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GEORGES DUQUIN

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L’AGE D’HOMME

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∑ 2000 Editions L’Age d’Homme, Lausanne, Suisse.

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AVANT-PROPOS

Comment nommer ce livre étrange, volumineux, poétique et nar-ratif à la fois? Frappé, dans son titre, d’une barre verticale énigmati-que, comme un fragment de code barre. S’agirait-il d’un pictogrammechinois anorexique, réduit à sa portion congrue, victime d’un ascé-tisme monacal? Comme une Chine atrophiée perçue par l’Occident.

Le I vertical correspond à l’idée que l’homme européen se fait desa relation au ciel. L’homme est en bas et Dieu en haut. L’hommelève les yeux au ciel et la verticalité suit le mouvement de son regardou de sa prière. Et lorsqu’il étend les bras, lorsque l’Homme-Dieuétend les bras, la verticalité est coupée en son milieu. La croix figurecette union de la terre et du ciel, une union faite de lignes brisées quis’entrechoquent au moment précis où elles se rejoignent. Comme sila rupture était la condition requise de l’unité, comme si en Occidenton ne pouvait concevoir l’unité qu’en termes partagés entre conver-gence et contradiction.

C’est là le point précis de la distance qui sépare Orient et Occi-dent. Pour un Oriental, a fortiori un bouddhiste, une barre ne sauraitêtre un obstacle ou un butoir. Ce I ne pourrait pas davantage être uncri, comme il l’aurait été dans les

Voyelles

de Rimbaud. Non, c’est un

UN

qu’il faut lire, l’

UN

de l’unité du monde. Il faut comprendre cettedistinction fondamentale pour mesurer le projet de Georges Duquindans ce livre monumental. L’Occident, c’est le monde du fini,l’Orient de l’infini. Une musique occidentale a un début et une fin.Une musique orientale n’a jamais vraiment commencé et quand ellese termine, on se demande pourquoi. Si on pose la question, personnene répond. On n’est pas là pour expliquer ou pour comprendre. Onest là au même titre, et pas vraiment plus, qu’un nuage, un cerisier enfleurs ou un lama, qui peut d’ailleurs avoir deux jambes ou quatre pat-tes, selon qu’il est moine ou animal!

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Et il en va ainsi pour tous les aspects de la vie. Un artisan occiden-tal veut dépasser son prédécesseur, un Oriental faire aussi bien queson maître. Le dépassement, le débordement, la compétition sont lesapanages quotidiens de la vie à l’occidentale. Qu’en dirait Confucius?Certainement que toute forme d’excès constitue une entorse à l’ordreétabli. Une rupture, un viol de fonction, pire: une disharmonie. Qu’ya-t-il de pire, vu d’Orient, qu’une disharmonie, qu’une remise enquestion de l’ordonnance du monde?

Quand un architecte chinois, autrefois, et peut-être encoreaujourd’hui, créait un jardin, il se faisait accompagner d’un géoman-cien. Pour un barbare occidental, le géomancien était celui qui jetaitune poignée de terre sur une table pour tenter d’en tirer des signesdivinatoires. Brutale et typique intrusion de l’Occidental dans le ter-ritoire sacré de son environnement naturel. Le géomancien chinois,lui aussi, se livre à cette sémiologie céleste, mais différence significa-tive, il ne transporte rien, il ne s’approprie rien, la nature n’est pas àlui. Et si ou quand vraiment il doit répondre aux sollicitations de l’ar-chitecte, alors il se livre d’abord à une observation minutieuse de cha-que caillou qu’il déplacera. Si la pierre avait un côté pointu orientévers le nord, il la redisposera dans la même position. Le caillou, la na-ture, rien n’est à lui.

Il y a là deux démarches voisines et explicites, jusqu’à la transpa-rence, de ce que sont les deux démarches, l’orientale et l’occidentale.Chez les Occidentaux, il y a toujours rupture, chez les Orientaux, aucontraire, on les évite le plus possible.

Regardez un toit européen. Ses arêtes sont tranchées. Voyez lemême toit en Extrême-Orient, elles sont relevées. De façon à éviterla rupture. Ce qui est carré est terrestre, ce qui est rond, céleste. EnOccident, du moins à l’époque de sa plus grande ferveur religieuse –au Moyen Age – les sanctuaires religieux, sont autant de cris et deprières qui s’élèvent vers le ciel. La flèche représente la quintessencede son état d’esprit. Et la flèche est une déchirure du ciel. Elle partdu sol – du monde des hommes – en s’en va conquérir le ciel. Toutel’ambition de l’Européen est présente dans cet élan, certes mystique,mais aussi conquérant, qui s’élève vers le ciel, comme la flamme d’unebougie.

Il n’y aura jamais de telles flèches en Orient, comme il n’y aura ja-mais de volonté de rupture ou de conquête. En Chine, il y a peu desanctuaires. Pourquoi personnaliser la nature: elle est partout. La na-ture est un sanctuaire universel qui n’a pas à être actualisé dans tel ou

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tel lieu. Le Chinois n’est pas religieux, il est respectueux. Il ne dé-range rien. Il se coule, il se fond, il ne résiste jamais. Il marche dansle mouvement, suivant le cours des choses. Jamais, comme l’Occiden-tal, à contre-courant.

Toute l’architecture chinoise et orientale, sera basée sur le rond, lesphérique, le retroussé, le courbe. Les toits seront incurvés. Les pa-godes ne sont pas là pour dire l’homme, mais la nature. Alors, pour-quoi l’agresser, se poser en contradicteur, afficher sa rupture, sonparticularisme? Les arêtes dures des formes triangulaires seront ban-nies, au profit de l’affirmation d’un accord profond avec l’ordre cos-mique.

Tout cela, ces considérations générales, parce qu’on ne peut entrerdans ce grand poème qu’averti qu’on est ailleurs ou plutôt partout àla fois:

Ceux qui disent« je suis d’ici

ou de tel pays »levant la serpe ou le poingou qui pleurent d’attendrissementpour telle contrée ou pour le monde lui-mêmeceux-là ont vendu à eux-mêmesleur propre illusion

On aura compris que vouloir explique

I

ou

UN

, par une affectationlocale ou temporelle, était sans objet. Georges Duquin est né à Ha-noï, certes, de père français. Indication précieuse, mais uniquementsi on la rapporte à son refus, précisément d’être d’ici plutôt que de là:

De quel pays sommes-nous?Et si nous n’en sommes d’aucunqu’est-il ce monde sinon l’exilEt ces voyages dans les splendeurs lasses du soiroù mènent-ils?

Ce grand poème d’inspiration bouddhiste et de dimension cosmi-que embrasse tout et se rit des frontières. De quel pays sommes-nous?Le monde est un exil. Peut-être faut-il avoir été nourri, allaité debouddhisme, pénétré de cette sagesse si particulière et l’appliquer auterrain le plus inapproprié: le bruit et la fureur de l’Histoire pour ob-

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tenir cet objet, reflet du choc des univers mentaux, ce poème del’unité qui traverse les siècles et les continents.

La question peut se poser. Est-ce le poète, est-ce Georges Duquinqui traverse les lieux et les temps? Ou, au contraire, est-il traversé parl’Histoire? Quand il répète, comme un leitmotiv, que « l’Histoirenous traverse comme un couteau», on tient là un élément de réponsedéterminant. Et on est au cœur de la pensée bouddhiste: l’homme esttraversé par le monde. Il est lui-même un lieu et le lieu de l’exil per-manent, puisque à la fois ce non-moi de l’âme soumis à tous les chan-gements et cette présence fragile, mais tout aussi permanente. Té-moin de ce toujours et partout, l’homme bouddhiste, le poète,Georges Duquin peut raconter le monde sous toutes ses formes etdans toutes les époques. Il y était, non pas en moi anecdotique, maisen homme universel et son grand poème est celui de l’homme qui de-vient universel, lorsqu’il renonce à n’être qu’un individu isolé dans saseule histoire pour s’ouvrir à l’Histoire de tous.

Voici donc cette expérience nouvelle d’un poème narratif dédié àl’humanité. Prenant appui sur le Pound des

Cantos

qui avait déjà faitsien le droit de s’écarteler jusqu’à toucher aux extrémités du monde,Georges Duquin, aux limites du défi, comme issu des profondeurs del’inconscient collectif, fait défiler sur les pages-registre de son livremonumental, le cortège dantesque des personnages de la comédiehumaine.

Claude F

ROCHAUX

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« Tous les dhamma sont sans soi »

D

HAMMAPADA

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PROLOGUE

Il arriva un soirpar le portique du SudIl s’assit parmi noustendit ses mains vers l’âtreDéjà la nuit s’avançait(ses cavaliers casquésses fantassins silencieux)La garde passait criant« Dormez. L’Empereur veille! »

Il dit d’où il venaitun pays que le temps plus quela guerre avait fait basculerLes maîtres incertains avaient été chasséspar leurs serviteurs unanimesDe grandes idées admirables– dans le passé elles avaient changé le monde –avaient éclaté comme des coques creusesD’autres grandes idées pour un vaste désordre

Ceci nous parut lointainCe pays-là nous ne sûmes le situerLe feu craquait les hommes écoutaientIl nous semblait que cette histoireétait celle de quelque peuple antiqueNous imaginions le corymbe des dieuxla pourpre des générauxNous pressentions une défaite immensepuis nous vîmes la fuite sur les mers

Il dit aussi son nomCe fut une consonance

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métisse. Elle rappelait l’alliage des racesla rencontre de peuples extrêmesnée d’une conquête. Ce nométait étrange. Il ne rendait pasle parfum d’un terroirl’épaisseur d’une racineAvait-il dit son nom? Tel nous l’acceptâmes

Puis il nous dit qu’il avait vécul’inquiétude de l’enfance(l’enfance est un secretQue devient ce maître lorsqu’il se ronge?)l’assaut des forces d’un temps nouveaul’exil et l’édification d’une dignitéle désert où se déroula un combat douteuxet perdu puis d’autres voyages encoreMais ceci ne regarde qu’un homme seul

Enfin il nous dit ce qu’il poursuivaitIl parla d’une tâche où se mêlaitle divin Il parla d’errer sans cessefermement résolu dans un voyage obscurCar telle était sa volonté que son visagebrillait mais telle était la grandeurdu but que peu à peunous fûmes entraînés par sa voixNous nous rapprochâmes autour de la flamme

Nous sommes hommes de commercehommes de travaux définisNous étions cette nuit-là réunispar le hasard de destins disparatesMais nous avions ceci en commun :que nous fussions de ce lieu ou de passagenous avions notre vie tracéeJe dirais plutôt : nous savions ce que vivre signifieobtenir un gain qui ne soit pas trompeur

Or cet homme nourrissait à la foisla certitude et le douteSa force était grande j’ai déjà ditsa face plate douée de lumièreJ’ai vu la volonté des yeux et de la bouche

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Nous lui demandâmes « quepoursuis-tu? Quelle fortune sur cette terre?Que cherches-tu? L’Un / un poème / toi-mêmeou seulement une prairie où mourir? »

Et

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LIVRE PREMIER

HISTOIRE DU TEMPS PRÉSENT

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Relation 1

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Tin Hau déesse des mersd’azur et de nuages paréenous protégeaJe me souviens d’octobre :émeraude et saphyr jusqu’aux limites du mondel’essaim de pierres mauvesoù du ciel

nous descendîmesVertes

ces îles laineusesla Mer de Chine

dans sa splendeur retrouvéeQu’un rêve d’hommesoudain s’épanouisse dans son existenceet il loue les dieuxil loue la destinéel’azur oblitère la monnaie des chagrins

Iles mauves et vertes sur la merun mille de jonques noiresfouillait l’écume Un peupleantique au travailbruissait dans le port(cependant j’ignorais encorela douceur de mon Dieu)

… Marche sous cette houled’enseignesla ville d’Orientextrême Traverse le chenal en fête (mille bannières de soie!)parmi les cargos piquetés d’or– à leurs flancs s’agglutinent

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sampans comme fourmisvoraces à scarabées morts –remplis ton regard de l’orgueil des toursau pied du Pic NoirCe monde est puissantCe monde est fragileDemain l’Empire peut s’écroulersur un mot d’homme et nonde DieuEcoute la clameur des sirènesl’obscur halètement des bargessois ivre! sois ivrecar tel est Dionysos en ce tempsle tienJe te dis enivre-toi de ce tempsmarche dans ces foules désordonnéeset bâillonne la voix subversivedu déclin

Vers quels abîmesnous mène ce vertige? Tu le saisMais reste muet

Si nous disons Jérusalem! Jérusalem!La rumeur nous couvre : Babylone!Babylone!

Xian ville antique qui s’en souvient?Shanghaï est présente dans la mémoiredu mondeBabylone partout s’est répandueet dans ton for intérieurtu dois reconnaître :« elle est belle et grande! »

… Oh il n’y avait pas que Priapequoiquece dieu lourd de pierre élastiquesuffise

(fêtes secrètes dans la barbariedes chambres closes Les grillonsfureteurs et la maison déserteet ce souffle en contrebande

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la fraude des persiennesautour des patios que peint le soleilde deux heuresAy! Sombra de las dos de la tarde)

maisil y eut surtout

son désir terrible et silencieux de femmeson visage impassible (quelle beauté!)C’était ce silence et cet abandon

son désir était làrampant magnifique

tout son corps aspirait ruisselantta substanceDes léopards bondissaientdans la vigne et les fougèresdans la vigne et les fougèresfouillaient la terre moiteetqui aussi agrandissait la pupille

la ville écrasée de soleildans l’abrutissement de juillet

et des siècles et des siècles de Castilles secrètes

ronflait comme un four à painignorait tout

A la fin(abeilles posez-vous sur le bordde la jarre

maisne mangez pas mon miel doréde deux heures)

elle ditsimplement « ce fut très bien »et plus tard « je me sensmaintenant plus femme Je t’enremercie »

oh dieux-fauvesposez sur moi votre dur regard

de marbre bleumais ne dévorez pas

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l’éphémère oiseauArrête donc de fourragerdans ces liasses jaunesLe passé est mortla piste parcourue

Les navigateursn’ont jamais revuleurs hautaines demeures telleTrujillo

la belle la noble la pauveet (peut-être pour la première fois)le sentiment de la beautéineffable et pur comme devant Ucellosurvécutencore plus palpitantaprès queso gallantly Mais

contemple-donccette merveille du mondele chenal bleu entre les toursque parcourent jonques et cargosle chant de l’Asie librele luxe de Babylone

et la terre ouverteà ton ambition

Le passé est doux est-il est le passéEt si

Gutenberg est mortet la civilisation

chèreà ton cœur

détruitepar les hordes d’images etla brutalité de ce temps

ranimela flamme contestée

des motsnourris les blondes abeilles de ton sexe

et en tes yeux vivier du poèmeles poissons ailés

multicolores

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dans ton île l’étrange Ithaquequi n’est lieu en nul lieuvoguant précaire dans le monde précaireet te suivant

au caprice de tadestinée

« Frauduleuse ma foisecrète ma vieLa ville ignore tout!c’est là un plaisir du siècle »

Morte la parolemorte la raisonmorte la mesure

nous vîmes la puissance des insectesla réussite des tricheurs

JE

NE

CHASSERAI

PAS

MES

PLAISIRS

Qu’est cette vie sans le désir?

La chouette brandie au poing de la sagessela nuit odorante les lucioles de l’Empereurles fauves rôdent dans les salles laquées de rougeet la campagne alourdie par l’été jaune…

mais nonne résume pas

Bloom erre toujours dans un livresans fin

Qu’es-tu désir qui à moime rive?Sur l’eau des rivièressur le pâle oubli du cieldans les livres à venirà travers la face de mon Dieu quite récuse

je chercheton visage

Sun Tzu : que votre victoire ne soit

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jamais complète Laissez votre ennemipar les douves

Un œil granditdans la poitrinetandis que la paix vientFaire

sept pas vers le nordpuis dans les autres directionsTelle est la libertéenfin acquiseLe chemin fut durLe pays Acceptation fut lointainQue

de hainescontre l’autre

qui furentcontre soi!

telle est la liberté

l’âme est cette montagne noire dans le couchantdes torches s’élèvent sur ses flancson croit discerner un chantde louange pour la défaite(mais quelle défaite?)des faucons tournent sur les lacs de saphyrl’Hymalaya est bleu et lointain

je me remets en l’Incréé

De grandes hordes envahissent les plaineset la côteréfugions-nous ici

sois calmela Voie mystérieuse

vers toi s’avance

Mao Zedong

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vient de mourirfêtede l’automnelanternespoissons-lampestout un peuplesorti cette nuitsur les collinescélébrerla lunele mondea trembléil fautoublier

L’ivresse!Ce que j’ai aiméje le gardeEn vainle tempsassourditla visionet Goya était muréet Albe la nuevint le voir(ay! ce vase

et ces fleurs blanches)et la frêle Chinchonaussi nous est restéeplus vivante que son villageoù s’amusent les novilloset Mary Carmen la sageblanche Castilleoù tremble l’oasis sombre touffueMadrid l’altièrenoblesse de la beautésecret de la lumièreet le pur bonheur de l’instant

Danaéextasiée

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pardonnéeEt voici ce que je voulais dire

je ne peux oublierle bonheur

Ce furent les lampes et les îlesde l’automnel’anonymatde l’Histoire et des villesla merveilledes citésla voluptéd’un lys

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Portés par un vaisseau de brumenous entrons dans la mer intérieureQuels fantômes!(nous frôle l’aile lumineuse

d’un aigle)

quelque terre auréolée et virginale– mais la faute était là! –«que faites-vous en cet endroit d’ombre?allez

jouerdehors » dit père

surgissant dans brusque porte delumière

C’étaitje crois

au paroxysme de midila terre du Tonkin était lourde

femme enceintele ciel enflait l’outre de soleilles salines tremblaient

(des fauvescouraientjusqu’àla mer)

Hop! Hop!Libellule géantem’a mordu la main

L’enfant

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ne pleure pas(il a glissé sur la moussepoisseuse des tropiquessa respiration coupéeil pense à sa

solitudeSeigneur tu étais déjà là

son être était déjà plein de Toi)Cours! chien

mon chiennous sommes seulsnous voguons et la mer

est un désertqui gronde

comme en son rêveun lion

Ce qu’un homme pour toujoursporte en lui comme une secrète tarece qu’un homme emporte dans son exilavec ses livres les souliers de sa guerre perdueet le fatras de ses peines inachevées

cette solitudeBourdonne épais soleil

du Tropique du Cancerflagelle cette terre injuste

où tout meurtgorge de miel fade

cette province perduequ’aucune carte ne rappelle plus

Oh beau pélicanmon père

t’a tuéet toi chien bien-aiméun serpent t’a tué

père aussi est mortdont nous gardons le rire joyeuxles yeux verts

L’arbre a ses racinesses branches commencent à se dresser

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vers le ciell’Histoire est un typhonqui ne respecte ni les arbres niles tombes

jeoh c’est dur

c’est trop durServantes! essuyez les larmes du princeUn jour l’errant confiera sa peineNi à sa femme ni à ses enfantsni à sa mère ni à son amimais à une inconnueentre étoiles et terreentre deux métropoles dans une nuit d’avion sur le golfe de Thaïlande

Qui est Mr Boeing?Ses navires bercent les astresLe mondeest une précise abstraction

Né d’un souffle de hasardil se penche anonyme sur les montagnesles lacs et les fleuvesécoute le bourdonnement de l’infiniet confie son nomà la mer de l’Inde :

NAMO

AZIDA

PHAT

!regardant l’aurore La mer découvreson épaule de corailô Tathägata

… « Villes et provincesje ne vous nommerai guèreplaines et rivièresde nul atlas vous êtesL’on vous reconnaîtra!On saura où se trouventce désert et ces pistesces neiges ces herbes ces rizières

monde plus vraiVous hanterez

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ceux qui suivent les signeset font crédit aux conteurs

dont la mémoireest un songe »

A qui parlerPuis Thierry d’Argenlieu si ce n’est àen qui de Gaulle crut soi-même malgréavec l’aveuglement de sa le plaisirclasse et de son qui ouvre la portecatholicisme aux étrangèrestua consciencieusementl’IndochineCar un pays peut être tué par un seul homme(les suites sont incalculables)et ceci devient l’HistoireLes petits colons lisaient Climatsau Coq d’or dans la rue Paul Bertle long du Petit Lacmarché aux fleurs

toujours frais et pimpantMaintenant tout ceci est dérisoireet gris sous le gris manteaucommunisteIl ditcette seconde qui n’est que la mortet cette seconde encore qui n’estencore que la mortLa rizière est immobilele village une peinturesoir invariable sonne lent tambourles buffles noirs rentrentbambous austères l’oiseau se taitchez l’enfant la saveur de l’éternitécette campagne tristemarqueterie du songeet soudain ceci n’est pluset trente-huit ans qui peut-être ont

moins comptéqu’une minute

mourrons-nous vraimentou atteindrons-nous Dieuou passerons-nous à une autre condition

plus sereine

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sans ce halètementet ce désir

qui sèche la langue?

Il croitque nous ne verrons jamaisDieuque pour toujours nous voyageronspassant dans la paume desdieux intermédiaires quiconnaissent les dix mille

échellesdu temps

Il croit(et il tremble)qu’il y a au moins un tempsqui s’annuleet un autre qui se renverseet un troisième où une minuteéquivaut à trois mille anset un quatrième qui fournitla cinquième dimensionet un cinquième qui est une couleurtandis que la Formesera toujours un monde hors de notre portéequand la Non-Formeest déjà un définitif secretbien au-delà de la Formeque nous resterons toujours dans les fondsbourbeux du Monde des Désirs

Il croitqu’il n’est pas lui-mêmetout en étant lui-même

…Déjà c’était l’automne impérialnuits de cobalt noir lavées d’oublila lune roulait dans les blancs nuagesentre des falaises et des faces farouchesL’air était doux qui venait de la mer

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chantant dans les filaoset c’était une mélopée qui faisait penseraux jonques noires des contrebandiersde sel et d’alcool en Mer de ChineEt le village était réuni dans la courle maître et sa famille assis sur la terrassele dieu paisible de la mi-automne veillaiton avait lancé un défi au village voisinune fille réputée en était venue de noir vêtuepaysanne des salines qui savait tirer l’archetdu violon à deux cordes et le champion du maîtrelui était opposé et chacun chanterait ses poèmesnés ainsi

d’un souffle et d’un hasardEt nous étions ce soir-là dans un monde réconciliéle dieu de la mi-automne veillaitécoutait la femme et l’hommeécoutait le violon grêleécoutait le cœur d’un peuple

et ce fut un momentd’éternité lorsque l’enfant regardaitles chevaux et les masques se défaire sous la luneet ces ombres confuses dans la cour bleueles hommes et les femmes

oh les hommes et les femmesces ombres accroupies heureusesdans la cour bleue en bas de la terrasse

Ce qu’il en advint nul ne le saitou on ne le sait que tropCeci s’appelle l’Histoire

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En Carthage boiredans le chaudron de joies impuresAvant que l’herbe elle-mêmene puisse repoussersur le selLe Ciel et la Terreun moment se touchentla lune se fond dans

le rêveau bord de l’eau

Nous irons un jour à la Pagode des Parfumspuis à la Pagode des Carpes SacréesMars est le mois le plus propiceet aussi à Rajghir et Nalandanous reviendrons à Sarnath et Bodh GayaVingt-et-un janvier milneuf cent soixante-seize : qu’Ilsoit loué

et moi l’ignorant je marchais comme un princela vendeuse d’encens portait la

vieillesse de l’universelle me baisa les mains et les pieds

Seigneur je ne peux résisterni à la pitié

ni à Votre forceSi un homme gagne au jeuil dit « c’est le hasard »si un homme croise une femmeil dit « c’est le destin »s’il rencontre aux côtés de sa mèreson Seigneur soudaindans son étrange discrétion

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dans son irrésistible fermeté…

… De l’ocre Delhinous venions regarder se lever le soleilFleuve Sacré!Varanasi

Parc aux gazellesqu’Il soit

loué« Buscando mi amore,

iré por esos montes y riberas »

Dans l’immensité du mondeje franchirai les nombres

Mes enfants sont bellesAriane ma fille souritl’éphémère matin brilleau fond d’une rosel’amour qu’il faut qu’un jour je quitte

(n’avoir aucun lieu de trépas)Faiblesse du sixième souveraintelle est ma plainteElâpattrariant et pleurantpleurant en silence sans pouvoir me dominercar si maintenant je connaisle sens des stances

(que le Bouddha soitloué

et la joieinconnue jusqu’à présentest sans limite)

aussi grande est la détresseque l’énigmatique océanoù jamais ne se lève la nuit

Le monden’est lui-même qu’un événementsans importance Dès lorsqu’est ta vie que tu chéris

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En vérité tu n’as pas de nomet tu le saisLes cinq couleurs échappent à l’œil de l’hommeAussi le Saint s’occupe-t-il de l’âme et non de l’œilComme la masse de l’universglisser vers l’indiciblecomme les sphèresse ruer dans le non-tempsEtre et non-être dans l’icichose grande

Ah! connaître le mondevoir le ciel du ventre des monstres

Arriver ou voyagerquelle différence?

« Sache nommer » dit Kung

et ce qui n’a pas de nométablit en mon cœur son espaceNuit

chrysanthèmes blancsla lampe est blanche etle double concerto en sol mineurelle effeuille une rose rougepose les pétales dans une coupe

et danseblonde

entre le lion et le Bouddhaet trotte

et dansema joie

blondetes yeux bleus

t’arrête et m’appelle (me caresse)ton père

moiqui à l’amour

ne peut m’arracherenfant

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Non point vainecette terre

peut-être insignifiantemais non point vaine

pétales pourpresmourant dans une coupe bleueet Noël approchemon astre blond

tes yeuxpure lavande où s’invite le ciel

cours!dans l’étroit espace de la chambrece poème mince

dans le Port Suavequi dort

et le monde tout en rumeursau-delà des frontières obscures

M’apporte un pétale laset la musique qui du Salutne m’a pas encore rapproché comme je le voudraiscar restent ouverts

mes yeuxqui jamais ne meurent

et m’empêchent de voir

Tout un jour s’arrête(elle est partie)

et des vents se lèventsur l’ardente prairieLà-bas sur la crêtepassent des caravanesNous sommes là mâchant l’herbe amèrede la solitudeet pourtant vastes de tendresse

En vain midises herbes d’or ses buffles noirs

Mais vous qu’inoubliables j’aimaipeut-être aussi m’yamenez-vous doucement

pas à pas

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à chaque rencontredans le crépitement du monde

vous êtes aussi mon innocence en Carthageje n’ai violé nulles règlesétant celui qui acquiescebrûlant brûlant brûlantet chantant ma naissance et ma re

naissanceje dis :« tout l’amour dont je fus capablece fut de cette source! »Et je n’ai plus balancéaprès que j’eus soufflé sur la flamme

(elle est en moidésormais signe de mon destin)toujours l’aube verracet apaisement allègre(Quelque chose me ditque j’approche de l’Indicible Cité)quelque chose dans la bouche closedu Cielme parle d’un desseinet me voicivêtu d’étoffes fraîchement lavéesElles flottent dans le vent du voyageJe saisis l’odeur de la mer

hanté d’une joie immortelle

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Eparpillement du monde! Uncri de pygargue la houle des villesles sonneries du matin l’angoisse destélégrammes deux ans passés ou uneminute qu’on se souvienne decette musique brisée qu’onse souvienne!du songe incohérent qu’estdevenue cette nuit pacifiquedans l’avion de Bangkok c’était

et le désir disparula croissance sera de 4 et demi

pour centl’échange des prisonniers sur les aéroportsqu’annonce janvier pour soixante-dix-septgelée molle Londres s’affaissechère Europe la victoirede l’Occident au moment même de sa défaitene joue pas Rhône-Poulenc ni même Jardine Mathesonmais les obligations allemandes lePrésident a parlédu vent rien que du vent ce soiron dîne au Jade Gardenau réveil le voisin du dessus jouaitune sorte de marche des spectresah encore une année de passéeheureusement nous n’avons pas vieillivraimenton dit que chaque jour notre cerveau perd… cellules grises Bruckner a un airde parenté avec Mahler en moins concis

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quelque chose de rustique et de bavard

si tu ne rêvesquelle réalitévis-tualors?

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Puis s’est instauré un long silenceCe fut à cause d’un tournoiementd’une mer à l’autre d’un pays à l’autrela vitesse de notre mondejanvier la Birmanie pagodes d’ordans la poussièrefévrier l’austère hiver d’Europe(Madrid toute grise brillait ce dimanche matincheval pacifique)mars le message perdu de Borobodouravril Pékin parmi ses mausoléesmai à nouveau Paris la grisequi remâchait son crachin

Si vous erriez comme le Pequoddans les vastes espaces de sa propre solitudemais sans même son but illusoirequi se dérobe (le monstre blanc des océans)prenant la route parce qu’il faut la prendremais ne sachant quel est votre propos« if you came this way in may time »vous trouveriez la terre vainele mer changeantele printemps plus désolé qu’un dimanche sans Dieuah j’oubliais le Kenya ses vertes collinesle néant las qui s’étend au pieddu Kilimandjarotout ce temps perduentre les aéroports« if you came by day not knowing what you came for… »Et vous sentiez que la terre tournait mollementsans proposOui ces routes-là pouvaient être n’importe lesquelles

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ce mouvement-là pouvait être n’importe lequelvous ne craigniez plus les fantômesni vos propres fantasmesy prenant plaisirmêmetirant dérision de la soirée passée avecune Noire (« pas encore, je ne vous connais pas »)et rien n’a plus d’importanceet toutes les mers superbes où l’étroit navirede votre existence avait rouléet tous les vocables somptueux qui avaient comptécomme la pure liqueur du mondecessèrent soudain leur pouvoir

LA

MÉMOIRE

EST

ILLUSION

AUCUNE

RÉALITÉ

D

ICI

N

EST

VALIDE

… Mais dans le lit de la médiocritése tourne et se retourne le dormeur mal réveilléIl se sent enveloppé de ce malheursa conscience est éparpilléecomme la cendre du deuilet son corps lui-même

Que les dieux soient témoins!ce sac de lymphe de poils de suintce sac de sang visqueux

d’os secretsde chair flasque

n’a plus de poidsLe corps n’occupe plus son propre lieuSi la chair ne remplit plus la peau

QU

EST

DONC

CETTE

EXISTENCE

?

… Et les morts ne répondent pasNi les statues de pierreni les rizières allègresni le ciel infaillibleLes dieux en furent témoinsla terre était déserteles aéroports étaient déserts

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les mots étaient désertset ces voyages ne menèrent nulle partCeux qui disent« je suis d’ici

ou de tel pays »levant la serpe ou le poingou qui pleurent d’attendrissementpour telle contrée ou pour le monde lui-mêmeceux-là ont vendu à eux-mêmesleur propre illusion

De quel pays sommes-nous?Et si nous n’en sommes d’aucunqu’est-il ce monde sinon l’exilEt ces voyages dans les splendeurs lasses du soiroù mènent-ils?

Or la prière fait celui qui prieUn instant l’esprit s’arrêtecomme un homme devant une fleurSeule la fleur compteelle occupe (oh bien sûr un instant

ce ne fut qu’un instant)l’inconstant

espritle remplissant comme le fleuve remplit son litle jour remplit la terrel’infini remplit le fini« Ecoute-moi ô Bouddha »cette prière lentement répétéel’invocation de la saintetéson inlassable appeldoux très doux repos dans la bontéO Bouddha ouvre mon espritdonne-lui une parcelle de la connaissanceAlors parmi le malheur de la médiocrités’élève cette voix humaine« Si la connaissance ne s’est pas encore installéesi le grain n’a pas encore germéau moins le terreau est-il remuéil attend la pluie »

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Doucement le ciel descendavec ses étoiles et son silencefertile

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La prosodie s’est appauvriela conscience s’est détournée de la fiction du monde

Puisque la parole n’est que l’écho difformede la paroleet que les yeux ne discernent pasle vide qui est le cœur de toute choseCouteau céleste tranchetranche cette détestable fictionLe tigre royal

rayélourd et souple

rôde dans la mémoire du vieillard aveugle« J’y penserai! j’y penserai! » s’écriecelui-qui-aurait-pu-savoir :Mais si douce est la rumeur du rêvereposant ressacsur les algues obscures

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Est-ce queje parle?Est-ce queje rêve?Et si lemonde estbeau

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Ne te confie pas à cette musique des angesqu’un homme a composéeHier au nom de l’imaginationon tuait le bonheur de la nuitMahler puissant monarque les plagess’illuminent à la fête de la luneNous voici revenus! Nous voici revenus!Un an encoreet ce souffle qui encore s’est apaiséTant de temps! Et l’homme failliblea peinétu as pêchéla colère t’a surpris et la vengeancecomme l’éclair du typhon Dyana sur Hong KongSo slow is the rose to openA match flares in the eyes’hearth,

then darknessoui patiemment bâti le mur de rosierss’écroule en un instanttu as pêché

ne peux-tu te garderde l’infection de la rancune?Laisse-la aller son cheminquand le tien qui fut clairsoudain s’obscurcitSeigneur Seigneur le loriota quitté ce jour la maison de l’oubliQue doit t’importer l’usurpation?Faut-il dire maintenantinsouciant poète soucieux d’alacritédans la plaine du Missouri criait le ventvêtu de poussière

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etje me souviens encore d’Afton (Wyoming?)les cow-boys du XX

e

sièclemastiquaient leurs steaksAu bayou Lafayette dis-je on parlele bourguignon

le dégoûtma montagne détruite en un instant

de rancunemaintenant il est trop tardles rivières sont tariesLa rancune et la colère sont les forces du mal

… Les hommes sont montés de la merportant leurs petites lanternesvers le sommet du PeakIls méditent la lune

et se réconcilientavec les étoiles

Ching Ming Day

C’est ainsi que les abeilles inlassablementrefont le mielvain« Je n’invoquerai nul dieu! »et les vignes repoussent dans mes mainsj’ai revu les branches compatissantesla nuit se penche sur ses lumièresla ville se soumet pensiveNon tout n’est pas perdu Reconstruis!Si nous sommes si creuxet si nous portons le lierre agrippé à notre cœurle feu lancinant dans nos os dérisoiresne renonce pas efforce-toi sans relâche

évite peut-être de parlerdans ce mauvais lieu de rencontresoù les vitres sont casséesmarionnettes flottantes bourrées de videne renonce pas ne pleure pas sur le mur détruit

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Arrache de ton cœur cette vanitéde la colère et cette haineet contemple dans la joiele plus saint Celui qui a parléet Celui qui se taitCelui qui est et n’est pasqui est dans le monde et daigne être en toiOh tire

tire ce vide saint vers toimisérable

par trente nuits de prièresrépare le mur détruitAveugle dans la grande campagne de l’universpleure encore de joiecar tout n’est pas perduSourd dans la vaste campagne du crééoù tu erres chien affaméchante louange à Celui qui a pitiéIl est un temps pour le péché et la haineil est un temps pour mourir d’avoir mal vécuil est un temps pour que la rancunecomme un dragonmange soudain tes entrailles etbrouille ton sang

il est un temps pour gravir à nouveau la montagne sacréed’où tu es tombéil est un temps pour

les soirs sous la lampela blessure infligée à toi-même

Or le monde surgit de notre espritet s’y engloutit

Maîtrise ton esprit infidèleou tue-le

mate ce fantasqueou tue-le

mais il est temps à présentque le maraudeur bondissant soit capturé

(oh je te connais constructeur malfaisantmais je ne peux encore te maîtriser!)

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Si pâleun instantle passéa vécuplus fort

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Reviens en maidans la douceur de la musiquemon amour sans visagece printemps qui est sonset l’espace couleurs!… la flûte du bergerje t’ai vu sans voirtu n’as pas de nomtu es toi étant moi-mêmemusique et mondecouleur

pourtant je sais!

Si je viens errantdans les prairiesen toi déjà me trouvebien que loin du rendez-vousl’Europe bien-aiméeet la Chine austèreet les mers du Sud

(leurs îles crêpelées)les filles au Port des Parfumssi je vienssachant l’universalité de la douleurje marche déjà en toilaissant à chaque instantune parcelle de moi-mêmequi n’est moiNymphes de Jeanne me dîtes pas son nomsombre et grande est la forêt

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des étoilesmais nul doute je ne vissi vingt faiblesses je nourrisVoici ce qui n’est pas l’espace :la musiquevoici ce qui n’est pas le temps :la couleurLe bonheur est lui-même malheurpuisqu’il doit finir tues là patientUn jour entreraisous l’obscur manteau de la destinée profondeen ce qui n’a ni nom ni visageje serai dans l’extrême solitudeayant abandonné l’illusionde mon nom et de mon corps

errant sans cesse cherchantanonyme qui aura quittéla demeure de soi-mêmeelle sera sans temps sans espaceReviens en maipar ce mot secretqui est nous

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Roi silence mon amourrépands l’encens et le nardL’obscure tentation provient de l’imageTu cultives l’attention et combatsl’indicible douceur du désir…

arrête-toi!Plonge-toi dans l’obscure et violente douceur

du désirElle est à toielle ouvre la sublime porteAu sommet des tours s’élanceun astre muet et rutilantPlonge-toitouche le fond

dans le tourbillon d’étoilesqui jaillit de la vasepétrie par tes doigts

Je veux que tu touchesle fondqui fait crier

maintenant l’imageest épuisée!

Alors roi silenceparmi les eucalyptus désolésla chair est soudain désertequi fut fiévreux parcoursLentement redécouvre l’espaceau temps ligotéTu mesures le non-mesurableton corps est l’abîme

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dont nulle sonden’épuise la nuit

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Elle ouvre son corps profonddonne ce trésorde vignes violettesoh écoutela lumière pleine d’oiseaux etla chambre moite

son murmurele râle des gorges et des forêts

ces murs qui contiennent des cris

laforce de ton dos

ouvre les eaux de la merles vagues se brisent

une perle s’émiette entre lesmâchoires

mais la rose tendresurvit

sous tes dents prudentes écoute

cette vigueur de la pierreet des racines noueuses entre

les falaises de craiequi

vers le ciel s’élèventdoux jets

de chair oh

Ainsi as-tu traverséles Mers du Sud

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Sur le vaisseau déserthumer le vent libre porteur de sel

: « dans le jardin de Kungles fleurs de prunier tombentneige du matin doux floconsJ’ai goûté Chu Fupleurant la Chine serve »Passant anonyme

les douanes n’ont guère retenu ton nom :encore moins remarquél’Homme au Buffle Bleu

Lu dans le livre futur« A la veille du sièclebalayer le cheminde Celui-qui-Vient »

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Il dit :

« Te retrouver avec ce chant lasqui pénètre comme la pluie là-baslentement feuilles vertes océanmarcher sous ce poids d’hommeen ta présenceEt tu es silence pierre argileNe marcher ni dans le noir ni dans le jouret tu es là constant Roi taciturne

Femme qui me haitconnaît-elle ce goût de l’espace?J’ai fini par les rencontrer l’un après l’autreles seigneurs de la foi peut être les avais-je créésô Maître mais le fait est là désormais« Je ne crains plus rien » (à côté elle dortqui est pleine de soupçon et d’hostilité)J’ai accueilli la richesse comme un visiteursurpris par le soir et heureuxet j’ai vu le malheur

Nomme! mais la bouche est lente(plutôt que lasse) et je ne sais que recevoirla pluie avec lenteur celle du cielqui pénètre et laveL’univers est sans borne pourquoirechercherai-je la délivrance?Pas égal sous les pins gracilesJamais ne me parles Tu es comme tes statues

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et toujours tu es présent comme un cœurinvisible dont je sens le poids« Je vous accueille visiteur qui que vous soyezMangez à ma table Je n’ai pas la grâced’Eläpattra je ne rirai ni ne pleurerai »Moi-même je me tais ne donnant pas suiteau jeune dessein de raconter ce voyagequi est un songe sans importance

L’obscur sentiment qu’en cette existenceje refais connaissance de toutes les terres où je vécussonnant aux mêmes portes, couchant dans les mêmes litsL’une après l’autre je vous dis le revoir et l’adieuPeut-être (l’espérance) terminant la bouclehors sainteté dans le secret des initiésqui ne refusent ni la richesse ni la pauvreténi le péché ni le geste qui fait la bonté

Las de la vie je ne le diraiespérant la délivrance non plusEt je laisse croire aux gens qui me parlentque je recherche le progrès dans l’existencehonneurs et sénatoreries« Soyez une île pour vous-même et les autres »ainsi est la parole léguée des sièclesQue louée soit l’intelligence qui soudainme fut donnée : le songe où nous sommeset le songe du songe dans la prisondes Six Souverains(Peut-être si jamais le dégoût m’habitace fut celui de l’esprit sa mesquine grandeur)

L’homme ne se délivre pasla délivrance va vers lui elle est son destinElle se promet à celui qui accueille la pluiecomme la terre muette des collinesTu ne parles toujours pas (oh ce silence)

Le monde est en feu

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mais les pins tranquilles sont làle monde est en feumais doucement tombe la pluie lentetu ne parles pasJe compris que j’avais créé le mondeJe ne veux plus rienJ’ai ouvert mon portail à tout passantje m’asseois lorsqu’il s’agit de m’asseoirje n’écris pas la plume guide ma mainj’ai reçu la grâce du savoirje ne veux rien(Elle dort à mes côtés ayant oublié que je lui doisl’insondable fracture de l’être)la nuit bouge comme la merDemain à nouveau je visiterai des templesJe me suis assisJ’ai plié mes jambes l’une sur l’autreJ’ai joint mes mainsUne fleur! »

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Il vécut ce rêve où il était autrepourtant sur terreet ivrel’air était cet espace et le cœurse dilataitla mémoire est le lien

et ce don si vaste que lui offre la terrecette terre qui est illusionle chant soudain saisit l’hommedès qu’il passa la frontièreest-ce possible se demande-t-ilde venir de mon pays qui m’est étrangeret d’entrer dans un pays étrangerqui est mienet le corps tombe vieille défroquel’âme (l’âme?) pluvieuse devient l’espace nu et bleusi pur nulle attentece dépouillement et cette dilatationle renouveau des vergersla sensualité de la brusque nuditéet l’émerveillement que sur cette terrecela soit possibleil suffit qu’un poste de douane soit passé(seulement une carted’identité à présenterson nom était anonyme)le continent nouveaudu sang

Espagneen ses Castilles

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l’été bourdonnait

… ainsi devine-t-on une histoire obscureune sorte de pressentiment au bout d’un corridorce n’est pas le temps et c’est le tempsau-delà du tempsun souffle a effleuré les lèvresquelque ombre de soi-mêmeà la limite du parc ombreux(étais-je cet être oh qu’étais-je en ce siècle-là?)j’ai frôlé la connaissance de ce que je fuset la connaissance de la rose et de son origineet seulement frôlé Ne saurai-je doncjamais?

… L’infirmitél’exaspérante infirmité de l’êtrecette vue qui n’est que cécitéet ce destin qui n’est qu’ignoranceIl aperçut un errant efflanquédans la plaine torride d’Albacetepuis le vert brillant des chênes de Salamanquela vague suggestion d’une cour oubliéequelque guerre inimaginableet la soie de cette peau blanchedans l’ombre interdite derrière les volets clos– le patio frais cerné de grilles fleuries –Pourquoi revivre? Embrasser le videsaisir la paille et tenir le sableCe n’était pas le vain désir d’épierd’autres existences inaccessibles à jamais disparuesni celui de survivre plus sûrementou de récrire l’écriturequi fut un jour anonymelaissée sur la poussière des places carréesIl voulait il voulait reconnaître pour connaîtrenon point étreindre ce corps qui lui échapperaittoujours mais connaître comprenez-vousEt c’est la succession des astres lentsle charroi des boues jaunesl’infirmité de l’être

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Le long des Mers du Sudles filaos font ce sifflementde vagues et de pluiesNulle part ailleurs cette plaintede la mémoire obscurel’Asie sur ces rivesremue la nuitque fut l’enfance du monde

Sous la lune blanche d’automneles nuages formaient des têtes de lionsdes armées désespérées quelque hérossilencieusement en dérouteil clamait immense et torturaitsa solitude dans l’espace noir du cielL’enfant sur la terrasse le regardaitparmi les chevaux brisésbercé par le râle des eaux

La Mer de Chine est plus profonde que la nuitMystère du nom! Mystère du corps!Et la conscience est si chétiveEn vain l’homme comme l’enfantDepuis lors d’autres guerres ont eu lieula fureur du monde est passéeavec ses cavaliers son bruit de fusilsla haine a fait son bivouac dans ce jardinla pureté ne pouvait plus être sauvéeDécembre succède au doux automne du SudL’enfant est devenu homme

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et devant son destin qui bifurqueà nouveau il entend ce lent sifflementd’arbres qui lui ouvre l’océan et la nuit

CHŒUR

« Puis la fin d’un mondedonne lieu à un autremondeet puis la fin d’un tempsdonne lieu à une autre ère

Un homme est comme lapierre qu’use la merAprès tant de marches

quifut-il?

Après tant de mersqui

est-il?

Et puis las de me battreje me suis couché sur la terre brûlanteLa montagne était jauneLes gradins montaient jusqu’au ciel »

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Tirez fort doux haleursMe laisserez au port où nul ne m’attendUn roi sans ombre fait sonnerla trompette aux remparts

(le ciel décembre est si pur au-dessusde la Cité Interdite)

Nul présent à Lui offrirOù est le message?J’étais trop fatigué hier soir pour prierqu’ai-je fait de la Paroleles livres se sont pourris dans l’inclémence du

tempssouvenez-vous de cette mauvaise passe noussommes montés sur le pont levant les yeuxle ciel criaitPuis la tempête a cesséet nous avons oublié de dire merciPeut-être notre cœur gonflé d’allégressel’avait-il dit pour nous sans lespauvres mots malhabiles que les hommes pauvresarticulent pauvres enfants perdusSeigneur comment vous dire mon désespoiret ma foiComment vous dire ô Maîtreje pleure et je ris tel Eläpattramon cœur est vide et pleinM’accorderez-vous crédit oh mon Maîtreet me tirerez-vous vers vousme sortirez-vous de ma misèreje revois soudain ce ciel du désertruisselant d’étoiles qui chuintaientdans leur chute

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les chacals se lamentaient au fond des ouedsje portais la solitude comme un manteauj’étais princeJe gouvernais en exil sur l’oasis hostileje traversais l’Histoire en rêvantAmour en quelle île en quels sablesm’as-tu quitté?Ma lettre est sans adresseamour amour en quels sables sur quelle rivet’es-tu perdu?J’ai rencontré la beauté l’art et sa désespérancela Chine est un lent sépulcre de terre jaune/ j’attendrai / le jour et la nuit /j’attendrai / toujourston retour /Minceur de la voix ô Maîtrecar si tout me parle de vous / ce ciel si durà Pékin l’habit d’or de l’empereur taciturne /la fatigue de mes membres /vous manquez vous manquez

Or voilà le portoù l’on quitte à jamais le navire ses matelotsUn inconnu s’approchera de moime dira : « venez! »

Cathayje te quitte pour toujours

le corps le cœur chargés de pleurs

incessante fut l’attentelongue lutte long voyagetant de pays déjàtant de tangos (nous avons cru les aimer)J’ai rêvé des rêves au sommet des tours de Manhattanà peine hier nous traversions le désert du Mohaveit is funny isn’t it we have chopsuey herevous comprenez le patron est chinois (moije n’aime pas ça dit la fille avec une pointe de dégoût)et l’Amérique elle-même disparaîtra

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Ce fleuve est trop puissant où se perdent les mers elles-mêmesô Maîtreil n’y a pas de moment pour chaque choseil n’y a ni fin ni commencementA la junctionles feux rouges des camions nickelésfilent vers Las Vegas(braises feux fumées)je ne dirais pas quelle est ma destinéeles coqs de fer tournent et gémissent dans le ventma mère blanchit comme un arbreelle prie pour son fils elle prie pour le mondele cimetière de Villeneuve-sur-Lota déjà accueilli trois générationson construira un troisième pont dans le bruit et la fureurje crois que mes filles feront leur cheminm’oubliant m’ignorantWhen I was youngLéon Duquin vérificateur des douanes † 1953la vie était dure et simpleles temps ont changé

le monde est devenu trop complexemais je n’aurai plus peur– et pourtant cette rumeur et ce pullulement –je n’aurai plus peur…Gratitude à toiô Grand Siècle Pathétiquenous te devons bonheur d’être

l’Homme IntégralCe monde superbe

l’entier et le multipleMais le cœur

est remplide mortelle tristesse

Tirez dur forts haleurs / nous avons voyagé /

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Nous avons un hiver si froidsi secsur cette terre éloignée de la merLe Fleuve Jaune et le Fleuve Bleusaules d’or et montagnes d’ombrese trouvent loin au SudJe crois que nous avons bien changé (nos rides nos fils blancs

ma femme)

Sommes-nous abandonnés des dieux?Nous n’osons nous regarder dans les miroirspendus au-dessus des portesVaguement nous pensons à nos mères

laissées au pays qui se neigent et se courbentle vent mongol

de glace et de sablecingle et vrille

le désert jauneDes hommes sont entrés pendant le concerten se râclant la gorgefont claquer les fauteuilsportent bottes et bonnets de fourrureCiel! Cette terre est déshéritéeet l’Europe sur la scène tendue de velourségrenant la sonate de Ludwigva mourir (ces hommes portentbottes et bonnets de fourrure)Nocturnes…

Arrête le temps

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arrête le temps ô monami mort

Nous n’oublierons pas l’archipel où grandit le futurSes femmes sont la grâce bien que nousne les comprenions pasLa mer autour du Mont Sacré déployaitson troupeau de chamelles chargées de lueursNous n’avons jamais bien compris ses hommesdurs au travailCe sont des princes discrets dans leurs palais de boisCe soir-là dans le déclin des signesnous vîmes leur merveille que léguaient les siècles– maîtres de l’avenir ils serraient l’acquis

de leur mémoire –et nous l’entendîmesjusque dans le cœur obscur des forêts de notre cœurle Nô mélodieuxL’enfant-empereur sur la barque des mortsallait à la recherche du Héros(il nous apparut masqué et de moire vêtutaciturne et pesantet derrière le masque de bois s’agitaitla terrible grandeur du chant)…Pourquoi heureuse Europepensé-je à toi comme à cette paysanne perdueinfiniment belle qui fut malheureuse?Mon désir d’elle continuepeut-être est-ce l’amour maisl’amour je l’ai donné à toutesaux invincibles Asiesqui sans cesse reviennent à la mémoireà l’Amérique ingrate où survit notre grandeurJ’ai partagé ce cœur entre d’innombrables terres-femmescette vie

n’est quefrag

ments

En tout lieu où je fusj’ai pris un objet de mémoire

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laissé la trace de mes pasUn jour en ce noir Sechouan il me dit« j’ai vécu à Rennesj’y ai appris le françaistirez-moi d’ici » et ma promesserestée vaine remonte dans ma vie comme dans la Mer Morteces grosses poches de venin que pêchent des malheureux

sûr ni d’avoir vraiment aiméni ne pas avoir aiméfragments qui font l’existenceprécieux bagages des voyageurs taciturnesleur myrrhe leur encensmais nulle Etoile sur leur routeOh ce monde n’est que désiril est en feu en feuj’ai trop peur de la guerreje ne peux vivre sans toilui ai-je dit mais elle l’a oublié

sûrement puisque

Okh! mon Dieu comme ça pue cette nuitest-ce l’odeur de la merde

ou de la mort

Sur les monts Liang environnés de maraisrègnent Chao Kai l’ingénieuxson armée de cent huit générauxLou Ta arrache un peuplierSi Men Ching ouvre la robe de Lotus d’or

Nous avons rêvé cette terre jaune!Passent les jours les mois les annéesamis quel havre voyez-vous dans ce tumulteL’ambition la spéculation l’argent la peurannulent les contes du bord de l’eaubrisent Grenade la parfuméel’île de mon cœur

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Un jour pavenir à IthaqueUn lieu de pierres et de merun feu pour Ezra Pound le père

Arrêter la vagueentendre le gémissement de l’amarreet le vaisseau serait comme un éléphant à son pieupaisible serviteur d’un maître enfin sereinNous avons ici un hiver si froidsi secsur cette terre éloignée de la merLa rumeur de la guerre certains soirsfait taire les hommes autour du brasero

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Il découvre son épaule droite Parmi la foule ilregarde le soleil jaune se lever sur la Rive des Morts

Or il est ici bien parmi les hommesqui se baignent dans le fleuve sacréA Sacramento un cavalier solitaire est passé« I’m a lonely cowboy » Peut-êtrene suis-je qu’un mercenaire n’attendez rien de moidit-il nulle tristesse dans sa voixcet argent il faut le dilapider car tout meurtMais lui seul(il rit aux éclats au marché multicoloretenu par des grougnes et des maritornesil mange il boit il croque les fillesfume comme un sapeur et dort comme un sonneurse pomponne se bichonnesuit les nuages et la pluiefend la pêchesoudard vaguement maquereauou prince sans illusion)

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oiseau pimpantmatin calmeLa ville impériale : toute d’orkrui kruioiseau orange de Shanghaïcaptif dans la cage de boisah ne vous battez pas, rustres!Ce monde s’ébroue bonjour madameles pauvres gens pensez-doncle Pouvoir leur brouille la vueet cette marée d’hommes où va-t-ellele monde est obscur le monde est obscuron a encore tiré sur le Présidentc’est un bruit de merla rumeur ténébreuse des citésles télétypes claquent des dentsles Géants sont morts et la paixpromeneur solitaire s’éloigneparmi les stèles descelléesvers l’horizon poudreux des terres jaunesAvez-vous vu?non vous ne pouvez rien voirsinon(comment dire? lele lent basculement) cesces serins constamment se battent« mais non ils se bécottent »le printemps brutalement est revenuavez-vous vu le vert duvetdes arbres et des champson doit tirailler dans les corridorsde l’Assemblée du Peuple

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ou dans les souterrains de la place Tian An MenUn jour comme celui-ciil fera aussi beau aussi calmela mort silencieuse viendra de l’ionosphèremais doux Jésus! que veulent-ils donc?la fin du monde?c’était – on ne s’en souvient plus –un sommet parmi d’autres les Grandsde ce mondene m’en parlez pas les autoroutessont embouteillées Pâquesvous comprenezEphaïstos le grand Bill et ses histoiresLady Macbeth son histoire d’homobôf après tout Voltaire et son jardinn’avait-il pas raison?ne me parlez ni de politiqueni de culture

Eviter le je

est impossible cette convention commode des apprentisle je n’existe pas il n’est qu’illusionpourtant on ne peut l’éviterl’esprit non plusune prison la prison de notre faiblessenous n’échappons pas à nous-mêmes

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Liqueur pâle du jour en EstNos voix une à une s’éteignent dans le fumoirUn peu de safran

déjàpar la fenêtreet l’ombre devient rose

rose le cœur rose la pensée qui rêvela politique avait envahi la nuitDes gens de rencontre Nous avons parléles gens en ont assez oui ils en ont assez (Giscard et le reste)ainsi la France venait-elle de changer

Dans l’aurore obscureremue un

et quelqu’un pendant qu’on parlotte de la défaitedu Présidentderrière le voile de sa faible fumée« ainsi Hector le brave avait fuiil avait trois fois fait le tour de TroieTué d’un petit coup sec chtt!

Sans combat » (quelle déception!)

La flotte d’Agamemnon remue dans le jourle goût de la cigarette est cette craiedans la boucheTsiên avait cité Destutt de Tracypuis les moralistes oubliés (Marmontel et caetera)Son appartement nu de Chang An – on

barbotait dans la poussièrece vent jaune qui embrume Pékin! –

«excusez-moi je me suis donné du plaisir

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les universitaires américains sont si ennuyeuxsi aca

démiquesnous avons une conversation proustienne »mille neuf cent quatre-vingt-un

ce Chinoisse paie une rasade de francité (vive la France!)

nous entrons dans l’époque obscurequelque chose basculeconnerie que votre / progrès, dit Poundla politique envahit notre bouche

De sorte quela vie empesteTerrasse blanchemerméditerranée délivre-nous!Lave-nous de cette souillureflot de paroles de fousce temps lugubremonte sur la terrassevêtu de coton blancMer! azur et cielpierres! lumière et seltraverse tranquille les golfes de cobaltNous avons pensé à vousô dieux d’albâtre peintdélivrance du monde!

mer calmesouviens-toi de Nauplieles noces s’étaient bien passéesla vie était pure

j’achèterai une terre à Ithaquej’y reviendraije sortirai d’ici

Nul respectnulle part

A Chu Fou ils ont abattu

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des stèlesviolé le domaine

de Confucius préservé depuis 26 sièclesIls sont arrivés à l’avoir pour de bon cette fois-ci

la soixante-dix-huitièmegénération

n’a pas de descendantc’est vraiment la fin

tourne-toi vers le murpuisque l’aube est souilléeCe monde se dévore lui-mêmele désert gagneles fous parlentles nations grouillenton enferme Dürerune à une se dressent les nécropoles du savoiroù vient le peuple en rangs serrés les dents serrées(la fumée de cigarette est cette craie dans la bouche)sur les escalators ces faces vides des faubourgs

la démocratie(pourtant ce parfum de jacinthe et de lilasEurope ma douce filleSi libre

un peu snobposeune fleurdans le berceau de la terre)

Mrs Woolf et sa tasse de théombres paisibles se baladant dans l’air sans fin de la mer

mille mains s’agrippent à la frêle argenterie« savez-vous que dans le programme socialistefigure la semaine de 35 heures? on

ne travaillera pas demain je l’espère huh? »

Là-bas

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La poésie est morte tu le saisTou Fou de Chengtou ton

parc était ombreux le jour vertet tristede la Chinefiltrait

de kiosques rouges sous bambous frêleschaumière disparueersatz d’une chaumièrepersonne ne sait plusdeux vieux à barbiche lentejouant au go sous les frênes

Puis ce jour est venuon ne sait plus quel jour il est venu

L’Homme d’Ora libéré l’oiseau cette voixpour qu’il (qu’elle) le célèbre

(Li Po, Tou Fou, Han Shan)mieux encore : sans nom

mais non sans destinvoyageur du Dharma

et dédaigneux de toute gloireretiré de la dispute sur le sel et le feroh certes se cognant à la porte de tous les prodigesmais il fortifie ses os dans le silence

il reste dans l’anonyme

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et savoure la véritétirant sur lui le drap de la nuit

pense que l’avarice des paroles est conforme au Cours desChoses

Seulement il (elle) égrèneun à un les grains luisants qui portentchacun un œil

Bouddha entends!Manjusri secours!

Cette eau lave le corpsl’évocation de ton nompurifie les Six SouverainsLotus lotus de la Divinitéta pointe mauve montre le cielparfum où se dissout le poisonfraîcheur de minuit et clarté

du corpsmeurt le poème reste la prière

ô Roue!

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En l’été 69nous avons descendu l’Idaho brûlantsans connaître Haileyavons piqué à travers cette terre noire à patatesvers Ketchum

on était jeune alors Loomiset bang! on a entendu ce coup de feule chalet de Hem on l’a regardé de loin

(j’ai déjà raconté)et puis on a trouvé cette dalle quelques fleursc’était un petit cimetière sans clôture du Wyomingon ne savait pas ce qu’on faisaiton était venu là porter notre jeunessepeut-être étions-nous purs Je necroyais à riend’autre qu’au destin

nulle rencontre vraimentjusque là

à peine ce chagrin d’enfant pour un visage à jamaiscette découverte du noirqui laisse une odeur sordide de sexede sang et de spermemais la jeunesse était encore presque intactebalbutiant Ginsberg (entrevu) ourêvant de là-haut sur le Michigan

Portes du savoir :la Cité d’Ouestqui possédait un empireJ’entrai silencieuxrempli de respect

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en ce lieu austère qui repousse les frontièresdu mondeJe te nomme Europe ô Francequi décline dans le crépuscule du siècleje suis personne mon nom est personnela chouette à ton épauleHermès Mercure et puis encore Ananda etla veuve mélancolique qui porte le tempsla duréele bibliothécaire aveugle oh tant de chosesde personnes à la fois tu es

Nous avons parcouru ensembleles mers les fleuves et les plaines jaunestaraudées de vieillesse

Mon véritable compagnontu as posé ton doigt sur mes lèvresdélié ma langue et desserti cette étroite poitrinequi n’était pas encore celle d’un homme

Et puisles ans ont passé : métamorphoses et livres

les signes ont basculé, les dieuxun à un sont mortsfaisant place à d’autres dieuxtandis que le bruit du monde blanchissait les arbres(règne sur moi doux Maîtrecet hôte sans visage était-ce Toiet cette personne qui sans bruitse tenait au portail des prodigesgonds de bronze noirétait-ce encore Toi

qui m’attendais?)

Le signe de patienceest sur mon front

« monsieur êtes-vous donc le promoteur des relations commercialesfranco-chinoises? »« oh si peu si peu pas vraiment madame »nous avons dégluti un gras canard laqué

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Que chaque chose soit à sa placequ’elle reçoive le nom juste et remplisse sa fonctionà pas de loup me reculerai dans le fond du jardinme suis déjà enfui

sans bagagesla flotte d’Agamemnon luit dans le golfej’ai étalé sur une pierre platela calligraphie de Kuo qui me nomme Tou Chiênpoème de Tou Foutraits superbes, herbes de l’esprit

herbesde la mainCathay

je te quitterai pour toujoursle cœur chargé de pleurs

Nous passons étrangers Seulement le regardmais la langue est liée

Ignorance! Ignorance!Mais puisque la bouche reste closej’ai tenté la paume j’ai tenté le corpsQue la Divinité soit mon témoin

Les eaux sont d’argentdans la patience du soirla barque glissait vers le Sudl’Ambassadeur rêvait d’oiseauxHangzhow vert sureau tendres saulesParfois ô femme je crois que nous sommes des dieuxregardece peuple bleu en peine

lassitude des hommeslassitude des choseslassitude de l’air

Mais nous voguons devas légersdans l’azur libre de notre destinée

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« Tengo una penauna penaen el altarde mi alma »ma jota d’Aragonmes filles d’argentmon bonheur mon plaisir

Rien n’est commencement et toutest cause de quelque chose jamaisne te délivrera ni le chant ni la mortLa prière est la rose et l’eau du salut

La soif du monde et la vanité des palaisà chaque saison renaît la même fleurà chaque saison l’homme un peu vieillitmais rien ne change

C’est mon peuple saintil est né en moije suis né de luiDe mes brasje le couvriraivous ne le détruirez pas« dime que te vas con penacuando se sale de España »

terre dure de mon cœur

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meurent les dieuxsurvit la guitareje te revois souffranteet sainte

« Para decirte el quererpara decirse el quererque con el alma te guardosiempre, mi bien »

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Relation 2

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Jade purazur pâlemer de la fertilité!l’avion-requin gronde sur le Pacifique

Ruby chinoise d’outre-merdorée d’or brun

victorieusebelle

son pantalon bouffant aux chevillesvague tricot de maille sur seins de pubère

l’Asiedemain

maîtresse du mondenon je ne veux pas dire vraimentmundi sine deo dominus

maisréellement

sûre d’elle-même et sans peurl’Extrême-Orientjaune et brun Sud-Estscintillant sur l’eau verte des mers du Sudlimon et pétrole à la Boca de Tigrela Rivière des Perles crache ses torchèresrichesse des vases!or gluant le Dragon fertilevomit sa substanceson pelage de ports lumineuxpalpite dans la paume du futur

Ironsvers ces marais tristes où la canaille blanchedes Majorsabat les serpents géants à la carabine

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(sueur mes frères troiscent mille

dollars par an et par têteun jour les pays producteurs se rebifferont)les navires-saucisses glissentdans le détroit vers les tièdes Célèbes

dors l’enfant!matrice pourriegrouillent hommes et monstresinformes créatures couleur de terre

pantalon bouffant vague maille d’orbeauté puissantefinita la comediagoût français la ligne Coco Chaneljuste pour les miettes

mer sublime métal purma troyenne nostalgiej’ai approché Agamemnon le roi assassiné

Périclès mortdans la confuse mémoire de l’Europe frivolela victoire du socialismeles travailleurs sont enfin au pouvoir

l’inflationla pute de WeimarGœthe fin amantpenseur faiblard peut-êtretilleul doux pleure Werther

pleure encorla belle que nous aimons tous deux

et cela fait penser à l’aboiement d’un chienque Julien entendait sur les bords du Doubs bleu

un soir

Les livres brûlèrent par milliersChing Che Huang Ti mit à mortles lettrés tremblants

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promulgua une seule largeur d’essieudans tout l’Empire

et créa la ChineEt Paris fut rasé et Rome et Sienneet dans l’immense bousculade des événementsPerugia aussi je suppose où Charlotte mèneen riant la Squadra

l’expansion la croissancelaissez-nous le sourire en coinfrivoles

vos contrats brûleront comme les livres(29 caisses que j’avais 29 caisses

de livres de livres de livresamoureusement empaquetés à Pékintransportés à Lutèce

qui n’est plus/ arrachement /

pleurez doux alcyons pleurezBessac se grattait les couillespendant ses cours de françaislarmes amèresle collège Georges Leygues (le poêleà ranimer dans le matin noirnos pantalons rapiécés) la France

était pauvredans les années cinquante

nous naissions dans le corymbe de la cultureFifi derrière sa moustache et ses binocles« messieurs à la veille de la Révolutionla France était une mosaïque decirconscriptions enchevêtrées »Marie Dorval ton nom rêveur le

dollar fouà 21 %

le Libor dérape et les graves messieurs

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de Washingtonfont semblant

de ne pasentendre

le bruitpathétique de la guerrequi approcheles colonnes du temple vacillentgnomes s’enfuient sur dalles de marbreconcierges et instituteurs ont gagné électionson repasse Humphey Bogart nous irons nous ironsla Raison gouverne le mondeLasse l’aile du mondel’océan blessé d’hommessans repos cogne et cognedans le port de l’angoisse

« Davout gagne-moi une bataille »il y avait cette confusion de l’espritla Divinité préparait ses armespour qu’enfin se brise le Septième Sceauaigle noir de la fin et du commencementdans la salle on respirait la pesteIngmar le givre de la peurgagne les cœurs

555c’était la marque préférée

de Hong Kong à Saïgon en passantpar Singapour

et maintenant le long des routes communistes du Fou-kien

Claudelon a cherché en vain son consulatà Fou-TchéouMadame Vetch est partie avec ses quatre enfantsSeul en tête-à-tête avec le salut

Dieu! que la vie est dureavec ou sans Toinous marchons sans cesse dans un champ de ruines

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recouvre cette terre de cette poussière(Tien-tsin est la ville la plus triste de Chine)

Jamais nous n’avons autant souffertque sur cette pente aux six mille marchesjalonnées de portes

de tombeauxsinuant

pénible etsereineportes et tombeauxmémoire jusqu’au

CielMont Tai

Les tinettes avaient gelé (odeur de la merde chinoise)c’était ré-el-le-ment une épreuvepuis à l’aube parmi les jeunes soldats imberbesen vertnous avons joint les mains

soleil levantbrume et cimes

l’homme peut se tromperde dieu

mais non sur ce quise trouve là

Et puis après une hésitation– nous ne savions quoi dire ni où allerchacun ligoté par sa langueenfermé dans sa celluleelle la Chine et moi l’Europeà peine quelques mots glanés

à Babel –relevant sous ses cheveux raidessa face ronde et plate et / je ne sais (ce bonheur) /« vous reviendrez dans trois ansje serai mariée alorsI have just met a boyfriend »et puis nous avons regardé les fenêtresdu ghetto (a Tang lady’s face / unforgettable)« bekôse here I’m a man »

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dit le nègre pensivementoui reprit-il à LA je n’étais rienici Saint Charles Street New Orleansla patronne est bonne

I am a manVa dire mon salutau monde qui passeNous finissons le tour

de la planètetends la main petit

et cause (les femmes finissentpar parler)

Venise manque encore à ma joieIls courent se mettent en grêve téléphonentmais restent sourds

[j’entends comme un martèlement]

Jadis on s’était assis sur un seuil antiqueAgrippa d’Aubigné et moiavons devisé un moment d’épopéeL’esprit français n’aime pas le baroquen’est pas épiquen’est pas prodigue

et jusqu’au boutce pays parlera parlera à perte de vuede rose-l’espace-d’un-matinOr l’aile du destinvire dans l’azur videmers populeuses et continentscommencent à basculer

Nous arrivonsaux îles Hawaï

la température extérieureest de 25 ° Celsius

LES COMMERCES S’EFFONDRAIENT AUSSI LOIN QU’AVIGNON

… ils exhument Nostradamus la tour d’Anniballa grande peurde l’An 2000

alors, les enfants, c’est super l’Amérique hein?Pap’ je suis impatiente le livre

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d’astrologie chinoise le dit : signe du tigre(comme toi Pap’)

Il faut être patient petite Arianeavec le monde et avec toi-même (iln’y a plus d’enfants Sept anste rends-tu compte ma chérie?)

et s’il ne nous reste que la main pour vivrece sera bien beau

Si l’homme revenait à sa nudité?La sérénité se pose en ce cœur

malgré la solitude malgrél’incertitude

le chahut informe des événementsc’est fini nous avons à jamais quitté la Chineun coup d’éponge sur le marbre

enfants jeje voudrais tant que vous [soyez heureuses]que la vie continue de vous accueillircomme Daphné Chu ce matin avec ses colliersd’orchidées tendres d’Oahuun jour je vous quitterai comme j’ai quitté Pékinheureux malheureux je ne sais[passer à travers les gouttes]

les principales productions sont la canne à sucreet l’ananas succulent

Au coin d’un escalier elles m’ontoubliéellesn’ont pas besoin de moi pour vivreSois la vague futile parmi l’infinité sans reposle nuage au-dessus de Mauini Pénélope ni Ithaque n’ont vécuhors des motsLa mémoire que tu sais friablela mémoire que tu dis précieuse /

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Pacifique ô géantcette terre est ingrateces îles sans souvenir

où l’homme né de rienn’est rien

Il dit :« vis comme une île dans le mondeune île en toi-même »

Tout recommence rienn’est pareil

rien n’est essentielen ce cœur irréel

Seule parfois quelque femme dans la villedétruite de sa viepensera fugitiveà ce que fut notre rencontre

La nature occupe un rang inférieurpar rapport à l’Histoire

j’ai charge dece vaisseau qui erre

je le mène versIthaque

je vis dans l’Histoirela Raison de la Déraisonl’Ordre du constant Désordre

le Flux sanscesse

et sa LoiLe Tao règle les empires et les boutiquesla Doctrine ouvrela liberté

1999la Grande Peur du siècle

un coup d’éponge sur le marbre

il reste la craie de la mémoire

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Mais il restela

MÉMOIRE

faculté de l’hommequi meurt

Nous tâcherons…tiens le courant est coupé

viens regarder les étoiles les palmespeut-être est-ce la fin du mondeDisparaître ainsi au cœur

des îles Hawaï… Nous tâcherons de mourir proprement

Dedalus

Dedalus

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« Vaisali tendrement aiméeje te regarde sans larme

mais sur la montagne du départje m’attarde je m’attarde

Mes disciples derrière moisavent que dans le cœur du Maître

une brume…Vaisali

je ne te reverrai plusSi l’esprit est libre ilsubit la limite de l’humainsi l’homme suit l’apesanteuril a la liberté du divinet ainsi nous tendons la mainpour effacer sur la table de la terrerien qui fut beau / poèmes peintures palais /ne l’est autant que le non-lieuoù je vaisTigres et faucons vous me suivezcolombes et paons vous me suivezje marcherai encore un demi-siècleles autres siècles luiront encore de mon pas »

Seigneurque je sois la poussière sous ton pas

nous roulions cahin-caha sur la route de Bodh Gayapendant six jours nous n’avions pasmangé de viandel’Inde se love dans sa misèreCherché la mer infinie

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pendant quinze ans

bourlinguéUN POETA EN NUEVA YORK!Des têtes coupées roulaient dans l’East Riveret dans les matins glacésde grands navires chargés de boysdescendaient l’Hudsonpour la guerre

Eh! rendez-moice timbre « freedom of conscience

an american right »cela vaut 12 cents pour les USA aujourd’hui

je le pense grands dieux jele pense!

grains blancs sur la tempe gauche quinzeans de steamers, d’avions,de roulottesje n’ai changé, ma femmeni sur la liberté ni sur l’espéranceni sur la dignité ni sur l’ordre

CBS News, 8 p.m., rictus raide James Buckley :– avez-vous violé six femmes blanches

aoh how to say, par conviction politique?– oui. Dit l’autre

le Black Pantherlunettes noires au mercure (Ils

se sont tous jetésdans ce vieux piège)

« Une roupie! une roupie! » c’est à Delhinon pas au Rajhastan dix mille chameaux réunisgalops multicolores le désert mauveles hommes lissent leurs moustachesBernard Morel français rieur

sa femme est un peumais en le voyant on peut croire encore

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dans la France forte et simplenous nous préparons à des tempsplus difficiles

(ils n’y croient pas)Montauban nous t’oublieronspour ce destinNous ne pourrons tout faireet certainement pas sauver Saint-Denisà l’heure du désastre accomplinous serons ces combattants taciturnes

nonje n’ai pas changé

sur la dignitéLes Tabors tambours et claironsremontaient l’avenue Paul Doumeret les filles de Haïphong s’égayaient essaim de moineauxtout avait pourtant si bien commencé à HanoïLeclerc le délire le long du Petit Lacmon général voici mon filsDe Hautecloque souriait derrière sa moustache sècheau fond de la voituremon père m’a lancétu ne sais pas ce que c’est l’âge de huit ans

Vaisalitendrement aimée

peu à peu l’apprentissage du nom de liberté

Les livres! ne brûlez pas les livresmême si personne ne les lit plus

Babylonetremble sur tes fondationsla canaille remonte des faubourgsles barbares viennent de l’horizonet tes propres lettrés appellent ta destruction

Venez venez vite les enfantsretirons-nous ici

a safe place

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VOLKSGEIST

La tête d’un tueur« Ou si une âme rationnelle par hasardDans la tige où la pousse d’été pour épanouirQuelque sommet de contrition, ne cherchant à travers toiQu’oubli, mais non le tien, FRANCE »

Et maintenant que tu l’as quittéela mer de la stérilité

se glisse la nostalgie Chu Fou nousétions tous ensemble dans la cour carrée de Kungsophora fleuri

voilà tu l’as quittée vêtue de ses terres jaunespensive paresseuse dans la voluptédes grands fleuves boueux et des rizières alourdiesd’été

Le musée Cernuschi ferme tardce bol gris t’a ramené à elle Nousne nous libérons jamais de l’AsieMartine dit « c’est assez rare de voir un coupletel que le vôtre » Durer seize ans – c’est beaucoup de nos jours –la Charente se penche parmi ses peupliersles plus beaux du monde je le croisles cèpes étaient superbes au restaurant de Mansle(Elle pensait : tout ceciva finir. Et pendant qu’elle souriaitun trou à la place de son cœurE.)La contrition s’épanouit sans raisonle fleuve est plein de pitiéLa campagne qui va d’Angoulême à Bordeaux

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est bosquets champs de maïs vertes prairieset travail qui est lenteuret lenteur qui est mémoireet mémoire qui est pitiéNe coupe pas ta peupleraie

attends le mondeVaisali tendrement aiméeje pars en me retournant

humain trop humainla liberté n’est pas pour demain

Matin frisquet parmi les pins noirstristesse d’Aquitainepère et fille

nousallons d’Arcachon vers la terre de nos morts

Villeneuve-sur-LotMoi ton père je te mène Arianefière fille de roià travers ces Landes où tinte l’aigre sonnerie des gares grisesfille de Minos et de Pasiphaé

un jourreviendrons à l’aube des dieux je te le jurebrume rose sur la mer grecque notre demeure(des flammes jaillissaient d’un troupeau

en est)Agen le goût du café triste

n’a pas variéNous arrivâmes en 51 dans le brouillard froid de la Garonnela France était encore pauvre

maintenant ces Arabes traînassant dans les ruespauvres harkis pauvre misère en grasse France et peut-être

mon pauvre Badjouil y a vingt ans s’est fait égorgerou bouillir quelque part en Kabylie devant sa maison de pisé

Ay je ne peuxentendre ce hurlement Ay je

ne peuxvoir ce sang son las cinco de la tarde

l’horreur de l’Histoire« j’vasi t’dir c’qui s’passe

c’est l’sochya-lisme qu’arrive »

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Car les hommes, il faut l’avouer,oublient plutôt la mort de leurs parentsque la perte de leur patrimoine

… Je chasserai l’horreur et la tristesseHonneur au luxe!Mes quatre filles fleuriront l’autel de mon pèreet moi le roi habilej’honore les grands sans les estimer

Le dimanche matin après la messe de onze heuresrassemblement de chapeaux de Villeneuve-sur-Lot

devant l’église Ste Catherinele gâteau de la rue de Paris

Aux premières communions fatalement le Saint-Honorétel est le riteje te salue tristesse

substance de la province françaiseil pleut sans arrêt sur le Lot

et la GaronneRue Tout y croît!l’amour du collégienet c’est la plainte au cœur de l’enfancepour sûr il l’a aimée puisque

a tant souffert appuyé contre un plataneAvec Pierre Sarrodie nous en parlons – parfois encorepresque en cachette comme ça sans avoir l’air d’y toucher

Il y atant de contrition tant de pitiétrente ans ont passé ou rienla France était pauvre et notre jeunesse

– voilà que le sentiment exécrable du tempsrenaît dans la pitié

puis nous sommes devenus presqueriches

Avons tant lu ô Vaisaliet soudain la creuse illusion

plus vraie que soi-mêmecherche le Soiil n’est nulle partle monde disparate est ce rêve sans substanceil ne reste

que la mer insomniaqueoù balbutie l’incohérente mémoire

Corps poreux

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Bruits et chuchotementsl’incessante vague de l’esprit chapardeur

La prière est lotusLoi Bonne Loi

le temps n’est qu’ignorancele Seigneur marcha ainsi quarante ans et plusAnanda

ô Ananda humilité du monde!la foinul n’est vraiment déchiré

nul n’est vraiment harasséla clarté remplit l’arbre de la nuitle silence gomme l’informe cohue des images

Or voici le Videbeau souriresans mémoire

et la mémoire pureVide pleinSeigneur les Nobles

Véritéssuffisent à l’homme de glaise

et le goût de la libertéla Roue

plus vaste que le cercle des étoilesimpassible et sereine

la gloire du Maîtrecar le Bouddha est la Véritéet la Vérité est le Bouddha

oui c’est cela :l’homme n’a pas perdu le sens

de sa digniténi le poète dans sa cage de fersa machine à écrire crépitaitle GI lavait son torse noirsur un terrain vague de Pisepassait un lézardchaque homme

crée le mondechaque homme est l’univers

Marietu pries chaque jour à onze heures du matin

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lentement la viepenche ton front

neigeta tête

et ton fils t’a menée à Bodh Gayaà Sarnath et Rajghir le Pic du Vautourmère et fils ont prié à Lumbini

et la mare sacréeétait là

près de la colonne d’Açoka(simplement : « ici est né

le Bouddha »)enfin nous avons prié et méditésur le lieu même du Parinirvanaun tumulus brunl’encens s’est brûlé par le milieu

nous avons vu le signe de l’Agrément

L’horreur du sangen marche dans la nuit des veinesl’effroi de cet obscur chambardementdans des cavernes poisseusesle corps n’est que suint lymphe et poilset la vie s’arrache

de nouscomme ce masquequ’on appelle visage et qu’on hait

L’Adieu à l’IrrawaddhiNous entrâmes dans le miroir de métal fluideVallée et merveillestrois mille temples dorés dormaientle Maître nous avait

quittés depuistant

Davantage que le musulmanle temps

cette vieille blessureavait tout détruit (les géant décapités

un trou dans le dos)

Davantage que le barbare

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le tempsce vieux cancer inguérissableMais rien ne peut corrompre

la tendresseplus fraîche que brassées de lotus mauves

la tendresse pour son nomLe Maître Inconnu et Connu

dans la vallée aux vraies merveillesoù flamboyaient trois mille temples

désertés(des bœufs blancs

tiraient des chars de bois guidés pardes hommes lents)

Ananda! Ananda! Lemonstre pousseson muffle au bas des portes de ta pagode éblouissante

Il renifle la beautéqu’il hait

qu’il envieSi dans le peuple

frémitla jalousies’il hait le succès et la richesse

se croyant tout permisl’ordre est menacéle pays condamnécar la richesse de la nation se détruit

Que les richesidolâtrent

l’argentet en font étalage

que ne soit pas la mesure du talentou de la chance

le pays est condamnécar la richesse de la nation est confiquée

VOLKSGEIST!Nous sommes cette poignée d’hommesqui encore t’appelonsMais le cœur navré

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compagnons fatigués de héros mortsnous voyons l’affaissement de la nation

La volonté du peuple a disparu

Dans l’or ocre du couchantPagan

déroulait ton luxe Tathägataet ce ne fut que très tardperdus dans la ville des Empereurs

isolésdans l’odeur fade de sa multitude bleue

(la peine, l’absence d’espérance)que nous lûmes le Livre des Secrets :

« ne refuseni la joie ni le chagrinni la misère ni la richesse »

A Lume Spento (Venise 1908)l’Ouest commence son agoniereviendrai-je à Ithaque?

Or nous savonsl’absence de retourl’inéluctable prodige de la

Rouealors qu’immobile le fleuve-miroir

(est-ce possible est-ce possibleque disparaissent à jamais

ces merveillesOccident?)

Ce fut sur ces cimesbattues des vents de neigedans le vacarme des trompes, des conques et des crânesqu’ils écrivirent sachant TOUT

l’éternité et la fin du Diamantla gloire et la disparition de la Doctrine :« ne refuse pas la richesse »

Je prends refuge dans le Bouddha

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Je prends refuge dans la DoctrineJe prends refuge dans la Sangha

Le Roi-chevalier cet après-midi se dressa parmi les enfantsla gloire de la France

par les arts et par les armesune âme rationnelle remue par hasard

pour s’épanouirne cherchant qu’oubli

non pas le tienFrance

Il contemple la porosité des êtres et des chosesl’inéluctable vanité

et la dispersion du mondeEt puis nous marchons de nuitdans la plus extrême solitudeLa femme qui dort à nos côtéset nos enfants aventureuxquelque chose bouge qui n’est entièrementni la lassitude ni la pitiéLe glissement dans les ténèbres du dégoût

fouille la pailleexplore toutes ces choses qui sont creuses

le sureau des mainsles alvéoles de la craie et la craie des poumons

les sables de l’absence

je n’ai pas oublié le ciel videde Pékin

Mon espérance se tourne entière vers Toi

Je prends refuge

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A Haïphongrues Doudart de Lagrée et Paul Doumererre l’enfance dans les malheurs de ce tempsCe fut un typhon

l’Empire s’écroulaitfumées d’Asie

mer verte en ce cœurHalong!

Dans la Baie du Monde gisent les géants pacifiquesl’azur est fluide

la mer chante dans les yeuxodeurs d’iode et d’algues, parfum de coriandresur les lèvres la rugosité de l’huîtrele souvenir du sel

« De même que l’eau de l’océann’a que le goût du sel

de même mes parolesn’ont que le goût de la liberté »

et pendant que Bali le Braven’en finit pas de mourirune flèche dans le ventrele nom des dieux aux lèvres

Rama l’Invinciblereste là impassibleun masque vert face au Cosmos« Tu m’as frappé dans le dosô Ramaest-ce là justice? »Mais Rama reste là impassibleface au Cosmos

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et Bali parmi ses épouses qui lamententse plaint et geint et se plaintmais nous savons qu’il est mortdepuis longtempsqu’il était déjà mort lorsqu’il se riaitde son frèreQuand Rama / se penche /le salue trois fois / retire sa flèche /pour qu’enfin pénètre la mort dans ce corpsnous savons que Bali est mortdepuis longtempsavant même qu’il ne vole sa femme à son frèreavant même de vivre

Avant même qu’aucun n’ait existétout existait

et c’est ainsi que Rama regardele Monde des Combats

C’est ainsi que je l’ai vu et comprisJ’honore les Dieux et la DestinéeJe vous rapporte ce que j’ai compris

Place au temps!L’ignorance est au cœur de ton cœurdur Kasyapa puisque tu m’interrogesl’enfant est le père de l’hommenous avons vécu dans la rue Paul Doumerla flèche est encore dans mon ventrej’attends le soir-auroreet je me tais devant les maîtres bègues et louchesd’Occidentj’honore sans estimer

On a le sentiment (la Chine)d’une universelle fatiguefatigue des hommesfatigue des chosesfatigue de l’air

cepays me donne

l’impression d’être une serpillère usée jusqu’à la tramela terre

est exténuéecette vague angoisse cette terre qui

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n’en peut plusimbibée de sueur aigre et de peine fade

et dire que nous avons dû porterLes dieux ne nous ont pas favorisésLes

hommes ne sontque

des ombresQue sommes-nous pour vouloir?Dis-moi qu’es-tu Montauban

Cousin Montaubanpour vouloir la gloire et le bonheur?

« Je te le dis j’ai vuManjusri dans sa splendeurle ciel était d’une blancheur éclatanteet le Seigneur

marchaitle visage sévère et je te voyais dans une sorte de brume

très indistinctement mon filset c’est pourquoi je te dis tu dois attendre encore

Puis tu es sorti dans la clartécheminant

à côté du Seigneur Manjusri ouiManjusri est

ton protecteur » (dit Marie la mère)

mais blême parmi les blés dorésse levait le visage de Nabokov

rétrocomplet de tussor blanc et chaussures bicolores

et c’était sur le pont Bir Hakeimla dernière galopade du dernier tango à Parisdans cet appartement de l’avenue de Suffrenvide un réchaud encore (un diplomate à l’OCDE)« oh vous je vois que vous savez compter »– et dans ses yeux on perçoit le désir humide –je vais vous raconter

(elle se rapproche puis)

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Qui sait le bonheur nous n’avons que le désiron m’avait lié au mâtQue ces femmes étaient belles!

ruisselantes

SANS TRAVAIL

traîner dans la sociétéTou Fou parlait de malheurs de la guerremaintenant pleurer

les malheurs de la paixEviter son tempscomme éviter sa femme

Quelque partdans la maison claire et propreun petit tas de poussière

à peine cachémais si personne ne le voit

c’est tout commepersonne ne le voit nousirons dîner à Neuilly avec R.on rêvera tout seul à D.

dans son pantalon d’hommesa bouche et son nez qui me rappellent (si parfaits)

Mon…lorsque je te parleil…

mais tu n’as pas l’air de t’en faire– non surtout pas! qu’on ne me donne pas de travail –

et dans le prisme de mon œild’insecte las

le monde lentement se défaitet je ne sais rien de plusJe n’ai rien vu de plus

lié à la foimais ne sachant rienSeigneur Manjusri si vous avez le visage sévère

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c’est que la Sagesse est sévèrela bonté est sévère

en moi l’universse désintègre

Probablement de Gaulle m’a mentimais alors la gloire promise? Cousin

Montauban avec son gros bedonsa moustache

ses hums épais bon sens. Ressembleau pauvre Abadie je le vois

comme si c’était hier calle Villalar les pouces dans le giletgros Nounours

c’est curieuxparfois j’ai réellement peur de ne pouvoir me souvenir

du visage de ceux que j’aimealors que d’autres types sans importancem’apparaissent avec une

terrible nettetéMadame Squadra ce fut très charmant

il est rare queoh à quoi bon(cela s’appelle l’estime d’un homme pour

une femme)Ainsi Néréa à peine rencontréedans mon périple infligé par les dieuxsi loin de chez moi que je ne saissi existe ma maison ou mêmele but du voyage ô Néréabrune dans le fond de ta grotte bleueoù tremblaient les flotsje te salue amie à peine rencontréegardant sur mes lèvres la saveurde l’estimej’emporte un tiers de ton secretqui est le mien

Et c’est ainsique nous aimons la vieNon point inachevée

mais à peine commencéedes femmes luxueuses créant le succèsvictorieusesleurs voiles flottant dans le vent parfumé du rivage

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déesses de ce tempscréant le succès le luxe notre

plaisiret nous hommes dans notre médiocriténous avons compté comme des comptablesnous avons doctement tracé les graphiquesde demain

D’entre les palmesglissons ce regardserpent futé gobe fruit rouge

(oh ce n’est rienCela s’appelle l’amitié d’un homme pour

une reine)Et moi s’écria Ulysse

j’attends!J’attends de savoir quand j’arriverai!J’attends de savoir où je vais

ô Zeus!Et moi Cousin Montauban

après le sac du Palais d’Etéje suis sur la paillej’attends un job (garde du pont

de Palikao?)Et moi Charlotte de la Squaddra

je ris mon cher j’ai lancé une model’alpaga et cela s’arrache– un soir je me suis tue ayant vu le spectre

de la Crise –Doucement devant ces humbles cyclamenscompagnons prions en notre solitudeNous ne savons rien de plusnous n’avons vu rien de pluspoètes nous sommes mais non voyantshumbles parmi les hommeset aujourd’hui

en détressesans aide

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Le Ciel n’aime pas la plénitudeLe jour de l’amnistie des mortsl’étoile de la trahisondans la maison du pèresurvient à l’heure du chienet puisque le Pouvoir se détourne du méritespectacle du lac et de la montagneen attendant que s’écroulele régime des imposteurs

« Vous faites une erreur de raisonnementje

n’ai pas eu le pouvoir »fit Bao-Dai

Nous étions au 201 rue de la ConventionJean E-L résistant de droite bien de droite :« oui C’est la pensée de droite

prendre la défense de n’importe quisans écarter quiconque » [aveuglement mauvaise foi imposture]

puis ce terrible sentiment de la solitudeun coup de hachela destinée se détache de vous

les motsque l’on voulait dire

perdus

le chant des grillons est venu nous chercherau cœur de la ville

doux et faroucheles amis impuissants devant le siècle

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où s’engouffrent revanchards et résistantsde la dernière heure

maintenant ce que tu as vécuabandonnant ta vie commençant

une autreavec ce froid terrible de l’existencequi glace les ténèbres du jouret se glisse sous l’aile des poumons

La mèreest impuissante lorsque basculent les étoilessoudain le mystère s’installela destinée vient de t’être arrachée

l’empereur déchu l’œil mi-closle masque pesant

sire laissez-moi parler glapit sa bonne femme blondeIl dit faiblement « Ho Chi Minhétait ligoté par le Politburo dès 1941 »

le chant des grillonsdoux et farouche

odeur de l’herbe dans la nuit de Guyenneoui oui je t’ai aiméeavec la plus grande douleur

doux et farouche en ces étés-làte perdant j’ai déjà perdu une fois ma destinéele bruit de la mer n’était pas l’espérance

Repartons à la conquête d’un royaume

mais ce froidde l’âge adulte

glace les silences de l’homme seulVeuillez

attendre!Kung ouvre leYi King : « la candeur »et le referme navré

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« cái gì cüng nát bét dit l’astrologue Ichtout est mou

(comme le riz recru d’eau)Attendez dix ans »

Kung lui-mêmeLe sage doit aller à la pêchelorsque le temps ne se prête à rien

Faire retraiteEn temps troubles se retirerChaque matin Laô Vong partaitlançait sa ligne sans prendre de poisson

Lac et montagnependant des années!

Seulement attendred’autres temps

Lentement je me retourne vers toicompagne muette dont la présence est chantchaque pas me fut rythmeet dans le silence des villes systole et diastole de l’êtreTous désirs laissés sur les sablestoutes femmes laissées aux étapescette puissance – lac et montagne! —loi de la paix dans le flot du monde

Ceci est ma voie et qu’importe le butles mots ne sont mots et qu’importe le sensla destinée est vainem’habite la force

J’honore le vivant je respecte la mortAcceptation du monde ma joie!Et c’est peu dire que nul je n’envierelisant les maîtres qui tous furent brisésles uns par le siècle les autres par les dieuxSans titre ni gloire, oublié et sereinsans relâche je marche attendant tes retourset fumant tranquille près des roseaux tristes

de cette riveCompagne muette dont la présence est chanttu es revenue

Regarde qui je suisloin des habiles qui furent de tous les pouvoirs

J’ai fleuri la tombe des maîtres

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l’ancêtre à Cheng Touet le père en sa cage de ferDevant les médiocres liguésen toi je me reconnais

et dans ma chambre d’angleje trace pour personneces mots qui ne sont motsfumée de l’encens que j’allumepour célébrer ta grâce et ton nom

Ma fortune est grande sur les eaux!Légers sont les avantages de la viehors ce donet tu es làma maîtresse qui parfois me fuit et toujours me revientJe ne peux t’échapperAutour de moi mes bêtes fidèlesj’ai élevé ce mur circulaire qui me défendj’ai creusé cette mer qui m’isoleje suis l’île où se dresse un autelfleurs et fruits toutes choses propresencens et poèmes toutes choses parfuméesle soir ni le jour n’a coursj’exploite ce fief frugal et luxueuxsachant

qui je suisserviteur et toujours serviteur

dépositairedu don

Ma fortune est grande sur l’Océan de la Fertilité!Louange à toi qui est chantQue le serviteur que voilàcontinue tranquille et sans hâte

Toujours le pourpre du rirele sel de la liberté dans l’espace-prisonque le jour soit d’or la nuit de charbonle mépris de l’envie

l’ignorance de la soif

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on a salué Zeus mort dans son cercueil de papiertremblantes les feuilles vertes de la mercouvrent les épaules des dieux qui s’éloignentcomme un essaim d’histrions en voyagequi décroissent derrière le coteauPour la fête des pêcheurs mille jonquessont sorties des îles fleuriesle poète s’était glissé dans la foule à la porte du templeil lut

la bannière rouge du bonheurpuis s’éloigne

peut-être un dieuPERSONNE MON NOM EST PERSONNE

« et tu crois pas qu’c’est une vraie girouette »« non pas

Il aura baigné dans trois régimes not’Présidenttrempant à toutes les saucespourtant grommelant contre tous

mais toujours gardant ses arrièresFaut bien vivre

Et tu verras : jamais trois sans quatre »Ainsi

Il me plaît que délaissé– l’automne roux est vaguement ennuyeux –

j’aille à tâtons à la rencontrede quelque chose

je sais qui je suis (ce que je vaux)non ce mouton

qui est à la fois noir et blancchaque jour on entre un peu davantageen soi-mêmede plus en plus libremême de l’amitié pourtant si bonne

porte l’indifférence au mondevaguement tenté par la trahison

(mais quoi!c’est son affaire lui est lui

elle est elle) enfants

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sans maîtres« tu me parais si forte »« oh tu sais parfois ce sentiment

de ratage »et puis les gorges du Yang Tsé sous la pluiesi décevantes

mais peu à peu avec les boues jauneset les hautes marches des villages descendantancestrales dans les mêmes eaux chinoises de toujourspeu à peu est entré dans notre cœur

un charme puissant

Chong King dans la nuit froide du matin piquetée de lampes jaunespoussière d’eau sur les épaules moletonnéessirènes des barges

et nous enfants perdus du siècleles parents eux-mêmes ne savent où ils vont« survivre telle est la devise de ce régimeun jour de gagné

c’est toujours ça de pris »J’ai connu le pouvoir qu’il me dit le beauf

(son œuf au bacon dégoulinait sur son menton en galoche)et maintenant suffit je m’en vais

Mais coucou le revoilà « un postequi ne peut être refusé » tambour-majord’un gouvernement socialiste qu’il n’aime pas (il faut bien vivre)

oui souvenons-nous de ces quatre joursdécevants et inoubliables sur le Yang Tsé

nous avons n’est-ce pas?bien joui de la vie

(de Chong King à Wuhan)sa femme était si malheureusede n’avoir pu lui trouver une concubinequi lui fût digne

et la tante Gaby qui ne parvient pasà terminer sa pagode

la vie n’est que ratages

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l’étrange caractère de Chateaubriandfait de contentement de soi et de mécontentementDans cet hôtel impossible où on entendait

les ronflements du voisinforniquer

répandre son spermedans ce corps vaste

Gaya la Terre où s’ensevelit ma chair lumineuse

l’ennui du lion est vaste sous ses paupières jaunesils pourront croire dans leur petite têteà la trahison quandil s’agit d’une autre amitié (n’y comprennent que dalle)

mon amitié me conduit dans ta forêtreine libre

chez qui je dépose cette puissancela liberté :

« hors de toute cette beauté doit sortir quelque chose »

recueillir le nard du yinl’humanitas de ses jambesle dard dur en cette fleur tendre rosehumide de rosée de lune

qui adoucit yangL’angoissant problème : coincés entre les surdéveloppés

et les P.I.N. (pays industriels nouveaux)l’argent fond au soleil

l’épargne durement gagnée se volatiliseconnement

l’ennuiPara el pan, la paz y la libertad

(lire Staline)pour une société meilleure

Il aimait conspireril avait trafiquéil voulait la guerre en Algérie« la négociation? C’est la guerre! »

Vingt-huit mois de ma jeunesse foutusMerci monsieur le Président

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Dans les djebels j’ai découvertque les étoiles étaient de couleurs différentes

nous marchions dans l’Histoire

hagards [lire Koestler]ignorants / même pas désespérés

(oh pourquoi ne sommes-nous pas unis?)

L’odeur de son sexeses fesses sont aussi belles

queles pierres courbes des Leang

Haïr le monstre au muffle basles imposteurs les nouveaux riches des nouvelles bibles

Liberténous n’implorerons pas pitié!

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Ce champ de pavotsdans le silence touffu de la montagneSenilità

le chagrin s’affaditUne puissante odeur d’humidité

dense vêtement ouatéon a comblé tous les klongs

Bangkok. Tout gris, Debardétait venu jusqu’au pied de l’avion avec des fleurs grasses

dans cette fournaise moitesa maison de teck à nos yeux émerveillés

d’Asie« monsieur Titou » criait la voix érailléede la théâtreuse à son gros fils débile

qui déambulait en

roulant ses yeux d’idiotnous traversons des champs de ruines

l’Histoire et notre vie

Le merveilleux médecin de Rutherford (New Jersey)Paterson

le bon docteur Patersondivin accoucheursauvé en Hanoï ce prématuré malingre

qui faisait un kilo huitse levait plusieurs fois la nuitentrait solitaire à l’hôpital Lanessanet de l’autre côté de la diguegrondait le Fleuve Rouge

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et dire que j’ai craché sur l’Amérique

je bats ma coulpeil y avait tant de choses horribles ces années-là

il est vraiJohnson le Golfe du Tonkin les B52sur Hanoï Les malades s’enfuyaient

dans les jardins de Lanessanet les blessés sautaient une deuxième foissoufflés par les explosions

et puis le Métro Fantômerouvrait une plaie sanguinolentedans ta poitrine haletante

libère-toi de toi-mêmeoublie

tes blessures tes pansements mal faits

comment la liberté peut-elle être défenduesi ce n’est par la puissance?

A nouveau traversé l’Amérique :le pardon d’une nation

New York a arrêté son déclinmais Sutton Place et la cinquante-septième

ne sont plus ce qu’elles étaient(quelques briques blanches

manquaientle bassin où jouait Emmanuelle était

à sec)

Arrêter son déclin c’est déjàdécliner

comment la liberté peut-elle être défendue?La malédiction du passé :

leur cœur saigne parcequ’ils ne sont pas libresils ne veulent pas revenir

dans leurs réservesmais rester sur leurs prairies où

l’herbe est plus haute que les génisses

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décimés après Little-Bighornainsi fut ce siècle de ferqui fut sans guerre et terrible

Vaste cimetière d’Indiensles temps ont changé

Sirènes aux ports et les reines de ce tempsbeauté couragenous ont reconnus

Lire Marxla réfutation de la beauté

la France blesséeau cœur

Comminesconseiller le Prince

ce rêvequand l’envie

déchirece pays

Car l’esprit de la nation doit survivreContre le monstre

Comminesguide habile la main qui signeet la voix qui porte le peupleau-dessus de ses forces

Or rienn’est plus grande menace

que soi-même

Rêver du Prince téméraire et calmeà tâtons nous cherchons notre routetout fait peurmais nous ne sommes pas quittes avec

l’espérancecette naïveté

au fond il n’y a plus de temps pourêtre naïf

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désormais chaque chose est importanteet l’instant approche

obscurémentnous le sentonscherche le nouveau Prince, Commines,plus grand encore que Charles

le Téméraireoublie un instant les imposteurs

les nouveaux riches de la nouvelle BibleOh qu’est loin ce soir

où Wozzeck fit pleureret maintenant que l’automnetourne sa rouelentement dans le silence

à tâtonscherche la passe vers le Dragon

Simon as-tu tendu la main à quiconque?peut-être étais-tu mortCela fait si longtemps que j’attendais votre coup de filvous savez il suffit de quitter

son fauteuil pourn’être plus rien

Si l’amertume comme le perce-neigeapparaît dans le silence qui t’entouresache garder la conviction

de l’heureIl n’est jamais trop tard pour cette candeursavoir ce que l’on vaut

un Prince inconnu saisiral’épée tombée en déshérence

les temps sont troublésle pouvoir aux abois

rien n’est sûr comme le pireet puis dans le froid qui mord sous la tentealors que l’on garde ce masque rigide

survient leVisiteur qui soulevera la bâche

et dira : « Viens! «Aujourd’hui la résistance est nécessaire

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« Oh vous avez vu c’est Vedel dit Anne J.quelle terreur j’avais lorsque je suivais ses coursoh ce que je voudrais qu’il m’enfile

(j’admire tant le savoir) »That’s the way it is, my dear, poor fellowQuant à moi les dieux larres en bonne placela gratitude à chaque pasaimer le moi et le dédaignerainsi va le fleuve flux roulant refluxsavoir et ne pas savoir qui on estde telle sorte que

pas à pass’approcher avec confiance

du temps qui n’a pas d’heuredu lieu qui n’est situé

sans repos le fleuve puissantta sagesse est ce livre ferméqu’éclaire la lueur de ton épéeIl faut passer chaque porte

O dieux infortunésô dieux infortunés

en secret nous célébrons votre culteNous nous sommes réfugiés dans la lumière sacrée du soirNous n’attendons plus rien

vivanten contrebande

Elle a un cul superbepourrait me le pointer (le vois pointé blanc avec

avec sa touffeblonde)

y pousser mon œil aveugle de cyclope

Ses mollets où plantermes dents

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Aveugles ils cheminentdésemparés

dans ce chaos de ruinesle cœur rempli d’envieLes flocons du savoir

fondent sur leurs faces levées

Compagnonsrestons à l’écartsuivons la loi de la patienceCe jour est long

ce pays si grisCe n’est pas le but mais l’absence de butce n’est pas le désir mais l’absence de désir

qui fondela volonté

montagne de cristal dans le Vide

Rien n’est plus gairien n’est plus triste

que le PouvoirLe quintette de l’abandonil flatte les oreilles du peupleCe siècle est serf des serfsMais assez de ces petits maîtres chanteursJe me suis approché de vous

Maître de la MéditationUn lion blanc se reposait à vos pieds

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« Prophesy to the winddit Eliot dans son calme ailé

Prophétiseau vent

et seulement au ventcar seul le vent

écoutera «Dressé dans le vent du soirpollenspoudre d’or, parfum des rouges hibiscus

j’ai parlé pour personnemoi qui ne suis personnemoi qui n’ai de moi

J’aspire à ce lieu de cristaloù existe la Parole

FuirFuir et rester

Absence au monde et toute-présencealacrité et dédain de l’existence

Je vous honore ma Dame des PrièresJ’écoute le récit de vos voyagesSans peine vous avez franchile portique du Deuxième MondeC’est une joie sainte que de vous entendreparler de ces lieux étincelantsoù cheminent les Princes de la ParoleGrands comme des montagnesils se meuvent ailés

doux et terriblesdans lumière et couleurs

La voix de vos songesest musique céleste

de sorte que

moi l’errant laborieuxquelque chose aussi me transporte

bien que les mers soient hostiles

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où chante la tristessela nuit

de l’universelle solitudeJe me suis éloigné des souilles du monstre au muffle basj’ai pris le Triple Refuge

ici mêmepour que silence soit silenceJ’écoute alors vos épopéesen allée de l’ici ces nuits-là

et ma douce espérancevotre montée au Ciel pleinde lumières que l’œil nepeut supporterLes Seigneurs vous parlent

et mon Maître Protecteurvêtu d’une robe brun-rougevous a dit

ce qui m’est musique des cieuxazur de la foi

Oh ma Dame de la Consolationvous êtes honorée entre toutes les femmespuisque les Etres de la Loi

vous parlent/ ce cœur /

ces fleurs /cette eau pure /

Le fleuve boueux du monde soudainest source où baignent

mes lèvres

Elle est partout cette merveillequi frôle désir mais ne l’est

c’est une lumineuse floraisondans ma gorge

la plaine fertile de lin et de lavandese répand dans mon corps jardin

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de l’espéranceSarrazinsvous pouvez détruire les murs de la villeDémagoguesvous pouvez mépriser après votre victoire

O ciel! Pleus si tu veux!Voilà ce que j’ai entendu

(et essayé de voir)

EVAM MAYA SRUTAM EKASMIN SAMAYE

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Ma conscienceétait l’universalité de la douleurEntièrement elle l’étaitA mesure que se déployait mon regard sur la houle infinie de la terreles merveilles se réduisaient en cendresles arbres se dépoulllaient

les femmes que j’avais aiméesgisaient

dans un sommeil plus terribleque la mort

Sortant de son comaelle me reconnut

dans la vague infinie du silence

Elle posa sur moi son regard mourantsa main se leva une foisavec la douceur de la brume

adieu adieumère de ma mèrenoble parmi les nobles

Maintenant la vie peut me quitterCeci qui n’est pas la mortmais la béance du néants’élargit dans ma poitrinejamais on ne remonte le Fleuveai-je seulement vu ce que j’ai vu?La mémoire n’est-elle pas que l’or-papier

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que les hommes brûlent en l’honneur des dieux?Je suis prêt à m’effacertu n’auras plus à me souffrir, ma femme

ni à souffrir de cette souffranceadieu

j’ai déjà dit adieuNous seuls savons ce que nous avons souffert

l’universalité de la souffrancenous ne savons pas qui nous sommes

nousn’avons pas vécu la vie que nous avons voulue

nousn’avons pas dit les paroles que nouspensions

ce n’est pas que je n’aime pas ce mondec’est ce monde qui ne m’aime paset cette maison n’est pas la miennel’homme que je combatsporte mon visagec’est vrai que je t’avais promisde ne plus revenir sur cette terrible chose

tout n’est que souffranceje suis prêt à partir

dis-jealors que

sur le grand vaisseau de bois noirun vieillard aveugle joue du violon à deux cordesIl n’y a pas d’âge d’or

tune me souffriras plus

ma femmeje me suis arrêté haletantsans pleur ni pitiéma conscience

n’est que :

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l’universalité de la solitude

Quelle vie ai-je eue?Quelle vie ai-je donc euevoyageant dans ce champ de ruineset portant parmi toutes ces grandeurs délabréesl’exécrable sentiment de

l’inutilitéNous seuls

savonsce que nous avons souffert

(cette chose horrible qui suela haine et la rancuneest revenue comme un chienlépreux)

Je me souviensc’était le matin de l’espéranceet pourtant je savais déjà que

je ne vivrais pas l’unité

je longeais le mur qui divise Berlinsentinelles aux miradorsdes molosses trottaient le long des barbelésla terre étouffait

cris et sanglotset le jeune homme librejoignait son malheur à celui de l’Histoire

Elle est làcette peine

que rien ne peut guérir

(cette chose qui puele malheur, le désespoir)

Je ferme les yeuxm’engloutir dans le sommeil

m’effacer du monde cruel

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et comme une bête à l’agonieme tasser, dans ce coin, pont de l’Almaabandonné des dieux et des hommes

me reposer dans la musiqued’un violoncelle allemand

comme dans un pli de la terreanonyme

La vie est passéeC’est comme si je n’ai pas vécuIl ne me reste plus rien

Perdue la mémoireBrûlé l’avenir

Ceci n’est que le stérile présent

En est et en ouestmême amertume :vent d’automneD’est ou d’ouestsur le riz mort :le souffle du vent

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Dans le présent ne repose pas le passéDu présent ne naît pas le futurOui oui je me souviens bien :côte à côte nous avons combattu

sueur et soifivres de fatigue

sans conscience

Maintenant nous n’avons plus rienà nous dire

Après le naufrage de l’Essexla nuit sépara les barques du salutAinsi divergèrent nos destinsle tien vers le Pouvoirle mien vers la

liberté

Joie du monde!J’errai sur les mersJe parvins aux îles heureusesSans assise

je traversai les villes de terre ocrePuis me voici

maigre et peuplé d’absence

« Mesure l’absence de substance »L’amertume n’est que le flot qui lèche

les capsle nuage qui assombrit

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la terre

un instantJe suis revenu dans mon pays qui n’est pas

le mienpauvre, sans pouvoir,

serrant le journal que voilàmon livre de bord

Etre petit!Nulle gloire ne nous attend

Et puis dans l’épaisseur du corps

Et puis dans l’épaisseur du corpssentir les mousses du sangle sourd tambour qui batjusque dans les paumes de glaise rouge

là!

quand autour de soi se creuse

ce videSes propres enfants se détournent de luiLe silence, l’écoulementdu sable sur la montagne friablequi regarde le désert jaunetemples morts

grottes peintesstatues aveugles

Tung Huang

horreur de l’usurele vent du désert siffle et n’a de cesse

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Quelque chose rongeaussi puissamment que ce qui abat

les siècles

Mon Maîtrele vent de l’usure crie et n’a de trêveouvrez-moi les portes du RefugeQue j’étende ce corps creuxlui-même hôte de l’absence

Un pasrésonne dans la citerne nocturne de ma chairet tant de mots sacréslus sous l’arche du vide

poudre de l’esprit

Quellechose merveilleuse ma chérieJe rêvais que je volais

plus haut que les nuagesrapide et puissant comme l’avion

libre[et puis on peut bien me rejeter

me laisser sans travailinutile dans ce monde inutile« Onde

ne vous laissez pas abattreJe connais ce sentiment d’abandonAccrochez-vous à moi ma petiteje veux vous donner au moinscette petite chaleur Quelqu’un

partage votre désarroiRestez ferme coûte que coûteayez

foi en vous ayez foidans votre valeur »]

Ainsi ballottés

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dans de vastes remouspuis abandonnés

dans le désert des villes

des jeunes femmes et des jeunes hommesde ce temps

qui n’avaient plus de vivres ni de boussolevoyaient jour après jour le courage

les quitteret la panique s’asseoir à leur côtétranquillementdans les banques désemparées

croquant son croûton fadede sang séché

tranquillementeh bien merde

secoue-toi un peuc’est pas passe queu c’est

la CriseEcris aux boîtes

va tirer les sonnettes

Moi à mon âgetu saisje n’ai plus rien à prouvermais je dirais pas

« t’as pas cent balles? »Les jours commencent à s’allongerpense à ces jours heureuxl’avenir était à nousTu sais je rêvais que je volaisquelle ivresse! puissant comme l’avion

le présent naît si mal du passéje suis l’homme de nulle part

Son cul superbetenterai bien la prochaine fois

l’enfilerai en criant comme un âne

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Le monde majestueusementse dilate

musique du devenirDans l’esprit

se rassemblent l’histoire du mondema propre histoire l’Histoire

Héros porteur de millénairesce faix de palmes mortes

ou faux prolo du Dharma?Visité tous les tombeauxpleuré toutes les défaites, compté tous

les naufragesPuis contemplé l’arrêt de la Rouetemples détruits de Paganl’irréversible retraite des titans

vaincus! vaincus!Alors je me suis retiréhabité de bruitsRassemblé

mon cheptelfragile fortune de l’esprit

Héritier des héros antiquesou Nouveau Barbare?

De toute manière aristosloin du monstre de ce tempsqui sans repos se tourne sur lui-mêmeen quête de petits plaisirs

Ranimer le suc et la vigueur :bonheur des premières heures

L’aube du Nouveau Combatla saluer

Voici, sur l’autel que je dresse :

Du passé

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la Loila parole du Maîtreles grandes invasions et les grandes destructionsla misère des sagesla défaite des lettrésla femme Tang achetée à Kyoto

la force de ceux qui ont vécu dans les tempsantiques

De l’avenirl’inexorablela destruction du monde et l’espérancela respiration de l’universla Voie

Du présentla grâce

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33

Oui le présentrien que le présent

Obéissance aux Maîtresgloire au Seigneur!

Seulement l’eau la flamme l’encensCeci fonde la force intérieure

dans l’implacable houle du tempsNous savons la dilatation de l’univers

la fuite des astresIndéfiniment nous voguons

Nous savons aussid’autres choses indifférentes :

le ressac de l’universson retour vers l’indicible noyau

respiration de l’Un

Indéfiniment nous voguonsmortels et immortels

habités de musique

et toutest couleurs

sous le charme

(Obéissance aux Maîtres)

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La stérilité : gratitude!La destruction et la défaite : gratitude!

La parole est louange, seulement louange, et toujoursQu’ici repose

l’espéranceVenez!

Restons comme la montagne-valléeimmobile dans la mobilité (recueillir l’eau)

Grand’mère avait posé sur moison regard absent-présent

sa main faisait adieutoujours elle m’accompagne

je suis ce fils de Champagne et du Haut-PaysThô

ce fut l’adieu au mondedans l’indescriptible chagrin du départ

ce fut aussi le geste d’amourqu’élève la mort

vers l’intolérable tristesse de l’existence

Nous seuls savons le compte de notre douleurAnnée après annéenous déchiffrons le destin

Mon Roije me tourne vers toi

protège ceux qui ont la foipréserve les moissons et les sources

garde intacte la force de ceuxqui ont maîtrise

d’eux-mêmesTu es la liberté

A pas feutrés commence la gloireLe fils dit à sa mère : « je suis heureux »Manjusri a levé son épéepersonne ne peut plus m’humilier

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et France menacéenous entreprenons cette tâche difficilede te protéger contre toi-mêmeavant que ne s’ébranlent les arméesDans la décence, ce labeur quotidien

l’EtatAinsi travaillerons-nous

Toute la journée, j’ai eu sommeilMaintenant nous n’avons plus le temps de flânerdormirons samedi soir

écouterons la musique dimancheles anges seuls lambinent souriantstravaillottent à quelque chose qui encore

les granditOr

voilà que notre incessant labeuraussi nous granditNous avons connu le désespoir de l’oisif(le désarroi du temps livré à lui-même

oul’extravagancedu chômeur

cette destruction de l’hommeabandonné)Et maintenant enfermésdans ce harassement

Bleus apsarasrêve du rêve

je vous contemplais dans les grottes multicoloresles caravanes séjournaient à l’oasis

(arbres transparentsde la Chine des sables)

La route allait de Xian à Ispahannous venions de Langzhowune fois encore j’ai croisé Hiuan Tsang

et vu le Vieux Souenroi des Singes et Pa Kiai

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dont la tête est celle d’un porcIls marchaient pour la gloire du Seigneurjamais ne me quittera l’espérance

Quoiquele désert

quoique la soif la fatigue

peut-être le désespoir

gratitude ô Seigneurgratitude à ToiRajghir est un lieu de mon cœurje n’ai jamais perdu la foi

/ Nous seuls savons ce que /Oh ta douceurm’arracheme rive à la terre

Ange

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De la profondeur de l’espacenous avons changéNous tournons les pages du palimpsestebalbutiant notre langue

qui n’est pas la nôtreblottis dans cette chaleur nocturne

et nous pensons à nos enfants endormis

Les livres que je voulais écrireMarie!

Ton filsa négligé sa vieIl a trop naviguél’Histoire est entrée en nous comme un couteau

Plus rien ne vautles mots ne sont que des mots

dans les grandes métropoles indolentesd’Asie

ce songe de soi-même

Et toujours cette attenteprobablement le gaspillage

de son propre destinO nuit obscure, vaste nuit

O nuit obscure, vaste nuitVaine la gloire

puisque le temps se consumerapide feu d’herbes et d’euphorbes

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NOUS N’AVONS PAS VÉCU!

Le sable l’eau l’airla poussière la fluide chanson

le jour transparent/ qu’ai-je fait hier

tiens rapporte-moi le journalj’écris dans une langue de plus en plus simplemais Bernard ne comprend toujours pas mes poèmes

quefaire? Nous devons penser à réserver

une villa pour juilletj’ai

dit tiens-toi plus tranquillemon âme

tu voulais le monde le voicitiens-toi plus tranquille te dis-je

tout ce que tu voulais le voiciles choses les unes après les autresqui furent si désirées

Des chameaux rouges galopaient souplementon avait ri

ces magnifiques vieux du Rajasthan lissaientleurs moustaches

« sir sir photographiez-moi »et puis à Suez dans les lueurs crapuleuses des torchesqui miroitaient sur l’huile mouvante de la merdes grappes en labeurescaladaient le flanc noir de l’André LebonLes jeunes lieutenants qui partaientse faisse casser la pipe en Indochine

rigolaient

« Noir c’est noir tout s’efface »sable eau air

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la tête bourrée d’images dansantesn’oublie pas le journal

Je me suis levé dans l’arrogance du jourMa silhouette sur le feu du fleuve sacréJ’ai bu ce flot amerNul n’a su vraiment mes délitsmoi le Secret :

loquace et rieurmais serrant dans ce coffre sans espaceun mondesans espace et grouillant

oh probablementun vrai purin vous savez

tellement surestiméun trésor on croit ça

l’odeur de paille du sexela douceur de cette chair doucemagnolia rosele dur perçant le doux

la pierre sur l’humide argilecri et soupir

pluie et nuagescouchés sur le tapis, lumières éteintes,

elle avait si peur d’être vue dans l’escalieret maintenant tout oubli

tout en elle-même immergée

désir

le prenant dans sa bouche épaissene craignant ni la police ni la prisonni l’Histoire qui l’avait briséeet qui avait brisé son vaste peuple

non, ne craignant plus la délationne craignant plus sa terreur

les menaces la vindicte les voisins le Partil’abandon de ses parents

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la haine de son enfantelle avait oublié

oui oublié plutôtque rejeté vraiment

pour plonger dans sa condamnation possiblela joie

d’ouvrir ses cuisses / son sexe étroità cet inconnu

rencontré dans l’ascenseurIl apportait des fruits obscurs

Mystère luxueux :son sexe interdit

énorme et raide elle sel’était imaginé des mois et des mois et voilà qu’elle pouvait le manger

l’enfouir dans son ventre Elleavait mal elle

prenait prenaitouvrant son corps et jetant sa vie

dans son geste désespéré oui oui ouiVoici le monde

tu le voulaisle voici

le voiciDes nègres couraient en hurlant entre les toursde Downtownont fait irruption dans la maison« la cruauté divisait mon cœur

je voulais mourirme laissais glisser appelant la mort

et toujours le Yang Tsé tourbeuxs’enroulait entre mes jambesSes femmes taciturnes je lisais

le désir puissantsous les masques de cuivre

plaisir qu’elles donnentlégers cris d’oiseaux

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cul de garçoncuisses minces sexe

à peine ombréet puis

au pied du blanc Kilimandjarocette grande Kenyane rigolarde qui faisait

l’amour sans s’en apercevoirécartant distraitement ses vastes jambes

Satin!Soudain son ventre lissese plissa noir friselis

de lac laquépourpres reflets, singes verts

Une mitrailleusetambourinait sourdementsur la porte de la nuitEclataient çà et là des coupsde mousquetons

làen face

dans la rue Pavie en Hanoï atterréeoù tout était sépulcralement

calmepas un soufflenuit compacte

puisdéchirant le lointainla voix d’une femmece devait être au bout de la rue Bêlier

Tiên lên!Tiên lên!

criait-elle dans Hanoï mortec’était la voix de

la Révolutioninconnue et terrible

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Pitié pour le mondeReste tranquille mon âme le voici

pitié pour le monde

oublie le destin et la peurhappe le monde comme tu happes le sexelorsqu’il vient vers toi

aveugle tumescentprends-le

obscur velu énigmatiquetumultueux sauvage et si paisible

en fin de compte

Orsur la terre tatouées’ébrouait l’orageSes lanières claquaientLa clameur des pleureusesfaisait courir sur les lagunesdes frémissements brefs

Le désertest dans le cœurDes bruits le peuplent

Un nuage de flamands s’élèvepris dans un voile indigo

Le désert est dans le cœur

tiensv’là cent ballest’auras même pas de quoi te payer

le quart d’un litronpar les temps qui courent

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je pète sur les aristocratesà mort les riches!

pauvres cons de pourris!paumés va

et v’la vous repasserezon ne me la fait pas

(car Bhârati elle-même est immergée dans la béatitude)

depuis hier Johnson (L.B.J.)knocke toque toque

à la vitre de la mémoirepetits coups légers insistantsl’affaire du Golfe du Tonkin

Hanoï bombardéel’Amérique déchirée

nous serons à 7 heureschez vous

mais les Grandjean ne peuvent vah vous le saviez Jeannette

Renaud vient dedivorcer

Johnsonpapelard gros matouentouré de ses profs Rostoff Mac Namara

ma mémoire douloureusel’Histoire comme un couteau

sans cesse le Meurtrier se dresse devant nousdepuis l’enfance

Georg Traklle voyait debout dans l’allongement des ombres

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Peter Lorrela perte de l’innocence

soudain tout revint à la surfacele Klu Klux Klan le sang des Indiensla quarantaine à Battery PlaceThéodore Roosevelt Cuba déjà libre the

Magnificent Wars’élève le chœurde la terre d’espérancequi ne fut que puissance

pauvres paumés va!c’est l’Histoire qui passe

oui soudain ce qu’avait préparé Kennedyce mensonge du siècle

explosaChaos : Berkeley sous les matraquesles campus hurlants tumulte et fureurles Noirs incendiaient leurs propres maisonsle maire jouait au basket

dans les rues de Harlemles pompes à incendie servaient de douchesdélicatessens pillés

Métro Fantômenous pleurions de pitié et de haine

les ghettos dégorgeaient leurs fientesje suais de haine

oh la fin de l’innocence(« oh

pourquoi m’as-tu prisepour tout me reprocher maintenant? »)

mais comment savoir ce que serait

l’autonomie de la douleur?

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Comment savoir que la peste me gagneraitaussi

pourrirait mon amourBrisé

comme ces os nains au bord de l’océansous le pas d’un promeneur sans visage

Je voulais mourirMe laissais sombrer sueur glacéedans le sommeil pour oublier

De la vie vin amer!L’Histoire est couteau sans merciPardonne-moi si je n’ai pute pardonner

Personne ne peut resterà l’écart des tempêtes

L’Histoire n’est pas friselis de rivièreJamais je n’ai autant souffert

Le monde et nous on s’est mélangésnous avons été embarqués dans le Métro Fantômeelle pleurait à la sortie

larmes abjectesJe haïssais son passé le mien

mon corps berceau de la douleurla perte de l’innocence le ravage du sacre

L’être émietté

Il porte en lui l’histoire du mondeil sent comme sa propre histoire

l’histoire de toute l’humanitéil reste encore le héros qui

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salue l’aurore et son aigre bonheurNouveau Combat

Se remettre à chanterdans le ventcar voici ô Zarathoustra

que tes lyres se mêlentà la musique du monde

tu es et n’es pas

le corps est l’arbre de l’Eveil

unifier tout en Unmais

à l’origine l’Eveil n’a pas d’arbre

et ainsiretire-toi en toi-même comme sur

une îlealors tu sauras que tu n’es pas

bien que tu soistu sauras aussi que prenant le Triple Refuge

tu es sans abri

Tourné vers le Mont Meruoù dort Celui-qui-a-quatre-facesBhâratî immergée dans la béatitude

récite dans le vent!

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Omon amour

pourquoi ainsi me tourmenterJe voulais le bonheur

et n’ai plus que douleur

Ainsi la lumièrecaduques’affaiblissait sur la terreCeux qui étaient partis en chantant

sont revenus amers

ou biencelui-là qui ne reconnaissait plus son amour

(non mon pays et moi n’avons plus rienà nous dire)

sur son chemin du retourà la rencontre de la joie

Je ne parle pasde la joie de ton corps

(rêvé cette nuit : tu t’ouvrais à ma rapacité)

Il tenait une tourterellecontre sa tête :

la Chine peut-être renaîtquel temps vivons-nous

mais je n’ai pas oublié l’étendue tendre de ton corps)

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Le fleuve brusquement bifurquaQui l’aurait cru mon amiqui l’aurait cru

la grâce entre par la fenêtrecomme un voleur

C’est une chose bien douceparmi beaucoup d’illusions perdues

nous nous sommes tant aiméset maintenant nous survivonsparmi les orchidées et les nuages

– le luxe dans lequel tu visune insulte au peuple, dit Linette

– mais tu ne sais pas, ma sœur, le vrai luxede mon existenceAinsi dérivent ces ombres

fleuve de la conscienceLes G.I. défilaient sur la Concorde

beaux et blondsblé de l’innocenceC’était aussi papa HemingwayShakesperare and Co

Gatsbypleurait Zelda sous la pluieen douce j’écoutais « In the mood »

Murphymagique radio crème et chocolat

« la France est beau et jolie »ainsi

allait le monde aprèsVichyTudieu

la France était pauvrelorsque nous arrivâmes à Agen transismatin de brume le 21 janvier cinquante-et-un

pies noires sur champ de givre

ô mon amourdécouvre lentement le bonheurGelée blanchecampagne morte

Quel froid tudieu!

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et aujourd’hui ce calmeblanche pivoine qui grossit

pies noires sur champ de givre

cachée à touslampe jaune dans l’arbre

cette lumièregrandit

perce l’obscurréservée à moi seulDe cette ténèbre

naîtl’irrécitable bonheur

pour moi seulPersonne ne sait commentnon personnene sait comment naît

l’avenirCette maison est hantée de spectres toi-mêmeombre poreuse parmi les ombresseulement verse-toi ce thé de pousses vertes« moustaches du dragon »

Hangzhowl’ambassadeur babillardnous voguions sur le lac de l’Ouestheures propices suspendez votre cours!

Ne t’apitoie pas(le mensonge aide à vivre

pacifiquement) clapotis des ramesQue je l’ai aimée

dit le père Vivierje ne me suis pas remarié

Bon Dieu que je l’ai aimée!Ma vie foutue depuis lors avec la guerre de 14

j’aurais pu me remarierLe 9 mars la Citadelle a été prise par les Japs

Depuis lors

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nous portons le deuil de l’Empireses fastes

Ainsi Francecelui qui est né obscura gardé cette image

A ta grandeuril n’a pas renoncé

(je redoute la guerrecomment survivrons-nous?)

pies blanches sur champ de givre

Baudelaire l’immortel vautréparmi ses chats et ses putesfaut casser l’alexandrin

bouts de boisdans le purin roulant du monde l’infatigable Yang Tsé

déferleentre mes cuisses de glaise blanche

graisse de moutonPerse s’époumonnaitIl radotait alourdi de tics

de bagouzesN’ai pas fait de mots cependant

car Big Sur est triste à mourirle front toujours dans la brume humideles pieds dans l’eau froide de Humboldt

Kerouac impudemmentparle du Bouddha pour faire jolicomme un cadre moyen pose une fausse cheminée

dans son Parly 2

the stream of consciousnesspluies!

grasses elles s’abattaient dans la cour, moussuerafales heureuses crépitaient grondaient

Haïphong!les jarres de terre rouge étaient ouvertesla Thi Ba n’ira pas faire la queue avec sa palanche

te donnerai pas cent balles

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pour ton cinéma à dix sousles grands flamboyants la chaleur impitoyabledu Fleuve Rouge

rizières, bonheur de l’enfanceparfum de riz vert, le songe du Fleuve Rouge

rêver de l’ordrelorsque s’émiettent le monde et le moi

non-sable dans les creux clepsydresrêver de mangues

et grand’mère Faugère ma reine très bonnepassait sur le visage d’un gosse maigre

une serviette rouge rugueuse brûlante doucece matin frisquet

O reine au parfum de camphre!casser l’alexandrinet le vénérer

Au tombeau d’Alighieri le vieil Ezl’œil perçant et studieux

tire du chaos douloureux de ses os de calcaireun vrac de notes sur sa flûte de Pan

i sans pointshirondelles sur fil électrique

J’aime ton cul sublimeet tes cris féroces

ton pubis ombreux ton sexe docile et douxsoumise tu m’es

pendant que je te dévorecuisses dressées eau argile ce

bruit de feuilles qui se froissentet puisque les maîtres de l’oasisse sont avancés vêtus d’azur et de soiesnous portant l’eau de source les dattes le mielOui puisque le destin place cette pausesur notre routenous qui cherchons l’autre eau l’autre azursaluons-leshonorons leurs présents et leurs demeures

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Auparavantrendons grâce à notre SeigneurBonheur et afflictionsont des dons égauxIl n’est rien sous le ciel qui ne lui appartienneNous disons à chaque pas« Hommage au Maître et Protecteur indivisible »que le fruit soit de miel ouque l’eau soit amère

Ainsi respectueux de l’Incréé et des hommesl’espace du dedans inaltérél’ablution faitenous porterons nos présents

le poème de nos voyageset le signe que voilà qui n’est point idolemais parole message musiquePénétrerons alors sous le toit de palmes vertesécouterons l’oiseau le ruisseausavourerons le parfum du poivron etdans le silence de nous-mêmes célèbreronsface à l’horizon de montagnes violettesle jen l’humanitas la civilitéAssis dans le rectangle d’ombre d’un mur de pisénous boirons le kaoua épais d’ArabieHôteshommes de notre racenous vous saluons,car nous aimons saluerVoici l’échange de notre dignité

sous la lumière du cielShiva

dans la fraîcheur de son sanctuaire enchevêtréécoute d’antiques louanges dravidiennesbuccins aigrescithares

flamboiement des tamboursnez percés d’argent

un éléphant bossué comme la terres’enfonce dans les flots tourbeux

Scarabéed’or dans les lumières de Manhattan

Poésie de la dansebuée de tendresse

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au cœur de la côte Estdeep night

blue night blue notepiano ragtime robe de chintz

et ces bloncs cheveux perlésd’héritière en quête de passion

au loin dans l’abandon de la mémoirele bruit de l’âcre océan

New Englandc’est Zelda aux blonds cheveux perlés

Scott désespéréboit

Scarabéed’or dans l’arbre roux de ton sexe

l’or dans l’or« Yvon Segalen fête demain le printemps aux Arènes »

Ernestvieux héros amer nous nous sommes recueillisdevant la tombe de Ketchum creusée par un bulldozer

Je crois en toi puissant Océantoi qui va de Key West au-delà de Centaurenous dérivons de l’ordre au chaos

et l’océan intérieurn’est que chaos

La partie silencieuse de soi-mêmeténèbres de galaxie

tourner le regard vers l’intérieur taciturneet voir l’espace noir du ciel le voyagedes astres morts

corps incertainsje désire ton cul

jour rasant mousse blonde de ton pubisscarabée d’or

ouvre ses ailes rosesJaillis du silence de la chambre

crieet cogne

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et situ veux être vraiment ma fillene veille ni ma vieillesse ni ma mort

Un soir l’Innomméesous les arbres de la Bourdonnais :

quel siècle avons-nous perduLa générosité la clarté de la France des Lumières

Malesherbes– tu dis Malherbe?

– non mais nonle défenseur de Louis Seize

Lui aussi a eu le cou coupéavec sa femme ses enfants sa mèrede quatre-vingts ans

Pense à la révolutionnotre temps

notre survieLa vie peut être douceurmais elle ne l’est pasFinancing R & D in France

isso difficult

situ veux être ma fillene veille ni ma vieillesse ni ma mort

Sylvie Vartanchantait sur la route de Toulouse à

Villeneuve à la radio, dans l’Aronde bleue,si

je chante c’est pour

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toi c’est pour toiLa jeunesse

était même avant Nauplieavant l’infaillible beauté de la mer

désenchantéeJohnny et Sylvieavant eux encoredu côté de Brassensles tangos des bals de campagne

Etrange fut cettevie, absente de toi, JeannetteJamais exil ne fut plus magnifiqueet désolé

Exilmon amour non pour t’oublieron vit avec un pistolet sur la nuqueje ramasserai le givre du ciel

comme dans la barbe gelée d’un soudarddes étoiles

nous sommes civilisésnous avions encore la grandeur

Mais la jeunesse était morte avantNauplie

l’Histoire roule dans l’espace de l’hiverJe sucerai le népenthès

de son sexe

A coups de fanfares de trompettesil était entré dans la vieNous l’avons envié

né avec une cuiller d’argentdans la bouche

et maintenant abandonné : le Président

SurvivreMarie

pour admireren paix avec soi-même

les lotus du Pei Hai

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vivreen buvant à petits coups avec les amislongtemps je vivraisans les fastes ni les bannièresje contemplerai cette boîte à encre

rivière et montagnepin de la vie chaumière pilotis

barque paresseuse / un pêcheur

vol de grues/ une flûte

Longue vieMarie

dans la paix du cœurhors des fastes et des honneursDe Gaulleprovoqua ce tremblement de l’être

Résistance!Alors

nous nous retirâmes dans les îlesGiscard entouré de sa frivolité

l’essaim de ses gommeux arrogantsfaisait tchik tchik à Jugurtha qui allait

en se dandinantpisser sur un coin de tapis

(Ainsi le consigna l’homme à l’œil de verre)

Freude, schöner Götterfunken,Tochter aus Elysium

Ainsi était le royaumeô roiNous nous retirâmes alors sur la montagneBientôt le monstre au muffle bassoufflant

reniflant dans la paillefouillant grognant

bousculait les barrières des enclosLes nantis suaient de haine

l’Etat n’est pas raison

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Ainsi devint le royaumeô roi

« Il partit contempler l’Océanle père des dieux »

Amitié de l’espace!Personne ne sait ce qu’il estmais Bhârati immergée dans l’extase

« gratitude ô Sans Limite gratitude! »Nous sommes sortis de ce long rêvetissé de meurtres, d’impudiques chaînesD’un manteau lourd de sangnous nous sommes délivrés

etnous avons accueilli dans notre fertile demeure

le monde, l’OcéanLe père de Monjour (son visage émacié)commentait l’Evangile tous les jours après la classe

oh nous ne récusons ni l’amour ni la bontémais le feu et le sang

Nous entrons désormais dans l’ère de l’espaceAccueillons les dieuxla joie des palmes

Ventre-saint-gris!s’exclamait celui qui venait de boire un tonneau de Cahorsce vin au goût de pierre à feu

me plaîtCherche l’eau et la pierrela vigne et la terrel’ordre bigarré des dieux

alorshisse la voile et parssur les eaux dont est née la vieNous sommes sortis du long cauchemar biblique

On peut trouver aux stalls de Singapour

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toutes les cuisines d’Asie / poivres piments curries /pas de porridge

pas le feu de Saint BernardMa splendeur

scintillante merveilleHong Kong de cuivre lisse et d’or flou duvet entre les jambes agilesl’Asie renaissance du monde

doréesi douce habilesous la paumesi docile sous la langue

ses yeux étirés mi-clos goguenard mystèreTrembler en touchant

le secret. Ruby.

Des bateaux lumineux descendaient les fleuves obscursla tristesse dévore ma poitrine(y a-t-il une beauté russe?)ton visage

ton visage neige et pivoinenon

je ne t’ai pas ditla tristesse dévore ma poitrine

nousavons failli nous rencontrer et puisj’ai parcouru le monde qui m’a envahilumières et ténèbresla gaîté est le manteau de la détressede hautes falaises se dressent en ouestfureur constante de l’océan!

Nous /que signifie la beauté sur terre?Quel est ce scandale?

nous /et dans le crible de la mémoirebrumes et roses de givrenous marchions dans la blanche forêtde bouleaux

peut-être Iasnaïa-Poliana

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lieu froid et purnotre désir était pur

claquements de fouet grelots dans l’épaisseur de la nuitmes yeux grands ouverts et aveugles unelarme a glissé

Prince André! Bezoukhov! voiciNatacha / Chuintement des traîneauxnous glissions sur les lenteurs du fleuve geléGlace brûlanteDéchirés vivrons-nous

sans oubli

ton visage

ma vie a dévoré le monde que j’ai traversél’éclair noir des grands fleuves obscursle cœur est sans tourmentnous vivons seuls avec cette volupté

Respect à toita joue neige fragile

femme si droitenotre désir était pur

j’ai regardé ta droiture (ta liberté)comme un égaré

amer et impuissantmais non désespéré

Paume chaude sur neige fraîcheQuelle est

cette grandeur d’aubequi nous frôle?

Un loriot fou chantait en pleine nuitTa beauté était si grande / devant l’Académie. Anna.

« Sur les marches du palaisla rivière est profonde lon la »

chantait Jeannette dans la 4 chevaux« les chevaux venaient y boire lon la «les gosses que nous étionsle rire est le masque de la détresse

si

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vous descendez vers le Lot-et-Garonnevoyez la rivière aux bords sourcilleux

mon figaro a perdu ses clientsd’autres poètes arrivent cher JasminLa gloire viendra à moi

« il faut que la vie soit entre des railstout n’est que devoir et mission

savoir se garder de ses faiblessesNon

je n’irai pas chez toi »Phèdre :tourment de mon cœurtu es mon roi cruel et adoré

« tuaimes trop séduireJe te sais

dragueurPourtant je me laisse faire »

Ce fut commetoujours cette peine des motsla difficulté de dire juste (la difficulté d’aimer juste)on remue cette pâte chaotiqueun feula brumeet l’impuissance du voyageurglissant dans la glaise du Fleuve Bleunous n’atteindrons jamais le port

lèvre chaude sur neige froidemon épouse ma sœurrecueille le sentiment du temps, le mienet de la solitude, la nôtrerange les masques et les manteaux dans l’armoire carréeet calme ma patienceinachevée

ainsi partage le pain et les paysageset ce qui fut douleur

I am in painPeut-être la terre vient-elle de tremblertes yeux bleus de cobalt pâleta bouche pivoineet puisque l’univers est musique

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le silence est la proie

Ainsi l’avenir se démasqua-t-il

au début– mais personne ne sait ce qu’est l’Histoire –le Zéro et l’InfiniA l’âge de douze ans nous rencontrâmesdans les geôles de la nouvelle espérance

Roubachowpetites lunettes rondes cerclées de métalsous la lampe blanche

discutait encore avec une ombresauver non pas sa vie (c’en était déjà fini)

mais une bribe de vérité / l’honneur d’une bribe de véritédéjà condamnée

Anna / ne refuse pas // notre si pur /

désir /nous /

et alors nous sûmes bien avant de partir

bien avant d’apercevoirla voile blanche claquantdans Palos de Moguer

/ je suis O’Neil et toipeut-être Louise Bryantaccepte mil neuf cent seize

qu’ignora John Reed /

dès l’enfance nous sûmes quel était le monstre

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du sièclenous sûmes également que ce siècle serait douloureuxles masses l’Histoire les professeurs à binoclesles bégayeurs qui avaient lu les fousles philosophes loucheurs les nouveaux croisésceux qui avaient une foi de ferceux qui voulaient être trompés

et tant d’autres encore(comme si ce temps était celui del’inévitable maladie de l’âme)

faisaient basculer le monde

alors mon épouse ma sœurcommence le récit que sans cesseje te fais de ma vie d’exil

J’ai fui

Seules les langues mortes peuvent direcette horreur

cette horreur sacrée qui me tient éveilléà l’heure des éboueurs

parmi ce bruit de grues et d’engrenagesEt c’est toujours mon amertume :

la ville poursuit son sommeil pollué

Tu dormais aussi (l’Innommée)Que te dire?

L’épouvante de cette heureoù se lient ténèbres et clartéLe maître du vaisseau compte sa solitudeentouré de gisants sur l’océan lâcheun tambour annonce la fin

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de quelque choseOù trouver le lieu de ma plaintepuisque nul lieu semble-t-il n’échappe?

Et dans la rumeur qui enfleson gros corps de mâchefer et de fuméestel le monstre du malheur au regard fixe

se croire seulà voir au-delà de la vitre embuée

le silencieux déclinde quelque chose

la chute une à une des neiges d’arbres à fruitsdans le verger de l’enfancedoux cerisiers de la Maladrerie

monde inébranlableà jamais

englouti

En vainje cherche mes compagnons

Hélas ils sontbalayés par le vent de l’Histoirevidés harassés proscritset c’est une bien pauvre causeque celle pour laquelle nous luttonsQue nos enfants dormentpuisqu’ils ne savent pas etprobablement

ne me liront jamais

Cette souffrance est aussi celle d’autruiInopportune, encombrante, c’est ellela chair de ce tempsleurres larmes sueur sang

oh j’ai bien vudepuis l’enfance

le visage de la tyrannieNous faillîmes être emportés

par ce déferlement

de forces divines

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lâchées sur les peuples désemparés

Nous eûmes de la chancec’est une chose

que je vous répèteraienfants

Mais pourrez-vouscomprendre

que rien n’est acquis à l’homme

de telle sorte quel’avenir chaque matin entre chien et loupEliot dit : « the future is a faded song »Ecoutez la sagesse des anciens maîtres

mais RIEN

ne peut faire oublierle pressentiment du danger

heure des éboueursgrognement des machines municipales

Peut-être nous ne nous reverrons plus

Malaise de la maladressechaos des motsl’indocile langage est comme la vie infidèle

ceciest la même histoire

Accepte doncbeauté du fer et de la pivoine

Poésie est polyphonie de l’instantNotre

désir est purTu es encore plus belle au-dedans de toi-même

accepte

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Cherchant le vide dans le chaos du moije trouvai ce fruit

majoie

est celle d’autruiet mon espérance

et le mondebannières de soie

fluidesouple

vivedans le vent

du vert étéAuf wiedersen!

La mer est ce lied pâle qui blesse le cœur« Penserez-vous à moi? » et elle levason visage anxieuxI am a lonesome cowboylonesome so lonesome

Arianetudanseras

mafille mon âme

la musique et le silenceUn jour nous rejoindrons gens de notre racenotre peuple au-delà d’Orion et des Pléïadeschétive est la mémoire était-ce

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au Prater du Troisième Hommeou bien quelque part au Mexiquela grande roue Ferris

tournait lentement(le Consul pleurait Yvonne à jamais perdue)Ivrogne tais toi / ta destinée

ou la mienne / tais-toiclaquements aux stands de tircliquetis de la loterie aux nougats et Julotdisait impavide « rien ne va plus! »pendant neuf ans

l’avoir aimée commeun fou avoir marché dans les ruines del’Histoire comme dans un songe etpuis du jour au lendemainplus rien

Pleurez doux alcyons doux alcyons pleurezSe penchant par la vitre baisséec’est dommage dit-elle qu’onne se revoie plusAu fond je me disais bienmon cul seul vous intéressait

Je saistout est mensongebien que tout soit sincèrel’or devient plomb est-ce bien

le vert été?Oh toi que sans répit je chercheinterrogeant nymphes et boisje ne t’ai pas donné la moitiéde l’amour que je porte aux femmes

alors que du jour au lendemain« elle n’était même pas mon genre »

se ditSwann en lissant sa moustachede snob vaguement pédéraste

Ils se sont serré la mainMontoire entache notre mémoire communeils se sont aussi serré la main

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de Gaulle et Adenauerpour que nos peuples viventIl faut tenter de vivre! il faut

tenter de vivre!Sur le patchwork de l’esprittout ceci qui n’a aucun senset qui a un sens

contemplele mariage de la mer

et du corps de la femmefluides bannières dans le vent du vert étéma joie est la joie d’autrui!

un corps de femmeest aussi la mer et le cielet pendant ce temps les sentinelles à nos frontièresjouent aux cartes

la cigarette au becnous vivons la fin d’une ère non pas

la fin du mondene craignez pas de mourir

La dame dont je suis amoureuxest svelte et belle, d’acier rouxse dressant dans un ciel brillantnuages floconneux

paresse du printempsdécidément je n’aimerai jamais aucun quatuor

à cordesceux de Haydn encore moins ceux de

Beethovenirrecevable amour

pour la Tour Eiffel

allegro ma non troppo/ ma non troppo

« une mystérieuse coda de cinq mesuress’éteint doucement »

notre espace sonoremal conquis

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quel est l’espacede notre silence

quelle est cette nostalgied’un pays sans nom ô nymphes ô sources ô bois altiers

Etre Mahler

Surgissent et périssentappels et lueursamers et chants

de telle sorte que l’espritqui n’a de sens soit la vérité et ainsipleurez donc apsara! ô vous merle sacré,déesse de mon ciel, douce apsara, pleurez!La mer est ce lied pâle

qui blesse mon cœur

S’ouvre le vert été, vient le fruit après la fleur.toutefois Fontanes vint me voir

(il a un si beau nom) tu seras dans mon œuvreet ainsi tous ceux qui sont beauxseront rachetés et tous ceux qui sont beauxsont princes en ce monde :

Liz!Le pouvoir est chose fascinante

manière d’être libremanière aussi d’être immergé

dans ce tumulte

Le ministre d’Etat a changédu tout au tout : virage à cent quatre-vingtdegrés sauf ce pardessus bleu trop cintrémême lippe ironique arrogantemême œil de velours (je crie « au loup au loup » pour les maris

ricanait le beauf, le pharisien)Le pouvoir donne cette aisance

la parole docte et ronde de prélat

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Que furent nos vingt ans?La France pétainiste

se réveille éberluée pour acclamer de GaulleLe petit enfant de Quât Lâm n’a pas varié

et je rappellerai ceci que je vis de la terrassede ma demeure de maître

le brigadier des douanes métisse dirigea avec lenteur vers son sergent et dit« Faites descendre ce drapeauLe seul drapeau est celui de la France »puis il fut torturé par les Japs

devant ses hommesJe crois qu’il en mourut

(trop de coups sur le foie)Puis Leclerc descendit la rue Paul Bert

Délire des petits blancs de HanoïIls croyaient qu’on allait lessiver le Viêtminh

en une nuitGarde l’ineffaçable image de la noblesseoh oui celle de Bouvines et celle d’Azincourt

celle d’Azincourtoh oui

chante ô merle de ma douleuravril bigarré, dans son plus bel habit

retarder encore l’inévitable rencontreJ’étais loin de Toi, au printemps

Savoir encore que je ne pourrai me déroberpuisque mon esprit

est né de ce monde précis, en ses noms et couleurs

tout rempli de Ta présence

monde poreuxqu’aisément je couvre

il est tout absenceAlors

à chacun de mes pasma bouche sème Ton nom

marquant les lieux d’un chant

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C’est ainsi manière de caballeroen ces jours alcyoniens

où désert est pur bonheurVivre

ce destin de louange à Toidont je suis la demeure

Ainsiplus belle

que l’espérance et plus grandeque le mourir sans cesse renouvelé

se répand la douceur de Ton nomC’est une richesse bien précieuse qu’aucune inflation

ne menace ni le temps ni la volupté ni la rapineni la peur et qu’à peine affecte

la haine (mais elle est vite chassée ainsi que l’infertilitédu cœur

avec le secoursdu poème)

Car tout en fin de compte ramène vers Toila vague hautaine fendue par les jonques ventrues

ou l’amoncellement des tours de verre et d’acierla grâce des autres fleurs dont aucune qui

ne T’eût dérobé sa teinte ou sa senteurcar si le monde dis-je me parle de Toi

moi Ton chantre et Ta maisonje le crée en le couvrant

de mon murmuresans repos :

Ton nom

ô Bouddha

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Souviens-toi, mon frère, de ces tombreaux antiques.Mémoire du monde, ils sont le lieu parfait.L’âme y trouve la paix et se grandit d’azur.Immuables géants le long d’un chemin jaune.

Ainsinous déposâmes l’encens devant le tertre de Kungpuis nous errâmes heureux et désolés

parmi statues et tombeauxNous fûmes les premiers d’Ouestà passer la porte rouge

du tertre de Mö-TseuEt encore hommage au Destin!

Couteaux, diamants, silexécrits secs

flamboie dans la grandeur de ta précisionApollon

harmonie des îles, douceur des corymbesl’or et la clarté du matincomme l’équilibre de toute chose

ApollonVoilà ce que j’ai à te diretoi qui as vécu

mais qui toujours triompheOn était restés au fond de la jeepcrevant de chaleur qu’est-ce qu’on attendaitpeut être une bonne rafalependant que l’air grésillait de mouches lancinantes

puis très vite Noël arriva

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de toute manière il n’y avait pas un arbre à Djelfaet on se demandait

commentdes hommes pouvaient y avoir une vie

tu saisj’y ai commencé l’apprentissage

de la vraie solitudeCelle-là qui te coince le cœurlorsque tu reviens au port sous les étoiles grossièresles légionnaires chantaient au bordeltendu de velours cramoisiLa première fois que je voyais un lupanar

puceaucrevant d’amour

l’univers te pénètre

tu découvres que les étoiles peuvent être roussesou jaunes

le désert est si froid tune te rends pas compte comme le Sahara

peut être glacéalors tu sais ce que sont l’Histoire

et l’histoire de Franceavec Guy Mollet les socialistes Mitterrandla République titubante et pathétique

pauvre poissardealors

tu entres en poésieLe désert est sans gloire le désert est souffranceespace de cailloux rouges

dans l’hiver misérabledouars et haillons

On grille des TroupesC’est la guerre

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L’exil est ma gloireprince des nuées

et mon tourment fidèleL’oubli s’empare des pays les plus vastesremparts de terre

oueds sans nomLe ciel est noir où cliquettent glaçons et diamants noirs

Seulement à pas très lentsarrive le vrai commencementCette vie d’hommevérité et fausseté se marientécheveau de courants tièdes et glacés

flots de la mer ambiguëet désenchantée

bonheur possiblela juste appréciation du plaisir et le bonheur

de la beautétransitoire

Très tard s’apprend la lenteur des caressesSincérité des mots simples à l’inconnue

ou dans un poème grossier

pomme brillante dans la mainl’heure ronde

le pied bien à plat sur le sollèvres gonflées sur la neige /

AlainMimoun ce héros modesteil s’accrocha à Zatopek le dinguela dernière ligne droite du 5 000 mètres

de HelsinkiChataway tomba. Ça

c’était l’émotion!on n’en fait plus comme

çaEt maintenant rendu sur l’autre pente

de la viemais toujours incapable de renoncer à dire je

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Dieu du ciel!quelle était goûteuse cette grenadene pleure ni Hector ni Anchise

mer sans fin! désert serein!qu’importe Egée si nous revoyons Shnghaï

Le rock n’rollpatrie de notre jeunesse

la rue d’Isly arpentée Alger la blanchekebbour gris perle épaulettes rouges de spahi

etPhilippeville

où on m’a tué

Ell’ s’est mariée Jeannetonpas avec moi eh non pauv’conJ’étais à la guerr’ la riretteEll’ s’est mariée la Jeannette!

Qui est-tu? quel est ton nom?Je ne suis personne Mon nom est

personneJe suis l’homme de nulle partMeurs ou vis ou meursmeurs où vis, vis où meurstu n’es ni le commencement ni la fin

et ainsi nous dérivâmesdes eaux ardentes, des jours amers

vers les rives si luxuriantes des Mers du Sudfeuilles et pluies! Joie du Sud!

dis-toi bien cecinous avons en cette vieplusieurs vies plusieurs nomsrivière changeante inégales saisons

et l’ordre d’arrivée du Réelle voilà

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brutal et barioléah! nul ne sait ce qu’est l’Histoire et

l’Histoire n’est que fictionmais le Réel

flots de diamants noirsincendies et flashsmitraillages un mot

ruissellement de phraseshalètements la moitié d’un cri

de plaisiret le Star Ferry de Kowloon

dans la splendeur d’un crépuscule bref

oui l’ordre est ce chaosle réel soi-même dans le siècleassis sur une chaise de bambou

qui craquecar l’homme est le tempsmaintenant ne plus savoir

comment est son visage qui ravissaittout ce dont je me souviens

quelle beauté!et le désir

sous les rayons noirs de sa pupille dilatéela mémoire des sens

plus précise que celle de l’œilDes paons tranquilles se baladaient sur les portiques blancs

Jouir

Le long de l’allée de sable sous les pins durablesnous découvrîmes la stèled’un pèlerin du Viêt-Nam

du quatorzième siècle (tertre de Mencius)

honneur à Kunget à Mö-Tseu

la plaine jaune palpitait, jaune soleildu Shantung

Alors mélancoliquement nous revîmesl’âme aussi bruissante que la mer de soie

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Sans limite nous sommescar égaux à l’esprit qui est hors de l’espace« l’illusion est l’ouvrage de la véritéDe nous naît le réelet c’est pourquoi nous créons le monde »

Le maître est le tempset nous le sommes

ainsi roulant solitairessur une autoroute déserte d’Arkansas

ouvre ton corpsouvre tes sens

et donne-toimuscles et chair claire

cendres et parolesla générosité est un dû

(que l’étrangère superbe et consentanteme prenne et me dévore)

terrasse à mi-hauteur sur les marches du désertune avenue soudain sur la terre aride et mauve

déroule ses néons lyriquescliquetis des boîtes à sous

Louise Brook (sonnez et sa bouche me rappellent J)

aimé quinze jours à quinze ans Elizabeth Taylorsi virginaleelle embrassait la main d’Ivanhoë terrassé

année après année se détruitle blancPathénon ce matin-là déjà torridedes cigales chantaient crécelles folles

jamais ne jamais pouvoir approcherde la grandeur de ceux qui furent :Cézanne (ses bleus transparents et durs)

oh seulement Chateaubriand

ouseulement laisser un joyau sage et éblouissantle Guépard

Mort à Venise

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quelques pages Thomas Mann dont il n’y a rienà redire

cette pierre cette pierre parfaitequelque chose d’aussi limpide que les flots à Sounion

de sûrd’irréfutableApollon dieu terrible de la perfection

ceci qui estnotre infirme grandeur :

obéissance au non maîtrisablegénérosité pour le monde pervers

Dans chaque ville nous entrâmes dansles tombeaux de l’esprit qu’adore ce siècle

Désolé, désoléil n’y a rien à attendre du passésa perfection vous écrase

De cecivient qu’un à un ils se sont suicidés

… à toi de Staël je pense à toiMark Rothko à toi

Jackson Pollock à toiKawabata à toi

grandiose Mishima à toiElvis the King à toi

Maïakovsky à toiHemingway à toi

Faulkner dieu nocturne à toi

donne ton corpsdonne ta mémoire et tes sens

les femmes dans Nanking Roadétaient vêtues de blanc ellesavaient déjà oublié le bleu de chauffede la Révolution

Devant la boutique de l’oiseleurelle était revenue sur ses paset tout en gardant les yeux baissés sur l’arbre nain

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avait chuchoté « zou pa! »puis s’éloigna

gloire de Shanghaï tangos et rumbasGlenn Miller dans le hall de l’hôtel de la PaixMay Ling attendait tenant sa bicyclette

divaguait sur le Bundà quai les steamers du monde

cours carrées des maisons aveugles« allons-nous-en! « et c’est ainsi

que j’ai dansé avec ellecontre la Révolution

la Chined’avant-hier

soudain revécuecar rien ne peut tuer, mémoire,

la force d’espérancecette fraude de l’homme

contre l’Histoireoh oui aucun péché de l’esprit ne peut

tuer la force du péchéamour! amour!

les sirènes poussent dans le ciel duWhampoleurs meuglements désespérés

adieu l’étrangère adieuceci qui fut impossiblenuages et pluies d’autres saisons le feront

et s’il faut mourirmourir debout

avoir une pensée amère et malheureusepour les forçats qui bâtirent

le théâtre du Pont du CielCe fut là que nous vîmes l’Europe

dédaignée par les Barbares en bottes et fourrures

Fraude du poème! Force du péchéNous n’avons pas d’autres recourspour sauver la liberté et le vraiL’exil est dans notre cœur

errer est notre destin

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et ne viens pas parler de ma naissancecar Vaisali tendrement aimée

est partout en ce mondeà chaque pas dans ce siècle

Pureté de l’instantle vrai ordre du Ciel

et ainsi je mis quarante ans et plus pourme délivrer

Les liens je ne pourrai te les énumérerils sont si nombreuxmais le plus puissant de tous

le passéprends garde qu’il n’entre dans ta chair

la mémoireprends garde qu’elle ne t’enliseC’est Vaisali tendrement aimée

que je quitteraisans me retourner et sans larmes

mais non point sans tristesse

De même que l’eau de l’océan porte le selde même mon propos n’est que

libertéPars!

puisque tout t’est offertle temps et le génie et le salut

la plainte en ton cœur n’est pas plaintemais chant

le regret dans ta voix n’est pas regretmais poème d’un homme

la rumeur de ton corps n’est pas bruitmais silence du ciel

et ainsi co-auteur tu es de toi-même et de l’universcomme l’univers est co-auteur de lui-même et de toi

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Dans la guerre du Péloponnèseainsi nous entrâmes

nos vaisseaux couronnés de fleursSans trop d’illusions et sans peur

nous semâmes le jasmin blanc sur le crinde la mer

Alcinoüstoi qui m’offris l’hospitalitéet ce privilège que désormais est

le travailtu ne sais encore que je suis plus fidèle

qu’un chienSans impatience j’attends le jour de la victoire

pour t’offrir outre les lauriers odorantsle miel et la preuve de ma gratitude

Maispour l’instant ayant chanté le péanet déployé la voile au souffle du jour

moitoujours vêtu de toile

j’attends que vienne l’aveniravec la tranquille certitude de ceuxqui possèdent assez de mémoire pour

connaître l’heure de leur mortLoué soit le Ciella mer transparenteoffre son aurore

Sans appréhension nous abordons les rivagesde la guerre inévitable

Sa rumeur est déjà couvertepar le silence de l’univers

Ecoutez-moi

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écoutez-moimort ou survie

sachez :la liberté est notre patrie

Et puis l’écrasante chaleurmartelait

l’enclume de terre rougeâtreles mouches

sifflaient/ tes seins larges et tendres /

Sur la place déserte bordée de mechtasbêtes tapies

les moucheszébraient

l’air qui ruisselaitde cuivre liquide

silence de la peuret de la mort

làhuit corps étenduspas une flaque de sangmais la marque du sourire kabylepourquoi étais-je là

Alcibiademoi qui ne portais pas la pourpre

et ne rêvais ni de gloire ni de feu/ tes seins larges et tendresque je n’ai pas vus /

Dans quelmondevivons-nous

donc?

Ettoujours il fallaitescalader ces sacrés djebelsen crachant ses poumons par

paquetsAnna ton corps de sureau blancJeannette ta bouche

la guerrerien ne peut surpasser la guerre

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en horreur

Etcette souffrancepas seulement de la chair

martyrisée

mais cette solitudede dieu

ou de bêtepersonne ne sait ce que nous avons

souffertpersonne! personne!

Alorsne t’étonne pas que je ne sache plus

mon nomd’où je viens je ne saisqui je suis je l’ignore

ton corps est mon désirmais grâce au Ciel

je n’ai pas tuéLa chaleur est incisée dans la mémoire

de ma chairla soif palpite encore

dans mes entrailles écarlatesnon

je ne suis toujours pas revenu de la guerreet j’ai tout perdu

Dans la nuitle 2e REP

se lança à l’assaut du djebel Boukahille ventre creux (on

avait oublié de leurparachuterle pain)

Agamemnon– Ulysse à ses côtés –

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bien au chaud sous la tentescrutait le noir Envoyez

une luciole dit –il en mâchonnant son cigarillo

Le pouls de la terre et de la merle pouls

de l’universqu’y a-t-il

au-delà?Un spectacle inouï

ce flotde lune

sur un blanc troupeaud’alfa

qui moutonnait dans la plaine etStephen Dedalusprécautionneusement alluma sa cigarettedans sa jeep bâchée

phares éteints– c’était la dernière guerre humaine– come on baby!

guerre humaine dis-tu?puis je regardai par la fenêtre

les champs paisibles de GuyenneJamais l’on ne pourra savoirsi l’homme subit ou veut le meurtre

« J’ai tout perdu! »Et Pierre avait quitté la pièceS’assit sur la terrasse face au LotIl souffrait

tellementje le savais

Patrocletémoin de ma jeunessene me quitte pasque notre amitié survive à notre amour

malheureux pour la même filleEt c’est ainsi que la raison dans l’Histoire

gouverneles humbles que nous sommes

ce futle chant inouï de l’adolescenceles étoiles pleuvaient sur l’horizon

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aucune épreuve n’est sans ressourcele désert et ses lueurs

sont ce qui me restemaintenant que j’ai perdule masque et le couteauDeux ans

deux ansde notre vie

non je ne pourrai paset pourtant je l’ai pu

Revêtirles habits de la mer!

boire jour après jour la forcede la montagne!

Des profondeurs de la forêt obscurede l’enfance tonkinoisesurgissaient des cris :

voleursde légumes que les gardes poursuivaient

dans la nuitEt des gémissements :

mèresaffamées errant

dans les ténèbreset au matinenfants morts sur la première marche

du seuilAsie terrible!

monde en marche Laguerre fut de toujours

nous avons grandi pour ellela trompette de Satchmo ne pourrapas te faire oublierJe n’ai pas cherché à annuler la mémoiredans tes bras

Nerea ô reine victorieuseKurfürstendamm fleuve rutilant

en Berlin qui voulait oubliernous marchions sur les flots

tout heureuxde nous en être tirés

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quelle chanceavons-nous eue!Arrête-toi homme de nulle part…

Une Opel noire au gazogènenous prit à la gare d’Agen

nous amena à Villeneuve Le chauffeurdit « voilà vous êtes arrivés »

Froid et brouillard de janvier cinquante-et-unsombre campagne de France

la Maladrerie son chemin de mâchefer« nous

sommes pauvres etle seul moyen de t’en sortir est

de travailler «mon père je n’ai pas varié

ni sur la liberténi sur la pauvreté

ni sur le travailJohn Maynard Keynes régnait

La patronne du groupe de Bloomsbury VirginiaWoolf était fille de Sir Leslie Stephen et épouse de Léonardet il y avait les autres

tous des rupinsFirent les accords de Bretton Woods

tout çanous l’avons appris en factant bien que malla pensée des rupins leur

puissanceet pendant ce tempsDiên Biên Phu

Prague et Budapesttout cela

n’a pas cesséLa grande toupie perpétuelle

Ma fortune est sur les eauxS’il faut mourir mourons debout

Mö-TseuLao Tseu

VasubunduComme Bali le Brave je mourraile nom des dieux fleurissant

mes lèvres fertiles

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Citations du mondeà l’égal des citations des Maîtres!Es una maravilla

la cara del mundoje saurai mourir convenablementdebout et silencieusement

Oui voilà quarante anset plus

que nous sommes en guerreclasse cinquante-huitjeunesse amour

pauvreté bonjour tristesse… ce n’est pas le lieu

de mâcher la menthe âcre de l’amertumeô conteur!

Nous t’avons également vusur des mers fastueuseset l’or et le henné

ruisselaient des régions divinesHéritier! Héritier!

sois fier du legset c’est peu dire que tu ne l’as pas usurpé

Et libre tu esavec cette tristesse qui point le cœurMontée des périls

folie absurde deshommes

l’envie la dictaturela puissance

un monstre hideux se penchesur ce monde

viens mon chérine pense plus à tout celaaime-moi

lèche mon sexe sombresa tendre caverne

Mais au plus profond de la nuitseul dans la ville qui dort– l’Innommée près de lui

enfouie dans le soufflepaisible du sommeil –

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il veillleencore

Tristesse ma compagneque seront nos enfantsOù trouver

le refugeIl faudra bien

prendre les armes jen’ai pas varié

sur lali

berté

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Peut-être qu’avec un peude patience

ce jour lauré d’abeillesse glissera-t-il

dans vos chambres ombreusesfit-il

assis en tailleurau milieu du parc de Poissytandis qu’entouré de femmesun peu

malheureuxcouci couça

le doux ciel d’Ile-de-Francedevenu de cuivre roux

et si fluide sitendre

Quel homme de la Méditerranée!Sec comme une vigne de Crètel’œil sombre et lumineux

flamme de silexou flamme sur les flots

transparentsdans le giron tendre d’une crique

Les cantos ruissellent d’étincelles de la merlumière

son cœurenthousiasme de l’humaniténaissante

bond souplede lynx

Probablement le nouveau Homèrechantant le monde

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chantant la merdans sa cage de fer

L’amour tient éveillénon point l’amourmais cette liberté

ZAZEN!et puis ayant franchile boueux Mississippi

quitté Saint Charles streetses calèches ses crinolineset laissé Saratoga

qui remue dans notre souvenirGary Cooper Ingrid Bergmanse souriaient sur une affiche à Haïphong

le vieux cajun dit à son peit-fils

« réponds-lui »qui nous parla anglais / pauvre Français honteux

c’était l’Acadieen Louisianel’éponge du bayou Lafayette

en quelque sortedes oubliés de l’Histoire

et moi-même ce rescapé mélancoliquede l’expédition du Tonkin

« est-il si sûr qu’ilfaut se revoir après tant de temps? »

Ne vaut-il pas mieux garder ainsi la saveurde notre amitié

d’antancette tendresse que les ans avec l’absenceont rendue encore plus ronde

la gardercar les hommes de nos jours

oublientd’être hommes

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savoir le destin aléatoiredans la douceur d’une lampe sourdequelque part en mer de Chine

Ne tente pas! Netente pas!

l’écheveau des mystères ne se démêle pasj’ai simplement prié pour l’adoucissementde tes peines

Que sur le sablej’inscrive l’itinéraire de mon voyageet ainsi se déroule

le ventsur la

nudité du mondeIl faut toujours quelque obscuritéBouriennesi je pouvais te direcombien la tristesse me dévorel’inachèvement

ce gouffre qui bée souschaque pas

etl’indissociable lumière

etce chant qui n’est ni chagrin ni

joiesuis-moi Bouriennenon pour ton salut

ni pour celui de quiconquesuis-moimoi qui parlemais qui ne parviens pas à

vraiment direFourmi errant sur le sombre rougedu plateau rond d’Edolys qui lentement meurt à côté

de Cakyamunil’après-midi du 4 juillet triomphe

sur les platanes de la BourdonnaisGlenn Gould médite en paix

en ses partitas de Bachet Alain qui veut divorcer

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comme tant de gens en nos jourspauvre Bérangèreen quel monde vivons-nousIl est revenu lécher ses blessuresprès de Marie

notre mèrela France de Rochambeau

quel panache en ce temps là!Yorktown

tandis que maintenant

Il faut toujoursquelque obscurité et quelque lumièreConstruis un temple ombreuxoù déposer l’illisible

et l’inintelligibleet puis ne choisis ni le juste ni l’injuste

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Argent pâleoliviers

au pied de Tolèdenous dîmes adieu à toute une époqueces arbres ruisselaient d’argentet cette terre sourcilleuse

Fierté d’être!« Redresse-toi! «

me criait-ilpuis il saisit entre ses dents

le jute rugueux d’un sac de paddyde 50 kg

puis comme un forcené le souleva d’un coup de reinsIl emmenait ses hommesà la nuit tombante dans le Golfe du TonkinLa jonque silencieuse s’enfonçait

dans les ténèbressans cris on se battait à l’abordagearmés de couteaux et de lancesse voyant perdu le chef des contrebandiersse jeta à la meret mon père

se lança dans les flotset il s’en foutait de ne pas savoir nageret ses hommes se jetèrent à leur tour

dans la masse huileusela nuit était celle de la Mer de Chinenoire très noire

désespéréeeffrayante

on installa le contrebandier blessédans le salon

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et l’enfant passait sans oser regarderet depuis lors

sans qu’aucun maîtren’en eût parlé

il sut ce qu’étaitle labeur

Que le père se conduise en pèreque le fils se conduise en fils

que chacun soit à sa placeaccomplissant son devoiret ainsi doit être la nationet chaque homme dans la nation

Dédaigne le bonheuret il vient à toi

exècre les honneurset ils viennent à toi

Cette terre ocretu l’as aimée

et son peuple égalementet ses pierres

le ciel violet couvrait la sierra blancheon s’y était cruellement battuNeige fine sur les fincas de Salamanquedes taureaux noirs parmi

les chênes vertset cette dilatation de l’être

… tendrement nous nous sommes penchéssur le gueux

Lazarillode Tormes

nous le suivîmes dans les ruelles obscures(le cœur de Sainte Thérèse monstrueux appendice

dans un bocal jaunâtre)cette terre aride

la poussière de l’après-midile secret des maisons de chaux

l’eau d’une cruche de terrele désirvibrait

et elle traversait indifférentele patio fleuri grilles noires

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aux fenêtres closeset ainsi elle passait encoredevant les fontaines de l’Alhambra

(chants de ruisseletet de grillons)dissimulait impassible dans son giron blanc

un fruit ouvertodeur

de grenade et d’alfaquesPendant ce temps on tirait au canonsur l’Alcazar

pendant ce tempsFederico mourait assassiné

a las cinco de la horale désir planté dans la chair de ses cuissesplus terrible encoreje crois plus tremblant encore

comme celui de Walt Whitmanun sexe d’homme

lourd bosselé obscèneet c’était cela que je voulais te raconter :quand tu traverseras la Plaza Mayor

Une jument blanchehennissait crinière au ventSors de ta tente Achilleet rends-toi au combatla terre sèche de Méditerranée

boit le sang comme un buvardla tragédie y est plus grande qu’ailleurs

Enclos de la tragédie :une ruelle de Sévilleune place à Thèbesune cour dans le sud algéroisune chambre d’hôtel sur la Castellana

parfums d’orangers chantde source

derniers coups de feusur l’Ebre

le Guadalquivir charriait les corps des républicainsil emmena l’Innommée

se recueillir devant la Vierge de Guadalupe

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les moines vêtus de blancde Zurbarran

veillaientbougies blanches

dans les ténèbres de la nefsilence de haute mer

Que de sang au pied de la Croix!quelle terreur!

quel désirtaureau noir

jailli dans l’explosionde l’être

et le corpstout entier saisi

de ferveur et d’oubli« et c’est ainsi dit-il qu’il convient

de vivre ce destind’exilé

Non pas boucanier des mers du sudni vorace

ni honteux de soi-même… »Et ainsi dis-je

/ toile rêche et pureouverte aux souffles de l’aurore /

t’arrêtant à chaque portmais n’y restant jamais

vol de flamands roses à la saison hauteet parfois cette halte

pin penché sur l’eau tranquilleune grue blanche traverse le cielun pêcheur lève son filet carré

et la saveur lente d’une amitiéune femme t’écoute

qui reconnaît dans ta voixl’écho de sa vie

Ortu te trouves à la proue du tempsOù que tu te tournes

ton regardplonge dans le passé

Ainsi pendant que sans cessetu vogues

vers l’intolérable limite

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tu franchis un nouveau portiquedu savoir

Qu’est l’exil?Qu’est ce vide qu’en vain tu embrasses?

Le destin n’est que mémoirede choses mortes

Alors ne crie pasne cherche pas

l’avenir aveugle /champ masqué / espace nu

vaet sache que tu avances

à reculonsOù que tu te tournes

ton regardplonge dans le passé

illusoireLa nuit qui t’entoure

est

une lumière

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Se demandait :« Comment

se fait-il qu’un jourou l’autre

mes amis hommes se brouillent avec moisans raison apparente

feuilles d’automne que le vent disperse? »Et puis maternelle

se mit à tomber la pluiesur les feuilles épaisses des magnoliassur leurs fleurs lasseset les puissants badamiers exhalaientce vert sombre odeur

de glaise, de racines, l’âme del’Asie

et en se hâtant les bufflestrottaient

sur les diguettes des rizières embuéesles servantes

jambes nues (leurs cuisses blancheset grasses)

traversaient les cours en riantsous leurs chapeaux coniquesvos yeux sont comme des nuages murmurait le Vieux

« Attends encore »lui dit une voix puissantequi montait des ténèbres de son corpset hier

à genoux dans la mer lactéeil loua le Seigneur :

moi sous le Ciel je loue le Ciel

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les cycles du CielEntrer en poésie

comme on entre dans la vieflux mêlés et tumulte

beaucoup de scories et soudainune minute divine

la sagesse sous un tremble

C’est un bonheur bien rareô pluie

que de t’accueillirdans la Mer Intérieure

et sur ce continent chaotiqueoù croît la civilisation d’un homme

Liberté de l’espacefertilité du temps

les villes s’allument au fond des baiesinsomnie du temps impassible

le serpentinfini déroule ses anneaux remplis

d’étoilesQue je crée

quelle importancemais que je crée

et ce sont des lotus mauves

et mon corps apaisépar ces souffles d’eau pure

qui bat sur les dalleset cette rumeur des arbres et du sol

chant des conques et des trompes

les autels moussus sous les banyansruisselaient

« ne vous servez pas de béquilles »dit aigrement Soupaultqui avait été quelque chose

et n’était plus rien

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et ainsi il fallait encore errer« d’où suis-je?à quel maître m’ouvrirqui m’ouvrira son savoir? »

« Le bruit de la pluie comme la couleur du feldspaths’enflait

chant de la fertilité »

et ce n’est pas faire injure au soleil précispièce d’or vierge

que baignait le fleuve sacréde sa lueur rouge

(hommes nus aux ablutions dans l’eau pesanteRoulaient monstres et cadavres)

mais homme des pluies et des palmeshomme des deltas et des grands fleuves fangeuxhomme des terres grasses et des mers vertes

je suis

Le sagese complaît dans l’eau

l’homme humain se fait l’ami des collines :

regard brûlant de chouetteserti dans les cavités d’une face de silex acerbe

une ombre creuse son corpsos de calcaire friable

saint des lieux de la Méditerranéecet homme

est le père de ma voix

Nul chagrin n’égale le chagrin la cage de fernulle fureur celle de la peine capitalemais dans la nuit écoutez

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le persévérant grignotementdes vers à soie sur leur lit de feuilles rêches

et respirez cette fraîcheuroù s’apaise la peine

les sampans se balancent dans le Port des Parfums

« le foutre, la pourriture,la prostitution

et sais-tu Georges pourquoià Hong Kong où aucun secret ne peut tenir

people are not gossipy?demanda Len Dunning

le vaste amibien meilleur que Falstaff

parce que si un type parlele macchabée qui se trouve bien au chaud

dans son placardsera traîné en public

A pact, a social pact »Pendant ce temps l’ahi cheveux tirésveste blanche pantalon noir

silencieusement passait la serpillère sur les dalles humidesnoires et blanches

La mousson crépitaitdans la baie

Sortiret lever son visage

doux martèlement d’eau pureblanc coton transparentcollé au corps

petits seins deux taches rondes très brunes

chair soupledorée

et heureuseles jonques luisaient

la soie des bannières se plaquaitaux gros mâts noirs

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« le foutre, l’argent,le secret » : sa ville bouillonne

dans la pluie tiède d’Asielumineuse et nocturneLes signes dans Kowloon

ruissellentIl était l’ami discret des collines et des reines

« Probablement est-ce la fin »se dit le douanier Du Chinh La crue montait

Faudra se réfugier sur le toitcette nuit

Chef, la cote d’alerte est dépasséechuchotait le préposé

qui jaunissait de peur dans la vague clartéde la lampe tempête

Oui, se disait-il, nous sommesfoutus

L’Indochine est bien foutuefin de l’Empire

la France vaincuePétain gâteux

Decoux sans importanceet les Japs qui sans bruitavaient occupé l’Indochine

Nous vivions le dernier typhon

Reviens petite Shebaça me trotte dans la tête

de même que :Pont Doumer

Fleuve Rougela rue des Voiles

Hanoï est aujourd’hui une ville lugubre

Avoir

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vécuvingt-cinq ans

avec l’idée de la revoiret constater :

non, nous n’avons plus rien ànous dire

non,je ne suis pas d’ici

Maisest-ce qu’un homme

peutne dépendre de rien

ni de personne?

Y a-t-il un homme de nulle part?Parle-moi Quelle

est ton histoireQuelle fut ta vie

quelles femmes t’aimèrent et quels sonttes ennemis?

Je ne suis pas sûrd’avoir aimé (ne

mens pas)ou plutôt

voyons-commentdire? –

j’ai tout aimé égalementvous savez

l’acharnement de la viequi s’agrippe à l’univers comme

un léopard « ça y est je suis larguéevous me saoulez »

(hmm… ça ne marche pas bien)

et puis il y avait ce crachinordinairedans le fond de la bouchesi gris si triste si ordinaire

qui glaçait jusqu’aux os

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C’estainsi que j’ai marché

de Macao à Cantonde Shanghaï à Amoy

pour retrouver le lieu où j’ai vécuavant cette existence

et j’ai reconnu les yamens aux rondes portes rouges

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Rafales obliquespont courbe de bois

les porteurs ployantsur leurs jambes arquéescriaient : « place! place! »Laque brillante de la pluieun pigeon à ma fenêtrestore docile de bambou sous la brise

fraîcheur d’êtreMon messager a-t-il frappé à ta porte?

et cette peine heureuse de l’attente

Vêtu de coton ampleassis sur le plancher de hêtrej’écoute cette musique

ton absencenos enfants

notre maison de boisouverte aux souffles

Turquoise la merde soie

perle du cielet rose l’ondulation

qui courtla tristesse de SatieUne à une

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tombentles gouttes

et plus loinvers les monts voilés

se dilate le cou d’un jars’enflent des plumes blanches

et dans la maison de boisl’insistance des gnossiennes

rayons jaunesdans les jardins d’hiververrières mauves

je t’ai aiméeà la veille de partir

à la guerrececi est un pas familier

sur les feuilles/ brume sur les rizières

il claquait des dentssous le crachin qui le trempait jusqu’aux os

le paluet cette mousse qui ronge

le dedans du corpstel était le Tonkin

crachincrachin /

vie sans joie…oh

n’évoque pluston père si bon qui tant t’aima

colérique et dur au travailfarouche comme un lynx

et mécréanttoute l’énergie du peuple« travaille répétait-il car nous sommes pauvres »

et la Francequ’il portait fièrement

encore mieux que Senghor le tirailleur sénégalais

je ne sais pas si le murmure des eaux

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aujourd’hui parle encore des pays disparusl’automne pensif m’attend

l’automne peigne ses fils d’argentaux tempes des montagnes bleuesdans la courbe du fleuves’allument les villes marchandes

peut-êtreai-je oublié : sur les falaises de marbreest née ma terreur du sièclema cuirasse est un tissu de fautesSur l’échiquier des rizièreserre une splendeur voilée

Carvakasje ne crois pas aux plaisirs

Titthiasil n’y a pas d’âme sans les

six illusoires souverainsTransitoire

est la pluie heureusevagues d’argent flagellent les cèdres noirs

le fugitifdans son manteau de feuilles jaunes

s’est appuyé à un mur de boislève son regard vers le ciel noyé

nostalgie du feuet

repart sur la route qui crépite

Le destin est lentet le savoir

Se mêlentmémoire et désir

le fleuve roule ses éclairsle long des docks gluants

De Shanghaïce souvenir de nuit luisante

meuglements des cargos noirs

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les coolies pataugeaient dans la boue du portles cirés des flics miroitaient dans les flaquesDans les bordels de la Cité Ronde

on scrutaitla rumeur du Bund

Elle remontait Canton Streetet le gravier de la pluie sur les toits de zinctissait ce treillis de fer

qui enveloppe notre sièclerue-toi!

rue-toi!mais l’enclos est de ferle temps se fait lui-même

aucun héros ne conduit l’Histoire

la mort méticuleusevapeurs blanches

sur le riz vertle jade fume

mais à l’instant même autrefois était si obscur

et ce désir de fugitifson voyage / je voulais lui dire

vous avez une beauté américaine(la lumière de cristal bleu de son visage…

et puis la voici)s

eulementlié aux mains et

dans le cœur ombreux,me restent quelques lotus secs pour écouter la pluie

Ceci est l’ordre humainoù j’ai fondé

Ariane

ma lumineuse non-espérancevous quatre

tra

çantma paix avec le monde

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inconstantettoi

femmequi forme

le centredouloureux

de ma vieinconstante

« mon papa,mon bon papa » s’écria Ariane serrant mes genoux

dans ses petits brasnous sifflions ensemble nos chevaux(ce monde est dominé par la peur)

je pense alorsà mon amour douloureux et plein

notre départ pluvieux de Chongking dans l’aube noirenotre arrivée tout ensoleilléesur l’estuaire du Fleuve Bleu

Savoirqui on est

savoir où on vaTa femme et tes enfants serrés

contre toite frayer un passage dans la cohue

en toi le précieux fardeaumémoire des sens et des chagrins

muette frayant un passage

et c’est ainsique m’attend

l’automne pensif

– Nos idoles ils étaient propres ils étaient beauxPaul Anka Simon et Garfunkel les Beatleset même Elvis c’était un gars

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bien Avez-vous vuAmerican Grafitti? C’était mon temps

– Donnez-les nous Oui ilsétaient beaux laissez-les nous

dirent les copines de Corinne

(au fondmon époque ne fut pas si

moche que cela)je lève ma facevers le ciel noyé

pour que mon visagealourdi

soit lavé avant la nuit

et ainsi nous nous sommes quittésAmsterdam! dansle port d’Amsterdamoui je l’ai aimée

et lorsque arriva Yellow Submarinemon temps était

déjà presque finiLe non-guerrierloin de la Grande Muraillecontemple les carpes d’argentattendant

le message :leurs écailles-brillantes! —

dans le demi-jourdes montagnes bleues dont

un voilele sépare

Images d’un monde flottant /Nuages fertiles /

savoir qui on estsavoir où on va

voilà la force intérieure (pour dominer la peur)Ukiyo-é

nous sommes l’illusion denous-mêmes

Un souffle s’enfle dans la maison vide

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tu es l’auditeur silencieux et solitairedu crépitement des eaux

et ceci s’enfle dans la maison videportant le chant des mots

le bruit de leur marchesprechgesang!

organise ta mainton pouls

le souffle intérieurselon le rythme de la

paroleUkiyo-é

nous sommes ce vide

la grandeur lointaine des Han

ouioui oui

le son intérieur de la voixcommande l’armée dépenaillée

des imageset la beauté des femmes est si grande!désir et mémoire se mêlentcheveux d’argent sur les toits vernisruisseaux furieux sur les dalles de pierre

bonheur d’être ôbonté du monde

écoute silencieux et solitairedans l’ampleur du soufflele formidable arrêt des destinéesLà contemple la cohorte bigarréequi remonte la vallée brumeusesous les érables rouges

Fertilité du videveille sur ce silence qu’est le monde

(cruauté du cœur)L’oncle Henri l’amena à la gare routièrelui tendit vingt mille francs (centimes)

monterà Paris

et toute la bande

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les copains (oh elle était là avec eux)agitaient les mouchoirs

partir pour l’Algérie« les Anglais les largueront, dit l’Innommée,

sans hésitationce pauvre peuple de Hong Kong Tout

le mondea peur des Chinois »

peut-être es-tu maville

à moins que Madridtoutes deux

en mon cœur inséparablescruauté du monde

et par-delà les voilesde l’absenceen ce pays musique l’amitié des arbres et des reines

harpe et lyre d’argentma maison ouverte aux signes et aux souffles

en toi / sur la route pluvieuse du Tokaidô / jecherche les inconnus qui m’habitent

l’exilcette pérégrination sans fin

Ez vieil arbre fidèleJoyce Old Faithful

chemins de la terresillage des eauxet la rose des pluieset la rose des sables

cliquetis des attelages« place! place! »criaient les porteurs du palanquin fermépas claquant

en souplessesur le bois mouillé

ma plaie secrètecruauté du cœur

sans cesse poursuit l’hommela mémoire des terres vierges

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un noir se dresse dans l’éternel passéet l’empreinte du sang

vaines pluies!à jamais l’enfance perdue

cette peinesi grande

qu’use enfinla sagesse de l’automne naissant

Richesse des récoltesrichesse des grangesn’oublie pas le riz ameret n’oublie pas le riz parfumé du huitième mois

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Relation 3

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Dit-il« quoi

qu’il m’advienneje

Teglorifierai «

Or précairement nous vivonsdans la clarté d’or

des saulesdans l’oubli des malheurs

passésSur l’autre rive de l’isthme lumineuxpassent

des ombres ailéesLe monde surgit de l’esprit puis

s’y engloutit(l’odeur épicée des algues et des rocherssable humide au matin)les reines masquées de ce jourlui faisaient signe

« sois douxgémissait-elle

sois doux » l’effervescence du bonheurIl se dressait dur, puissant,pour ravager ce champ d’avoines blondes

Dans l’enclos du regardle monde illimité

le départ des jonques noires(pêche de nuit

dans les eaux territoriales de la Chine)

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tandis qu’au sommet du mont Tail’Armée Populaire de Libérationemmitouflée dans les da hi vertsregardait l’astre rouge

se hisser au-dessus des picsBrumes glacées.

Je ne reverrai plus les nuits du Lot, si noiresCompagnons bénis de l’adolescencebals et lampions au bord de la rivière / Clairac /

l’odeur de l’herbe fraîchement fauchéecultivez l’équité de mon cœur

sur le dernier paquebottraversées les mers indiennes et d’Asie

Ainsicommença le voyage

Vers l’Ouests’étendent les moissons du siècle

en Ouest se déploie ce concertde trompes, de cornes de brume

Vivre trois ans à Manhattan!

Si tu sautes du douzième étagete faudra dix-huit secondes désoléespour t’écraser au sol

Depuis lorsha nacido un poeta

« ni pú hào » et elle enfouit sa têtesous son bras

Qui aussi a su les larmes de Saïgon« vous m’apparaissez comme un dieuvous qui venez de France

D’un autre mondeen vérité

qui n’est pas sur terre »Cultivez mon équitédoux compagnons de ma jeunesseEntre justice et injustice je ne choisisPeut-être notre divinité disparaîtra-t-elle

et la poésiequi ne choisit pas

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« Si l’on ne lie en gerbe les faits si l’on n’engrange dans le cœurtout dépérit »

continuerai l’œuvre de mon pèreme nourrirai à son génie

les herbes folles ont envahi sa tombej’ai quitté Ho Chi Minh-ville déchiré

« If deeds be note ensheaved and garnered in the heartthere is inanition »

j’avais acheté une poignée delis des cimetières

N’oublierai pastes fesses pures, Annick

ton hautain abandonl’haleine épicée de mon sperme

dans l’herbe mouilléeil sait

lorsqu’il fait l’amourqu’il a brisé vingt cités

forcé l’orgueil d’un peupleproues pansues des jonques

la mer de soiedéchirée

par centsocs de teck dur

la Chine l’Europe l’Afrique obscureouvertes aux envahisseursEntre les falaises de marbre blancse ruent des affamés

lions jaunesgriffes d’ivoire / crocs / les

muscles saillants des reins au travail

par la Porte des Ténèbres et des Broussailless’engouffrent les pillards

« mourir après cela! «s’écria Isabelle et sur son poignet fleurit

la couronne blanche de sa morsure

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son regardembrassait la courbe d’un fleuve sans mémoireAu-delà des collines

tombeaux des rois Hanpaissent les troupeaux éternels

équinoxe

et aux confins du Tibetdeux vieilles

parmi des pierres rondes gravées de sutrassourient édentées

sous le cielEquité du temps

Alors dis-je :« gratitude au Seigneur »

le monde n’est que douleurla douleur naît du désir

Je cherche en elles les inconnusqui m’habitent

ouvre-toi / ouvre-toi en vérité au soc de ma vertu

et ce que je te disde l’abaissement du monde

ce que je te disdu progrèsqui ne s’acquiert que de la mort

je l’ai vécuCe désarroi au plus profond de l’êtresous la voûte du ciel nous nous séparonsEpoque superbe pourtantque celle que nous vivons

notredivinité ô Aspasie

la richesse qui façonne nos désirsnous sommes

ignorants même de la demeure où nous vivonsAllié de Mégare et vainqueur de Corintheje crains Sparteje ne veux pas mourir

épuisé ni par la douleur ni par la maladie

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Heureux nous vivonsdans la clarté d’or

des feuillesles plus beaux peupliers vivent en Charente

blanche percaleautour de sa taille

douce nymphe blonde, abandonnéeje vais te dire encore :

il est si difficile de vivre innocentAurores, parure et présomptions du ciel

ne les crois pastu portes le fardeau d’un meurtre

Qu’importent malchance ou négligencemieux a valu que tu l’expies

en cette vie mêmeQu’importe qu’à la guerre tu

n’aies pas tuémarche dans la candeur

n’oublie rienmais pardonne

et d’abord celui-làqui sait humer l’odeur

de la terre déclinanteL’instant! L’instant

ailé!N’oublie rienmais ne t’apaiseni dans le passé ni dans l’avenir

c’était pourtant l’odeur profondede l’herbe fraîchement

coupée ces nuitssi noires du Lot

chant des grillonsVilleneuve-sur-Lot mon amour triste

c’était pourtant la gloire d’êtrecette puissance du souffle

car celui-là qui sait flairer

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l’haleine de la nuit et des semencessait également

d’où il vient / où il va

car telle est la puissance du destinqui veille sur les fleuves impassibles

qu’il force l’homme vers la mer

Tous les départss’enveloppent de souffrance

Franchis les Trois Porteset pars

saturé de solitudeLa sérénité est une prairie sauvage

fais commercecombats

ou conquiersmais pars

à chaque instantde sorte qu’en quittant la France j’emportais avec moi

ce faix d’ailes mortes et de palmesune mesure d’espéranceune mesure de non-espérance

L’expiation! L’expiation!Je lui dis « veux-tu être ma femme? » (force du destin)

il n’y apas de hasard

nuages pluies moissonsguerre défaite renaissance

reconnais la puissance des lienstu es fils d’une clarté qui va se libérant

et ainsi soldat de l’Empireun jour

ayant acquitté toute dettepayé toute dîme et tout tribut

tu te retireras dans la gloire de l’anonymedépouillé de tout

/ jusqu’à ton nom

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Brillant polytmeun martin-pêcheur

venu de la merdans la paume de ma chambre

de Diêm-Diênmon premier souvenir est oiseaumon antiquité se confond avec l’antiquité de l’homme

mon histoireplus vieille que celle des Xia

Oui, je mourrai car je me suis livré sans ruse

/ le peuple de Palestine /

au monde opulent

une femme haka de noir vêtue et coifféepalanche paniersbon

dissants souplementune reine de HongKong qui est le passé et l’avenir (Ruby)

un buffle lent enfoncé dans la glaiseflots de drapeaux rouges au Palais d’Eté

et pour l’amour de ta beauté/ moonlight serenade /

pour la soie de ta peau cuivrée

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l’énigme de ton sourire et de tes yeux ferméset lorsque tu lui

dis :« je n’ai que ma ville éphémère

et vous »Garcilaso frémit

Des cavalierssurgirent dans la haute demeure

les sabots claquaientsur

les escaliers de marbreTranquillementelle lui offrait son sexe

Puis ils se quittèrentAguirre! avec ta morne troupe casquée

nous descendîmes le grand Amazoneau sommeil boueux

l’incesteet l’horreur des hommesdévorés par les hommes dans l’épaisse forêt

ainsicomment pourrions-nous renoncer?

[Exposition au Grand Palais]

Tu m’astué

implacable Achilledit-il en ne le quittant pas des yeux

tu m’asenlevé

(il haletait)tu m’as enlevé

à la douceur de l’amourà mon père

le noblePriam

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tu m’asenlevé

à mon fils etau bonheur

de la vieMais

invulnérable Achille où

est tavictoire?

Alorstombèrent des voiles de tullesur la mer de cobalt

Ilse fit un terrible silencedans la chambre« tu es à moi » haletait-il « tu es à moi! »et il fouillait dans sa chairtandis qu’elle restaitmuette les yeux ouvertsles bras en croix et

soudain ellel’attira sur ses seins

jeta un cri

et s’immergea en lui, l’océan noirinvisible

/ le peuple /

ouidouloureusement je t’ai aiméeComme l’incurable espérance du mondeje t’ai portée en moiAinsi armé j’ai, invulnérable,traversé la guerre et l’effroi de ce tempsGrâce et pureté furent mes attributsjusqu’à ton départ

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et c’est ainsi que notre civilisationnous échappaet à toute notre générationla virginité des jours anciensômon amour

Depuis lorsj’ai vécu et bâti

puissant et solitaireUn à un j’ai conquis

tous les territoires de l’hommeLoin de notre pays rêveur

j’ai abordé des rivages antiquesrégné sur ceux où naît le futur

barbaret’ayant oubliée

ou plutôt me souvenant de toicomme du songe

d’une vie antérieureoui

Alorstombèrent des voilessur mes paupières

de brumeAllez rentrez chez vousc’est un accident

« Souverain du chaosne déguise pas ton âmeTorrents, cheveux, perlesrameaux de givre :le voilà, ton maître et ton malet puis ta face corrompuetournée vers l’intérieurFrère, fais tourner les enseignesje pars en guerreles ténèbres qui te séparentde toi-même, ô GalvestonConspire! et déteste

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ce désordre et ce flot sans finRien’a changé ni l’odeurni la bassesse dece peuple qui derrière teslèvres s’agite »

Dense peut-être ce désir d’elleaïe ame so souriso souriCivita Vecchia un trou si triste même pour un consulBeyle ne connut que six femmespratiquement puceau

seul un puceaupeut écrire « De l’amour »

sublime et grotesqueoh je sais

virginity of old daysla guerre d’Algérie encoreje t’aimais

ton air effronté ton indifférence puistes larmes sur ta lettre qui m’appelait sans me nommer

Pauvre troupeau humain désemparésur les quais de Marseille toute

une génération de Français jetés pêle-mêleà ladécouverte des espaces du Sud

Bou Saada palmiers luisantsMon lieutenant, fit le gros Ahmed se frottant le derrière,Aïcha me dit qu’elle t’attend, et lorsquela nuit vint toute violettesur l’étendue des terrasses de terre calmesle silence était sur la villegrande voile déferlée

il entendait des chiens aboyerde l’autre côté de l’oued obscur

un bruit de conversation surgissaitd’une ruellec’était le besogneux travail du tempssa jeunesse perdue

(Le crois-tu

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vraimentQu’est-ce qui n’est pas perdu?)

Le convoi serpentait la lune était de laitsur un moutonnement d’alfa

gerbes d’argent mer pétrifiéela file de camions et de half tracks noirss’avançait vers le Djebel Boukahilc’était beau

c’était plus beau que tout ce quetu avais vu

et cela tu l’avais acquis contre ton amourperdu

« faîtes quelque chose, téléphonez »marmonnait le capitaine de Sèze

affaléses grosses mains molles fin de race

finalement l’ai bien aiméce patapouf

Aïe ame so souriAïe ame so souri Monod écarquillait

ses yeux faisait le pitre pendant son cours de comptamais lentementdans la pâleur du matinje me demande qui est Cha SengC’est lui l’homme mystérieuxOn connaît le vieux Souen roi des singes (ses facéties)et Pa Kiai à la tête de porc (sa goinfrerie)mais l’homme mystérieuxné d’un vague dragon

reste impénétrable et lointainombre suivant le Maître

taciturne et senséce si beau Voyage en Occident

Tranquillementelle t’offrait tout d’elle-mêmesouriante énigmatiqueelle ouvrait son petit sexe ombreuxsi légère que ton cock la portait entièrel’obscénité la joie la tendresseet dans ce Dublin d’ivrognes et de toquardsBloom y pensait sans cesse

me souviens pas dit Gides’il s’est branlé (s’il l’a écrit)

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m’étonnerait que non, sacré Joyce, eh?N’oublierai pas l’air humide de CantonTu sais la magie de la Chine du Sudlaque rouge des colonnes et des pagodesla mousse sur les murs des temples et les cheminsde l’île de Lammala même mousse à Hanoï place Yersincelle du tempsla mousse du temps

and then wrapped in the colours ofsunshine we went down

the Sacred RiverWere we always on the go

my dear ShelleyEnveloppés des couleurs du feu naissantvous voguions ô Gangeparmi cadavres et corbeauxà la recherche de la Terre Pure

ô ShelleySoudain un monstre au gros corps vertdont nous ne vîmes ni la tête ni la queuesurgit des eaux et s’y replongea

nous laissantcette amertume et cet effroi

Tue le lyrisme tue-leet du monde

fais naître le chant du mondeAlastor! quitte Allegraet qu’ensuite son pèrequi assistera à ton naufragerecueille ton corps meurtriet le brûleà la manière antiquesur un bûcher de lauriers et d’eucalyptusprenant à témoin

le Cielqui est la source

et la merqui est la fin

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Tue le lyrismePrépare-toi à entrer dans la mémoire

des hommespar cette histoire du temps présent

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Ta beautéaméricaine, Annickcelle de KatherineHepburn

un peu, aussi, du sérieux de Deborah Kerrla clarté de tonvisage bonheurde tes

lèvres orchidée levéevers meslèvres

CIRCULEZ CIRCULEZ ILN’Y A RIEN

À VOIR

et le reflet de mon masque alourdidans la vitre de l’express de Bretagne« Dieu ce quej’ai vieilli

insensiblement » Nousvivons dans unbrouillard dit Creyssel personne ne

comprend c’quis’pass

Dans le crépitement continu de la pluie, des mots, desimages,

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chacun attendl’arrivée des tueurs

sans trop sesoucier

signor, signor, noussavons tous quemais nous faisons tous comme si

« je suis très inquiettrèssur l’avenir de la France «rouletabosse rouletabille et merdevoici l’hiver et ce présage

dans l’airle froid de Tatung : des files de charrettes de charbonMandchous taciturnes portant bonnets à oreillettes manteaux

de fourrurela pagode rouge creusée dans le rocface aux usines qui campaient dans la plaine

ceprésage dans

l’airinsensiblement s’engourdissent les doigtsl’impuissance de la jeunesseet le grignotement intérieur ne

te laisse pas abattre luidis-je lentement pendant que les larmes

voilaient ses yeux dorésta beauté ton éclat jette-les

à la face du mondepasse triomphante comme l’art ailé

de la vieoh tu n’es pas l’échec mais la fierté je

t’aideraimaissi grande est la force du destin« à quoi bon savoir sion ne peut? » répondit Annick qui pourtantest lecourage et la fermeté des femmesces femmes qui font le mondemeilleur qu’il

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n’estIntroibo ad altare Dei

psalmodia Buck Mulligan majestueux dodulevant le bol de savon à barbel’air sentait l’iode le sella mer bilieuseson odeur forte et obscène

Père crachale sang

cette nuit– làet depuis lors

mon âmece qu’on a

ppelle mon âmeest ce mur déchiré ô mon

pèrema sourcema voixmon acte

l’amour qui me portedans la forêt obscure

l’armemes yeux cachés sous la visière d’acierde mon casque

brûlentet je serre dans ma paume

l’armeles ténèbres m’entourent ô mon /

ce sang sur les dallespère

je te transportai cette nuit-làle cœur éperduvide de toutmême de la douleur

dans Saïgontapie sous le couvre-feu A

dieu adieu tune verras pas

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mes victoires Jete transportai

sur quatre chevaux maigres en Thèbes désertetapie sous le couvre-feuEn réalité nousne sommes pas libres / alors net’engage ni dans l’amour ni dans la haineEt l’amour mêmeces pleurs après que Thèbes fut prise : illusionEt la tuile qui se veut miroir : illusion

Resteen dehors du juste et en dehors de l’injustela destruction du monde accepte-

laet la destruction de la mémoire

accepte-lacomme la lumière grignotée par la pluieun mille de rongeurs dans les taillis touffus« Aux armes! » cria TaïebChacun dans le noir

se précipita aux murs de la SASça

crépitaitdans tous les coins de la nuit

« les enfoirés » grommela le juteuxtandis que vêtu d’une djellabadebout au milieu de la courvous écoutiez les rafales courtes des P.M.et les bong!

bong! que toussaientles MAS 36 catarrheux

(avidesd’aventures davantage que de vengeanceils s’embarquèrent pour Troiele cœur déjà plein des espaces

futurs)et lui, fort et noir,

ses lèvres gonflées entrouvertessur l’émail qui brillait des feux mourants

des champs incendiésrestait assis sur le blé menacéle fusil entre les cuissespuis dans le silence

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chuchota« t’as pas peur mon lieutenant » /

« t’as pas peur du fellouze » /et l’onde se rapprochaitet son /le désir devait le grossir contre la crosse

ronde

suis d’accord avecce qui m’arrive

puanteur cheveux et perlesmagnoliascours embuées de pluiel’or l’opium

Ainsi ce furentmes interminables guerresplus longues que celles du PéloponnèseSois sans butDans l’univers impassible

ne tente aucun profitAinsi revins-tu pauvreta mère ayant vieilli

enfin tu crias : « ne tirez pas! »car dans la nuit

contre qui tire-t-on?L’adjudant jura entre ses dentsla nuit retomba silenceles flammes s’étant éteintes

Personne ne fait son destinMushotoku

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perles et bouescheveux chair et nacrel’or l’opiumelle arrivera à ses fins avec ce vioque de

soixante ansNatacha ou Anna je

ne sais plus chacun sebat et conquiert avec les armes dont ildispose et les femmes ont leur cul blanc

les vieux chefs la possibilité de les faire passer en catégorie B etVienne sous la neige attendque pénètrent la vieillesse et la mort

Remonte le blanc Irrawaddila rancune chasséede la mémoire où ne gardeque l’odeur de la mer

Et puis vinrent ses pleursqui furent comme le chant heurté

de ma nostalgie et de mon remordset j’écoutais ses paroles se cognerà ses durs sanglots torrent saccadécataractes et rocherschocs secs dans sa gorge et une puissante amertumes’enflait éclatait s’enflait éclataitrivière sans retourqui roulait dans telles solitudes

furieuse

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mystérieuse et c’étaitle haut pays d’une femme où

tendrement j’avançais ballottépeu à peu entrant dans ses régions sacrées

dans ma propre terreur nos forêtsnos montagnes où

grondait la douleur, ce qui jamaisne pourrait être expié

et assise dans le lit Annick me dit« il est mort dans de

telles souffrancesla

paralysiele gagnait petit à petit

les jambes puisle torse il

se voyait mourir gardanttoute sa lucidité oh

comment peut-onmourir dans

de tellessouffrances? et moi toujours

je pensais que mon pèrene m’aimait pas

et cene fut

qu’aprèssa mort

que je susqu’il

m’aimait / vaine est notre vie «

La mer bilieuse nous environnaitô Poséidon, dieu obscur et puissant,maître de ces menaçantes plainesque parcourent vents et pluies

il n’ya

pasd’amourjuste

de même iln’y a

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pas de viejuste

car ce monde est l’enferL’enfer n’est pas ailleursn’attend pas

après la mortNous purgeons la peinede la vieet la vie n’est pas la vie

puis elle pleuraitencore

ces gris après-midi de dimanchemon Europe Parisparoles et silence ensemble se mêlentde sorte que surgit l’inexprimabledur objet massif et lourd :du lac endormi l’épée de fercontemple l’évidence du non-êtrel’absence de secret, la présence du mystèreNon l’angoisse poignante de ta jeunessemais la sérénité des chosesla certitude de la matièreEt c’est ainsi que désormais tu marcherascherchant mais ne cherchant pasla véritéouvert aux nuages et aux pluies maislibre d’euxl’oiseau migrateur suit et traverse

les saisons(son œil reste fixesans profondeur surface du lac)accueillant la haute plainte de l’inconsolée chimèremais sachant que paroles et silence ensemblese fondent dans l’égalité du tempsqui est ignorance

Réfutation de la douleur! Je t’écoute Annickavec compassion je t’écoutetes mots rauques entrent dans le lit de mon fleuvequi est immobile comme l’amour, le temps, la matière, ténèbres

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et lumièreAinsi va compassion qui n’entache pas libertéet te laisse également libreNos solitudes ensemble se mêlentliberté, tendresse et libertédans une grandeur plus grandebeauté de l’instant mobiledans l’immobilité la plus vaine

Ecoute alorsc’était

dans la Mustang dorée fonçant de Kennedyvers

l’incompréhensible splendeur de Manhattan embraséele remords d’un mot

ma mère immobile et glacéece fut la cruauté d’un mot seul dans ma bouche importune

(crescendo de flammes en ouest)pour l’être le plus cher

de ma viemais elle l’a oubliéCe fut l’indulgence de l’amour

pour la prodigalité d’un filsengagé dans la guerre du monde

discontinuité de l’existence sais-tuinconstance de la conscience

notre dialogue dans la rumeur du siècleou l’échange de monologues

de deux voyageurs blessésanitya!

ses cris dissolvent le temps« je suis à toi je

suis à toi / faisce que tu veux »

il la prenaitavec cette sauvage douceur que

seuls connaissentceux qui savent réfuter le temps

SúnyatàAlors tandis que nous descendions le Fleuve Bleu

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des grues blanches par centaines piquaient vers le sudnous avions laissé les insalubres rumeurs du sièclepeut-être notre propre histoireet, me penchant sur les tourments des eaux :

« contemple, mon âme, l’évidence du non-être »

mais n’est pas stérile ce plaisirLes bras levés et docile entièrementelle accueillait le don de l’homme

/ sa brutalité / son odeur /ses brusques ténèbres /

Ce que les arbres lui murmurentdans l’opaque forêt de lui-mêmeoù il fuit

habité de rêves farouchesentraînant dans sa course

ses lévriers silencieuxce n’est pas l’appel de la mortni l’incompréhensible message de l’immortalitémais les vocables des maîtres fousla véridique histoire de la déraison

qui forcentles saisons, les fleuves et les mers

puis il lui parlade son père ensanglanté

qu’il porta en Thèbes déserteil rêva ceci :un lièvre noir traversa la route obscureet de ce jour

il sut qu’il étaitresponsable de sa mort

puis il la prit avec voracitéencore et encoreaprès qu’il eut assisté à la rencontre de D. avec la louve

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doucement elle lui dit« j’étais endormie / tu m’as réveillée »

puis ce fut, je le crois,l’espérance de

la délivranceoui

au cœur d’Europe

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Ames errantes, sans finL’indigo sur ces terres non arablespuis fuient en ouest des fumées âcres

L’âme inquiète du mondelent séismenous sentons ce basculementpendant que nous volions d’Okinawa à Pearl HarborCharmant Honolulu hibiscus rougemauves hôtels sur Waïkiki Beach et

cet océan bleu de cobalt aux plisde granit

nous le savionsnous le savions déjà

Rien qu’en contemplant le paravent vert Kang Shil’insistance de cet espaceô mon Europe réduitel’insistance de cet espace de granit bleuil avait percé le hall les tentures les vitres du Royal Hawaïans’enflait dans les poumons

la puissance du Pacifique« préparez-vous à une musique difficile »

lalumière électriqueincendiait froidementl’extrémité de ses cheveux hérissés sonvisage restait dans le noir

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sa bouche s’illuminait écarlatelargeplaie électrique tandis que vibrait le synthétiseur

te défoncerait jusqu’au diaphragmetan

dis que brillentles tours froides de bronzeet de verre enfantsdu rock QU’EST

CE QUI SE PASSE

ICI?l’incompréhensible splendeur

l’horreurde ce temps

électriqueMais sous le paisible regard de mes dieuxj’avance inaltéré dans la forêt d’imagesillusoires rumeurs dissolution couleursce moi qui n’est moi, brisé, m’unit à moi

L’Ouest est en estles monts chauves émergent de l’océantiens-toi plus tranquillesi le sol bouge reste fermeNe regrette ni les amples croupes jaunes de Californieni la mer blanche le temple moussuMacao

où tuvécus

cette odeur de bambous sous les pluieslaque rouge des boîtes à bétell’encens tranquille dans l’ombreuse mémoiredes pagodes

où tuvécus

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Mousson!

Grandeur de la musiqueles eaux menaçant nos remparts

montent plus haut qu’en ces années quarantequand la mer rafla kilomètres de salinesrenversa en une minute l’avant-poste de douaneque commandait Robert le Gros

l’adjoint de Pèreles paillotes de Quât Lâm se dispersèrent

poignée de pailleDans la nuit l’arpenteurheure après heurenous rapportait la mesure du péril

et enfin Père décidaque nous monterions sur le toit

« Oh que la musiquenous protège des flotset que demain elle nous protège

du feu »Nos peines d’aujourd’hui sont mesquinesl’inconvénient de notre existence

frivolequand du fond de la terre et du ciels’avance et grossit la trompe grave

du destin des nationsle feu!

entends les premiers craquementsles eaux!

ce silenceil déploie ses ailes puissantes

Des armées à nos frontières campent sans bruitfrémissement de l’air

la palpitation de quelqueencerclement

Si chétifs nous sommesdans l’aveuglement des peuples

si impuissants nous sommes

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dans la surdité des nationsvers quels rivages préparer la fuite

ô ma femme ô mes fillesOù bien rester assis dans notre maison d’angle

où nous fûmes heureuxinaltérés sous le déferlement

de l’image

Car notre destin et celui du mondeensemble se meuvent

S’il faut mourirqu’au moins nous restions

nous-mêmes

Je parlepour ma tribuAblutions au soir de l’Occident

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peigne d’argent au pied de l’arbre nainlaquesle tapis safran porte trois têtes bleues de Yamaremplies d’étoiles

flûtes grêles au fond du jardinaux sentiers qui bifurquent

les huit emblèmesarrête-toi, ma sœur, un instant

Dans une pêche, rouge comme le cœur d’un hérosle dragon d’or s’enlace aux nuages

le nœud mystiqueau travers duquel

l’aurore et le couchanten dix losanges

infinisAu pied de Tsong Kha Pa qui

à l’image de Manjusritient l’épée et le livre

fume d’un parfum pour chaque veillele joo-i

mâle et puissant

Un autre instant déjà détruitla hautaine sérénité

de l’hivercar soudain se dresse cette ombre nègre au coin d’une ruefulgure la douleur qui paralyse le destin

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la mémoire de la souillureterritoire sacré saccagé

« Jamaisdit le prince à Pierre Bezoukhov

jamais je ne pardonnerai »Fuir! dans la guerredans l’incessant grommellement du sommeil

qui est la mortdans la jungle des choses multicolores

qui est la mortou bien, Ulysse, choisis le voyage sans itinéraire

dans le monde sans finqui est peut-être la vie

à la recherche de l’impossible oubli

laisse –moi quitter, gracieuse enfant,

ton île fertile et ton palais de verrej’ignore quel sera le dénouementje sais seulement qu’il n’est pas ici

Je suis en tout lieula demeure de l’inguérissable souffrance

je suis l’hôte de la haute plaintede ce qui ne fut

et mon ombre inséparableest la souillure d’un passé dont

je ne fus pas maîtrefemme ô toi et ton

incompréhensible nuitAinsi

ce monde de pensées secrètesle nôtre, d’infirmes, qu’imprègnent le chagrinet les ténèbresles mots, les mots, efficaces habits, masques habilesrien n’est vérité

l’isolement l’horreur l’imposture

pauvre Pirithoos! hélas, hélas,je t’envie

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« Terre aimée »mais il ne se retourna paset il ne pensa à nul lieu

et justement la splendeur d’octobre (c’était)nu David s’éloigna vers la grande vitre fuméerêva sur le port turquoise

éblouissantil était beau comme Ajaxson corps doré comme la lumière faiblissant sur les dunespuis il murmura : « je vis un rêve »

félindoux lynx, poils noirs

humides de rosée odeur d’humus fadesa bite menue

Laisse l’automne s’emparer de tes membrespour que tombent les feuilles rêchespour que sans remords vienne la sérénité de l’hiver

Chantaient trois aveugles contre un murla Revolución avec trois guitares

terre obscure soleil brûlant

mutisme

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Le mois obscur de ta parolerevient avec clarté du cielPremier crocus dans le jardin

(« cette fleur existe-t-elle en France? »« oui, oui »)

encore dissimulé au pied d’une pierre noireCe mois obscur est denseRien à l’extérieur : les arbres encore nusquelque chose comme une fin de règneclarté de mars sur la tour de ferla mesquinerie humaine toujours présentela semaine glisse insensible barque sansimportancedans les membres sourd puis s’étalecette forcede pierre Et puissens :le réel extérieurillusoire, un désordrequi va vers la mortle réel intérieurqui tend vers l’ordreoù tout est indélébileO cielpleussi tu veux« Je travaille, dit Mahler,

pour vivre et je vispour écrire » et si

l’amour s’éloigne d’un pas pesantque ton cœur ne s’alourdisse pasde rancune

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Qu’un jour après l’autre descende au fil du fleuveque tes filles sur la rive

l’une après l’autre se détourneet Pénélope que le temps a usée

laisse fatigue envahir son regard et encore plusson cœur

peut-êtreest-ce toi qui

de toi-même te détachesO ciel

pleus si tu veux!But then begins a journey in my headLe sentiment de ma force dans mon corps

amoindriDebout à la proue, sur la mer jaillissante,et puisque la musique est la nourriture

de l’exil et de la force,je me donne à toi, dans ma densité de pierre.

Ce-qui-n’a-de-nom en sa grandeur lèveson ombre

dans le corps sans horizon du voyageur

Ce qui futdésordre s’ordonne

ce qui fut oubli

reste mémoire

ce qui parutlicence

devient vertuce qui semblait

désirest don

L’obscur est la clartéles joyaux du monde suspendus dans la nuit mornefont la nuit belle et sa vieille face

neuve« Peut-être le premier crocus

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dans le jardin » dit Volcker de sa voix rondepeut-on dire qu’il est l’homme

qui déclencha la crise? un bon pèrede famille peut-il jeter des millions de familles

dans la dèche?Fous-toi dans la peau d’un gus

sans boulotmesure la dérobade de la vie

mon potele lâchage des uns après les autres

S’il ne t’était resté deux copainspas un de plus

pour te sortir de la merdeGrave la séculaire histoire du chagrinsous tes masques

n’oublie jamais l’amitién’oublie jamais la gratitude

ni la parole de ta mèrelumière dans la nuit du monde

l’obscure force du destingarde-la comme ton talismansève de l’espérance mon filset grâce et candeur traversentl’opacité du temps

Car lorsque tu te présentesnu et simpletel qu’en toi-mêmefraudeur frondeur fauteur

mais chaque fois tusans mesure t’es donnésans ruse à la tendressequi enchâsse l’instant

te sauvent de celui-cipureté candeuret te livrent dans le noir àl’humble clarté de laliberté

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Puis vint le soirchargé d’une odeur d’arbresNous restâmes ainsi sur la plage secrètela lune calme, très vaste,répandait sur la mer de Balil’or, le chant, le silence

Pursnous étions en toi

non-possession du moilivré au ciel lumineux

l’univers a formed’un homme

Sourdement retombaient les vaguessur le corps paisible

Régularité de l’éternitéScintillait la mer inlassable

Sans penser nous flottionset ainsi corps sans horizon

de sable humide, d’écume et de palmes bleuesfraîcheur de l’esprit

sainte est la non-espérance

Elle se rendit dans un pays éblouissantS’approchant d’un lieu bienheureuxd’où lui parvenaient des chants brefsde nouvelles lueurs elles’étonna : « que fait ici mon fils? »Il était à genouxpriant

immergé dans la béatitudede la splendeur

Je t’emmènerai encore une fois ma mèreavant qu’à jamais nous nous quittionsje t’emmènerai à Bodh Gayaet à Bénarès et à Kushinagaret à Rajghiret à Nalandaet nous resterons deux joursà Lumbini

La force du destin obscurse répand

lait de métal sur la mer éblouie

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peu à peu les vagues rongent le moiPas à pas dans la patience des insomnies

s’approche le voyageurde

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WaltWhitman ce qu’il voulait dire c’étaitune ode à lui-même sagratitude à Walt Whitman d’être

l’univers« Les vagues de l’océanau cœurde la montagneretombent et retentissent »et peut-être les plus belles annéesfurent la fin des fifties le début des sixties

et puisque notre civilisation est celle du remords et de l’oublin’accueille

ni le remords ni le regret

garçon pâleen ce temps-làles gens étaient pauvres et décents« il manquera à nos enfants, dit-ilà sa femme vingt ans plus tard,la poésie de la pauvreté »

A l’entr’acte on grillaitavec Pierre la Balto de la semaine

on va pas se faireVilleneuve-sur-Lot Blues

fugace mosaïquechagrin pluie fine dimanche soir

only you the Plattersça n’a pas gazé

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on s’est même pas saoulépère c’est vert

il est mort voilà tantôtgarçon pâle

le bout du chemin seulelle n’est pas venue à la surboum

t’attendent Cherchell et Tipasaaprès le bac tu t’es

même pas saoulé

père sévère si douxparti sans tambour ni trompette

pleure son fils chagrin pluiefine dimanche

soir a-dieu

« travaille, lui dit LaërteLoi de l’Histoire »

la lune bleue sur Haïphonglampes mutlicolores poissons oiseaux

et au milieu du jardinlanterne magique pousses-pousses pro

cession de montreurs de marionnettesdevins aveugles

batteurs de cartesreproducteurs de photos (au pinceau)

nettoyeursd’oreilles et de narines

passaient en silenceàla

queueleuleu

ombres dans la cage lumineusemilitaires à épaulettesadministrateurs en casquettegardes annamitesLi Tuêt et Xa Xê devisent

l’enfant sur le buffle

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longe les rizièresle soleil se couche

derrière les bambousdu village d’où monte

l’appel du gong

de l’autre côté de la grillerue Paul Doumer la fête de la mi-automneodorantes pharmacies chinoisesjarres de poissons secsparfum de soie et satinchez l’indien de Bombayoranges

les oranges Sunquistrouges

les pommesd’Amérique

Rita Hayworth au coin de la rue Gilda à l’Edende l’autre côtéde la grille

la nuit bariolée de lafête de la licorne

parfum des fruits guérisseursDerrière la persiennecuisse blanche d’une servante (et son ombre)qui se dévêt

Magiquelanterne

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Peut-être la fin de l’étéviendra-t-elle sans souffrancesur la peau brune blanchescicatrices

l’ignorance reste la mersans soleiloù flottent nautilesde la mémoire

Or temps me détruitInexorablement racines des banyansfont sauter temples de pierredont les quatre façades sont la face d’un hommeDans le silence des lianescraque une dalle de grèspuis meurt son écho

lamentation en suspens

Veille un pêcheur, sur l’énigme du soirTombe sur l’eau bleu-indigole filet carré vers la vaseLa langue d’un monstre légerlèche les fontaines closes

Une moitié de l’être tremblequand l’autre déjà est lisse, brillant,impassible miroirPeu à peu main invisibleverrouille portes de l’être

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Blessure du ciel intérieurla musique des hommesremplit leur temple sacréElle protègedes flots et du feuEt c’est un vastevoyage sous la voûtede soi-même

Peut-êtren’y a-t-il pas de viejusteEst-il si amerle mielqui fond sur la langue?

Circulez circulez il

n’y a rien à voir cen’est qu’un accident

un trou dans le tempsun trou bien vide

puisentouré de ma femme et de mes fillesje glissai sur les lacs pâles du Kashmirla vida es un sueño :

jaunes pollens sur l’eau jusqu’à l’horizon!

Ecoute ceci :« navré

mon cœurgonflé de gratitude :érable rougedans la bruine »

l’approximation des motssème

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la paix indécisede la pluie

« je ne suis pas moi répondis-je :Disparaîtredans le monde derrière la puissancedes images »

patchwork transitoired’images volubiles

fumée ou refletnul acquis nulle mémoire

vol de grues blanchesdans le rapide crépuscule

Des étincelles surgirent des eauxRêve ou symbole l’univers

s’engloutit

et le long des fleuvesles temples aux toits octuples

Ciel neigeux :absence des signes

Je tiens ce monde pour talentueuxLe conserver

pour ce qu’il est :amoncellement des splendeursécheveau d’images où

puise le destinla Ville déploie ses autels dorés ses théâtres criardset laisse

l’homme partirsur les autoroutes d’hiver

illuminées de lampes blanchesSensuel, bienveillant, généreux,il enveloppe la femme de sa rêverie

l’étrangère sans parole

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son sexe ténébreuxavide, ouvert

dans le silence des chambresrêve ou symbole la lourde pierre

s’engloutitdans son ventre et ses cuissesL’énigme de la forêt Les

fleurs du pénissi tendres et les prairies laiteuses

sur l’herbe dure de Vénusil étend son poids

Le vin est violetSans nuage

il bouge dans le berceaudu corps incomparable

fleurissent les grandes fougèresLes mains voient

l’argile rose et la neige tièdeécartent les herbes

Tourne-toi vers les dieuxet loue ce don

tes doigts pénètrent

Loue cette mordante douceurvin violet répandu

sur la neige obscure du ventreMatin

souffles de la sierral’herbe et les feuilles luisaient émail d’un plumagevert profond d’Espagne surl’azur mat

et au loin la frange blanche des Gredosl’éveil de l’homme

en son cœur maîtriséce furent ces chants doubles d’enfantset ces babils

dans la chambre d’à côté

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le monde dans ma main Leparadis existe

et nous connaissons aussi ce rectangleéblouissant et paisible par où

s’enfuitle regard sous la treille do

réel’eurythmie d’ombre et lumière

les grappes de l’étébourdonnement d’abeilles dans l’après-midila cuisine est fraîche / glycines aux terrassesune nappe à carreaux rouges

trois poires jaunes :honnêteté du bonheur

« Désir et paix vivent mêlésQue celui qui sans ruses’en remet à moiici un instant

se repose »Je dis encore :

« sans souffrance vientla fin de l’étél’ignorance intacte

Confie-toi aumonde talentueux

Tu peux mourir apaisédans le sein de ton dieuveillé par sa patiencedont la couleur est orange

comme la membrane de l’aubele pistil du crépuscule »

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Dans le parc de sa solitudeil se dit :

je suis invulnérable à l’amour

se souvenant de son dernier amour(le soleil éclatait dans le cœur des noirs mélèzes)Puis il se retira en lui-mêmeet attendit la cinquième veille

La fraîcheur de la nuitle pacifia

Des bouleaux dressaientleur ombre blanche dans sa poitrine et sous ses paupières

Il parla :« mon corps

n’est pas à moises provinces se fragmentent

mes bras sont des fleuves souterrains qui battent sourde-ment

je suis étrangerdans ma propre maison

une histoire secrète et sans raisons’agite

dans mes aîtresje ne possède rien

mon nomn’est pas le mien

ma conscienceest le pouls du monde

Qui donc traverse ce chaos? »

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Ainsi penché sur son imagequ’il ne reconnut pas

il fut satisfait :il se trouvait quelque part

dans la vérité« Invulnérable à l’amour

je suis dans la paume du Seigneur »

and then he told the story of his lifepar bribes et par morceauxainsi est fait le tempspar bribes et par lambeauxle bonheur intérimaireet le malheur méticuleuxcette nuit-là l’enfant connut

le sensLe paquebot de l’exodeunivers-île en route vers la Métropole

la masse de ses ténèbres piquetées de lucioles jauness’éloignait sur le Delta sombreDes misérables hébétéstransis par l’Histoire tasséssur le pont ou derrière les hublotsjetaient un dernier regard à Haïphong

l’univers était silenceet nous qui étions restés

les pieds dans la vase du Fleuve Rougenous savions

que notre heure également était fixéenous savions

l’heure de la mortet l’heure de la renaissance

A la mémoire s’agrippe la nuitje suis dans la main du Ciel

la nuit lactée où flottent des bannièresd’astres

est la lumière de l’être

Ce monde électrique dans les ténèbres

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s’enfonceTimes Square sous un ruissellementbatteries de jazz / voix

obscènes / sueur /à mi-ciel

les gogo girls dorées gigotaientjusqu’à l’aube

et à l’aubela jeunesse voulait mourirvoulait se jeter du douzième étage dans la 57e rue EstIl marchait sur le pont Washingtonbattu par les rafales des voitures nickelées

qui hurlaient au-dessus de l’Hudsonsouffrance ma calèche d’eau noire

puis se noya dans le sommeilUne sueur de haine fut

son linceultelle était la puissance de cette haine

et sa puanteur si forteque sa femme éclata en sanglots

« tu nous détruis tunous détruis » et ils

s’engloutirent

Rienne peut défairece qui a été faitRoulesans trêve le fleuveet sans miséricorde

Je suis désormais invulnérableà l’amour

sombre et lumineux vaisseauqui dans la masse des ténèbres

s’enfonce

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Des bœufs blancs solennelstiraient de vastes chariots aux roues de boisSur les chariots : enfants chamarrés, chargés d’ors

ohj’ai tenu bon

dans le malheurm’abritant

sous l’arbre de ma solitude

Les enfants n’écoutaient pas les sièclesles mères riaientdans la poudre rouge du couchantPatiemment les bonzesattendaient dans la cour moussuedes pagodes

Mandalayoù nous étions perdus

savions-nous qu’un journous serions làfils du hasard

En quarante-cinq on parlaitde la bataille de Mandalayles Japs contre une poignée d’Anglais

(jecrois)

Le temps estignorance

en mon cœur qui dansla vieillesse

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sombre, rafiot rafistoléle temps n’est pas

je te le dis : ces bœufs blancsenrubannés de rouge sous l’arbre pourpre

du soirsont la merveille de mon êtreNous revînmes vers l’inoubliable

IrrawaddiSeigneur

que toute chosevibre dans ma sèveQu’elle s’élève vers voustels l’encens et la musique

hors de moiqui ne suis riensauf le monde

« Vous voyez cette route? » et Spencertendit le doigt « elle va jusqu’en Chine »Les combats ont dû être terriblesce fut le commencement de la fin

Je vois mon père ligoté à un goyavierIl est à genouxil saigneun Jap le tabassemon père ne livrera jamais son arme

En quarante-cinq commença un autre siècleN’écoute pas la mélancolie de l’Histoire

The Modern Man I sing

les chauves Castilles2 pilchardsl’armée des mers cosmiques« il est gros il est gros » (criait-elle)l’odeur du fleuve

flot de purinhors du corps s’échappent / les images

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alors la caverne d’ombrese remplit

de videJusqu’à la limite morne de l’univers

non-êtrecourage du non-être

Je chante la possession et la non-possessionje chante l’absence et la toute-présence

C’est l’homme de demainque je désignecelui qui sans retours’en vacelui qui quitte le fleuvecelui qui a humé l’odeur de vase et de ténèbrescelui en qui repose la mémoire des races

et qui oublie

Sans femmesans enfant

j’ai reconnu la solitude, son territoireJ’ai marché le long des plages amèreset j’ai reconnu les crépuscules de l’HistoirePuis j’ai traversé les merscherchant qui j’étaisdans le désarroi du siècleAvec mon masque et mon couteauj’ai pénétré dans les cités antiquesdévorées par les temps nouveauxLe cœur dévastéj’ai côtoyé les Barbaresils revenaient hilares des pillages et des émeutesMa maison sacrée futviolée et mise à sac :un fruit de la veulerie de ce tempsJe fus soumis à la tyrannie des nouveaux maîtrescar les anciens esclaves avaient investi les hautes demeures

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le sordide et l’obscène avaient envahiles chambres les plus nobles de l’enfancel’esprit lui-même s’était fourvoyépar lâchetédans la populace bigarréequi se trémoussait au son des tams tamsJ’abjurai trois foisde peur qu’on ne me reconnûtJ’abjurai trois foiscachant mon visage et mes dieuxce fut le temps de la honte

et c’est encore le mienHomme de l’antique et du futurje ne vois pas l’espérance

La même plaie suppure dans ma vie entièreTel est le prixJe dis : je l’accepte

Et voici l’enseignement que je te livreLes dieux ont une existence brèveun jour leur foi pâlitalors ils sont déchus

Les dieux eux-mêmes meurentcomme s’éteignent les étoiles

Paie le tribu de ton pêchéTu as commis l’injustealors sois soumis à l’injusteQu’au fond de ton chagrinvogue Hesperospuisque dans la même existenceil t’est donné de payer (loue ta chance)Au hasard ne répond pas le hasard

Patience dans l’azur!Attends le retour de l’ordre des chosesgarde intactela force de la foi

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Dans l’univers d’illusion que tu saismaintiens la vérité que tu sais

Sans trèvemarche sur les grèves hors des hommesRemâche la menthe sombre de la vérité :la souffrance est la seule monnaie de l’existenceNe te dis pas :« je me suis trompécette femme n’est pas la miennece visage n’est pas le mience destin n’est pas le mien «Au hasard ne répond pas le hasardQue le vide te remplissepour chasser l’illusionBoue et diamantss’enfonce jusqu’au moyeuton chariot tiré par deux bœufs blancsLa face immergéedans la lumière de la nuitc’est l’homme nouveau que je chante

Il est celui qui a quitté le fleuveil a annulé le malheur et renié le bonheurInvulnérable à l’amouril vit comme une îleDédaigneux de la haineil est protégé du mondeLa goutte de selqui fond sur sa langue taciturnea pour nom liberté

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Le ciel lui-même est nouveau

Boue et diamantsle Grand Chariot avec peine basculeDe vastes néants nous invitents’avancent nos vaisseaux silencieuxla nuit bleue nous baignefleuve de lait

N’y a-t-il que nous deuxhors l’équipage des songes?

Bleu et métalun vague grésillement dans l’immensitésyllabes et chiffresNous glissions sur le temps impassibleparmi les plantes sourdes et les astres hostilesNous passâmes au-dessus des terres craqueléesau-dessus des cités énigmatiquesvallées de ruines peintes d’une lumière mauveUne neige stérile s’accrochait à des crocs

Quel cocher nous guide?as-tu vu sa face? nousne voyons que son dos puissant

Je songe à l’harmonie des espacesà l’innocence qui baigne la vie et la mort

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mais aussi vastes soientla durée et la multitude d’étoilesnotre vie est une prisonet notre esprit où habite l’univers

Te souviens-tudu Gange ses feuilles ses auroreset de sa source?De Bénarès boueux nous partîmesvers Farrukhabad et Cawnporebéni par le fils de Shiva et de Pârvatînous parvînmes au Tehri-Garwal

et làblessé par la beautédes neiges et des pics

je remerciai le Seigneur« qu’ainsi la fraîcheur baigne mon âmequ’ainsi la pureté l’agrandisse! »

Ne pourrait pas parler ainsi n’importequel pignoufun quelconque Hugo de Six-Cognesconfit dans sa Droite bien française« N’oubliez pas que vous êtes français »sentençait cet ancien paraEncore un cocu de l’Histoireet t’avais envie mon potede lui rentrer dedans à c’gros larddans le salon étriqué foutriquetde madame la comtesse de Lasse-Fesse« Ici, monsieur, se trouve réunie la crème :des aristocrates et des bourgeois » continua tranquille et péremptoirecet âne bâtéun lourdingue à demi-foubeau produit de la goujaterie françaiseTant qu’à faire vaut mieuxbavasser avec RictusTire-toi mon pote

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de ce 16e qui sent le rance et le Figaroavant que ton oseillese mélange à la fausse monnaie

et pis merd’ v’là l’hiverla Crise est bien là

et ben la« et Ben Bella qu’a pas fini

d’nous faire… »vingt ans après dirent les Ribouldingue

Comment que tu t’appelles?l’interpella le marin qui

venait de raconter un tas de bobards derrièreson bock

« Je m’appelle Dedalus »dit-il sans morgue ni honte

sans ruse non plus

L’autre qui répondit« Personne, mon nom est personne »le fit par ruse

mais sans ruse j’ai vécuplutôt par faiblesse

saoul du mondeLa tombe de Segalenbloc brut de granit de Huelgoat

unchêne nain

à son chevetla plus belle tombe d’Occidentavec ce rien de snobisme écolo B.C. B.G.

mon âme souviens-toide la tombe de Kunget de celle de Mö-Tseudans la plaine jaune où roulait la mer solaire

Je me nomme Dedalus, dit-ilj’ai erré sur l’espace de la terre

mais moins qu’en moicette demeure hantée

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aux couloirs funèbresouverte à tous les vents

Paix et désirsensemble se meuventSe mêlent comme les eauxPuis se répandent dans les entrelacs des membres

Malheurà qui ne sait vivre sans ruse

Plus grand malheur à qui oubliece qu’Il a dit à l’origine des tempsle rêve du rêve

fumées images glissantesla mort

est une imageet la vie constante agonie

flux et fuites

Oh sache-le sous l’arbre de ta solitudeet dans le désert poudreux

où tes enfants te croisent sans te voirnaît entre les pierres

l’eau fragile/ bondissante

gerboisedes sables /

furtive flammeentre les ronces

toi le mort ou le mourantplutôt mort dirais-je

le corps sans attributsans grâce

et l’espritorage sec

ne dis pas / à l’heure qui est ton heurequelque part après mi-nuitet n’importe où dans ta viequi n’en est pas une /

à l’heure parfaitement stérile

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où tu connais ta stérilitéla nécessité de ce qui a été accompli

pour qu’enfin tu sachesce qu’est la souffrance

non l’amour du mal-aiménon la pauvreténon l’arrachement au père

car ce furent des palmes de l’arbre du désert

mais l’énigme du corps infidèlela prison muette où se cognent les pensées

et l’impossibilité de tes enfantsd’être tes enfants

Ce qu’est la souffranceCe qu’est la souffrance

le silence concavela voûte

où se disperse la pailleoù s’émiette l’écume

l’eauqui n’est pas l’eauqui est l’eaule mot

insaisissablequi est leurre

et véritépaille

paille des mannequinspaille creuse

et ce bruit de tambour obscur dans les artères

l’eaule mot pur

Ha!

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et peut-être, se dit-il,la destinée du voyage

est-elle la bienveillance

homo estmisericordia benevolentiaque insignis

Pusan tristeune australienne à moitié tondue

aux cheveux rouges vêtue de cuir noirlevait ses mains gantées

l’espéranced’un autre monde

se répandait comme l’aubeque chantaient deux violoncellistes

masqués

c’est toique je chante

c’est toil’autre ou le sublime

peut-êtrel’infinie souffrance et l’ultime éclatement

que moile dernier homme

au corps de plomb et de pailleje célèbre

Des couleurs cruelles m’avaient plaqué

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au mur de verre bombéles sons électriques entraient dans mes cuissesla voix de la machine

vibrait sous l’écume de la peau

lesmarionnettes avaient tellement les gestes de l’humainhomo est

misericordia insignis

IthacaeL’Univers inconnu

surgit de l’œil puis s’y engloutit« la lune vient d’une littérature anté

rieure »le héros

humain trop humain s’écouleune balle au milieu du front :

lu dans Jame Hadley Chase la veille( )

« de même moon a une signification différente de lunaCette longue monosyllabe vient peut-être

d’avant Shakespeared’avant la splendeur élisabéthaine »

dit l’Aveugle dans sa diction chevrotante et snobStupre et douceur, des fleurs sombresjonchaient le goudron vernisDans les sous-terrains où gisaient les bagnolesj’ai baisé son cul moelleux melonneux veloutéet puis doucement, plus légerque la plume, la brise ou l’embrun,j’ai, de mes lèvres,

frôlé ses lèvres peut-êtrel’une

des deux ou trois chosesqu’il me fut donné

, les plus belles,de voir

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Ce n’est pas la mémoiremais le défaut de mémoire qui est prodigieuxl’oubli complet un pan de nuit

puis un bruit de tamboursur le fleuve dont le ventre

est rempli de brume« Guildo!

net’éloigne pas de moi »

Alors des ailes vivantes et nonchalantestraversèrent les faisceaux des phares

intermittentss’engloutirent dans les ténèbres puissantes

« ne t’éloigne pas de moi »En effet une ombre restait

à ses côtés étrangère et familièrele monde est pitiéla vie est pitié lefleuve nocturne de notre anonymat

si loin des cités et des étoiles électriquesfroissement des eaux et l’hélice gémissantepartir par ce froid

dans l’obscurité de l’univers,enveloppé de pitié

Chungking tragique sous la bruine obscureOù

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étions-noussur

quelle terre?Qui

savaitnotre momentnotre endroitet porterait témoignage de notre identité?

Alors le bateau se redressaavec lenteur s’enfonça dans ce pays sans limiteun monde en gésineportant son bruit impassible

porte ma joiedit-il à l’oiseau sans rêve

et dépose-la sur les îles de couleurqui voguent calmes collierssur les eaux pacifiques

où se perdirent vaisseaux guerriersPureté du mondesois

sans êtrecomme la magie du vide

et l’écriture de la prièrecomme voile ou vague

sur les sablesturquoise

lisse chair du couchantvenue du cœur des mers profondes

porte ma joie (dit-il à l’oiseau sans rêve)qui est témoignage du savoirmonnaie de ma liberté

à la gloire de Celuidont naît l’espérance

Va!Au-delà de la Mer sans soleiltrouve les plages de l’innocenceCar le temps est ignorancemême dans la Cité d’or

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Je ne peux allerplus loinIci se limite ma prison

Va!au-delà de la Mer sans soleil

toi seul me veilles et me comprendsle prodige de l’oubliqui fait que je n’ai pas vécu

128. CHAMBRE. INT. APPARTEMENT AVENUE

DE LA BOURDONNAIS. NUIT.Une chambre laquée de vert.Moquette verte. Miroir débutde siècle sur sa cheminée de marbre sculpté.Meubles chinois en camphre.Fixés sous verre Ts’ing. Lampes blanches allu-mées.Rideaux pourpres, oies blanches, feuilles d’or.Au-delà du balcon de pierre, à traversla fenêtre blanche aux carreaux à lafrançaise, la Tour Eiffel rousse dans lecercle d’opale de la lune géanteau-dessus des arbres noirs.

La chambre est déserte.

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Mais ce fut cette plainte muettedès avrillorsque ensembleassis sur l’herbe renaissantenous contemplions la chute des neiges

Puis à la même place que l’an dernierce vide intolérable

Le maître du néanta ouvert des pansde son manteau

Je n’ai pas vécu :l’inexcusable oubliet la destruction du mondeque furent ces mois sans regards

Alors :« jouir de l’automne »dit-il se redressantet il changea d’habitsLa plus belle saisonchargée d’odeursVerte l’embouchure de la Rivière des Perlesjonques antiques

le rouge de Canton laquait les temples enfumésla mer consolation

vaste péan

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Farandole sans haltevogue et marchedans la musique des apparencesAlors :

assis face à l’automneécran d’érables rouges et de pins noirsle maître de sa propre vieimmobile sur sa natte de pailleet sa chambre est ce vaisseau ouvertsur le temps impérissablecontemple le flux du dedans« Je vous suis lisible

ô Seigneur »

Etre la montagne sur les eauxcouvrir, éternel,

le feu et la nuitet recueillir dans ses replis

la puretéde la pluie

les brumes d’équinoxeJe dis ceci :

assis en lotusdans l’ombre d’une chambre de boisla face baignée de la lumière rousse

du déclinles yeux ouverts mais le regard

tourné vers le dedanstelle est la position correcte

Tout à l’heure elle avait murmuréen tremblant « je t’aime, je t’aime »sans trop forcerpresque fortuitement presque peureusement(de peur qu’il ne s’enfuie)Il se laissa coulerdans le délicieux demi-sommeil« tu

ne me dis rien »Il

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pensait à l’immense odeurde chaude moisissure de Bangkokklongs jaunes pelouses inondéesla chaleur grosses pattes humidesil plongeait dans

cette haleine de tourbes et de tubéreusesde pluies, de palétuviers

Lorsque grande est la solitudel’homme y prend refuge

not self-pitybut so waste my land

« Après tant d’annéesdont chaque jour m’a brisétoi qui portes dans mon litle sanctuaire souilléet rappelles à chaque instant

le secret du destin qui me méprisetu as amené à mon seuil

l’affrontpeut-être pour te sauver

peut-être pour sauver tonpropre espace

de l’invasion du maltu as oublié notre pacte de mutismefranchi la ligne magiquequi sépare le silence des ténèbres

Tu la connaissais pourtantdepuis le premier jour

Brisant le sceautu as osé »

La haine montait dans sa gorge

L’unanimité de la douleurl’infini de lassitude

Dedaluserre sans fin

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dans la nuit taciturne cetteville où grommellentles malheureux

avec son doubleou son père

qui radote puis bougecomme son ombre sur les docks

l’extrême abandoncette haine qu’il traîne depuis près de vingt ansl’horreur de l’arche perdue sur les eaux-ténèbres

papiers froissés etclématite cassée sur

neige saleles chiens sentaient fort

« elle criait elle criait » disait Kouassi de sa voix lentementcriarde

« elle a saigné » il avait là-bas deux femmes et quatre enfantsen rigolant rouge blanc et on s’esclaffait tous ensembleen se tapant un ballon

puis on partait au bal dans sa DS rafistolée

Un jour si tu t’arrêtes dans un portqui sent le camphre et le campêchebaisse-toi, et lave-toi la facedans l’eau qui luit comme une lame

ne pense plus au désertque ne fertilisera

aucune larme d’Allah

l’amour est mortel’amour est morte

ô Rutebeuf

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Calmer les nerfs L. 72 trois fois par jour 20 gouttesDormir Anxoral ou Véricardine

Natisédine 1 comprimé lorsque crisePalpitations

Véricardine 2 ou 3 c. par jourAngoise SympathylSciatique Ledum 3 doses 3 jours de suite

9 CHDigestion Digestobiase 5 c.De la poudre d’ortombaitsur l’étendue de la solitudeNous traversions le couchant sublimece fut Chesapeake Bay

plus calme encor qu’un rêve de monarqueVers le Sud on filait

lumières vertes du tableau de bordLe pont infini

fléchaitl’horizon nu

Calme de la jeunesse :on fonçait vers le futur

irrévocableainsi naît l’œuvre

nonde la souffrance

mais du destinet probablement le premier acte

de ce théâtre d’ombresprit-il fin

non

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à la mort du roi pauvre qui mourutà Thèbes crachant

le sangmaudissant les dieuxvomissant sa vie inachevée

– injuriait les médicastes et la facultécriait : « salauds, salauds, vous m’avez

tuéOù est mon fils? » et il

criait encore dressé sur sonlit à l’hôpital Grall

« oùest mon fils? » –

ne parvenant pas à quitter sans regretce monde de putains et de bandits

ouine parvenant pas à s’en aller sans récriminations

il expiraamer et révolté

« tout est foutu » furentses dernières paroles

s’y rassembla, tremblante, la vulgaritéde l’espérance

et probablement ce ne fut pas la findu premier acte

mais en ce dix-neuf décembre cinquante-neufqui sentait la nuit du métro

Traverse Chesapeake Bayà la chute du jour

file dans ta Mustang doréesur ce pont infini qui se fiche dans l’horizon nu

alors tu saurasvingt ans après

ce qu’est la juste paixd’un corps blessé

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Et qu’elle soit sortie à jamais de ta vie parcette nuit qui puait lasueur du métro etl’électricité rance des Abbesses

fut cette mort vivantePlonge

dans la plénitude de l’esprit

Le vent fou qui dévaste le monde

/ Revenu de la guerre il attend encore la guerre /

Doucement sans un motAriane ma filles’était couchée sur le côté droitposant sa tête blonde

sur mon genou de ferse mit en chien de fusil

et s’endormit

Les portes du palais s’ouvrirentUn souffle frais

vint du large lointain« Je suis roi à mon tour »

et, sans bouger, je continuai ma lecture

Les chambres du palaisinsensiblement

s’agrandirent

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« Croyez en moi, dit-il,car nous n’avons pas terminé notre voyage »Disant cela dans la nuit puredu désarroi, il se sentait comme un animal

blessése serrant contre ses petits

sachant la fin

Puis, inviolable,vint l’aube dans la lenteur des voiles pacifiquesUne force formidable grondadans son torse et ses épaules de glaise« Moi je fournis ce fleuve

sans source ni estuaire «et ce flot roulait

le sang et l’alluviontout ce

limon noirdésir et volontéamour et pardon

comme une gerbe d’oiseaux jacasseurs et généreux

S’offrirent à luimille bras glauques vers la mersous les hérons carnassiers

Barbarous kinghere is your kingdom!

Il oublia la fragmentation des langues

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l’Europe infirmequi geignait ses dernières heures

Deuil ancienQuel

futur ai-je quitté?

L’étrange musiquecomme l’écho de l’antique univers

l’absence de signessur la Table des Signes

Donne-moi tous les livreslivre-moi les tarots

ligote les jongleursmulticolores

je parsà la recherche de l’Arbre

Je boirai aux verres sans refletJe marcherai sur les steppes et sur la merveillé par le vol des vastes pétrels blancsjusqu’à la limite de mon corps

et là!face au sud

assis sur l’herbe kusatandis que monte et se répand

dans les chenaux de mes veines et l’enceinte de mes poumonsl’armée de la douceur

j’attendrai!

Les rues de Vientiane s’étaient éteintesla monarchie venait de tomberun Noir de la CIA galopa dans les couloirs de l’hôtel

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portant sa main à l’aisselle gaucheune

odeurde terre et d’arbres

le silenceoù la ville était tapie

buffle dans une marele claquement d’une culasse de colt

« Ne fais pas de bruit »chuchota-t-il à sa mère

Vie,Histoire,

l’abandon de toute vérité,le sang et l’illusion,

tout celimon noir

d’un songe.

Ne tente pas de décrypter les codas qui n’ontrime ni raison

les années sans suite ni saisonDans l’ombre de toi-mêmeassiste à ce théâtre d’ombresoù se fragmente la langue des nations

et pleure Vaucouleurs!

Nous ourdironsce complot : vivre

« Tu pleures et tu geinsparce qu’on t’a laissée

un salaud t’a ainsi plaquéedans une crique déserte et calme

de Crètes’est taillé

lassé de toiou plus simplement la peur

d’avoir un gosse alors

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qu’il ne se sentait pas prêtEt maintenant tu es là

dans le chaos de ton avenirpeut-être avec un enfant dans le ventre

l’angoisse te coinçant la gorgel’humiliation / la surprise / le désarroi

et puis l’amourqui se déchire voile usée qui se rompt

l’ample et souple vaguese divise en chuintant à un soc d’acier

Ton cœur n’est pas plein de malédictionsmais d’un vide béant

ta chair n’est que souffrance

Puisdésespérée

tu te noierasdans la mer lumineuse

Celui-là par quitu as souffert

celui-là qui par lâchetéou lubricité

par légèretéou ignorance t’a abusée

sa jeunesse est sans excuseje le châtierai

Je le poursuivrai jusqu’aux confinsde ma fatigue

pour lui faire expier sa faute »Cela dit, Thésée

se retourna et avec la lenteur du destinse dirigea vers son navire

qui doucement brillaitrames et boucliers

sur les flots

« Quitte cette terre maudite, dit l’homme

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à son filset va en France où se trouve la cultureVa vers ton avenir «

Et alors que les hélices du DC 3commençaient à tourner

/ haleine de vase et d’herbes humides /le terrain nu de Tan Son Nhut

soudain comme la scène tragique

de la solitude et de la séparationle jour sans ciel

les rizières sans hommeset alors que croissait le vrombissement« je te dis encore mon filssauve-toi de ce pays sans espéranceva-t-en de l’infinie médiocrité de la guerre

pour construire ta vieannée après année

patiemmentpar les livres

oui seulement par les livreset les veilles »

Et il pensa en lui-même :« qu’il parte

pour ne pas me voir mourir »en vérité

ilmourut

dix semaines après /Que

Thèbespleure!

Que la nuit enveloppe ma faceMes pas résonnent dans les corridors de marbre noir

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Je suis plus vieux que mon pèrele temps n’existe pas

Que pleure la ville nocturnequi jamais ne s’éclaire!

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61

Fleuve limoneuxsous le vol silencieuxdes oies sauvages

monts abruptspins patients agrippés

au granitbleu

des coups sourdsébranlent

le bateau

Il descend les Trois GorgesSa

pensée uninstant

le frôleLe monde est en feu

comment ne pas avoir soifle monde est en guerre

comment ne pas avoir peur

Du cœur noir du Sechouanils partirent

enveloppés de ténèbres et de pluieNuit froide de Chong King

Depuis lorspassèrent les jours

rapidessans marques, sans pleurs et sans regrets

rafales d’oiseaux grisfeuilles d’automne

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parfois un euphorbe rougecomme au loin un feu dans un champ incliné

fumée légère vers le ciel vaste

Qu’es-tu devenue?

Nous fûmes tous lâchescette année-là lorsque nous

fûmes vaincusL’ennemi nous rattrapa

dans notre fuiteNous nous dîmes « à quoi bonpuisqu’ils sont plus fortsA quoi bon puisque l’Histoirenous abandonne »Le peuple renchérit :« Plutôt vivre rougeque mourir »Puis nous baissâmes la têtelarmes amèresNon aucun hommene peut être entièrement blâmé

Ainsi nous t’oubliâmesvautrés dans notre servitude

J’ignore si cette fleurest cruelle

mais le givre des champsderrière la maison

esttoute l’enfance pauvreodeur d’encre et de papier

corbeaux sur l’étendue blancheceps noirs alignés givre et gelée

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colline sous le ciel de craie sale

Mère depuis lorsdevenue femme très vieille

très vieilleque je vois s’éloigner jouraprès jour

corbeaux noirs sur la gelée blanche

Après six ans de peine ilrapporta les cendresde son père

pour qu’il repose en paix

Le devoir accompliil est cet homme sans bonheur ni malheurassis sur la pierre du seuilet fumantLa neige tombe sur ses cheveux

Hôte de personneouvre tes portes vers le Sud

Un chant de palmes s’élevaitdans la crypte du crépuscule

voiles rouges sur les sablessilence

toute la jeunesse sous les armesDes mesas de pierre fauve

pontons vers le cielpuis tombaient les étoiles

une à uneà l’appel du muezzin

Lancinement du déclin

Tout finit par arriverdans la vie d’un homme

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tout homme vit mille vies

il ne fut pas de ceux-làqui acceptèrent d’être vaincus

car toujours il vécutavec toi

blottiedans son cœur disparate

d’hôte de personne

sans larmes et sans ombre

Mais amères étaient les troupes défaitesdans chacune des trois guerres qui furent longuessans honneurLes hommes maudirent un destin sans gloire

Ce fut ces matins-làlorsque la mer

se retirelaissant coquilles mortes et varech noir

qu’un enfant debout sur la grèvevit la destruction de la raison

L’horizons’ouvre

soudainLes déserts de l’Utah sont les plus beaux du monde

des néons rouges pendentsur la crête des canyons violets

L’aigle royaldu drapeau plane parmi les étoilesonyx porphyre gypse et chrysolithe

pigments ocressur la peau des lézards

Et bien avant notre retour de Cathay

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(toute la familledans une Buick Riviera)

bien avant que nous fûmes six(assis en rang d’oignons

heureuxdevant la grande glissade de roche bleue de Yosemite)

nous venions déjà de Manhattantout droit d’un drôle de temps et ça

gueulait de partout en ces sixtiesPAIX AU VIET-NAM!

Les autres : écrasez ces macaques crush /crash /

pin them down /FUCK THEM, enculés!

Johnson Mac Namara et Dean Ruskpas farauds

et leurs nez pendaient pendantque Westmoreland continuait de paraderDans l’armée être conc’est pas décisif mais ça aide

Et des nègres arrogants qui vous narguaienten vous cabossant la bagnole

les follesqui se roulaient à poil Downtown

enveloppées de voix obscènessoul

alors on a eu sa claque de c’t’Amériqueon a eu marre

des WASP qui foutaient le feu au Tonkinde ce Black Panther

qui avait violé six blanches par idéologie etdes quartiers incendiés et des magasins razziés on a eu marrede c’t’Amérique hagarde de la fin des annéessoixante

et on a foutu le camp de ce foutoir pourcamper derrière les Lances de Breda

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juste derrière le paisible Pradodans un petit jardin touffu près du Retirolà

en Europede chêne vert et de Ménines

pour guérir du cancerde la rancune de la haine et du sexe

Cancer était une atroce symphoniequi se mâlait au sang et à la mémoireimprégnait chacune des fibres de l’âme (si

elle existe)façon de dire

combien la maladie roulait dansle moindre recoin du corps

En Europetascas et flamencoles oliviers d’argentroulaient comme les flots d’un largetorrent / Tolède sur le Tage /l’âme droite de siècles noirsle ciel bleu indigoportait de lourds galionstoutes voiles gonfléesvers Cipango

(alors mon p’tit père on te le ditelle va crever

et très vite mêmevous pouvezbande de p’tits consdanser la samba ou le tam-tam

Demainelle mourra bien doucementen vieille dame très digne qu’elle estmettant fin à ses joursavec un bon somnifères’allongera au pied d’un if

à Patmosalors vous pourrez danser la sambaou si le cœur vous en ditvenir piller sa maison qui a encore fière allure

en coxant les bijoux et en laissant les livres)

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L’indicible misèrede Hanoï

il dit cela les yeux baisséset puis il me raconta ce que moi

j’avais vu /le tramway de 1905

brinquebalant dans l’ancienne rue de la Soieles maisons coloniales délabrées

non la ville n’avait jamais été

très bellemême au temps des Gouverneurs gantés de blanc

messieurs les coloniaux en képis et casquettesles métis

les nhacsPoulo Condor

dont jamais on neparlait

ma vie serre-toicomme hardes dans ce baluchon

cette procession sur le Pont Doumergris sur le Fleuve Rouge

de vieilles femmes grises

hâves /hagardes /

servitude d’une pauvreté de fer

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le ferd’une prison

sans nomcamions-ferraille

« je suis nourrie, vêtue, soignéemais je n’ai pas d’espérance » était-elle

nourrie seulement

cette petite qui sanglotait au milieu de la nuitsur le sein de ma mère

Alors, marchant dans le parc ensoleilléqui est le nôtre

où nous sommes comme des dieuxsans le savoir

j’ai fait abandonde ce que tu aimes

Guérissez-moi, ô Maître

de la maladie

du mondeils s’en allaient sur les merssans maîtres et sans butainsi sur les eaux hostilesrichesse et bonheurperles et diamantsdans la gloire des bannières et des fuméesou l’indéchiffrable destinc’était celala Cité d’Orchercherau-delà des portulans

chercherdans le silence des astresenveloppés de l’éternelle nuit

de l’univers

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Et cette blessure est sans remèdecette mémoire sans prescription

sans relâche ils bâtissaient sur les lagunes bleuesdes cités de marbre et d’argent

toutes ces futures ruinesde leur propre chaos

poèmes de pierre et de métal« Et ceci est l’œuvre de la Raison »l’insondable temps aux yeux morts

dont la fillemélancolique mélodieuse

erre dans les halls déserts des fondations

Désormais la mémoire ne peutplus être perdue

Mais elle est morte. Nous errons, ses orphelins.

Le plus grand de ce sièclehere he liesunder the blue grassunder the blue skySan Michele islandlight

lagunalion

perles et diamantspoussières

lefruit de ton sexe

lamangue obscure de ton sexe blond

ce poing de cuir noir qui fracasse le miroir

under the sky

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under the blue grassthe blond grass of your sex

éclatelatex

ton dos de marbre fluides’écoulent tes reins

et s’évasent tes fesses puresau sommet de l’arbre double

la déchirure-hibiscuséclate

le fruittouffu

perlé d’étoilesdiamants

argile et moussemoyeu graissé humide

la roue molle du ciel désertde l’erg nocturne

d’une chambre au Hiltonet c’était encore plus beauque la nuit d’Ucello

brune et doréeavec ses bannières de brocart

ses cuirasses d’argentses puissants chevaux blancs

L’on trouvait des capotes anglaises dans les distributeursautomatiques des pissotières

le long du mur de Berlinvaste division du cœur

Je t’appelais encoredu fond de l’Allemagnemeurtrie par les néons des barbelés et les miradorserrant dans Kurfürstendammet finissant ma vie d’enfantdans ce dancing circulaireoù les filles invitaient par téléphone

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un garçon mit der bürste (EXIT)

Les pneus crissaient sur le goudron bosseléde Harlem

on blaguait on riait vaguement dans la grosse Chevroleton faisait semblant de vivrel’Amérique

pendant qu’on rêvait de cerisiers blancssur l’Hudson qui roulait les corpsdes nègres d’une guerre antique

passé inavouable d’une nationà moins qu’il ne fût d’une fille perdue et d’un homme mortd’un homme mort et amerassis sur le siège avantIl blaguait et faisait semblant

de riredans le flot lumineux

qui s’écoulait comme la rumeur du siècleà mille pieds au-dessus des vastes ténèbres

du Fleuve Obscur

« Nous caressons maintenantles orties

sans souffrir » dit le séducteurJe peux me pencher sur l’Histoire

avec la patience du plongeurJe n’entends que le bruit de sable

de mon souffleLe jour est vert

lenteur du songe

l’absence difforme de la Raison

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Ce fut dans le fracasdes cuivres et des tambours

trompettes, trombones, buccins

ce fut l’écroulementdes bannières et des fifres

dans le halètement des hélicoptèresle déchirement des ballesle cri de bête des femmes ensanglantées

On se battaitjusque dans le cœur

de la villequi saignait

par toutes ses artèresLa foule

courait vers les ambassades closesescaladait les grilles des chancelleries

Le sang giclait dans nos salles à manger

la foulecourait jusqu’au port

les eaux calmes lapaient le béton des docksles hélicoptères

s’élançaient brutalement vers l’horizon blanc

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Les porte-avions attendaientimpavides et fumants

et l’œil jaunâtre de l’horreurse planta au milieu de nous

Noche Tristeils fuyaient Tehotchtilan

Bon Dieu!Cela ne nous arrivera

pas /non cela ne

et depuis lors nous avons vécudes jours somme toute assez tranquillesjours tranquilles oui ce fut

dans l’écroulement des bannièreset des fifres

aucun chariotni de la chèvre, ni du cerf

ni du bœuf

ne nous sauvera

et Clichy a tant changéMiller mon vieux

N’y a plus de terrasses ni de treillesni de jardinets ni d’Américains

en guoguette

et Rome se peupla de tant d’esclavesqu’elle en prit l’esprit

et les légions demandaient toujours plus (Gibbons)de sorte que

« ô musique garde nous du feu et des flots »(au fond

nous ne demandons qu’à mourir

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en douceuren écoutant Mozart)

Les légions demandaient toujours plusde sorte que

ce ne fut pas la guerremais la paix

qui causa notre épuisement

L’huile qui était si abondantefit défaut

le courage qui était si abondantfit défaut

Jour après jour Romefut investie par les esclaves

qui venaient du Sud

Les guerres d’Empire furent le prélude denotre fin

le sanggiclait

dans nos salles à manger

L’avilissement du stylece qu’il craignait pour lui-même

et les marées portaient sargasses et déchetssur les plages d’Ouest

Pleure les gloires nouvellesLa musique ne nous protègera plus

ni des flots ni du feu

Bildung und VerbildungIl vit la peau tatouée de la Terreet dans un grand saccage d’images brutales

il fut envahi de bruits

C’était le bourdonnement du mondeplus vaste que le désordre

de l’âme

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La veulerie des fouleset l’espace des fleuves

la tyrannie de l’Estet le flot de la nuit

Alors il futle refuge du monde

et le refus du sièclel’agrément du destin

le déni de l’Histoire

Ce fut ainsi qu’il demeurasur le penchant

de la montagneSeul

environné de brumesCe fut l’adieu à toutes les saisons

et le vaste automne mélancoliquel’environnait

Roses blanches des brumesindécision de la parole

un torrent roulait entre les pierresImmergé il était

dans la rumeur océaneCe fut très loin

du mondece silence des veines

pur rythmeEntouré de lions et de tigres

de panthères, d’ours et de bufflesainsi il demeurait dans la forêt obscure

sans craintedans l’indicible oubli

La fraîcheur de la montagnela blancheur des roses

le pénétraientIl était la voûte sous laquelle

se dissipent monde et soi

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il était ces pâturages oùcroît l’herbe verte de la mer

il était le fruit de lui-mêmeoù non-être se déploie

L’effort justeest le huitième chemin

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Plaisir et musiqueinstants ailés

irai-je comme l’ennemi de moi-mêmeniant fortune et délices?

J’entendaisaux limites de l’été munificent

l’appel d’Echonarcose de l’être

éclose des pluies

Je te livrerai à l’empire de mes brastoi prudente des désirs

toute tremblantetendre érable sous la bruine

s’ouvrirale doux portique de tes forêts

ta bouche à ma langue

car veillent des dieux paisiblessur l’orage et le soupir

à jamais quitte la gloire et l’enfer

d’Utah beachtous ces garçons clairs morts pour notre liberté

ô OmahaQu’est-ce que l’Amérique?

les verts pâturages de l’espérance

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et les petites maisons de Williamsburg sous cellophanedeux siècles seulement d’histoire pour l’étoile de la libertéquelques arpents de sablede la Nouvelle Amsterdamjusqu’au Mur des Indiensl’ogre des nègrespuis leur terre la moins vainel’océan des moissonsla palpitation de trois lampes

dans la nuit tombanteen un vallon de Pennsylvanie

la gloire des Français ô Rochambeau ô de Grassela générosité candidela rapacitéle cynismele pardon des prairies, des forêts et des lacsl’indiscutable grandeur de l’homme dans l’effortl’indiscutable grandeur de l’homme dans l’espoirl’humilité des Hamish cousant leurs patchworksle crimela lutte et les pionniersle pays inoubliable d’Absalon

ô Absalon parmi tes chênes en lambeauxles bras noueux du rouge Mississippi

Scarlet O’Harales flammes immortelles d’une guerre amèreet fertile

la gésine de notre mondela jeune mère du futurla Lettre Ecarlatele Thanksgiving Day

(douce neige de la Nouvelle Angleterreet les grosses bagnoles dormant dans les allées)

l’oiseau Starling

et la pure Manhattan surgitdans l’été indien

d’or, de nacre, dela douce bonté des sèves et de l’amour

la brutalité de Theodore Roosevelt

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la bassesse papelarde de Lyndon Baines Johnson

(à Sutton Place Emmanuellepoussait sur son tricycle rouge

nous étions jeunes et heureux)CarnegieCarnegie HallMister Frickla Frick collectionFordla Ford Foundation

et partout la liberté

Qu’est-ce que l’Amérique?la fabrication du rêvela dilatation du regardle Grand Avoirl’en allée des fleuves

et des plainesla sourde puissance des Rocheusesun homme de nulle part qui s’en vala route

le néant des villesUn poème sans fin

où roule le halètement des linotypesde grands arbres rougesl’arc-en-ciel de Charleston et les chiens

de Little Rockle savoir du mondema haine et ma gratitudele flot de l’humaine mansuétudeles couteaux de l’humaine cruauté

le monde de Christinales tombes inconnues Faulknerà Oxford Mississippi / Hemingway à Ketchum

la pitié et l’arrogance

la foi en Dieu (le leur)

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l’eau du baptêmele terrible désir de vivre

l’argent plus fertileque les sources

la paix du Wyoming où dorment les bisonset la plaine de Gettysburg

où j’ai rêvé dans la lumière jauned’août

la foliel’espace

le soufflele ciel

le volle meurtre

la foulel’expansion du devenir

l’égalité de l’espérancela ferveur démocratique

l’inflation sentimentalela puissance des images

la civilisation du travailun sommeil paradoxal couvrant la nuit et le jour

le marmonnement d’un monstre sans répit

les blés mûrs à perte de vueles Dakotas de la libération dans la nuit d’Europe

le chant profond de l’Ohioet la rumeur des Grands Lacs

lorsque perlent les lumières des scieriesdans la nuit sans messager

l’immense parturition du labeurl’infatigable noria des Géants

roueschaînes

turbinesembrayages

autoroutesla forge de Vulcain à Canton Illinois – « que voulez-

vous ces grands gaillards travaillentdeux fois plus

vite que nouset deux fois plus » –

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les brumes à Detroit au petit jour

et le soleil de San Diegolustrant le corps de l’océan voluptueux

la symphonie du Pacifiquela marche du monde vers l’Ouest

Gary Cooperseul

dans la grand’rueEt nous fûmes des millions

à siffler trois fois« si toi aussi tu m’abandonnes »

les G.I. lancés sur Utah Beachtous les héros anonymes de notre liberté

ô Omaha!Chante, mémoire

avec les trompettes de Glenn MillerLiège et Bastogne et la bataille de Midway

Souviens-toi des radios grésillant dans les soupentesen Hanoï à genoux notre peur notre fierté

mutiléepuis le frémissement de notre sang

au grondement des chars Shermandans la rue des Voiles reconquise

Qu’est-ce que l’Amérique?sa violence

qui est la nôtresa force

qui fut la nôtreson bonheur d’être

qui sera le nôtreses fautes

que nous avons partagéessa tranquillité et sa sérénité / son angoisse /

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sa langue allègre ouverte à l’infini

sa peau de léopard

sa capacité de se relever après un coup durl’alcool le sexela drogue la guerre le remordsle reniement le coup de feules fous qui captent l’électricité noire

d’une nationles procès truqués les communiqués bidonsle grignotage des larvesles assassins du dimanche

l’angoisse des motelsla Crise

qu’est-ce que l’Amérique?ses coffee shops glauques ses Howard Johnson feutrésses autoroutes l’échangeur monstre de Miami où

meurt Jane Mansfieldses gros seins étalés sur la banquette

arrièreles oranges Sunkist et les Red Delicious luisant

aux étals du Chinoiset nous étions un peu ivres de leurs arômes

en ces nuits de Haïphonget de Hong Kong

le chant du Troisième Hommeet la dame de Shanghaï

le vaste regard calmedu Pacifique

Je vois le Pacifique en marche dans l’espacesous une pluie de diamants noirs etde forsythias lumineux

je vois l’Univers Insoupçonnéoù l’homme est un géant qu’habitent

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des multitudes

je vois la vague puissante des désirss’apaiser dans la pâleurd’une inépuisable saison

je vois la vastitié de ton corps tendreoffert à ma jeunesse renéepinèdes sombres d’une secrète vallée

je vois le futur ravagé de feux et d’éclairspuis le scintillement du soleil sur les eauxmon incorruptible espérance

ors du temps indicible

le non-né

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Pourquoi désir talenthumilité constance

sont-ils comme le ventcontre invincible mur

sans force sans armesvides de tout prestige

dénuées de charmes

face à ta beauté pure

Que je réapprenne, aujourd’hui et demain,la poésie vaine d’une époque épuisée

dans ses atours mielleuxvanité du discours

perdu et malheureuxà ton refus heurté

(l’image de son corpspeuple mes paupières)

/ ……… // ……… // ……… /

« Je rêvais, m’écrivit-il,d’une Amérique oubliée,

animée par le cri de l’engoulevent »

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ALORS

je songeaià la rose mauve qui s’ouvre entre tes cuisses

Le bonheur d’aoûtLes eaux se déployaient

sous les voilesqui vers l’ouest glissaient

sans hâte et sans pitié

Le triomphe de l’été soyeuxet la respiration de l’homme sans accomplissement

« tout doux, tout doux »susurrait

dans le silence des soufflesquelque oiseau aquatique

Ce fut l’énigme de l’espacequi s’élargissait dans une chambre

demain abolieà jamais captive

elle fut à luiAlors

il se souvint que toujoursil fut libre

Il se souvint du temps de sa royautésur l’oasis de palmes

écoutant le chant de l’erg et des sablessur lesquels pleuvaient

des étoiles multicoloresDans la nuit mortelle se croisaient

des patrouilles aveuglesDes sentinelles aux yeux bandés

guettaient le roulementd’une pierre dans l’oued

les pleurs du chacalC’était au sud du site amer

où Samson joua son dernier rôlesemble-t-il

(car ce n’était qu’une rumeurlaissée par les siècles

imprécise

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nullement vérifiéeque Hollywood y vint une fois

ne laissant d’autre tracedans la mémoire labile

des pasteurs et des marchands)C’était le temps

de ses virginaux vingt ansla misère semblait massivela guerre universellela jeunesse désespérée

l’amour était une prison

Puis avril déchiré vint en mai dévastéet mai en août

Dominiquetu fus à lui

avant qu’il ne finîtce poème du doute

Liberté, libertéd’être

le temps n’est qu’ignoranceL’oasis luisait

dans les plis d’un antique désertQu’on lave l’amertume et le sel

qu’on répande l’armoise et les fleurssur ce lit

où s’étend ton ample corps bombé

Les vaisseaux pensifsglissaient

sans hâte et sans pitiédans le chant de l’espace

où se perdent les fleuvessans âge

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66

Gritos

Keep tus gritos in tucuerpo

Un continent se balade dans ton corpsJe naviguais

avec elle (l’Innommée)dans la mer du Kansas

à 60 mph Un mecen costume de cow boy

stetsonbotteséperons

s’accouda au comptoirpuis nous repartîmes

pour Dodge CityUn flic nous arrêta avec sa sirènema terreur

est celle des espionslorsque je traverse un pont sans rambarde

à trois cent mètresau-dessus

des eaux« Are you ready

are you ready to suffer? »

au-dessus des eauxqui se tordent

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et c’est notre ventrequi se tord

Puis se lève un matin mauresqued’azur et de chaux

Vous êtes étendu les bras en croixsur la lèvre humide

de la plage

vous faîtes le grand plongeon dans le ciel

(Les filles sont allées se baigner avec elle)

PETITE CHANSON IMPROVISÉE SUR UNE PLAGE SEUL

Parce que je suis la victime de moi-mêmeje suis livré au tempsà moins que ce ne soit l’inverse

Parce que la moindre penséese grave comme le moindre actesur l’airain impitoyable

Parce que aujourd’hui et demainsont mêmes et sans parentécomme la flamme à la première et à la cinquième veille

Parce que ce qui soudain surgitfeu déchirant ou rose du plaisirmeurt soudain

Parce que je suis mon propre destinje me livre à Vousà moins que ce ne soit l’inverse

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Doncl’espace que je chantele temps que je pleure

n’existent pas

La parole qui lie les hommesle sentiment qui les sépare

n’existent pas

Ou bienils sont une antique conventionun jeu avec son double

Et c’est une bien grande cruautéqu’encore et toujours

je vis

(Racheter ses partset les brûler)

Dans l’aube furtiveune fraîcheur venait des pins

« J’ai besoin de toi » pleurnichait-elleIl répondit : « je te demande pardon »

L’air souple portait la bontéet toute la détresse

d’un couple moderne

Assieds-toi entre les deux lions absurdeset grandioses de Mycènes puis écoute :L’avenir n’est que nostalgiel’oubli n’efface rienLes voyageurs sont ahurisles sites les temples les noms se bousculent et se confondent

dans leurs rêvasserieset leur propre nom est Personneet le voyage est sans fin

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interminable verdict

Tu halètes dans la poussière et la touffeurde l’ététa tête est couverte d’un voile de sangUn chirurgien tranche à grands coupsdans la chair de notre époqueNous sommes tous des inconnus dans le trainsur l’autoroute et sur les débarcadères

Tu te meus dans une structure d’ennuiQuelqu’un constamment marmonneune langue inintelligibleTu songes à un corps ample et fiermais déesse est ombre en fuiteLe monde s’agite il semble attendrela fin de quelque choseObscurément il espère la guerre

Anatta

Le sommeil est une lente contréelogée dans un œilUne seule saison sans finy règle l’ombre des plagesla lumière des montagnesLe voyageur par désespoir passe ses portiquesamer et pantelantà la recherche d’un lieu où souffrir moinsIl est vrai que la température y est tièdeEt si l’esprit tourmenté reste inapaisédu moins amour est-il sans douleur :on a laissé le corps sur un autre rivageEt l’angoisse est réversible :toujours dans le rêve chacun saitqu’il rêveLe sommeil est terre de pardon et de transit.

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Et puis sans âge sont les êtresJeunesse et vieillesse n’ont plus de sensrides et corps restent hors du tempsParfois un pas résonne dans une rue obscureles mots tintent comme le son d’une pierre

Ni la vie ni la mortne sont clientes de ce passageLa mort rien n’abolit etla vie à rien ne ressembleForêt obscure où surgissent et passentVirgile et la louvequelque passager de la brume

Parfois une joie étrangère à la terreet toujours cette rumeur informeoù douceur et mélancolieattendent sans osercomme des gens de la maisondissimulés derrière les rideaux

Les adieux sont-ils des adieux?Telle brève rencontre ne durera-t-ellepas toujours?Le voyageur, navré, saitque la mort ne fut qu’un masqueet la vie un modeIl croise énigmes et symbolessans plus savoir d’où il vientS’ouvre béant un monde défiguréoù toujours un pas décroît

L’esprit se cogne aux murs de l’espritunivers sans espacetemps sans mémoireChacun devient le spectateur de lui-mêmethéâtre d’ombresles gestes se muentles mots se perdent

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A peine articulés messagess’évanouissentS’ouvre le monde de tous possibles

Paraissent des disparusdes monstres insoupçonnésdes sites antiques et merveilleuxqui nulle part n’avaient eu lieumontagnes d’argent, de cristalcités lacustres désertes comme la voûte du cielle visage de qui fut jadisaiméejeune comme la rose de l’aubepur comme l’enfant du Seigneur

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Puis sur la mer sans sommeilils virent l’île sacréeoù vivent les géants calmesdebout parmi des monts de cristal

Ils avaient traversé, nuset malheureux, l’œil bariolédu monde, apprenant syllabepar syllabe un langage inconnu

Peu à peu ils s’étaient libérésde leurs terreurs, de leurs tragédiesLe sang qui sur leur face fumaits’était lavé aux moussons

Peu à peu ils avaient parcourule long chemin qui mèneau non-avoir, au non-êtreIls oublièrent l’Arbre Désertique

Leur chance fut qu’en une vie Ici, Iciils avaient aimé toutes leurs femmes jadisrencontrées, visité les terres où jadisils vécurent, rendant leur dû et leur mémoire

Ainsi avaient-ils expiéFortune innombrable! Ils reconnurent

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leur destin aux signes du CielQue loué soit le Maître et Seigneur!

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Relation 4

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L’homme est des grands fleuves d’Asiele Fleuve Rouge, le Mékong

le Gange originel, l’Irrawaddi inoubliable

puis le Yang Tséqui descend vers les villes

et les pluies

L’homme est des mers Méditerranéesil ne choisit pas entre le juste et l’injusteil ne choisit pas entre le limon et l’azur

Tandis que fume le sang surdes provinces dévastées

s’écoule le flux de Tout/ l’ensemble des choses /

L’homme vécut aussidans le plus vaste désert

Maître du sonil veillait sur le départ des convois

vers le SudMaître

du rythmela chute

des astres et des météoresle peuplait

d’une

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danse

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Feldspathcouleur de l’enfance à Haïphong

comme le bruit de la pluie

et un beau jourparce que le hasard est la force

formidable qui règle le tempsBao Daï

l’empereur

vint dîner 9 avenue de la Bourdonnais« Je remonterai sur le trône »

dit-il tranquillementSon œil ne bougea pas

ni son masque

non certes lui mendigot impassiblemais la famille des Nguyên

DominiqueComme le bruit de la pluiela couleur des estuaires limoneuxil glissait dans la conversationson nom n’importe quoiun souvenir quelconque les enfants la maladiedu mari

Un souvenir quelconqueRivière des Perles, Hong Kong,

le balancement de la jonque cette nuit-làdevant Kowloon qui brillait comme le Nouveau Monde

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félicité de la baie toute blanchel’eau phosphorescente et luxedes années perdues

n’importe quoiqui pût l’évoquercorps de reine

« le sagese complaît dans l’eau »

dit Pound(l’eau du songe)

Selon une très antique méditationle temps qui est la substance de l’universn’existe pas

Peut-être pas son visage actuelni vraiment son corps puissant peut-être

mais sans aucun douteelle, sa fierté boudeuse

et sa jubilante beautécette candeur enfantine

il y a un siècle,vraiment

sur ce rivage de moire des mers du Sudparmi les temples moussus aux colonnes rougesverdure grasse et profonde

dont laque luitdans clarté d’or

de la mer et du cielQuelque part

entre la Boca de Tigre et le Fuchiencet amour

eut lieuau siècle de Tseu Hi

elle, sa beautél’éclat desa chairsa naïveté émerveillante

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il y a un sièclevolupté, pureté

terre, ciel, mer, pulpesChine du Sud

Son corps : la somptuositédu monde

Sa candeur : le rêvede l’enfance

Sa fierté : le mystèredes reines

Son amour : l’énigmede la générosité

l’incompréhensible prodigalitéde la musique et des monarques

… Du Delta du Fleuve Rougel’indicible tristesse

Les tams-tams sont tendusde peau de buffle

Les guetteurs des villages y frappentde toute la force de leurs bras maigres

avec des bâtons trapusaux bords tranchants

qui blessent le cœurLes gardes s’appellent dans le noirles voleurs s’enfuient derrière les bambousC’est l’enfancedans la nuit du Tonkin

famineMartèlement des ténèbres

se mêle au battement du sangLa campagne

sans feux ni dieuxest une chair martyrisée

Voici :dans l’Obscurcissement naissent les troublesQuand s’éteint la lumière vient le désespoirAlors l’Empire est ébranlé sur ses bases mêmesCela s’appelle la révolte

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Elle devient la Révolution

Mais :laque rouge du Kwangtungencens calmerevenir à l’harmonie du Ciel et de la TerreCela s’appelle la voluptéde l’Autre EpouseL’innocence retrouvée :reconquérir un siècle échuC’est s’ouvrir les lèvresd’un monde nouveau

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Troie incendiéeTroie violée par une bêteAlors il voulut mourirCrocs du monstre dans son ventre

La mer vineuse fut couverted’un éternel deuil

Une silhouette noire sur les fleuvesqui roulaient sang et mémoire

Un à un les dieux se levèrentil devait expierIl entra dans l’existencecomme en enfer

La folie et la mortfurent ses hôtes secretsIl pénétra le sexese baigna à l’Autre Rive

Etranger sache ceciun homme peut vivrel’intérieur entièrement brûléil peut vivre ayant tout abandonné

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Sache aussi qu’un mortpeut se mouvoir rire mangersache que jamais il ne retrouvasa demeure chérie qui l’enfance abrita

(Ainsi Ithaque et Troie sontmême terre

D’où la mission de l’hommefonder nouvelle patrie)

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« Toutesles femmes sont belles

et je n’ai pas connu de ribaudes »L’été

toujours troua l’enferDans les ténèbres

couleurs de Loire et d’Abyssinieme firent

vêtementsglorieux, très doux

Soie :l’âme est fraîche

la chair plus pure qu’un lait de brebis(ton corps bombait vainqueur

contre mes cuisses)Un souffle élargissait les eaux calmes

Je t’aime tu es la beauté de la Terre

Sur la grand’routeils partirent Ce pays

est celui de la routeJe parle de l’Amérique

de l’inlassable Minnesotadu vert Kentucky

« Pourquoi êtes-vous revenu de L.A.? »« Because here I am a man » dit

le serveur noir dans un gros rire blancmoelleux

« La patronne, cette maison, c’est ma famille »

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here Saint Charles street New Orleans Louisianaoù passent encore les calèches

qui ne sont pas d’eau noireet cela cherchez à le comprendre

vous le comprendrezComme ce jour-là au cœur des Carolinesce coin de terre oublié des hommesun champ de coton maigre brûlé par l’injuste après-midiCueillettedu coton

comme au tempsténébreux d’Absalon

case déglinguée au bord du cheminDes négrillons miséreux

piaillaientUn vieux nègre qui portait

le faix du monde et la noblesse de la mémoirepassait

ombre de l’ombresi noir qu’il était bleu et gris poussière

lentement il souleva son chapeautout en cheminant

sans détourner la tête ni le regardet ainsi il passa

Comprenne qui pourrabeau salut

des miséreux et des vagabonds

« sur la grand’routeoù je me cherchais moi-même

comme dans toutes les femmes »

et au sortir du coffee-shop de bois de hickoryun gus s’approche rêveur de la Mustangles godasses enfoncées dans cette terre rouge infertile

qui fait mal aux poumons, aux paupièresrêveur rêvant devant non la fastback d’or

mais sa petite plaque bleue outre-mer« ah vous venez de New York »

fit-il pensif comme Priamle regard fixé au-delà du cadavre d’Hector

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dans l’autre universcelui du paradis perdu

où tout vit encore, paisible, enfantin,pacifique et à jamais acquis (oh non

mon enfance, ma pensive adolescence personneni l’irréfutable oubli ni l’implacable présent

ni mes bourreaux ni mes enfants infidèlesne me l’abolira)

« I lived in New York »fit sa voix graisseuse de bourdon et de lard

sous ses yeux de pochardcernés de sang puis

il s’éloigna, le petit blanc du Sud,en enfonçant ses gros pieds

dans cette ingrate terre rougequi fait mal aux poumons

et c’est ainsique je vis le Sud Profond

Vieux fleuveinfatigable

l’en-dedans insondable jour et nuit travailleAmer est le vin des hommes perdus

quelle que soit l’heure

Sur l’or liquide et l’azurle Golden Gate

palpiteBrefs filets d’argent

jetéssur la Mer Rouge

poissons ailéssoudaines syllabes qui surgissent

et s’engloutissentje pense à toi

qui es la beauté de la TerreEt si tôt partie

la pluie qui rajeunitl’antique désert

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Paris cœur usél’ennui de soi-même : le déclin

d’une èreLao Kay et Cao Bang furent la foudre

sur les rempartsHéroïsme sans gloire

malheur des vaincusL’Histoire passe :

« adieu! adieu!Now leaving the old lands of art and glory

we shall settle in East for a victory »et c’est le Pacifique

dont tu es la fille véritable

Tu en portes force et triomphe (là-bas tu vis)L’espace de ton corps

le bronze de ton sourireDans tes yeux d’émigrée

je lis la géographie de demain : ces terresoù tu vécus,

où tu es revenueaprès notre nuit européenne

le Viêt-Nam crucifiéla gloire de Hong Kong

le Japon qui nourrit les astres futurset la Chine qui se lève

pour le prochain siècleDominique

Je n’oublie ni San Francisconi Perth

ni SingapourPars et me laisse, n’importe

car serai à tes côtéssur ces mers et ces rivages

où se fabrique l’avenirTraverse le Golfe de Carpentrie et la Mer Intérieure

la mer des Célèbes et la mer de TimorPorte mon salut à Penang et à Séoul

recueille le sable que j’ai foulé au Kan-suétends-toi, confiante, émerveillée,

faceà Repulse Bay

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où une fête j’ai donnéVers toi je viens

à la source du renouveauI come to seeke the spring

Tu es l’Autre EpouseTu n’es pas le domaine mais l’espace

tu n’es pas le rite mais l’actenon la rive mais la promesse

Tes épaules d’ivoire, tes bras rondsla puissance de ta chair

puretédes aubes sans maître

chant de renaissanceet c’est une musique retrouvée

sur les aîtres d’une existencequi a échappé à la mémoire

Renouvelle mon corpsrafraîchis ma force

construis sur ces lieu antiquesune civilisation neuve

qu’exiléje sentis à ma langue

sur tes cuisses violenteset dans ton doux sexe parfumé de vierge

sans maître« Tuez-les tuez-les »

criait cette voix de femme dans Hanoï écraséepar les ténèbres

Un peuple se ruaitpour nous

massacrertous

(Non je ne pleurerai pas)papa et les oncles étaient à l’étage

avec leurs cannes à pêcheOn attendait l’honneur français

mais femmes enfants domestiques chiens et chatsétaient égorgés

« En deux jours l’armée les balaiera »grommela l’oncle Charles

comme tous les petits blancs

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quarterons et métisdemi-annamites qui avaient

vénéré Pétain Decoux puis de Gaulle Leclercet toujours la France

Les mots sont froidsma chérie

et nous vivons déjà unautre siècle

les mots sans poésiemaitenant je sais

la cause et le départ deschoses : océans secrets, constance des plaines,le chant pur, qui s’enfle, des aurores sans maîtreô Siècle, ô mémoire,

sachez pourquoi j’aime

Amitié des femmes et des feuillesdouceur

sans remords de la langue cruelle, des mainsje couvre et pénètre ta bouche et cris blancston corps plus vaste que l’empire de Koublaï

Bonheurde ton silence affamé mes vocablestracent un sentier de lumière qui t’étonnedans le labyrinthe de tes peurs

mon amour

Tenir dans m paume ton cri dur et percerl’iris obscur de ton êtreje peuple tes continents opulents d’enfants loquaces

et de pères farouches(Je t’aime, tu es la beauté de la terre)

Et si les mots sont trop pauvreston corps ample, vague et dunepoèmel’atroce naïveté de l’Histoire poèmel’orgueil de tes pommettes

poèmela puissance de tes reins

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est poème le plus vasteRecueille ce qui ne peut

être livré à JérusalemTu es l’Autre Epouse

lointaine / impermanentevers qui certaines nuits saturées de jasmin

s’échappe un roiun dieu :

Détacher une syllabepour qu’elle reste

mélodieuseTon visage est jardin

des léopardsJ’ai aimé justice moins qu’équitéSans cesse commence le commencementLe yang du yin et l’œil de la joie

et tout le jourfut l’image répétée de l’évasement

de ton ventrepureté de la chairpureté du désertl’éblouissement de Bou SaadaCes ocres ces mauves l’œil violet du couchantet l’inguérissable azur qui envahitles membres et le cœuret les nuits séculaires balafrées de météoresles palmeraies vernisséeset l’immobilité des roches et de l’êtrele temps pétrifié

sur les pistes et les ergspuis s’arrachant à la pesanteur

on fit route vers l’horizonpleins gaz Le command car

roulait dans le silence qui vrombissaittandis que se déployaient les songesUne tente flottait dans le simoun

Un oued secUn fou arrosait les oliviers nains

l’espace nouveau l’oubli de Dieu dans les veines

grands fleuves videsl’air gonflait la djellaba de laine blanche

et la poitrine était ce désert transparent

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Ora pro nobis peccatoribusin hora mortis nostrae

Que la vie soit mort / que la mort soit viesans cesse commence le commencementAccepte la richesse comme la pauvretéle péché est le bien

quand vibrent les cinq couleursaux frontières du sud

dans les sables d’une chambreAinsi se trouve l’homme

en quête de lui-mêmeloin de la colère

qui est le seul péchéhors l’amertume

la seule misère

Midi sur les pistesApollon sur son char au timon d’or

le ciel viergelentement s’approchait depuis la limite

de la terrel’oasis touffue

brillaitprofonde émeraude sur le satin des sables

Musique du ruisseletodeur de feuilles et de poivrons

et puis ce musc secretdans la bouche se

répandaitmer pensive

beauté d’un corps sans ombrela charité des dunes et des palmes

qui s’ouvraientfut l’inoubliable poème

de la construction du mondeEn se penchantle soldat vit son visage juvénileAucune pensée ne traversa l’espace infiniCe fut le don de l’eau :les lèvres a peine altéréestrouvèrent paix et reposL’air,

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dis-je,était parfumé

et l’êtreréuni à lui-même

était plus ampleque le ciel

Here I find the spring

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Il n’est qu’une seule Annala sœur d’Oblonski (Stiva

ou Stepan, qui est la moitié du comteLéon Tolstoï)

Ses épaules d’ivoire, ses bras ronds,sa démarche rapide et légèresa fierté

aux yeux vulnérables (tout comme toi Dominique)

« Tu n’as aucun sens politique »raillait Chevènementin venenum et caetera et caetera

Les nhà quê en haillons portaient la terrevers la digue qui craquait

ciel désespéré, eaux grondantesLe chef du village / turban et tunique noirs /

glissa à père dans le vent aigre :« voyez-vous, seigneur,

s’il n’était pas françaisvotre fils

serait parmi ces enfants »J’avais six ans

Ce fut ainsi que j’entendis basculer mon siècle

Depuis lors j’ai vécuavec le Grand Livre Mélancolique

Dans le nouveau Royaume du Milieul’anarchie des mœurs et des sentimentsAvec le temps la jalousie elle-mêmeperdait ses dagues, ses tisons

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comme l’aube des jours cruels

« Elle a un amant pour sûrB. ou M. »

se dit-ilLe valet de pique se tient

aux côtés de la dame noireLe gand consolateur

écrivait Voltaire qui mourutcentenaire

Non, dis-je, non la consolationmais la neige qui s’épaissitengourdissant tubéreuses et marmottes

without any hope of spring

Avec neige vient silenceSeul bruit : un pas soyeux qui s’enfonce

A travers champs autour de Villeneuvejusqu’au sommet de Pujolscette grise blancheur

l’uniforme de toute viequi s’aperçoit par la vitre ruisselante

Je connais la racine de cette tristesse :non-retour

Arrache!

Pound dans sa cagetapait ses Cantos

à la vitesse d’une mitrailletteNous étions

sur la plus large alléedes âmes

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accoudés au Cheval AiléAu bout de la route en flammes

bordée de géantsla montagne-tombeau

veillée par les dignitairesdécapités

Je resterai bonmalgré l’inconnu posté

aux côtés de ma femmeJe ferai celui qui n’a pas vu

Tour à tour tout le monde se séparela tristesse enveloppe l’univers

Désunis nouscontinuons sur la route

neige et flammeset ce fut si seul

que je fis le tour de la marede Lumbini

où sa mère Le baignaBonheur et chagrin

les torts sont éternelscar le pardon est impuissant

contre l’incorruptible mémoireLa carte du triomphe

jamais ne vainc« Tire-toi » conseille Woody

C’est ben vrrâi que la carte du mondetient dans le creux de la mainet pis le joint le hasch la coca mieuxencore que le jetmers et continents couvrent notre corpsSplendeur des plages ténèbres des jungles

et les villesAlors Avenue of Americas

j’ai chanté l’homme sans nom, le poème sans nomPuis l’oubli des neiges avait recouvert

le Chant de Moi-mêmeJe est rien

ou tout ce qui affluedans les piaules de Barbès et de Bronx

les balles d’un tueur à gagesune blonde à poil que se partageaient

6 millions de mecs

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Puisque le plein est vide et le vide pleinet que le moi ni n’existe ni n’existe pasPuisque aucun dharma n’a de substanceet que la réalité n’est que dans la mesure oùelle n’est pasPuisque rien jamais n’a de finmais n’est pas infini

je chante l’absence

Puisque m’habite le Chant du Seigneurje chante le monde infidèleet la beauté vaineje chante chagrin et bonheur ensemble tressés

Rien n’égale le Chant du SeigneurDe là l’amour des îles roses et bleuesvoguant sur les eaux voluptueusesDe là une syllabe

souple et lentecomme le vol de l’aigle blancdans l’arc du couchant

Je suis celui qui a chaque pas dis merciJe suis l’errant qui épuise le mondeJe suis celui qui sans répit fatigue les routesdans l’amitié des feuilles et des femmesL’Epouse donne le Ritel’Autre Epouse ouvre l’Espaceles amies tantôt livrent une forêttantôt lèvent une voile

et la Mère mène à la Loiqui est la liberté

Fil de feu

dans l’obscurité

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Un seul chant vraiRien ne peut l’interrompreni la lassitude de l’orchestre et des chanteursni les lueurs du matinni la peur de cet inconnu

qui marche à mes côtéset me ressemble

ni la pitié des jours heureuxni l’énigme désespérée du déclinni l’intolérable vulgarité

de la boucheni le mal secret

et horriblequi nous a détruits

ni la volupté ni la chair enchantéed’un magnolia

soudainoffert à l’émerveillement

car en vérité tout celaest aussi Chant du Seigneur

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L’aigle blanc des mersétend ses ailes

sur le silence des eaux

Et làimmobile

dans l’équilibre de l’air précisde la turquoise si claire si pure

qui jusqu’à l’infini du cœur

se déploie

il est le signe

Le point couvre l’universsuspendu sur le flux des fleurs qui naissent de l’œilNulle trace n’en demeure dans la mémoirecar la semence ignore la fleuret la fleur n’a aucun souvenir de la graine

Mais l’instant mêmeest maître des trois mondes

s’il repose sur le silenceSurgit la liberté libre

de tout amour et de toute hainesans choix sans but sans nation

libre de la tyrannie des Six Souverains

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Alors le plus petit rejoint le plus grandTombent les habits du monde

(l’exact et l’inexactl’hibiscus parfumé du sexe et la

peau cuivrée des femmes nomadesle sel doux des pierres ponces

la brise qui porte la voile et le corpsdans l’espace fugitif de l’aube)

et se dissolvent fuméesdes feux de campêche

qu’esclaves et marins perdus allumentsur des îles qu’aucune carte ne connaît

Dans cet instant-silence aiguse fiche l’éternité / sa substance sans substance /

La suspensiondu rêve sans trêve

chacun (fragmentspar milliers épars à travers

le vide vide)se fond dans la tranquillité

Et l’esprit est ressaisicar c’est par l’espritque l’esprit peut être maîtrisé

Se réalise ainsila prophétie : « plus tardon trouvera et on transmettra »

L’homme qui se nomme Tou Tchienl’hôte d’un momentflâneur des fleuves et des merscélèbre Li Po :

« La manche d’or gît intacte sur le rocherInfatigable est l’infirme octuple universAu cœur du ciel s’épanouit le souffle crééVogue le grand Phénix vers le mûrier solaire »

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Nous avons tant luttécette ville était peuplée de malheurs

nous avons tant luttéque la fatigue a rongé notre chairboursouflé notre visagelimé nos motsassourdi notre voix

nous avons tant souffertqu’il ne nous reste que la tendresse je

ne sais pas ce qui m’a prisde lui

raconter cette époque blafardelàon était allongés dans le lit

ce qu’une génération a enfouierevenir au peuple

la lumière de Cherchell et les ruinesde Tipasa (l’éblouissante Méditerranée)

on mitraillait dans un oued perduau sud de Djelfa

hommes / pierres / chacals / blindésconfondus pêle-mêle

chaos d’une même couleurrose sable éparpillé

dans l’infinie solitude des alfasqui moutonnaient jusqu’au ciel

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videet ce froid désertique

qui est l’attribut de l’éternitévaine

Lecœur est un voyageur solitaire

Ici et maintenantnous vivons tout en même temps

Il était làassis sur la terre taciturneà regarder les derniers feux des blés incendiésqui foraient la nuit pacifique

Vastes collines noiresl’obscure amitié des frères d’armeset la pureté des astres bleus quivers le sud désertique déclinaient

« L’avenir est incertain et nous,disait Lefèvre, ne parvenons pasà nous mettre cela dans la tête »banquiers, fonctionnaires ouatés

Il était làsous les stucs dorés du PlanL’impuissance des nantis et la neiges’enflait sur l’Europe riche et vaincue

la Nymphe parcourait prairies et vallonss’écriant « amour, amour,d’attente se gonfle mon cœurEn quel bosquet, à quelle source

te caches-tu? »Revenir au peupleparler simple

et encore parlerde la Vallée peuplée de malheurs

des chambres cernées de miroirs oùse terrent nos vrais enfants

Je fus heureux deux foisdit Ulysse

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La seconde fois ce fut une nuit dans la cour d’un motelà la sortie d’Oxford (Mississippi)ce que j’appelle être heureuxle corps-univers

la nuit pleine d’étoiles dans l’orbe du cœurcomment dire

l’annulation de la mémoirel’infinie tendresse qui fondait toutes choses en une

le distributeur automatique de Coca-Colaéclairé d’un néon seul les chambres endormies les étoiles invariables les acacias mystérieux la routedéserte les continents vides d’hommes août sans lumièreles fleuves sans reflet les troupeaux sans bergerle suspens de la durée comme un nuagesur les villes en sommeil les océans énigmatiques les paquebots lumineux dirigés versdes patries inexplicites l’espace des planètesl’absence des mots la musique de Mahler arrêtée surle seuil de l’indicible portique du monde-fantômecomme la jeune fille pure que notre âmeemporte, sans nom, sans visage, à jamais

rosebud

écorce loi route sycomore pluie flûteavoir vieux longtemps longtemps dur voûte éclat aiguille givre lèvres flux cuisse hanchesattente illusion jasmin flamme reconnais terrible difficile enclos prison l’autre l’autre comment? co

mment? balcon couchant soleil voir voir ténèbres flamme nufatigue feuille masque chien pourpre montagne asassoupi lib libbe flasque profond la Mèrerésille toit couteau libbe lib

mment? cru cruel oiseaux lentement vague mourir ss-sable

b’rté

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Pluie neigeprintemps automnechroniquedes tempsperdus

Bannières desoie dans le ventpins noirsdans la brume

Visagesmaisons de boislarmestuniques brodéespersonnene se souvient

Je suis assisDans la pénombreJadis

Des cavaliers s’éloignaientdans les collines roussesl’éclat d’une arme, d’un pommeau ciselédans le tourbillon de poussièrele cliquetis des sabres, d’un casque pendu à la sellePendant que décroît le grondement des sabots

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la Toscanerêve et désirdemain

Mourir la jeunessedéchirée une note prolongée

flûte stridente dans lepur printemps désoléRameaux perçaient la neige

fine des parcsElle pleurait silencieuse et immobilenul sanglot, les yeux grands ouverts

sur le néant, blondele visage ivoire transparentdeux perles de cristalroulaient rapides

cheminslumineux

« Je t’en priearrête-toi »

glissa entre ses dentsle jeune type assis en face d’elleLa salle déserte où se dressaientdes tables nappes blanches contre-jourétait remplie du silence

désespérédes dimanches de Charente

« Je t’en priearrête-toi » murmura-t-il fixement

mais le malheur continuait sa marchemassif, trapu, implacable

avec le calme d’un tueurL’angoisse du meurtrepétrissait son ventre, sa poitrine, sa gorge (à lui)Elle mourait sous ses yeux

à chacun de ses motsSon destin étonné étaitcelui d’un meurtrier (lui)Le poids du péché (à lui)roulait dans un grondement de montagneCommencéel’œuvre de mort devait s’accomplir

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le sang éclaboussait les murs des cliniques lesarbres la

tremblante neige de printempsIl ignore encore la loi de sa vie :

elle serait toute entière vouéeau remords et à l’expiation

ô Mildred (Elisabeth)

… Jamais pardon ne sauveDu mal naît le maldu bien naît le bienJamais l’oubli n’est tout à fait l’oublicelui qui se tient

à ses côtésest cet homme des ténèbres qui déchira sa chair

à Elle (l’Innommée)que le temps a chargée

de me torturersang noir

larmes amèreset l’enfouissement

de l’être dans le pullulementd’une sordide souffrance

… Puis l’avenir fut toujours plus beau (ainsi l’espérâmes-nous)et maintenant gisantimpuissant

ligoté par l’adversitéN’y feront rien musique et pluiesLas! L’illusion dissipéeaprès la brutalité du combat

tous les ennemis rassembléspour leur triomphe guoguenard

l’humiliationd’une défaite non honorée

L’homme reste assistrès droit, environnéde la grâce,à peine mélancolique et sévèreIl mesure l’innombrable solitude

la marche du monde irrecevable

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Insondable est l’énigme de la bifurcationCe qui fut prédit, écrit, prescrits’est muéOnt gagné l’inique, le couard, le partisanIl ne reste plus que cette demeure comme une îleSans se dire un mot

les enfants se sont réuniesdans la pièce d’à côté

Elles savent que leur pèreest vaincu

Elles sentent qu’elles n’ont que luipour vivre

Elles oublient leurs camarades, l’infidélitéde leur âge

leurs jeux sont comme un chantpur et lent

dont les paroles disent quelquechose d’autre

Renonce à appeler tes amisils sont impuissants

renonce aux infatigables prièreselles ont asséché tes lèvres

renonce à tes armeselles ne purent riendans le dernier combat

Renonce à la douce Toscane et au LatiumIl reste

l’impassible force du DedansAccepte la terre morte

de Troieet recueille le silence

de la Mer Intérieure

**

*

Nous nous sommes toujours trompésCertes, après coup, nous comprenonsqu’encore plus bas peut allertel ennemi, ou tel ami, ou tel parentMais nous nous sommes toujours trompéssur le destin des peuples

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Viêt-Nam et Cambodgepluies et larmes

« Il est exact que les Khmers Rougesfurent l’amitié

au débutIl est exact que les Viêtnamiensfurent la libération

au début »Que signifient

trois millions de cadavres?Qu’est-ce qu’un million?– O grand roi as-tun un comptablecapable de dénombrer les grains de sablede tes rivages?– Non, maître– O grand roi as-tu un comptablecapable de mesurer le nombre de mesuresd’eau dans les océans– Non, Maître

Alors reverdissent champs et flotsQue toujours je porte ce deuil

éblouissant et inexpiableViens, écouteque je te dise tout basla constance de cette obscure souffrance

Que l’être aimédevienne bourreauque le soleil soit la nuitque la rose sente la mort

telle est la véritéNamo Azidà Phât

Autour de lui, dans la couron parlait confusémentTantôt un éclat de voix, tantôt un silencetantôt des chants inintelligibles, tantôt le tintementd’un outil de ferdans l’obscurité d’une nuit saturée d’astresEt l’haleine de l’Asiecette odeur de poussière et de haillons

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imprégnait le torchis des maisons bassesles corps s’agitaientdifformes devant quelque lampe à huileC’était aussi l’odeur du Gangeet de la terre indiennesans arbre, tellement nue,tellement désespérée et impuissanteIl était enveloppé de ces murmuresimprécis et de ces bruits obscursd’un peuple d’ombres, innombrableAlors, allongé à même le sol,il se retourna vers le mur crapuleuxles yeux ouverts etattendit la vérité

plus désespéréque cette terre oubliée

Puis tu es revenueayant pris ta liberté

pour ce quelque tempsoù tu m’oublias et je

t’oubliaiAyant pris ta liberté

et me laissant dans mon désarroiprince désarmé, par ses ennemis narquois

encerclé puis ligoté et bâillonnéMarie, la mère, seule pleura

La terre retentit de son invocation aux dieuxIls restèrent silencieuxC’était une heure particulière du destinCartes et tarots avaient mentiYang jeune s’était mué en vieux yin

Non, vraiment pas, je ne sais pas ce quesignifient trois millions de morts

dit-il en suçant sa cigaretteDunhill

L’abstraction de la souffranceNous avons franchi tant de frontières

Johnson, Nixon,/ de Gaulle, l’élégant Leclerc, Hô Chi Minh /

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Peu à peurêve du matin

disparut IthaqueL’abstraction de l’espaceClaudel dit, je crois dans la Cantate à trois voix :

« nous seuls savons ce que nous avons souffert »musique céleste

Obscurément elle résonnecomme l’incompréhensible trompe

du destinsur ces plaines jaunes

Tumulus nus, tombes des roisos, chairs, noms, fondus dans la lumière friable

Le corps est l’étranger de passagela conscience ce songe qui n’a de cesse ni de raison

alors quel est ton nomton vrai nom?

Au monastère d’Anathapindikadans le parc Jeta à Savatthi

(Lui) le Tathägata ainsi parla« Sans sagesse, il pense :

que suis-je?Cet être, d’où est-il venu,

et où ira-t-il? »Les moines vêtus de brun, l’épaule droite découverte,

fumaient de gros cigares paisibles et noirsQuand nous vivions à Manhattan

il était particulièrement friand de meat loafIl aime toujours ces routes sans destinée

ces jours infinis dans un huit cylindresqui ronronne, secourable foyerLe temps défilait derrière les glaces triplex

Jean Lambert inlassablement parlaitde Gide

son beau-père (57 th street East)Tocqueville disait

la nature en Amérique jamaisn’émeut parce quela main de l’homme

en est absenteLBJ lisant à la télé

fut à la hauteur de Macbeth,comte de Cawdor, roi d’Ecosse :

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« je ne me représenterai pas »We were stunned!

La grande Amériqueorpheline et désemparée

souffrante comme jamaisses trois cancers

Il hurla avec les loups

Dix ans après,la revoyant,

il l’aimaVénus

Victoriae insulae venustasmerveille de la mer,

inaccessibledéesse tu donnais

tanto onor à l’âmequi te contemplait frémissante éblouie,lorsque tu sortais des flots

comme d’une conquePuis tu t’ébrouais

hautaine, pure, sur la jonqueque portaient les eaux claires de la Chine libreEt craintif Ulysse n’osa

ni lever les yeux nimême aux cieux présenter supplique

ou seulement rendre grâces

« Vivre sans toic’est vivre sans le ciel

avec le bleu vide des implacables hiversJe me suis tourné vers le Nord

les yeux grands ouvertsJamais mes paupières n’ont battu

J’ai vu la fin de l’HistoireLa foule vaincra

Jamais délai n’accorda le destin »

Ce soirl’impression d’attendre la mort

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Rêves stériles!Amours et voyages : traîtrise.

Les couleurs se dissipent.Le sang est ce liquide fatigué

où flottent des pontons noirs

Cette stérilité :troupes et flambeaux,

crevez!

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Vénusle bleu est bleu

L’amour mouvait les étoilesTu es l’autel de jade

Il parle à son âme,sa sœur

qu’il n’a jamais vue(cela fait

un poème)Des licornes rouges dansaient

au son du tambourpuis grimpaient jusqu’aux balcons

des bellespour happer une piastre

dans un cride la foule Des poissons

de papier s’allumaient dansles boutiques et flottaient

« En venant icije pensais me suicider » dit cette fille Pourquoi

se demanda-t-il me dit-ellecela

elle venaitvendre quelques actions immo

bilières et il eut envie de répondre – moi aussi –Nous avions acheté

(l’Innommée et moi, l’homme qui haitson propre visage)

un masque d’or le Soleil Rayonnantun vaporetto nous amena au cimetière de San Michele

photo fut prise : gloireau souvenir!

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La jeunesses’avance vers les tertres morts

Cette tombe cheveluebouquet de fleurs encore fraîches :

Grand Ez, repose-toi bienGrand vent

il faisait, madame, à San MicheleIl faut dire : je ne veux

rien, jen’espère rien, je n’attends

rien(le salut est le but inavoué

qui gît comme l’épave d’un galion)L’incorruptible faute

Et San Giorgiorose posée sur l’aile légère

de la lagune« Have you been to Torcello? » Nous

avons ri (c’était une bonne plaisanterie de Pinter)Nous avons été peut-être heureux

Somme toute mari et femme très corrects Aphrodite

Chaque soir, assis face à la statue de bronze rouxenvironné des parfums de l’encensil demande : Seigneur donnez-moi

la connaissance

Maintenant, cette certitude : quelquefois nousavons été heureux. Mais

ce n’était que ce bonheur-làtriste dequem é feliz

« Sois bon avec toi-même »dit Ginsberg, répétant

mot pour mot Pound lequelavait repris en

quelque sorte Daniel Vernayle beau-frère de Madame Veil, qui

à ce mémorable dîner circéen aux quatorze platsdit à Ulysse : « je parlerai de vous à

Monsieur Barre Ila besoin d’intelligences nouvelles »

Agamemnon Monsieur Barre? et Ulysse qui

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était rempli de la cruauté du mondeet regardait les marionnettes du Fujian

se battre sur cette scène de Kowloontout de go lui demanda – que

vous a apporté la psychanalyse?– à être gentil avec moi-même

et il (Ulysse) se souvintdu Président Schreber qui l’avait sauvé à Madrid

du monstre terriblede la destruction

Thank you Mister FreudLes aveugles se débattent dans leurs cellules

la vérité ne vient qu’en lambeauxcomme les nouvelles de la planète

Ceci est une prison sans gardien

Rienne peut effacer le passé

Rien n’effaceni la pierre ni le sable

L’océansans relâche

fluctue dans le FluxA jamais reste gravée

l’imprescriptible mémoireSur les hommes elle s’abat

précision des machines magnétiquesLa bonté est le dernier refuge

neige de mars, gibouléede plumes,

ignore, mon âme, comme tu peux,la traîtrise de toi-même et la justice

qu’inflige le tempsLe Diable décidément bat sa femme :

soleil citron eau froide

Beauté, sa beauté

autel de jadeles eaux, les eaux de la mer du Sud!

Le rêve. Vénus. Anadyème.

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Son visage et sa voix d’enfantSur ses seins fleuris

ma langue sacrilègepuis dans son sexe docile et doux

Elle replie son bras sur ses yeuxplaintive, soumise, elle implore les cieux

puis aveuglément saisitmes cheveux noirs

/ son corps s’arque /puis elle crie

elle crie dans la nuditédu monde

Beau est le monde!Que s’enfle le cantique de l’esprit

Que se répande le laitde la mer obscure

Que s’ouvre encorece poème majeur où beauté

est bontéL’immensité admirable

de ce qui n’a de nom :vois la parcelle de ses vignes

se répandre sur ton être

jour et nuit unis dans une treille d’orabandon

oubliévanouissement

« En ta beautéje nous vois

Mes entraillessont tatouées de ta bouche éclose

de ton corps divin »Il ne le dit pas

mais en imprègne son sucLes souffles lui portent

l’odeur des feuilles, du sable mouilléL’attirant à lui

il boit le jus de ses groseilles d’orpuis,

enlacés,ils pénètrent dans la ramure touffue

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A nouveau elle l’appelleet lui

se renversesur les roses odorantes

Paisibles,les chevaux se désaltèrent à la rivière

Le vaste magniolaaurore et nuit

repose ses pétales violetshumides de rosée

La rosée porte l’odeurdu cuivre frais,

de l’herbe,des mousses des grottes du Haut Pays

Une rumeursoulève les amants

au-dessus des collinesUn éclair de martins-pêcheurs

blessele ciel

qui reflueApsalas!

Nuit blonde, aurore bleueil avait osé obtenir la déesse

qui était l’espace« A jamais je garderai ta divinité »

Dans ses entraillespour toujours étaient gravés

le dessin puissant de son corpsde femme libre

surgissantdes flots

la voix de son innocence

et ce moment plus précisqu’un chiffre, plus profond que le ciel

il l’eutun jour et un jour seulement

Moins qu’Anchisemais plus que quiconque

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Anch’io son’poeta!Vénus enfuie,

reste l’infaillible grâce des eaux

Himeros

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Under Cheyenne Mountainsthe secret city of our death

our fearour hope (victory of de-

mocracy)

Le sexe avide de liberté

« Tous les peuples sont nés d’un poème »Elle et moi

nous nous sommes penchéssur le trou de Jéricho Rien

sauf quelques pioches mais au loin

derrière les voiles bleuis qui vibraient

la montagne mauve et torridequi était le Désert

oùJésus

ne fut pas séduitLaser

Non, je n’irai jamaisen Russie, à jamaismes voyages s’en détourneront et Dieu saitcombien j’aime Anna (Arkadievna)

– Toute épopée est d’abord une histoireune histoire pleine de hauts faits Alors

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quel est le fil de cette histoire? etoù sont les héros, quels

sont leurs combats et puisles monstres

qui sont-ils?

– Je n’ai pas encore dit qu’à laScola San Giorgio ce que j’avais attendu

depuis plus longtemps que pour aucune femmeje l’eus :

Saint Georges tuant le dragon,tout Carpaccio,

aussi vaste que la montagne mauveConstantly towards and on the sea

so many factscharacters, symbols, actors, places

but nobody and nowhereLe fait n’est pas l’action

partir est non-agirMer et musique : un même rêve

qui n’a de répitL’absence d’amers et de héros

l’anamorphose et la mutation des formes

Mer mystérieusepeut-être est-ce toi la DivinitéHommage à Ce-qui-n’a-de-nomrespect à Ce-qui-n’a-de-cessevoici les fleurs, l’encens,la flamme, les fruits, l’eau :les cinq éléments de l’offrande

sur l’horizon des désertsse dressent des villes jaunes

Venise ses ors précis, rutilantss’engloutit dans les eaux

Nalanda muettesur ses vaines terres rougesla Roue lentement s’immobilise

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Se lèvent des peuples de couleurIls viennent des faubourgs

sans bruitcomme la marée du crépuscule

Il l’avait annoncél’homme du Harrar

Tourne-toi vers le murDepuis l’aube Hanoï

avait attendu puisce fut le délire dans la rue Paul Bert :

le premier blindé apparut sur fond de théâtreLa 2e D.B.

les jeunes Français de la métropole, les charsles chocolats américains jetés dans la foule

« mon fils! » cria Anchise et il l’offrità Leclerc qui souriait dans le fond de sa voiture

« Les Viets vont voir ce qu’ils vontvoir »

Pour une fête ce fut une belle fête Maiscela ne faisait que commencer

Pearl Harboril y avait dans un carré d’eau bleue

un aviso rouillé « C’estbien ici que cela c’est passé? »

« Oui », répondit le chauffeur quin’était pas de Honolulu « Les gosses,

j’étais encore plus jeune que vousà l’époque »

Nous venionsde Manille et de Corregidor / Bon

Dieu imaginez cette terrible guerredu Pacifique la

chaleur les Japonais la jungleMac Arthur les destroyers les forteresses volantes

la naissance des temps modernesje vous dis

En France on prépare les cantonalesAnna redit que non elle (ne voulait pas coucher avec lui)

— Papie a été torturé par les Japonais, dit-il à ses gosses(Mishima le plus grand) ils

descendirent au Royal Hawaian rose bonbon

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Waikiki Beach : le bon tempsle meilleur qu’ils eurent

tous ensembleun peuple qui meurt

le calme dans un poèmece poème n’est chant ni de mort ni d’agonie

ce poème se souvient qu’il futet qu’il ne sera plus

Voici ce qu’il dit :les héros nous ont quittés

l’homme sans nom recueillele monde

Toutes ces parties perdues« Pour bouffer de

la merdeje l’ai bouffée

Je ne dois rien à personnej’ai jamais demandé une thune

à quiconqueet j’interdis

qu’on vienne m’apprendrece qu’est le peuple(ces socialos rose bonbon

ces bourgeois chemise rose – cheveux bouclésJack la

vante-à-je, les imposteurs encartés du Parti) »

et j’ai glanémon perpétuel mourirvrai pauvrevrai seuldans les champs déjà moissonnésoù Booz n’était paspassé

Toutes ces guerres perdueset les prochaines

perdues d’avancecomment qu’on secouera

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c’te France et c’te RépubliqueTous ces vauriens qui

réclament qu’on rase gratisceux-là qu’ils disent être le peuple

Nous autres on a bosséOn n’attendait

ni les allosni le franc de l’immigré

On a triméet depuis toujours

Le père allait pieds nusà l’école

l’oncle Henri ne connaissait à l’orphelinat des Pèresque les tendons de bœufs comme plat de fête

et après qu’ils se furentembarqués dans la pagaille des rafiots

de la défaite(la bell’armée française

foutue à la porte du Tonkin)Edmond laissa sa femme et ses gossespour monter à Paris comme on dit :

O.S. à Sud-Aviationl’autre oncle, le pauvre René,

restapour lentement mourir

ouvrier-mécanicien à Villeneuve-sur-Lot« On n’a pas attendu l’sochyalisme

Monsieur Mollet, Môssieu MitterrandOn a marné sué trimé

on est des hommesdu peuple vrai »

dit Rictus

Viens, mon enfant,maintenant je me tais

Je me souviens de la chaude cuisine,des hivers qui furent

ma jeunesse parmi les champsde givre

Ce qu’on nomme la grandeur

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nous a quittésElle a pris refuge

sous les ailes puissantes de Bruckner, deMalher

Contemplece qui fut la beauté des sièclesJamais n’oublie les géantsattends /

Hécate la simpleéclaire de ses torches

routes et flotsTin Hau protège

les pêcheursde haute mer

Les routes seulessont ma fortuneL’étroit espacedu monde est ma

paix

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« Les monstres changentle monde

Je vois la fuite des nuéesla ruine de ma raceJe vois des enfants sans mémoirenourris de bruits sauvagesJe vois un autre bonheurl’autre aurore d’où nous sommes

chassés

Mais avant que s’accomplissentces temps

un crépuscule grave étend ses champsbleus et dévastés

sur la terre somptueuseque j’ai chantée

Femme la plus aiméela plus généreuse

et riche de tant de tendressesmon épouse d’espace

à la prunelle d’oret son iris profond

est bleu de cobaltvaste songe

de l’infatigable étéoù dansent amour

et lumière… Et ainsi, plus loin que le monde,

aux confins de la vie,moi, Ulysse

je suis parvenu

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à l’Enferlibérant la souffrance aveugle

qui rugissaitatroce, sanglante, stérile

dans la cage de ma poitrineJ’ai oublié tous les rois

Je me suis saoulé de haine

J’ai souhaitéla mort

moi, sans nomqui étais mort

et n’étais moiA toi

je dédiece chant

inutile «

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Non-agir est partirNon-agir mène à l’unUn crée deuxDeux couvre troisTrois ouvre l’infini

Madame NhuSon corps de lait

Le feu embrasait l’Asieles flammes explosèrent

autour du moine assiset tandis qu’il s’écroulait

sur le goudron brûlantdes femmes en blouses de coton blanc et pantalons noirs

se précipitaientà genoux autour du brasier

mains jointessur le front

se prosternaientdans le crépitement

du corps craquelédans les hurlements

de la foule bigarrée

Moi, Tirésias,journaliste

au Timeje l’ai vu par

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l’œil de NikonMoi, Rosencrantz,

je l’ai vu dansl’œil de Sony

j’étais làen Pal et en couleurs

avec l’Amérique entièreet huit cent millions d’égarés

à l’heure du dînerMorrisson!

La planète entièreétait là

dans Saïgonbrûlée vive

puis il lut (il sut) quela folie était assise en nouscomme une clownesse peinteDans un coin de bibliothèqueElle veille en souriant tranquillementles yeux fixes, grands ouverts, noirsElle attend son heuredans la fermentation du corps

Une heure avant l’aubeavant que ne chantent les oiseaux

alors qu’il soulevait avec peineses membres gourds

et qu’il entendait la marcheclaudicante de son sang

dans les corridors boueux de son corpsil eut envie de crier

Sa tête était une voûte de pierrequelque chose y était enfermé

qui ne pouvaitne pouvait en déborder

il suffoquait de peine, de peur, de hontesa panse était remplie

de vase et d’herbes gorgées d’eauUn venin amer glissait

agile aspic

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sur les parois de son êtreIl n’avait rien connu

d’aussi impurque ce sentiment

de souffrance molle,d’impuissance,

et d’abandonQuelqu’un

dans un recoin de sa demeurele contemplait

avec cruauté et dédain

Alors il plongeadans la lumière du mondecomme dans l’océan mystérieux

« Alors donc, Ulysse fuyait »dit Peter Handke en tirant

sur sa bouffarde où rougeoyait la nuitCe fut sur la mer couleur de vin

environné de la treille infinie d’un songemoi, Ulysse,

lecteur du Timej’ai vu :

l’indomptable angoisse de la paixCe que l’on nomme le dégoût

soudain fait surgir trois meurtriersdans la maison d’à côtéL’intolérable vieillesse

s’empare du monde et des visages

Annick dit :« je ne veux plus te voir »

sans lever les yeux de ses dossierspuis elle l’insulta tranquillement tu m’emmerdesje n’ai rien d’autre à te dire c’estcomme ça et c’est tout Il

vit les stigmates :ce creusement qui suit les ailes du nez

l’alourdissement des paupières

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Mais sa beauté précise étaittoujours là

Du cocher le prince ne vitque le dos puissant

– Qu’est-ce? demanda le prince– La vieillesse, Monseigneur

(le dos)– Qu’est-ce encore? demanda le prince

La calèche tintinnabulaitsur la route de terrebordée de lourds manguiers

– La maladie, Monseigneur(le dos immobile et taciturne)

« L’énorme tragédie du rêvedans les épaules massives du cocher » (Pound)

L’enseignement du Maîtreparvint

à travers l’opacité des sièclesD’autres sages aussi

parlèrent : l’homme maigreaux yeux brûlants

qui mourut à Veniseet son ami l’Opossum maniéré

et un juif de Vienne, fils d’Euterpe,dont la femme fut infidèle

Il convient de le redire : le fracasde l’existence qui est un rêve

inlassable.Et aussi : rien

n’est ce que l’on appellele hasard

touts’inscrit dans l’

ordreCe n’est pas moi qui quitte le mondec’est le monde qui me quitteDomine ta tristesse

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Tout doux, tout doux,respecte l’incompréhensible félonie

regardes’éloigner sur les chemins roux

celles qui t’ont aiméNe conserver que

la blancheurLes oliviers blancs, flux d’argentsur le Tage devant TolèdeLa mer blanche de Bali sous la luneL’armée d’écume en marche vers les murailles

de Cap San Vincente

(Jamais n’oublie le dernier cap de l’Europe)Les serres de l’âge

faisaient leur œuvreKarl Marx avait la chair jeune pétri

mais surtout l’amour cruel et emphatiqueet la solitude d’un adolescent pauvre

construisirent le monde

Connaître toutes les histoiresdans l’Histoire

L’adultèremerveilleux d’Aphrodite

la déesse naïvequi en secret aima

Ce qui paraît encore plus beauque la neige énigmatique des cerisiers

D’un seul coup :le soldat, le scribele pèlerin, le mendiantle prince, le naufragé

l’homme sans nomqui dit son nom

Peut-être l’Histoire est-elle/ l’Idée en marche dans le monde /

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Mais, dis-je : l’hommeest un rêve infatigué

errant dans le mondeLe chaos annule le temps

Lire l’itinéraired’un périple indécis

angoisses extases sombres décorsJ’ai bien connu cet homme :

orphelin à la recherche de son pèreil parvint aux portes de cèdresd’une ville atterréeIl délivra la ville du monstrepuis se creva les yeuxsans que parût un seul dieu

Histoire de roses :Jaunes roses nainesdans un bol bleuPlateau de laque rougede l’île de Ryuku

(ce haï kaï a pour titre : ma maison)

Roses blanches sur le pubistendre kaolinToiture bleuevers le ciel

Le sens possible du voyage :Je ne veux aller mont Omeicar plus haut encore, trop pourmon souffle courtDéjà Taishan, vertus humaines,m’a mis sur le flanc

**

*

D’indétermination d’être

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résulte indétermination de relationD’abord continents indécis découvrirsans que carte ne puisse être dressée :innombrables archipels, lagonsdéserts imprévus, furtives valléeset toujours l’énigme des mersalors que se taisent les dieuxAucune terre de naissancemalgré l’effort désespérépour désigner les sentinellesde la mémoireExil n’est point exil(nul proscrit ne sait dire« de Mégare, d’Argos, d’Ephèse

je suis »)

Cités bigarrées des fins d’empiresRaces se mêlent aux eauxde justes exordes créant l’horreurles puissants expientles signes sont inversés aux carrefoursS’édifient Babel contretoute défenseSur Rome règne un esclavesans terme

Dans la forêt profondenous nous enfonçons :intermittences du jour à travers les feuillagesLes monstres eux-mêmes inaperçusde notre esprit surgissentque le silence enfante

De la sphère d’ombreparfois nous émergeonsVoici haute terrecouverte de vaste cielS’empare du cœurl’espéranceaussi vaste que l’étendue plane

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de lumière qui envahit nos membres

Mais choses nous sommesdivisés, intermittents,créateurs et enfants du mondenotre prison portonsfaix du dedans, en permanenteconstruction

Une note s’élèvebientôt disparaîtdans le bruit

le bruit, inépuisable,peut-être notre seule véritéqui beaucoup sauve de l’angoissemais notre perte nous le savons

Et les chosesqui sont bruit,

aussi

Si n’existe terre de naissanceoù terres de destination?Et cette blancheur,qu’est-elle qui nous crucified’immensité?Nostalgie ou appel?neiges et sources

Ce pays de diamant dont seule revient la Mèreje te le dis : nous n’y sommespas nés

Conscience malheureusecorps malheureuxl’enfermementDans l’éponge cousue de veinesfleurs se dissolventse répand dans les articulationsl’horreur de la pesanteurUn tambour bat dans les ténèbres

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sorcières et hippocampesdansent l’intolérable sabbatdans la demeure étrangèreoù nous sommes terrés

Alors je dis : blancsnous ne sommes nés parce que nésPuis je me lève et m’en vaisne voulant savoir d’où je viens

Terres austères!L’aurore aux roses pourpresdévore la rive nue des mortsTournent saisons, flambeaux, maréesprésent seulest le Premier Portique

Perpétuel mourircrée le présentagrippe-toi à maintenantcela qui est (mais n’est pas)puisque salut ton ultimedestination

non celle quelconque d’un homme jevoulais dire but-sans-volitionsouhait-sans-désir commevogue l’aigle vers l’azurqui baigne montagnes acéréesCet appel n’est pas néde toi par formation ou désirne s’est pas détaché de ton esprit commede ta main jet de pierreou de ton arc flèche vibrante à pointe d’aciermais il est toi (au-delà d’en-toi)dans chacune de tes parcelleset dans son ensemble jusqu’aux étoilesTu es cette destinationet cette destination est toi-vers-l’univers

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Ainsi en puretéva matièretout entière puretéAinsi également parvientau butgirovague sans itinéraire

Celui qui ne cherche l’unitéla trouvecelui qui fuit le mondele rencontrecelui qui ne veutest

Nulle chose n’a de fin

Laisse accomplir dormirpluie lentement l’espace incolorefleuve dans le fleuvesaisissement de tel fleuveen nous

Le magnifique Orient (toujourss’y lève le soleil) errer puisque lavie n’a plus de sensfiction, rêve, rêve du rêveconscience du rêve

règne la beauté de l’Arbre Eblouil’investissementde l’entier espaceliberté du prince-lion

Reflex paraphernalia love sesspirales ralentissent le temps, peu à peu jusqu’à extinction

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l’explose en millions d’ailesmillions papillons refletslait calme

Rien n’a de commencement

Mais celui qui ne veutest d’abord énergiefer sur pierre, l’océan lui-même assis sur le Socle ObscurDe telle façon que.

La lumière d’ici estombre là-basCe monde n’assemble que semblancesJe ne peux dire : il existeJe ne dis pas non plus : il n’existe pas/ dis-je / ou rien /l’énorme disharmonie et l’inéquité fondamentalecomposent tragédie, la nôtre, sans mesure,de ce dialogue désespéréoù mots ne sont motscris ne sont crisSe cognant au silencerempli d’oiseaux mobileset d’êtres bienveillantséchos déformés sur miroirs ondoyantsou créatures mutiléesd’un univers cécité?

Soif ô soifL’indéchiffrable silence des cieuxQue sous les étoilesmontagne sois

**

*

Dans ce jardin moussu

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un paon parfois lançait un criCharlotte Faugère, une reine,régnait, majesté de femme,grande et si belle, son turban noircouronnant une tête de métive altièreRoyaume, le sienmais aussi à moi son premier petit-filscet espace-rizières mûrissementde la vie pétrie de tristessele regard posé sur la terre saturée d’eaugris sur gris, vert sur brunbambous, aréquiers le long du chemin d’argilequi longe la mare vêtue de lentilles d’eaucrachin du cœur voilant Tonkinle regard paisible posé sur la terre pérennecomme une main douloureusela reine pauvre protégeant ses genslaboureurs en haillons, domestiques babillardset cette étrange famille d’ombresgoyavier parfumé où Marie, ma mère gaminechapardait; frères inutiles et ratésInscrit sur la marqueterierêveuse des rizières, inscrit de tout tempssur destinées et silences, le malheur lent

So’n Tâyun enfant du songe

élit paradispipeau du gardien de buffles cheminant

sur le bord des laquesmiroitantes

C’était dans les bambouséchardes et pointes

l’énorme fardeau de chaleurbulles poissons l’eau stagnante

fluide heure immobile persiste infinie gracilederrière haies torrides

harpe de lumière jauneet le parfum du riz sur tige

aussi profondque la mer rousse de Dô So’n

à l’ombre de la reine en fleurs

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rougecœur d’hibiscus feuilles vernies tuiles des toits courbeslaque des désirs

et laque noire de ses dentsde reine

intactes jusqu’à sa morten exil

en Lot-et-Garonnerouge cœur rougi

terre meurtriela Révolution

détruisit le domainerasa la demeure rien

il n’en resta rientandis que la famille éperdue

fuyaitsur les chemins de terre

entre poignards et bambouséchardes et pointes

portant l’aïeule dans un panier

Histoire!passion des peuples! les

vents se levaient et la rumeurdes mers nouvelles

Viens blottis-toi contre moipose ta tête blanche

sur ma poitrine dont la mémoireest plus fidèle qu’un banyan

tu meurs en exilsur la terre de ton père français

rouge cœur rougi hibiscuspourpres / feux déclininvincible / marée définitivement /notre telle faiblesse / stridencenotre silence / ton front si fierma reine aux dents de laque noirelègue ta mémorable / tristessejamais /

incognito corps opaque oùbrille soleil comme maladie

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tropiques meurs le pus inondantsinus arcades fenêtre nulleflûte n’accompagne mon mourirperpétuel roseau d’os noirmémoire est d’abord oubliéternel est le passé

n’oublierai /jamais je n’oublierai / l’ironietragique / fleuve toujoursvers / source remonte sangqui blanchit / ne / m’abandonnepas je suis là toujours à tes côtésje / te parle car sûr je suis deta mort faugère charlotte

affreuse tristesse bleue étreintle monde car je suis si sûr ouide ta mort si sûr oh de t’aimerHarpe d’or flûte d’enfant refrainsautour de l’île élève un blanc murSur miroirs passent l’enfant gardienles buffles lents Bleu silence pleutamour flots et fleurs sans espoir pleut

éternité (mère de ma mère)dans le cœur indestructiblegît irrévocable universpasse bruissant feuillagede mots s’évanouissent devisages s’évanouissent decorps s’évanouissent de paysagesvolant vers ailleursroses pluvierssans cesse sans cesse

l’enfant taciturne des livres et des songes

Renifle / flaire / frôle

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soie, enclumechuchote / souffle / respireblanches striescloses persiennes

Qui passe puissant feuillage touffu

l’anonyme après-midi des mécaniciensil continuait de regarder les images du livrefaire l’amour soleil durrouge-gorge étranglé dansmain de femme-enfant fort oh forttrès pureoui pure très pure très purefemme de ma vie

enfin

D’espacechanger

d’espace mer / chambre / pistil / pupillel’élargissement de sa nuditéclartéde la nuditéépars l’arômede l’espaceliberté

comme la saveur du sell’océan la nudité

le lit de rosesrose elleaux dieux l’offrandeneigel’ombre blanchevoir et mangerdoux et voracetendres tiges tendres pétalesson corps si vasteroses pluviers sans cesse sans cesseparcourir notre nom est libertésoie froissée l’ombre fraîche lèvres

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tu possèdes le monde

le monde robuste et sain

la courbe ambrée de ses cuisseset son visage ellel’astre proche et pleinposer sur son visagecette monstrueusechose obscured’argile tuméfiée, béante, hérisséeherbes blondesAphroditerégit l’espacedans le secret des villes

**

*

L’univers silencieuxse logedans la cavité de l’œil

Un-sans-espacecrée l’espace

Maintenant c’est chose faite :morts pour la liberté

les gerbes de glaïeuls fanésaussitôt posés et l’insupportable

vérité de notre conditionLes Japs l’avaient ligoté

puis tabassé devant sa troupele goyavier alourdi de suc et d’arôme

peinait dans l’air torridedes salines et maintenant Léon Duquin

tient dans un pot de céramique(qu’est l’homme hors de l’Histoire?)

Mac Arthur Ray-Ban au mercure

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comme un loup et sa casquettelégendaire feuilles d’argent

un peuple entier de gratte-cielvictorieux

l’accueillit deboutNew York en délire

croulait sous l’incroyable neige de papierspuis ce fut tout

Peut-être n’y a-t-il aucuneaucune méchanceté dans les hommes (fugacité de leur mé-

moire)L’innocence

baignait de sa lumièrela chambre du Sheraton

quand Dominique se mit nuepour racheter ceux qui avaient

mal vécuMaintenant c’est chose faite

Euphorbes et mufliersen été reviennentdans la vitrine des fleuristesLa sérénité de Baudelairesur l’espace se répandau matin s’étale l’argentdes marées sur plages noires

Colline lourdel’âme est jeunel’âme des feuilles

Grotesquementdes mannequins ivres titubent sur la sciure

spotslaser

A tâtonsdans l’obscurité

chacuncherche sa placeL’opaque chaleur du corps

Le cirque tangue avec la fouleles tueurs circulent stetson raglan mastic

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odeur aisselles poils moitespeut-être la musique de cirque crée-t-elle

la sentimentalité

L’âme est jeunequi l’avarice refuseL’ajustement d’une souffrancela précession des équinoxescomme le lent mouvement des arbress’ouvrant à l’acceptation del’humour et l’indulgence dudésespoir pour l’innocence du corpsLes lèvres finissent par trouverle chemin de l’instant précieux :

l’aigle blancemblème du soleil qui habite le cœur et le mondes’immobiliseau-dessus de la mer fidèleoù reste une barque de bois

déclin du jour

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80

« Regarde-moi dans les yeux »

C’est vrai que leur clarté minéralea l’immensité d’un ciel russec’est vrai aussi que leurs pupilles pleines d’étoiles noiresme tuetranquillementau bord d’un lac de montagnedes lynx, des lynx d’or

bondissantsur des chardons

bleus-violets-dorésde l’iris impudique

et candideme fait bander nom de

Zeusl’œil-bleu-violet-limpide

la-pierre-dure-rondebrillant d’hiver

gel cristaux électriques cercle noirfrotte le gland d’or

peau vibre lucide exhalel’acidité du feu

rouge pierre métalpendant qu’elle parle

tranquillement mangeantun steak rouge

et mitré comme un cardinal

De la poussière d’ormacule la sauce tiède

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vert cresson tendre porcelaine blanche« Je suis un nègre

dit Rimbaud crevez »« Je trompe déjà mon mari tu

veux que je trompe mon amant? »Les temps sont durs

les prunelles d’Anna devinrent fixeslèvres charnues corps mafflu

ce bleu d’acierà faire bander Tant

pis tant pisJadis ma vie était un pince-fesses

où s’ouvraient tous les consPas de détail

à la guerre comme à la guerrefallait donner le sabre

quelle fête!On faisait la razziaavec un Noir et un Arabe

on sillonnait la campagnedans la DS d’occase du

mec qui avait déjàses femmes à Abidjan

A nous la bamboula, pas de pitié

C’est encore l’étéNon l’été qui méditemais celui des coquelicots,des bals de campagneL’innocence de la jeunessemessieurs,avec les stagiaires de Côte d’Ivoire et de Tunisieon faisait sauter les préfecturesà coup de queuemessieurs,avec la grâce de l’adolescenceet la pied-noir au cul chaud (ce nez, mes aïeux!)poussa l’ivoirien hors de la DS dans la rue« va lui dire que je le veux »pendant que le en question – un citron — à l’étageforniquait

vive la France aux trois couleurs

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400

et vive la Colo

C’était la saison des copainsdes animaux sans vergogne

et l’amour était morteQuelque chose qui va t’étonner, petit :

c’était plus simple à cette époqueplus sympa

pas de tragédie grecqueY avait mélancolie et drame

parfoismais pas encore cette énorme rancune

qui est l’amer breuvagede la vie

Moralité : tant que c’est pas de soiqu’il s’agit,

on peut toujours y aller gaiement

mais bastcontinuons.

Enjamber les annéesAnna refuse son soleil touffu

Tant piset soudain 51 mortssans nom, sans papierétouffésla tête noircie et bleuiedans un stade où 100000 conardschantent allez lou y a le foot

sous les yeux de 200 millionsde gus déglutissant leur dessert

la fête quoi,circenses mes braves

Rictus, t’as rien vuen 14 les morts avaient un’autre allure

aux arènes de Romeon n’étouffait pas les gens

et puis y’avait jamais eu200 millions de ruminants

pour bouffer de l’étouffé humain

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après le from’tonallez

nos concitoyens ont plein la pansefaîtes donner le canon

ça va relever la sauce

et la vieille damemeurt au pied d’un if

trahie par ses fils

Remonter le GangeLe soleil va son chemin

d’est en ouestIl ne s’arrête pas en Ouest

Ilsétaient septl’Innommée les quatre filles,Laling fidèle

née dans l’île de Cebuet lui

Ils étaient seulsau tombeau du Christ

ô Roi!Le huitième vint,

qui était le gardien barbu

Remonter le fleuve :nous étions trois

à parcourir la Terrepour lier le lieu du Premier Sermon

le lieu de l’Illuminationle lieu de l’Extinctionle lieu de la Naissance

ô Roi!beau temps ce fut zénithdu cœur l’éclat et lapauvreté lotus lotuscheminions grâce et clarté

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chaque temps arrive gaiparfum nuitamment ces routesnul hasard flux et Loil’être qui cherche vrai

depuis toujours commence(balbutie et tâtonnetitube chancelle ou tombe)jour intérieur beau ciel

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le jour intérieurimmense et calme

nous étions troissur la terre de Siddharta

la Mèrela sœur de la Mèreet moi

J’étais remonté de l’enferet n’attendais plus rien

La grandeur en nous!Nous baignions dans des eaux immortelles

Du monde tu peux détacherun ormeou la courbe lumineused’un matin

Maintenant tu saisl’heure importaitet ne compte plusmais le lieu toujourspour que survivedans toute sa splendeurnotre richesse hors d’espaceTranquillitéL’après-midi l’été du LotUne bête haletantetraverse le soleil

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L’herbe chaudeélève son odeur de pierreTu l’attends, elle, en vaindans le courage de ta jeunesse

Tous furent des étrangerssauf ton père et ta mèrenotre étroite familleserrée dans le froid solitudede l’exode européen

Le jour intérieur :il fait éclater les bandelettesde la pitiéRedis au mondenous fûmes trois

en prière à KusinagarEt qu’est Kusinagar, ô passant,de plus qu’un tertre brun?Le lieu de l’Extinction, ô Roi

et qu’est Lumbini, ô passant,de plus qu’une mare et qu’une colonne?Le lieu de la Naissance, ô Roi

et qu’est Bodh Gaya, ô passant,de plus qu’un arbre?Le lieu de l’Eveil, ô Roi

et qu’est Sarnath, ô passantde plus qu’un parc sans gazelles et des ruines?Le lieu de la Parole, ô Roi

Et tu l’as fait?Je l’ai fait, ô RoiEt tu espères?

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J’ai foi, ô Roi

Sans attendre et attendantcomme feuille et roséeplein du monde et vide de toute chose

être au mondeet hors du monde

Prêt

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Ce veuvage qui pèse au cœurde tous les hommes de notre époque

A Rimini, au retour de notre voyagede noces, aucune chambre :

vers Paris percer la chair moited’une nuit entière

d’aoûtd’Europe

ce veuvage au cœur

Victoria’s goddess of lovebeautycarnation of the sea : trouvée

la puretéIl est probable que la jeunessesouillée puisse se purifierles mechtas sur les plateauxécrasés de soleil puisles oueds secsl’étrange odeur de haillons poussiéreuxde ce payset ces nuits torrides la puanteurdes caroubiers on se crevait P.M.sur la hanche droite barda sciant l’épauleà escalader les djebels noirs dressés dansles ténèbres et toujours cette

odeurterre lasse pauvreté malheur un sloughi

aboyait haie de figuiers de barbarie

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on se disait entre nous que les légionnairesle faisaient

avec ces figues (soigneusement épilées)ou avec des chèvres

les étoiles métalliques tombaientsur le sol en craquant

Bom nguyên tuc’étaient les tantes Vinh et Liên quiles premières prononcèrent

çaet le lendemain passa étincelant dans le ciel bleuun avion sans hélicela première fois aussiN’appuyez pas. Oui

c’était Hiroshimaet Nagasaki

Dans la cour de brique rougerue Khâm Thiênil y avait un bassin île-rocherpêcheur maisonnette grue pinau bord de l’eau pensive

l’enfant leva la tête et dit posément :« Qu’est-ce qu’une bombe atomique? »

I loved you, goddess of love, la femme de ma vieand I’m afraid that I am loving you more« Je compris que j’avais transféré le plus purde moi-même en un endroit particulierde la terre » dit Hoffmansthal

Il mit tant de tempsà comprendre que pureté n’était pas virginité

mais aimerou cette innocence des traits

d’une femme de trente-six ans

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si belle aussiet Humbert Humbert dit (derrière son masque de peau) :« c’est simple et naturel d’aimerdeux femmes à la fois »D’où la fin de christianisme

(belle etample comme la Terre)

sèves et sucsparfum de coriandre enlacementses bras ronds si lourdset ses hanchescollines Chensi loessmillénaires rois endormisaimerpossible espace gratitudeô dieux!

Et avant même que ce poèmene fut achevé :

finita la comediaCiel bleupavillon d’ornuagece fut.

Adieuadieu

Miladyje ne pleureni ne saigneHumbert Humbert le potardparmi ses bocaux grommelle« de toute façon qu’on aime ou nonça ne peut qu’aller mal un jour »

Puis l’homme marche solitaireet rencontre la pluie

et lorsque tomba la neige sur Tolèdenous avions oublié

combien nous avions souffertmaintenant une femme nous laisse

juillet est

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déjà l’automne

s’enfuit l’espacenous quitte la beauté

« Debout, bande de brelles! » gueulaitle lieutenant « Le con! » tandis que les fells

nous canardaient invisiblesdans les touffes d’alfa

il lui parlait de son amouralors qu’elle avait déjà décidéque plus rien il n’y auraitétang sourire les femmesseules savent partirdu mont sacré tellementhasard ou destin déchire

« ils sont toujours là sur la même photo du Hong KongT.D.C.

Wong Po Yan Pauline Chan Lydia Dunn Len Dunning l’ineffableTai Ki

Pak et les autres C.T. Lee ou Parker Yeung, en rangs d’oignonsimmuables comme de mon temps et dire que dix ans ont passé »

fit Ulysseà la vieille Consule toute ridée(mais pas plus qu’il y a dix ans)sirotant la concoction de peau de citronet le serein lentement tombaitDans l’obscurité grandissante du parc austère

les visages s’illuminaientà

la lumière de la bougieet il épiait par-dessus la tasse immobilisée

le visage d’Aphrodite

fermé et pensifPendant la guerre

le destin aussiavait une face

fermée et pensivepenchée

indéchiffrable« que le cour s’ouvre à la mélancolie »

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lorsque les poèmes furent écritsles meilleurs étaient

sans douteceux qui n’avaient pas succombé

à la mélancolieLe secret d’Ungaretti : garder

le tonNotre temps de toute manière

n’est plus celui de la chance :Adieu Harrar!

Adieu Cythère!Il s’essaie à vivre

mais le flot des peuples l’emporte

et puis ce veuvage qui pèse au cœuret l’impossibilité d’.Amer désir!La sourde souffrance d’avoir perdu

La vierge folle et l’époux infernalla nymphe éperdue de Jeantant d’autres qui manquèrentde l’autre part d’eux-mêmes

Goubault vint dans le bureau :« je suis frustré en tant que citoyen et en tant que fonctionnaire »Diable diable! un ménage sur deuxest divorcé à Paris

Du cap San Vincentel’Europe suivait la flotte d’un dernier regardelle s’éloignaitsur l’océan puissantoù roulaient d’infatigables rangs d’écumeet de vent

La tragique conviction de notre déclinPeu à peu nous ployons le genouDemain au lever du journous aurons disparurecrus de fatigue et ahurisau-delà des collines

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Il ne pouvait pas quitter cette mer du Portugalméchant temps méchante mer

rousse, hargneuse, infertileVent acide, pluie amère

barques Van Gogh bleues et vermillonvoltigeaient

sur la houle salevomissures et cendres du ciel sur Nazaré

les yeux striés de sang des pécheursailes mortes le bruit de l’océan et des enfersmartyre de la terre

rames implorantes ailes nuesde vastes bœufs blancs

enfoncés jusqu’aux genouxtiraient les filets lourds de sable et d’eau

nuée de femmes en noir sur la plage

porte espacela fuite mains duretécal mourir pierre cœurla nuit s’étendsans changement les sièclespuis les siècles sans arbressable épuisement respirecrissant demain perdusans pitié la mer opaque rouge de terre

L’expérience du totalitarismeest intransmissible, dit-il :

l’impuissance des motsPuis :

« accomplir le ritec’est occuper sa place juste

saisir l’espacec’est créer le monde

où est la vérité? »

Ainsi s’ordonnent les tiges d’achillées (croit-il) :La mer est opaque, charriant les terres rougesIl sent le cal de ses mains, la pierre dans son cœur

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Tout est morne : siècles et désertsSon souffle court ne lui permet plus de vivre

Alors il ouvre la porte de l’espace(ce n’est pas fuir)

Toujours il se souvient du fracasinfernal des eauxfrappant la terreC’est un lieu désormais sans nomsans espérance et sans destinée : Nazaré

telque le silence s’établit

et lui ne sachant plus où il en estinterroge chaque nuit et parle à ses dieux

car le bruit est silence, la faute rédemption

ayant jadis perdu l’amourparce que n’ayant osé

puis le retrouvant fortuitementet n’osant

joie et peur

se levantainsi qu’au premier jour

dans l’incertaine lumièrede la nouvelle aube

« c’est elledu moins je le crois »

tout tremblantLa déterminationbrusque simoun :

« Avoir accompli le ritec’est avoir expié le monde : tâche noble

S’emparer de l’espacec’est sortir du champ : voilà le courage »

Accoudés au balcon du palais de Cnossos

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côte à côte contemplant non la villemais la nuit lovée dans les ormes profondsil lui dit :

« tu fuis et rompsmais ta bouche dit l’inverse de ton cœur

Je t’aime Je sais que tu souffreset que tu m’aimes »

Elle tourna vers luides yeux rouges et brillants il entendit (il crut entendre)

« oui »Le peuple s’étant répandu

dans les rues pour la fête et les balset soudain

alors que le poème n’est pas achevéjuillet fut printemps

dans le vaste désordre de l’Histoireglaïeuls

doux soldat mortdéfaite et victoire

doucement ouvre porte exilpartout et nulle part drapeaux et peuples

mers invérifiable remplitquitter quitter pourpre paix

L’avoir immense l’insondabledoute soupir mais l’appel strident

creuse face et pile de bronzequelle voie non ne frémis plus

feuille transparente mais volonté d’être feuillecreuse face et pile

fendre eau pierre souffrance

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Whitmanne fabriquait pas des poèmes

mais, je le crains,l’homme nouveauAyant pensé cela, il sentit :

Une voile claquesur la plageoù le soleil enfinest revenu

Auprès de luisa femme se bronzaits’ébattaient ses enfants

Je me nomme Odysseusdit-il

dansun canto de Pise et il

continue de vivre encore et ailleurs(vivre si l’on peut dire)

comme Xi Men Ching évadédu Bord de l’Eau tumultueuxpour vivre une nouvelle vieun destin plus récent, ouvert,créé par d’autres mains avidesLotus d’Or un autre destin

et lui-même allait-il s’évaderde lui-même

mon nom est personnetoujours personne, depuis toujours

un vrai pro que Jerry Lee Lewisnous avions fait le tour des USA

en trombe

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dans cette légendaire Mustangdorée

et traversé NashvilleTennessee

Le country fut la musique des petits blancsplanteurs de tabac

« Ce fut la musique de la classe ouvrière »disent les vieux de la vieille et Rattlesnake Annyse plaint « le country a perdu

son identité L’artest devenu industrie »

Le Grand Tour de l’Amériqueen vingt jours

tu te rends compte il y a vingt ans

Préméditer la fin du convenableUn véritable divorce

bien scandaleux (une femme parfaite, de sibeaux enfants)

crime douceâtreà mûrir longuement

un nuage indolentciel de tendre Bretagnemer de soiel’arc se tend

La Bible cette interminable barbarieet depuis quelques jours

la Conque elle-même exténuée

La poésie est américaine(l’espace)

L’Innommée lui offrit ce masque revêtu d’or finqu’il porta sur San Marco quand vinrent les soirs

Ce masque était le visage d’un soleil videdans les trous noirs des yeux l’énigme d’autres

yeux« Masque d’or

est aussi mon nom »cette idée lui plut

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comme une putain vieille et vraie

Car la vérité est toujours plaisanteNue blafarde sans charmeon te dit une pute aux seins flasques

et pourtant attirante : cepoids de tristesse et

l’amertume fadedes boissons et des plaisirs

qu’on reprendla drogue des routes

ô Kansas ô Kentuckyl’étendue sacrée de la plaine

et la bande de goudron qui va vers nulle partle Greyhoundles trente tonnes rutilants comme des cow boys les jours de rodéo

silence désertdéchirement cailloux caoutchouc fumantsilencefeux rouges disparus

puis au matinla pierre implacable du ciell’horizon

les maisons de bois peintes en blancces types en chapeau Tom Mix

ham and eggs, and coffee pleasele café universel de Biloxi à Colorado Springs

l’univers uniformefor you my dear

like an old tired bitchAu creux d’un arbre une cabaneun visage fatigué

le plus humain de l’Amériqueelle faisait semblant de vendrependeloques et brocante poussiéreusesà qui by Jove

si ce n’est pour voir passerles bagnoles qui viraient en crissant

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vers Yosemite Parkon a taillé une bavette

pendant que le soleilcognait ses 2 P.M.

elle a fourgué sa plaquettesur les Chinois en Californie

(lorsqu’ils avaient des nattes j’entendsnon ceux d’aujourd’hui, ce qui est une tout autre histoire)

Good bye madamI have a long way to go

le jardin des Hespéridespour sûr faudra passer d’abord chez les Lothofages

Avec l’épouse les quatre gossesdans la Dodge on est reparti

L’espace est ouvertDonc la liberté est toujoursinachevéeL’homme n’a nul droit de propriétéjamais il ne s’arrêtepour de bonChaque instant est le sien

Etre un vrai pro : l’inaccessible

A moins de tuer

Il faut savoir ce que c’estl’ogre invisible

dévore les nuits et les joursHank Williams

ces routes ces routesl’existence ingrate les bourgs assoupis

les gens de peu les petites gens sont venuesmort à trente-sept ans

routes et motelset le King

Elviss’est laissé mourir

le feu et la soif l’insistancede l’absence et toujours remettre ça

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jusqu’à ne plus rien sentirperte et destruction la volontaire fuitechemins et contingence demain toujoursdemainaller vers le rendez-vouset brûler l’espace

c’étaitaprès l’Amérique déchirureil franchit la frontière par le Béarnpar hasard seul

quitté la Francedénuée de gloire

Descendre dans le soir grandissantcette pente obscure des Pyrénées

L’Aragonfut ce manteau brun et or étendu

sur la terreL’immensité éteint la soif

le luxe est dans le cour solitairechaumes terres brûlées

et l’éblouissement

de celui qui a reconnula terre où il vécutil y a des sièclesdans la somptuosité du passé

l’air est bleu et orl’insistance de l’appel

se savoir détenteur de lumièrel’or liquide coulait en larges nappes sur l’Espagne

corps imaginaire et mémoire dilatée

déjà le monde offre le commencementet la fin

alors se traversant lui-mêmeil joignit l’austère Madrid

pour revivre

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Black is not beautifulla lumière est le seul continenttolérable

l’endroit virginal et nulcommencer recommencer

le corps ouvertguéri de la soif

Sentinelle du vaste désertil vit les étoiles chuterLe Sahara fut son œuvre pure

il prit l’eau dans ses mainsil but le lait de brebis

aux outres poilues des pasteursNe nomme pas ton souverainle bonheur n’est qu’une circonstancetu peux brûler ta maisonchacun de tes pas accomplitla mesure, la délivrance

« Quanda commencé la médiocrité? »

s’écria désespéré Karl-Ingmar BergmanOn était nés rois et anges

Expier le monde :l’insupportable secret

de cette immonde tragédiec’est ainsi qu’un homme

peutourdir son propre meurtre

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Peut-être(La pluie mène au cœurindécis des choses)

Ainsi les ventsbalayaient

tourbillons de bruine tourmentéel’étendue fielleuse de la baie

peut-être avait-il été déchiréJamais cette blessurene s’est guérieL’impossible oubliet la solitude de cristall’incertitude de l’océan blancqui règne dans l’obscurité de la mémoirenappe d’argent miroirsans refletSe tendent vers le ciel courbeses bras d’épervier blanc puis

« suc laiteux tiges tendresmontagne vierges neiges dilatepoumons voile tullesouffle ailes de libellule cette enfance du mondepétales que percejour fluidedu Cœur Invisibledescendle son mélodieux l’absencel’écho du silence

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jusqu’aux parois du videberceau de la chairimaginaire

s’écoule et flueparmi herbes roches sables

si propresl’aurore lave

peau salée corps impalpablecharnel l’allège

l’élèvelaissant tourbe et glèbe

se répand s’ouvre et se faneépars

l’enfant était au jardinsuave haute et transparente

irrévocablepérennement »

Avec la spatule et le plâtre spécialqui se dilate à l’usage

tu bouches les trous avantde repeindre

il y avait ce type, jeune comme un enfantdont le corps était rompucomme si on l’avait roué de coups

il transpirait immobile dans son litet ils étaient ainsi sans bouger toute la nuits’épiant les yeux fixés au plafondA certains moments cette immobilitéétait trop insupportable Alors ilse tournait d’un bloc car son corps était un blocde terre durcie par une sueur de mort

Longtemps apprendre que le vivren’est que douleurNe cite aucun lieucar la souffrance enveloppe l’universet cette tranquillité s’écouleavec une odeur de menthe sombre :contempler le chat qui arpente le sommet

de la palissade

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« Este jardin es suyo » lutle Consul dans le parc sombre

il buvait la tequilail buvait la douleur fade du monde

comme Toulouse-Lautrec laverte absinthe

verre tranquilleami cher et silencieux

Non que ceci soit vraiment un secretmais nous seuls

sous le regard de l’autresavons à peu près

l’étendue de la mer bilieuse« Odysseus

le nom de ma famille »dit Pound fièrement dans sa cage de fer

s’évader! s’évader– puis-je vous déranger? demande Stepan Karrenbauer

serait-il correct de dire nousrevendiquons la réunion des deux Allemagnes?

– sans aucun doute.Le Mur se prolonge d’une simple haie de barbelés

dans la campagneJe pourrais dire aussi

sans aucun doute je saispourquoi elle m’attire, remuant le fondement

d’une joie antiqueson corps ressemble à l’espace blond de la Terre

que j’ai parcouru depuis quarante-sept ansson innocence

abrupte, rugosité du grèsDans les rayons de l’aurore se lève

et s’éloigne un léopardafin que s’arme pour des gloires futures

un homme habité par le songeSalamine, Corinthe, Corregidor

garder captive dans sa pupille jaunela lumière nocturne du désert

bleu qui jamais ne meurt

jauneles nuages

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se frangeaient d’or vierge liquidec’était pendant que le soleil

se préparait derrière la haute tentebleu de Prusse

avec Ariane il sortitsur la plage d’opale

fraîcheur d’âme du jourchrysalides sur le sable humide

splendeur de l’enfancedéchire cœur cruel

elle, Ariane, avaitavec lui, son père

le regard des moissonsPuis émergea le soleil

offrande du malheurprince sans emploi

(le serpent avait mordu le borddes champs de soie verte)

Bukowsky seulconnaît la couleur et le goût du sang

humainle sang n’est pas rouge mais violet-noir

et il pue « No ledestruyen » le

Consul l’avait lu il continuaitde boire

jardin mortsurvit l’enfant antique

à la recherche du paysperdu

Je ne veux pas avoir de nomdit Marlon Brando dans le Dernier Tango

« Mon nom est personne »répondit Ulysse au monstre :

à bien y penserPound n’alla pas assez loin

peut-êtreLa fiente des oiseaux il y

pensa soudain comme au sifflementtragique des jets dans la touffeur des aérodromes

la nuit de l’équateurNe rien conserver

et finalement pas même son nom

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poignante détressede la famille moderneSturm und Drangdes peuples entiers se baignaientdans ce fleuvedes nations nouvelles se lèvent

mais nousnous avons décidé de nous tuer

Nulle partles peupliers ne sont aussi

beaux que là-bas : yrevenir pour apprendre

à les aimeret puis cette mer-veill-euse campagne

avec Elisabeth (Mildred)découvrir l’émerveillement

du café chaud et des croissants au beurreaprès une nuit de baisers

et de cris (il ne l’aimait pas)Aucun nom de lieu car

la cruauté enveloppele monde

et il est pitoyable de mettretant de temps à penser cette choseévidente : ne pas avoir de nom

Là-basest née la malédiction :

un accidentvous dis-je, un accident tout à fait

fortuitmais à partir de là s’enchaîne

une destinée souffranteimplacablement souffrante

L’histoire d’un homme est celle de la raisonmais qu’il est dur

d’abandonner vingt ansde sa vie

et puis l’angoisse particulière de toute fin

La poésie

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est sans grâceparce que sans grâce est devenu le mondeRoutes bruits ailes de métalle sifflement déchirant des départs nocturnesfoule têtes grains quantité pailledescend doucement l’immense ignorancepuis la fenêtre dans le murhorizonjamais rien ne durela musique est la nouvellesurdité du cœurcruautésépareadieumais tellement cette souffranceet puis partirdemain

Ainsi l’ai-je connu ce typeenveloppé de sa sueur glacéede haine et de mort

Abandonné des hommesoublié des dieuxson seul désir était de cecouler dans l’iris violet de la mort (sueur

de la mort)Il ne pouvait rienLe sommeil fut son refuge

ersatz de la mortLe monde disparutIl n’y eut plus quesueur haine et mort

Ce que l’homme saitest qu’il a immensément perduIl sait aussi qu’il doitsolder ses comptesJamais il ne saitpour quoini combien ni jusques à quandDans le cœur sordide des villes

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il espère la mortSon lit voguefunèbre et sans maîtredans la courbe d’un fleuve infiniet sans étoiles

Expier

Sans cri ni pleuril s’éloignedes villes qui se défontMais l’or!

Mais la douce liqueurjours tranquilles!

Quand brèves sont toutes équipéescraindre les retours

amers :l’amputation

la cruautéEt au départ, l’inévitable

angoisse de toute déchirure

Orvoici ce que dit le Bardo Thodol

après la mortévite la colèredevant les pleurs de ta famillepuis durant ton voyageévite toute couleur douceentre dans toute couleur violentemaîtrise ta peurChoisis toute couleur farouche

Ehbien soit!

pour l’heure :puisque le lit est un radeaumort qui erre sur un fleuved’Afrique chargé de ténèbres

quitte-lepour Salamine et Corregidor

De l’être profond

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A première vue l’hiverparaissait encore lointain

Ite missa estMais on n’avait jamais su quand

il fallait se lever ou s’asseoir« Debout, assis, debout, assis »

comme à l’arméeavec la même impétuosité

de l’irrévocable mytèrePierre Sarrodie mon frère

n’a pas fait son service militaire :fracture du crâne en scooter

Nous aimions la même fillemystérieuse

« les jeux sont faitsrien ne va plus » répétait

inlassablement Julot pendantque cliquetait la roulette (on

jouait des nougats)Champs de givre

pies noires« C’est Dieu qui t’envoie » dit l’Arabe

en enfilant les chaussures qu’il venaitde lui refiler cet hiver rue de Buci

Bidault s’était pinté la gueulen’empêche qu’il voulait la guerreQuel bel unisson à l’époque :

vive l’Empire!et Ada couchait avec un tas de mecs

Son mari s’appelait Gustav MahlerAvec rage il se mettait à écrire

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La poésie ne peutqu’être désespérée de nos jours

(ne pas parler de l’infect bonheurconjugal qui épate les amis)

Ce don il le tintcomme une pièce d’or du ciel

dans son poing durcar la poésie est désespérée« ah tu m’as trahi » s’écria

le chevalier quand la Mort qu’il croyait être le prêtrefit glisser son capuchon

« Il se lève et rencontre la pluie » :cela veut dire que la solitude

est irrévocableDe même que :

« les arbres se voûtentsous la bruine »

C’est ce qui vient à l’espritlorsqu’à Marseille on s’embarque

pour l’AlgérieVous êtes un lieutenant de mirliton hurla

le colonel mais je suisvraiment désolé la secrétaire est allée

déjeuner : ainsi

va la guerre, pas d’opérationaujourd’hui

(pourtant la pluie, dans l’espritest toujours associée à l’opulence

de l’âme)Domenach rapportait béat

de satisfaction : « il me demanda que veux-tu

de plus? tu as réussi ton ménageta femme est belle et tes

enfants ado

rables »Cré dié!

Vint une nuit

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où cette odeur insupportablesuffoqua Ulysse qui écoutait la mer

Patron, lui demanda un de ses hommes(l’un de ceux que Circé allait transformer en porcs)serons-nous un jour à Ithaque?Dans la 5e Avenue on criait « Fuck them! »

Il gardait ce doncomme une pièce d’or du ciel

il écrivait ce qui lui passaitpar la tête

peut-être parce que, jeune,il ne savait rien

quelque chose comme l’AnabaseLa gloire la défaite l’amertume

remonter le cours du Tigrepour expier la folie et l’insouciance

non de la jeunessede Cyrus mais du destin

– Oui, je crois à l’anankêrépondit en souriant Ellul

le premier maître« Défiez-vous de l’Etat

défiez-vous de l’Histoire »Je me souviens combien il était jeune

l’âme de cristall’habitait

l’innocence, la virginitéde la première aurore

il reçut dans un jardin de Pessaccet enseignement avec la ferveur

du premier don

l’ambitionde conquérir le monde

obscurément il marchait vers l’Asie profondel’épée était pure

La Comtesse savait organiser à Neuilly de beaux dînersde technocrates à tête d’œuf et Passerose de Montpèresoutenait sa gorge grasse de grenouillepour parler d’un débit simple et péremptoire

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« j’aurais pu faire ma vie avec dix hommestrès différents : de l’inspecteur des finances au truandCe monsieur là-bas mon mari n’en est qu’un Vous savezpersonne n’est irremplaçable » puis elle but une gorgée

Trouve la véritédans la pailleC’est comme avec les cactus de Gibraltaroui cette senteur rauquede roche rouge et lamer sacrément bleue noire et ses fesse blondesmes aïeux pour que cela le fasse bandertiens tiens prends çal’envolée dans ses plumes sespoils et elle qui gueulait dégueulasse et il avait envie de luidéfoncer la paillasse et le potironsaucisson planté dans son troufignonet elle gueulait « il commence àentrer il commence à entrer «et puis hurla « j’ai mal » mais luis’accrocha à ces seins c’étaitcomme là-bas Gibraltarodeur de roches mauvesvillas blanches mauresques au-dessus de la ville qui sentait lacatin matin papin coquin pépin tapin turbinhan han tiens prends ça et çagueulait pendant qu’il s’agrippaitaux deux globes moelleux degraisse lisse parfaitement lissespassés à la pierre ponce avectoute la tranquille tenacitéd’une femme qui pense qu’ilfaut bien baiser bien fournirune bonne viande appétissante pourfaire réceptacle du foutre seigneurial de monsieur le rédempteursurgi du destin pour offrir lesalut à une pauvre dévoyéepas une roulure mais la fleurécarlate bouffée par un noir

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de passage trop content pensez-vous dans une province bien françaisede tirer un coup et voici cette terreimmense et sordide le curé d’Argelès quiradotait disait-elle mais moi

virginitéde l’amour

les autos tamponneuses font unroulementde tonnerre avec leurs roues de ferles coups de klaxon et de boutoirpuis les hommes en complet gris s’en-gouffraient dans les ascenseurs

il est pas dingue?gueula-t-il le visage en sang lenez écrasé après le coup de bouleque l’autre lui avait assené quise remettait à danser agrippée dansses bras Colette M. de mes deuxpremier baiser une vraietraînée maintenant peut-êtrequoique un peu de trouille penaudedevant ce malabar aussi épais quelarge

nonne faîtes pas ça mais elles’agrippait et renversait sa têteet soudain un train passaitles vitres tremblaient et l’horizonse fissurait dans ce grondementde tonnerre jamais le monden’aurait dû être crééà moins qu’il n’ait jamais étécréédit le type sentencieusementderrière sa bière son cigare havane

Rollexcette montre dure depuis dix ansil était satisfait après avoir dit ça

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comme s’il avait dit ce typej’ai réussi mon mariagej’ai une jolie femmej’ai des gosses superet une belle paire de couilles etm’endors toujours à plat sur le dosquoiet tous les blaireaux satisfaits desbelles lettres françaises à la télépassez-moi la moutarde je vouspasserai la nénetteet je te tiens tu me tiens par labarbichette dans toute la bourgeoisiefrançaise ah comme ils sontintelligents

le paquebot ailéconstellé de mille lucioles jaunesglissait sans bruit masse antiquesur une mer laiteuse(la lune)et la nuit était si clairevaguement voilée de tulle bleuet pendant ce long moment soyeuxle Sinaï dans son immense blancheurMer Rouge : le mystèrePacifique : la majestéAtlantique : le labeurOcéan Indien : quelque chose de glauqued’hostile et d’antérieur à l’humain

làelle était étendue sur la pelousenocturne du Champ des Révolutionsvaste et large jambes écartées sarobe blanche rayée de rougeses pieds charnus l’attendant

Polyarthrite rhumatoïde

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la délivrance par le placentaLes goudrons de la cigarette

Mourir à la maternitéEtre

expert en foliepeut-être

Et ainsi me blessele seigneur de l’obscurité

de sorte que l’amour est privé de vieet la vie privée d’amour

et ce qu’on nomme la viela baie fielleuse

vers laquelle s’avance un hommequi a passé une mauvaise nuit

Le doigt du destin : ici même il arrivaau milieu de sa nuit blanche

mais la joie non le fielà chaque fois la même chose

nuit blanche avant de la voirLe dard de l’aurore

l’heureux homme!Ainsi est la vie :

plus rapide que le poèmeLe chenal d’émeraude

vaillants Star Ferries de Kowlooncargos et jonques aux ailes déployées

l’air brillait du vernisdes feuilles

Pollock Rothko toutel’espérance des couleurs et il est vrai

que la peintureest la première porte du sublime

mais Xénophondans l’éclat du Bosphore

il vint des chevaux par milliersqui ouvrirent la mer

à cet endroit-làet Ruby pompait et jouissait sur la moquette

pendant que son écossais de maril’attendait au pied du building

de bronze roux dans sa Mercedes blanche

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L’enveloppait la mousson couleur de perle

a minimis, a minimis pouvait-ilsans honte ni remords dans la luxuriancedu temps et le miroitement des aisesdans la splendeur, aussi, de l’enthousiasmeet la générosité des lions, plaiderMais nul procès c’est la véritén’attend l’homme. De son être à la racineil le sait. Chercher l’accomplissement.Car chaque pas menant à l’amitié des choseset finalement à l’impérissable amourperdu des femmes fut de tout temps dessinépour le confort de celui-là

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« Red, Black, White and Yellow » (1955)les couleurs du mondeelles teignent l’intérieur du masque

« Yellow and Blue » (1954)

Vient l’existence malheureusele seigneur de la destructionpluie et fragments l’amour des choses plus grandes mais peureusementet puis dans ce cadre de boisperpétuel vouloir jaune et bleunouveau un numéro en misant ilespère gagner recommence un jour

puisqueyellow and bluevibrating in the throat

ma destinée! l’accomplir!ou

puisqu’il espère gagner un jour en misant un nouveaunuméro (recommence?)

n’a pas besoin de savoirce que cela représenteni de savoir l’histoire

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ni même le lieude ces choses

mais ceci est l’évidente représentationde la complexitéla figuration de ce qui est

en soi immédiatementailleurs et ici

« Number 1 », 1950 (brume de lavande)l’œuvre sang cheveux cellules noiresinfiniment dans le mauve iris

de l’univers

et la joie du mendiantoui, je le reconnais

humblementle mendiant d’infini oh pas

vraiment malheureux

parce qu’avec les annéesnous avons appris qu’aimer

n’est pas souffriret par ce jour de limpide septembre washingtonien

enfuie elle s’était mon amour d’automnePourtant il en restaitce bonheur sur le palaisgoût pâlede lavande

infiniment complexel’amour plus vrai encore en cette saison

Ecrit ceci sur le grès qui estcomme la bonté même des choses :

au-delàde la souffrance

aujourd’hui désuèteparce que

aimeraiméaimeo

(lavender mist)

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Canaris! Canaris! On t’avait oubliéliniodendron tupilifero in Virginiae caelo

nous eûmes un automne superbe cetteannée-là

La sécheresse avait dévastéla campagne

Grandeur et servitudedes paysans

Ileut alors cette pensée :

perduela magnifique tristesse que fut

l’enfanceCe que signifie Ada Mahler

en couchant avec Gropius, Klimtet une douzaine d’autres

fenêtre et chambrebeauté obscure en vain tulipe jaunemordre matin électroniquependant et toujours ses cuisses et son sexeperce faible et répandl’eau tranquille des lacsl’ombre tandis qu’au dehorsle soleil dans la courouvertre fraîcheur l’obscuritéde ce corps si blanctiédeur et glacequi se fendfruit dans le mûrissementétendue immortelle splendeur

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et l’indéfinissable triomphele ciel et la terre enlacésforce des montagnes et des ravinscollier des heuresliées que rien ne peutdétacher la certitude profondeur l’imminence acquise midi

destin

elle l’inaccessibleà lui

Tu m’as envoûtéereconnut-elle

nos blessés, c’est par pleins navires qu’ils vontaujourd’hui à Nashville

et le ciel de Virginietoujours est l’automne

comme Hong Kong ou Macaotout ce visage de la Rivière des Perles

mer turquoise îles mauves chargées de verdurecrêpelée cette laque profonde

du Sud / de Hainan à Amoy

oùil vécut il y a cent ansla vit droite dans son chopsang de soie noirefendu sur ses jambes majestueuses ellele regardait

avec le même visage qu’aujourd’huicette vigoureuse architecture de la chair

et comme elle avait ce regard indifférentoù il avait lu

le poids de la destinéeoutre le désir – car le désir commun

à tous les hommes qui la léchaient du regardl’avait laissé sans force ta

beauté me paralyse lui avait-il ditalors qu’ils regagnaient sa voiture planquée

sous les arbres – oui

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outre le désirl’autre désir très vastequi s’étendait jusqu’aux confins violets du monde

comment direcet être

qui de paix et silence couvrele monde bariolé / lui l’homme mélangé

aux terres jaunes du Shangtunglumière du Hokkaïdo

l’homme mélangéLot et Savoiecampagne et lacschaleur de l’absence et la dimension du videespace de l’attente l’enfant de la Révolutiondans sa chair même éparpilléelymphe et sangaux fibres sincères de toutes les terres et de tous les ciels

plaine noire d’Idahodésert de locustes châteaux de terre couleur de sang séché

ce Sud de métal et de soi arideet toujours l’Asie!

l’Asie grasse

dont elle sait qu’elle est néeayant été

nourrie par des servantes en turban et pantalon noirmam tôm qu’elle mangeait

avec du pain

outre ce désir-là qui n’est plus le désirpétrissement de la chair vaste

l’homme-monde

cette certitude qu’aujourd’hui vient l’heureoù l’épouse délaissée

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doit devenir l’épouse plus qu’épouseparce que tel est le destin (la dette)

rassemble l’amour perdu de l’enfancele mûrissement des saisonsbrise le sceau du tempsnon le temps occidentalmais celui qui languit d’un siècle à l’autrel’être même de la nostalgie

le retour à la puretépour qu’enfin se fondel’accomplissement

puisqu’il semblequ’ait été accomplie l’expiation

(Tulipier : boisà cœur jaune et à aubier blancYellow poplar)

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Rose attendrepatience infinimentsoie et salpêtrechair en automnefleurit

Ainsiest la question :continuer ou bien avancer

et alors dans quelle ansevraiment s’accomplir

dit-ilAu non-commencement de toute chosece vide sépulcralnon la mort fouineusemais le non-commencementle non-accomplissementla non-fin

« la poésie ne pouvait être désespéréeje tins une pièce d’or

la levai lentement vers le soleild’un matin vierge et somptueux

Je serai roi!prophétisai-je

pendant que la mersoumise se plaignait

à mes pieds »Raconte encore dit Circé

et je libérerai ton peuple

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« j’aimaicomme tout homme je suppose

peut aimer »Puis il se tutet pensa aux roses tristes

du jardin d’un poste de douanequelque part dans l’Empire, sur quelque saline

du TonkinLà grondait

la Mer de Chinetoujours

menaçante« Enfance! Merveille du siècle

j’ai connu les héros! »Tout ce chemin parcourudepuis près d’un demi-siècle

« je t’aurai à moiAphrodite

qui tente de m’échapper »Dans le secret de la villepréméditer l’enlèvement d’une femme

La guerre s’approchaitRusses, Américains, Chinois, Japonaisombres taciturnes des destroyers sur les océans griffés de pluiepuis la bousculade des miséreux de la Terresur le pont de la nef des foustoutes voiles dehors dans l’espace

nu des chambres« Allah Aqhbâr! Allah Aqhbâr! »

hurlaient des milliers d’enfants vêtus de noirsous le soleil perse

l’Angleterre déchirée aux sons de la salsaBonnes gens

dormez bienla guerre avance son muffle

elle flaire les rues silencieuses« Je n’ai encore trouvé personne qui aime

la valeur moraleautant que la beauté des femmes » (Kung Fu Tseu)

simplement l’époque est malade

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Jamais plus Stephen ne revint à Bordeaux. Il dit :« cette ville est maudite : la traiteDe même toutes les cités, les nations

l’expierontl’expieront dans leur chair

en ce siècle »

De Lattre décorant son fils qui était un nobleProfils de seigneurs sur fond de défaite

sa pomme d’Adam (au fils) saillanteindiquait qu’il mourrait

jeuneTout avait commencé à Pearl Harbor (ou Tsoushima)

« you love passion » fit l’Américain rouxpendant que son amant noirrangeait les fiches des clients

sturm und drangVénus levait son pied charnu jusqu’à ta bouche

(l’épaisseur de ce pied)sucer ses orteils divins l’un après l’autre

puis suivre la courbe de la cuissejusqu’au con

si longtemps convoitéouvert vaguement velu

oasis s’allongeantouvert collineselle enfin arrachée à elle-mêmel’odeur la terre labouréel’argile et le sucflambée fleuve et flot plus et pluslaisse cordes et chaînes

ces mechtasà investir

Bon Dieu quand ces socialistesvont-ils

arrêterla guerre

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Doucement au fil de l’eaules chiens crevés

(Nous crèverons!ayant bien bamboché)

Des fleurs jaunes tapissaient la mersur le chemin du retourL’île de Lamma avait été bonne et l’eau divine

le deuil était seulementdans le cœur

Il y a, à l’extrémité de ce mouvementcette île verte où prendre refuge sous le CielLever une pièce d’or vers le soleil fixeLà nous ne bougerons plus, ayant dans le silencesauvé la parole jusqu’au boutDes fleurs d’or tapissaient la merentre Lamma et Aberdeennotre jonque allait vers le sud

je croispeut-être ce jour-là, pensant à Achab le Mauditet prenant ce pollen des mers pour l’or de l’espaceavait-il compris qu’il était l’homme de nulle partIl avait aussi compris qu’Ithaque avait disparuLa jonque glissait

Adieu, adieu Milady(prononcez adiou, adiou)

cette pensée criminelle qui s’habille de la plaintede Gloucester (de Lancastre?)

car le crime nécessaire est :tuer le bonheur quand il est le mourir

Un demi-sel qui n’avait fait que piquerau vieil Ez

se plaint dela fragmentation perp

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étuelletous ces types s’étaient nourris

à ta vieille mamellepleine d’hydromel

mais au moins Ginsberg émergeant de ses trous du culreconnaît sa dette

L’infini espaceOn a couru comme des fous

le long de la palissade aveuglepuis on a vu

une brècheun satyre sec et barbu ricanait

ses yeux noirs nous perçaitalors nous nous

sommes échappésdans le monde

tel qu’il estet nous avons traversé les

multiples cieuxcouleurs

miroirsflux fleurs feux

et les femmes feulaientse tordaient

sous des corps pesants et silencieuxs’embrasaient

les villes

pendant ce temps souriaitle tragique satyre aux yeux d’étincelles

puis il s’éloignadans Venise la grise

dos voûté cape noirela nuque comme un ceps

Dis ce tempsmisérable,

toi son fils

Ne le venge pas : son silenceet sa mort l’ont

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vengé

(le bonheur était malheureux)Ne parle plus

du Mékong chargé de souffranceCela a été accompli

Maintenant t’attend l’autre auroreCocksuckers and fairy boys

les guerres ancienneset la gentille pute dépuceleuse

tout cela qui est passéavec les Perses en pleurs

les derniers pèlerins de la Chrétientéoù se mêla

un adolescent en casquette et canadienneà la fin de ces obscures années cinquante

(Qu’est l’homme hors de l’Histoire?)

Peut-être peut-onvivre deux fois au moins

dans une seule existence(le bonheur était malheureux)

Alors se tirer!La terre étroite ouvre ses dernières portes

la brèche était ouvertepar le vieux satyre las du monde

qu’on avait fabriquéMes mômes

que vous êtes belles,Seigneur!

Puis il partit– puisqu’il devait partir

« lone man from the void »Il partit avec toutes ses armes

méditant d’enlever Europe malheureuse

Ce qui a été fait est fait

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ce qui doit s’accomplir doit l’êtreIl a quitté la tristesseil a traversé l’Amérique

les feux rouges des camions nickelésstriaient la nuit aux junctions

du Désert Mohavecomme la pointe d’une lance

la face noire d’un PeuhlIl est le seul homme

à avoir vu tous les Tombeaux« Garde Ketchum et Mycènes

Garde Oxford et Chu Fou »Annick sanglotait au téléphone « tu

es tout ce quime reste »

Puis brusquement elle le quittadans l’amertume pour coucher avec un conard

Avec placiditérien s’installa

muffle de taureau noirdans un coin obscur de la bibliothèque

de Babelqui est le refuge et la non-espérance

des AveuglesEmmanuelle, mon aînée, viens

avec moidans mon voyage chez les antiquaires :

le couchant est un fleuvedoré

beaux lifts d’ambre etde sable au sommet

des ormesL’Hôte discret comme un chat :

« croyez-vous que ceci peut se dire?… »il y avait eu aussi cette mer

le roi du monde et la petite filleattendaient

le soleilL’attendait-on?

Plaisante question!Que l’homme qui n’est roi

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pleuresur son passé

Mais que les rois partentdans les clameurs jaunes!aurore et couchantdur combatsolitude de cristal

« Je veillerai sur ton corps »murmura le Minotaure

découvrant la femme endormiele bras replié sur ses yeux

Ainsi étaitAphrodite Elle ouvrait son sexe

à sa langue rapideIl est celui qui prend

Etant retourné de l’enferil voit l’automne

fleuve puissantoù renaître

Hyrieus!M’assistent Zeus celui qui prendet Mercure celui qui transmet

« N’appartenons-nous pas à une générationsacrifiée? » demandèrent Chromios et

Lycophonte égalaux dieux

En son for intérieur il acquiesça« Je suis né avec la défaiteet maintenant s’avance la deuxième défaiteau matin du nouveau millénaire »

Il voyait déjàles villes nouvelles dans le ciel et sous la mer

il pressentait l’autre universdans l’obscure agonie

de son peupleUn voile funèbre avait enveloppé

les plus grands combats de son tempsIl écoutait la Symphonie Héroïque

avec gravité : il avait aussi

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lu l’Anabase de XénophonDoucement il recouvrit le tumulte

et le désordredu regard de celui qui à jamais

quitteson palais

Je pense à toi BoabdilCar chère à mon cœur Grenade la blondechers à mon cœur ceux qui sont morts

ceux qui vont mourirtel est le sens de cette

histoire du temps présent

« Clameurs de la lumièreje suis celui qui enlève Europepour la sauverTour à tour aigle cygne et taureauje sème la semenceravies sont les mortellescomme celle que couvrit la pluie d’or

ô Titien, dieu de la vigueurEs

la hora de todos »

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De l’ailleursje m’accomplirai

dit-il désespérément« et nous, comptons-nous? »

demanda Mathildepetit rat inquiet

peut-être le prochainremords

« oh oui puisque je parle de vousTiens :

mes mômes que vous êtes bellesô Seigneur

On ne peut vivre sans la poésie »

répondit-il (le voile du silenceà moins que ce ne soit la force intimede l’impuissance

non le désarroimais l’inertie fondamentale des mondes

en dérive l’aveuglenécessité du mouvement

qui sépare les universet forme le temps)

ledestin des choses

auquel doivent se plierles êtres et

qu’importel’irréparable déchirure

prépare-toi prépare-toi

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« Je suis l’Invaincu »se dit-il comme

pour se rassurer« Je suis revenu

de l’enfer »Puis il se redressa : devant

lui, ruisselante d’étoiles,la forêt touffue

L’homme ne peut s’accomplirque d’ailleurs

puis les mains s’ouvrirentà la bonté du corps peut-être

pleurait-elle se demanda-t-ilpeut-être devrais-je refairema vie pour ne pas mourirà peine le frôla une aileou une palmeou l’orbe pâle des pluiesil n’eut plus peurne douta plusfenêtre l’espace l’immense avoirtoujours recommencermaintenant et jamaisla véritable cruauté des maisonsindécision être grandir

peut-être peut-être peut-être‘

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Adieu Adieu adieu

D’un village détruit,sur une montagneon dominait Soria,ville ingrate de la rauque CastilleIl venait d’acheter une immense capebrune

de bergerma terre ceci est ma terre

Rien de telqu’un puroaprès un cocido

au cœur du vieux Madridlangue gutturale

mémoire profondequi du ciel noir surgit

mais le vent

Modestement ce que nous fûmesSecrètement ce que nous vîmesEt que nous manqua pointl’espérance ni la désespérance

« je ne peux dire qui nous sommes »

L’Innommée son sommeilhostileson antique passé s’immergeaitdans un fleuve maudit

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ténèbres d’Afriquecris obscurs, clameurs de sangjusqu’à ce que se déchire la chair

Se libérer de la malédiction fut longMaintenant j’ai expié.

Intolérable si longtemps il y eut cette douleursouillure désespoir haineQue maintenant viennent les derniers soleilsreconquérir l’eau pure et la conque

Peut-être Grenade n’est-elle pas GrenadeIthaque maintenant si étrangère

Il savait : retour à Hong Kongtrouver le Sud sans tremblerravir Europeabandonner pour renaître

puis ce chant

l’espace loin ouvrir la rosedepuis l’enfance tremblaitsuffoque et surgit ôsang soufle et génie

le fruit mangue pêche le Gangedétruire amer mort atteindrelongévité des chênesfeutrée la neige

puis les marques du Ciel trouversous l’aile blanche de l’aiglevivre périr revivre

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ébloui encor

de la divinité le sceptrelentement je dis austèrele cœur jeune les lèvrespleines de miel clair

entre sous le portique blancaube et corps de Vénusnectar et magnolialà l’éternité approcher

puissance pierre fleuve l’orl’élixir du monde flècheau creux de l’aine forcercœur même des choses

et cette parole hautaineoh remonter dans ton êtreplonger dans ta chair vraievers qui et jusqu’où

haut sublime la puretéretrouvée plus haut que cimespacifié vers mon Maîtrete porte / amour

1976-1985Hong Kong – Pékin – Paris

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TABLE

Avant-propos de Claude Frochaux . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 5

Prologue . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 11

LIVRE PREMIER : HISTOIRE DU TEMPS PRÉSENT . . . . . . . . 15

Relation 1 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 17

Relation 2 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 83

Relation 3 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 217

Relation 4 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 329

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