il à ses gosses(Mishima le plus grand) ils
descendirent au Royal Hawaian rose bonbon
375
Waikiki Beach : le bon tempsle meilleur qu’ils eurent
tous ensembleun peuple qui meurt
le calme dans un poèmece poème n’est chant ni de mort ni d’agonie
ce poème se souvient qu’il futet qu’il ne sera plus
Voici ce qu’il dit :les héros nous ont quittés
l’homme sans nom recueillele monde
Toutes ces parties perdues« Pour bouffer de
la merdeje l’ai bouffée
Je ne dois rien à personnej’ai jamais demandé une thune
à quiconqueet j’interdis
qu’on vienne m’apprendrece qu’est le peuple(ces socialos rose bonbon
ces bourgeois chemise rose – cheveux bouclésJack la
vante-à-je, les imposteurs encartés du Parti) »
et j’ai glanémon perpétuel mourirvrai pauvrevrai seuldans les champs déjà moissonnésoù Booz n’était paspassé
Toutes ces guerres perdueset les prochaines
perdues d’avancecomment qu’on secouera
376
c’te France et c’te RépubliqueTous ces vauriens qui
réclament qu’on rase gratisceux-là qu’ils disent être le peuple
Nous autres on a bosséOn n’attendait
ni les allosni le franc de l’immigré
On a triméet depuis toujours
Le père allait pieds nusà l’école
l’oncle Henri ne connaissait à l’orphelinat des Pèresque les tendons de bœufs comme plat de fête
et après qu’ils se furentembarqués dans la pagaille des rafiots
de la défaite(la bell’armée française
foutue à la porte du Tonkin)Edmond laissa sa femme et ses gossespour monter à Paris comme on dit :
O.S. à Sud-Aviationl’autre oncle, le pauvre René,
restapour lentement mourir
ouvrier-mécanicien à Villeneuve-sur-Lot« On n’a pas attendu l’sochyalisme
Monsieur Mollet, Môssieu MitterrandOn a marné sué trimé
on est des hommesdu peuple vrai »
dit Rictus
Viens, mon enfant,maintenant je me tais
Je me souviens de la chaude cuisine,des hivers qui furent
ma jeunesse parmi les champsde givre
Ce qu’on nomme la grandeur
377
nous a quittésElle a pris refuge
sous les ailes puissantes de Bruckner, deMalher
Contemplece qui fut la beauté des sièclesJamais n’oublie les géantsattends /
Hécate la simpleéclaire de ses torches
routes et flotsTin Hau protège
les pêcheursde haute mer
Les routes seulessont ma fortuneL’étroit espacedu monde est ma
paix
378
78
« Les monstres changentle monde
Je vois la fuite des nuéesla ruine de ma raceJe vois des enfants sans mémoirenourris de bruits sauvagesJe vois un autre bonheurl’autre aurore d’où nous sommes
chassés
Mais avant que s’accomplissentces temps
un crépuscule grave étend ses champsbleus et dévastés
sur la terre somptueuseque j’ai chantée
Femme la plus aiméela plus généreuse
et riche de tant de tendressesmon épouse d’espace
à la prunelle d’oret son iris profond
est bleu de cobaltvaste songe
de l’infatigable étéoù dansent amour
et lumière… Et ainsi, plus loin que le monde,
aux confins de la vie,moi, Ulysse
je suis parvenu
379
à l’Enferlibérant la souffrance aveugle
qui rugissaitatroce, sanglante, stérile
dans la cage de ma poitrineJ’ai oublié tous les rois
Je me suis saoulé de haine
J’ai souhaitéla mort
moi, sans nomqui étais mort
et n’étais moiA toi
je dédiece chant
inutile «
380
79
Non-agir est partirNon-agir mène à l’unUn crée deuxDeux couvre troisTrois ouvre l’infini
Madame NhuSon corps de lait
Le feu embrasait l’Asieles flammes explosèrent
autour du moine assiset tandis qu’il s’écroulait
sur le goudron brûlantdes femmes en blouses de coton blanc et pantalons noirs
se précipitaientà genoux autour du brasier
mains jointessur le front
se prosternaientdans le crépitement
du corps craquelédans les hurlements
de la foule bigarrée
Moi, Tirésias,journaliste
au Timeje l’ai vu par
381
l’œil de NikonMoi, Rosencrantz,
je l’ai vu dansl’œil de Sony
j’étais làen Pal et en couleurs
avec l’Amérique entièreet huit cent millions d’égarés
à l’heure du dînerMorrisson!
La planète entièreétait là
dans Saïgonbrûlée vive
puis il lut (il sut) quela folie était assise en nouscomme une clownesse peinteDans un coin de bibliothèqueElle veille en souriant tranquillementles yeux fixes, grands ouverts, noirsElle attend son heuredans la fermentation du corps
Une heure avant l’aubeavant que ne chantent les oiseaux
alors qu’il soulevait avec peineses membres gourds
et qu’il entendait la marcheclaudicante de son sang
dans les corridors boueux de son corpsil eut envie de crier
Sa tête était une voûte de pierrequelque chose y était enfermé
qui ne pouvaitne pouvait en déborder
il suffoquait de peine, de peur, de hontesa panse était remplie
de vase et d’herbes gorgées d’eauUn venin amer glissait
agile aspic
382
sur les parois de son êtreIl n’avait rien connu
d’aussi impurque ce sentiment
de souffrance molle,d’impuissance,
et d’abandonQuelqu’un
dans un recoin de sa demeurele contemplait
avec cruauté et dédain
Alors il plongeadans la lumière du mondecomme dans l’océan mystérieux
« Alors donc, Ulysse fuyait »dit Peter Handke en tirant
sur sa bouffarde où rougeoyait la nuitCe fut sur la mer couleur de vin
environné de la treille infinie d’un songemoi, Ulysse,
lecteur du Timej’ai vu :
l’indomptable angoisse de la paixCe que l’on nomme le dégoût
soudain fait surgir trois meurtriersdans la maison d’à côtéL’intolérable vieillesse
s’empare du monde et des visages
Annick dit :« je ne veux plus te voir »
sans lever les yeux de ses dossierspuis elle l’insulta tranquillement tu m’emmerdesje n’ai rien d’autre à te dire c’estcomme ça et c’est tout Il
vit les stigmates :ce creusement qui suit les ailes du nez
l’alourdissement des paupières
383
Mais sa beauté précise étaittoujours là
Du cocher le prince ne vitque le dos puissant
– Qu’est-ce? demanda le prince– La vieillesse, Monseigneur
(le dos)– Qu’est-ce encore? demanda le prince
La calèche tintinnabulaitsur la route de terrebordée de lourds manguiers
– La maladie, Monseigneur(le dos immobile et taciturne)
« L’énorme tragédie du rêvedans les épaules massives du cocher » (Pound)
L’enseignement du Maîtreparvint
à travers l’opacité des sièclesD’autres sages aussi
parlèrent : l’homme maigreaux yeux brûlants
qui mourut à Veniseet son ami l’Opossum maniéré
et un juif de Vienne, fils d’Euterpe,dont la femme fut infidèle
Il convient de le redire : le fracasde l’existence qui est un rêve
inlassable.Et aussi : rien
n’est ce que l’on appellele hasard
touts’inscrit dans l’
ordreCe n’est pas moi qui quitte le mondec’est le monde qui me quitteDomine ta tristesse
384
Tout doux, tout doux,respecte l’incompréhensible félonie
regardes’éloigner sur les chemins roux
celles qui t’ont aiméNe conserver que
la blancheurLes oliviers blancs, flux d’argentsur le Tage devant TolèdeLa mer blanche de Bali sous la luneL’armée d’écume en marche vers les murailles
de Cap San Vincente
(Jamais n’oublie le dernier cap de l’Europe)Les serres de l’âge
faisaient leur œuvreKarl Marx avait la chair jeune pétri
mais surtout l’amour cruel et emphatiqueet la solitude d’un adolescent pauvre
construisirent le monde
Connaître toutes les histoiresdans l’Histoire
L’adultèremerveilleux d’Aphrodite
la déesse naïvequi en secret aima
Ce qui paraît encore plus beauque la neige énigmatique des cerisiers
D’un seul coup :le soldat, le scribele pèlerin, le mendiantle prince, le naufragé
l’homme sans nomqui dit son nom
Peut-être l’Histoire est-elle/ l’Idée en marche dans le monde /
385
Mais, dis-je : l’hommeest un rêve infatigué
errant dans le mondeLe chaos annule le temps
Lire l’itinéraired’un périple indécis
angoisses extases sombres décorsJ’ai bien connu cet homme :
orphelin à la recherche de son pèreil parvint aux portes de cèdresd’une ville atterréeIl délivra la ville du monstrepuis se creva les yeuxsans que parût un seul dieu
Histoire de roses :Jaunes roses nainesdans un bol bleuPlateau de laque rougede l’île de Ryuku
(ce haï kaï a pour titre : ma maison)
Roses blanches sur le pubistendre kaolinToiture bleuevers le ciel
Le sens possible du voyage :Je ne veux aller mont Omeicar plus haut encore, trop pourmon souffle courtDéjà Taishan, vertus humaines,m’a mis sur le flanc
**
*
D’indétermination d’être
386
résulte indétermination de relationD’abord continents indécis découvrirsans que carte ne puisse être dressée :innombrables archipels, lagonsdéserts imprévus, furtives valléeset toujours l’énigme des mersalors que se taisent les dieuxAucune terre de naissancemalgré l’effort désespérépour désigner les sentinellesde la mémoireExil n’est point exil(nul proscrit ne sait dire« de Mégare, d’Argos, d’Ephèse
je suis »)
Cités bigarrées des fins d’empiresRaces se mêlent aux eauxde justes exordes créant l’horreurles puissants expientles signes sont inversés aux carrefoursS’édifient Babel contretoute défenseSur Rome règne un esclavesans terme
Dans la forêt profondenous nous enfonçons :intermittences du jour à travers les feuillagesLes monstres eux-mêmes inaperçusde notre esprit surgissentque le silence enfante
De la sphère d’ombreparfois nous émergeonsVoici haute terrecouverte de vaste cielS’empare du cœurl’espéranceaussi vaste que l’étendue plane
387
de lumière qui envahit nos membres
Mais choses nous sommesdivisés, intermittents,créateurs et enfants du mondenotre prison portonsfaix du dedans, en permanenteconstruction
Une note s’élèvebientôt disparaîtdans le bruit
le bruit, inépuisable,peut-être notre seule véritéqui beaucoup sauve de l’angoissemais notre perte nous le savons
Et les chosesqui sont bruit,
aussi
Si n’existe terre de naissanceoù terres de destination?Et cette blancheur,qu’est-elle qui nous crucified’immensité?Nostalgie ou appel?neiges et sources
Ce pays de diamant dont seule revient la Mèreje te le dis : nous n’y sommespas nés
Conscience malheureusecorps malheureuxl’enfermementDans l’éponge cousue de veinesfleurs se dissolventse répand dans les articulationsl’horreur de la pesanteurUn tambour bat dans les ténèbres
388
sorcières et hippocampesdansent l’intolérable sabbatdans la demeure étrangèreoù nous sommes terrés
Alors je dis : blancsnous ne sommes nés parce que nésPuis je me lève et m’en vaisne voulant savoir d’où je viens
Terres austères!L’aurore aux roses pourpresdévore la rive nue des mortsTournent saisons, flambeaux, maréesprésent seulest le Premier Portique
Perpétuel mourircrée le présentagrippe-toi à maintenantcela qui est (mais n’est pas)puisque salut ton ultimedestination
non celle quelconque d’un homme jevoulais dire but-sans-volitionsouhait-sans-désir commevogue l’aigle vers l’azurqui baigne montagnes acéréesCet appel n’est pas néde toi par formation ou désirne s’est pas détaché de ton esprit commede ta main jet de pierreou de ton arc flèche vibrante à pointe d’aciermais il est toi (au-delà d’en-toi)dans chacune de tes parcelleset dans son ensemble jusqu’aux étoilesTu es cette destinationet cette destination est toi-vers-l’univers
389
Ainsi en puretéva matièretout entière puretéAinsi également parvientau butgirovague sans itinéraire
Celui qui ne cherche l’unitéla trouvecelui qui fuit le mondele rencontrecelui qui ne veutest
Nulle chose n’a de fin
Laisse accomplir dormirpluie lentement l’espace incolorefleuve dans le fleuvesaisissement de tel fleuveen nous
Le magnifique Orient (toujourss’y lève le soleil) errer puisque lavie n’a plus de sensfiction, rêve, rêve du rêveconscience du rêve
règne la beauté de l’Arbre Eblouil’investissementde l’entier espaceliberté du prince-lion
Reflex paraphernalia love sesspirales ralentissent le temps, peu à peu jusqu’à extinction
390
l’explose en millions d’ailesmillions papillons refletslait calme
Rien n’a de commencement
Mais celui qui ne veutest d’abord énergiefer sur pierre, l’océan lui-même assis sur le Socle ObscurDe telle façon que.
La lumière d’ici estombre là-basCe monde n’assemble que semblancesJe ne peux dire : il existeJe ne dis pas non plus : il n’existe pas/ dis-je / ou rien /l’énorme disharmonie et l’inéquité fondamentalecomposent tragédie, la nôtre, sans mesure,de ce dialogue désespéréoù mots ne sont motscris ne sont crisSe cognant au silencerempli d’oiseaux mobileset d’êtres bienveillantséchos déformés sur miroirs ondoyantsou créatures mutiléesd’un univers cécité?
Soif ô soifL’indéchiffrable silence des cieuxQue sous les étoilesmontagne sois
**
*
Dans ce jardin moussu
391
un paon parfois lançait un criCharlotte Faugère, une reine,régnait, majesté de femme,grande et si belle, son turban noircouronnant une tête de métive altièreRoyaume, le sienmais aussi à moi son premier petit-filscet espace-rizières mûrissementde la vie pétrie de tristessele regard posé sur la terre saturée d’eaugris sur gris, vert sur brunbambous, aréquiers le long du chemin d’argilequi longe la mare vêtue de lentilles d’eaucrachin du cœur voilant Tonkinle regard paisible posé sur la terre pérennecomme une main douloureusela reine pauvre protégeant ses genslaboureurs en haillons, domestiques babillardset cette étrange famille d’ombresgoyavier parfumé où Marie, ma mère gaminechapardait; frères inutiles et ratésInscrit sur la marqueterierêveuse des rizières, inscrit de tout tempssur destinées et silences, le malheur lent
So’n Tâyun enfant du songe
élit paradispipeau du gardien de buffles cheminant
sur le bord des laquesmiroitantes
C’était dans les bambouséchardes et pointes
l’énorme fardeau de chaleurbulles poissons l’eau stagnante
fluide heure immobile persiste infinie gracilederrière haies torrides
harpe de lumière jauneet le parfum du riz sur tige
aussi profondque la mer rousse de Dô So’n
à l’ombre de la reine en fleurs
392
rougecœur d’hibiscus feuilles vernies tuiles des toits courbeslaque des désirs
et laque noire de ses dentsde reine
intactes jusqu’à sa morten exil
en Lot-et-Garonnerouge cœur rougi
terre meurtriela Révolution
détruisit le domainerasa la demeure rien
il n’en resta rientandis que la famille éperdue
fuyaitsur les chemins de terre
entre poignards et bambouséchardes et pointes
portant l’aïeule dans un panier
Histoire!passion des peuples! les
vents se levaient et la rumeurdes mers nouvelles
Viens blottis-toi contre moipose ta tête blanche
sur ma poitrine dont la mémoireest plus fidèle qu’un banyan
tu meurs en exilsur la terre de ton père français
rouge cœur rougi hibiscuspourpres / feux déclininvincible / marée définitivement /notre telle faiblesse / stridencenotre silence / ton front si fierma reine aux dents de laque noirelègue ta mémorable / tristessejamais /
incognito corps opaque oùbrille soleil comme maladie
393
tropiques meurs le pus inondantsinus arcades fenêtre nulleflûte n’accompagne mon mourirperpétuel roseau d’os noirmémoire est d’abord oubliéternel est le passé
n’oublierai /jamais je n’oublierai / l’ironietragique / fleuve toujoursvers / source remonte sangqui blanchit / ne / m’abandonnepas je suis là toujours à tes côtésje / te parle car sûr je suis deta mort faugère charlotte
affreuse tristesse bleue étreintle monde car je suis si sûr ouide ta mort si sûr oh de t’aimerHarpe d’or flûte d’enfant refrainsautour de l’île élève un blanc murSur miroirs passent l’enfant gardienles buffles lents Bleu silence pleutamour flots et fleurs sans espoir pleut
éternité (mère de ma mère)dans le cœur indestructiblegît irrévocable universpasse bruissant feuillagede mots s’évanouissent devisages s’évanouissent decorps s’évanouissent de paysagesvolant vers ailleursroses pluvierssans cesse sans cesse
l’enfant taciturne des livres et des songes
Renifle / flaire / frôle
394
soie, enclumechuchote / souffle / respireblanches striescloses persiennes
Qui passe puissant feuillage touffu
l’anonyme après-midi des mécaniciensil continuait de regarder les images du livrefaire l’amour soleil durrouge-gorge étranglé dansmain de femme-enfant fort oh forttrès pureoui pure très pure très purefemme de ma vie
enfin
D’espacechanger
d’espace mer / chambre / pistil / pupillel’élargissement de sa nuditéclartéde la nuditéépars l’arômede l’espaceliberté
comme la saveur du sell’océan la nudité
le lit de rosesrose elleaux dieux l’offrandeneigel’ombre blanchevoir et mangerdoux et voracetendres tiges tendres pétalesson corps si vasteroses pluviers sans cesse sans cesseparcourir notre nom est libertésoie froissée l’ombre fraîche lèvres
395
tu possèdes le monde
le monde robuste et sain
la courbe ambrée de ses cuisseset son visage ellel’astre proche et pleinposer sur son visagecette monstrueusechose obscured’argile tuméfiée, béante, hérisséeherbes blondesAphroditerégit l’espacedans le secret des villes
**
*
L’univers silencieuxse logedans la cavité de l’œil
Un-sans-espacecrée l’espace
Maintenant c’est chose faite :morts pour la liberté
les gerbes de glaïeuls fanésaussitôt posés et l’insupportable
vérité de notre conditionLes Japs l’avaient ligoté
puis tabassé devant sa troupele goyavier alourdi de suc et d’arôme
peinait dans l’air torridedes salines et maintenant Léon Duquin
tient dans un pot de céramique(qu’est l’homme hors de l’Histoire?)
Mac Arthur Ray-Ban au mercure
396
comme un loup et sa casquettelégendaire feuilles d’argent
un peuple entier de gratte-cielvictorieux
l’accueillit deboutNew York en délire
croulait sous l’incroyable neige de papierspuis ce fut tout
Peut-être n’y a-t-il aucuneaucune méchanceté dans les hommes (fugacité de leur mé-
moire)L’innocence
baignait de sa lumièrela chambre du Sheraton
quand Dominique se mit nuepour racheter ceux qui avaient
mal vécuMaintenant c’est chose faite
Euphorbes et mufliersen été reviennentdans la vitrine des fleuristesLa sérénité de Baudelairesur l’espace se répandau matin s’étale l’argentdes marées sur plages noires
Colline lourdel’âme est jeunel’âme des feuilles
Grotesquementdes mannequins ivres titubent sur la sciure
spotslaser
A tâtonsdans l’obscurité
chacuncherche sa placeL’opaque chaleur du corps
Le cirque tangue avec la fouleles tueurs circulent stetson raglan mastic
397
odeur aisselles poils moitespeut-être la musique de cirque crée-t-elle
la sentimentalité
L’âme est jeunequi l’avarice refuseL’ajustement d’une souffrancela précession des équinoxescomme le lent mouvement des arbress’ouvrant à l’acceptation del’humour et l’indulgence dudésespoir pour l’innocence du corpsLes lèvres finissent par trouverle chemin de l’instant précieux :
l’aigle blancemblème du soleil qui habite le cœur et le mondes’immobiliseau-dessus de la mer fidèleoù reste une barque de bois
déclin du jour
398
80
« Regarde-moi dans les yeux »
C’est vrai que leur clarté minéralea l’immensité d’un ciel russec’est vrai aussi que leurs pupilles pleines d’étoiles noiresme tuetranquillementau bord d’un lac de montagnedes lynx, des lynx d’or
bondissantsur des chardons
bleus-violets-dorésde l’iris impudique
et candideme fait bander nom de
Zeusl’œil-bleu-violet-limpide
la-pierre-dure-rondebrillant d’hiver
gel cristaux électriques cercle noirfrotte le gland d’or
peau vibre lucide exhalel’acidité du feu
rouge pierre métalpendant qu’elle parle
tranquillement mangeantun steak rouge
et mitré comme un cardinal
De la poussière d’ormacule la sauce tiède
399
vert cresson tendre porcelaine blanche« Je suis un nègre
dit Rimbaud crevez »« Je trompe déjà mon mari tu
veux que je trompe mon amant? »Les temps sont durs
les prunelles d’Anna devinrent fixeslèvres charnues corps mafflu
ce bleu d’acierà faire bander Tant
pis tant pisJadis ma vie était un pince-fesses
où s’ouvraient tous les consPas de détail
à la guerre comme à la guerrefallait donner le sabre
quelle fête!On faisait la razziaavec un Noir et un Arabe
on sillonnait la campagnedans la DS d’occase du
mec qui avait déjàses femmes à Abidjan
A nous la bamboula, pas de pitié
C’est encore l’étéNon l’été qui méditemais celui des coquelicots,des bals de campagneL’innocence de la jeunessemessieurs,avec les stagiaires de Côte d’Ivoire et de Tunisieon faisait sauter les préfecturesà coup de queuemessieurs,avec la grâce de l’adolescenceet la pied-noir au cul chaud (ce nez, mes aïeux!)poussa l’ivoirien hors de la DS dans la rue« va lui dire que je le veux »pendant que le en question – un citron — à l’étageforniquait
vive la France aux trois couleurs
400
et vive la Colo
C’était la saison des copainsdes animaux sans vergogne
et l’amour était morteQuelque chose qui va t’étonner, petit :
c’était plus simple à cette époqueplus sympa
pas de tragédie grecqueY avait mélancolie et drame
parfoismais pas encore cette énorme rancune
qui est l’amer breuvagede la vie
Moralité : tant que c’est pas de soiqu’il s’agit,
on peut toujours y aller gaiement
mais bastcontinuons.
Enjamber les annéesAnna refuse son soleil touffu
Tant piset soudain 51 mortssans nom, sans papierétouffésla tête noircie et bleuiedans un stade où 100000 conardschantent allez lou y a le foot
sous les yeux de 200 millionsde gus déglutissant leur dessert
la fête quoi,circenses mes braves
Rictus, t’as rien vuen 14 les morts avaient un’autre allure
aux arènes de Romeon n’étouffait pas les gens
et puis y’avait jamais eu200 millions de ruminants
pour bouffer de l’étouffé humain
401
après le from’tonallez
nos concitoyens ont plein la pansefaîtes donner le canon
ça va relever la sauce
et la vieille damemeurt au pied d’un if
trahie par ses fils
Remonter le GangeLe soleil va son chemin
d’est en ouestIl ne s’arrête pas en Ouest
Ilsétaient septl’Innommée les quatre filles,Laling fidèle
née dans l’île de Cebuet lui
Ils étaient seulsau tombeau du Christ
ô Roi!Le huitième vint,
qui était le gardien barbu
Remonter le fleuve :nous étions trois
à parcourir la Terrepour lier le lieu du Premier Sermon
le lieu de l’Illuminationle lieu de l’Extinctionle lieu de la Naissance
ô Roi!beau temps ce fut zénithdu cœur l’éclat et lapauvreté lotus lotuscheminions grâce et clarté
402
chaque temps arrive gaiparfum nuitamment ces routesnul hasard flux et Loil’être qui cherche vrai
depuis toujours commence(balbutie et tâtonnetitube chancelle ou tombe)jour intérieur beau ciel
403
81
le jour intérieurimmense et calme
nous étions troissur la terre de Siddharta
la Mèrela sœur de la Mèreet moi
J’étais remonté de l’enferet n’attendais plus rien
La grandeur en nous!Nous baignions dans des eaux immortelles
Du monde tu peux détacherun ormeou la courbe lumineused’un matin
Maintenant tu saisl’heure importaitet ne compte plusmais le lieu toujourspour que survivedans toute sa splendeurnotre richesse hors d’espaceTranquillitéL’après-midi l’été du LotUne bête haletantetraverse le soleil
404
L’herbe chaudeélève son odeur de pierreTu l’attends, elle, en vaindans le courage de ta jeunesse
Tous furent des étrangerssauf ton père et ta mèrenotre étroite familleserrée dans le froid solitudede l’exode européen
Le jour intérieur :il fait éclater les bandelettesde la pitiéRedis au mondenous fûmes trois
en prière à KusinagarEt qu’est Kusinagar, ô passant,de plus qu’un tertre brun?Le lieu de l’Extinction, ô Roi
et qu’est Lumbini, ô passant,de plus qu’une mare et qu’une colonne?Le lieu de la Naissance, ô Roi
et qu’est Bodh Gaya, ô passant,de plus qu’un arbre?Le lieu de l’Eveil, ô Roi
et qu’est Sarnath, ô passantde plus qu’un parc sans gazelles et des ruines?Le lieu de la Parole, ô Roi
Et tu l’as fait?Je l’ai fait, ô RoiEt tu espères?
405
J’ai foi, ô Roi
Sans attendre et attendantcomme feuille et roséeplein du monde et vide de toute chose
être au mondeet hors du monde
Prêt
là
406
82
Ce veuvage qui pèse au cœurde tous les hommes de notre époque
A Rimini, au retour de notre voyagede noces, aucune chambre :
vers Paris percer la chair moited’une nuit entière
d’aoûtd’Europe
ce veuvage au cœur
Victoria’s goddess of lovebeautycarnation of the sea : trouvée
la puretéIl est probable que la jeunessesouillée puisse se purifierles mechtas sur les plateauxécrasés de soleil puisles oueds secsl’étrange odeur de haillons poussiéreuxde ce payset ces nuits torrides la puanteurdes caroubiers on se crevait P.M.sur la hanche droite barda sciant l’épauleà escalader les djebels noirs dressés dansles ténèbres et toujours cette
odeurterre lasse pauvreté malheur un sloughi
aboyait haie de figuiers de barbarie
407
on se disait entre nous que les légionnairesle faisaient
avec ces figues (soigneusement épilées)ou avec des chèvres
les étoiles métalliques tombaientsur le sol en craquant
Bom nguyên tuc’étaient les tantes Vinh et Liên quiles premières prononcèrent
çaet le lendemain passa étincelant dans le ciel bleuun avion sans hélicela première fois aussiN’appuyez pas. Oui
c’était Hiroshimaet Nagasaki
Dans la cour de brique rougerue Khâm Thiênil y avait un bassin île-rocherpêcheur maisonnette grue pinau bord de l’eau pensive
l’enfant leva la tête et dit posément :« Qu’est-ce qu’une bombe atomique? »
I loved you, goddess of love, la femme de ma vieand I’m afraid that I am loving you more« Je compris que j’avais transféré le plus purde moi-même en un endroit particulierde la terre » dit Hoffmansthal
Il mit tant de tempsà comprendre que pureté n’était pas virginité
mais aimerou cette innocence des traits
d’une femme de trente-six ans
408
si belle aussiet Humbert Humbert dit (derrière son masque de peau) :« c’est simple et naturel d’aimerdeux femmes à la fois »D’où la fin de christianisme
(belle etample comme la Terre)
sèves et sucsparfum de coriandre enlacementses bras ronds si lourdset ses hanchescollines Chensi loessmillénaires rois endormisaimerpossible espace gratitudeô dieux!
Et avant même que ce poèmene fut achevé :
finita la comediaCiel bleupavillon d’ornuagece fut.
Adieuadieu
Miladyje ne pleureni ne saigneHumbert Humbert le potardparmi ses bocaux grommelle« de toute façon qu’on aime ou nonça ne peut qu’aller mal un jour »
Puis l’homme marche solitaireet rencontre la pluie
et lorsque tomba la neige sur Tolèdenous avions oublié
combien nous avions souffertmaintenant une femme nous laisse
juillet est
409
déjà l’automne
s’enfuit l’espacenous quitte la beauté
« Debout, bande de brelles! » gueulaitle lieutenant « Le con! » tandis que les fells
nous canardaient invisiblesdans les touffes d’alfa
il lui parlait de son amouralors qu’elle avait déjà décidéque plus rien il n’y auraitétang sourire les femmesseules savent partirdu mont sacré tellementhasard ou destin déchire
« ils sont toujours là sur la même photo du Hong KongT.D.C.
Wong Po Yan Pauline Chan Lydia Dunn Len Dunning l’ineffableTai Ki
Pak et les autres C.T. Lee ou Parker Yeung, en rangs d’oignonsimmuables comme de mon temps et dire que dix ans ont passé »
fit Ulysseà la vieille Consule toute ridée(mais pas plus qu’il y a dix ans)sirotant la concoction de peau de citronet le serein lentement tombaitDans l’obscurité grandissante du parc austère
les visages s’illuminaientà
la lumière de la bougieet il épiait par-dessus la tasse immobilisée
le visage d’Aphrodite
fermé et pensifPendant la guerre
le destin aussiavait une face
fermée et pensivepenchée
indéchiffrable« que le cour s’ouvre à la mélancolie »
410
lorsque les poèmes furent écritsles meilleurs étaient
sans douteceux qui n’avaient pas succombé
à la mélancolieLe secret d’Ungaretti : garder
le tonNotre temps de toute manière
n’est plus celui de la chance :Adieu Harrar!
Adieu Cythère!Il s’essaie à vivre
mais le flot des peuples l’emporte
et puis ce veuvage qui pèse au cœuret l’impossibilité d’.Amer désir!La sourde souffrance d’avoir perdu
La vierge folle et l’époux infernalla nymphe éperdue de Jeantant d’autres qui manquèrentde l’autre part d’eux-mêmes
Goubault vint dans le bureau :« je suis frustré en tant que citoyen et en tant que fonctionnaire »Diable diable! un ménage sur deuxest divorcé à Paris
Du cap San Vincentel’Europe suivait la flotte d’un dernier regardelle s’éloignaitsur l’océan puissantoù roulaient d’infatigables rangs d’écumeet de vent
La tragique conviction de notre déclinPeu à peu nous ployons le genouDemain au lever du journous aurons disparurecrus de fatigue et ahurisau-delà des collines
411
Il ne pouvait pas quitter cette mer du Portugalméchant temps méchante mer
rousse, hargneuse, infertileVent acide, pluie amère
barques Van Gogh bleues et vermillonvoltigeaient
sur la houle salevomissures et cendres du ciel sur Nazaré
les yeux striés de sang des pécheursailes mortes le bruit de l’océan et des enfersmartyre de la terre
rames implorantes ailes nuesde vastes bœufs blancs
enfoncés jusqu’aux genouxtiraient les filets lourds de sable et d’eau
nuée de femmes en noir sur la plage
porte espacela fuite mains duretécal mourir pierre cœurla nuit s’étendsans changement les sièclespuis les siècles sans arbressable épuisement respirecrissant demain perdusans pitié la mer opaque rouge de terre
L’expérience du totalitarismeest intransmissible, dit-il :
l’impuissance des motsPuis :
« accomplir le ritec’est occuper sa place juste
saisir l’espacec’est créer le monde
où est la vérité? »
Ainsi s’ordonnent les tiges d’achillées (croit-il) :La mer est opaque, charriant les terres rougesIl sent le cal de ses mains, la pierre dans son cœur
412
Tout est morne : siècles et désertsSon souffle court ne lui permet plus de vivre
Alors il ouvre la porte de l’espace(ce n’est pas fuir)
Toujours il se souvient du fracasinfernal des eauxfrappant la terreC’est un lieu désormais sans nomsans espérance et sans destinée : Nazaré
telque le silence s’établit
et lui ne sachant plus où il en estinterroge chaque nuit et parle à ses dieux
car le bruit est silence, la faute rédemption
ayant jadis perdu l’amourparce que n’ayant osé
puis le retrouvant fortuitementet n’osant
joie et peur
se levantainsi qu’au premier jour
dans l’incertaine lumièrede la nouvelle aube
« c’est elledu moins je le crois »
tout tremblantLa déterminationbrusque simoun :
« Avoir accompli le ritec’est avoir expié le monde : tâche noble
S’emparer de l’espacec’est sortir du champ : voilà le courage »
Accoudés au balcon du palais de Cnossos
413
côte à côte contemplant non la villemais la nuit lovée dans les ormes profondsil lui dit :
« tu fuis et rompsmais ta bouche dit l’inverse de ton cœur
Je t’aime Je sais que tu souffreset que tu m’aimes »
Elle tourna vers luides yeux rouges et brillants il entendit (il crut entendre)
« oui »Le peuple s’étant répandu
dans les rues pour la fête et les balset soudain
alors que le poème n’est pas achevéjuillet fut printemps
dans le vaste désordre de l’Histoireglaïeuls
doux soldat mortdéfaite et victoire
doucement ouvre porte exilpartout et nulle part drapeaux et peuples
mers invérifiable remplitquitter quitter pourpre paix
L’avoir immense l’insondabledoute soupir mais l’appel strident
creuse face et pile de bronzequelle voie non ne frémis plus
feuille transparente mais volonté d’être feuillecreuse face et pile
fendre eau pierre souffrance
414
83
Whitmanne fabriquait pas des poèmes
mais, je le crains,l’homme nouveauAyant pensé cela, il sentit :
Une voile claquesur la plageoù le soleil enfinest revenu
Auprès de luisa femme se bronzaits’ébattaient ses enfants
Je me nomme Odysseusdit-il
dansun canto de Pise et il
continue de vivre encore et ailleurs(vivre si l’on peut dire)
comme Xi Men Ching évadédu Bord de l’Eau tumultueuxpour vivre une nouvelle vieun destin plus récent, ouvert,créé par d’autres mains avidesLotus d’Or un autre destin
et lui-même allait-il s’évaderde lui-même
mon nom est personnetoujours personne, depuis toujours
un vrai pro que Jerry Lee Lewisnous avions fait le tour des USA
en trombe
415
dans cette légendaire Mustangdorée
et traversé NashvilleTennessee
Le country fut la musique des petits blancsplanteurs de tabac
« Ce fut la musique de la classe ouvrière »disent les vieux de la vieille et Rattlesnake Annyse plaint « le country a perdu
son identité L’artest devenu industrie »
Le Grand Tour de l’Amériqueen vingt jours
tu te rends compte il y a vingt ans
Préméditer la fin du convenableUn véritable divorce
bien scandaleux (une femme parfaite, de sibeaux enfants)
crime douceâtreà mûrir longuement
un nuage indolentciel de tendre Bretagnemer de soiel’arc se tend
La Bible cette interminable barbarieet depuis quelques jours
la Conque elle-même exténuée
La poésie est américaine(l’espace)
L’Innommée lui offrit ce masque revêtu d’or finqu’il porta sur San Marco quand vinrent les soirs
Ce masque était le visage d’un soleil videdans les trous noirs des yeux l’énigme d’autres
yeux« Masque d’or
est aussi mon nom »cette idée lui plut
416
comme une putain vieille et vraie
Car la vérité est toujours plaisanteNue blafarde sans charmeon te dit une pute aux seins flasques
et pourtant attirante : cepoids de tristesse et
l’amertume fadedes boissons et des plaisirs
qu’on reprendla drogue des routes
ô Kansas ô Kentuckyl’étendue sacrée de la plaine
et la bande de goudron qui va vers nulle partle Greyhoundles trente tonnes rutilants comme des cow boys les jours de rodéo
silence désertdéchirement cailloux caoutchouc fumantsilencefeux rouges disparus
puis au matinla pierre implacable du ciell’horizon
les maisons de bois peintes en blancces types en chapeau Tom Mix
ham and eggs, and coffee pleasele café universel de Biloxi à Colorado Springs
l’univers uniformefor you my dear
like an old tired bitchAu creux d’un arbre une cabaneun visage fatigué
le plus humain de l’Amériqueelle faisait semblant de vendrependeloques et brocante poussiéreusesà qui by Jove
si ce n’est pour voir passerles bagnoles qui viraient en crissant
417
vers Yosemite Parkon a taillé une bavette
pendant que le soleilcognait ses 2 P.M.
elle a fourgué sa plaquettesur les Chinois en Californie
(lorsqu’ils avaient des nattes j’entendsnon ceux d’aujourd’hui, ce qui est une tout autre histoire)
Good bye madamI have a long way to go
le jardin des Hespéridespour sûr faudra passer d’abord chez les Lothofages
Avec l’épouse les quatre gossesdans la Dodge on est reparti
L’espace est ouvertDonc la liberté est toujoursinachevéeL’homme n’a nul droit de propriétéjamais il ne s’arrêtepour de bonChaque instant est le sien
Etre un vrai pro : l’inaccessible
A moins de tuer
Il faut savoir ce que c’estl’ogre invisible
dévore les nuits et les joursHank Williams
ces routes ces routesl’existence ingrate les bourgs assoupis
les gens de peu les petites gens sont venuesmort à trente-sept ans
routes et motelset le King
Elviss’est laissé mourir
le feu et la soif l’insistancede l’absence et toujours remettre ça
418
jusqu’à ne plus rien sentirperte et destruction la volontaire fuitechemins et contingence demain toujoursdemainaller vers le rendez-vouset brûler l’espace
c’étaitaprès l’Amérique déchirureil franchit la frontière par le Béarnpar hasard seul
quitté la Francedénuée de gloire
Descendre dans le soir grandissantcette pente obscure des Pyrénées
L’Aragonfut ce manteau brun et or étendu
sur la terreL’immensité éteint la soif
le luxe est dans le cour solitairechaumes terres brûlées
et l’éblouissement
de celui qui a reconnula terre où il vécutil y a des sièclesdans la somptuosité du passé
l’air est bleu et orl’insistance de l’appel
se savoir détenteur de lumièrel’or liquide coulait en larges nappes sur l’Espagne
corps imaginaire et mémoire dilatée
déjà le monde offre le commencementet la fin
alors se traversant lui-mêmeil joignit l’austère Madrid
pour revivre
419
Black is not beautifulla lumière est le seul continenttolérable
l’endroit virginal et nulcommencer recommencer
le corps ouvertguéri de la soif
Sentinelle du vaste désertil vit les étoiles chuterLe Sahara fut son œuvre pure
il prit l’eau dans ses mainsil but le lait de brebis
aux outres poilues des pasteursNe nomme pas ton souverainle bonheur n’est qu’une circonstancetu peux brûler ta maisonchacun de tes pas accomplitla mesure, la délivrance
« Quanda commencé la médiocrité? »
s’écria désespéré Karl-Ingmar BergmanOn était nés rois et anges
Expier le monde :l’insupportable secret
de cette immonde tragédiec’est ainsi qu’un homme
peutourdir son propre meurtre
420
84
Peut-être(La pluie mène au cœurindécis des choses)
Ainsi les ventsbalayaient
tourbillons de bruine tourmentéel’étendue fielleuse de la baie
peut-être avait-il été déchiréJamais cette blessurene s’est guérieL’impossible oubliet la solitude de cristall’incertitude de l’océan blancqui règne dans l’obscurité de la mémoirenappe d’argent miroirsans refletSe tendent vers le ciel courbeses bras d’épervier blanc puis
« suc laiteux tiges tendresmontagne vierges neiges dilatepoumons voile tullesouffle ailes de libellule cette enfance du mondepétales que percejour fluidedu Cœur Invisibledescendle son mélodieux l’absencel’écho du silence
421
jusqu’aux parois du videberceau de la chairimaginaire
s’écoule et flueparmi herbes roches sables
si propresl’aurore lave
peau salée corps impalpablecharnel l’allège
l’élèvelaissant tourbe et glèbe
se répand s’ouvre et se faneépars
l’enfant était au jardinsuave haute et transparente
irrévocablepérennement »
Avec la spatule et le plâtre spécialqui se dilate à l’usage
tu bouches les trous avantde repeindre
il y avait ce type, jeune comme un enfantdont le corps était rompucomme si on l’avait roué de coups
il transpirait immobile dans son litet ils étaient ainsi sans bouger toute la nuits’épiant les yeux fixés au plafondA certains moments cette immobilitéétait trop insupportable Alors ilse tournait d’un bloc car son corps était un blocde terre durcie par une sueur de mort
Longtemps apprendre que le vivren’est que douleurNe cite aucun lieucar la souffrance enveloppe l’universet cette tranquillité s’écouleavec une odeur de menthe sombre :contempler le chat qui arpente le sommet
de la palissade
422
« Este jardin es suyo » lutle Consul dans le parc sombre
il buvait la tequilail buvait la douleur fade du monde
comme Toulouse-Lautrec laverte absinthe
verre tranquilleami cher et silencieux
Non que ceci soit vraiment un secretmais nous seuls
sous le regard de l’autresavons à peu près
l’étendue de la mer bilieuse« Odysseus
le nom de ma famille »dit Pound fièrement dans sa cage de fer
s’évader! s’évader– puis-je vous déranger? demande Stepan Karrenbauer
serait-il correct de dire nousrevendiquons la réunion des deux Allemagnes?
– sans aucun doute.Le Mur se prolonge d’une simple haie de barbelés
dans la campagneJe pourrais dire aussi
sans aucun doute je saispourquoi elle m’attire, remuant le fondement
d’une joie antiqueson corps ressemble à l’espace blond de la Terre
que j’ai parcouru depuis quarante-sept ansson innocence
abrupte, rugosité du grèsDans les rayons de l’aurore se lève
et s’éloigne un léopardafin que s’arme pour des gloires futures
un homme habité par le songeSalamine, Corinthe, Corregidor
garder captive dans sa pupille jaunela lumière nocturne du désert
bleu qui jamais ne meurt
jauneles nuages
423
se frangeaient d’or vierge liquidec’était pendant que le soleil
se préparait derrière la haute tentebleu de Prusse
avec Ariane il sortitsur la plage d’opale
fraîcheur d’âme du jourchrysalides sur le sable humide
splendeur de l’enfancedéchire cœur cruel
elle, Ariane, avaitavec lui, son père
le regard des moissonsPuis émergea le soleil
offrande du malheurprince sans emploi
(le serpent avait mordu le borddes champs de soie verte)
Bukowsky seulconnaît la couleur et le goût du sang
humainle sang n’est pas rouge mais violet-noir
et il pue « No ledestruyen » le
Consul l’avait lu il continuaitde boire
jardin mortsurvit l’enfant antique
à la recherche du paysperdu
Je ne veux pas avoir de nomdit Marlon Brando dans le Dernier Tango
« Mon nom est personne »répondit Ulysse au monstre :
à bien y penserPound n’alla pas assez loin
peut-êtreLa fiente des oiseaux il y
pensa soudain comme au sifflementtragique des jets dans la touffeur des aérodromes
la nuit de l’équateurNe rien conserver
et finalement pas même son nom
424
poignante détressede la famille moderneSturm und Drangdes peuples entiers se baignaientdans ce fleuvedes nations nouvelles se lèvent
mais nousnous avons décidé de nous tuer
Nulle partles peupliers ne sont aussi
beaux que là-bas : yrevenir pour apprendre
à les aimeret puis cette mer-veill-euse campagne
avec Elisabeth (Mildred)découvrir l’émerveillement
du café chaud et des croissants au beurreaprès une nuit de baisers
et de cris (il ne l’aimait pas)Aucun nom de lieu car
la cruauté enveloppele monde
et il est pitoyable de mettretant de temps à penser cette choseévidente : ne pas avoir de nom
Là-basest née la malédiction :
un accidentvous dis-je, un accident tout à fait
fortuitmais à partir de là s’enchaîne
une destinée souffranteimplacablement souffrante
L’histoire d’un homme est celle de la raisonmais qu’il est dur
d’abandonner vingt ansde sa vie
et puis l’angoisse particulière de toute fin
La poésie
425
est sans grâceparce que sans grâce est devenu le mondeRoutes bruits ailes de métalle sifflement déchirant des départs nocturnesfoule têtes grains quantité pailledescend doucement l’immense ignorancepuis la fenêtre dans le murhorizonjamais rien ne durela musique est la nouvellesurdité du cœurcruautésépareadieumais tellement cette souffranceet puis partirdemain
Ainsi l’ai-je connu ce typeenveloppé de sa sueur glacéede haine et de mort
Abandonné des hommesoublié des dieuxson seul désir était de cecouler dans l’iris violet de la mort (sueur
de la mort)Il ne pouvait rienLe sommeil fut son refuge
ersatz de la mortLe monde disparutIl n’y eut plus quesueur haine et mort
Ce que l’homme saitest qu’il a immensément perduIl sait aussi qu’il doitsolder ses comptesJamais il ne saitpour quoini combien ni jusques à quandDans le cœur sordide des villes
426
il espère la mortSon lit voguefunèbre et sans maîtredans la courbe d’un fleuve infiniet sans étoiles
Expier
Sans cri ni pleuril s’éloignedes villes qui se défontMais l’or!
Mais la douce liqueurjours tranquilles!
Quand brèves sont toutes équipéescraindre les retours
amers :l’amputation
la cruautéEt au départ, l’inévitable
angoisse de toute déchirure
Orvoici ce que dit le Bardo Thodol
après la mortévite la colèredevant les pleurs de ta famillepuis durant ton voyageévite toute couleur douceentre dans toute couleur violentemaîtrise ta peurChoisis toute couleur farouche
Ehbien soit!
pour l’heure :puisque le lit est un radeaumort qui erre sur un fleuved’Afrique chargé de ténèbres
quitte-lepour Salamine et Corregidor
De l’être profond
427
85
A première vue l’hiverparaissait encore lointain
Ite missa estMais on n’avait jamais su quand
il fallait se lever ou s’asseoir« Debout, assis, debout, assis »
comme à l’arméeavec la même impétuosité
de l’irrévocable mytèrePierre Sarrodie mon frère
n’a pas fait son service militaire :fracture du crâne en scooter
Nous aimions la même fillemystérieuse
« les jeux sont faitsrien ne va plus » répétait
inlassablement Julot pendantque cliquetait la roulette (on
jouait des nougats)Champs de givre
pies noires« C’est Dieu qui t’envoie » dit l’Arabe
en enfilant les chaussures qu’il venaitde lui refiler cet hiver rue de Buci
Bidault s’était pinté la gueulen’empêche qu’il voulait la guerreQuel bel unisson à l’époque :
vive l’Empire!et Ada couchait avec un tas de mecs
Son mari s’appelait Gustav MahlerAvec rage il se mettait à écrire
428
La poésie ne peutqu’être désespérée de nos jours
(ne pas parler de l’infect bonheurconjugal qui épate les amis)
Ce don il le tintcomme une pièce d’or du ciel
dans son poing durcar la poésie est désespérée« ah tu m’as trahi » s’écria
le chevalier quand la Mort qu’il croyait être le prêtrefit glisser son capuchon
« Il se lève et rencontre la pluie » :cela veut dire que la solitude
est irrévocableDe même que :
« les arbres se voûtentsous la bruine »
C’est ce qui vient à l’espritlorsqu’à Marseille on s’embarque
pour l’AlgérieVous êtes un lieutenant de mirliton hurla
le colonel mais je suisvraiment désolé la secrétaire est allée
déjeuner : ainsi
va la guerre, pas d’opérationaujourd’hui
(pourtant la pluie, dans l’espritest toujours associée à l’opulence
de l’âme)Domenach rapportait béat
de satisfaction : « il me demanda que veux-tu
de plus? tu as réussi ton ménageta femme est belle et tes
enfants ado
rables »Cré dié!
Vint une nuit
429
où cette odeur insupportablesuffoqua Ulysse qui écoutait la mer
Patron, lui demanda un de ses hommes(l’un de ceux que Circé allait transformer en porcs)serons-nous un jour à Ithaque?Dans la 5e Avenue on criait « Fuck them! »
Il gardait ce doncomme une pièce d’or du ciel
il écrivait ce qui lui passaitpar la tête
peut-être parce que, jeune,il ne savait rien
quelque chose comme l’AnabaseLa gloire la défaite l’amertume
remonter le cours du Tigrepour expier la folie et l’insouciance
non de la jeunessede Cyrus mais du destin
– Oui, je crois à l’anankêrépondit en souriant Ellul
le premier maître« Défiez-vous de l’Etat
défiez-vous de l’Histoire »Je me souviens combien il était jeune
l’âme de cristall’habitait
l’innocence, la virginitéde la première aurore
il reçut dans un jardin de Pessaccet enseignement avec la ferveur
du premier don
l’ambitionde conquérir le monde
obscurément il marchait vers l’Asie profondel’épée était pure
La Comtesse savait organiser à Neuilly de beaux dînersde technocrates à tête d’œuf et Passerose de Montpèresoutenait sa gorge grasse de grenouillepour parler d’un débit simple et péremptoire
430
« j’aurais pu faire ma vie avec dix hommestrès différents : de l’inspecteur des finances au truandCe monsieur là-bas mon mari n’en est qu’un Vous savezpersonne n’est irremplaçable » puis elle but une gorgée
Trouve la véritédans la pailleC’est comme avec les cactus de Gibraltaroui cette senteur rauquede roche rouge et lamer sacrément bleue noire et ses fesse blondesmes aïeux pour que cela le fasse bandertiens tiens prends çal’envolée dans ses plumes sespoils et elle qui gueulait dégueulasse et il avait envie de luidéfoncer la paillasse et le potironsaucisson planté dans son troufignonet elle gueulait « il commence àentrer il commence à entrer «et puis hurla « j’ai mal » mais luis’accrocha à ces seins c’étaitcomme là-bas Gibraltarodeur de roches mauvesvillas blanches mauresques au-dessus de la ville qui sentait lacatin matin papin coquin pépin tapin turbinhan han tiens prends ça et çagueulait pendant qu’il s’agrippaitaux deux globes moelleux degraisse lisse parfaitement lissespassés à la pierre ponce avectoute la tranquille tenacitéd’une femme qui pense qu’ilfaut bien baiser bien fournirune bonne viande appétissante pourfaire réceptacle du foutre seigneurial de monsieur le rédempteursurgi du destin pour offrir lesalut à une pauvre dévoyéepas une roulure mais la fleurécarlate bouffée par un noir
431
de passage trop content pensez-vous dans une province bien françaisede tirer un coup et voici cette terreimmense et sordide le curé d’Argelès quiradotait disait-elle mais moi
virginitéde l’amour
les autos tamponneuses font unroulementde tonnerre avec leurs roues de ferles coups de klaxon et de boutoirpuis les hommes en complet gris s’en-gouffraient dans les ascenseurs
il est pas dingue?gueula-t-il le visage en sang lenez écrasé après le coup de bouleque l’autre lui avait assené quise remettait à danser agrippée dansses bras Colette M. de mes deuxpremier baiser une vraietraînée maintenant peut-êtrequoique un peu de trouille penaudedevant ce malabar aussi épais quelarge
nonne faîtes pas ça mais elles’agrippait et renversait sa têteet soudain un train passaitles vitres tremblaient et l’horizonse fissurait dans ce grondementde tonnerre jamais le monden’aurait dû être crééà moins qu’il n’ait jamais étécréédit le type sentencieusementderrière sa bière son cigare havane
Rollexcette montre dure depuis dix ansil était satisfait après avoir dit ça
432
comme s’il avait dit ce typej’ai réussi mon mariagej’ai une jolie femmej’ai des gosses superet une belle paire de couilles etm’endors toujours à plat sur le dosquoiet tous les blaireaux satisfaits desbelles lettres françaises à la télépassez-moi la moutarde je vouspasserai la nénetteet je te tiens tu me tiens par labarbichette dans toute la bourgeoisiefrançaise ah comme ils sontintelligents
le paquebot ailéconstellé de mille lucioles jaunesglissait sans bruit masse antiquesur une mer laiteuse(la lune)et la nuit était si clairevaguement voilée de tulle bleuet pendant ce long moment soyeuxle Sinaï dans son immense blancheurMer Rouge : le mystèrePacifique : la majestéAtlantique : le labeurOcéan Indien : quelque chose de glauqued’hostile et d’antérieur à l’humain
làelle était étendue sur la pelousenocturne du Champ des Révolutionsvaste et large jambes écartées sarobe blanche rayée de rougeses pieds charnus l’attendant
Polyarthrite rhumatoïde
433
la délivrance par le placentaLes goudrons de la cigarette
Mourir à la maternitéEtre
expert en foliepeut-être
Et ainsi me blessele seigneur de l’obscurité
de sorte que l’amour est privé de vieet la vie privée d’amour
et ce qu’on nomme la viela baie fielleuse
vers laquelle s’avance un hommequi a passé une mauvaise nuit
Le doigt du destin : ici même il arrivaau milieu de sa nuit blanche
mais la joie non le fielà chaque fois la même chose
nuit blanche avant de la voirLe dard de l’aurore
l’heureux homme!Ainsi est la vie :
plus rapide que le poèmeLe chenal d’émeraude
vaillants Star Ferries de Kowlooncargos et jonques aux ailes déployées
l’air brillait du vernisdes feuilles
Pollock Rothko toutel’espérance des couleurs et il est vrai
que la peintureest la première porte du sublime
mais Xénophondans l’éclat du Bosphore
il vint des chevaux par milliersqui ouvrirent la mer
à cet endroit-làet Ruby pompait et jouissait sur la moquette
pendant que son écossais de maril’attendait au pied du building
de bronze roux dans sa Mercedes blanche
434
L’enveloppait la mousson couleur de perle
a minimis, a minimis pouvait-ilsans honte ni remords dans la luxuriancedu temps et le miroitement des aisesdans la splendeur, aussi, de l’enthousiasmeet la générosité des lions, plaiderMais nul procès c’est la véritén’attend l’homme. De son être à la racineil le sait. Chercher l’accomplissement.Car chaque pas menant à l’amitié des choseset finalement à l’impérissable amourperdu des femmes fut de tout temps dessinépour le confort de celui-là
435
86
« Red, Black, White and Yellow » (1955)les couleurs du mondeelles teignent l’intérieur du masque
« Yellow and Blue » (1954)
Vient l’existence malheureusele seigneur de la destructionpluie et fragments l’amour des choses plus grandes mais peureusementet puis dans ce cadre de boisperpétuel vouloir jaune et bleunouveau un numéro en misant ilespère gagner recommence un jour
puisqueyellow and bluevibrating in the throat
ma destinée! l’accomplir!ou
puisqu’il espère gagner un jour en misant un nouveaunuméro (recommence?)
n’a pas besoin de savoirce que cela représenteni de savoir l’histoire
436
ni même le lieude ces choses
mais ceci est l’évidente représentationde la complexitéla figuration de ce qui est
en soi immédiatementailleurs et ici
« Number 1 », 1950 (brume de lavande)l’œuvre sang cheveux cellules noiresinfiniment dans le mauve iris
de l’univers
et la joie du mendiantoui, je le reconnais
humblementle mendiant d’infini oh pas
vraiment malheureux
parce qu’avec les annéesnous avons appris qu’aimer
n’est pas souffriret par ce jour de limpide septembre washingtonien
enfuie elle s’était mon amour d’automnePourtant il en restaitce bonheur sur le palaisgoût pâlede lavande
infiniment complexel’amour plus vrai encore en cette saison
Ecrit ceci sur le grès qui estcomme la bonté même des choses :
au-delàde la souffrance
aujourd’hui désuèteparce que
aimeraiméaimeo
(lavender mist)
437
87
Canaris! Canaris! On t’avait oubliéliniodendron tupilifero in Virginiae caelo
nous eûmes un automne superbe cetteannée-là
La sécheresse avait dévastéla campagne
Grandeur et servitudedes paysans
Ileut alors cette pensée :
perduela magnifique tristesse que fut
l’enfanceCe que signifie Ada Mahler
en couchant avec Gropius, Klimtet une douzaine d’autres
fenêtre et chambrebeauté obscure en vain tulipe jaunemordre matin électroniquependant et toujours ses cuisses et son sexeperce faible et répandl’eau tranquille des lacsl’ombre tandis qu’au dehorsle soleil dans la courouvertre fraîcheur l’obscuritéde ce corps si blanctiédeur et glacequi se fendfruit dans le mûrissementétendue immortelle splendeur
438
et l’indéfinissable triomphele ciel et la terre enlacésforce des montagnes et des ravinscollier des heuresliées que rien ne peutdétacher la certitude profondeur l’imminence acquise midi
destin
elle l’inaccessibleà lui
Tu m’as envoûtéereconnut-elle
nos blessés, c’est par pleins navires qu’ils vontaujourd’hui à Nashville
et le ciel de Virginietoujours est l’automne
comme Hong Kong ou Macaotout ce visage de la Rivière des Perles
mer turquoise îles mauves chargées de verdurecrêpelée cette laque profonde
du Sud / de Hainan à Amoy
oùil vécut il y a cent ansla vit droite dans son chopsang de soie noirefendu sur ses jambes majestueuses ellele regardait
avec le même visage qu’aujourd’huicette vigoureuse architecture de la chair
et comme elle avait ce regard indifférentoù il avait lu
le poids de la destinéeoutre le désir – car le désir commun
à tous les hommes qui la léchaient du regardl’avait laissé sans force ta
beauté me paralyse lui avait-il ditalors qu’ils regagnaient sa voiture planquée
sous les arbres – oui
439
outre le désirl’autre désir très vastequi s’étendait jusqu’aux confins violets du monde
comment direcet être
qui de paix et silence couvrele monde bariolé / lui l’homme mélangé
aux terres jaunes du Shangtunglumière du Hokkaïdo
l’homme mélangéLot et Savoiecampagne et lacschaleur de l’absence et la dimension du videespace de l’attente l’enfant de la Révolutiondans sa chair même éparpilléelymphe et sangaux fibres sincères de toutes les terres et de tous les ciels
plaine noire d’Idahodésert de locustes châteaux de terre couleur de sang séché
ce Sud de métal et de soi arideet toujours l’Asie!
l’Asie grasse
dont elle sait qu’elle est néeayant été
nourrie par des servantes en turban et pantalon noirmam tôm qu’elle mangeait
avec du pain
outre ce désir-là qui n’est plus le désirpétrissement de la chair vaste
l’homme-monde
cette certitude qu’aujourd’hui vient l’heureoù l’épouse délaissée
440
doit devenir l’épouse plus qu’épouseparce que tel est le destin (la dette)
rassemble l’amour perdu de l’enfancele mûrissement des saisonsbrise le sceau du tempsnon le temps occidentalmais celui qui languit d’un siècle à l’autrel’être même de la nostalgie
le retour à la puretépour qu’enfin se fondel’accomplissement
puisqu’il semblequ’ait été accomplie l’expiation
(Tulipier : boisà cœur jaune et à aubier blancYellow poplar)
441
88
Rose attendrepatience infinimentsoie et salpêtrechair en automnefleurit
Ainsiest la question :continuer ou bien avancer
et alors dans quelle ansevraiment s’accomplir
dit-ilAu non-commencement de toute chosece vide sépulcralnon la mort fouineusemais le non-commencementle non-accomplissementla non-fin
« la poésie ne pouvait être désespéréeje tins une pièce d’or
la levai lentement vers le soleild’un matin vierge et somptueux
Je serai roi!prophétisai-je
pendant que la mersoumise se plaignait
à mes pieds »Raconte encore dit Circé
et je libérerai ton peuple
442
« j’aimaicomme tout homme je suppose
peut aimer »Puis il se tutet pensa aux roses tristes
du jardin d’un poste de douanequelque part dans l’Empire, sur quelque saline
du TonkinLà grondait
la Mer de Chinetoujours
menaçante« Enfance! Merveille du siècle
j’ai connu les héros! »Tout ce chemin parcourudepuis près d’un demi-siècle
« je t’aurai à moiAphrodite
qui tente de m’échapper »Dans le secret de la villepréméditer l’enlèvement d’une femme
La guerre s’approchaitRusses, Américains, Chinois, Japonaisombres taciturnes des destroyers sur les océans griffés de pluiepuis la bousculade des miséreux de la Terresur le pont de la nef des foustoutes voiles dehors dans l’espace
nu des chambres« Allah Aqhbâr! Allah Aqhbâr! »
hurlaient des milliers d’enfants vêtus de noirsous le soleil perse
l’Angleterre déchirée aux sons de la salsaBonnes gens
dormez bienla guerre avance son muffle
elle flaire les rues silencieuses« Je n’ai encore trouvé personne qui aime
la valeur moraleautant que la beauté des femmes » (Kung Fu Tseu)
simplement l’époque est malade
443
Jamais plus Stephen ne revint à Bordeaux. Il dit :« cette ville est maudite : la traiteDe même toutes les cités, les nations
l’expierontl’expieront dans leur chair
en ce siècle »
De Lattre décorant son fils qui était un nobleProfils de seigneurs sur fond de défaite
sa pomme d’Adam (au fils) saillanteindiquait qu’il mourrait
jeuneTout avait commencé à Pearl Harbor (ou Tsoushima)
« you love passion » fit l’Américain rouxpendant que son amant noirrangeait les fiches des clients
sturm und drangVénus levait son pied charnu jusqu’à ta bouche
(l’épaisseur de ce pied)sucer ses orteils divins l’un après l’autre
puis suivre la courbe de la cuissejusqu’au con
si longtemps convoitéouvert vaguement velu
oasis s’allongeantouvert collineselle enfin arrachée à elle-mêmel’odeur la terre labouréel’argile et le sucflambée fleuve et flot plus et pluslaisse cordes et chaînes
ces mechtasà investir
Bon Dieu quand ces socialistesvont-ils
arrêterla guerre
444
Doucement au fil de l’eaules chiens crevés
(Nous crèverons!ayant bien bamboché)
Des fleurs jaunes tapissaient la mersur le chemin du retourL’île de Lamma avait été bonne et l’eau divine
le deuil était seulementdans le cœur
Il y a, à l’extrémité de ce mouvementcette île verte où prendre refuge sous le CielLever une pièce d’or vers le soleil fixeLà nous ne bougerons plus, ayant dans le silencesauvé la parole jusqu’au boutDes fleurs d’or tapissaient la merentre Lamma et Aberdeennotre jonque allait vers le sud
je croispeut-être ce jour-là, pensant à Achab le Mauditet prenant ce pollen des mers pour l’or de l’espaceavait-il compris qu’il était l’homme de nulle partIl avait aussi compris qu’Ithaque avait disparuLa jonque glissait
Adieu, adieu Milady(prononcez adiou, adiou)
cette pensée criminelle qui s’habille de la plaintede Gloucester (de Lancastre?)
car le crime nécessaire est :tuer le bonheur quand il est le mourir
Un demi-sel qui n’avait fait que piquerau vieil Ez
se plaint dela fragmentation perp
445
étuelletous ces types s’étaient nourris
à ta vieille mamellepleine d’hydromel
mais au moins Ginsberg émergeant de ses trous du culreconnaît sa dette
L’infini espaceOn a couru comme des fous
le long de la palissade aveuglepuis on a vu
une brècheun satyre sec et barbu ricanait
ses yeux noirs nous perçaitalors nous nous
sommes échappésdans le monde
tel qu’il estet nous avons traversé les
multiples cieuxcouleurs
miroirsflux fleurs feux
et les femmes feulaientse tordaient
sous des corps pesants et silencieuxs’embrasaient
les villes
pendant ce temps souriaitle tragique satyre aux yeux d’étincelles
puis il s’éloignadans Venise la grise
dos voûté cape noirela nuque comme un ceps
Dis ce tempsmisérable,
toi son fils
Ne le venge pas : son silenceet sa mort l’ont
446
vengé
(le bonheur était malheureux)Ne parle plus
du Mékong chargé de souffranceCela a été accompli
Maintenant t’attend l’autre auroreCocksuckers and fairy boys
les guerres ancienneset la gentille pute dépuceleuse
tout cela qui est passéavec les Perses en pleurs
les derniers pèlerins de la Chrétientéoù se mêla
un adolescent en casquette et canadienneà la fin de ces obscures années cinquante
(Qu’est l’homme hors de l’Histoire?)
Peut-être peut-onvivre deux fois au moins
dans une seule existence(le bonheur était malheureux)
Alors se tirer!La terre étroite ouvre ses dernières portes
la brèche était ouvertepar le vieux satyre las du monde
qu’on avait fabriquéMes mômes
que vous êtes belles,Seigneur!
Puis il partit– puisqu’il devait partir
« lone man from the void »Il partit avec toutes ses armes
méditant d’enlever Europe malheureuse
Ce qui a été fait est fait
447
ce qui doit s’accomplir doit l’êtreIl a quitté la tristesseil a traversé l’Amérique
les feux rouges des camions nickelésstriaient la nuit aux junctions
du Désert Mohavecomme la pointe d’une lance
la face noire d’un PeuhlIl est le seul homme
à avoir vu tous les Tombeaux« Garde Ketchum et Mycènes
Garde Oxford et Chu Fou »Annick sanglotait au téléphone « tu
es tout ce quime reste »
Puis brusquement elle le quittadans l’amertume pour coucher avec un conard
Avec placiditérien s’installa
muffle de taureau noirdans un coin obscur de la bibliothèque
de Babelqui est le refuge et la non-espérance
des AveuglesEmmanuelle, mon aînée, viens
avec moidans mon voyage chez les antiquaires :
le couchant est un fleuvedoré
beaux lifts d’ambre etde sable au sommet
des ormesL’Hôte discret comme un chat :
« croyez-vous que ceci peut se dire?… »il y avait eu aussi cette mer
le roi du monde et la petite filleattendaient
le soleilL’attendait-on?
Plaisante question!Que l’homme qui n’est roi
448
pleuresur son passé
Mais que les rois partentdans les clameurs jaunes!aurore et couchantdur combatsolitude de cristal
« Je veillerai sur ton corps »murmura le Minotaure
découvrant la femme endormiele bras replié sur ses yeux
Ainsi étaitAphrodite Elle ouvrait son sexe
à sa langue rapideIl est celui qui prend
Etant retourné de l’enferil voit l’automne
fleuve puissantoù renaître
Hyrieus!M’assistent Zeus celui qui prendet Mercure celui qui transmet
« N’appartenons-nous pas à une générationsacrifiée? » demandèrent Chromios et
Lycophonte égalaux dieux
En son for intérieur il acquiesça« Je suis né avec la défaiteet maintenant s’avance la deuxième défaiteau matin du nouveau millénaire »
Il voyait déjàles villes nouvelles dans le ciel et sous la mer
il pressentait l’autre universdans l’obscure agonie
de son peupleUn voile funèbre avait enveloppé
les plus grands combats de son tempsIl écoutait la Symphonie Héroïque
avec gravité : il avait aussi
449
lu l’Anabase de XénophonDoucement il recouvrit le tumulte
et le désordredu regard de celui qui à jamais
quitteson palais
Je pense à toi BoabdilCar chère à mon cœur Grenade la blondechers à mon cœur ceux qui sont morts
ceux qui vont mourirtel est le sens de cette
histoire du temps présent
« Clameurs de la lumièreje suis celui qui enlève Europepour la sauverTour à tour aigle cygne et taureauje sème la semenceravies sont les mortellescomme celle que couvrit la pluie d’or
ô Titien, dieu de la vigueurEs
la hora de todos »
450
89
De l’ailleursje m’accomplirai
dit-il désespérément« et nous, comptons-nous? »
demanda Mathildepetit rat inquiet
peut-être le prochainremords
« oh oui puisque je parle de vousTiens :
mes mômes que vous êtes bellesô Seigneur
On ne peut vivre sans la poésie »
répondit-il (le voile du silenceà moins que ce ne soit la force intimede l’impuissance
non le désarroimais l’inertie fondamentale des mondes
en dérive l’aveuglenécessité du mouvement
qui sépare les universet forme le temps)
ledestin des choses
auquel doivent se plierles êtres et
qu’importel’irréparable déchirure
prépare-toi prépare-toi
451
« Je suis l’Invaincu »se dit-il comme
pour se rassurer« Je suis revenu
de l’enfer »Puis il se redressa : devant
lui, ruisselante d’étoiles,la forêt touffue
L’homme ne peut s’accomplirque d’ailleurs
puis les mains s’ouvrirentà la bonté du corps peut-être
pleurait-elle se demanda-t-ilpeut-être devrais-je refairema vie pour ne pas mourirà peine le frôla une aileou une palmeou l’orbe pâle des pluiesil n’eut plus peurne douta plusfenêtre l’espace l’immense avoirtoujours recommencermaintenant et jamaisla véritable cruauté des maisonsindécision être grandir
peut-être peut-être peut-être‘
452
90
Adieu Adieu adieu
D’un village détruit,sur une montagneon dominait Soria,ville ingrate de la rauque CastilleIl venait d’acheter une immense capebrune
de bergerma terre ceci est ma terre
Rien de telqu’un puroaprès un cocido
au cœur du vieux Madridlangue gutturale
mémoire profondequi du ciel noir surgit
mais le vent
Modestement ce que nous fûmesSecrètement ce que nous vîmesEt que nous manqua pointl’espérance ni la désespérance
« je ne peux dire qui nous sommes »
L’Innommée son sommeilhostileson antique passé s’immergeaitdans un fleuve maudit
453
ténèbres d’Afriquecris obscurs, clameurs de sangjusqu’à ce que se déchire la chair
Se libérer de la malédiction fut longMaintenant j’ai expié.
Intolérable si longtemps il y eut cette douleursouillure désespoir haineQue maintenant viennent les derniers soleilsreconquérir l’eau pure et la conque
Peut-être Grenade n’est-elle pas GrenadeIthaque maintenant si étrangère
Il savait : retour à Hong Kongtrouver le Sud sans tremblerravir Europeabandonner pour renaître
puis ce chant
l’espace loin ouvrir la rosedepuis l’enfance tremblaitsuffoque et surgit ôsang soufle et génie
le fruit mangue pêche le Gangedétruire amer mort atteindrelongévité des chênesfeutrée la neige
puis les marques du Ciel trouversous l’aile blanche de l’aiglevivre périr revivre
454
ébloui encor
de la divinité le sceptrelentement je dis austèrele cœur jeune les lèvrespleines de miel clair
entre sous le portique blancaube et corps de Vénusnectar et magnolialà l’éternité approcher
puissance pierre fleuve l’orl’élixir du monde flècheau creux de l’aine forcercœur même des choses
et cette parole hautaineoh remonter dans ton êtreplonger dans ta chair vraievers qui et jusqu’où
haut sublime la puretéretrouvée plus haut que cimespacifié vers mon Maîtrete porte / amour
1976-1985Hong Kong – Pékin – Paris
455
TABLE
Avant-propos de Claude Frochaux . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 5
Prologue . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 11
LIVRE PREMIER : HISTOIRE DU TEMPS PRÉSENT . . . . . . . . 15
Relation 1 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 17
Relation 2 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 83
Relation 3 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 217
Relation 4 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 329