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6 0 KARLHEINZ STIERLE rang classique de l'exégèse de Friedrich : "Cet ouvrage reste le meilleur exposé d'ensemble sur la pensée et l'art de Montaigne." (p. 20) Tandis que Friedrich avait pris comme point de départ de ses interprétations le livre des Essais dans sa clôture et dans son aspect de résultat fixé, Starobinski cherche à représenter Montaigne dans l'horizon ouvert d'une pensée enpore en voie de se chercher elle-même, j Starobinski veut saisir Michel Eyquem de Montaigne, cet honnête homme se i mouvant dans un monde ouvert et faisant de l'aventure d'une écriture le projet de sa j'vie, au moment même où, en écrivant, il se rend présente sa propre pensée et , transforme cette présence en une durée paradoxale du momentané. Le programme > de Starobinski est opposé à celui de Friedrich, et pourtant il y a entre ces deux grandes exégèses un accord profond. Le travail de Jean Starobinski est opposé à ce- lui de Friedrich, et pourtant il y a entre :es deux grandes exégèses un accord pro- fond. Le travail de Jean Starobinski accomplit cette démarche complémentaire de l'interprétation que le livre de Friedrich implique comme possibilité non encore réalisée. Si l'interprétation de l'oeuvre définitive par Friedrich s'ouvre sur la percep- tion de son devenir, celle de Jean Starobinski, suivant le mouvement de son deve- nir, se meut dans l'horizon de l'oeuvre réalisée. L'oeuvre comme acte de réalisation et l'oeuvre comme résultat sont les deux aspects complémentaires de sa réalité et deviennent ainsi mutuellement thème et horizon de l'interprétation. Il faut d'abord une explication herméneutique de l'oeuvre dans sa forme définitive, avant que l'oeuvre en voie de réalisation puisse devenir le thème de son explication. Karlheinz STIERLE Université de Constance NOTES La correspondance inédite entre Hugo Friedrich et Gerhard Hess se trouve à la collection Hess, dans la bibliothèque de l'université de Constance. Du repentir (III, 2), Essais, texte établi et annoté par Albert Thibaudet, Edition de la Pléiade, Paris, 1950, p. 899. Friedrich NIETZSCHE, Menschliches, Allzumenschliches, 11,2 : Der Wanderer und sein, Schatten, n° 214, Sâmtliche Werke (Krôner-Ausgabe, Bd. III, Stuttgart 1964, S. 275. Cf. Karlheinz STIERLE, "Vom Gehen, Reiten und Fahren. Der Reflexionszusammenhang von Montaignes 'Des coches'", Poetica 14 (1982), pp. 195-212. Paul de MAN, Blindness and Insight. Essays in the Rhetoric of Contemporary Criticism, 2London 1983. D.C. Cabeen (Ed.), A critical Bibliography of French Literature, vol. II : Sixteenh Century (ed. :A.H. Schulz), chap. X : Michel Eyquem de Montaigne par R.R. Strawn et S.F. Will, Syracuse University Press 1956, p. 168.

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rang classique de l'exégèse de Friedrich : "Cet ouvrage reste le meilleur exposé d'ensemble sur la pensée et l'art de Montaigne." (p. 20) Tandis que Friedrich avait pris comme point de départ de ses interprétations le livre des Essais dans sa clôture et dans son aspect de résultat fixé, Starobinski cherche à représenter Montaigne dans l'horizon ouvert d'une pensée enpore en voie de se chercher elle-même,

j Starobinski veut saisir Michel Eyquem de Montaigne, cet honnête homme se i mouvant dans un monde ouvert et faisant de l'aventure d'une écriture le projet de sa j 'vie, au moment même où, en écrivant, il se rend présente sa propre pensée et , transforme cette présence en une durée paradoxale du momentané. Le programme > de Starobinski est opposé à celui de Friedrich, et pourtant il y a entre ces deux

grandes exégèses un accord profond. Le travail de Jean Starobinski est opposé à ce-lui de Friedrich, et pourtant il y a entre :es deux grandes exégèses un accord pro-fond. Le travail de Jean Starobinski accomplit cette démarche complémentaire de l'interprétation que le livre de Friedrich implique comme possibilité non encore réalisée. Si l'interprétation de l'œuvre définitive par Friedrich s'ouvre sur la percep-tion de son devenir, celle de Jean Starobinski, suivant le mouvement de son deve-nir, se meut dans l'horizon de l'œuvre réalisée. L'œuvre comme acte de réalisation et l'œuvre comme résultat sont les deux aspects complémentaires de sa réalité et deviennent ainsi mutuellement thème et horizon de l'interprétation. Il faut d'abord une explication herméneutique de l'œuvre dans sa forme définitive, avant que l'œuvre en voie de réalisation puisse devenir le thème de son explication.

Karlheinz STIERLE Université de Constance

NOTES

La correspondance inédite entre Hugo Friedrich et Gerhard Hess se trouve à la collection Hess, dans la bibliothèque de l'université de Constance.

Du repentir (III, 2), Essais, texte établi et annoté par Albert Thibaudet, Edition de la Pléiade, Paris, 1950, p. 899.

Friedrich NIETZSCHE, Menschliches, Allzumenschliches, 11,2 : Der Wanderer und sein, Schatten, n° 214, Sâmtliche Werke (Krôner-Ausgabe, Bd. III, Stuttgart 1964, S. 275.

Cf. Karlheinz STIERLE, "Vom Gehen, Reiten und Fahren. Der Reflexionszusammenhang von Montaignes 'Des coches'", Poetica 14 (1982), pp. 195-212.

Paul de MAN, Blindness and Insight. Essays in the Rhetoric of Contemporary Criticism, 2London 1983.

D.C. Cabeen (Ed.), A critical Bibliography of French Literature, vol. II : Sixteenh Century (ed. :A.H. Schulz), chap. X : Michel Eyquem de Montaigne par R.R. Strawn et S.F. Will, Syracuse University Press 1956, p. 168.

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et fausses apparences : la défaillance du jugement ou la superstition ne sont pas à mettre en cause en l'occurrence.

Puisque Dieu gouverne l'univers, "es choses naturelles, les effects ne repor-tent qu'à demy leurs causes" (p. 531). Il est donc absurde de chercher des lois qui n'existent pas. Montaigne ne pense pas,, à la manière des scolastiques, que l'ob-servation des phénomènes ne peut conduire à la vérité parce que la matière est imparfaite par essence, mais parce que la création, issue de l'intelligence divine, échappe aux prises de l'intelligence humajine. Celle-ci ne peut atteindre aux sources de la connaissance sans le secours de Dieu (p. 540, lignes 36 à 38). Il n'est pas question de préférer l'une ou l'autre méthode : celle du métaphysicien, celle du théologien ou celle du savant. Voilà la différence capitale qui sépare Montaigne de bon nombre de nos philosophes et de nosl hommes de science, différence qu'il faut avoir présente à l'esprit quand on le lit ! Ce n'est pas seulement aux insuffisances de la science de son temps, à la vanité des savants, à la sottise des pédants, à la certitude des doctrinaires qu'il s'en prend. Il va beaucoup plus loin en dénonçant la folle prétention de connaître, qui se heurte à une nature impénétrable.

Il est encore d'autres raisons pour lesquelles la science, au sens moderne du terme, est inconcevable pour Montaigne. Il n'est pas de méthode scientifique pos-sible pour qui estime qu'il n'existe pas deux phénomènes qui soient vraiment iden-tiques (p. 1065, lignes 13 à 16). L'unicité de chacun empêche de tirer quelque en- -seignement de l'observation, puisqu'elle interdit toute synthèse qui permettrait ( d'atteindre le général à travers le particulier. Dès lors que toute tentative d'appré- / hender la nature dans ses manifestations est d'avance récusée, l'envie de connaître doit être tenue pour un travers de l'intelligence qui s'acharne dans une entreprise condamnée dans son principe (p. 1068, lignes 6 à 13). On ne manquera pas de relever ici la fermeté tout exceptionnelle de Montaigne : il ne se contente pas de mettre en doute la possibilité d'une science fondée sur l'observation, il la nie ! Quand il déclare, en effet, que "Nature s'est obligée à ne rien faire autre, qui ne fust dissemblable" (p. 1065), il conteste formellement la présence de constantes dans l'univers, c'est-à-dire des relations mêmes que la science moderne s'efforce de dé-busquer. Il ne faut pas perdre de vue que la diversité des phénomènes apparaît à ses yeux d'autant plus grande qu'il accepte pas mal de fables que lui rapportent ses lec-tures. Comment, par exemple, définir l'homme, compte tenu "des formes mes-tisses et ambiguës entre l'humaine nature et la brutale" : hommes sans tête ou à tète de chien, ou demi-poissons, ou cyclopéens, ou loups-garous, que mentionnent Hérodote, Pline et Plutarque (p. 525) ? Rien n'est impossible, puisque Dieu est tout puissant. D'autre part, nous avons de l'univers une image si grossière et si in-complète, que nous ne pouvons nous y Fier ! Convaincu qu'il n'existe pas de fron-tière rigoureuse entre le naturel et le surnaturel, Montaigne est disposé à accueillir là première légende venue et à tenir pour vrais des faits dont nous suspecterions l'authenticité. Aussi n'est-il pas enclin à contrôler les témoignages extraordinaires. A défaut d'explication scientifique, il est tout naturel d'accepter celle que fournis-sent les mythes. Montaigne, bien sûr, ne les prend pas tous pour argent comptant, mais il ne les rejette pas en bloc non plus. Ce n'est pas tomber dans la supersti-tion que d'admettre le surnaturel quand le domaine de la nature n'est exploré que sur les bords. La superstition commence avec le refus d'affronter l'imaginaire au savoir scientifique. Certes, pour nous, l'invraisemblance ne prouve pas nécessairement

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l'inexistence d'un fait, mais, du moins, déclenche-t-elle un besoin de vérification. Chez Montaigne, elle n'alerte pas l'esprit critique.

L'unicité des phénomènes, la ncn-répétabilité de leur enchaînement ainsi que la toute-puissance divine écartent donc, en même temps que la notion de loi natu-relle, la possibilité d'une méthode inductive. Quant à l'observation, Montaigne, ignorant qu'elle peut être systématique, n'imagine pas, -nous l'avons vu-, qu'elle puisse constituer un des fondements de la connaissance. Il constate, par exemple, qu'il n'est même pas possible de tomber d'accord sur la durée d'un phénomène aussi banal que la grossesse (p. 557, lignes 11 à 17). Rien d'étonnant, dès lors, si l'ob-servation confirme les thèses les plus contradictoires (p. 284, lignes 5 et 6). Ses données sont le fruit du hasard, puisqu'elle n'est pas méthodique. Aussi ne peut-on tirer de celles-ci quelque instruction que ce soit (p. 782, lignes 14 à 17). La com-plexité des circonstances est telle, en effet, qu'il est tout à fait improbable qu'une vérité se découvre fortuitement. Le curieux "à tout cela n'estant guidé ny d'argu-ment, ny de conjecture, ny d'exemple, ny d'inspiration divine, ains du seul mou-

' vement de la fortune, il faudrait que ce fut par une fortune parfectement artificielle, Teglée et méthodique" (p. 782). (Montaigne commet un non-sens volontaire en ac-colant ces trois épithètes au substantif "fortune", qui les exclut.) Donc le chercheur n'a aucun secours à attendre d'où que ce soit. Dans l'impossibilité où il se trouve d'établir un lien entre un fait et sa cause présumée, -puisque cette relation n'est pas constante,- il ne faut jamais exclure formellement l'intervention du hasard :

Davantage, quand cette pretive auroit esté parfaicte, combien de fois fut elle reiterée ? et cette longue cordée de fortunes et de r'encontres, r'enfilée, pour en conclurre une regie ? (p. 782).

* Comme on voit, Montaigne devine le rôle que l'hypothèse et le calcul statistique pourraient jouer dans l'investigation, si la non-répétabilité des phénomènes ne ren-dait pas celui-ci illusoire.

Non seulement l'observation rie peut être systématique, mais elle ne peut être objective non plus, puisqu'elle dépend des sens de l'observateur (pp. 598 à 600). Les erreurs ne pouvant être corrigées en l'absence de preuves expérimentales, il faut renoncer à étudier les faits, sous peine de tomber dans une témérité funeste (p. 535, lignes 7 à 11). Il ne conviendrait pas d'exagérer la portée du passage où Montaigne déclare leur faire plus confiance qu'aux raisonnements (p. 571, lignes 22 à 33). C'est au nom du bon sens qu'il s'insurge contre les élucubrations farfe-lues de certains philosophes, en opposant tout simplement l'observation banale aux raisonnements qui voudraient nier l'évidence. Il ne faudrait pas voir là les pré-mices de la pensée scientifique moderne. Les quelques enseignements induits de faits observés n'ont de portée qu'utile ; il serait imprudent d'en attendre une ré-ponse aux interrogations de la philosophie. Ils peuvent enrichir le savoir pratique, mais nul autre (p. 538, lignes 9 à 15).

Pas plus que la méthode expérimentale, Montaigne ne conçoit la possibilité d'une connaissance quantitative, la seule susceptible de recevoir l'adhésion univer-selle (pp. 600-601). Cet "instrument judicatoire", auquel il aspire, -mais chimé-rique à ses yeux,- est précisément la mesure, c'est-à-dire la relation, établie expé-rimentalement, entre un échantillon et un étalon. Mais il n'a pas la moindre idée

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riosité et le doute, qu'il tient pour le sommet de la sagesse, que Montaigne con- j damne si fermement la première : elle est source d'erreurs, non pas départ de dé-couvertes.

La création revêt un caractère sacré. Nous ne pouvons prétendre la corriger sans porter sur elle une main sacrilège. Orgueil insensé de celui qui croit savoir mieux que Dieu ce qui convient à l'homme !

Laissons faire un peu à nature : èlle entend mieux ses affaires que nous (p. 1088).

Quelle sottise aussi nous pousse à faire cette injure au Créateur (p. 1113, lignes 13 à 15) ! C'est l'instinct qui nous dicte notre comportement (p. 460, lignes 13 à 16). La nature a pourvu aux défaillances de notre intelligence en nous donnant l'intuition de la conduite utile (p. 1073, lignes 5 à 7 et 18 à 24) ; tandis que la curiosité détourne la raison de son objet, qui est pratique et non spéculatif.

Ce serait une erreur de considérer le refus, affiché dans les Essais, de pour-suivre l'investigation au-delà de certaines bornes comme un signe avant-coureur du positivisme, qui estime, lui aussi, que "les extrémités de notre perquisition tom-bant en éblouissement" (p. 544), la sagesse prescrit de s'en tenir aux faits. La re-commandation de Montaigne, elle, stérilise la recherche, parce qu'elle assigne à la curiosité un champ beaucoup trop restreint. Il est à cent lieues d'un Claude Bernard, que stimulait le tourment de l'inconnu. Il est aux antipodes, non seule-ment du scientisme du XIXe siècle, mais aussi des savants du XXe qui estiment que, si le dernier mot de l'univers est horà de notre portée, l'amélioration de nos conditions de vie tient du moins à la découverte du plus grand nombre de ses méca-nismes. Or, le lien entre savoir et pouvoir échappe à l'auteur des Essais. Il ne sup-pose pas un instant que la connaissance théorique puisse avoir des effets bénéfiques (p. 487, lignes 1 à 14). "Les inquisitions et contemplations philosophiques ne . servent que d'aliment à notre curiosité", déclare-t-il page 1073. Il n'imagine pas qu'on puisse prévenir un mal quand on en connaît les causes. Au contraire, le seul effet du savoir est de nous tourmenter d'avance (p. 1052, lignes 19 à 28). Sans re-lation avec les faits, nos cogitations n'influent pas sur eux. C'est pourquoi Montaigne met à plus haut prix les connaissances empiriques du commun des mortels et nous invite à ne pas "regimber contre la nécessité naturelle" (p. 1090).

C'est aussi parce qu'il fait confiance à la création qu'il ne croit pas aux sor-ciers : Satan n'y a nulle place, et ses soi-disant lieutenants ne sont que de malheu-reux illuminés. D'où sa propension à imputer les prétendus faits de sorcellerie à des causes naturelles, en premier lieu à l'imagination, au point de consacrer tout un chapitre (Liv. I, ch. XXI) aux effets les plus surprenants de celle-ci sur " ' l'organisme. Ce n'est pas l'esprit scientifique qui le pousse à bannir ici le sumatu- . n \ f rel, mais son optimisme naturaliste, qui est une pure spéculation. Il n'en reste pas "1 \ moins qu'en démythifiant la sorcellerie, il savait qu'il prenait de grands risques » • ; ' (p. 1031, lignes 14 et 15). En la circonstance, l'esprit critique l'emporte sur le' ' . , souci de sa quiétude, car, en disculpant les sorciers, il pouvait passer pour leur , , • •. complice ou voir son orthodoxie remise en question... ? . t. '

•9- ' I Puisque la nature est bonne, on s'expose à de graves mécomptes quand on, .. \r

cherche à en modifier le cours (p. 766, lignes 19 à 21). Ainsi la médecine se fait ' ' f.

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la complice de la maladie en affaiblissant les défenses naturelles de l'organisme. Elle est contre-nature, donc nocive (p. 127, lignes 12 à 20).

Comme la plupart de ses contemporains, Montaigne estimait probablement que le premier objet des sciences de la nature était la guérison des malades. Or, bien que cet art fût millénaire, il n'avait fait aucun progrès sur la souffrance et sur la mort. C'est d'abord à travers l'impuissance de la médecine, incapable de le déli-vrer de ses atroces coliques néphrétiques, que Montaigne découvre la vanité du sa-voir scientifique. A partir de sa propre expérience, il est logiquement enclin à pen-ser que, comme ceux de notre organisme, les autres mécanismes naturels sont im-pénétrables. La résistance de la nature doit être la même partout (p. 491, lignes 19 et 20). Comment serions-nous capables d'expliquer quelque phénomène que ce soit, quand notre être lui-même nous est fermé (p. 557, lignes 19 à 23 et pp. 634-635) ? Par leur effets souvent catastrophiques, les thérapeutiques de l'époque confirment à suffisance les objections contre toute entreprise qui cherche à modifier le cours des phénomènes naturels. Il ne pouvait en être autrement tant que, l'observation étant empirique, les investigations demeuraient incomplètes et superficielles. Au lieu d'éclairer le chercheur, elles le plongeaient davantage dans la confusion en se multipliant, et Montaigne n'était pas en mesure de prévoir le rôle futur de l'observation systématique et l'expérimentation. Il ne conçoit la première qu'à travers une caricature, bien involontaire du reste : pour que la médecine fût ef-ficace, il faudrait que le médecin eût observé sur lui-même les effets de toutes les maladies qu'il soigne, comme chacun de nous relève les effets de son propre ré-gime (p. 1079). Quant à l'observation in vitro, la comparaison que fait Montaigne montre en quel mépris il la tient (p. 1079), lignes 20 à 23).

Puisque les phénomènes sont rebelles à l'analyse et leur explication à tout contrôle, l'ignorance est préférable à un savoir fatalement erroné. Dès lors, le plus sage est de nous soumettre à un ordre sur lequel nous n'avons pas d'action :

Il faut souffrir doucement les lois de nostre condition. Nous sommes pour vieillir, pour affaiblir, pour estre malades, en despit de toute medecine [...] D'essayer à regimber contre la nécessité naturelle, c'est représenter la folie de Ctesiphon, qui entreprenoit de faire à coups de pied avec sa mule (pp. 1089, 1090).

Les préjudices causés par l'incompétence des médecins sont une raison sup-plémentaire de faire confiance aux leçons que donne la nature en matière de santé comme ailleurs. Car Montaigne ne juge pas seulement le savant incapable d'expliquer les phénomènes, il accuse les techniques de les malmener à nos dépens (p. 766, lignes 6 à 9), car "tout ce qui vient au revers du cours de nature peut estre fascheux, mais ce qui vient selon elle doibt estre tousjours plaisant" (p. 1102). C'est presque une manie, chez lui, d'opposer à l'entendement humain et à ses en-treprises funestes la nature et ses bienfaits. Car il se garde de mentionner les cata-clysmes. S'il fait allusion à la peste, c'est pour vanter le stoïcisme des simples et, quand il traite des autres maladies, c'est pour dauber sur les prétentions de la méde-cine et des savants en général. En revanche, au chapitre des Cannibales, il peint l'état de nature comme une une sorte de Cocagne où "toute la journée se passe à dancer" (p. 207), et où la vertu règne', parce que les individus ne tentent pas de modifier leurs conditions d'existence. D'autre part, sa méfiance à l'égard de la rai-