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Georges Mounin et l'esthétique Author(s): Conrad Bureau Source: La Linguistique, Vol. 29, Fasc. 2, Georges Mounin: linguiste et sémiologue (1993), pp. 25-39 Published by: Presses Universitaires de France Stable URL: http://www.jstor.org/stable/30249026 . Accessed: 16/06/2014 16:48 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp . JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. . Presses Universitaires de France is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to La Linguistique. http://www.jstor.org This content downloaded from 195.34.79.20 on Mon, 16 Jun 2014 16:48:50 PM All use subject to JSTOR Terms and Conditions

Georges Mounin: linguiste et sémiologue || Georges Mounin et l'esthétique

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Georges Mounin et l'esthétiqueAuthor(s): Conrad BureauSource: La Linguistique, Vol. 29, Fasc. 2, Georges Mounin: linguiste et sémiologue (1993), pp.25-39Published by: Presses Universitaires de FranceStable URL: http://www.jstor.org/stable/30249026 .

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GEORGES MOUNIN ET L'ESTHETIQUE

par Conrad BUREAU

Universite Laval, Quebec

L'essai maintenant c61ebre de Georges Mounin, Avez-vous lu Char? a 6te 6crit... il y a cinquante ans! Mounin precise en effet, dans sa <<Note prdliminaire >>A la dernieire 6dition: <Cet essai, publid en 1946, a 6t6 6crit entre avril 1943 et d6cembre 1944.

C'6tait mon premier ouvrage >>,. I1 nous invite donc a faire une place a part a deux plaquettes anterieures, Le chauvinisme

linguistique2 et Littfrature et colonialisme3, publi6es anonymement mais dont on sait qu'il en est le seul auteur.

Des ce premier livre sur la po6sie, on est frappe de constater a quel point l'approche de Mounin se presente comme une lecture de l'intirieur. On serait fort tent6 de parler ici de << lecture imma- nente >>. Cependant, comme l'6crit Mounin lui-mime : << toutes les fois que la lecture immanente est definie, c'est

4ar ref6rence

aux m'thodes empruntees a la nouvelle critique >> Et Mounin n'a jamais 6t6 un adepte de la nouvelle critique et encore moins de ses m6thodes. Avec le recul que permettent les ann6es, on sait maintenant que par le moyen de ces m6thodes, I'oeuvre analysee a 6te de plus en plus transform&e, par la critique et pour elle-mime, en un pr6texte a 6criture. Sur cette lancee, le terme ecriture a connu, et semble connaitre encore, une vogue, sinon une fortune considerable. Malgr6 la volont6 d'immanence, le texte de l'6crivain n'a plus 6t6 consid6re, trop souvent, que

1. Paris, Gallimard, coll. Folio/essais, no 131, 1989, 159 p. L'6dition utilis6e ici, La communication poitique, preced6 de Avez-vous lu Char?, Paris, Gallimard, Les Essais CXLV, 1969, 297 p., a 6te choisie a cause de l'introduction qui y figure, intitulde << De la lecture a la linguistique o (p. 7-31) et qui marque la position de Mounin 25 ans plus tard.

2. Les cahiers du contre-enseignement proltarien, no 5, Paris, Bureau d'editions, 1935. 3. MWme ref6rence, no 20, 1936, 104 p. 4. La littirature et ses technocraties, Paris, Casterman, 1978, p. 46.

La Linguislique. Vol. 29, fasc. 2/1993

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comme un texte au second degre, voire comme un stimulus. Et c'est par cette briche que le texte devint... pritexte a' textes, ou meme un simple pre-texte A ces textes nouveaux de la nouvelle

critique. Dorenavant, la tache du critique consistait moins a analyser une oeuvre qu'a mettre en evidence sa propre creation, a partir de la crdation d'un autre. Et il a suffi de quelques ann6es pour que la <<nouvelle critique>> soit consacree, ou se consacre elle- mime, crdation littdraire.

La lecture immanente devait conduire la nouvelle critique au coeur de l'oeuvre de l'6crivain, pour liberer l'analyse des grilles plus ou moins lIches imposees par le recours a la vie de l'auteur, a sa biographie ou a l'histoire litteraire. Mais la nouvelle critique n'a-t-elle pas impos6 ses propres grilles - elles aussi plus ou moins liches et plus ou moins pregnantes - au texte littdraire : grilles empruntees A la sociologie comme a la psychologie, A l'anthropo- logie comme a l'histoire, A la linguistique comme au formalisme

russe, a l'ethnographie comme au marxisme et, dans leur sillage, grilles psycho-sociales, socio-politiques, ethno-linguistiques ou

anthropo-culturelles; grilles psychanalytiques surtout, freudiennes

puis lacaniennes, grilles fondees tant6t sur l'espace et le temps, tant6t sur une thematique a priori, ou encore qui font appel soit aux rapports de classes, soit aux rapports de l'6crivain avec son

6poque. Pulsion de mort, sexe, enfance, societe, <<paradigmes>> de toutes sortes ne sont-ils pas devenus les veritables clefs de la nouvelle critique?

Par un 6trange retournement du processus, la lecture dite << immanente >, qui devait conduire la critique au centre meme du texte -pour qu'elle y demeure! - l'en a fait sortir. On a en effet l'impression qu'en decouvrant le texte, le critique s'est d6couvert lui-meme; il n'en fallait pas plus pour que cette d6cou- verte soudaine du moi dans le texte de l'autre, et ce, en plein xxe siecle, favorise lN'mergence du texte critique et la transcen- dance du moi critique thdorisant, aux depens du texte premier et de l'Fcriture originelle, aux depens, en somme, du moi de l'6crivain.

Certes, la nouvelle critique nous a donne des textes passion- nants, tant6t 6mouvants, tant6t provocateurs, mais des textes qui nous parlaient beaucoup plus de sa propre d6marche et de sa

propre ecriture que de celles de l'6crivain; elle a meme reussi, il faut le dire, a relever le d6fi de devenir... <<une ecriture >.

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Mais, ce faisant, de par la primaute accordde 'a la recherche de sa propre ecriture critique, n'a-t-elle pas oublie le texte lui-meme de l'6crivain, releguant ainsi cette 6criture premiere ta un simple mais v6ritable... << degr6 zero de l'Fcriture >? L'objectif de la nou- velle critique n'etait-il pas de nous faire decouvrir--enfin!- << le lieu du texte >>? Et le r6sultat de cette entreprise n'a-t-il pas

etd, plus souvent qu'autrement, la production d'un texte autre, la mise en 6vidence narcissique de son texte ia soi, plut6t qu'une mise en valeur du texte de l'autre, un peu plus objective et plus orientee de l'intbrieur? <<Le lieu du texte >>? La nouvelle critique s'est developpee, me semble-t-il, 'a la place et... au lieu du texte. On peut ecrire ces choses sans minimiser l'intiret et l'importance de cette demarche originale, une d6marche innovatrice qui nous a tous influences et nourris, pour peu qu'on s'interesse 'a la litte- rature.

Comme on le voit, c'est surtout pour des raisons historiques, pour ne pas dire des raisons de marque de commerce, qu'il serait hasardeux de parler de << lecture immanente >> propos de Mounin. Et c'est pour les memes raisons que Mounin a 6crit: << L'expres- sion commode de lecture immanente, expression peut-etre sybil- line au depart, [...] recouvre en g6neral cette idee qu'il faut com-

prendre le texte de l'intgrieur, en excluant tout ce qui n'est pas lui W. a0 Comprendre le texte de l'int6rieur >>... Quoi qu'il en soit de la lecture immanente, il n'en demeure pas moins que, parmi tous ceux qui ont ecrit sur la poesie, en ce XXe siecle, Mounin apparait comme celui qui a pratiqud avec le plus de constance, de force et de simplicit6, cette lecture de l'int&rieur qui a fait sa maniere, cette empathie profonde avec le texte... que la nouvelle critique nous avait tout de meme promise.

Mounin n'aborde pas la po6sie comme... <<specialiste >>, ni comme linguiste ou semiologue, titres qu'il m6rite pourtant sans conteste. Devant la poesie, il n'est que lecteur. Ni plus. Ni moins. IL aime la poesie, il reagit 'a la po6sie. Son objectif principal est de faire partager sa passion pour le poeme et, sans doute, ses reactions, combien subjectives mais en meme temps combien eclai- rantes! Ses reactions... Mais qu'en est-il alors de la thdorie?

Thdorie, voila' le concept qui, 'a mon avis, a eu l'effet d'un leurre, autant aupres des lecteurs de Mounin que de ses adver-

5. MWme ref6rence; en italique dans le texte.

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saires... leurre qu'il a peut-etre contribue a fabriquer lui-mime... Mounin, en effet, a souvent dit et 'crit qu'il n'etait pas un theori- cien. Peut-etre l'a-t-il trop affirm6. Car on a fini, il me semble, par le croire et peut-etre finalement par le lui reprocher, comme si on ne pouvait pas, au XXe siecle, tre un intellectuel ou un universitaire digne de ce nom si on n'etait pas le concepteur d'une theorie.

C'est que, pour Mounin, le terme tWorie n'a toujours eu d'utiliti et de valeur operatoire qu'accompagne du sens rigoureux qu'on accorde a ce terme en logique formelle et dans les sciences exactes. L'essentiel de son enseignement est la. En cette matiere, Mounin a adopte sans reserve le point de vue explicite du philosophe des sciences Gilles-Gaston Granger et que ce dernier a expose principalement dans Essai d'une philosophie du style6. Quand on a lu cet essai, on comprend facilement que Mounin ne pouvait pas a' la fois se reclamer de Granger et se presenter comme... theoricien de la poesie. Tout simplement parce que, pour Mounin comme pour Granger d'ailleurs, le terme theorie va de pair avec

formalisation et qu'aucun moddle formel n'avait encore eti dive-

lopp6, ni en 1968, ni a plus forte raison en 1944. Dans son cha-

pitre consacre a l'esthetique, Granger ecrit, en effet: << Feindre d'utiliser des concepts rigoureux en les depouillant de leur rigueur est une imposture. C'en serait une que de laisser entendre que nous sommes en mesure de construire un scheme de jeu, au sens

mathematique actuel de ce terme, pour rendre compte des faits de style. Tout ce que nous souhaitons faire ici, c'est d'appliquer a ces faits certains 6l6ments de ce concept, de telle sorte que le scheme ainsi esquisse - et que nous appellerons pseudo-jeu -, bien qu'il ne constitue pas a proprement parler un modele acheve, puisse servir de guide a l'analyse effective de cas concrets, et

suggere meme dans des situations d6terminees, I' tablissement de moddles v6ritables >>7. On ne trouvera donc, chez Mounin, ni

equations, ni pseudo-moddles, ni formalisations abusives pour tenter

d'expliquer un poeme. Mounin theoricien ou Mounin praticien? Question oiseuse,

quand on a lu Mounin. Car Mounin-le-lecteur-de-poesie a tou-

jours bel et bien souscrit a une theorie, non pas linguistique ni

6. Paris, Armand Colin, Philosophies pour l'age de la science, 1968, 312 p. 7. Essai d'une philosophie du style, p. 210.

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semiologique, mais a la seule theorie qu'il croyait operatoire dans ce domaine, la thdorie esthetique. Pour Granger, << une categorie esthetique, au sens spicifique de ce termne est une catgorie << qui voque des valeurs de contemplation >>8. Devant le poeme, Mounin est un contemplatif, par choix et ce, des 1944. Et c'est bien ce choix qui a fait croire a tant d'amateurs de theories que l'approche de la poesie telle que pratiqu&e par Mounin n'etait pas ... scientifique. Comme si l'esthetique n'&tait pas une science! Selon Granger, considere par Mounin comme faisant autorit6 en la matiere : << est esthetique tout ce qui concerne le rapport d'une structure "

ses contenus, dis que l'on considire l'objet comme objet d'une contemplation possible >>9. Granger ajoute quelques lignes plus loin: << L'estheticien [...] convertit son theme en objet contemplatif, meme s'il est, par sa creation, insere de toute autre maniere dans une pratique individuelle et collective. Ainsi les masques et costumes africains ont-ils ete detaches comme objets esthitiques d'un contexte politico-religieux I 10

Mounin lui-meme qualifiait sa demarche comme scientifique: << Les poemes de Char n'ont jamais ete pour moi l'occasion de me construire un systime sur n'importe quoi, de la philosophie du pauvre; mais l'occasion d'etre heureux et de savoir pourquoi je l'etais ou je l'avais ite, quand je lisais, par exemple: Le mont Ventoux, miroir des aigles, itait en vue. Et je me suis toujours d'abord avoue mes propres emotions telles quelles--et surtout mes absences d'emotions - persuade qu'elles etaient en un sens la signification meme des poemes, le point de dtpart scientifique assure (oui, scientfiique), si je voulais rechercher, apres, les moyens de transmission de cette signification. Je n'ai jamais fait semblant d'entrer dans un poeme oix je n'entrais pas, et peut-etre que la moitie de Char m'est encore aujourd'hui fermie >>.

L'objectif de cet article est d'essayer d'identifier quels sont les principes et les procedures qui, dans l'oeuvre de Mounin, cons- tituent ce <<point de depart scientifique >>, supportent sa lecture de l'intrieur, sa demarche d'esth6ticien. L'analyse pr6sentfe ici puisera surtout dans Avez-vous lu Char?, dans le but de demontrer que les 1ekments d'une esthetique v6ritable avaient et6 formules clai- rement par Mounin... il y a deja cinquante ans!

8. Essai d'une philosophie du style, p. 188. 9. Essai d'une philosophie du style, p. 188; en italique dans le texte. 10. Essai d'une philosophie du style, p. 188; en italique dans le texte. 11. Avez-vous lu Char?, p. 12; I'italique est de l'auteur du present article.

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Tous les lecteurs de Mounin auraient souhaite qu'il donne a ses principes une ordonnance stricte, dans un article a carac- tare th6orique. Qu'il ne soit pas alle jusque la n'enlkve rien 'a leur presence 6vidente dans son oeuvre. Plut6t que de presenter ici ces principes dans un ordre contraignant, il m'apparait pref6- rable de les organiser en fonction des differents points de vue non pas successifs, mais convergents.

Du point de vue de la preparation psychologique du lecteur, Mounin pose comme principe celui de la disponibilitg envers le texte: << Qu'on lise Mission et revocation, l'esprit d6tendu, librement penetr6. << Le porte recommande : Penchez-vous, penchez-vous davantage >>

(Seuls demeurent). Qu'on ne contracte pas d'abord le sourcil, ni le cerveau; qu'on s'abandonne au droit des mots ' parler d'eux- memes. Qu'on relise; et qu'on laisse faire... >>

Si l'on envisage la preparation chronologique du lecteur, c'est le principe de familiarisation avec la poesie qui s'impose : << La lecture est acquisition, la plupart du temps, non possession. Les vrais lecteurs des pontes le savent bien, les poemes ne se lisent pas, on les frequente, on les sait par cceur, 'a son insu mime >>3

Mais meme si l'on frequente assidiiment les pobtes et qu'on aborde leurs textes avec la meilleure disponibilite du monde, que faire quand on ne comprend pas immediatement, quand le plaisir esthetique ne vient pas tout de suite? Le principe de Mounin qui intervient alors, je l'appellerai principe de l'attente: <<Je sais qu'il faut attendre. J'ai l'experience de cette page de Rene Char, par exemple, qui s'intitule Conge au vent, longtemps je ne sus pas pourquoi. Je sais qu'on ne force pas le poeme. Je m'interdisais de raisonner sur ce titre, de raisonner ce titre. Un jour peut-&tre a" son egard abondance viendrait, l'unite du titre et du poeme apparaitrait, je comprendrais Conge au vent dans son poeme. Le jour en effet finit

par venir oui la cueilleuse de mimosas se leva, pareille ta une lampe dont l'aureole de clarte serait parfum, et je pergus qu'il n'y avait

pas un souffle de vent, que rien ne faisait trembler cette lumiere. J'entrevis que le titre d'un poeme pouvait 'a lui seul &tre un autre

poeme, une sorte de ciel dont la coloration descendait sur le texte entier, chose frequente chez Rene Chara (p. 69-70).

12. Avez-vous lu Char?, p. 79. 13. Avez-vous lu Char?, p. 67; itant donne l'abondance de citations tirees de Avez-vous

lu Char?, dans ce qui va suivre, les rf6erences aux pages apparaitront dorinavant directe- ment dans le texte de l'article, entre parentheses.

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Attendre, Mounin a dui le faire encore devant << Calendrier a

(Seuls deneurent), << poeme longtemps ferme pour moi >> (p. 68), ecrit-il. Attendre devant une phrase surtout: << Mais je tourne autour de cette phrase en vain, que je pressens pourtant la plus belle : <<J'ai pris sans eclat le poignet de l'dquinoxe>> (p. 69). Et Mounin d'ajouter : Je savais qu'il ne fallait pas toucher ce beau vers dans ma memoire dont j'attendais une joie quelque jour >> (p. 70).

Entre alors en jeu un principe qui peut paraitre etonnant, a premiere vue, mais qui est fondamental dans l'esthetique de Mounin, le principe du hasard: << La penetration du poeme se fait donc au hasard des emotions, loin de la logique des ouvrages. C'est un vers

aa et la qui s'6claire, et souvent ce n'est pas le

premier ,> (p. 67). Et c'est bien le hasard qui permit enfin l'experience esthe-

tique : << Un jour ce vers vint a ma rencontre. Saurais-je dire

pourquoi? [...] J'y vis soudain la douceur du geste, I'autre membre de la phrase eclipse par l'eclat du mot equinoxe: j'ai pris sans

iclat le poignet de l'6quinoxe. Je vois ce geste, je me souviens main- tenant de cette nuance qu'il y a dans la tendresse chaque fois que l'on prend - ou plut6t les rares fois - qu'on a pris, non la main, mais le poignet d'une femme. Ce trouble, cet espoir de plus, cette confiance ddj~. II a fallu, venus je ne sais d'oii je ne sais pourquoi vers ma joie de ce matin-la, des souvenirs d'amour et de femme, pour qu'un vers - un vaste poeme - naquit en moi. [...] J'ai reconnu l'equinoxe, le plus beau visage du temps: arrit6 dans sa trajectoire par l'dmotion, par l'amour, par la poesie > (p. 71).

Simples commentaires? Comment justifier alors que cette expli- cation de Mounin - car c'en est bien une, au sens le plus profond du terme - donne 6galement 'a d'autres lecteurs, dont je suis, joie et saisie du message qui, autrement, nous serait reste cache ? Plus qu'un commentaire! Contemplation plut6t, chez Mounin, et exprimee en des termes qui illustrent de fagon exemplaire comment ses 6motions <<et surtout [ses] absences d'emotionsa constituent <<le point de d6part scientifique assure > (p. 12) de son esth6tique.

Ce qu'on retrouve dans ces quelques pages de Mounin, c'est la d6marche de Marcel Proust lui-meme qui nous a enseigne les chemins v6ritables de l'esthetique : << D'ou avait pu me venir cette puissante joie? [...] D'oii venait-elle? Que signifiait-elle? OQi

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l'apprdhender? [...] Je pose la tasse et me tourne vers mon esprit. C'est a lui de trouver la veritd. Mais comment? Grave incerti- tude, toutes les fois que l'esprit se sent depasse par lui-meme; quand lui, le chercheur, est tout ensemble le pays obscur oui il doit chercher et oui tout son bagage ne lui sert a rien. Chercher?

pas seulement: crier. Il est en face de quelque chose qui n'est

pas encore et que seul il peut rdaliser, puis faire entrer dans la lumiere. [...] Et tout d'un coup le souvenir m'est apparu >> .14

Ce passage, qu'on cite peu, m'a toujours apparu comme l'un des plus importants chez Proust, plus important meme que celui de << la petite madeleine >> qui vient juste apris et qu'on cite tou-

jours. Car Proust, qui a sans doute 6td I'&crivain qui a le mieux

pratiqud la lecture de l'intirieur d6montre ici le r6le privilegie du

principe de hasard. Ce paralldle me semble obligatoire avec Mounin

qui ecrit: <<En regle g6ndrale, ce n'est pas a la lecture qu'on regoit le poeme. Ni ia la premiere lecture, 6videmment, ni ta celles

qui suivent bien souvent (Non qu'on ne puisse etre 6bloui, frappd; au contraire). L'esprit sensible aux poemes, mais fruste encore, inexp6riment6, s'etonne parfois, se decourage a constater ceci:

qu'il a envie de prendre un poete pr6fird, qu'il le prend, qu'il le lit, - et qu'il ne se passe rien>> (p. 67).

Si l'on voulait me reprocher d'avoir eu recours "a tant de citations de Mounin, a ce point de mon article, je repondrais par une autre citation, celle du titre du chapitre d'oui elles sont

tirees, 5a cause de la pertinence remarquable de ce titre, dans la construction d'une esth6tique : <<Plaisir au poeme >. Et puis, je demanderais: avez-vous lu Mounin?

Le principe du hasard en commande un autre, celui de la priseance de l'motion sur la raison. << Aujourd'hui que je le possede [ce vers], je peux parler des raisonnements qui tuent les plus beaux poemes. <<J'ai pris sans dclat le poignet de l'equinoxe. >> Inutile de s'hypnotiser sur l'alliteration pris-poignet. Inutile de sou- mettre ~ des operations rationnelles les proprietes logiques et litt&- raires du mot 6quinoxe. Pourquoi equinoxe? Pourquoi cette nuit

6gale au jour? Ou bien pourquoi cette allusion aux tempetes et aux marees? Voila les questions qu'il ne fallait pas poser >> (p. 70). On ne saurait etre plus clair sur la primaute de l'6motion devant le poeme: ce principe apparait comme une exigence necessaire

14. A la recherche du temps perdu, Paris, Gallimard, Bibliotheque de la P1liade, tome I, p. 45-46.

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a toute esthetique, de meme qu'ai toute poesie: << Plus l'humanit6 se soumet - pour comprendre, agir et vivre - a l'image ration- nelle du monde, plus la poesie est cet effort pour retablir entre le monde et l'homme un contact aussi intuitif, aussi frais, aussi direct que possible>> (p. 121). On pourrait 6galement presenter ce principe, comme etant celui de la preseance du lecteur sur la cri-

tique: <Je crois de plus en plus que le moment de la lecture

(ou le moment du lecteur) est un moment capital dans la vie et dans l'explication du phinomine qu'on appelle poesie; aussi

capital que le moment du createur. Les documents les plus objec- tivables (bien que ce soit difficile) et les plus d6cisifs

ia la fois,

pour rdpondre a la question: Qu'est-ce quifait d'un enonc' linguistique un poeme? ce sont les effets qu'il a produits sur ses lecteurs. C'est de la qu'il faut partir pour cheminer difficilement vers l'analyse de ce qui, dans le texte, pouvait provoquer ces effets, et non d'autres. Ces effets sont d'abord des emotions, quelles qu'elles soient >> (p. 10-11). Il s'agit, pour le lecteur, de saisir <<le moment du vecu esthetique i l'6tat naissant>> comme l'Fcrit si exactement Mounin: << Les critiques ne savent presque jamais parler de leurs 6motions, qui sont leur moment capital en tant que critiques: le moment du vcu esthetique a l'atat naissant. Ils sont toujours trop presses de passer au moment suivant, celui qu'ils croient important, celui de la construction intellectuelle qu'ils superpo- sent ? l'ceuvre, - souvent aussi celui seulement des rationalisa- tions prematurees sur ce qu'ils ont ressenti ou cru qu'ils avaient ressenti ou qu'ils auraient pu ou dui ressentir 'a la lecture. Le lecteur, lui, ne lit pas pour ecrire, ni pour penser, ni pour classer, ni pour juger, il lit pour vivre. J'ai consacrd I'essentiel de mon temps t l'audition patiente de mes propres 6motions devant des poemes>> (p. 11).

Meme si <<avant toute expression la podsie est d'abord <<la connaissance productive du reel>> (Moulin premier)>> (p. 111), cette position de Rend Char n'entre pas en contradiction avec le prin- cipe de la preseance de l'dmotion sur la raison. En effet, comme Mounin le precise : << Si la poesie est << la connaissance productive du Rdel >>, c'est-a-dire l'expression d'un etat emotionnel, il n'y a pas de podsie-philosophie : Lucrece, Vigny, Leconte de Lisle ne sont pas des pontes philosophiques par les systemes qu'ils expo- sent ou qu'ils utilisent, mais par l'6motion qu'ils eprouvent pour leurs iddes. Le Cimetire marin est un grand poeme philosophique

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parce que Valdry reussit une fois, en d6pit de sa poetique et de ses pr6juges neo-classiques, a traduire adequatement un des 6tats emotionnels majeurs de sa meditation habituelle >> (p. 129).

On ne saurait pretendre que Mounin tombe dans le piege de la superiorit6 de l'irrationnel, lui qui 6crit: << Reptons que le danger des formules de Breton [...] est [...] de vouloir croire, exactement comme l'abb6 Bremond, que la connaissance po&- tique, parce qu'elle procede de l'irrationnel, est une connaissance

supra-rationnelle, une << activit6 plus haute >> que la raison raison- nante, une hyper-science >>.

Les principes dont il a 6te question jusqu'ici trouvent enfin leur aboutissement, leur convergence, leur justification dans ce

principe ultime - ou premier, selon la perspective - qui les unifie tous: le principe de la grace octroy&e au lecteur. A propos de Calen- drier, dans Seuls demeurent, et plus precis6ment a' propos de l'extrait suivant : J'ai pris sans dclat le poignet de l'dquinoxe. L'oracle ne me vassa- lise plus. J'entre: j'dprouve ou non la grdce, Mounin 6crit: <<Long- temps je me nourris de ces trois phrases; ou mieux, de la der-

nitre, qui m'6claire peu ta peu longuement sur mes rapports avec la podsie, moi, lecteur; jusqu'au jour oui je la comprends dans sa pl6nitude, oui je decouvre que non seulement elle ddfinit le

po'te, mais qu'elle me ddfinit aussi devant le poeme: moi aussi, lecteur je sais que je puis dire: <J'entre: j'6prouve ou non la

grace >>, et que c'est la une des lois fondamentales du plaisir au

poeme >> (p. 69). Voila donc la pierre angulaire de l'esth&tique de Mounin: sans la grace qui arrive au lecteur par hasard, mais au lecteur qui a su se montrer disponible, il n'y a pas d'acces A la beautd, a la contemplation. Interpretation abusive de ma

part et trop mystique? C'est justement lorsqu'il traite des rap- ports entre <<les etats mystiques religieux >> et I'etat poetique que Mounin ecrit: << Pour ma part je n'ai jamais rencontr6 un art de lire les pontes plus appropri6 que ce petit texte relatif a l'oraison, que je prends expres dans un vieux manuel naff, 6lhmentaire: << Quand vous vous trouverez touche, suivez alors l'impression de la grice; laissez-vous aller aux sentiments, aux affections et aux bons mouvements que vous ressentirez, et arretez-vous-y tant

qu'ils dureront, sans vous mettre en peine de passer outre >> (p. 126).

15. Avez-vous lu Char?, p. 129; Mounin renvoie en note ' Bremond, Pri re et podsie, p. 26, IX, 59.

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Georges Mounin et l'esthetique 35

Si le principe de la grace est tellement necessaire, tellement fondamental du point de vue de la perception du potme par le lecteur, c'est parce qu'il est en relation directe avec un principe tout aussi fondamental, mais, cette fois, inherent au poeme. Ce

principe, il faut l'appeler, selon les termes meme de Mounin, le principe de < l'intransmissible autrement ): << Ou le poeme contient cet intransmissible autrement, et alors il finira bien par rencontrer son lecteur; ou bien il ne contient pas cet intransmissible, il ne saurait par consequent le transmettre, et tous les commentaires du monde ne sauraient l'y faire trouver. Tel est le risque de la poesie, que le lecteur doit accepter comme une garantie mime d'authenticite. Le poeme est quelquefois hermetique, parce que la poesie est ce qui serait autrement ineffable>> (p. 44).

Malgrd la derniere phrase, on ne peut absolument pas inferer des ecrits de Mounin, un quelconque principe de la necessit6 d'un hermetisme occasionnel de la poesie : <<Rend Char est her-

metique a son poeme defendant. L'obscurit' pour lui n'est pas une loi n6cessaire de la podsie, elle est servitude; elle est rangon de la fiddlit6 po6tique. Son hermetisme est effet, mais non cause; consequence et non principe > (p. 41). La formule << l'intransmis- sible autrement >>, si brillante dans sa justesse, renvoie a toute autre chose qu'a l'hermetisme; elle affecte 'a la fois le plan de la forme et le plan du contenu: intransmissible, autrement que par les formes du poeme effectivement choisies et voulues par le po'te; et, d'autre part, <<atat

6motionnel>> transmissible seule- ment si le porte at reussi dire l'indicible, ce qui concerne d'emble le contenu: <<Rene Char est obscur parce que l'6motion, c'est l'infrarouge de la connaissance. La loi fondamentale est, de la part du porte, une attention inlassable aux moyens les plus exacts de s'exprimer beaucoup plus qu'aux moyens de se traduire, de communiquer aux autres la substance de sa decouverte. Au demeu- rant, nul d6dain dans ce refus de se traduire d'abord; mais la conviction qu'il s'agit 1a d'une preoccupation mortelle au poeme; qu'a trop vouloir se traduire, on finit par oublier de s'exprimer; et que, pour le surplus, I'identiti profonde des experiences et des esprits traduira. Ce thermetisme n'est pas d'ailleurs cons6-

quence inevitable. Il y a des poemes entiers de Char, des phrases, des vers, aussi transparents que le langage le plus quotidien. L'habi- tude des difficultes rimbaldiennes, de l'hermetisme mallarmeen, de l'automatisme surrialiste, entraine a voir un hermetisme oiu

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il n'y en a pas >> (p. 42). L'expression << intransmissible autrement >> construit ainsi la double image de la creation po6tique reussie tant au niveau de la forme qu'a celui du contenu, reussite 'a laquelle meme les plus grands pontes ne parviennent pas toujours, et que les rimeurs n'atteignent jamais. En effet, <<la connaissance po&- tique est la connaissance Amotionnelle, et le poeme est conservation- transmissibilite de cette connaissance >> (p. 114).

C'est justement cette conservation-transmissibilite qui assure le << rapport de forme a contenu >> dont parle Granger, considdre << comme processus, comme genese, c'est-a-dire en somme comme travail >>16

L'objet de l'analyse des oeuvres sera donc, selon Granger: << la structuration linguistique comme travail, c'est-a-dire envisagfe dans son rapport a un obstacle, a un contenu, a une expd- rience 17. C'est cet obstacle du v6cu qui justifie <<l'intransmis- sible autrement >>, auquel le porte n'arrive que par le style, defini

par Granger comme << modalite d'intigration de l'individuel dans un pro- cessus concret qui est travail, et qui se 8resente necessairement dans toutes les formes de la pratique >>

Et la podsie ne peut exister, comme pratique humaine, que par l'invention de sa propre langue - invenire, en latin: trouver! Et c'est peut-&tre Mounin qui, du point de vue de l'esthetique, a donne du poeme la d6finition la plus exacte et, en meme temps, la plus belle qui soit: <<Langue de la grAce comme il est celle de l'amour, et parce qu'il est celle de l'6motion, tout poeme n'est

peut-&tre au fond qu'un bonheur decrit dans sa propre langue >>

(p. 127). Les principes qui fondent l'esthetique de Mounin conduisent

au langage, comme il se doit. Mais quelles sont les procidures qui permettent une v&ritable lecture de l'inthieur, qui permettent de d6cou- vrir et de recevoir ce langage parfois deroutant de la podsie, qui permettent de le dechiffrer pour acceder enfin 'a ce <<bonheur decrit dans sa propre langue >>?

Granger, une fois de plus, nous suggere la rdponse: << Il s'agit de d6celer les r6gularites de distribution des 6hlments dans le

message, qui enjambent, pour ainsi dire, les unites regies par l'orga- nisation semantique et syntaxique. C'est ce que nous appelons

16. Essai d'une philosophie du style, p. 5; en italique dans le texte. 17. Essai d'une philosophie du style, p. 146. 18. Essai d'une philosophie du style, p. 8; en italique dans le texte.

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des << surcodes >>. [...] Le surcodage poetique a ceci de particulier qu'il se donne, par rapport a la langue, comme organisation a

posteriori du message >>19. Dans la theorie de Granger, la tAche de l'estheticien consistera donc a identifier, par le moyen d'une necessaire investigation du style, <<les surd6terminations> ou << redondances>> qui conduisent au <<surmessage>> poetique20

Et c'est bien 'a une telle procedure que Mounin fait appel: <<Je pergois qu'au-dessus des poemes formels, il puisse exister dans une oeuvre une autre unite' poetique qui soit un theme fait de vers, de bribes, d'images et de rythmes 6pars un peu partout dans l'oeuvre. Un systeme en quelque sorte, qui ne soit complet que dans la gravitation de toutes ses planetes. Je pergois mieux chez Beaudelaire un Nocturne, une Marine par exemple, especes de sur-poemes infus qui sont peut-&tre ses vrais poemes >> (p. 77). C'est ~ cause de cette procedure utilisee constamment par Mounin, qu'on a l'impression parfois, en le lisant, qu'il n'analyse pas tout le poeme. Fort souvent en effet, il ne retient que des fragments, ceux qui lui parlent, en tant que lecteur et esth6ticien, assure que ces <<bribes>> constituent le fil conducteur le plus puissant et le plus fiable vers cette unite qui s'instaure au-dela des poemes : << De meme y a-t-il chez Rene Char un surpoeme des fleuves et du temps, qui n'est en entier dans aucun des fragments etudids; mais on ne saurait distraire aucun de ces fragments sans alterer la saisie du plus beau >>(p. 78).

Beaucoup auraient espere - et j'en suis - que Mounin soit plus explicite sur cette procedure, qu'il en montre tous les meca- nismes. En fait, cette procedure repose sur la reconnaissance des recurrences. Il me semble que ce n'est pas peu de choses que Mounin ait pratique constamment cette procidure, car elle est originale et operatoire. A d'autres d'en pr6senter le moddle.

Mais lorsque le poeme ne se reduit qu'a trois vers, comme c'est le cas pour Le loriot de Char (p. 43), impossible d'etablir les recurrences! Comment alors acceder au <<surmessage >>. Par l'identification des connotations, que Mounin, s'inspirant d'Andrd Martinet21, ddfinit ainsi: les connotations sont justement les

elaments qui, a la frange du signifie, rattachent le signifiant aux

19. Essai d'une philosophie du style, p. 195-196 et 198. 20. Essai d'une philosophie du style, voir p. 8 et 195. 21. Connotations, po'sie et culture, To Honor Roman Jacobson, The Hague-Paris, Mouton,

1967, vol. II, p. 1288-1294.

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situations vecues les plus concretement individuelles du locuteur a

(p. 25). S'agit-il vraiment d'une procedure? Laissons Mounin

rdpondre: << La notion de connotation, telle qu'elle est ddfinie par Martinet, est actuellement le meilleur outil que nous posse- dions pour explorer le mystere linguistique du signifid poetique >> (p. 27). Que Mounin ait excell6 en cette matiere, demontre l'effi- cacite de cette proc6dure qui, apres lui, a fait ses preuves, notam- ment chez plusieurs de ses disciples stylisticiens.

Avec une simplicite de vocabulaire desarmante, Mounin reussit A d6montrer comment le poeme, en disant << l'indicible >>, convie

par la meme le lecteur ou meme le contraint, pour ainsi dire, a accepter et recevoir la beaut6. L'esthbtique de Mounin a tou-

jours ete en effet une << esthetique de la r6ception a>, pour reprendre le nom d'une tendance r6cente developpde par Hans

RobertJauss22 RobertJauss22 et Wolfang Iser avec leur Ecole de Constance. Une esthetique de la reception, fondde sur la volont" << de

communiquer avec le texte du poeme >) (p. 16), voila bien l'esthe- tique de Georges Mounin : << C'est ce besoin de communication veritable et v6rifide avec le texte et avec moi-meme qui m'a sauve de l'autosatisfaction et de l'auto-affirmation, des jargons et des

galimatias qui sont depuis longtemps notre pain quotidien cri-

tique ,> (p. 16-17). On n'accepte pas facilement, dans les milieux universitaires et

scientifiques, qu'un chercheur s'exprime d'une fagon a la fois aussi

simple, aussi claire et aussi rigoureuse que celle B laquelle Mounin a habitue ses lecteurs. Sans doute parce que cela ne fait pas assez savant, pas assez hermetique dans ces lieux dits << de haut savoir>>, qu'on veut se reserver.

On oublie que le langage de l'esthetique, tout comme celui du poeme, se trouve etre le langage de l'imotion, avant d'etre celui de la raison.

On oublie que le langage de l'estheticien doit tre celui de la joie, du plaisir, de l'adhesion a la beautd... et que cela peut etre dit de fagon a &tre compris par le plus grand nombre!

22. Jauss, Hans Robert, Pour une esthitique de la riception, Paris, Gallimard, 1978. Voir aussi Mounin, << Oi en sont les semiologies de la litterature)), Semiosis, Mexique.

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Georges Mounin et l'esthitique 39

On oublie finalement qu'avant de pouvoir proposer des moddles mathematiques, l'esthetique, comme science, aura besoin encore

longtemps de la reflexion d'un Granger, au niveau 6pistemolo- gique, et de la lecture de l'interieur d'un Mounin, au niveau du

poeme, pour raffiner son point de vue et pour d6terminer quels faits sont pertinents dans l'analyse de ce jeu, le plus sdrieux du monde, qui a lieu entre un porte et son lecteur.

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