284
Qu'as-tu fait de ta jeunesse? suivi de Récits de prison

Gilbert Naccache - Qu_as Tu Fait de Ta Jeunesse

  • Upload
    rayana

  • View
    357

  • Download
    119

Embed Size (px)

DESCRIPTION

Gilbert Naccache - tunisie

Citation preview

  • Qu'as-tu fait de ta jeunesse?

    suivi de Rcits de prison

  • Du mme auteur

    Cristal, Rcit, ditions Salammb, Tunis, 1982. ditions Chama, Tunis, 2000.

    Le ciel est par-dessus le toit, Nouvelles, contes et pomes de prison et d'ailleurs, ditions du Cerf, Paris, 2005.

  • Gilbert N ace ache

    Qu'as-tu fait de ta jeunesse ? Itinraire d'un opposant au rgime de Bourguiba

    (1954-1979)

    suivi de Rcits de prison

    L'histoire vif

    MOTS PASSANTS - DITIONS DU CERF TUNIS-PARIS

    2009

  • Imprim en Tunisie

    Les ditions du Cerf Les ditions Mots passants 2009 www.editionsducerf.fr

    (29 boulevard La Tour-Maubourg 75340 Paris Cedex 07)

    Mots passants (Rue 9 Avril 1938

    2078 La Marsa - Tunisie)

    ISBN Mots passants : 978-9973-0-0660-8 ISBN Cerf: 978-2-204~08867-l

  • la mmoire de Noureddine celle de tous les militantes et militants de gauche qui ont fait que nos luttes aient eu un sens

    tous ceux, mes camarades et les autres, qui ont voulu concrtiser leur rve d'un monde plus juste

  • Vivre une exprience, un destin, c'est l'accepter pleinement.

    Albert Camus Le Mythe de Sisyphe

  • I Qu'as-tu fait de ta jeunesse ?

  • Avant-propos

    Le dsir de me raconter, plutt de parler de ce que j'ai pu voir, entendre, apprendre ou faire durant les annes qui me sparent de ce jour de janvier 1939 o je suis n, ce dsir est n de la conscience aigu, presque dsespre, que j'ai que le monde o j'ai volu a totalement chang, au point que des pans entiers de cet univers ne laisseront gure de traces physiques, et puis tom-beront dans l'oubli. Pour combattre cette espce de seconde mort, pour rendre ce qui caractrise l'humanit, savoir cette chane ininterrompue de connaissances travers les gnrations, je n'ai que la parole, la parole crite surtout.

    J'ai donc envisag d'crire une biographie, tmoignage de ce temps qui a t, qui m'a fait ainsi que de nombreux autres et qui n'est plus. Non que je me croie trs important, mais ce que j'au-rai dit permettra peut-tre quelques-uns de mes lecteurs de re-constituer une partie de notre pass, et, ce qui serait mieux encore, de les aider comprendre ce qu'ils sont et en parler leur tour.

    L'entreprise est risque, par o commencer, que retenir et dans quel ordre l'exposer ? Mon ami, l' crivain et pote algrien Mou-rad Bourboune, dit, juste titre, quel' existence est une et qu'il est rducteur de la raconter par tranches. Il est vrai qu' un moment dtermin de ma vie, je peux avoir plusieurs cordes mon arc, par exemple j'ai une profession qui engage une partie impor-tante, mais non indpendante des autres parts, de moi, je suis un militant politique, syndical, un penseur, un crivain, un amateur de musique, de peinture, aussi un homme qui a diffrents rap-ports avec d'autres, d'amour, d'affection, d'amiti, d'hostilit;

  • 14 QU'AS-TU FAIT DE TA JEUNESSE?

    un autre moment, sans cesser d'tre moi-mme, j'ai d'autres priorits, je mets en avant tel pan de mon existence. Ainsi, l't o est mort mon ami Hamadi Bahri, j'ai repens aux moments que nous avions partags, avec d'autres et en diffrents endroits, et m'est venu le sentiment un peu absurde que nous avions vcu plusieurs vies qui se chevauchaient un peu et qui s'enrichissaient les unes des autres.

    Et pourtant il faut mettre un minimum d'ordre dans tout cela, raconter les choses dans une certaine continuit, faire des choix de priorit. Celui que je fais ici m'est impos par des circonstan-ces extrieures, si on veut, et une volont personnelle. J'entre-prends donc de raconter d'abord mon itinraire politique, entre ma premire prise de conscience, vers la fin 1953, et ma libra-tion de prison le 3 aot 1979, qui concide galement avec un choix fait alors, celui de ne plus participer une organisation po-litique avant d'avoir la certitude d'un accord sur les principes, certes, mais aussi et surtout sur ce que j'appellerai la dontolo-gie, le respect de soi et des autres.

    Ce rcit s'impose galement comme un tmoignage qui de-vait absolument tre : il y a eu sur la priode Bourguiba trop d' -hagiographie d'abord, de silence officiel ensuite, et, assez rcemment, quelques tmoignages d'anciens collaborateurs du rgime, et cela n'a pas laiss de place la parole de ceux qui ont rsist e pouvoir. Et cet expos correspond aussi une de-mande sociale en quelque sorte, celle de nombreux jeunes et moins jeunes, avides de tmoignages sur le pass rcent et sou-cieux de comprendre le prsent. Je sens que je leur dois ce rcit, et divers signes, comme le fait que l'on reparle de temps autre des organisations et des faits de ce temps-l, me confirment dans cette opinion.

    Et cela, bien que je sache qu'il est artificiel de sparer l'exp-rience politique de l'exprience personnelle. Le priv n'est-il pas politique, et plus encore peut-tre pour moi, dont beaucoup de dcisions de vie personnelles ont eu des soubassements et des consquences politiques ? Et c'est l que l'on arrive aux autres raisons de ce choix, la difficult - embarras, pudeur ou hsita-tion de forme ou de fond - de parler de ce moi qui n'est pas d'abord un militant engag dans les luttes de son poque. En at-tendant de dpasser l'obstacle, j'entreprends le rcit, objectif,

  • AVANT-PROPOS 15

    o ma personne est une sorte de tmoin impliqu, et qui ne l'en-gage pas totalement. Je sais bien que, lorsque je serai amen, plus tard, voquer la priode postcarcrale, aprs 1979, les dif-frents aspects de ma vie seront bien plus imbriqus.

    Mais si je crois ncessaire de parler de mon itinraire, c'est parce qu'il concide avec une bonne part de l'histoire de l'oppo-sition tunisienne, et donc parce qu'il englobe une part de ce qui a prcd le GEAST 1, part le nationalisme arabe, et qu'il ex-plique pourquoi les militants les plus rsolus du pays ont rejoint tour tour Perspectives, qui, une poque, a organis ou in-fluenc un nombre prodigieux d'tudiants.

    Il va de soi que parler de mon exprience politique m'am-nera envisager encore la rpression, la prison : cela constitue la deuxime partie de cet ouvrage, consacre surtout raconter certains pisodes de la vie que nous avions dans ce monde car-cral si particulier. Ce n'est pas que je considre mon exprience comme importante ou significative, mais du moins suis-je mme d'en parler. De mme le prix que j'ai pay de m'tre en-gag, et de ce ct-ci, peut ne pas paratre excessif : il y a eu, et il y a encore, d'autres rpressions politiques, chez nous ou ailleurs, qui ont t bien plus dures que celle que nous avons subie, si tant est que l'on puisse mettre des degrs dans l'iniquit et le dni des droits humains ; mais certains de mes camarades, que la tourmente rvolutionnaire, ou si on veut, que la contesta-tion a entrans alors qu'ils taient plus jeunes ou plus fragiles que moi, ont pay, et continuent payer d'un prix plus lev le fait d'avoir voulu changer les choses. Il faudrait pouvoir en par-ler avec eux, leur faire dire non seulement les souffrances, mais aussi les renoncements, les frustrations que cet engagement leur a occasionns.

    Pour l'heure,je ne puis parler que de mon point de vue, en sa-chant qu'il en est d'autres, pas forcment concordants. De mme, je limite ce travail une priode allant jusqu'en 1979, je m'en explique brivement ici : c'est la date de ma sortie dfi-nitive de prison, et celle o je n'ai plus eu depuis la moindre

    1. Groupe d'tudes et d'action socialiste tunisien, qui avait commenc par publier la revue Perspectives pour une Tunisie meilleure, et qu'on appelait sou-vent groupe Perspectives.

  • 16 QU'AS-TU FAIT DE TA JEUNESSE ?

    attache organisationnelle, le moindre engagement durable avec d'autres. Cela ne signifie pas que j'aie un jour cess d'affronter les consquences, toutes les consquences, de mon engagement pass, ni que j'aie renonc rflchir sur les divers aspects de la situation que je vis, de la condition que je partage avec beau-coup d'autres, ni que je me sois interdit de prendre des positions politiques, mais les donnes ne seront plus les mmes partir de 1979, j'en parlerai sans doute une autre fois.

    J'ai essay, autant que je le pouvais sans trop alourdir le rcit, de situer mon action et mes ides dans l'histoire du pays, que je prsente donc ici brivement: je n'ai pas la prtention d'tre his-torien, et le droulement de cet aspect du rcit est sans doute contestable. Mais les vnements que je relate sont ceux qui ont marqu mon souvenir ou qui ont eu une influence sur mon itin-raire, que le lecteur m'excuse s'il n'a pas la mme lecture de cette histoire.

  • PRAMBULE

    La Tunisie vers son indpendance

    Le protectorat que le gouvernement franais a instaur en 1881 en Tunisie n'est pas arriv, comme a tent de le faire croire l'idologie coloniale, dans un pays compltement ar-rir, ni, encore moins, parmi une poussire d'individus qui n'avaient pas de destin commun, comme le rptait Bourguiba au sicle dernier : aprs une longue histoire, marque par l'as-similation des civilisations des occupants successifs, et la cra-tion intellectuelle et artistique dans presque toute les priodes de son histoire, la Tunisie de la fin du XIXe sicle se tournait vers l'avenir, et ses dirigeants regardaient vers l'Occident: d'impor-tantes rformes, comme l'abolition de l'esclavage et la Consti-tution de 1861, avaient vu le jour dans le pays et de nombreux membres de la classe dirigeante voulaient introduire le moder-nisme dans le pays, l'instar du gnral Khreddine qui avait fond le collge Sadiki, sur le modle des tablissements d'en-seignement europens.

    L'installation du colonialisme franais a rencontr une grande rsistance des tribus, surtout au centre et au sud du pays, rsis-tance crase en 1883. Aprs une priode d'administration mili-taire (1883-1884), le rsident gnral donne en 1885 sa forme la domination coloniale : aux cts du bey et de son premier mi-nistre, un secrtaire gnral franais est charg de contrler leurs dcisions ; les ministres tunisiens sont remplacs par des direc-teurs techniques franais, et les cads locaux par des contr-leurs civils franais venus d'Algrie. Ainsi on peut impunment

  • 18 QU'AS-TU FAIT DE TA JEUNESSE?

    mettre la main sur les richesses du pays, en particulier sur les meilleures terres agricoles qui permettent l'installation de colons.

    Le dveloppement conomique limit, ralis essentiellement pour les colons, fermiers et socits franais, a aussi pour cons-quence le dveloppement d'une bourgeoisie rformiste et la monte du nationalisme, en rapport avec l'lan moderniste du sicle prcdent : exclus de la gestion des affaires de leur pays, les Tunisiens commencent rclamer leur indpendance. En 1907, Ali Bach Hamba et Hdi Sfar crent le groupe des Jeunes-Tunisiens. En 1911, une meute dclenche Tunis au moment de la guerre italo-turque donna le point de dpart d'un mouve-ment d'opposition organis, mais celui-ci est aussitt l'objet d'une trs dure rpression, et le mouvement des Jeunes-Tuni-siens ne peut rapparatre qu'aprs 1918, la fin de la guerre mondiale.

    En juillet 1919, Abdelaziz Thaalbi se rend en France, o se tient la Confrence de la paix, pour rclamer l'indpendance de la Tunisie en se fondant sur le principe wilsonien du droit des peuples disposer d'eux-mmes . Il fonde en 1920 le Parti li-bral-constitutionnel (le Destour), qui relance le mouvement na-tionaliste et anime la lutte pour l'indpendance, en passant par la revendication d'un parlement tunisien et d'une constitution.

    Le Parti communiste, cr en 1922 autour de militants d'ori-gine europenne, pousse la cration d'un syndicat, la Confd-ration gnrale des travailleurs tunisiens (CGTT), cre en 1923 par Mohamed Ali El Hammi. Tout comme les communistes, les syndicalistes soutiennent la revendication d'indpendance na-tionale. Ils se rapprochent du mouvement nationaliste et sont r-prims durement en 1925 - arrestations et exil des dirigeants qui portent un coup srieux au mouvement national, dont les syndicats taient devenus une aile dynamique.

    Habib Bourguiba et les nouveaux cadres forms essentielle-ment en France, qui rompent avec le Vieux Destour et crent le No-Destour en 1933, impriment une nouvelle orientation: lib-rale et laque, elle se caractrise par l'mergence, ct d'une presse en langues franaise et arabe classique, de grands mee-tings en langue tunisienne, qui a pour but de consolider l'assise populaire du nouveau parti, dont l'organisation commence tre efficace. Les chefs du mouvement sont dports dans le Sud,

  • PRAMBULE 19

    puis librs, en 1936, par le gouvernement du Front populaire franais dirig par Lon Blum qui ouvre des ngociations avec les nationalistes tunisiens ; ces pourparlers seront rompus avec la chute du ministre Blum en juin 1937. Des manifestations, mailles d'incidents sanglants, se produisent, en juillet 1937, et provoquent nouveau l'arrestation des chefs du No-Destour et, en avril 1938, l'tat de sige est proclam aprs les sanglantes r-pressions des manifestations d'avril.

    Entre-temps, le Parti communiste a mis en sourdine la reven-dication d'indpendance nationale, esprant que, grce ses liens avec la France, la Tunisie sera entrane par ce qu'il pen-sait l'volution inluctable de ce pays vers le socialisme.

    La Seconde Guerre mondiale interrompt peine l'action des nationalistes ; ds la fin des annes 40, le mouvement reprend de l'ampleur. Pour avoir soutenu les ides nationalistes, Moncef Bey est dpos aprs la victoire militaire des Allis en Tunisie qui met fin l'occupation allemande du pays (novembre 1942 mai 1943). Il est remplac par Lamine Bey.

    En 1947, Habib Bourguiba participe la cration du Comit de libration du Maghreb au Caire et, en 1948, Farhat Hached cre l'Union gnrale des travailleurs tunisiens (UGTT), qui adhre la CISL : ct de son rle direct dans la lutte natio-nale, le syndicat est d'un grand apport pour la dfense de la cause tunisienne aux Nations Unies. En aot 1950, le bey forme un gouvernement auquel participe Salah Ben Youssef, secrtaire gnral du No-Destour. Le Destour prsente un programme de rformes politiques que les Francais ne voient pas d'un bon il. Les nationalistes ragissent vivement contre l'affirmation, le 15 dcembre 1951, par le gouvernement franais du caractre d-finitif du lien qui runit la Tunisie la France ; le rsident g-nral J. de Hautecloque fait procder, le 18 janvier 1952, l'arrestation de Bourguiba et des autres dirigeants destouriens, ainsi que celle des communistes. C'est l'embrasement, le mou-vement nationaliste se dveloppe et multiplie les manifestations et les attentats, les autorits franaises dbarquent des militaires rappels, et se constitue une organisation contre-terroriste fran-aise, recrute notamment parmi les policiers, qui commet de nombreuses actions de rtorsion, attentats, tortures et liquida-tions physiques de militants nationalistes et syndicalistes, mais

  • 20 QU'AS-TU FAIT DE TA JEUNESSE ?

    surtout assassine Farhat Hached le 5 dcembre 1952 1 La lutte nationale reprit alors de plus belle, tandis qu'avait clat la r-sistance arme, aussi bien avec la multiplication des attentats ur-bains que par des luttes de maquisards, appels fellaghas par les Franais (ce vocable, mprisant au dpart,/ellag signifiant ban-dit de grand chemin, deviendra plus tard plutt neutre). La France rpond ces mouvements par une rpression sans piti, en particulier par l'intermdiaire des militaires, dbarqus de France au dbut de 1952, qui se singularisent par des massacres au cours de ratissages ; le plus connu est celui de la rgion du cap Bon, mais il n'est pas isol, loin de l.

    La longue et cruelle guerre d'Indochine, commence en 1946 entre la France et le gouvernement communiste d'Ho Chi Minh, avait provoqu crises sur crises en France. Elle se conclut par la dfaite franaise de Dien Bien Phu, en mai 1954. Le prsident du Conseil franais, Pierre Mends France, mit fin aux ngocia-tions de Genve par la reconnaissance de l'indpendance de l'Indochine, et, dans la foule, proclama le 31 juillet 1954 Car-thage l'autonomie interne de la Tunisie, qui devait dboucher sur l'indpendance en 1956.

    1. Cet assassinat, perptr par la Main rouge, avait mme provoqu de vio-lentes meutes au Maroc, point de dpart d'un combat qui aboutira l'ind-pendance en 1956, avant celle de la Tunisie.

  • Au Parti communiste tunisien

    L'engagement du lycen pour le communisme

    La Tunisie du dbut des annes 1950 est donc un protectorat, o tout le pouvoir tait entre les mains du Rsident gnral fran-ais, et o la socit locale, spare en communauts distinctes, par la culture, la langue et la religion, tait traite de faon uti-liser les contradictions en son sein pour faire perdurer la domi-nation coloniale. Autant la partie arabe de la population avait russi prserver ses traditions, autant les Juifs n'avaient pu, ballotts entre leur tunisianit, les tentatives d'assimilation la France et l'intense propagande sioniste, trouver un moyen de se dfinir une fois pour toutes : leur scolarisation, qui ne pouvait tre que franaise de par la volont du colonisateur, en faisait, non pas des Franais, mais des Tunisiens de seconde zone, qui ne pouvaient se retrouver dans la revendication de respect de l'i-dentit arabo-musulmane, soubassement de la lutte du mouve-ment nationaliste ; de plus la guerre judo-arabe de 1948 au Proche-Orient, qui avait abouti la cration de l'tat d'Isral, avait accru la mfiance des arabes leur gard.

    Ceux des Juifs qui, refusant llrjustice et racisme, voulaient lut-ter pour un monde galitaire, ne pouvaient trouver que le Parti communiste, aurol de la rcente victoire de l'Union sovitique contre les nazis, comme lieu de combat : il relevait aussi de la pense moderne, occidentale si l'on veut, c'tait l'unique lieu o se retrouvaient galement des progressistes franais, des arabes cultivs et des militants syndicaux. C'est une des raisons qui

  • 22 QU'AS-TU FAIT DE TA JEUNESSE?

    expliquent le retard du PC adopter le mot d'ordre d'indpen-dance nationale. Mais, en 1954, au moment o je suis entr dans la lutte politique (je venais d'avoir quinze ans) la lutte pour l'indpendance du pays, mene principalement par le parti du No-Destour de Bourguiba, mais laquelle le Parti communiste participait galement, avait pris un cours dter-min et, semblait-il, dfinitif, depuis quelques annes, et sur-tout depuis 1952 : luttes, rpression, mobilisation de plus en plus grande contre un colonialisme dont les soubresauts s' ac-compagnaient de la mise en action (et en exactions), par l'in-termdiaire de rappels de l'arme franaise, d'une justice expditive et volontairement inique ; tout appelait chacun choisir son camp, et cette amplification de la lutte, et de la r-pression, interpellait tout le monde.

    Certains de mes proches, une de mes surs, des amis, des re-lations de la famille, avaient dj milit au Parti communiste ou professaient des ides proches du marxisme, ce qui me rendait ce camp sympathique. De toute faon, en tant que jeune lycen juif avide d'action, je ne pouvais trouver ce que je cherchais cette poque qu'au Parti communiste : un milieu amical, o la solidarit n'tait pas un vain mot, une cole de la vie, de la lutte et de l'idologie que j'avais choisie, le marxisme, attir par son refus des diffrences entre les hommes, et enfin un lieu de lutte, de combat contre le colonialisme qui dpasserait en mme temps, par ses perspectives d'avenir, le seul horizon de l'ind-pendance du pays. J'ai cru trouver tout cela, avec quelques ex-ceptions dont j'ai prfr penser qu'elles taient accidentelles, lies la personnalit de tel ou tel militant. J'y ai rencontr l'a-miti et la solidarit, la lutte, et surtout j'y ai appris norm-ment de choses : cette poque, on ne pouvait tre communiste sans lire et comprendre les principaux classiques marxistes - il m'est arriv de me faire volontairement mettre en retenue pour pouvoir avancer dans la lecture de Politzer -, le parti organisait des coles pour cela, il y avait galement le Cercle marxiste o taient venus des confrenciers importants, personnalits re-connues, Paul Sebag, Jean Poncet, Georges Valensi, Lucien Sebag, entre autres. Et je dois dire que j'tais un lve conscien-cieux, et que j'ai beaucoup lu et appris aussi tout seul : nous d-vorions non seulement les classiques du marxisme et les

  • AU PARTI COMMUNISTE TUNISIEN 23

    publications des ditions sociales (brochures de Lnine, Sta-line), mais galement les romans russes, Gorki, bien sr, mais aussi tous les succs du ralisme socialiste, qui parlaient de la grande guerre, de la production agricole ou industrielle.

    Avant mme d'adhrer au PC, ds le dbut de 1953, avec mes amis d'alors, des camarades du lyce, nous frquentions l'Uni-versit nouvelle qui organisait des confrences dans la salle des ftes du lyce Carnot de Tunis: il pouvait s'agir de personnali-ts rsidant Tunis comme Paul Sebag, Jean Poncet, de nos profs de franais (comme Dunand, qui faisait aussi du thtre, et qui je dois beaucoup), de philo (Chtelet), o de gens de pas-sage, je me souviens surtout de Claude Roy, qui avait fait une confrence sur Picasso. Il y avait galement le cin~club du di-manche matin, dans la salle de cinma Le Paris, o, aprs le film, gnralement excellent, nous coutions la crme des intel-lectuels progressistes de Tunis, professeurs dans les lyces ou l'Institut des hautes tudes, avocats, mdecins, psychiatres, d-battre sous tous les angles, avec ce qui nous paraissait du brio, des films projets. Une fois mme, on vit arriver Grard Philipe, qui tait Tunis pour jouer dans Le Prince de Hombourg - une de mes premires sorties au thtre - et qui prsenta magistrale-ment, avec beaucoup d'humilit personnelle, le film projet o il tenait le premier rle. Il se prta trs gentiment la discussion, et rpondit de bonne grce aux questions, bref il sduisit tout le monde.

    Quand donc j'entrai au PC, on tait en semi-clandestinit, du fait de l'intense rpression coloniale, et il tait clair que la plupart des adhrents taient juifs ou franais, j'en croisais quelques-uns quand j'allais au local du Parti, au premier tage du 22, rue des Tanneurs, o nous accueillait gentiment un permanent, Daniel Lumbroso, qui nous donnait la littrature disponible, mais tait dsol de la situation du parti alors : toute la direction tait en prison, en dportation dans l'extrme sud ou en fuite (comme le secrtaire gnral, Mohamed Ennafaa). Le seul membre du Bureau politique en libert tait Ridha Gmati, je l'ai crois deux ou trois fois au local, qui assurait la liaison avec les rprims et particulirement le secrtaire gnral adjoint en fuite, Mohamed

  • 24 QU'AS-TU FAIT DE TA JEUNESSE ?

    Ennafaa, dont il connaissait la cachette ; nous apprendrons l'Indpendance que c'tait un flic infiltr !

    Dans ces conditions, notre engagement avait un caractre un peu romantique: il y avait l'impression exaltante d'tre des com-battants du socialisme ( ct de classiques du marxisme et du mouvement communiste, nous dvorions, comme je l'ai dit, la littrature raliste socialiste sovitique), et, qui plus est, des semi-clandestins, en tout cas par rapport nos familles ; en plus, nous serrions la main des adultes prestigieux, des camarades femmes impressionnantes, qui assuraient beaucoup de tches de responsabilit, les hommes tant souvent emprisonns : je ren-contrai ainsi un jour Gladys Adda, dont le mari, Georges, tait loign dans le Sud, avec ses deux petits jumeaux ; il y avait des sances de confection ou de rassemblement de colis pour les emprisonns, c'taient toujours des femmes qui s'en chargeaient, dans le cadre du Secours populaire ou de l'Union des femmes de Tunisie (UFT) dirige par Nabiha Ben Miled.

    l'cole du parti, qui tenait de temps en temps une session, nous approfondissions la thorie, plus particulirement en liai-son avec le fonctionnement et les activits du parti, et dont les textes de rfrence taient le Que faire ? et L'tat et la Rvo-lution de Lnine et quelques uvres de Staline. (Plus tard, j 'es-saierai de suivre une cole du Parti communiste franais dans le 5e arrondissement de Paris : j'y renoncerai en voyant que les seules rfrences y taient les uvres de Maurice Thorez ; c '-tait d'autant plus frustrant que nous avions certains des plus brillants intellectuels du parti communiste franais comme matres.) Et puis, je l'ai dit, il y avait le Cercle marxiste, qui te-nait des runions hebdomadaires au 8, rue d'Athnes et o, ct de l'apprentissage du marxisme, nous faisions la ren-contre des tudiants de Paris (Yvan Nizard, Lucien Sebag) qui nous ouvraient d'autres horizons, nous parlaient de la rcente cration de l'Union gnrale des tudiants tunisiens, nous invi-taient y militer.

    Au PCT, pour un jeune, il y avait une ambiance formidable : il pouvait y trouver des camarades, des amis avec qui il n'y avait pas d'arrire-penses ; la mixit, qu' l'poque on ne pou-vait vivre en dehors de la famille, tait la rgle ; on tait, on se sentait vritablement tous gaux. Parfois, il y avait des ftes

  • AU PARTI COMMUNISTE TUNISIEN 25

    pour essayer de rassembler un peu d'argent pour le parti : c' -taient des surboums o nous nous donnions joyeusement, c'-tait pour la bonne cause, et il n'tait pas question d'y boire ou d'y draguer; l'atmosphre tait de franche camaraderie. Ce n'tait peut-tre pas tout fait aussi innocent chez les adultes, lorsqu'ils organisaient des ftes ou des tournois de bridge pour la mme cause, mais nous ne nous posions gure de questions.

    Le militantisme, c'taient aussi des vires dans la nuit (pas trop tardives pour moi et quelques autres qui devions rentrer tt la maison) o, par groupe de trois ou quatre - avec des filles ! - nous collions des affiches ou tracions des graffitis sur les murs ; c'taient aussi les sorties pour vendre le journal; j'y tais all une fois avec les frres Desanti, deux jeunes athltes qui pratiquaient l'haltrophilie et dont les muscles taient impres-sionnants dans leurs vtements d't ; nous avions vendu tout notre stock.

    Ma premire arrestation, en fvrier 1954, est conscutive une distribution de tracts que nous avions rdigs et fabriqus l'aide de la pierre humide de ma sur Lisette qui tait insti-tutrice et l'utilisait pour son travail. Lucette Chemla, qui dirigeait notre groupe, tait une petite jeune fille avenante et pleine de vie, toujours souriante, que nous respections et aimions tous beau-coup. Le motif de notre mobilisation atteste des efforts que fai-sait alors le PC pour sortir de la marginalit par rapport au mouvement national : une manifestation d'tudiants de la Zi-touna 1 avait t rprime par les gendarmes franais qui avaient tir ; il y avait eu trois morts et de nombreux blesss, et nous af-firmions notre soutien leur revendication d'indpendance. Nous comptions distribuer les tracts l'enterrement des victimes, que les camarades envoys pour cela, Jean-Luc Leclanche, Robert Sebag et Claude Lellouche (pas le cinaste), avaient cru devoir dmarrer de la mosque de la Zitouna. Mais il n'y avait l qu'un nombre important de flics qui les embarqurent. Le lendemain

    1. La mosque de la Zitouna tait aussi, dans le monde arabe, l'un des plus prestigieux lieux de l'enseignement, surtout religieux, mais qui s'tait tendu peu peu d'autres matires.

  • 26 QU'AS-TU FAIT DE TA JEUNESSE?

    matin, au lyce Carnot o elle tait en hypokhgne 1, Lucette nous annona de faon mlodramatique - elle tait visiblement tout excite cette ide - qu'elle allait tre arrte, avant de filer avec des airs de conspiratrice : jeune cadre du parti, elle avait t dbriefe par la direction sur l'attitude avoir, mais ne nous avait rien dit de la raison de cette arrestation pr-vue ni du danger que nous-mmes courions ; nous fmes arr-ts en mme temps qu'elle ; il y avait, en plus des premiers arrts, mon cousin Albert Lumbroso, Guy Sitbon, qui sera plus tard un journaliste connu, Lucien Sfez, qui tait mon secrtaire de cellule, un camarade tunisien musulman que j'avais seu-lement vu crire les tracts en arabe la veille, et moi, et nous se-rons relchs le soir mme. Confronts aux premires dpositions, trs compltes, et aussi, par moments, des bruta-lits, nous reconnmes tous les faits, l'exception de Lucette, qui en deviendra hrone. L'affaire se termina par une admones-tation, en prsence de nos parents, par un juge d'instruction s-vre qui enjoignit les parents veiller ce que leurs enfants fassent leurs tudes et ne soient pas entrans dans des actions qui mnent au meurtre 2

    Mais cela ne se passa pas aussi simplement au Parti : nous avions trahi les principes, on nous le dit sans ambages au cours d'une runion o le reprsentant du Comit central, le docteur Georges Valensi, voqua longuement l'attitude des rsistants de-vant la Gestapo pendant l'occupation allemande; il nous enjoi-gnit de prsenter notre autocritique et nous annona notre suspension pour trois mois. Nous avions accept docilement un verdict que nous trouvions naturel. Ce n'est que plusieurs an-nes aprs, en y repensant, que je jugeai cela scandaleux : nous exposer sans nous prparer l'ide de la rpression (nous avions tous entre quinze et dix-sept ans), passe encore, mais savoir que nous allions tre arrts et ne pas nous avertir, ne pas nous dire

    1. Le lyce Carnot n'tait mixte que pour cette classe (lettres suprieures), o Franois Chtelet enseigna un moment la philosophie, et une classe de ma-thmatiques lmentaires (seconde partie du baccalaurat de l'poque).

    2. Il y avait eu peu avant cette comparution une attaque meurtrire de rsis-tants tunisiens, les fellaghas , contre une ferme de colons franais.

  • AU PARTI COMMUNISTE TUNISIEN 27

    quelle attitude avoir, et en plus nous reprocher de ne pas avoir eu un comportement hroque, nous traiter comme des militants aguerris, cela passait les bornes. - Au bout des trois mois, je reviendrai au parti, la cellule du lyce o je termine mes tudes secondaires et, avec Moncef Slama, l'poque espoir de relve de la direction 1, serai un des dirigeants de la section tudiante et participerai au congrs du parti de 1956, d'autant plus responsabilis que beaucoup d'tu-diants2 se mettent en marge du parti qu'ils critiquent vertement; je ne les suivrai pas immdiatement.

    Entre-temps, il y avait eu la victoire des Vietnamiens Dien Bien Phu et la fin de la guerre d'Indochine, le discours de Car-thage du prsident du Conseil franais, Pierre Mends France o il accordait l'autonomie interne la Tunisie, autonomie qui fera l'objet d'accords ngocis entre destouriens et gouvernement franais. En 1955, aprs le retour triomphal de Bourguiba au pays (le 1er juin) et l'arrive de Ben Youssef (octobre) alors se-crtaire gnral du No-Destour, avait surgi et s'tait dvelop-pe la crise youssfiste : Ben Youssef avait rejet les accords portant sur cette autonomie interne, les traitant de mascarade et voulait non seulement poursuivre en Tunisie la lutte arme contre la France, mais, aprs le dclenchement de l'insurrection algrienne, l'tendre l'ensemble du Maghreb. C'tait l'poque de la confrence de Bandoeng contre le colonialisme, et Ben Youssef avait cette occasion dvelopp ses liens avec Jamal Abd El Nasser, ce qui sera le point de dpart d'une longue inimi-ti entre ce dernier et Bourguiba, et d'une tension permanente, quand il n'y avait pas rupture, entre la Tunisie et l'gypte. Bour-guiba dfendait les accords qu'il avait ngocis, et dclarait que, dans une stratgie de lutte par tapes, ils taient ncessaires pour arriver l'indpendance; et il considrait l'extension de la lutte

    1. Beau-frre de Hdi Khefacha, un proche de Bourguiba qui sera long-temps ministre. Ayant rat son baccalaurat, il fera plus tard des tudes de m-decine Moscou, o il sera responsable destourien, et, de retour Tunis, participera, dans les rangs du parti au pouvoir, la rpression de 1968 !

    2. L'Institut des Hautes tudes est alors, en dehors de l'cole des beaux-arts et de la classe d'hypokhgne du lyce Carnot, le seul lieu d'tudes sup-rieures, qui prparait quelques licences ou fragments de licences.

  • 28 QU'AS-TU FAIT DE TA JEUNESSE?

    au Maghreb comme une ventualit catastrophique pour la Tu-nisie. Il enjoignit aux maquisards de rendre les armes, et com-battit ceux qui ne le firent pas, soutenu en cela par les militaires franais (qui resteront encore un temps en Tunisie, conform-ment aux accords sur l'autonomie interne). Par ailleurs, il sut manuvrer merveille : grce la convocation du congrs du No-Destour (dcembre 1955), congrs boycott par Ben Yous-sef, il lgalisa son emprise sur le parti, en mme temps qu'il s'assurait du soutien de la puissante centrale syndicale, l' UGTT, et se donnait les meilleures chances de victoire sur son rival.

    Pour ce qui est de la position du PCT sur l'autonomie interne, elle avait au dbut correspondu celle de Ben Youssef, on par-lait de repltrage du protectorat. Cela ne dura pas, je ne sais ce qui a fait changer les dirigeants ; il se peut qu'ils aient discut avec le PCF auquel ils taient encore trs lis, mais aprs deux ou trois mois, ils approuvrent les accords et se dmarqurent des youssfistes, y compris sur la gnralisation de la lutte tout le Maghreb : ce changement de ligne, annonc par le journal du parti, soulagea beaucoup d'entre nous qui avions du mal nous sentir proches des youssfistes.

    Aprs la proclamation de l'indpendance le 20 mars 1956, une partie des militants du Parti communiste entra en scession ou-verte avec la direction : ils reprochaient cette dernire de ne pas avoir su adopter temps le mot d'ordre d'indpendance na-tionale (aprs 1945, comme dans tous les PC des colonies fran-aises, on parlait

  • AU PARTI COMMUNISTE TUNISIEN 29

    des accusations et des rponses qu'y apportait la direction. Les critiques rappelaient l'exclusion en 1948 d' Ali Jrad, le secr-taire du parti, pour dviation nationaliste et, en s'appuyant no-tamment sur les thses de Khaled Bagdche, le secrtaire du PC libanais, alors trs clbre dans les milieux des communistes des pays arabes 1, et sur l'exemple du Maroc o le PC d 'Ali Yata avait su coller la lutte nationale, se rclamaient eux aussi du communisme. Et comme, aprs la publication du fameux rapport Khrouchtchev au 20e congrs du PC

  • L'volution politique du pays aprs l'indpendance

    L'dification de l'tat

    Pendant les premires annes de l'indpendance, Bourguiba, leader de la lutte nationale, allait devenir le leader incontest du parti destourien aprs avoir limin sans douceur l'opposition youssfiste - dont le chef, Salah Ben Youssef, ancien secrtaire gnral du No-Destour, partit en exil (Bourguiba le fera assas-siner en aot 1961 Francfort). Il s'occupa en premier lieu, dans l'esprit d'un jacobinisme nuanc, de construire des institutions tunisiennes modernes, d poser les bases d'un tat national.

    Pour concrtiser l'hgmonie du nouveau rgime, domin d'emble par Bourguiba et son parti, et en finir avec toutes les formes religieuses ou beylicales de pouvoir, il commena par transformer le droit et les institutions : le code du statut person-nel, promulgu sous le rgime beylical (en aot 1956), alors que la confrontation avec les youssfistes n'tait pas tout fait ter-mine, limina la plupart des dispositions religieuses en matire de vie prive et consacra 1' galit juridique des femmes et des hommes dans la plupart des domaines : suppression de la poly-gamie et de la rpudiation, libert de mariage (ncessitant dsor-mais l'accord explicite des poux, dans certaines conditions d'ge minimum et reconnu seulement s'il est clbr par, ou transmis , des autorits de l'tat civil). Ces dispositions, rvo-lutionnaires en terre d'Islam, vinrent mme contredire l'an-cienne pratique base sur la religion (aussi bien musulmane qu'isralite) en la matire, de la mme faon que le fera la lga-lisation ultrieure de l'adoption. La suppression des tribunaux

  • 32 QU'AS-TU FAIT DE TA JEUNESSE?

    religieux (musulmans et isralites) institua le rgne du droit po-sitif dont l'application est de la seule apprciation de juges lacs, c'est--dire nomms par le pouvoir civil. L'indpendance tho-rique du pouvoir judiciaire est en germe dans ces mesures prises sous un rgime monarchique aux contours flous. Mais il faut noter que les nouveaux dirigeants se mfiaient 1 de juges qui ne venaient que rarement de l'enseignement moderne; cette ind-pendance thorique tait dans les faits trs limite par l'excutif.

    Dans la lance de la rpression politique contre les lettrs youssfistes, en majorit zitouniens 2, les no-destouriens se sont efforcs de faire disparatre la totalit du pouvoir ducatif et ido-logique des thologiens : dissolution des confrries religieuses, suppression des coles religieuses, transformation de la mosque de la Zitouna en un simple lieu de culte, son enseignement tant transfr un Institut de thologie relevant dsormais des insti-tutions tatiques (et laques) d'enseignement.

    Enfin le pouvoir conomique des institutions religieuses pre-nait fin avec la nationalisation des biens habous 3.

    Le bey rgnait thoriquement en monarque absolu, en atten-dant les rsultats du travail del' Assemble constituante, lue au suffrage universel (par les seuls hommes), qu'il avait convo-que. Avec la proclamation de la Rpublique, le 25 juillet 1959, tait avanc un principe fondamental de la dmocratie, et impli-citement de la lacit : les dcisions seraient dsormais prises au nom du peuple , et non plus au nom de Dieu. Et ce pou-voir du peuple va si loin que les dputs, chargs de donner

    1. Cette mfiance tait amplement justifie, notamment en matire de sta-tut personnel et d'galit des sexes, au point que Bourguiba, aprs un certain nombre de discrets rappels l'ordre, interviendra personnellement au mpris du principe de la sparation des pouvoirs, en recommenant, en tant que juge, entre 1964 et 1966, plusieurs procs qui touchent ces problmes : ses ver-dicts, comme les remarques qu'il a faites, ont constitu des leons et des di-rectives trs claires, que la plupart des juges ont parfaitement comprises.

    2. Il s'agit de ceux qui ont suivi l'enseignement la mosque de la Zitouna, qui n'tait d'ailleurs plus exclusivement religieux depuis les annes 1940.

    3. Ce sont des biens (surtout fonciers, mais aussi immobiliers) consid-rables, lgus l'origine par des particuliers des autorits religieuses qui avaient la charge de les exploiter, et d'en utiliser une partie du rapport selon les volonts du donateur, par exemple pour donner des bourses des tudiants.

  • L'VOLUTION DU PAYS APRS L'INDPENDANCE 33

    une Constitution au Royaume , en prparrent une pour la R-publique!

    La Constitution de 1959 couronnait l'ensemble, et ritrait la proclamation de la souverainet du peuple, en reprenant la plu-part des principes dmocratiques des tats occidentaux. La reli-gion, part la reconnaissance de l'Islam comme religion de l'tat (article 1), tait considre tout au long du texte comme une affaire de conscience individuelle, les trois pouvoirs thori-quement spars, et le principe de l'lection au suffrage univer-sel (femmes comprises) affirm.

    Il s'agissait aussi de mettre sur pied une administration tuni-sienne moderne, partir du noyau qu'avait laiss le protectorat. Bourguiba, conformment sa ligne, procda par tapes: il s'ef-fora de reprendre ce qui existait et de le transformer progressi-vement, d'abord en remplaant les fonctionnaires franais partis par des Tunisiens - beaucoup d'entre ces derniers taient juifs -et en prparant la relve de ceux qui taient rests, et des Juifs dont les destouriens doutaient qu'ils demeurent longtemps dans le pays 1. On continua faire appel, pendant des annes, des co-oprants techniques, en dpit mme des difficults politiques avec la France, tout en commenant la transformation de cette administration qui allait se dvelopper prodigieusement : non seulement c'tait une source de nombreux emplois, mais, dans l'effort d'intgrer toute la population, on devait dvelopper les services.

    Il fallut donc mener en parallle une politique massive de for-mation non seulement de l'enseignement primaire - gnralis et, sans tre lgalement obligatoire, touchant la majorit des en-fants des deux sexes - et secondaire, mais aussi technique, et surtout suprieur, en envoyant massivement des tudiants pour-suivre leurs tudes l'tranger, surtout en France, et en renfor-ant la formation donne en Tunisie : on fit pour cela encore appel aux cooprants, en majorit franais, dont beaucoup taient de gauche, sans trop se proccuper, du moins au dbut, du fait qu'ils pouvaient vhiculer des ides subversives. Parmi eux,

    1. Dans une grande mesure, ils allaient mme les pousser partir, pour dif-frentes raisons, la plus vidente tant qu'ils voulaient prendre leur place dans tous les domaines d'encadrement administratif, conomique et social du pays.

  • 34 QU'AS-TU FAIT DE TA JEUNESSE ?

    certains sont devenus trs clbres par la suite, comme Raymond Barre ou Michel Foucault.

    Si l'on ajoute cet difice l'unification culturelle par l'cole, relaye par la radio, o, en plus de l'arabe littraire, la langue de Tunis fut la seule tre parle, on comprendra que, vers 1961, l'tat central tait prsent presque partout et que les diffrences rgionales commenaient s'estomper, que les citoyens taient tous de plus en plus tunisiens, malgr leurs origines diverses.

    Dans le domaine conomique, le nouvel tat commena par tablir la base institutionnelle : cration en 1958 de la monnaie tunisienne (le dinar) et de la Banque centrale de Tunisie, de la Socit tunisienne de banque. Cela permit un certain contrle des banques trangres dont la plupart taient restes en activit. Il ne se proccupa pas au dbut de dfinir une politique cono-mique, laissant fonctionner les lois du march : le rsultat en fut une fuite considrable de capitaux, que les rapports heurts avec la France avaient tendance encourager.

    Mais le chantier, fondamental pour Bourguiba, tait celui de l'encadrement du pays par une administration rgionale et locale fortement centralise et qui relevait du ministre de !'Intrieur, mais dont les sommets (les gouverneurs) taient relis aussi la prsidence de la Rpublique.

    Il faut noter que cette marche vers la construction de l'tat, et par la suite le fonctionnement du pouvoir, tait marque par la domination du Sahel (rgion de Sousse et Monastir, la ville na-tale de Bourguiba) et des Sahliens, qui constitueront l'ossature et l'encadrement des structures tatiques tous les niveaux, par-ticulirement celui des ministres (parmi lesquels il y avait tout de mme des personnalits issues d'autres rgions, et mme, jus-qu'en 1961, un juif). Ce favoritisme rgional s'accompagnait de la lutte en paroles contre le rgionalisme : l'unit du pays se fera sous la houlette des Sahliens, dont la rgion bnficiera des in-vestissements et des administrations, hpitaux, coles, facults, etc., en priorit, tandis que d'autres rgions resteront relativement discrimines, ou mme paieront longtemps les erreurs poli-tiques de certains de leurs enfants (Jerba, et plus gnralement le sud du pays, et Ben Youssef; Bizerte et la force du Vieux Des-tour dans la ville, puis l'implication de plusieurs Bizertins dans la tentative de coup d'tat de 1962).

  • L'VOLUTION DU PAYS APRS L'INDPENDANCE 35

    La tunisification des forces de scurit avait commenc en 1954, avec des agents tunisiens qui avaient servi sous le protec-torat, encadre par des militants du Destour et du syndicat (l'UGTT), puis, mesure qu'on disposait de jeunes diplms, par ces derniers. Les nouveaux cadres de l'arme venaient en majorit, mais pas seulement, de l'cole franaise de Saint-Cyr, tandis que les futurs officiers de la police, de la garde nationale (sorte de gendarmerie, ce corps a longtemps t rattach au mi-nistre de !'Intrieur) et des services pnitentiaires taient en-voys tudier le droit et, parfois, la criminologie en Europe et aux tats-Unis. Mais la base de ces trois corps, forms, pour ce qui est des professionnels ( part le service militaire obligatoire d'un an qui fournissait de nombreux jeunes gens l'arme) d'anciens militants ou d'agents d'excution, restait d'un bas ni-veau culturel au dbut. Il faut encore ajouter que la tunisification des services de scurit, et leur renforcement consquent, tait d'autant plus urgente que, avec la guerre d'Algrie aux portes, l'installation des organes de commandement de la rvolution algrienne et de 300 000 rfugis algriens, en partie arms, en Tunisie avait introduit une nouvelle perturbation de taille dans la marche du pays : il fallait rester en mesure de contrler ces rfu-gis, de ne pas laisser des liens politiques se tisser entre eux et les citoyens tunisiens, ce qui fut ralis avec efficacit grce la collaboration du GPRA algrien avec le responsable tunisien en ce domaine, le syndicaliste Ahmed Tlili, qui jeta les bases de la police politique tunisienne, partir d'lments lis au syndicat et originaires surtout de Gafsa, sa ville d'origine.

    Le caractre rpressif du rgime va donc se renforcer et gran-dir de plus en plus, avec un affaiblissement marqu du rle du Destour (l'instrument principal de la rpression anti-youss-fiste) au profit des structures tatiques et un dveloppement pro-digieux du culte de Bourguiba. C'est ce culte qui va provoquer le dpart d'Afrique-Action (le journal de Bchir Ben Yahmed, au dpart l'Action, avait chang de nom avec la distance qu'avait prise son directeur vis--vis du pouvoir) de Tunisie : un article retentissant de Mohamed Masmoudi dnonant le pouvoir per-sonnel provoqua l'moi dans le pays : le journal devait migrer en Italie d'abord, puis en France, avec un nouveau titre : Jeune Afrique.

  • 36 QU'AS-TU FAIT DE TA JEUNESSE?

    En passant, remarquons que ce culte fit une affaire nationale du divorce de Bourguiba (sa premire femme, Mathilde, une Franaise, s'tait convertie l'Islam) puis de son mariage avec Wassila Ben Ammar, militante nationaliste de longue date et issue d'une grande famille bourgeoise tunisoise.

    Le pouvoir prit prtexte de la tension avec la France, qui cul-mina en fvrier 1958 avec le bombardement du village de Sa-kiet Sidi Youssef1, pour proclamer un tat d'urgence (qui ne sera pas lev avant les annes 80) qui permit la saisie de journaux (Ettalia, l'organe du PC, en est la principale victime) et la limi-tation des liberts fondamentales (arrestation de journalistes youssfistes ,dont le plus clbre, le chansonnier Mohamed Khemissi, mourra en prison, fermeture de locaux du PC, inter-diction de la tenue de runions et de meetings, intimidation l'gard de syndicalistes). Ajoutons que, suite aux pressions ap-puyes (aux mesures directes d'intimidation, s'ajoutait la me-nace implicite du tribunal populaire devant lequel on faisait comparatre les ex-collaborateurs du colonialisme, ou supposs tels), la plupart de ceux qui n'avaient pas soutenu Bourguiba dans la crise youssfiste prfraient garder le silence.

    On allait directement vers l'tat de parti unique, alors que le Destour avait dj le monopole absolu du pouvoir : constitution des organisations nationales issues du parti au pouvoir ou troitement lies lui (notamment parce que leurs dirigeants sont galement membres des plus hautes instances du Destour) : l'UNA, Union des agriculteurs, dont la cration sonne le glas de l'ancienne UGAT, laquelle elle se substitue en tout sans la moindre rsistance, l'UTIC, Union tunisienne de l'industrie et du commerce qui occupe seule le terrain, l'UNFT, Union natio-nale de la femme tunisienne, qui s'efforce de marginaliser l'UFT domine par le PC.

    L'UGET, Union des tudiants tunisiens, tait la seule organi-sation qui disposait d'une relative autonomie, mais o les des-touriens, encore majoritaires, s'efforaient d'imposer la ligne du

    1. L'arme franaise d'Algrie avait invoqu un prtendu droit de suite de maquisards algriens en fuite en Tunisie pour procder cette incursion qui fit de nombreuses victimes civiles tunisiennes, principalement les enfants de l'cole primaire.

  • L'VOLUTION DU PAYS APRS L'INDPENDANCE 37

    gouvernement, alors que l'UGTT, qui deviendra syndicat unique aprs le sabordage de l'USTT, dont nous parlerons plus bas, res-tait proche du Destour, mais les problmes ne manquaient pas.

    L'UGTT

    En effet, la Tunisie avait abord la nouvelle priode avec deux syndicats: l'UGTT, lie au No-Destour et membre de la CISL 1, et l'USTT, proche des communistes et membre de la FSM 2 Ce dernier tait trs prsent parmi les mineurs, les cheminots, les traminots, certains fonctionnaires et plus particulirement ceux de l'enseignement, alors que l'UGTT tait trs forte parmi les dockers, les salaris des petites entreprises et d'autres catgories de fonctionnaires. En 1957, au PC, au cours des ngociations avec les anciens scissionnistes, un accord se dgagea en vue de raliser l'unit syndicale, pour marquer la fin de la politique sec-taire l'gard des nationalistes. Comme l'UGTT n'avait pas l'air vraiment intresse, on dcida la dissolution de l'USTT et l'ad-hsion de ses anciens membres l'UGTT, ce qui n'a pas t ac-cept tr.s facilement par tous les syndicalistes, mais ils n'avaient plus le choix, les dirigeants de la centrale ayant prononc la dis-solution.

    L'UGTT accueillera ces nouveaux adhrents avec une certaine mfiance, elle refusera mme l'adhsion de certains commu-nistes connus, notamment dans les mines ou dans l'enseigne-ment, comme Habib Attia et N oureddine Bouarouge. Et une srie de circonstances, dont le renouvellement de la classe ouvrire, la promotion d'une partie d'entre elle par l'entre dans le cadre du ministre de l'intrieur, les fonctions politiques et les responsa-bilits d'tat ou leur transf01mation en petits entrepreneurs, fait que cet afflux ne modifia pas le destin du syndicat, pour l'heure unique, destin plutt mouvement, comme on va le voir, en s'y attardant un peu cause de l'importance de l'UGTT dans l'his-toire future du pays.

    1. Confdration internationale des syndicats libres, qui joua un rle actif dans la guerre froide aux cts des tats-Unis.

    2. Fdration syndicale mondiale, qui regroupait les syndicats proches du mouvement communiste.

  • 38 QU'AS-TU FAIT DE TA JEUNESSE?

    Les rapports de l'UGTT avec le pouvoir ont toujours t trs chaotiques, tout d'abord cause de la mfiance de Bourguiba l'gard de la classe ouvrire, mfiance alimente par la rsis-tance de la centrale l'assujettissement total au pouvoir. Cela a commenc peu aprs l'indpendance, ds qu'a t assure, grce au soutien de l'UGTT, la victoire de Bourguiba sur Ben Yous-sef: son congrs de 1956, l'UGTT avait adopt un programme conomique et social trs avanc pour l'poque, qui fit croire qu'elle postulait le pouvoir, ce qui tait peut-tre vrai pour une partie de ses dirigeants, Ahmed Ben Salah en tte.

    La mise en uvre, en gros, de ce programme, quelques an-nes plus tard, dans le cadre de la planification autoritaire, devait montrer qu'il n'impliquait pas, au contraire, la transformation de la classe ouvrire en classe dirigeante, mais qu'il tait l'objectif et la base du dveloppement d'une classe encore embryonnaire, sans consistance en 1956, la bourgeoisie d'tat. Mais cela, per-sonne ne l'avait devin, et ces prtentions de la direction de l'UGTT ont t interprtes par le Destour et son prsident comme un dfi.

    Il s'ensuivra, fin 1956-dbut 1957, la scission de l'organisa-tion syndicale: Habib Achour cra l'Union tunisienne du travail (UTT) 'et, devant l'affaiblissement considrable de l'UGTT, la direction de celle-ci se rorganisa derrire Ahmed Tlili, non sans avoir limin Ahmed Ben Salah et les intellectuels qui l'approu-vaient. Aprs quelque temps, eut lieu la runification, les deux dirigeants trouvant un modus vivendi avec une alternance au se-crtariat gnral.

    gauche, on a souvent interprt cette scission comme, par l'intermdiaire du tratre Achour et du capitulard Tlili, prenant la place de Ben Salah, une tentative de la bourgeoisie de liquider l'organisation syndicale en s'appuyant sur la subversion d'une partie de l'appareil (trs peu de cadres ont soutenu Ben Salah, qui devait s'en souvenir par la suite). Les choses sont plus complexes, si on y rflchit la lumire des crises qui ont suivi, mais galement en envisageant l'indiffrence de la majorit de la classe ouvrire et particulirement des syndicalistes, devant cette liquidation de leur secrtaire gnral.

    C'est que, si pour les progressistes de l'poque, ce pro-gramme de l'UGTT paraissait ouvrir la voie au socialisme, la

  • L'VOLUTION DU PAYS APRS L'INDPENDANCE 39

    majorit des ouvriers comme de l'appareil syndical ne se sentait pas concerne par ce programme, labor en dehors d'elle par des intellectuels qui n'avaient, aprs son adoption par les congrs, pas fait d'efforts rels pour le populariser.

    Ce que voyaient les hommes de l'appareil syndical, c'est qu'avec leur programme et leurs ambitions politiques, ces diri-geants intellectuels - qu'ils ne considraient pas vraiment comme des leurs - voulaient faire dvier les syndicats de la voie qu'ils considraient, eux, comme la bonne : pas d'intervention directe en politique (dj!), celle-ci restant du domaine du Parti destourien, mais des syndicats l'amricaine. En somme, ct d'une indiscutable intervention du Destour pour limiter l' autono-mie de l'UGTT, le conflit au sein de la centrale opposait non pas les reprsentants des ouvriers (Ben Salah) aux tratres (Tlili, Achour), mais des reprsentants potentiels de la future bourgeoi-sie d'tat l'aristocratie ouvrire en formation. Parce que cette dernire tait plus proche des ouvriers, qu'il y avait alors pour ceux-ci de nombreuses possibilits d'amliorer leur situation, en s'levant dans la hirarchie, en fondant une petite entreprise ou mme en intgrant les rangs de l'aristocratie ouvrire ou l'appa-reil politique ou administratif, etc., il n'y eut pratiquement pas de raction l'limination de Ben Salah de l'UGTT.

    Les dirigeants de la centrale runifie, tenant tout l'appareil, se devaient d'assurer leur position en montrant leur capacit re-prsenter et canaliser la classe ouvrire : le syndicalisme reven-dicatif cde la place un autre type de syndicalisme, proche du business-syndicalisme, si on peut dire, l'UGTT acceptant de devenir une organisation nationale comme les autres - et non le reprsentant de la classe la plus importante, sur le plan productif comme du point de vue social - et de rpercuter la politique du pouvoir parmi les ouvriers. En change, la centrale pouvait dcider de l'enrlement quotidien des dockers, de l'embauche dans de nombreux autres secteurs, aussi bien que recevoir automatiquement l'adhsion et la cotisation 1 de tous les fonc-tionnaires et salaris des services publics et des entreprises

    1. La cotisation l'UGTT tait prleve la source, sans mme que le sa-lari ait faire concrtement acte d'adhsion.

  • 40 QU'AS-TU FAIT DE TA JEUNESSE ?

    nationales, avoir ses entreprises dans le domaine de la banque, l'assurance, l'htellerie, le commerce, le transport, l'imprime-rie., et pas seulement sous forme de coopratives !

    C'est ainsi que l'UGTT, enjouant le jeu de ses dirigeants, v-ritables aristocrates ouvriers 1, jeu qui convenait au pouvoir, vi-demment, prit sa place au sein des organisations nationales , mais elle eut vite de nouveaux dmls avec le pouvoir, comme on le verra plus tard.

    La politique trangre

    Il faut encore insister sur l'omniprsence de la guerre d 'Alg-rie et sur son importance dans la politique tunisienne de l'-poque : bien sr, cause de la prsence de trois cent mille rfugis algriens en Tunisie, et des risques de tous ordres que cette prsence pouvait faire peser au point de vue intrieur ; on a vu qu'elle a dtermin en partie le dveloppement du ministre de l'Intrieur, qui avait en outre s'assurer que l'activit des di-rigeants algriens dans tous les domaines se droulait en marge de la socit tunisienne ; mais surtout cause des consquences politiques du soutien de la Tunisie la lutte pour l'indpendance de l'Algrie. Notons d'abord que ce soutien avait confort la po-sition de Bourguiba qui avait refus en 1954 la gnralisation du conflit : la Tunisie (et aussi le Maroc) servait de base arrire aux combattants algriens, rle que son indpendance lui a permis de jouer pleinement.

    Du mme coup, ce soutien avait t au dpart de la dtriora-tion des relations avec la France, qui s'est traduite entre autres par le bombardement de Sakiet Sidi Youssef en fvrier 1958, par

    1. Du point de vue marxiste, l'aristocratie ouvrire, qui reoit les miettes du repas de la bourgeoisie et en change dfend les positions politiques et vhicule l'idologie de la bourgeoisie au sein du proltariat, reste une fraction du proltariat, non de la bourgeoisie. Elle reste ouvrire dans la mesure o toute sa puissance, sa place dans l'chelle sociale viennent de ses liens avec la classe ouvrire, de son encadrement et de sa propagande au sein de celle-ci. Qu'on lui enlve cela, et elle n'est plus rien - en tant que fraction de classe, bien sr, car les individus chasss ou sortis de l'appareil peuvent intgrer la bourgeoisie titre personnel.

  • L'VOLUTION DU PAYS APRS L'INDPENDANCE 41

    la limitation de la coopration et de l'assistance technique dans de nombreux domaines, et par une relative fermet dans la de-mande de restitution des terres des colons franais (rachat par tranches d'abord, puis, en 1964, nationalisation de l'ensemble de ces terres). Cette dtrioration devait culminer en juillet 1961 avec la crise du mur de l'ambassade de France, qui servit de pr-texte la bataille de Bizerte, et aux chauffoures de la borne 233, dans le dsert tunisien, nous y reviendrons.

    Il s'ensuivit tout naturellement un rapprochement avec les tats-Unis, traduit notamment par une aide financire et tech-mque.

    Le conflit algrien, parce que le financement et le ravitaille-ment en armes du FLN venaient en grande partie d'gypte, fai-sait peser un autre danger sur le rgime : celui d'une ingrence gyptienne, encourage par Salah Ben Youssef, que Nasser sou-tenait, ingrence d'autant plus inadmissible que Bourguiba ne faisait pas partie du camp de Bandoeng 1 dont Nasser tait une des principales figures. Aussi, le prsident tunisien proclama haut et fort, non seulement son indpendance, mais aussi son ap-partenance au monde libre , et ses affirmations, du bout des lvres, de la lutte commune arabe n'taient gure suivies d'effet.

    C'est dans cette optique qu'il faut comprendre la reconnais-sance par Bourguiba de l'indpendance de la Mauritanie en oc-tobre 1960, au risque de porter un coup fatal aux relations fraternelles avec le Maroc et au projet affirm d'unit magh-rbine. Les oppositions de gauche tunisiennes avaient en effet vu l'poque un recul du point de vue de la lutte commune magh-rbine et arabe, et un nouveau et fcheux alignement sur les po-sitions franaises et amricaines. En plus de l'affirmation rpte du refus de l'hgmonie de Nasser parmi les pays arabes et de la volont de promouvoir des relations bases sur l'autono-mie de dcision de chaque tat, il faut plutt y voir le respect du droit des peuples l'indpendance, ct de considrations stra-tgiques non moins importantes : il tait utile d'avoir un alli,

    1. Du nom du lieu de la premire confrence des pays non aligns (par rap-port l'Occident et l'URSS). La Tunisie n'en faisait alors pas partie.

  • 42 QU'AS-TU FAIT DE TA JEUNESSE ?

    proximit d'un Maroc avec lequel les relations taient souvent difficiles, depuis la proclamation de la Rpublique en Tunisie, que la monarchie marocaine n'avait pas accueillie avec enthou-siasme, et les prises de position pronassriennes du Maroc.

    L'approche de la fin de la guerre d'Algrie, avec la radicalisa-tion que l'indpendance de l'Algrie risquait d'entraner dans tout le Maghreb, poussa Bourguiba durcir ses positions et d-clencher la bataille de Bizerte 1 en juillet 1961 pour l'vacuation de l'arme franaise (vacuation acquise pour le Maroc, en ce qui concernait les bases amricaines et franaises) ; mais, se mfiant des militaires, il comptait surtout sur des manifestations de ci-vils ; l'arme franaise, qui peinait en Algrie, trouva alors l' oc-casion de massacrer plusieurs milliers d'entre eux, envoys sans armes et sans prparation en premire ligne. Bourguiba aura l' oc-casion de transformer ce sanglant chec en un succs diploma-tique, grce une campagne judicieusement mene l'ONU, et obtenir que la base :franaise de Bizerte soit vacue en octobre 1963.

    Cette bataille avait concid trangement avec un essouffle.:. ment du rgime Bourguiba, qui remit en cause la politique co-nomique, fonde sur le libralisme : il se rallia la planification et au socialisme coopratif (soit un collectivisme modr) dans les campagnes. Ben Salah, qui tait revenu en grce, aprs son viction de l'UGTT, et avait t ministre de la Sant publique, se vit confier le ministre du Plan et de l'conomie nationale, de-venu un super-ministre, et fait rdiger les Perspectives dcen-nales, point de dpart d'une planification centralise.

    Entre-temps avait t proclame l'indpendance algrienne, les rfugis taient repartis, et le nouvel tat algrien, par la bouche de Ben Bella, avait dclar son arabit, entranant aussitt une mfiance, non dite videmment, chez Bourguiba, qui avait dor-navant se dfier du grand frre , pour ses qualits propres

    1. A la frontire avec le Sahara alors franais tait galement mene la ba-taille de la borne 233 qui avait pour objectifla modification de la frontire tunisienne dans le dsert (en englobant des zones ptrolires), bataille que les Algriens du GPRA firent mine d'ignorer.

  • L'VOLUTION DU PAYS APRS L'INDPENDANCE 43

    comme pour le risque qu'il faisait courir d'isoler la Tunisie, si elle se retrouvait au milieu de rgimes panarabes et pronass-riens. Mais l'on ne pouvait dsormais plus mettre les difficults du pays sur le compte de la situation algrienne, il fallait raliser un dveloppement conomique tangible et donner un coup d'ar-rt la trop forte natalit qui risquait de remettre ce dveloppe-ment en question : la politique de planning familial commence, avec les mthodes contraignantes d'un tat press.

    Dans cette atmosphre de crise de la transition, on venta en dcembre 1962 une tentative de coup d'tat (le complot) contre Bourguiba et ses orientations. Parmi les composants de cette tentative de coup d'tat, il y avait aussi bien des youss-fistes, sortis rcemment de prison ou qui taient jusque-l en fuite, que des militaires furieux d'avoir t carts de la bataille de Bizerte, ainsi que des sous-officiers nationalistes arabes for-ms au Moyen-Orient, o fleurissaient alors les coups d'tat mi-litaires, et d'anciens maquisards, chefs fellaghas qui s'taient rallis Bourguiba et ne se trouvaient pas suffisam-ment rcompenss.

    Le pouvoir avait men une rpression sans piti contre les conjurs et en avait profit pour se dbarrasser des anciens chefs rsistants, qui seront jugs et condamns dans des procs an-nexes au principal procs. Il instaura un rgime de parti unique de fait : interdiction de tous les partis politiques et organisations non destouriens, ainsi que tous les journaux indpendants du parti destourien 1 Ce passage s'tait accompagn de l'arrestation pour quelques jours des dirigeants communistes, en guise de message aux opposants ventuels 2

    Paralllement s'acclre le passage au socialisme coopra-tiviste et la recherche fivreuse d'une totale unification du pays, de son passage complet sous le contrle de l'tat. En

    1. Celui-ci ne se rebaptisera Parti socialiste destourien (PSD) que plus tard, au congrs du destin de 1964.

    2. Les communistes, quant eux, en timent le plus grand compte : le PC gela ses activits dans tous les secteurs, saufl'Universit o le travail politique se poursuivait sans grand clat. La section de France (les tudiants) du PCT et son organe, l'Espoir, furent pendant des annes les seuls phnomnes visibles, avec de temps en temps une dclaration, faite de Prague ou de Bucarest o il rsidait, de Mohamed Harmel, porte-parole du PCT .

  • 44 QU'AS-TU FAIT DE TA JEUNESSE?

    mme temps se dveloppe l'Universit, o enseignants et tu-diants cherchent leurs marques.

    De 1962 1968 : volution de la situation du pays

    son congrs de 1956, on s'en souvient, l'UGTT avait adopt un programme conomique et social, qui avait provoqu la co-lre de Bourguiba et des destouriens, parce qu'il faisait de l'UGTT une sorte de parti travailliste ayant un programme de gouvernement et un projet global de socit. Fin 1961, devient vidente la ncessit absolue, que devait confirmer notamment la tentative de coup d'tat de 1962, d'apporter des solutions cono-miques nouvelles aux nombreux problmes, et en mme temps d'assurer la domination de l'tat sur l'ensemble du teITitoire, en particulier par la gnralisation du march. Le gouvernement fit alors sien un projet de dveloppement planifi ayant de nom-breuses ressemblances avec le projet de l'UGTT de 1956, celle-ci ayant t ramene un rle syndical, sans immixtion dans le domaine politique, et n'tant plus une rivale du Destour.

    Commena alors la dcennie de planification conomique et sociale, symbolise essentiellement par le dveloppement des coopratives de production la campagne, une chelle de plus en plus grande, puis par la tentative de gnraliser la formule toutes les activits conomiques. Mais cette politique cono-mique ne fut pas que cela : on ralisa de grands investissements d'infrastructures, et un certain nombre d'entreprises industrielles furent cres, sous forme de socits nationales, tandis que le secteur du grand commerce intrieur et extrieur devenait le monopole d'organismes d'tat ou sous tutelle de l'tat (les Of-fices).

    Cette politique, qui reprsentait un important virage dans les orientations du rgime Bourguiba, fut impose par la force, le parti au pouvoir se transformant facilement en parti unique, la faveur de la rpression de 1962-1963, et devenant l'outil princi-pal de la nouvelle politique et le noyau partir duquel com-mena se dvelopper une bourgeoisie d'tat, de plus en plus hgmonique, dont les reprsentants reurent de trs larges pou-voirs conomiques et sociaux (mais ils ne domineront jamais

  • L'VOLUTION DU PAYS APRS L'INDPENDANCE 45 l'appareil d'tat proprement dit, c'est--dire l'appareil rpressif, que Bourguiba garda hors de leur porte, montrant ainsi sa rela-tive autonomie par rapport cette classe).

    Cette classe (qui a toute l'apparence d'une bureaucratie admi-nistrative toute-puissante) aborde triomphalement 1964, l'anne de la nationalisation de toutes les terres possdes par les tran-gers (mai 1964) et de l'approfondissement de la politique cono-mique esquisse par les Perspectives dcennales de 1961. Le congrs du destin du Destour, qui devient Parti socialiste destourien, exprime cette domination sans partage : la planifica-tion est approuve, ainsi que la coopration, et les timides parti-sans d'une orientation non socialiste sont carts ou font le dos rond. Le congrs reprend les exigences du Plan : pas de hausses de salaires, ni de conflits de classes. L'encadrement de la classe ouvrire tel qu'il est ralis par l'UGTT lgrement re-manie deux ans plus tt la suite du remplacement de Tlili par Habib Achour, est jug insuffisant et dangereux : il y a encore malgr tout des luttes, et pis encore, les dirigeants syndicaux confirment leur autonomie relative vis--vis du PSD en avanant le mot d'ordre d'augmentation de tous les salaires aprs la dva-luation du dinar de 1964. On cre alors, pour mettre un terme aux vellits d'autonomie de la classe ouvrire et ter toute re-prsentativit au syndicat, les cellules professionnelles, dans les-quelles se retrouvent aussi bien salaris que cadre suprieurs et qui sont prsides par la hirarchie : ministres et hauts fonction-naires, P-DG, directeurs, etc.

    L'UGTT rsista cette tentative et le conflit clata au grand jour. On tira prtexte d'un accident de bateau- celui de la socit rgionale de dveloppement de l'le de Kerkenah prside par Achour - pour emprisonner Achour et remettre de l'ordre dans l'UGTT: on lui parachuta une nouvelle direction (prside par un ancien gouverneur, certes au lointain pass syndical !) charge de l'masculer compltement, et on s'effora de liquider la puissance conomique du syndicat par le transfert au secteur public (celui de la bourgeoisie d'tat !) des entreprises dpen-dantes de l'appareil syndical. Bientt, les syndicats n'auront plus que des runions communes avec les cellules d'entreprises du PSD et se verront dsertes de plus en plus nettement par la base. Les rares luttes revendicatives qui se produisent encore sont des

  • 46 QU'AS-TU FAIT DE TA JEUNESSE ?

    luttes sauvages, rprimes sans indulgence, les fauteurs de grves sont envoys directement par la police dans des centres de rducation par le travail (sic !) de sinistre rpu-tation, et la majorit des ouvriers manifeste son mcontente-ment en recourant diffrentes formes de sabotage sourd et sans trop de risques.

    Peu peu, malgr le manque d'enthousiasme de la population (il y a plusieurs mouvements de protestion contre la politique de collectivisation force, mouvements tous trs durement rpri-ms), la machine s'emballe et le gouvernement gnralise les co-opratives dans le petit commerce et 1' artisanat. Les mesures touchent maintenant toute la production (y compris la grande production d'agriculteurs capables de faire entendre leur voix), et la paysannerie surtout rsiste, en abattant systmatiquement les troupeaux qu'on veut leur enlever. A cette rsistance s'a-joutent des inondations catastrophiques et, en septembre 1969, Bourguiba donne un coup d'arrt la politique en cours: Ben Salah est cart, puis jug, tandis que le libral Hdi Nouira de-vient premier ministre, et la page du socialisme coopratif dfi-nitivement tourne, mme si la bourgeoisie bureaucratique, qui s'appuyait sur ce systme grce au parti unique - mais celui-ci n'est pas mis en question - est loin d'tre carte: elle se dve-loppe maintenant diffremment, utilisant les moyens qu'offre un tat qui reste matre de l'conomie du pays. Et, si les rsul-tats politiques de la dcennie apparaissent comme un dsastre, les transformations conomiques sont des plus remarquables : dveloppement norme des infrastructures du pays, qui facilite-ront tous les investissements par la suite, cration d'un noyau de socits nationales, industrielles et commerciales qui donne-ront des bases pour un dbut de dveloppement autonome, g-nralisation du march capitaliste, et mme mondial, grce aux achats massifs de matriel (en particulier agricole) l'tranger, principalement aux tats-Unis, et surtout passage de tout le pays sous le contrle de l'tat de parti unique.

    La politique trangre de cette priode est domine par le re-froidissement des relations avec la France, aprs l'agression de Sakiet Sidi Youssef, et un rapprochement marqu avec les tats-Unis, qui se manifestera par un soutien sans faille la po-litique amricaine. Soulignons que les tats-Unis ne paraissent

  • L'VOLUTION DU PAYS APRS L'INDPENDANCE 47 pas effarouchs par le discours socialiste de la Tunisie et dve-loppent de leur ct la coopration bilatrale. C'est que Bour-guiba, non seulement raffirme son appartenance au monde libre chaque occasion, mais prend une distance considrable, mme avec les non-aligns , en particulier avec une rupture trs nette avec l'gypte, dont il ne reconnat dcidment pas le leader-ship, et dont il attaque la gestion de la Ligue arabe pro-pos de la Palestine (cela lui vaut une tentative d'attentat Jri-cho). L'engagement maghrbin de la Tunisie est plus que timide, vu la persistance du diffrend avec le Maroc (affaire maurita-nienne) et la mfiance vis--vis du discours radical des Alg-riens, mfiance rciproque au demeurant.

  • Militant du PC en France

    Reprenons le rcit de mon itinraire en octobre 1956. En arri-vant en France pour mes tudes, je pris rapidement contact avec les communistes, et militais simultanment au Parti communiste franais, l'Union des tudiants communistes qui avait t cre l'anne prcdente et au Groupe de langue tunisien, formelle-ment rattach au PCF, mais en ralit totalement indpendant de lui dans sa vie, son organisation et surtout sa rflexion politique, et gardant des liens troits avec le PCT. Tandis qu'avec le groupe tunisien j'approfondissais la critique du rle des communistes tunisiens dans la lutte nationale, je participais avec les camara-des franais aux activits de la section du 5e arrondissement de Paris et l'UEC, o les divergences propos de la guerre d' Al-grie viendront progressivement polluer l'ambiance de chaude camaraderie que j'avais trouve mon arrive. Ds octobre 1956 s'taient succd en France les vnements politiques, l'a-gression franco-anglaise de Suez et ce qui s'ensuivit, et la r-pression par l' Arme rouge de l'insurrection hongroise, les provocations de l'extrme droite contre le PCF, et, dans un tour-billon continu, o je dcouvrais Paris et o il fallait en plus que je poursuive mes tudes 1, je n'avais pas vraiment le temps de r-flchir tout cela ; cela ne faisait rien, on vivait intensment la priode, passant notre temps en runions, manifestations, pro-tection des vendeurs de journaux contre les fascistes , faisant l'occasion le coup de poing dans la cour de la Sorbonne ou

    1. J'tais interne au lyce Louis-le-Grand o je prparais le concours des grandes coles d'agriculture. Heureusement une longue grve des matres d'internat en fvrier 1957 me rendit ma libert, je ne m'en plaignis pas !

  • 50 QU'AS-TU FAIT DE TA JEUNESSE ?

    devant tel ou tel restaurant universitaire. Nous tions alls, enfin certains d'entre nous, au 6e congrs du PCT, tenu Tunis en d-cembre 1957, nous avions gagn pour l'essentiel : la politique passe avait t svrement critique, les liens organiques avec le PCF taient rompus, rupture symbolise par le cadeau que des camarades avaient fait Lon Feix, le responsable de la sec-tion coloniale et reprsentant de la direction du PCF ce congrs : un broc et une cuvette (produits de l'artisanat) qui si-gnifiait aux camarades franais de se laver les mains ; une nou-velle direction, laquelle participaient quelques-uns de nos camarades, de Tunis comme de Paris 1, avait t forme et les gens les plus impliqus dans l'ancienne ligne sanctionns 2 Pour des raisons videntes, la plupart de ces exclus des organes dirigeants taient des Juifs et des Franais, la tunisification du parti continuera, avec la formation prochaine d'une section d' Europens o seront parqus, en attendant leur prochain dpart du pays, tous les non-musulmans ,paralllement un mouvement semblable qui se droulait dans l'administration du pays.

    Mais nous avions un dsaccord fondamental et encore impli-cite avec la plupart des camarades, mme ceux qui avaient t proches de nous : pour nous, l'analyse des erreurs passes faite au congrs tait le commencement d'une rflexion autonome qui devait nous permettre d'laborer une nouvelle ligne base sur la situation dans le pays, pas sur des orientations gnrales dcides pour nous de Moscou ou de Prague ; alors que, pour eux, il n'tait pas question de rflexion nouvelle, on avait cor-rig le cap, il suffisait de naviguer. Nous ne nous tions pas rendu compte que la plus grande partie de la direction sortante, et certains de nos anciens amis aussi, n'taient pas vraiment gns par le tournant politique pris lors du congrs : la dnon-ciation systmatique des lacunes de la politique de la bourgeoisie

    1. Citons Abdelhamid Ben Mustapha, Noureddine Bouarouge, Azzeddine M'barek, Marcel Maarek et Habib Attia.

    2. Maurice Nisard, l'ancien secrtaire gnral, n'avait pas t reconduit au Comit central, de mme que tous les dirigeants franais du parti ; en revan-che on avait rhabilit Ali Jrad, ancien secrtaire gnral, exclu en 1948 pour dviation nationaliste .

  • MILITANT DU PC EN FRANCE 51

    se substituait dsormais le soutien critique , qui arrivait alors qu'une alliance avec cette bourgeoisie n'tait plus possible: la lutte nationale, qui aurait justifi une telle alliance, tait termine pour l'essentiel. Cette ligne cadrait avec celle qui avait t dci-de par les 60 partis communistes runis Prague, dans le cadre de la dstalinisation commence avec le rapport de Khrouch-tchev au 20e congrs du Parti communiste sovitique, en 1956. La nouvelle ligne correspondait en tout point aux nouvelles orientations du parti, y compris dans le rattachement dsormais direct du PCT aux instances communistes internationales.

    Aprs mon arrive en France, en octobre 1956, eurent lieu deux vnements qui marqueront la dcennie : en premier lieu l'attaque franco-anglo-isralienne contre l'gypte aprs la natio-nalisation par Nasser du canal de Suez, attaque laquelle une menace solennelle de l'URSS, suivie d'un refus amricain de soutenir les belligrants occidentaux, mit fin ; cette intervention de Khrouchtchev inaugura une re nouvelle dans les relations internationales, mais aussi entre le camp socialiste et les pays qui se libraient du colonialisme, et ne manquera pas d'avoir l'intrieur de ces pays de lourdes consquences, mais c'est un autre problme. Le second vnement est l'insurrection de ce mme octobre 1956 de Pologne et de Hongrie : aprs les meutes' de Berlin de 1953, venues trop tt pour ne pas tre sauvagement rprimes par les sovitiques, l'insurrection hongroise d'octobre 1956 (et le sursaut antisovitique de la Pologne, rcupr par une direction communiste - Gomulka - qui sut faire des conces-sions) s'autorisait de la dstalinisation pour rejeter la domination sovitique ; profitant de la simultanit de l'attaque occidentale contre l'gypte, l' Arme rouge rprima trs durement cette in-surrection et les dirigeants du PC hongrois, Nagy en tte, furent emprisonns. Ces vnements dtermineront les actions pu-bliques (manifestations, etc.) et les discussions qui dchireront les communistes, ceux de France n'chappant pas la rgle, les problmes se trouvant tragiquement aggravs par le tour qu'avait pris la guerre d'Algrie, qui tait maintenant gnralise, et les hsitations du PCF prendre une position nette.

    Avec ma compagne d'alors, Dalila Ben Othman, qui m'avait rejoint Paris ds octobre 1957 et avec qui nous avons partag toutes les orientations politiques jusqu' mon retour en Tunisie,

  • 52 QU'AS-TU FAIT DE TA JEUNESSE ?

    nous - les tudiants de Paris - nous rendmes compte peu peu de l'tendue du foss qui nous sparait encore de la direction de Tunis. Ds le dbut de 1958, alors qu'on semblait aller vers un apaisement en Hongrie, fut annonce brusquement l'excution d'Imre Nagy, excution critique par beaucoup de partis com-munistes, tant elle paraissait contre-courant. Alors que nous avions une apprciation plus que nuance de la rpression de l'insurrection hongroise, et pensions nos vues partages par la direction, nous emes la surprise de voir l'organe du PCT, Et-talia, consacrer une double page la justification de l'inexcu-sable excution, et donc de la condamnation du mouvement de rvolte qu'avec de nombreux PC, le tunisien s'tait jusque-l refus condamner. Nous nous tions pourtant mis d'accord sur le fait que le parti ne pouvait prendre de nouvelle position sans consultation des militants, et nous ne nous doutions pas de l'a-lignement soudain du parti avec Moscou. nos reproches, les camarades rpondirent qu'ils taient presss et n'avaient pas eu le temps de nous consulter. La conduite de la politique de sou-tien critique la bourgeoisie au pouvoir en Tunisie nous sem-blait aussi problmatique : le gouvernement avait multipli les provocations contre le PCT - fermeture de locaux, saisie de journaux, mesure d'intimidation contre des militants - auxquelles il n'avait t rpondu que par de timides protestations, des n-gociations feutres o le pouvoir avait fait des promesses qu'il n'avait pas tenues. Nous trouvions que l'aspect critique cdait largement au soutien, un soutien qui n'avait pas lieu d'tre, vu la politique gnrale antidmocratique du pouvoir, qui, dans la lance de la rpression des youssfistes, tolrait de moins en moins les voix discordantes; nous n'avions pas pris de position publique sur les mesures importantes que celui-ci avait prises dans le sens d'une certaine lacit ou de l'amlioration radicale de la condition des femmes : cela nous paraissait aller de soi.

    Nous attendions beaucoup de nos rencontres de l't 1958 avec la direction du parti, mais nos anciens camarades avaient laiss la place aux plus anciens apparatchiks pour ces discus-sions, qui ne donnrent rien; aussi abordmes-nous l'automne 1958 avec la dtermination de nous battre pour faire adopter une ligne plus conforme aux grands principes, et pour cela, d'tudier encore et encore.

  • MILITANT DU PC EN FRANCE 53

    De plus, nous tions compltement curs des positions du PCF sur la guerre d'Algrie : soucieux de sauvegarder l'unit du front rpublicain bti l'occasion des lections de janvier 1956 et dj mort et enterr, il refusait de se prononcer en faveur de l'indpendance, se contentant d'appeler la paix en Algrie, aprs avoir vot les pouvoirs spciaux qui avaient permis Guy Mollet de s'enfoncer dans la guerre. Cette position tait aussi un point de friction avec la direction du PCT que nous avions appe-le en vain intervenir pour faire changer le PCF d'attitude et du moins ne pas l'accepter. Toute la situation, dans les pays de l'Est comme en Union sovitique, nous appelait rflchir sur le mouvement communiste international, les raisons de ses checs, de sa politique chaotique. Certains membres du groupe de Paris avaient dj des contacts avec les organisations trotskistes, et ce fut tout naturellement qu'ils guidrent notre parcours de r-flexion critique vers le trotskisme : celui-ci apportait des explica-tions plausibles cette volution, donnait des directions pour le redressement de la situation, l'intrieur du marxisme. Mais nous ne franchirons, collectivement, le pas que bien aprs que le PCT nous eut rejets.

    Quelques mots sur nos relations avec les militants du parti au pouvoir : dans la ligne que nous avions dfendue avant le congrs de 1957, ces relations taient nuances : pour nous, il y avait parmi eux les mmes diffrenciations de classe que dans la socit, aussi les traitions-nous diffremment. En gros, il y avait les bourgeois et agents de la bourgeoisie, au discours troitement nationaliste, qui n'attendaient pas de l'indpen-dance qu'elle dbouche sur des transformations sociales, et qui soutenaient aveuglment la politique du pouvoir (caractrise l'poque par le libralisme conomique et la limitation des li-berts publiques - code de la presse, des associations -, et par ce que nous jugions tre une tentative d'asservissement de la centrale syndicale). Avec ceux-l, pas de dialogue, nous ne ra-tions pas une occasion de les dnoncer comme opposs la d-mocratie et la classe ouvrire. Mais, il y avait les autres militants du Destour, les destouriens de gauche , comme nous les appelions, avec lesquels nous avions de bien meilleurs rap-ports, allant des discussions franches des alliances implicites, plutt des accords lectoraux, et plus rarement sur des motions,

  • 54 QU'AS-TU FAIT DE TA JEUNESSE?

    l'UGET. Selon notre analyse, ces derniers, gnralement d' o-rigine petite-bourgeoise ou populaire, taient sincrement atta-chs au bien du peuple et luttaient au sein de leur parti pour en inflchir la politique ; il s'agissait pour nous de les y aider, par nos ides d'une part, par une certaine collaboration de l'autre. Compte tenu de nos positions de l'poque, cette analyse se r-vla justifie, puisque la plupart des destouriens de gauche sou-tiendront le socialisme de Ben Salah. Avec la radicalisation de nos positions, ces relations deviendront moins amicales par la suite.

  • Le groupe trotskiste tunisien

    Nous avons tout d'abord eu deux runions avec les envoys de Tunis; c'taient des gens proches de nous, avec lesquels nous pensions pouvoir nous entendre, Abdelhamid Ben Mustapha et Noureddine Bouarouge. Cela se passait fin dcembre 1958 dans ma chambre de la cit universitaire d'Antony, nous tions une quarantaine de personnes plutt l'troit, Ben Mustapha tenait la main un numro rcent de L'Humanit qui reproduisait in extenso la dclaration que venait de faire 80 partis communistes, dans le prolongement de celle de 1956 de Prague : en ralit tait en train de s'amorcer la rupture sino-sovitique 1, et les occu-pants du Kremlin regroupaient leurs fidles en prvision du futur affrontement. L'exemplaire de L'Humanit de Ben Mustapha tait largement soulign au crayon rouge et bleu, on voyait qu'il avait travaill et s'tait prpar en vue d'une rupture : en effet, alors que Bouarouge esquissait des rponses nos questions, en essayant d'luder celles qui taient gnantes, en parlant de l'of-fensive imprialiste et de la ncessit de lui faire front, Ben Mustapha intervint peu durant la premire runion. Mais la se-conde, deux ou trois jours plus tard, ce fut trs diffrent : tandis que Bouarouge se tenait coi, et aprs que nous emes renouvel nos critiques, en insistant sur notre dsir de discuter l'intrieur du parti, Ben Mustapha avait brandi son Huma, lu d'abondantes citations qu'il concluait toujours ainsi, sur un mode obsession-nel : Ceci est la position de 800 millions de communistes, vous tes libres de ne pas la partager, mais dans ce cas, vous vous ex-cluez du mouvement communiste. Rien n'avait pu l'amener

    1. Nous l'ignorions compltement alors.

  • 56 QU'AS-TU FAIT DE TA JEUNESSE?

    discuter davantage le contenu de ce que nous disions, on avait l'impression qu'il nous dfiait : Osez penser par vous-mmes, semblait-il nous narguer, et vous serez seuls, ineffi-caces et dtruits par les 800 millions. On avait l'impression que ces masses innombrables allaient se mettre en marche et nous craser comme des fourmis.

    Quinze jours aprs, deux camarades se chargrent de discu-ter individuellement avec nous, Taoufik Baccar et Jean-Claude Soufir : nous leur avons rpt n'avoir pas t convaincus par les missaires de Tunis, mais tre prts respecter la discipline de parti, tout en dsirant continuer dfendre nos positions dans l'organisation. Une semaine aprs ces discussions, Soufir nous informa de la dcision du Bureau politique, communique par le secrtaire gnral, Mohamed Ennafaa, de passage Paris : la section de Paris du PCT tait dissoute et reconstitue avec ceux qui taient d'accord sans rserve avec sa ligne. Le couperet tait tomb, laissant la section renouvele cinq ou six militants 1, tandis que les autres - nous tions parfois quarante nos runions, mais plus souvent vingt-cinq ou trente - seront irrversiblement conduits vers le trotskisme.

    Un mot sur cette volution. J'ai racont comment nous, plus spcialement Dalila et moi, avions vcu ces vnements. Mais, bien que nous ne nous en soyons jamais dout, il semblerait que les choses aient t en ralit plus complexes : si, pour nous, il s'agissait de se poser rellement des questions sur la ligne poli-tique que suivait le Parti communiste tunisien et ventuellement de peser pour la faire changer, les interrogations avaient cess depuis quelque temps dj pour d'autres, qui taient trotskistes convaincus, avaient des contacts rguliers avec la quatrime Internationale et appliquaient en fait une politique d'entrisme au sein du PCT. Les dirigeants du parti, peut-tre la suite de dis-cussions pousses avec certains d'entre eux (il y avait des liens trs forts entre les anciens membres du groupe de Paris) ou avec la direction du PCF, plus experte reprer ce genre d'adver-saires, avaient probablement pens que le groupe tait entre les

    1. Je pense qu'il s'agissait de Taoufik Baccar, Jean-Claude Soufir, Bchir El Fani et le couple Ali et Sofia Ferchiou ; Hatem Ben Miled participera de temps en temps leurs runions.

  • LE GROUPE TROTSKISTE TUNISIEN 57

    mains de trotskistes, c'est sans doute pour cela qu'ils n'hsit-rent pas trancher.

    Quoi qu'il en soit, nous fmes, une fois la rupture consomme, habilement dirigs vers la lecture de textes trotskistes, y compris les uvres de Lon Trotski lui-mme, et il ne fait pas de doute que ces textes rpondaient nos questions, ouvraient pour nous de riches perspectives intellectuelles. Nous assumerons en fin de compte le trotskisme, mais, j'en parlerai plus loin, sans jamais connatre la nature des liens organisationnels que nos camarades avaient tisss avec la quatrime Internationale, dont au demeu-rant nous lisions parfois les publications.

    Milan Kundera, dans son Livre du rire et de l'oubli, voque, propos de l'exclusion du Parti communiste, une ronde d'enfants qui a rejet un des siens : c'est trs simple, les deux enfants qui se trouvent ses cts lui lchent les mains, et dans le mme mouvement, reconstituent la ronde en liant leurs mains entre elles. Et puis tous les enfants de la ronde tapent simultanment du pied, et ils se mettent monter dans les airs tout en continuant de tourner et chanter gaiement, et il les regarde monter de plus en plus haut, il est tout seul avec sa chanson et ses regrets rentrs dans la gorge. Cette comparaison est excellente, nous tions tous, sans l'avouer, groggy aprs cette exclusion.

    Nous avions douloureusement expriment personnellement l'tendue de la rupture quand, quelques semaines aprs pour l'un, quelques mois pour l'autre, nous avions crois deux de nos meilleurs amis,