11
La notion de ''système technique'' (essai d'épistémologie technique) Bertrand Gille "Si on voulait analyser les idées à la mode et les mots en vogue, on trouverait en tête de liste le mot système" (L. von Bertalanffy, Théorie générale des systèmes, N.-Y., 1968, tarduction française, 1973). il y a dans ce même ouvrage d'autres idées intéressantes. La seule façon sensée d'étudier l'organisation est de la traiter comme un système, l'analyse des systèmes considérant "l'organisme comme un système de variables dépendantes les unes des autres". Une certaine adaptation doit nous permettre d'arriver aux techniques. Il est certain que l'on ne peut appréhender globalement un secteur d'activité sans se référer à la notion de système. Une association, Society for gênerai Systems Research, fut même fondée an 1954. En fait, Bertalanffy avait des préoccupations bien définies : il était biologiste et avec Wienerla biologie avait conduit à la cybernétique, il s'intéressait aussi à la psychiatrie, à la physique et travaillait sur les modèles mathématiques. Il insistait cependant sur deux points importants ; - les tendances autorégulatrices des systèmes, à la suite de von Neumann; - l'isomorphisme des différents systèmes, qui conduit à la théorie générale. Revenons à la technique avec J. Ellul, Le système technicien, Paris 1977. Il signale un certains nombre de précurseurs, l'un des premiers à présenter la technique comme un système, sans employer d'ailleurs ce terme, à été Ben. B. Seligman ( A most Notoriuous Victory, 1966), après une instuition de Donald A. Schon (Technological Change : the nev^ Heraclite, 1963). On peut aussi consulter G. Weippert, dans son introduction au volume collectif - Technik im technischen Zeitalter, 1965 - qui montre la technique en tant que système, mais sans voir complètement le sens de cette constatation

Gille La Notion de 'Systeme Technique"

Embed Size (px)

DESCRIPTION

Bertrand Gilles important contribution on the technical system

Citation preview

  • La notion de ''systme technique''

    (essai d'pistmologie technique)

    Bertrand Gille

    "Si on voulait analyser les ides la mode et les mots en vogue, on trouverait en tte de liste le mot systme" (L. von Bertalanffy, Thorie gnrale des systmes, N.-Y., 1968, tarduction franaise, 1973). il y a dans ce mme ouvrage d'autres ides intressantes. La seule faon sense d'tudier l'organisation est de la traiter comme un systme, l'analyse des systmes considrant "l'organisme comme un systme de variables dpendantes les unes des autres". Une certaine adaptation doit nous permettre d'arriver aux techniques. Il est certain que l'on ne peut apprhender globalement un secteur d'activit sans se rfrer la notion de systme. Une association, Society for gnerai Systems Research, fut mme fonde an 1954. En fait, Bertalanffy avait des proccupations bien dfinies : il tait biologiste et avec Wienerla biologie avait conduit la cyberntique, il s'intressait aussi la psychiatrie, la physique et travaillait sur les modles mathmatiques. Il insistait cependant sur deux points importants ;

    - les tendances autorgulatrices des systmes, la suite de von Neumann;

    - l'isomorphisme des diffrents systmes, qui conduit la thorie gnrale. Revenons la technique avec J. Ellul, Le systme technicien, Paris 1977. Il signale un certains nombre de prcurseurs, l'un des premiers prsenter la technique comme un systme, sans employer d'ailleurs ce terme, t Ben. B. Seligman ( A most Notoriuous Victory, 1966), aprs une instuition de Donald A. Schon (Technological Change : the nev^ Heraclite, 1963). On peut aussi consulter G. Weippert, dans son introduction au volume collectif - Technik im technischen Zeitalter, 1965 - qui montre la technique en tant que systme, mais sans voir compltement le sens de cette constatation

  • Il lui semble cependant que le concept de systme technique soit un peu flou chez Ellul. Certes, il y a, dans son ouvrage des prcisions importantes :

    "Le systme est un ensemble d'lments en relation les uns avec les autres de telle faon que toute volution de l'un provoque une rvolution de l'ensemble et que toute modification de l'ensemble ragit sur chacun des lments".

    "Les lments composant le systme prsentent une sorte d'aptitude prfrentielle se combiner entre-eux plutt qu' entrer en combinaison avec des facteurs externes". j

    "Un systme se caractrise donc par le doub(e lment, d'une part des inter-relations entre les lments principaux et significatifs de l'ensemble, et d'autre part de sa relation organique avec l'extrieur".

    "Les inter-relations produisent une volution : le systme n'est jamais fig".

    "Un systme est dynamique". En somme, pour Ellul, le systme est bien un ensemble d'lments lis les uns aux autres, mais il est caractris par leur volution constance. Tout systme est, pour lui, mobile par dfinition, chaque lment se modifiant provoquant une sorte de mutation du tout. L'tude concrte, et nous insistons sur ce terme, des systmes techniques prouve l'vidence qu'il y a, et nous nous cartons un peu d'EUul, deux types d'analyses, la seconde ayant t souvent privilgie par rapport la premire. Et cependant, la premire est absolument indispensable pour construire le secoqde. - L'analyse statique existe, ou, pour mieux dire, devrait exister. Par suite d'une certaine confusion dans les termes, Ellul, estimons-nous, l'occulte. Nous y reviendrons. - L'analyse dynamique a, rptons-le, t favorise parce que le dynamisme est plus sptaculaire, plus attirant que les lourdeurs et les immobilismes.

    1-Analyse statique des systmes techniques Analyse statique, donc au dpart, indispensable et insuffisamment faite.' Pour reprendre une dfinition dj utilise, "un systme est un ensemble d'lments distincts, groups entre eux dans une certaine finalit". L'analyse statique des systmes est importante dans la mesure o elle explique les quilibres, dans la mesure o elle laisse pressentir les dsquilibres et les mutations globales. Cette analyse se situe deux tages, mme plusieurs tages, mme si l'on met en rserve un certain nombre de techniques lmentaires, dont bien peu sont rellement indpendantes. Nous allons tenter de crer un vocabulaire qui n'est pas encore trs bien fix, en prenant chaque fois des exemples prcis.

    - L'ensembfe est constitu d'appareils et de procds de fabrication qui se situe un stade donn d'une fabrication, d'une production. La filature est une opration distincte qui s'appuie sur un appareil donn, fait d'un matriau donn, utilisant une nergie donne. Et dj des liens s'esquissent. Il en est de mme pour le haut-fourneau ou pour le labourage. Il est inutile de multiplier les exemples.

    - La structure est ce qui caractrise une fabrication, une production. C'est en quelque sorte la somme des exemples, lis entre eux de faon rationnelle et cohrente (certains ont dit aussi filire, que nous emploierons dans un autre sens plus loin). Le textile est un bon exemple, de la production de la matire, de quelque nature qu'elle soit, sa prparation, la filature, au tissage, aux apprts. Une structure prend la matire ses dbuts et la conduit jusqu'au produit consommable sous

    Soufflets piston circulaire de Malaisie d'aprs A. Leroi- Gourhan

  • quelque forme qu'il se prsente. La cohrence des diverses oprations est indispensable, sinon il se produit des distorsions, gnratrices la fois de troubles et de progrs (les fameux goulots d'tranglement). Et cette cohrence joue aussi bien sur les quantits que sur les qualits et, ainsi que nous le verrons plus loin, sur les prix. La ncessaire cohrence qui doit exister entre les ensembles formant une structure, et mme l'intrieur des ensembles, peut laisser apparatre une marge de libert d'volution, marge qui, sans tre d'envergure n'en est pas moins ngligeable. Nous aurons l'occasion de l'observer. Notons cependant que, pour certaines techniques, s'il a pu exister des voies diffrentes, la structure globale rpond un schma scientifique dont on ne peut gure sortir et o viennent prendre place, en dfinitive, les seules techniques valables. Ainsi en est-il, par exemple, en en attendant probablement d'autres, pour l'industrie chimique. Cette industrie chimique n'a pu natre qu'aprs la constitution d'une science chimique organise, mme si l'on est pass pour la soude du procd Leblanc au procd Solvay, mme s'il y eut plusieurs solutions la fabrication de l'acide chlorhydrique, mme si, pour raluminium,on a abandonn la voie chimique pour la voie lectrolytique.

    - C'est de cet ensemble de structures que se compose un systme. En effet, ces structures ne sont pas fermes sur elles-mmes, mais indispensablement ouvertes aux voisines : le matriau ou l'nergie sont parmi les plus indissolubles liens tablir entre les structures. Et, ici encore, inluctablement, cohrences et compatibilits s'imposent : l'aviation sans aluminium, l'automobile sans le ptrole sont proprement inconcevables comme notre agriculture actuelle sans les engrais chimiques, sans les insecticides, sans toute la machinerie agricole, du tracteur aux moissonneuses-batteuses. Sous-ensembles, ensembles, structures s'organisent donc dans un systme global, machine qui doit fonaionner sans grain de sable, o les rats doivent se rduire au minimum. Il est possible alors de dresser des schmas o se relient, comme disait Ellul, les lments principaux et significatifs du systme. De tels schmas plus labors que ceux que nous prsentons ici seraient indispensables pour tudier, comme nous l'avons marqu plus haut, l'instauration des quilibres et la source des dsquilibres. Il n'est pas impossible que l'on arrive la construction d'un modle mathmatique, tout au moins mathmatifi. On sait tout ce que cote le manque de crdits pour une recherche qui serait peut-tre unique au monde.

    - Q'on ne se mprenne pas : un systme n'a jamais t entirement fig. C'est l ou les confusions ont t nombreuses. Il ne faut pas nier l'importance des dynamismes internes, qui sont incontestables . Il faut seulement les remettre leur place et les distinguer des dynamismes globaux dont nous allons reparler dans un instant. Expliquons-nous avec des dtails prcis.

    Dans la formation mme d'un systme technique qui s'tend souvent sur plusieurs dcennies, les adaptations successives sont ncessaires pour en assurer la cohrence. Rappelons ici que le systme n de la "rvolution industrielle" anglaise s'est form entre 1709-1712 et 1786-1787, que le systme n de la "deuxime rvolution industrielle" a t labor entre 1855 et 1900. Il n'en est pas de meilleur exemple que la course entre filature et tissage dans l'Angleterre du XVIIIe sicle, ou les mises au point successives de l'automobile la fin du XIXe et au dbut du XXe sicle. Cette recherche des cohrences ne se peut faire d'un coup elle se fait par des adaptations successives pour supprimer les tensions l'intrieur des structures, l'intrieur du systme.

  • Dans d'autres domaines, des inventions peuvent survenir qui ne sont pas sources de ruptures d'quilibre. La turbine eau de Fourneyron (1821) et de ses successeurs, le chauffage de l'air souffl dans les hauts-fourneaux et la rcupration des gaz du Gueulard (vers 1830) en sont de bons tmoins. Il s'agit, au sein d'un systme constitu, d'amliorer un rendement, de provoquer une diminution de prix. Mais les novations se produisent l'intrieur mme du systme et, pourrait-on dire, selon ses rgles, non venant de l'extrieur, en dehors de ses principes.

    - N'oublionspasqu'unsystmepeutabsorber, s'il y a compatibilit, des techniques, des structures appartenant un systme prcdent. Cela est mme ncessaire en attendant le plein dveloppement des nouvelles structures. L'nergie vapeur, en France, n'a dpass l'nergie hydraulique qu'en 1884, c'est dire juste au moment o cette dernire allait reprendre vie grce l'lectricit. Tant que les rseaux de chemin de fer n'ont pas t rationnellement complets, le roulage a subsist. Il y a aussi les techniques volution lente, ou, pour mieux dire, dont l'volution fut longtemps lente, comme l'agriculture.

    - Il y a enfin ce que Bertalanffy appelait l'isomorphisme des systmes. La recherche est ici particuliment dcevante, pour ne pas dire pratiquement nulle. Nous pensons qu'il vaut mieux parler de compatiWlit que d'isomorphisme. Un sysltme technique peut en effet se trouver^ompatible avec plusieurs types de systmes conomiques, avec plusieurs types de systmes sociaux, mais i l^eut y ^voir des incompatibilits et c'est l que rside un certains notnb^e de difficilts dans les transferts de technologie vers les pays du tiers-monde.

    Une bonne approche du problme peut nous tre donne par ce que l'on demande en dfinitive la technique, c'est dire un systme d'objets, fondement de toute civilisation (on lira avec intrt J. Baudrillard, le Systme des objets Paris, 1968, mais qui ne va pas trs loin dans ses analyses, tout au moins par rapport avec ce que nous voudrions y trouver).

    Les rapports entre systme technique et systme conomique sont sans doute les premiers qui viennent l'esprit. Et cependant, certains manuels clbres d'conomie politique actuels n'ont pas une seule ligne pour la technique ( par contre citons le petit livre de F.H. Hahn et de R.C.O. Matthew^s, The Thory of Economie Growth : a Survey, Londres 1969 o la liaison est fort bien faite entre conomie et technique, comme l'avaient dj faite les grands auteurs de l'cole classique anglaise de la fin du XVIIIe et du dbut du XIXe sicle). Contentons-nous de signaler ici quelques uns des problmes tant bien entendu qu'il ne s'agit pas d'une analyse exhaustive d'une question qui mriterait, elle aussi, tout un volume. On a pu constater qu'un systme volu tait compatible, sur le plan

    de l'organisation, avec un systme capitaliste comme avec un systme de type communautaire, et, l'intrieur de ces deux grands groupes, avec une infinit de varits. En fait, la technique intervient la fois dans le facteur capital et dans

    le facteur travail. Mais cette intervention n'est vritablement sensible, et nous y reviendrons, que lors des mutations importantes entranant un changement de systme. Ceci est vrai pour l'aspect capital. La rvolution technique du XVIIIe sicle et de la premire moiti du XIXe sicle a t ralis avec un capital provenant du commerce et de la terre, structure largement familiale. La rvolution technique de la seconde moiti du XIXe sicle n'a pu tre en large partie ralise qu'avec l'intermdiaire d'un systme bancaire infiniment plus dvelopp : il y a des phrases symptomatiques des frres Preire cet gard, qui refltent

  • volution du rendement du filage (production exprime en mtres par heure et par tte.)

    et prcisent la pense de J. Laffitte exprime ds 1824-25. L'influence de la technique sur le travail, sur la masse globale des salaires est si prsente tous les esprits qu'il est inutile d'insister dans cette courte note, ncessairement sommaire. Notons qu'il ne suffit pas de dire, comme rcemment un haut fonctionnaire, que la mise en place de la tlmatique qui se produira sur un certain temps, ne provoquera pas de chmage, il faut prciser qu'elle provoquera, dans le temps, des suppressions d'emploi dont il faudrait tre sr qu'ils seront compenses par ailleurs. Tout systme conomique est un systme d'changes et les changes

    se rglent par les prix. A un systme donn de la technique correspond un systme de prix (qui doit se relier au reste du systme des objets ). Chaque facteur de production a son prix, de la matire premire aux machines ou procds employs, aux salaires et la qualit de la main d'uvre, et la qualit de la main d'oeuvre qui varie selon les systmes techniques. Ceci touche galement les changes extrieurs, les changes

    internationaux : est-il besoin de souligner les dpendances d'un systme technique vis vis de son ravitaillement en nergie, tout court en matires premires. Si nous manquons de ptrole dans un systme o le ptrole est devenu la grande source d'nergie, on se rappellera que l'Angleterre a manqu de bois la fin du XVIIe sicle.

    Systme technique et systme social sont aussi intimement lis. On n'en retiendra ici et trs brivement que quelques aspects. Systme technique et sociologie du travail; Systme technique et rpartitions sociaux-professionnelles; Systmes techniques et organisation de l'espace (on devrait

    poursuivre l'intressant travail de M. Sorre, Les fondements techniques de la gographie humaine, Paris 1949). Arrtons l les numrations. Il serait possible de multiplier les contacts entre systme technique et autres systmes (l'ducation et la langue en particulier). L'tude attentive des systmes techniques, et leurs dfinitions chronologiques sont assez faciles tablir, serait une uvre trs utile. Qui a crit, et cela lui fut violemment reproch, que L'Encyclopdie de Diderot tait largement dans son ensemble l'image admirable du systme technique classique, prcisment celui que l'Angleterre tait en train de faire disparatre ? Seule la "machine feu" porte en elle une sorte d'espoir, dans l'admirable srie des planches. Seuls des schmas pourront mettre en vidence les systmes de relations dans les stuctures, dans les systmes et entre les systmes. Du mme coup devraient pouvoir tre values, et situes, les tensions possibles, les zones de pousses et les zones de freinage. L'histoire des blocages de certains systmes techniques est, ce point de vue, fort importante. Ce n'est pas tout de dire, comme le fait Ellul, que les systmes sont dynamiques et de tenter d'expliquer les raisons et les consquences de ces dynamismes. Encore faut-il connatre les systmes que l'on fait ainsi bouger. Autrement dit, l'analyse statique des systmes, une statique, nous l'avons soulign, certainement relative, peut seule nous faire comprendre les mcanismes de la succession des systmes les uns par rapport aux autres, tout comme les situations figes, les espoirs lgitimes et les refus.

    2-Analyse dynamique des systmes. La dynamique des systmes est, paralllement aux systmes proprement dits trs la mode (on peut consulter, dans des domaines

  • qui sont un peu diffrents du ntre J. Popper, La dynamique des systmes, 1973 qui est la suite directe des recherches deJayW Forrester, Principles of Systems, 1968). On sait tout le bruit qui a t fait autour du rapport demand par le Club de Rome aux lves de Forrester au M.LT. En fait, il existe deux attitudes fondamentalement diffrentes, qui n'ont de commun que de tenter de rpondre une question simple : qu'arrivera-t-il en l'anne X ?

    - La premire est la plus spectaculaire, et se vend bien : c'est ce qu'on appelle d'un terme un peu vague la "prvision technologique". On a des exemples clbres (aprs les premiers essais de Rand Corporation, citons H. Kahn et J. Wiener, The Year 2000, 1967 et Alv. Toffler, Future Shock, 1970, pour ne citer que les titres les plus fameux dans une abondante littrature). La mthode est simple : on prvoit les techniques futures et l'on essaye d'en tirer les consquences. La mthode et les objectifs sont bien connus. Depuis, la prvision technologique a connu de nombreuses excroissances (signalons comme particulirement reprsentatives les courbes enveloppe reliant les performances des techniques successives d'un mme secteur et qui sont gnralement des courbes exponentielles).

    - De la seconde nous venons de parler : il faut dfinir un systme, en relier les divers lments par des boucles traduisant des quantifications et constater comment le systme volue lorqu'on modifie ces quantifications.

    - Certains correctifs ont t apports ces prvisions, en particulier ce que l'on appelle "l'valuation technologique", c'est dire en fait les rapports entre le progrs technique et ses relations avec d'autres systmes, la pollution ou l'volution sociale par exemple. Il y a aussi parfois des oublis et le rapport du club de Rome value mal, semble-t-il, les mutations techniques. Les deux attitudes sont en quelque sorte contradictoires. La premire multiplie les tudes sectorielles, sans souci de l'existence ou non d'un systme. La seconde privilgie un modle de systme dont la dynamique est presque purement interne et en grande partie extrieure la technique. Le dernier mouvement a tent de lancer un pont entre les deux extrmes, mais ce pont est bien fragile. Le seul point commun, semble-t-il, c'est le passage avou d'volutions spontanes une volution plus ou moins programme. Pour mieux comprendre essayons de revenir un peu en arrire. Un certain nombre de constatations peuvent tre faites, qui, nous semble-t-il, ne sont pas sans intrt et posent sans doute plus de problmes qu'elles n'en rsolvent. La dynamique des systmes se traduit dans les faits par un certain nombre d'inventions-innovations qui introduisent des dsquilibres et poussent, par l mme, la recherche d'une nouvelle cohrence, d'un nouveau systme. Tout est impratif, obligatoire et exige des dlais relativement courts l'chelle du monde. Il s'agit donc d'une mutation assez diffrente des mutations biologiques, pour ne prendre que cet exemple. Serions les questions : a) causes et origines des innovations. C'est certainement le problme le plus difficile, auquel toutes les solutions, les plus intressantes et les plus imaginaires, ont t donnes. Nous ne prsenterons ici qu'un chantillonage. Toutes ces solutions, est-il mme besoin de le dire, sont nes d'interprtations discutables de la rvolution industrielle de l'Angleterre du XVllIe sicle. Il y a, en fait, deux groupes d'explications.

    - Le premier, qui suppose en fait ce que l'on pourrait appeler l'invention spontane, met en avant les dcouvertes scientifiques. Et de

    100

    90

    70

    60 H

    50-^

    30 H

    20

    0

    lodicilOOanUOO

    1827 1835 1843-1 849 1853 1868 1878 1885 1897

    Productivit dans les charbonnages allemands De 1849 1859, la courbe s'affaisse, la technique est sature. Elle reprend aprs 1859 avec le marteau pneumatique.

  • l cette ide d'une premire rvolution technique, la science d'avant ne permettant pas des applications. Citons deux textes en sens contraire. Rostow^ (comment tout a commenc, Paris 1976) est, vrai dire, un peu hsitant. "Nous savons, et nous sentons, que la rvolution scientifique a chang de faon irrversible la faon dont l'homme pensait et sentait propos de lui--mme, de la socit, de l'univers matriel et de la religion. La rvolution scientifique tait galement lie, de quelque faon, l'apparition de la premire rvolution industrielle la fin du XVIIIe sicle". Mais un peu plus loin, il rvise sa position. "Il n'est en aucune manire vident que l'accumulation des travaux des astronomes et des physiciens, des mathmaticiens et des chimistes au cours des XVIe et XVIIe sicles soit fondamentalement lie aux rsultats pratiques et aux dcisions de ces innovateurs, adaptateurs et inventeurs. Et si nous admettons d'instinct qu'il existe un lien de ce genre, la nature de ce lien, tout bien considr, n^est nullement vidente". La citation suivante est de Bertrand Russel (L'esprit scientifique, Paris 1947). "La plupart des machines, au sens le plus troit du mot ne comporte rien qui mrite d'tre appel science... La science proprement dite n'a pas non plus jou un grand rle dans l'invention des chemins de fer et dans la navigation vapeur a ses dbuts. Dans les deux cas, les hommes se sont servis de forces qui n'avaient rien de mystrieux et si leurs effets les ont tonns, ils n'avaient en soi rien d'tonnant". En fait, la science n'intervient, dans des proportions qu'il conviendrait de prciser, qu' l'extrme fin du XIXe sicle (on consultera R.M. Hartw^ell, The causes of the Industrial Rvolution in England, 1968 et A.E. Musson, Science, technology and conomie Growth in the Eighteenth Century, 1972) Au cours des ges, on voit mme certains progrs techniques se faire avec de fausses thories scientifiques : l'impetus (fin du XVe sicle), le phlogistique (Rumur), le calorique (de Watt jusqu' Carnot). Lenoir, qui mit au point le moteur explosion aprs avoir t garon de caf, Gramme aves sa dynamo taient des autodidactes, sans connaissance scientifique, Hroult fut exclu de la prparation l'cole des mines pour nullit scientifique. Et que dire de Bessemer Il tait l'inconscience scientifique personnifie. Il y eut des exceptions : Polonceau et Le Cbatelier, Martin et Rteau, pour ne parler que des franais. Certes, la science a pu mettre sur la voie. Sans Lavoisier et Priestley, la technique chimique n'existerait pas. Sans Faraday et Arago, le moteur lectrique n'existerait pas. Et l'on voit aujourd'hui aussi bien dans les livres (Cf. R. Richta, La civilisation au carrefour, 1974) que dans les politiques de recherche, affirmer un lien dont la nature, pour reprendre Rostow, n'est pas vidente. On tirait autrefois, aujourd'hui on veut pousser, obnubil que l'on est par le terme d'applications de la science. La science est une chose, la technique en est une autre : d'un ct la rigueur d'une thorie, de l'autre la " connaissance approche" comme disait Bachelard. Aprs la thorie, il y a le marteau, la soudure et le robinet.

    - C'est par un raisonnement trs exactement parallle que l'on peut voquer le besoin militaire (Cf. G. Menahem, La Science et le militaire, 1976). C'est l un thme trs ancien (Cf. J U. Nef, La guerre et le progrs humain, traduction franaise, 1954), avec ce que l'on appelle avec dlectation les retombes civiles. Mettons sur le mme plan toute l'aventure des satellites et les innombrables brevets de la NASA.

    - Il s'agissait jusque l presque d'offre. Il y a aussi la demande et nous y reviendrons. La dmarche est ici de type conomique, au sens

  • large du terme. Tentons des schmas, avec toutes les rserves d'usage. Lorsque le systme technique a atteint son point d'quilibre parfait,il y a saturation de toutes les techniques qui le composent. Autrement dit, les dynamismes internes ne sont plus possibles. C'est alors de l'extrieur que peuvent natre des causes de dsquilibre : il nous suffira d'en voquer ici quelques unes.

    - L'arrive sur le march des techniques d'une invention qui supplante facilement la technique prcdente pour des raisons diverses (cot, quantit, qualit) : c'est l'offre dont nous venons de parler et qui peut rentrer dans les catgories prcdentes.

    - La brusque rarfaction d'une matire premire provoque tout naturellement une recherche technique pour obtenir des produits de remplacement. Les exemples sont innombrables : le bois remplac par le coke en Angleterre au dbut du XVIIIe sicle, les erzats de l'Allemagne hitlrienne, toutes les peurs du rapport du Club de Rome, le ptrole d'aujourd.hui.

    - Une demande nouvelle, brusquement exigeante, et laquelle ne peuvent plus rpondre des techniques satures ( croissance dmographique, extension des marchs extrieurs ...). b) L'invention : nature, mcanismes. La littrature consacre l'invention technique n'est pas abondante^ et trs ingale d'intrt (les premiers s'y tre intresss de faon un peu tendue sont J. Jewkes, D. Sawers et R. Stillerman, The Sources of Invention, 1958, trs anecdotique dans ses analyses; le chapitre consacr la technique de R. Boirel, Thorie gnrale de l'invention, 1961, ne vole pas trs haut; le plus proche de nous serait sans doute J.L. Maunoury, La gense des innovations, 1968). Faut-il prciser que l'hagiographie, les lgendes, le chauvinisme ont obscurci plaisir la question. Cette histoire des inventions, qui fut la premire forme de l'histoire des techniques est trop complexe pour pouvoir tre traite en quelques lignes. Ici encore, nous nous bornerons quelques observations.

    - On a port aux nues la personnalit de l'inventeur. Notons que dans une multitude de cas, il n'y a pas un, mais des inventeurs successifs. Prcisons que dans la presque totalit des cas, les inventeurs sont dj engags dans - ou proches - des techniques sur lesquelles ils travaillent. Ils sont enfin mme, des niveaux diffrents, de connatre les besoins en techniques nouvelles et les moyens plus ou moins lmentaires d'y parvenir.

    - Entre certaines donnes de type scientifique des hauteurs varies, et des contingences matrielles de tous ordres, trs contraignantes, le chemin est constitu d'une srie de difficults, d'obstacles. Faute d'une documentation qui demeure rare et parfois difficile d'interprtation, qu'en outre un certain nombre d'inventeurs ont volontairement occult pour restituer leur dmarche une saine logique, on reste ncessairement dans le vague et l'imprcision. Si la dmarche pistmologique de la science apparat de faon assez claire, il n'en est pas de mme, et de trs loin, pour la technique. La logique mathmatique est une, la logique technique est multiforme.

    - Une typologie des inventions serait indispensable, et difficile raliser. Tout au plus peut-on signaler ici quelques entres.

    Il a pu y avoir emprunt et adaptation d'une technique d'un autre secteur : citons la technique du mazage et l'ide de Bessemer.

    Il a pu y avoir emprunt et adaptation d'une technique d'un autre secteur : ainsi le coke mtallurgique est probablement venu de la malterie.

    Il a pu y avoir, dans des techniques complexes, une lente volution

  • avec des emprunts directs et des emprunts indirects : ainsi la gense, qui reste faire, du moteur lectrique.

    Il y a ce que Maunoury appelait des lignes, cette longue descendance, avec des formes diverses, avec des objectifs diffrents d une mme construction. Ainsi en est-il du couple cylindre-piston : la Malaisie offre la fois le briquet piston et le soufflet piston (A. Leroi-Gourhan, Thomme et la matire 1943, p. 84), sans qu'on en connaisse l'origine. L'cole d'Alexandrie, au Ille sicle de notre re, en fait la pompe aspirante et foulante, puis on s'en servira, depuis Newcomen, dans la machine vapeur avant d'en faire l'essentiel de notre moteur combustion interne. Une autre ligne conduit de la roue hydraulique la turbine, hydraulique, vapeur ou gaz, au moteur rotatif de Wenkel, supprimant ainsi la difficile transformation d'un mouvement rectiligne alternatif en mouvement circulaire continu.

    Existe-t-il des ruptures compltes, c'est dire en fait une invention sans anctres ? Cela est peu probable en matire de mcanique (on consultera avec une certaine prcaution A.P. Usher, A History of Mechanical Inventions, 1954). Bien sr, il y a l'lectricit, il y a les matires plastiques et, de faon gnrale toutes les matires artificielles, il y a le transistor et avec toute l'informatique et toute l'automation (la rgulation automatique tant, elle, fort ancienne sous des formes diverses : O. Mayr, The Origins of Feedback Control, 1970). Si ces ruptures sont relativement rcentes, il conviendrait de leur porter attention et tudier leur gense. Les nouvelles cohrences. Douterait-on que les cohrences soient indispensables ? L'aluminium sans l'lectricit et l'lectrolyse, l'avion sans l'aluminium ou sans la radio ? Les exemples sont multiples. Simplifions les choses l'extme.

    - Les mises au point ont souvent t lentes, sans doute moins aujourd'hui. Plaons-nous en 1830 : Faraday, Arago et Ampre travaillent sur l'lectro-magntisme. Faraday et Stodart, Boussaingault et Berthier devinent les aciers spciaux, aprs Huyghens et Lebon, Stirling, Brov^n, Ericsson et de Cristoforis sont sur la voie du moteur combustion interne. Les contingences matrielles et l'absence d'un besoin immdiat font progresser lentement les recherches.

    - Il y a un moment o tout doit basculer vers un nouveau systme technique. Le monde dvelopp a alors sa disposition un stock d'inventions non encore utilises pour des raisons diverses.

    - Il existe aussi des recherches qui n'ont pas encore atteint leur complet dveloppement. Ds que le Bessemer est en place, vers 1862-64, on reprend les tudes sur les aciers spciaux. Gramme achve la dynamo, Lenoir puis Otto le moteur explosion avec les explications de Beau de Rochas, etc..

    - Il y a enfin une demande d'inventions pour tablir les cohrences les plus parfaites et l'on saisit par consquent les domaines o elles doivent se produire. "Deux courbes analogues reprsenteraient la demande d'inventions et l'offre de talent et de ressources en rponse aux profits escompts. En ce qui concerne rinvention,on peut donc vraisemblablement s'attendre une lasticit quelque peu suprieure par rapport aux profits escompts, ce que confirment, pour la priode qui nous occupe (la fin du XVIIIe sicle), les fluctuations de l'invention dues la paix et la guerre, la prosprit et la dpression" (Rostow, op. cit., p. 129; on consultera galement l'un des rares travaux orients dans ce sens Shelby T. MC Cloy, French inventions of the Eighteenth Century, 1952. Les quilibres doivent tre tablis l'intrieur des structures,

  • l'intrieur du nouveau systme.

    11 ne s'agissait que de l'esquisse d'un essai. L'histoire, et surtout dans le domaine qui nous intresse, n'est absolument pas un perptuel recommencement. Son rle est de nous apprendre raisonner. II semble qu'il y ait une place prendre.

    M a i s . . . .

    Sources d'nergie

    Eau en France la vapeur dpasse l'eau

    en 1884

    Charbon ^ + gaz

    Ptrole 1854 Drake

    1880 Raffinage

    SYSTEME TECHNIQUE DE LA FIN XIXe SIECLE

    ^ Moulins traditionnels, en voie d'extinaion

    Convertisseurs

    Matriaux

    Ferro-alliages aciers spciaux

  • APPORT COMBUSTIBLE Houille Qualit

    Quantit

    Extraaion Lavage Triage

    U N EXEMPLE D'ENSEMBLE TECHNIQUE : LE H A U T FOURNEAU

    Concassage

    GAZ

    Fours coke Matires Conduite

    APPORT FONDANT Extraction

    Triage Concassage

    APPORT MINERAI Extraaion Concassage

    Lavage Grillage

    Enrichissement

    Elvateurs Contrle des charges APPORT VENT

    Soufflerie

    HAUT FOURNEAU Dimensions

    Formes Matriaux

    Tempratures Conduite Contrle

    7 ^ Chauffage

    ' Fonte Laitier

    1 Gaz Rcupration

    Epuration

    Transports maritimes vapeur 1736 - 1772

    en fer 1787

    LE SYSTEME TECHNIQUE DE LA FIN D U XVIIIe SIECLE

    Transports terrestres

    Cugnot 1769 Trewithick 1792

    locomotives Chemins de fer

    Fer - matriau Fonte au coke 1735

    Acier 1750 Fer puddl et lamin 1783

    Construaion Ponts 1772 piliers 1780

    Charpents 1786

    Houille

    r

    Machines-outils 1772 - 1799

    Combustible

    Textiles Kay 1733

    Hargreaves 1765 Ark Wright 1767 Crompton 1782

    Cart Wright 1789